Discours de M. Federico Mayor, Directeur général de l

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DG/92/29
ORGANISATION DES NATIONS UNIES
POUR L'EDUCATION, LA SCIENCE ET LA CULTURE
Original
"Science et développement humain"
Discours
de
M. Federico Mayor
Directeur général
de
l'Organisation des Nations Unies
pour l'éducation, la science et la culture
(UNESCO)
à l'occasion de la collation du grade de Docteur honoris causa
de l'Institut de chimie de Sarrià
Barcelone, 16 mai 1992
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DG/92/29
Monsieur le Président du Parlement de Catalogne,
Eminence, Monsieur le Maire, Monsieur le
Capitaine général, Mesdames et Messieurs les
membres du Rectorat et du corps enseignant
Mesdames et Messieurs,
"SCIENCE ET DEVELOPPEMENT HUMAIN"
I. SCIENCE: ACCES. PRODUCTION ET TRANSFERT
(i) L'accès aux connaissances, des plus fondamentales aux plus spécialisées, constitue en cette fin
de millénaire un extraordinaire défi en même temps que la clé pour corriger un des plus graves
déséquilibres des sociétés tant à l'échelle nationale qu'à l'échelle internationale. Le partage de la
connaissance est l'une des conditions fondamentales de la création et de la consolidation, à l'échelle
universelle, d'un authentique système fondé sur les libertés publiques.
L'éradication de l'analphabétisme n'est pas seulement une condition sine qua non, c'est aussi une
exigence morale. On ne peut pas parler de droits de l'homme ni de démocratie - et encore moins
de participation, de libre choix, de parité, tant qu'un pourcentage considérable d'êtres humains ne
sait ni lire, ni écrire, ni compter et ne reconnaît pas les symboles qu'utilisent leurs concitoyens
pour s'exprimer et communiquer. Ce qui devrait le plus contribuer à rassembler est ce qui les
sépare et les isole. Cela ne veut pas dire qu'il faille confondre analphabétisme et ignorance. On
trouve beaucoup de sagesse chez bon nombre d'illettrés mais la parole écrite est la clé de la pleine
citoyenneté, la source du développement humain et du progrès, de l'entendement, de l'éducation.
L'éducation est beaucoup plus que l'accès à la connaissance. Eduquer, c'est forger des attitudes,
ouvrir les vannes du potentiel créateur, ciseler les traits de caractère de chaque individu en tant
que personne unique. Ces deux émancipateurs que furent Bolivar et Unamuno nous le rappellent:
seul est libre celui qui sait. Et les données dont nous disposons aujourd'hui nous permettent
d'ajouter - et il faudrait que ce message soit bien entendu des pays riches, trop enclins à se
décharger sur les épaules anonymes de la technologie de leurs responsabilités envers leurs
prochains défavorisés, proches ou lointains - que la maîtrise de la croissance démographique, le
déploiement des capacités endogènes et l'acquisition de l'esprit de tolérance et de compréhension
ont pour clé commune et unique l'éducation.
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"L'éducation pour tous d'ici à l'an 2000", tel est le titre d'un des principaux programmes de
coopération internationale devenu opérationnel depuis la réunion en mars 1990 à Jomtien
(Thaïlande) d'une conférence mondiale extrêmement importante à laquelle participaient tous les
secteurs impliqués: gouvernementaux, non gouvernementaux et intergouvernementaux. Fruit
d'une vaste alliance entre l'UNESCO, l'UNICEF, le PNUD et la Banque mondiale, cette
conférence a permis d'adopter des mesures de grande portée en faveur de l'alphabétisation, de la
généralisation de l'enseignement primaire - aussi bien par le biais de l'éducation directe que du
téléenseignement - et de la formation professionnelle et technique ainsi que de sa meilleure
articulation avec l'enseignement secondaire et universitaire. Objectif prioritaire: l'éducation des
femmes et particulièrement des adolescentes pour leur permettre d'être "maîtresse d'elles-mêmes"
en dépit des freins et des obstacles que peuvent constituer une identité culturelle ou une croyance
religieuse revendiquées avec une excessive intransigeance qui contredit manifestement le
message originel de la culture ou de la religion dont on se réclame. La Conférence de Jomtien a
marqué - cela est d'ores et déjà évident - un tournant historique: l'éducation est en train de voir
reconnue sa prééminence au niveau municipal, national, régional et mondial. En peu de temps, les
institutions financières ont doublé, ou même triplé, leur aide à l'éducation sous forme de
subvention et de prêts (celle de la Banque mondiale est passée de 750 millions de dollars en 1989
à 2.700 millions de dollars en 1990) et ce qui est incontestablement plus important, les
gouvernements ont traduit par des mesures concrètes l'engagement et la volonté politique qui
s'étaient manifestés en Thaïlande.
