Thomas More, Robert Owen, Charles Fourier et André Godin revisités Thierry Paquot Caisse nationale d'allocations familiales (CNAF) | « Informations sociales » Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 186.124.235.204 - 22/05/2017 01h01. © Caisse nationale d'allocations familiales (CNAF) Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) 2005/5 n° 125 | pages 112 à 119 ISSN 0046-9459 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-informations-sociales-2005-5-page-112.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Thierry Paquot, « Utopie : uniformité sociale ou hétérogénéité. Thomas More, Robert Owen, Charles Fourier et André Godin revisités », Informations sociales 2005/5 (n° 125), p. 112-119. -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Caisse nationale d'allocations familiales (CNAF). © Caisse nationale d'allocations familiales (CNAF). Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 186.124.235.204 - 22/05/2017 01h01. © Caisse nationale d'allocations familiales (CNAF) UTOPIE : UNIFORMITÉ SOCIALE OU HÉTÉROGÉNÉITÉ Mixité sociale SORTIR DES FRONTIÈRES Utopie : uniformité sociale ou hétérogénéité Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 186.124.235.204 - 22/05/2017 01h01. © Caisse nationale d'allocations familiales (CNAF) Thomas More, Robert Owen, Charles Fourier et André Godin revisités . Les utopies se préoccupent avant tout d’harmonie sociale, et l’une des constantes des utopistes est d’imaginer des ensembles où les différences ne se constituent pas en obstacles. Suivent quelques utopies écrites ou expérimentées, où l’exclusion, la ségrégation et la marginalisation involontaire n’existent pas, du moins selon les formes que nous leur connaissons. L’Utopie, depuis la publication de l’ouvrage ainsi titré par Thomas More, en 1516, est un récit qui conjugue à la fois une critique de la société existante et une description d’une autre société qui ne se trouve nulle part et qui assure le bonheur. Ce bonheur de chacun passe par le bonheur de tous. Un tel conditionnement du bonheur de l’individu par l’harmonie sociale apparaît à certains critiques de l’idéal utopique comme une contrainte absolue et rédhibitoire. L’individualisme extrême de ces derniers exalte la liberté absolue, qui condamne à jamais l’égalité. Or, la plupart des récits utopistes corrigent les inégalités sociales, économiques et culturelles par des procédés collectifs qui limitent, en partie il est vrai, l’éventail des initiatives individuelles. Mais il convient de se méfier des généralisations hâtives. Si un Thomas More dévalorise les métaux précieux (l’or sert pour les vases de nuit et pour les chaînes des prisonniers !), c’est pour ridiculiser l’avare, le thésauriseur, l’accapareur, le propriétaire. Être riche n’a aucun sens en Utopie : puisque l’abondance des biens satisfait tout le 112 Informations sociales n° 125 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 186.124.235.204 - 22/05/2017 01h01. © Caisse nationale d'allocations familiales (CNAF) Thierry Paquot – philosophe, professeur des universités (IUP-Paris-XII) Mixité sociale SORTIR DES FRONTIÈRES Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 186.124.235.204 - 22/05/2017 01h01. © Caisse nationale d'allocations familiales (CNAF) monde, pourquoi accumuler ? Le bonheur dans une société décente, qui n’humilie personne et où chacun reçoit ce qu’il consomme, relève principalement de l’éducation, de la culture, de l’art, du service à la communauté. Égalité et diversité Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 186.124.235.204 - 22/05/2017 01h01. © Caisse nationale d'allocations familiales (CNAF) Mais alors, ces utopies ignoreraient-elles les clivages entre groupes et par conséquent les exclusions, les ségrégations (1) et autres formes de sélection sociale ? Répondre à cette question exige quelques déplacements. Rendons-nous sur l’île d’Utopia, qui ne figure sur aucune carte. Elle possède cinquante-quatre villes édifiées sur le même plan, chaque cité est peuplée par six mille familles et chaque famille comprend au moins seize adultes, un jeu de transfert de population permettant, à peu près, cet équilibre démographique. Tous les individus bénéficient de la redistribution égalitaire des richesses, ainsi la cupidité et l’argent ont-ils disparu. Tous les dix ans, la famille déménage de son logement afin de ne pas s’y attacher – du reste, les portes sont dépourvues de serrure ou de cadenas. L’utopien travaille six heures par jour (mais si la récolte est bonne, le temps de travail diminue), généralement aux champs, le reste de