L’HISTOIRE ESPAGNOL PLAISANTE ET FACETIEVS DV LAZARE DE TORMES Hvictain au lecteur Amy lecteur,ainsi dit l’Aristote. Le Rire prouient de l’Admiration. Veux tu chasser cela que le Ris t’oste? De ce mal tien, tiens la curation.C’est ce livret, de docte inuention, Et grand esprit:Tant que si le veut lire, T’esbahiras: & par conclusion, Ne te faudra matiere dequoy rire. AU VERTVEVX, ET treshonorable seignevr, le Seigneur Sebastie de Honoratis,Iean Saugrain salut & felicité perpetuelle. VOYANT que la terre tant aspte soit elle tasche tousiours rendre quelque guerdon à son laboureur, en reconspense de sa peine & travail, fuyuant le naturel de toutes choses crées:lesquel les craignet merueilleusement estre attaintes, & notées du vice d’ingratitude. Ie au i de ma part ayant de cest chose ouy, & leu tant de beaux exemples desquelz font plein de livres prophanes, & diuins: ioint au i que voz merites enuers moy sont plus grands sans comparaison ( eu esgard à la grandeur, & qualité de vostre personne, & au subier) que ceux du laboureur enuers la terre. A ceste raison voulant commencer selon ma petite force pouuoir, vous monstrer partie de l’obligation à quoy ie vous suis tenu: Ne sachant comme mieux le pouuoir faire sinon le redigeant par escrit, afin que tous eussent cognoissance, à l’exemple & imitation du grand Roy Alexandre, lequel ayant destruit Daire le grad Roy des Perses, & ayant trouué entre les despouilles, & riche Thresor d’iceluy un Escrin tout estophé de pur or, & pierres precieuses de pris incoparable, sur lequel plusieurs des Princes ses familiers amys luy donnoyent auis de l’employer à diuers usages, chacu selon la phantasie de la tres precieuse chose qui digne luy sembloit d’estre enclose en ce precieux coffret. Toutesfois comme personnage belliqueux, & endurcy aux armes ne se souciant d’onguentz, fardz ne parfums: Soit dit il ce tresriche Thresor approprié à la garde de la tresnoble & riche Poësie d’Homere, afin que le plus precieux oeuure de l’esprit humain soit concerué & gardé dans le plus precieux ouurage de main d´homme. Laquelle chose faisoit Alexandre pour eterniser la memoire de si grade richesse. I’ay au i voulu la recognoissance de vostre liberalité, procedate de vostre singuliere vertu euers tous, & principalement enuers moy apertement manifestée, reduire à continue memoire, & iaçoit que non en liure semblable ny moins approchat à la moindre partie de la dignité de ceux d’Homere: Neatmoins tel que la lecture d’iceluy pourra donner plaisir, & contentement à plusieurs. Chacu au i ne se delecte, ny prent plaisir en lecture de faictz heroiques: Mais au contraire voyons par experience qu’il y ha auiourd’huy au monde autant de sentences , & opinions que de testes. Or comme ie sache clairement qu’il y ha deux sortes d’ingratz, l’une & l’autre digne de reprehension: les uns sont ceux qui cognoissans auoir receu quelque bien d’aucun personnage le di imulent, tout ainsi comme s’il n’en estoit rien: les autres qui sachant clairemet l’auoir receu à leur profit, & honeur, le nient totalement à leur grand domage, & deshonneur. Au moyen dequoy craignant encourir & l’un & l’autre de ces defaux, ay mieux aymé, veu qu’autrement ne le pouuoye faire, remercier voz plaisirs, & honeurs en mon endroit, vous offrat, & dediat ceste telle quelle traduction: Esperant que la predrez (dequoy faire ie vous supplie) en bonne part: attendat de moy meilleur, & plus coble seruice, quad mauuaise fortune qui me chasse trouuera moins de lieu en mes affaires. PROLOGVE. I’Ay esté d’auis que choses tat dignes de memoire, & peut estre no iamais ouyes, ny veues vinssent à notice de tous pour ne demourer esteintes en la fosse d’oubly: car (possible est) quelqu’vn les lira, lequel y pourra trouuer goust. Et celuy qui sera mois aigu d’entedemet, pour le moins y prendra plaisir. A ce propos dit Pline: n’estre liure si meschant, qui ne contiene en soy quelque chose de bo: veu mesmemet que les goustz sont tat differes, que ce que l’vn ne veut gouster, l’autre le pred pour le manger. Nous voyons aussi d’aucus aucunes choses estre peu estimées, qui d’autres sont cherement tenues. A ceste raison nulle chose deuroit estre deschirée, ny despecée, si elle n’estoit trop detestable, sas estre premierement à tous communiquée, quand mesmement en lieu de dommage en