Un grand problème subsiste toutefois: celui des "enfants absents", ceux qui ne vont pas à l'école
parce qu'ils n'en ont pas la possibilité. Enfants de la rue, enfants qui travaillent, qui habitent dans
des établissements humains trop dispersés, qui souffrent d'un handicap sensoriel, physique ou
psychique quelconque. Plus de 110 millions de ces "enfants manquants" n'ont pas accès à un
établissement scolaire. L'absence de système de prévention des handicaps et d'éducation spéciale
est une carence sociale et c'est donc une exigence sociale et morale d'y pallier. Quant au fait de
continuer à tolérer que l'on oblige des enfants à accomplir, toujours de façon illicite, des tâches
toujours trop lourdes pour eux, c'est un scandale qui doit être dénoncé sans ambiguïté. Même
chose pour les enfants "de la rue": alors que tant de gens se préoccupent du sort des chiens errants
et protestent comme je le fais moi-même (en pensant davantage il est vrai au torero qu'au taureau)
contre les souffrances inutiles infligées aux animaux, qui donc tend la main à ces enfants des rues,
à ceux qui reniflent si tôt dans leur vie les vapeurs d'essence ou la colle, produits de la marginalité
et de l'indifférence ? Il n'y a qu'une seule chose à faire: changer l'ordre des priorités sociales ou
mieux encore des priorités morales. Quant au reste, ce sont des histoires, dans lesquelles seule
change l'identité du grand méchant loup et du petit chaperon rouge. Seule l'existence de certains
idéaux et de certains idéalistes comme les pères fondateurs de l'UNESCO peut mobiliser les
courages et les efforts que - cela ne fait plus aucun doute - les espaces de libre échange et les
formules économiques actuellement à l'honneur étouffent ou entravent. Il s'agit non pas de donner
mais de se donner, non pas de recevoir mais d'entreprendre, de conquérir, de gagner grâce à ses
propres efforts. Tant que la minorité qui jouit de l'aisance matérielle, parfois jusqu'à l'indigestion,
n'auront pas appris à partager, en en faisant leur profit, la richesse spirituelle de ceux qui savent
apprécier chaque instant de leur vie précaire, ou plutôt de leur survie, les menaces globales iront
s'alourdissant en même temps que se multiplieront les haines et les conflits. Nous ne vivrons pas
vraiment notre foi, quelle qu'elle soit, tant que nous ne serons pas convaincus que tous les enfants
du monde sont nos enfants, tant que nous ne traiterons pas le problème de la misère par
anticipation, dans un souci de sollicitude fraternelle, au lieu d'y répondre par des mesures hâtives
poussées par la peur (comme cela se passe actuellement avec les immigrés). Jusque-là,
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bien des pratiques religieuses, des cérémonies et des rites resteront une comédie qu'on se joue,
cependant que continuera à retentir dans les cathédrales, les parlements, les stades et les gratte-ciel
des plus riches la terrible question: "Qu'as-tu fait de ton frère ?".