son temps “libre” sert à accroître ses connaissances ou à se perfectionner dans telle ou telle pratique artistique. Les femmes comme les hommes exercent un métier selon leur choix (seul le travail agricole est commun à tous, au moins au sortir de l’école). Les jeunes comme les vieux sont entretenus par la solidarité collective. Il y a trois catégories de vêtements : simples, pratiques et confortables, selon qu’on est célibataire, homme ou femme. La famille est l’unité de base de la société utopienne. Quand un jeune homme et une jeune femme, après avoir fait connaissance, décident tous les deux de se marier, ils doivent exprimer leur motivation devant un conseil des sages et s’observer nus. Une rotation régulière s’effectue entre ruraux et citadins, de même que les cités riches subventionnent les cités moins fortunées. Enfin, la liberté de culte est garantie, les lois sont peu nombreuses et les dirigeants sont vertueux. Voilà, à grands traits, cette société idéale, qui, contrairement à ce qu’on imagine avant d’avoir lu le n° 125 Informations sociales 113 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 186.124.235.204 - 22/05/2017 01h01. © Caisse nationale d'allocations familiales (CNAF) texte de Thomas More (2), n’est pas plus uniforme qu’elle serait homogène. Les différences de tempéraments sont cultivées, les étrangers sont invités à opter pour la citoyenneté utopienne, seuls les serviteurs – principalement des travailleurs immigrés – sont cantonnés à des tâches peu valorisantes, tout en étant bien traités. On le voit, cette société fonctionne davantage sur le mode de l’assimilation que sur celui de la sélection et du rejet, mais son unité repose sur une solidarité et un désintéressement qui exigent une conscience morale et un self-control dignes d’un “homme nouveau”, d’une “femme nouvelle”. Hythlodée, le voyageur qui relate sa découverte d’Utopia, explique à la fin de son récit : “Les institutions de cette République n’ont essentiellement qu’un seul but : dans la mesure où les nécessités publiques y autorisent, gagner le plus d’heures possible sur le temps qu’absorbent les servitudes du corps afin de permettre à tous les citoyens de les consacrer à la liberté de l’âme et à la culture de l’esprit. C’est en ceci, en effet, que réside, selon eux, le bonheur de l’existence.” Les divisions sociales, ethniques, sexuelles et générationnelles s’estompent grâce à une conviction commune. La plupart des utopies misent sur l’éducation pour unifier l’idéal des membres d’une communauté. L’œuvre de Thomas More apparaît, en cela, comme un modèle. Les auteurs d’utopie, au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, ne changeront que quelques détails, comme le nombre d’heures de travail obligatoire, l’organisation des repas, l’âge des premières relations sexuelles, le mode d’attribution des fonctions dirigeantes et des honneurs qui les accompagnent (3)… Les sociétés européennes d’alors sont marquées par des distinctions entre ordres et lignages, mais avec la Révolution de 1789 et l’industrialisation, c’en est – du moins théoriquement – terminé des privilèges et l’individu s’affirme avec sa singularité et avec son appartenance sociale. L’indépendance des États-Unis et la Révolution française vont consacrer les “citoyens libres et égaux” – la citoyenne devra encore attendre quelques décennies pour s’émanciper… –, quant à l’industrialisation, elle produira l’entrepreneur et le prolétaire. Les sociétés industrielles transforment radicalement les sociétés rurales et multiplient les hiérarchies 114 Informations sociales n° 125 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 186.124.235.204 - 22/05/2017 01h01. © Caisse nationale d'allocations familiales (CNAF) Mixité sociale SORTIR DES FRONTIÈRES Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 186.124.235.204 - 22/05/2017 01h01. © Caisse nationale d'allocations familiales (CNAF) Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 186.124.235.204 - 22/05/2017 01h01. © Caisse nationale d'allocations familiales (CNAF) par la division du travail, tout en assurant à chacun le même droit, dont celui de la mobilité sociale par le mérite et non plus par la seule naissance. Des phénomènes de ségrégation “tranquille” se manifestent, et l’on voit se créer des “quartiers populaires” et des “beaux quartiers”, se constituer une “aristocratie ouvrière” ou proliférer des clubs, dont le recrutement exacerbe la qualité sociale. Simultanément, des exclusions plus violentes imposent d’importantes divisions, bien souvent sur des bases ethniques, comme le ghetto noir dans les