reuient commun profit, & vtilité. Car certes, si autrement se faisoit, peu de gens prendroient la plume en main, veu la peine qu’on en reçoit pour le bien d’un homme seul. Par ainsi puis qu’ilz en ont prins le labeur, à bon droit en desiret estre remunerées, non par argent, mais seulement en ce que leurs oeuures soient leües, & louées selon le merite. Car l’honneur, comme disoit Ciceron, entretient les Ars. Pensez vous que le souldat qui premier monte en la breche ait sa vie en horreur? Non seulement: Ains c’est affection d’honneur qui le fait mettre à l’aveture. Le mesme eschoit entre gens de lettres. On dit ainsi. Monsieur le Religieux presche tresbien, come celuy qui est desireux du salut des armes. Neaumoins demandez luy, s’il est marry qu’on luy dise: O que admirablement, monsieur, & diuinement vous auez presché! Le semblable aduient à l’homme d’armes, duquel on dit : monsieur de telle part iousta tresmal : Neaumoins donna son harnoys à vn flatteur Plaisantain, qui l’auoit loué d’avoir couru bonnes lances. Que luy eust il donné s’il eust esté vray? Or comme tout se face par ce mesme compas, confessant n’estre plus saint que mes voisins, seray tresaise que de ceste miene grossiere nouueauté participent, & se delectent ceux qui en elle trouuerot quelque goust. Et par ainsi apprennent comme l’homme est subiet à tant d’hazardz, perilz, & calamitez. Donques Monsieurs, ie vous supplie receuoir ce petit do, de celuy, lequel si son pouuoir fut egal à son desir, vous l’eust beaucoup plus riche presenté. Or puis qu’il vous plaist me commander que i’escriue, & raconte l’affaire bien au long, i’ay estimé qu’il seroit bon commencer, non au milieu de ma vie, ains des ma naissance. A ce qu’on voye claireme : qui ie suis, & afin aussi que ceux qui ont les grandes rentes, & reuenus en heritage, considerent cobien peu de grace leur en est heüe, veu que par fortune leur ont esté departis. Et à ce qu’ilz cognoissent combien plus est heu à ceux qui maugré elle par force, & moyen industrieux, tirans à l’Auiron ont conduit leur esqui à bon port. LAZARE CONTE SA VIE, ET QUI FVT SON PERE. CHAP. I Or sachez Monseigneur, en premier lieu, que mon nom est Lazare de Tormes filz de Thomé Gonzales, & de Thoinette Peres, naturelz de Teiares, village voisin de Salamanque. Ie naquis sur vne riuiere nommée Tormes, à raison de quoy me fut imposé ce surnom de Tormes. Le cas aduint de ceste maniere. Mon pere (auquel Dieu pardonne) auoit charge de voiturer la mouture à vn Molin, estant sur ladicte riuiere : auquel depuis fut mon suiet plus de quinze ans. Aduint vne nuyt que ma mere estant enceinte deliura de moy, dont ie puis dire à la verité, que naquis dans ladicte riuiere. Depuis estant en l’age seulement de huit ans, mon pere fut accusé d’auoir mal versé en sa charge, & taillé quelques veines aux sacs de ceux qui lá venoient à moudre. Pour lequel cas estant mis en prison, & endurant la question entre les mains de iustice, confessa finablement le tout sans nyer aucune chose du faict. Dont ie croy qu’il soit en Paradis, eu esgard que l’Euaugile dict telles gens estre bien heureux. Lon fist en ce temps lá vne armée cotre les Turcs : à laquelle mon pere (qui pour la defortune auant deduite estoit banny du pais) alla pour mulletier d’vu Gentil-homme de l’armée : au seruice duquel, comme loyal seruiteur, finist ses iours. Par-ainsi ma pauvre mere demourat sans mary, & sans aucun support delbera s’adioindre aux bons, pour estre du nobre d’iceux. Au moyen dequoy vint demourer à la cité, en laquelle louant vne maisonnette s’entremist á accoustrer la viande de certains escoliers, & lauer les linges d’vn tas de palefreniers, serviteurs de Monsieur le Commandeur de la Magdaleine : dont fut contrainte frequenter les establieres. Tellement qu’elle, & vn more, qui estoit palefrenier dudict Seigneur, vindret à grad cognoissance. Et partant iceluy venoit quelquefois le soir à la maison, & s’en retournoit le matin. Aucunefoys revenoit à plein midi, & souz couleur d’achepter des oeufz entroit dedans. De laquelle chose i’estoie fort marry au commencement qu’il venoit, pour la couleur, & mauuais visage qu’il portoit. Toutefois quad i’euz cogneu q par son entrée croissait la chair au pot, commeçay luy monstrer bon vouloir. Aussi il apportoit tousiours quelque quartier de pain, quelq