Il y a pourtant une bonne nouvelle qui devrait tous nous encourager à redoubler d'efforts non
seulement pour contribuer à rendre la connaissance accessible mais pour nous montrer
"socialement disponibles" au quotidien: le nombre des analphabètes a régressé depuis le début de
l'année 1991. Ceux qui prétendaient que cette bataille non plus ne pourrait pas être gagnée sont
désavoués par les faits. Grâce à la coopération internationale, grâce à des méthodes plus efficaces,
en particulier pour atteindre les noyaux de population les plus dispersés - mais grâce surtout à la
conviction des Etats qui ont compris que le talent de leurs citoyens était leur principale richesse et
le fondement de tout développement - cette tare intellectuelle de l'humanité commence à reculer et
il est déjà possible aujourd'hui de parler d'une réduction substantielle du nombre d'analphabètes en
dix ans pour ne pas recourir au terme plus volontariste et certainement exagéré d'éradication".
Mais ce n'est qu'en continuant à éveiller la conscience populaire, essentiellement à travers les
médias, en maintenant des contacts systématiques avec les parlementaires, en leur fournissant les
données mondiales qui leur permettent de situer leurs propres statistiques dans un contexte
approprié, et en maintenant une relation effective au plus haut niveau de responsabilités avec les
autres pays et les organisations multilatérales que nous pourrons remporter définitivement cette
bataille - la seule pour laquelle nous devrions tous nous porter volontaires, car c'est la dignité
humaine qui est en jeu.
L'accès à tous les niveaux de connaissance, à tous les âges. Nous sommes des apprentis
permanents et tout nous est "école" (la famille, les amis, les moyens de communication, tout ce que
nous écoutons, regardons et lisons, les conversations comme les discussions); la société, partant,
ne saurait prétendre circonscrire dans le temps ou dans l'espace ce qui par sa nature même est
irréductible à un âge ou à un lieu.
(ii) Pour assurer la production de nouvelles connaissances, nous pouvons certes compter sur les
professionnels de la découverte, de l'innovation, de l'invention, de la réflexion, qui ont pour
mission de dévoiler les secrets de la nature ou d'imaginer, à partir de la maîtrise des connaissances
et techniques acquises, de nouveaux savoir-faire ou de nouvelles applications scientifiques. D'où
l'énorme importance de la recherche fondamentale pour le développement économique et social.
Comme le rappelait Bernardo Houssay, il ne peut y avoir de science appliquée là où il n'y a pas de
science à appliquer.
Mais il serait erroné de croire que le savoir accumulé à l'échelle mondiale - le plus formidable
monument culturel que nous ayons à enrichir et préserver - est uniquement le fruit du travail des
philosophes, des chercheurs et des techniciens. Non. "L'homme invente comme il respire." La
capacité de créer est la faculté distinctive de la condition humaine. Cette "démesure immatérielle",
cette "extravagance spirituelle" par rapport aux autres êtres vivants est le propre de chaque
individu, de chaque femme et de chaque homme: Comme le rappelle l'article I de la Déclaration
universelle des droits de l'homme, "nous naissons tous égaux", et c'est du fil ténu de millions et de
millions de contributions anonymes, dont l'histoire a retenu certaines et d'autres non, qu'est tissée
la toile de notre savoir actuel.
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C'est dans les pays les plus puissants que l'on trouve le plus grand nombre d'institutions de haut
niveau (essentiellement des universités) vouées à l'accroissement du savoir. Le savoir et le pouvoir
se donnent la main. Partager le savoir est plus important que jamais car l'abîme entre les riches et
les pauvres ne pourra se combler que si l'on s'attaque au déséquilibre existant en matière d'accès au
savoir et de production de savoir. Les ressources naturelles ne valent pratiquement jamais par
elles-mêmes: il faut les "transformer", avec l'aide de la science. Il ne peut y avoir de diminution de
la pauvreté et du sous-développement si nous sommes incapables de fournir les connaissances
indispensables à ceux qui en ont besoin. C'est ce qui fait l'importance du troisième aspect dont je
voudrais parler maintenant.
(iii) Le transfert des connaissances. Il faut souhaiter que de nouvelles modalités du transfert des
connaissances - dont le "savoir-faire" est l'aspect le plus connu - permettront de pallier les carences
endémiques dont souffre une bonne partie de l'humanité pour mettre fin à l'une des inégalités les
plus criantes entre nations et au sein des nations: 80 % des ressources de la planète sont accaparées
par 20 % de ses habitants. Les systèmes actuels de spécialisation, inspirés de modèles conçus pour
d'autres temps et d'autres contextes sociaux aggravent encore ces différences: l'exode des cerveaux
des pays en développement vers les pays industrialisés implique un énorme déficit en
investissements et en compétitivité potentielle qui ne peut se prolonger comme s'il était
irrémédiable. Non seulement le Sud finance le Nord - autre contradiction majeure - mais il lui
envoie une proportion considérable de ses meilleurs talents.