métropoles nord-américaines, ou en fonction de la pauvreté, ainsi des innombrables bidonvilles des villes du tiers-monde. Des mécanismes de reproduction (l’orientation professionnelle, les grandes écoles, les mariages, l’héritage, etc.) limitent les brassages sans éviter les tensions entre les classes sociales. “Il vaut mieux être blanc, jeune, riche et en bonne santé, que noir, pauvre, vieux et malade”, conseillait non sans raison Coluche, un humoriste traquant la bêtise et les préjugés. Diversité et solidarité Pour s’opposer à ces clivages, aux conséquences iniques, les “réformateurs sociaux”, que Marx et Engels regroupent sous la bannière du “socialisme utopique”, préconisent la création de communautés, sur la base du volontariat, qui expérimenteront de nouvelles manières de vivre, c’est-à-dire de travailler, de s’entraider et d’aimer. Robert Owen (1771-1858) connaît bien l’émiettement de la société industrielle anglaise : d’apprenti soumis aux humeurs des ouvriers et aux lubies des petits chefs, il devient patron de l’usine de son beau-père. Il dénonce “l’esclavage blanc”, œuvre pour légiférer le travail des enfants et réglementer celui des adultes, tout en imaginant divers canaux de protection sociale et de redistribution des richesses. Il est persuadé que le principal correcteur de toutes les inégalités est l’école, aussi s’efforce-t-il d’en ouvrir une pour les enfants de ses ouvriers. Il cherche, par de nouvelles méthodes pédagogiques, à révéler le talent que possède chaque être humain. Il finance New Harmony, et s’engage personnellement dans le fonctionnement de cette communauté installée dans l’Indiana. Les hommes et n° 125 Informations sociales 115 116 Informations sociales n° 125 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 186.124.235.204 - 22/05/2017 01h01. © Caisse nationale d'allocations familiales (CNAF) Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 186.124.235.204 - 22/05/2017 01h01. © Caisse nationale d'allocations familiales (CNAF) les femmes y sont égaux, les activités sont libres, les repas sont pris en commun, les vêtements sont blancs et les maisons en bois sont meublées de manière rudimentaire : il existe peu de signes distinctifs et apparemment aucune stigmatisation. D’autres “colonies agricoles” se créent, avec des partisans aux origines professionnelles et sociales variées qui se réunissent sur la base des mêmes principes communautaires. Ces nombreuses, et souvent brèves, expériences (4) aux origines idéologiques diverses (Owen, Fourier, Considérant, Godin, Cabet…) s’accordent la plupart de temps sur l’égalité entre les sexes, sur l’éducation collective des enfants, sur l’association du capital, du travail et du talent, sur le débat public et sur une sorte d’autogestion avant l’invention du terme. L’individualité n’est pas niée ni aucunement aliénée au nom d’un quelconque collectivisme. Au contraire même, le fouriérisme s’attache à promouvoir la diversité des comportements humains au sein d’un même phalanstère. Charles Fourier (1772-1837), lorsqu’il invente ce “palais du peuple”, cherche à accroître l’enrichissement existentiel des phalanstériens par l’accès à la gamme infinie des passions. Dans la Théorie des quatre mouvements et des destinées générales (1808), il dénonce “l’uniformité, la tiédeur et la médiocrité”, trois catégories de la mollesse, des “ennemis naturels des passions et de l’harmonie, puisque l’équilibre des passions ne peut s’établir que par un choc régulier des contraires”. Fourier, avec un étonnant souci de précision (quasi obsessionnel), dénombre, calcule, comptabilise, répartit les passions humaines et les regroupe en classes, groupes, phalanges et autres ensembles classificatoires, mais il serait absurde de les assimiler à des caissons étanches. L’être humain respire l’hétérogène et ne pourrait se satisfaire du répétitif, de l’habituel, de l’ordinaire, ou alors occasionnellement, afin de mieux appréhender l’extraordinaire, la nouveauté, l’inconnu. Dans un ouvrage jugé sulfureux par ses disciples et publié de façon posthume en 1967, le Nouvel ordre amoureux, il évoque la subversion, l’utilité de l’inutile, l’à-côté, et note : “J’appelle écart ou manie en passionnel toute fantaisie qui est jugée déraisonnable et hors du cercle de la passion, hors de ses développements admis.” Mixité sociale SORTIR DES FRONTIÈRES Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 186.124.235.204 - 22/05/2017 01h01. © Caisse nationale d'allocations familiales (CNAF) Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 186.124.235.204 - 22/05/2017 01h01. © Caisse