morceau de chair : & en temps d’Hyuer du boys pour nous chauffer. COMMENT LA MERE DU LAZARE S’ACCOINTA D’UN MORE, DUQUEL ELLE EUT UN ENFANT. CHAP. II Tant s’estendit l’affaire, que ma mere eut commodité de faire vu petit More: lequel ie bercoye, & aydoye à chauffer. Aussi il me souuient qu’vne foys mo beau pere le More le mignardoit, lequel voiant ma mere, & moy estre blancs, & mo beau pere noir s’en fuyoit de peur, & crainte de luy, vers ma mere, disant. Mere, le Loup. Dequoy riant mon beau pere, ne sceut que dire fors qu’il dit. Ah filz de ribaude : Alors iasoit que ie fusse ieusne, notay bien la parolle de mon petit frere, disant apart moy. Combien de ges comme toy frere fuyent des autres, pour ne se congnoistre eux mesmes. En ces entrefaites voulut nostre malheur, que la conuersation de Zaide (car ainsi s’appelloit mon beau pere) paruint aux oreilles du maistre d’Hostel de Monsieur le commandeur. Lequel fit si estroite enqueste du fait, qu’il descouvrit que mon beau pere ostoit la moitié egal de lorge, qu’on luy deliuroit pour les cheuaux, ne desroboit fors seulement du son, du boys, des estrilles, drappeaux, couuertures, & linceux de cheuaux, qu’il controuuoit estre perdus. Et quand autre chose ne pouuoit, desferroit les cheueaux, & apportoit tout à ma mere pour alimenter mon petit frere. Ne nous esmerueillons donc plus de ceux qui le desrobent aux pauures, ou de ceux qui le prennent en leurs maisons, le donnant à qui leur plait pour suruenir à semblable necessité, puis que l’amour enhardissoit ce pauure serf à ce faire : Auquel lo prouua tout ce que i’ay deduit, & d’auantage : Car ie fus examiné du fait par menasses, dont fus contraint comme enfans descouurir, & confesser la clef du ieu : iusques à dire que i’auoye vendu à vn mareschal, par commandement de ma mere, certains fers de cheuaux. En sorte que mon pauure pere fut fouëte & lardé. Et expres commandement fut fait à ma mere, par iustice, de n’entrer en la maison dudict Seigneur, souz peine d’amende arbitraire, ny moins de donner entree, ny admettre le pouure Zaide en sa maison, laquelle, pour ne getter le manche apres la congnée, s’efforça de n’enfraindre la sentence : Ains tant pour euiter le peril comme pour eschapper des mauuaises langues, alla seruuir l’hoste qui pour l’heure tenoit le logis de la Solane, Avec lequel, endurant mille maux, esleva mon petit frere iusques à ce qu’il sceut cheminer. Aussi i’estois grandet, pouuant defia faire quelque seuuice aux hostes, comme seroit aller querir du vin, des chandelles, & autres choses qu’ilz me commandoient. Ce temps pendant vn Aueugle vint loger leans, auquel ie semblay propre pour le guider. Par ainsi demanda à ma mere si elle vouloit que ie le seruisse. De quoy estant trescontente, le pria me faire bon traitement, pource que i’estoye filz d’vn bon pere, lequel pour augmenter la foy de Iesus Christ fut tué en la bataille des Gelues, & aussi qu’elle entendoit que le filz ne deuroit rien au pere, & pourtant qu’elle le prioit derechef qu’il me traitast bien, & me fauorisast comme à pauure Orphelin. Laissez faire à moy, dit il, i’en feray non comme de seruiteur , mais comme de filz propre. Des l’heure commençay à seruir mon vieux, & nouueau maistre. Or apres qu’eusmes demouré en Salamanque certains iours, mon maistre voyat le gaing trop petit, au moins à son auis, determina partir de là. A ceste raison vu peu avant nostre departement, ie fus dire à dieu à ma mere, & tous deux plorans me donna sa benediction, disant. Mon filz ie ne te verray iamais, prens peine d’estre homme de bie, Dieu soit en ton aide : ie t’ay nourry, & si t’ay mis à vn bon maistre, cherche d’icy en auat ce qui te sera besoin. Ainsi me departi d’auec elle, tournant vers mon maistre qui m’attendoit pour s’en aller. Si saillismes de Salamanque, & quand approchasmes du pont, à l’entrée duquel estoit vu animal de pierre en forme de Thoreau, l’aueugle m’en fit approcher disant. Lazare ions ton oreille à ce Thoreau, & ouyras le grand bruyt qui est dedans. Lors ie fis simplemet ce qu’il m’auoit dit, pensant qu’il parlast à bon escient : mais le traistre sachant que i’auoye la teste pres de la pierre, ietta son bras par si grad force qu’il me fit heurter si terrible coup contre ce Diable de Thoreau, que la doleur de la corne me dira pl’ de trois