L'hémorragie de capitaux des pays pauvres vers les pays riches n'est pas du domaine de ma
compétence (même si je ne cesse de la dénoncer depuis longtemps); par contre, c'est la
responsabilité commune de l'UNESCO et de l'université de colmater ou de réduire cette énorme
brèche qui compromet tout espoir d'avenir authentiquement libre pour tant de pays qui ont obtenu
leur indépendance politique mais restent liés à l'ancienne métropole par la pire des pénuries: celle
du qui et celle du comment. Dans le cadre du programme UNITWIN, l'UNESCO a adopté
récemment les mesures suivantes: (1) constitution de réseaux universitaires dotés de systèmes
modernes de communication pour faciliter les échanges académiques et scientifiques; (2) réduction
des bourses de longue durée avec accompagnement familial qui constitue un encouragement à se
fixer sur le lieu d'études au profit des bourses de formation intensive de durée plus courte; enfin (3)
chaires UNESCO conçues "sur mesure", au cas par cas, de façon que ce soient les professeurs, les
chercheurs, les experts, les ingénieurs qualifiés (qu'ils soient du Sud ou du Nord) qui se déplacent
pour aller transmettre leur savoir là où le besoin s'en fait sentir. Ce sont, en quelque sorte, des
bourses accordées aux professeurs au lieu de l'être aux étudiants: leur effet multiplicateur est
énorme; cette formule évite l'exode des compétences et, ce qui est plus important, contribue à
rénover les structures archaïques de l'enseignement supérieur importées de l'étranger.
II. SCIENCE ET CONTEXTE SOCIAL
Aujourd'hui encore, quand on parle d'éducation à quelque niveau que ce soit, on se tourne vers
l'établissement d'enseignement, vers le professeur, vers l'État, comme s'il s'agissait de quelque
chose d'étranger à la société au lieu d'en être une des priorités principales. La qualité de
l'enseignement est une garantie de liberté, d'équité et de progrès. En régime démocratique il n'y a
pas d'excuse: étant représentée au parlement et dans tous les organes de gouvernement, que ce soit
au niveau municipal, sous-régional, national ou étatique, chaque société a le type d'éducation qu'elle
mérite. Les universités ont longtemps été des "implants"
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n'ayant guère d'influence sur l'environnement social. Quant aux entreprises de production de
biens comme de services, elles préféraient critiquer le fonctionnement des centres d'enseignement
supérieur plutôt que de contribuer à améliorer dans la mesure de leurs compétences la formation
en leur fournissant des instruments et des ressources humaines.
Les tours d'ivoire
Il est certain que l'université a souvent été jalouse à l'excès de ses prérogatives et que les corps
constitués ont refusé le dialogue et l'échange, craignant que la coopération ne tourne pas à leur
avantage et mette au contraire en évidence d'assez nombreuses carences.
Conscientes de l'absence de mécanismes permettant de repérer, de corriger ou, en dernier recours,
d'écarter les éléments les moins efficaces de leur corps enseignant, les universités ont perdu la
confiance en elles-mêmes qui leur permettrait, face au parlement et à la société dont elles sont les
servantes, d'exiger les ressources nécessaires pour l'enseignement et la recherche parce qu'elles
seraient en mesure de faire état de bilans transparents, d'un corps enseignant de qualité et
d'effectifs dignes du privilège de faire partie des 10, 15, 20 ou 25 % (dans le meilleur des cas)
d'une classe d'âge qui ont la chance de poursuivre des études supérieures. Dans une société
vraiment démocratique tout le monde doit rendre des comptes, les professeurs comme les élèves.