nationale d'allocations familiales (CNAF) Ainsi s’agit-il d’une société ouverte à tous les anciens interdits, pour des individus prêts à toutes les surprises. Avec Fourier, nous sortons de l’opposition culpabilisante entre le bien et le mal, et respectons la pluralité des pratiques amoureuses, des modes de vie, des expériences personnelles et collectives. Il y a encore des riches et des pauvres, des croyants et des idéologues, mais cela est secondaire car ils ne contrôlent plus l’intégralité de la société ; celle-ci est dorénavant dégagée des règles du progrès, des obligations de résultats, du calcul du profit. Seul compte, en définitive, le bonheur de l’individu-libre-en-société, et lui seul en connaît le secret. Le projet de Fourier est resté sur le papier et a enflammé l’esprit d’une poignée de convertis, tel André Godin (1817-1888). Celui-ci, à dire vrai, élabore un “godinisme” (Les solutions sociales, 1871) mis en application au familistère de Guise, qu’il construit, gouverne et entretient (5). Si chez Fourier, les innombrables combinaisons comportementales ne recoupent aucunement les divisions sociales, chez Godin, il y a bel et bien des différences “sociologiques”. Non seulement de qualification, de revenu, d’éducation, de modes de vie, d’attribution d’un logement ou d’un jardin, au sein des salariés de son entreprise, mais aussi entre eux et les habitants de la ville, qui n’ont pas accès aux coopératives, à l’école mixte, au théâtre, à la bibliothèque, au lavoir ni à la piscine du familistère. On peut alors effectivement parler de ségrégation et d’exclusion. Les inégalités persistent entre les simples ouvriers, les associés, les sociétaires, sans oublier la hiérarchie interne à l’entreprise. Certes, des redistributions, des primes, des prix (pour les meilleurs ouvriers élus par leurs pairs, pour les bonnes idées), des avantages divers (la nourricerie, le logement, le jardin ouvrier, les fêtes…) modèrent les écarts, mais les salariés de la firme Godin ne s’enthousiasment pas tous pour les idéaux du patron et lors de ses conférences dominicales, le public est dispersé. Sa compagne, Marie Moret, écrira à Émile Zola, en 1886 : “C’est avec l’homme tel qu’il est qu’il faut marcher vers le mieux.” Pourquoi alors vouloir forcer un individu à prendre des responsabilités ? Comment le convaincre de vivre selon ses désirs, bridés qu’ils sont par une carapace de principes et toute une n° 125 Informations sociales 117 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 186.124.235.204 - 22/05/2017 01h01. © Caisse nationale d'allocations familiales (CNAF) éducation faussée ? La véritable utopie souscrit à l’hétérogénéité du corps social, à la réalisation des multiples “je” que le “moi” recèle en s’extirpant du clan, de l’ordre ou de la classe sociale. La difficulté consiste à rompre avec les valeurs dominantes, avec l’esprit de soumission, avec les avantages acquis, avec les mirages du pouvoir, avec le relatif confort du compartimentage social. C’est pour cela que Fourier imaginait un passage lent, pacifique et progressif de la “civilisation” au “garantisme”. Trop souvent, le volontarisme du leader charismatique se mue en autoritarisme et la société devient enrégimentée et bipolarisée (il y a les “chefs” et les “esclaves”), comme le décrit si bien Aldous Huxley dans Brave New World (1932) ou George Orwell dans 1984. La ségrégation absolue se reproduit alors par clonage, eugénisme et tri sélectif des “vivants”. Cette utopie négative n’appartient pas seulement à la science-fiction, des versions incomplètes et inachevées ont malheureusement existé au cours du XXe siècle, avec l’Allemagne nazie, l’URSS de Staline, le Cambodge de Pol Pot… Singularité et conscience sociale Les familles qui s’installent dans des enclaves résidentielles, au nom de la sécurité, de “l’entre-soi” ou de la qualité de vie, renoncent à la confrontation avec l’autre, cet autre à soi-même semblable et néanmoins étranger, dont l’étrangeté justement apparaît comme la garantie de mes différences. Être en société – parmi et avec les autres –, c’est non seulement accepter le frottement, la rencontre, la mésentente, le partage avec l’autre, mais c’est avant tout le désirer afin d’être soi. Le monde contemporain se globalise, c’est-à-dire qu’il rend interdépendantes toutes les actions humaines – et les nonactions – par la généralisation des nouvelles technologies de l’information et des télécommunications, mais aussi des modes de vie et des valeurs sociétales, à l’échelle planétaire. Paradoxalement, cette interdépendance autorise le chacun pour soi et la