iours. Et me dit. Sot aprens tendis que tu es ieune, car le seruiteur d’Aueugle a de sçavoir vn point plus que le Diable: & se rit grand piece de la farcerie. Tout à coup me sembla que m’esueillay de ma simplicité, en laquelle pour mon tendre aage ie sommeilloye, disant à part moy. Sa raison est tresbonne, car puis que ie suis seul, & destitué de toute faueur, il me couient ouurir les ieux, veoir, & penser ce qui sera à mon auantage. Svyuans donc nostre chemin, en peu de iours m’enseigna à iargonner. Et me voiant aigu d’entendement, estoit tresaise, & me disoit. Lazare ie ne te peux donner or, ny argent, seulement t’auiseray à viure. Ce qu’il fit certainement : car apres l’aide de Dieu, il me fit homme. Et ia-soit ce qu’il estoit Aueugle, si est-ce qu’il me donna clarté, & m’apprint à viure. Monsieur, ie prens plaisir vous raconter ces choses d’enfances, à ce que voyez combien est louable d’abiecte condition estre esleué en authorité. Et par le contraire combien ignominieux estre abbaissé de quelque haute dignité. Toutefois tournant à propos de nostre bon Aueugle,afin de raconter ses affaires. Deuez sçauoir monsieur, que depuis la creation du monde, Dieu n’en a point fait de si sage, ny auisé, car il transcendoit en son art. Il sçauoit par ceur cent oraisons des saincts, & d’auantage. Or pour les dire vsoit d’vn accent bas, reposé, & si resonant qu’il faisoit retentir l’Eglise ou il les recitoit. Outre ce vsoit d’vn visage humble, & deuot, lequel il sçauoit tresbien contrefaire quand il faisoit ses prieres, sans gestes de bouche, ny des ieux comme autres ont accoustumé. Il auoit d’auantage autres mille façons & moyens de faire, pour attirer l’argent : Car il sçauoit Oraisons de beaucoup d’effectz : comme seroit pour les femmes aui ne se sont enceintes, pour celles qui ne peuuent deliurer d’enfant, pour celles qui ont mauuais mary, pour celles qui ne sont en grace d’iceux, afin qu’elles y puissent . Outre ce il prognostiquoit les enceintes : à sçavoir si leur fruit estoit mal ou femelle. Puis en cas de medecine, eussiez dit que Galien n’en sçeut onques autant que luy : Car pour mal de dents, mal de cueur, mal de matrice, ou quelque mal que ce fust, incontinent eust dit, faites cecy, faites cela, cueillez telle herbe, prenez telle racine. Par ce moyen tout le monde couroit apres luy, mesmement les femmes qui donnoient credit à toutes ces parolles, desquelles par le moyen que i’ay deduit, retiroit vn grand profit. En sorte qu’il gaignoit plus en vn moys, que cent autres de son mestier en vn an. Toutesfois monsieur, deuez sauoir, que combie qu’il assemblast beaucoup de biens, & deuint fort riche, si est ce qu’en iour de ma vie ne suis records auoir cogneu homme si chetif, & miserable. Tellement que outre ce qu’il me faisoit mourir de faim, ne me donnoit la moindre chose de celles qui me faisoient besoin. Ainsi si par mon industrie & cautelle, ie n’euffe mis ordre à mes affaires, ie fusse dés long temps pasture des vers. Mais auec toute sa finesse, ie le contreminoye si bien, que tousiours, ou le plus souuent i’auoye la meilleure, & auantagée portion. A ce faire me conuenoit vfer de ruses endiablées, desquelles raconteray aucunes, encores que non pas toutes à mon auantage. Or cest aueugle portoit le pain & companage en vn sac de toille, lequel il fermoit par la bouche, auec vne certaine boucle de fer, & vn petit bout, souz vne meschante clef. Et au temps de mettre la viande dedans, il en tenoit conte si estroit, que tout le monde ne l’eust sceu tromper d’vne seule mye de pain. Par ainsi me falloit contenter de si peu de viande qu’il me donoit, laquelle toutesfois i’auoye despecée en deux morceaux. Or apres qu’il auoit mis le bout au sac il pesoit estre trop seur. Mais quand il cuidoit que i’entendoye en quelque autre affaire, ie faisoye adoc estat de descoudre plusieurs fois, & tourner à coudre mon auare sac, l’ouurant par l’vn des costez, duquel ie tiroye son seulement le pain à mon beau plaisir, ains gros morceaux de chair, carbonnades, & andouilles. Par ce moyen cerchoye temps opportun & commode, pour appaiser la faim enragée que l’Aueugle me causoit. D’autre part tout ce que ie luy pouuoie desrober, ie le changeoye en mailles. Et si aucun luy commandoit dire quelque Oraison (eu esgard qu’il n’y veoit rien) quad on luy bailloit le