Souvent, c'est le contraire qui se produit: au lieu de rendre des comptes, on revendique, les moins
exigeants n'étant pas les plus privilégiés. Ce sont ceux qui ont pu accéder par mérite ou par chance
à l'enseignement supérieur, même s'ils n'ont pas fait d'études trop brillantes, qui pressent l'Etat de
leur procurer un emploi, comme s'il s'agissait - autre contradiction - d'un système d'économie
planifiée. Les universités doivent offrir à chaque étudiant, en fonction de son mérite propre et de
sa vocation, toutes les opportunités et toutes les filières qui lui permettront d'exprimer ses
possibilités. La "personnalisation" progressive de l'enseignement à tous les niveaux constitue l'un
des plus hauts objectifs que puisse s'assigner une nation en termes de qualité de la vie. Pour sa
part, il est urgent que la société, qui a déjà perdu le respect imposé pour tant de choses en fasse
autant à l'égard des titres et des étiquettes. Seuls méritent cette forme de respect ceux dont la
trajectoire humaine et professionnelle leur donne droit au seul titre authentique: celui de
l'exemplarité. Je me souviens que lorsque j'étais ministre des sciences et de l'éducation, j'ai voulu
éviter que les enseignants accèdent prématurément à une rente de situation et j'ai proposé que l'on
cesse d'exiger des professeurs, dans certains cas, les formalités d'usage, faisant valoir que le
banquier, l'industriel et l'administrateur les plus éminents de l'Espagne d'alors avaient comme
point commun de ne posséder aucun titre universitaire. Qui plus est: aucun d'eux n'avait eu la
chance de pouvoir faire des études. Or, ces gens ne pouvaient qu'être dans l'enseignement
supérieur (selon moi) ce qu'ils avaient déjà été dans leur vie personnelle: des maîtres. Je parle de
cela avec d'autant plus de conviction et d'émotion que l'administrateur dont je parlais se trouvait
être mon propre père.
Les professeurs non titularisés étaient pratiquement d'accord sur la nécessité de réunir toutes les
garanties possibles avant de nommer un professeur "à vie" étant donné qu'il n'existe pas de
possibilité de revenir sur la décision prise une fois que le précieux titre est entre ses mains. Deux
ou trois contrats de cinq ans avant d'obtenir la "possession" d'une chaire. Ce système - pratiqué
dans certaines universités d'autres pays - était sans aucun doute de nature à stimuler la
compétition et à réduire le nombre de ceux qui pourraient ensuite "se reposer sur leurs lauriers" ...
Hélas ! Une fois de plus, la "rébellion" n'aura été qu'un feu de paille. Chacun
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sait que ce type de contestation disparaît dès lors qu'on accorde à tous la situation profitable
contre laquelle on s'insurgeait. Pour faire taire les revendications, les concessions sont un moyen
plus rapide et moins désagréable que le bâillon.
L'université doit être la conscience critique de la société: c'est une responsabilité qu'elle ne peut
éluder. Mais pour s'acquitter de cette fonction avec l'autorité morale requise, elle doit avoir la
lucidité et le courage d'exercer en premier lieu cette faculté d'analyse et de réforme vis-à-vis
d'elle-même. Nous nous trouvons à un moment de transition historique: non pas d'une économie
planifiée vers une économie de marché "libre" (s'il ne s'agissait que de cela, la transition serait
dérisoire) mais d'un monde d'oppression vers un monde de liberté, d'un monde de responsabilités
confisquées par les superpuissances vers un monde de responsabilités partagées. Le passage du
statut de spectateurs à celui d'acteurs, appelés soudain, non plus à suivre en observateurs le
déroulement de l'histoire, mais à contribuer à l'écrire. Et pour cela, nous ne pouvons demeurer
retranchés dans les espaces institutionnels, si vastes soient-ils. La nature et le rythme des
événements exigent que nous nous embarquions sans autre équipage que nous-mêmes pour nous
exposer aux risques de la concurrence, de l'examen critique des compétences et du savoir.
Quel est aujourd'hui, du point de vue économique et social, le rapport coût/bénéfice des centres
d'enseignement supérieur ? Quels sont les enseignants qui, au vu de leur bilan en matière
d'enseignement ou de recherche, ne peuvent être considérés comme donnant satisfaction ?