constitution de “clubs”, de fait, ségrégatifs. Les sociétés qui cohabitent en ce moment connaissent de profondes mutations, chacune selon ses rythmes, son histoire et ses cultures, ses rapports à la nature et à l’écosystème, qui décro- 118 Informations sociales n° 125 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 186.124.235.204 - 22/05/2017 01h01. © Caisse nationale d'allocations familiales (CNAF) Mixité sociale SORTIR DES FRONTIÈRES Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 186.124.235.204 - 22/05/2017 01h01. © Caisse nationale d'allocations familiales (CNAF) chent les groupes sociaux les uns des autres, les désolidarisent, les isolent et accroissent leur capacité à l’indifférence. Ainsi, les formes nouvelles de ségrégation et d’exclusion ne choquent plus celles et ceux qui sont déjà au-delà de ce que “faire société” signifiait. Ils s’accommodent très bien de leur multi-appartenance à des microsociétés, autonomes les unes des autres, et se satisfont d’une urbanité discriminante. “Je suis comme je suis avec qui je veux”, sympa, non ? La mixité, le brassage, le mélange ne sont plus des exigences culturelles, des valeurs élémentaires pour une société en quête d’unité, mais les restes d’un rêve démocratique depuis longtemps oublié (6). Le monde contemporain est à la fois homogène et clivé. Homogène par le déploiement technologique, la vitesse comme seule mesure du progrès, le temps consommé selon les mêmes critères partout “marchandisés”. Clivé, car jamais nous n’avons pu observer tant de morcellements territoriaux et sociaux, sur la base de replis identitaires et communautaires bien éloignés de l’esprit de l’utopie ! Le culte de la performance, la réussite par l’argent, l’appartenance revendiquée à une communauté au détriment de la société, la pratique d’une tolérance tronquée et finalement bien exclusive, la mode du métissage, la suprématie du flux sur le lieu, toutes ces façons d’être laminent finalement la singularité et contrecarrent l’individualité, comprise dorénavant comme individualisme. On le voit, conformer son existence à la conscience qu’on en a – c’est-à-dire, penser et agir éthiquement – et refuser tout découpage contraire à l’universalité de l’humanité revient à emprunter un chemin de crête pas très bien balisé et semé d’embûches ! D’un côté, on peut tomber dans le tout communautarisme, et de l’autre, dans le chacun pour soi. La voie est donc étroite qui permet à chacun, quel qu’il soit, d’exister pour lui et pour les autres, sans que sa lumière n’éblouisse ou ne fasse de l’ombre. L’apport décisif des utopistes ne réside pas dans la générosité de leurs attentes, mais dans le respect infini qu’ils accordent à l’humain. Le désir, ne l’oublions pas, ce moteur de notre sensibilité et de notre intelligence, se nourrit du manque, non pas le manque de l’envieux, mais celui du curieux. I Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 186.124.235.204 - 22/05/2017 01h01. © Caisse nationale d'allocations familiales (CNAF) Mixité sociale SORTIR DES FRONTIÈRES NOTES 1 - Cf. “L’altérité contrariée”, par Thierry Paquot, Diversité, n° 139, décembre 2004, Scérén/CNDP, p. 17-24. 2 - Parmi de nombreuses traductions, je retiens la plus subtile et fidèle, L’Utopie de Thomas More, présentation du texte original, apparat, critique, exégèse, traduction et notes par André Prévost, Mame, 1978. En complément aux commentaires d’André Prévost, lire : Le sixième continent, L’Utopie de Thomas More. Nouvel espace épistémologique, par Nicole Morgan, Vrin, 1995. 3 - Cf. L’Utopie ou l’idéal piégé, par Thierry Paquot, Hatier, 1996 ; Voyages aux pays de nulle part, par Raymond Trousson, Bruxelles, Éditions de l’Université, 1975 ; “Humanismes et utopies”, par Henri Desroche, Histoire des mœurs, tome III, Gallimard, coll. “La Pléiade”, 1991. 4 - Cf. The Communistic Societies of The United States (1875), par Charles Nordhoff, rééd., New York, Hillary House Publishers, 1961 ; La vie quotidienne des communautés utopistes au XIXe siècle, par Jean-Christian Petitfils, Hachette, 1982 ; L’Amérique des utopies, par Daniel Vitaglione, Encres, 1995 ; et Transcendental Utopias. Individual and community at Brook Farm, Fruitlands and walden, par Richard Francis, Cornell University Press, 1997. 5 - Cf. Habiter l’utopie. Le familistère Godin à Guise, sous la direction de Thierry Paquot et Marc Bédarida, Éditions de La Villette, 1982, 4e édition revue et augmentée, 2004. 6 - Cf. La république enlisée. Pluralisme, communautarise et citoyenneté, par Pierre-André Taguieff, Éditions des Syrtes, 2005. n° 125 Informations sociales 119