denier, à peine le luy auoit on presenté q ie le tenoye en la bouche, & la maille si tresappareillée, que pour viste qu’il tedit la main, desia il estoit par mon change diminué de la moitié de son iuste pris. Dequoy ce maudit Aueugle murmura incontinent, cognoissant par le touchement que ce n’estoit pas vn denier, si disoit: D’ou Diable vient cecy que depuis que tu demoures auec moy lon ne me donne que des deniers esbrechez, veu que tousiours auparuant lon m’en donnoit vn, voire quelque fois deux. Tu en dois estre cause. A raison dequoy il accourcissoit ses Oraisons plus de la moitié. Et pour ce faire m’auoit commandé que des incontinent que celuy qui payoit l’Oraison seroit eslogné, ie luy fisse signe par le bort de son manteau, lequel aussitost qu’il le sentoit chageant propos, commençoit à crier de nouueau, comme font coustumierement les Aueugles. Qui veut faire dire vne telle ou telle oraison. A l’heure du repos il mettoit ordinairement son vin en vn petit pot pres de luy, lequel ie prenoye quelque fois bien adroit, & l’ayat baisé vne, ou deux fois secrettemet, le remettoye en sa place, vray est que ce boheur ne me dura guere, car il recogneut ma diligece par le nombre de ses gorgées. Et dés lors taschant de le mettre à sauueté, en lieu d’abandonner le pot le tenoit tousiours saisy par l’anse. Neautmoins onques la pierre aymant n’eut telle grace à attirer le fer à soy, comme ie faisoye ce poure vin à moy, auec vn long tuyau de seille, lequel ie gardoye songneusement pour celle necessité. Mais aussi l’ayant mis vne foys das le pot, il me pouuait bien pardonner. Or comme le paillard estoit si caut & ruse, ie croys qu’il m’ouyt: pour le moins de là en auant faisoit estat, changeant d’auis, de le mettre entre ses iambes, & pour boire sans soupçon le tenoit tousiours couuert auec la main. Mais comme ie fusse accoustumé au vin i’enrageoye pour en boyre. A raison dequoy voyant mon inuetion du chalumeau estre vieille, me souuint de faire vn petit trou au fod du pot, & le boucher subtillement d’vne planchete de cire deliée. Puis à l’heure du repas contrefaisant le mort de froid, me mettoye entre les iabes du poure Aueugle, pour me chaufer à son petit feu. A la chaleur duquel neautmoins la cire, pour estre se deliée, se fondoit. Au moyé dequoy se faisoit vne fontaine, qui degoutoit si droit en la bouche de Lazare, que maudite soit la goutte qui se perdoit. Et quand le pauure homme vouloit boyre, ne trouuant rien dans le pot estoit tout estonné, maudissoit le pot, le vin, le donnant tout au Diable, ne sachant qu’il pouuoit deuenir. Lors ie luy disoye, vous ne direz pas maintenant, pour le moins, Oncle, que ie l’ay beu, veu que ne l’auez point abandonné de voz mains. Finallement il donna tant de voltes, & manimens à ce pot, qu’il trouua le trou, & cognoissant la ruse la dissimula, tout ainsi comme celuy qui n’en sçauoit rien, iusques le lendemain, que comme ie receuoye le degout accoustumé, ignare du mal qui m’estoit appareillé, pensant que le peruers n’en sceut rien, ie m’assis come i’auoye de coustume, mon visage tourné vers le Ciel, les yeux vn peu serrez, pour mieux gouster les sauoreuses gorgées de celle doulce liqueur. Adonc le malheureux Aueugle, sachant le temps estre trescommode pour se venger de moy, hausa ce doulx, & trop amer pot, le iettant de toute sa force sur ma pauure bouche. Au moyen de quoy fust auis en cest instant au desastré Lazare, qui de ces embuches ne sçauoit rien ains estoit à son aise, pensant comme autre foys estre asseuré, que toute la machine du Ciel estoit tombee sur luy. Tant terrible fust ce villain coup de pot qu’il me troubla tout le cerueau, me laissant esperdu de mon sens. Aussi les pieces d’iceluy me deschirerent tout le visage, & me rompirent les dents, sans lesquelles suis encores à présent. Des l’heure ie pris en haine ce mauuais Aueugle : car iaçoit ce qu’il monstroit depuis m’aymer, me flattoit, & amignardoit, si est-ce que ie cogneus tresbien, qu’il auoit plaisir de m’auoir donné tel chastiment. En me lauant, auec du vin, les playes que les pieces du pot m’auoient faictes se soubzriroit, & disoit : Que t’en semble Lazare. Le vin qui t’ha nauré te guerit, & te donne santé. Et vsoit encor’ d’autres gaberies, qui ne me plaisoient point. Or comme ie me vy demy guary de mes playes, & meurtrissures, cosiderant