Comment remédier à ces cas une fois qu'on les a identifiés ? Comment arriver à les réduire au
minimum grâce à un bon système d'intégration ? Comme disait un patron catalan, la médiocrité
est difficile à dissimuler, sauf quand elle coexiste avec une paresse chronique. Sous la tutelle
d'une société à la fois exigeante et coopérante, et d'un État qui l'incite et l'encourage, l'université
doit être le moteur du savoir et du progrès et jouir de l'autorité morale voulue pour affirmer - sans
entraves politiques ou économiques - "sa vérité" (les conclusions de ses études et de ses travaux)
face aux décideurs et aux gouvernants. Les communautés académiques et scientifiques doivent
d'urgence assumer leur rôle de vigie dans un monde qui a plus que jamais besoin d'être éclairé sur
les chemins de l'avenir.
L'image de la science
La connaissance est toujours positive. Ce sont ses applications qui peuvent être préjudiciables,
voire perverses, et ce à des degrés divers. Un marteau peut être détourné de son usage pour
devenir un instrument d'agression, c'est également vrai, mais à une toute autre échelle, pour
l'énergie atomique. Il est essentiel, pour éviter que l'arbre de la science ne projette sur la société
une ombre sinistre, d'avoir le passé présent à la mémoire. On a l'habitude de dramatiser les
aspects négatifs de la science. Les bonnes nouvelles ne font pas recette. Mais c'est justement
pourquoi la communauté scientifique et technique a le devoir de rappeler les immenses bénéfices
que l'application correcte du savoir a apportés à l'humanité. Il faut "savoir vendre" notre
marchandise - et le public d'aujourd'hui est à cet égard l'un des plus réceptifs qui soient. Aurait-on
déjà oublié ce qu'était la poliomyélite, ou comment on a réussi à réduire et même éliminer la
souffrance grâce aux analgésiques et aux techniques modernes d'anesthésie ? Et que dire des
systèmes de transport et de télécommunications qui font de nous des citoyens et des observateurs
de la terre entière, même si, bien sûr, il nous faut assumer les responsabilités que cela implique ?
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La responsabilité sociale du scientifique
Tous ceux qui sont en mesure d'apprécier la situation présente dans leurs divers domaines de
compétence, ainsi que les tendances résultant d'une projection raisonnable des données
disponibles ont le devoir de parler, en particulier quand ils vivent dans un espace de libertés
publiques. Pourtant, il faut bien reconnaître que le nombre des scientifiques qui sont restés
silencieux au XXe siècle est considérable. Quiconque sait acquiert du même coup une obligation
morale envers la société. Que penserions-nous d'un météorologue qui ne nous préviendrait pas de
l'approche d'un ouragan ? Ou du clinicien qui ne nous signalerait pas que ses examens lui ont
révélé qu'une intervention urgente s'impose ? Il nous faut sortir des murs de nos laboratoires, de
nos instituts, de nos facultés, de nos entreprises. Prétendre que la vie du chercheur se borne à
"publier ou périr" ne constitue pas seulement une réduction inacceptable, du point de vue
professionnel, pour ceux qui exercent un des métiers les plus fascinants qui soit, c'est aussi une
grave omission déontologique. Se taire, pour eux qui sont la voix de la science, revient à assumer
une responsabilité d'autant plus énorme que ce silence peut avoir des conséquences irréversibles.