à part moy, qu’auec peu de coups semblables ce cruel Aueugle excuseroit mes despens, taschay d’espargner les siens. Ce que ie ne fy soudainement, attendant le faire à mo auantage. Et posé que pour m’oster de fascherie, i’eusse voulu luy pardoner l’iniure, le mauuais traitement que ce malin me faisoit depuis, n’y consentoit. Car tousiours sans cause, ny raison me frappoit, horionnoit, & escorchoit la teste. Et si quelqu’vn le reprenoit du mauuais traitement qu’il me faisoit, & de la cruauté qu’il vsoit enuers moy incontinent leur recitiois le tour du pot, & disoit : Estimez vous messieurs, ce mien garçon estre quelque innocet? Or voyez, disoit-il; apres l’auoir compté : qui tous les Diables eust controuué si grande meschanceté. Et par ce ceux qui l’auoient escouté de ce esmerueillez, disoient, faisant le signal de la Croix. Mais regardez, qui iugeroit estre si grande viuacité, & finesse en vn petit friat comme luy! Puis rians de mon iuention luy disoient : chastiez lé de par le Diable, chastiez lé si voulez que Dieu vous face bien. Ce qu’il faisoit sans iamais faire autre chose. Et partant incessamment ie le coduisoye par le plus meschant chemin. Et là ou veoye des pierres, le faisoye passer par elles, ou bien par le beau milieu de la bourbe. Et combien que ce pendant ie ne marchoye par lieu gueres essuye, ce no obstant ie prenoye plaisir, en me creuant vn oeil, pour creuer les deux à celuy qui n’en auoit point. Par ainsi ordinairement auec le bout des dois me tastoit le derriere de la teste, lesquelles mains m’auoiet desia tout ampoullé & laissé sans vn seul cheueux. Et encores que ie iurasse, que ne le faifoye malicieusemet, c’estoit pour neat: car il me croyoit moins. Mais aussi ce traistre estoit vn homme d’vn grand sens, & tresaigu d’entendemet. Donques mosieur, à ce que voyez iusques ou s’estendoit l’esprit de cest Aueugle rusé, veux deduire vn affaire de plusieurs qui m’aduindrent auec luy, par lequel, à mon iugement, monstrera assez combien il estoit cauteleux. Qvand nous partismes de Salamanque, son dessein estoit venir au Royaume de Tolette, pource qu’il disoit que les gens y estoient plus riches, encores que moins aumoniers, s’appuyant aut prouerbe commun, qui dit, Plus done le dur, que le mol. Ainsi fismes ce voiage par les meilleures villes, & villages: & là ou trouuions bon recueil, & profit, y demourions quelques iours. Et si non, le troisiesme iours acheuios nostre an. Depuis estans arriuez à vn village qui s’appelle Almorox, en temps de vendanges, vn vendangeur luy fit aumosne d’vn raisin. Et pource que les paniers sont aucunefois rompus, qui cause que les raisins se desgrument, ou pource qu’en ce temps les raisins font trop meurs, ce raisin se desgrumoit tour entre ses mains: parquoy s’il l’eust voulu mettre en nostre sac, se fust tourné en moust & eust maculé tout ce qui luy eust touché. Dont en partie pource qu’il ne le pouuoit porter, en partie aussi qu’il me vouloit tenir content, pour certains horions & coups de genoux que tout ce iour m’auoit donné, delibera faire vn banquet. Estans donc paruenuz à vne petite vallee nous asismes, & dit: Lazare, ie veux vser maintenant enuers toy d’vne grande liberalité. C’est que nous mangerons tous deux par compagnie ce raisin, tu en auras autat que moy, & partirons de ceste maniere. Tu en prendras vne grume, & moy l’autre, souz condition, que me promettes de n’en prendre non plus d’vne comme moy chascune foys, iusques à ce qu’il soit achevé. Par ainsi n’y aura point de fraude. Incontinent l’accord arresté, commençasmes, mais le traistre changea d’auis : Car tost apres mageoit deux à deux, pensant bien que ie feroye comme luy : ce que ie fy, car voiant qu’il enfraignoit la codition, ne fus content manger comme luy deux à deux, mais troys à troys, voyre plus si ie pouuoys. Or quand nous eusmes acheué de manger ledict raisin, il se detint vne grand piece, ayant tousiours la grappe d’iceluy en la main, puis en croulant la teste, dit. Par Dieu Lazare tu m’as trompé, car i’ose bien dire q tu as prins les vnes troys, à troys. Souz vostre grace Oncle dy-ie. Mais d’ou le pensez vous? Sais tu quoy ie le cognoys, pour ce dit-il, que ie mangeoie les vnes deux à deux, si ne me sonnoys mot. Ie me mys à rire entre les dents, & encores que ie fusse en mon ieune aage, neantmoins ie notay bien la discrete cosideration de l’Aueugle. Or monsieur pour euiter prolixité, laisseray à racompter plusieurs choses, autant gratieuses, comme dignes d’estre notées, lesquelles m’escheuret auec ce mien premier maistre. Toutefoys acheuat, veux dire la derniere : Nous estios en vne ville du Duc d’Escalone nommée Escalone aussi, & quand nous fusmes au logis, mon aueugle me donna vn peu d’andouille pour roustir. Puis quand il eut magé le pain engressé du degout d’icelle, me donna vn double, pour luy apporter du vin de la tauerne. Adonc le Diable (qui comme lon dit faict des hommes larrons) me mit l’occasion deuant les yeux pour le troper : car aupres du feu estoit vn naueau court, grosset, & flettry, lequel casuellemet auoit esté getté là, pource qu’il n’auoit rien valu pour cuyre au pot. Et comme nous deux alors fussios seulz, ioint aussi que i’auoye vn enragé appetit, à cause de la sauoureuse odeur de l’adouille, de laquelle seulement auoye desir de participer, sans auoir esgard à ce qui en pourroit auenir, postposant toute crainte, executay mon desir : Car tandis que l’Aueugle cherchoit le double en sa bourse, ie tiray l’andouille, puis tout soubdain en lieu d’icelle embrochay ce flettry naueau. Lors mon pauure maistre, si tost qu’il m’eust donné l’argent commeça à tourner la broche au feu, rotissant celuy qui pour ses demerites auoit eschappé d’estre bouilly. Et m’en allant querir du vin, i’euz mangé incontinent mon andouille. Et quand ie fus reuenu, trouuay mon poure Auueugle exprimant ce malostru naueau entre deux leches de pain, qui ne s’en estoit encores auisé, pour ne l’auoir tasté auec les mains. Or comme depuis il mordit dans ce pain auec belles dents, pensant mordre en ladicte andouille, se trouua aussi froid que le naueau. Dont forcenné de rage me le monstrant dit: Lazare, qu’est cecy. miserable que ie suis dys-ie! Ne coulpez vous de quelque chose? Ne viens ie pas de querir du vin? quelqu’vn doibt estre venu icy qui l’a faict pour se truffer de vous. Non non, cela n’est pas vray, dit-il : car ie n’ay point abandonné le haste de la main. Lors ie commençay à iurer, voire pariurer que i’estoye innocent du faict. Mais cela ne me proufita rie : pource qu’aux finesses de ce mauuais Aveugle chose n’estoit cachée. Dés incontinent se dressa en pieds, & me prenant par la teste, s’approcha pour me flairer : si cogneut mieux que n’eust faict vn Chien couchant à mon haleine que l’auoye mangé. Et pour mieux s’informer de la verité en la grande fascherie qu’il estoit, m’ouurit la bouche plus que de droicture, & tout hors de sens me mettoit dedans son long, & affilé nez, mesmes à celle heure, qu’il estoit creu par l’ennuy d’vne grand paume, tant que le bout d’iceluy m’entroit iusque au gousier. En sorte que tant pour la crainte que i’euz, (& pource que l’andouille en si peu de temps encores n’estoit rassise en l’estomach) comme principalement pour la turbation qui me vint à cause de ce grand nez, ie demouray presque suffoqué. Aussi toutes ces choses iointes furent cause, que ma gourmandise fust descouuerte, & que l’adouille tornast à son maistre, pource que mo malheureux estomach fust tat alteré, auant que ce mauuais Aueugle tirast ce villain nez de ma gorge, qu’il luy rendit le larrecin. Tellement que son nez, & la mal maschée andouille saillirent ensemble de ma bouche par belle compagnie. Helas si ie fusse alors enterré, veu que i’estoye desia mort! Le courage de ce peruers estoit si desordonné, que si lon ne fust venu à mon ayde il m’eust osté la vie. Lon m’arracha de ses mains, lesquelles estoiet pleines de si peu de poil des cheueux qui me restoient. Le visage esgratigné, le derriere de la teste & le col tout escorchez : ce qu’il meritoit mieux que moy, eu esgard que par sa meschanceté ces afflictions me venoient. Le faux villain cotoit à tous ceux qui venoient là mes defortunes, non seulement vne, mais vne & deux foys, tant celles du pot, & raisin, comme ceste derniere. La risée de tous estoit si grande, que tous ceux qui passoient par la rue estoiet cotrains entrer voir la feste. Aussi le bo Aueugle recitoit mes affaires par si bonne grace, & belle gaudisserie, qu’il me sembloit à moy mesmes que ie luy faisoye grad tort, iaçoit que ie plorois pour la douleur qui me pressoit, si ie ne rioye come les autres. Or