III. SCIENCE ET POUVOIR
Ces dernières années, j'ai eu de multiples occasions de vérifier directement, au cours de mes
entretiens avec des chefs d'État et autres responsables, les limites toujours plus étroites du pouvoir
de décision strictement politique. En effet, dans bon nombre de secteurs, les gouvernements
doivent disposer de données techniques pour pouvoir exercer leur responsabilité et prendre des
décisions non seulement à court terme mais à beaucoup plus longue échéance. La globalisation des
problèmes, qui ne connaissent pas de limites territoriales, s'accompagne d'une complexité
croissante. L'approche interdisciplinaire apparaît donc indispensable et même si la décision est
toujours en dernière analyse une prérogative individuelle, la consultation des spécialistes par les
responsables est devenue une pratique habituelle. Le problème est qu'il existe concurremment
d'énormes intérêts qu'il faut battre en brèche. Les pratiques et les habitudes, en particulier celles qui
consistent à concevoir le développement et les échanges internationaux en termes économiques,
créent une inertie et une résistance qu'il est difficile de vaincre. Le principal obstacle est sans aucun
doute la façon même dont la société est structurée: selon une formule mienne, que je me plais à
répéter, nous sommes préparés à une civilisation de guerre et non à une civilisation de paix. Le prix
de la guerre nous est connu, mais nous ignorons celui de la paix. Nous prévoyons dans nos budgets
des sommes énormes pour les armées et les armements, indispensables pour la sauvegarde de la
souveraineté nationale. Et la souveraineté individuelle ? Et la garantie du plein exercice des droits
de chaque homme et de chaque femme ? Et la protection de l'environnement de notre planète où les
générations futures ont le droit de jouir des mêmes conditions que leurs ancêtres ? Et l'utilisation
plus équitable des ressources naturelles et des connaissances disponibles ?
Nous devons tous apprendre à penser nos budgets en fonction du coût de la paix, des montants
nécessaires pour garantir une alimentation, une assistance sanitaire, une éducation, des logements
et un environnement satisfaisants. Cela signifie qu'il faut réaffirmer la primauté du social sur
l'économique et, pour cela, redéfinir les notions de cherté et de bon marché, d'urgence et
d'importance. Il est sûr, en tout cas, que les actuelles stratégies de développement sont aussi
inefficaces qu'injustes et qu'elles appliquent partout la même recette quelle que soit
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DG/92/29 - page 8
la spécificité du pays concerné et de sa conjoncture historique. La communauté scientifique et les
instances du pouvoir doivent conclure une grande alliance au service du peuple parce que ce
service constitue, en dernière analyse, leur justification et leur grandeur.
IV. LE DEVELOPPEMENT HUMAIN. ENTREPRISE COMMUNE
Cela fait des années que l'on discute pour savoir quel type de développement il convient
d'encourager par le biais de l'assistance technique et financière internationale. En fonction de quel
réseau de coordonnées de tous ordres fallait-il planifier et mettre en oeuvre le développement ?
Développement de quoi, de qui, pour qui et pourquoi ? Je me souviens que l'on parlait voici
quelques années de développement "intégral", en se référant aux multiples aspects: économiques,
énergétiques, sociaux, culturels, politiques, etc., qu'il convenait de prendre en compte. Par la suite,
on a parlé de développement "endogène", en mettant l'accent sur la nécessité pour chaque pays de
mobiliser son potentiel intellectuel et ses ressources naturelles. L'aide extérieure pouvait être
utilisée pour enclencher le processus, le mettre en marche. Mais ensuite, c'est à chaque pays qu'il
incombait, en mettant à profit le talent de ses citoyens et en utilisant correctement ses ressources,
d'atteindre par ses propres moyens des résultats appréciables en matière de progrès. Et puis, les
travaux de la commission présidée par Mme GroHarlem Brundlandt, premier ministre de Norvège,
ont démontré que le développement ne devait pas seulement être intégral et endogène mais aussi
"viable" c'est-à-dire que les activités humaines devaient respecter l'environnement naturel de façon
à léguer aux générations futures des conditions de vie acceptables.
Mais où était le profil de l'homme dans tout cela, dans tous ces projets de développement où les
aspects économiques exerçaient une prédominance si évidente ? L'espèce humaine se trouvait
étouffée par sa propre création. C'était la technologie qui dominait tout le scénario de
développement. Les créateurs, les inventeurs perdaient le contrôle de leurs machines chéries, au
profit des initiés qui fréquentent les coulisses des grands marchés mondiaux. Une OPA morale
sur la bourse des valeurs fondant le concept de développement s'imposait. Elle fut l'oeuvre de
l'ancien ministre de l'industrie du Pakistan, Mahbubul Hag, qui élabora pour le Programme des
Nations Unies pour le développement le concept de "développement humain", extraordinaire
synthèse des divers aspects matériels du développement conçue de façon à toujours privilégier
l'objectif suprême, à savoir l'épanouissement du potentiel de chaque femme et de chaque homme.
La croissance économique devenait une condition nécessaire mais non suffisante et l'on voyait
apparaître une nouvelle série de paramètre permettant de mieux mesurer le bien-être: l'éducation,
la démocratie, la justice, la solidarité.
Le développement humain est notre entreprise commune. C'est l'objectif du système des Nations
Unies, de chaque pays, de chaque communauté, de chaque peuple, que je résumerais ainsi: faire
en sorte que tous, et pas seulement quelques privilégiés, puissent, jour après jour, exercer la
faculté miraculeuse de créer, distinctive de l'espèce humaine.
V. SCIENCE. DEMOCRATE. CITOYENNETE
Pour la première fois, la quatrième Décennie pour le développement des Nations Unies intègre ce
concept de "développement humain", faisant de la lutte contre la pauvreté et du développement des
ressources humaines les principaux objectifs de tous les efforts
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institutionnels et personnels pour réduire les écarts résultant de cette bipolarité radicale qui
caractérise le monde d'aujourd'hui, tant à l'échelle nationale qu'internationale. Qu'il s'agisse de
défendre la démocratie ou de mener à bien une entreprise quelconque, nous savons que seule la
qualité vaincra. Nous devons accepter et retenir les leçons du passé, tout ce qui peut être utilisé
pour gérer de façon plus juste et plus équitable l'unique patrimoine qui soit encore intact: notre
avenir commun. Seuls pourront concevoir cet avenir à visage humain ceux qui retiendront les
leçons du passé. Il faudra pour cela réexaminer en profondeur quels contenus éducatifs sont
propres à façonner l'esprit de tolérance et de solidarité; quelles connaissances doivent être
transmises pour que nos relations avec l'environnement n'en compromettent pas les équilibres;
quelles attitudes il faut forger pour que toutes les cultures et toutes les races apprennent à
cohabiter et à trouver dans l'interaction et non dans le repli leur meilleure protection et garantie
d'épanouissement.
Pour que devienne réalité cette citoyenneté qui doit permettre la pleine participation de tous les
citoyens à la vie publique et tout particulièrement à l'échelle municipale, nous devons inventer les
stratégies sociales et économiques adéquates. L'heure des diagnostics est révolue. Le moment est
venu de l'action et du courage, non seulement pour faire front aux grands problèmes mondiaux
mais avant tout à titre préventif; cela en sachant à l'avance que tout système préventif est invisible
et que de toutes façons ce n'est pas l'efficacité de nos efforts mais les valeurs qui les inspirent qui
sont le critère d'une solution conforme à la dignité humaine. Les nouvelles pages de culture et de
paix que nous nous essayons timidement d'écrire ne seront marquées au sceau d'aucune des
grandes civilisations actuelles: elles seront le résultat de la convergence et de la fécondation
mutuelle de toutes ces influences.
Je voudrais terminer en cette année où nous célébrons le Cinquième centenaire de la rencontre de
deux mondes, en exprimant mon espoir qu'à l'aube du prochain millénaire l'humanité se montre
capable d'entreprendre le plus grand périple de son histoire: la découverte d'elle-même. Rien n'est
donné, tout doit être fait et refait chaque jour. Il faut que les jeunes le sachent bien ainsi que les
parents, dans les pays où, du fait d'une trop grande aisance matérielle, ces jeunes n'acquièrent
souvent pas la maturité voulue, faut d'être confrontés aux aspérités de la vie. Que nos vies soient
actives et marquées par la passion et la compassion afin que nous soyons capables de contribuer à
cette découverte de notre humanité, dans un processus de rencontre de chacun de nous avec luimême et avec "l'autre".
Science, démocratie, citoyenneté: c'est sur ces trois piliers que pourra s'édifier un avenir plus
radieux par tous les êtres conçus "à l'image et à la ressemblance de Dieu", c'est-à-dire dotés de la
divine capacité de créer.
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