ce pedãt me vint en memoire vne couardise, & faute de cueur mienne, dot i’estoye pire qu’enragé. Ce fut pour ne luy auoir coupé le nez, puis qu’il m’estoit venu si à propos, que i’estoye en my chemin : car en serrant seulement les dents il fust demouré chez moy. Et certes ie croy, que pour estre le nez de ce meschant, mon estomach l’eust mieux sceu retenir que l’andouille, d’autre part ne se trouuant peu nyer la demande. Et pleust à Dieu que ie l’eusse fait, car il n’en fust ny plus ny moins. L’ostesse, & ceux qui estoient presens, depuis nous firent amys. Et lauerent mes playes auec le vin que i’auoye apporté, pour le souper de ce mauuais Aueugle, lequel sur ce caquetoit mille gaudisseries, si disoit : Ce valet me fait plus de gast en vin, & lauatoires au bout de l’an, que ie n’escauroy boyre en deux. Et me disoit : Lazare, tu es plus tenu au vin qu’à ton pere, car posé que celuy t’ayt doné vne foys la vie, celuy te l’a restituée plus de mille. Et à ce propos contoit combien de foys il m’auoit nauré. & rompu le visage, & comme incotinet i’estoye guery par le benefice du vin. D’auantage Lazare disoit-il. Ie te promets que si quelqu’vn a d’estre bienheureux en vin ce sera toy. Dont i’estoye pire qu’enragé, & ceux qui me lauoient ne se pouuoiet tenir de rire. Or sa pronostication ne fut vaine. Aussi dés lors me vient plusieurs fois en memoire, car sans doubte il auoit quelque esprit de prophetie. Et par ce desplait des fascheries que ie luy fis encores qu’à bon droit : Considerãt ce qu’il m’auoit dit ce mesme iour estre ny plus ny moins aduenu, come ouyrez cy apres, qu’il l’auoit prophetizé. Ayant veu les risions que ce maling faisoit de moy, deliberay le laisser de tout points. Au moyen dequoy le ratifiay comme ie l’auoye pourpensé, à cause de ce dernier tour qu’il me fit. Or le cas aduint ainsi : le lendemain matin alasmes par la ville à demander l’aumosne, encores qu’il pleut tout le iour, comme auoit pleu toute la nuit. Mais en ce village auoit des appendins aux maisons, soubz lesquelz il alloit, disant ses Oraisons, afin de ne nous mouiller point. En fin comme la nuit approchoit, & ne cessoit de plouuoir, il me dit Lazare ce temps est opiniastre, & tant plus la nuit serre tant mieux pleut. Retirõs nous au logis de bonne heure. Or pour y aller auions à passer outre un ruisseau, qui couroit par la rue, & estoit creu par la grand pluie. Pource ie luy dy. Oncle le ruisseau est trop large, toutesfois s’il vous plait ie voy là vn lieu assez estroit, par ou le pourros trauerser sans nous mouiller, ains sautant le passeros à pied sec. Mon conseil luy sembla tres bon, si me dit. I’e t’aime Lazare, dequoy tu es si auisé. Meine moy donc à cest endroit du ruisseau : Car d’hyuer l’eau n’a poit de goust, mesmement aux piedz. Adonc voyant l’appareil à mo souhait, le menay aussi tost hors des estres, le conduisant vis à vis d’vn pilier de marbre, qui lá estoit, lequel & autres soustenoient les hauuents, & luy dy. Oncle voici le pas le plus court du ruisseau. Lors sans aucun delay le poure homme se fia de moy, tant pour l’hastiueté qu’il auoit pour faillir de leau, qui le perçoit iusques aux os comme mesmement, puis que Dieu en ce point l’aueugla d’entendement, afin que i’eusse occasion pour me venger de luy, & me dit : sus donc metz moy en bo endroit, & saute le premier. Aussi fis-ie, car l’ayant mis tout au droit d’vn marbre, tant qu’il me fut possible, ie sautay de l’autre costé. Et me posay derriere le dit marbre, comme celuy qui veut attendre rencontre de thoreau, & luy dy. Oncle sautez hardimet tant que pourrez, à fin de ne vous mouiller. Et à peine auoys ie acheué de luy dire, que incontinent le pauure Aueugle desia balaçoit tout son corps, comme vn bouc, & auec toute sa force, se print à courir tournat vn pas arriere de la course, pour mieux sauter. De sorte qu’il heurta si villain coup contre ce Diable de marbre, qu’il sonna aussi fort, comme si l’on eust cassé quelque grand’bouteille de courge, dont cheut à l’enuers. Et qu’est-ce cela Oncle? dis-ie vous sentistes bie l’andouille, & n’auez peu sentir le marbre : sentez, sentez. Ainsi le laissay entre les mains de plusieurs qui accoururent à son ayde, & gaignay au pied, commençant à trotter si roidement, que premier qu’il fust nuit i’arriuay à Torrijos. Depuis ne sceu, ny me chaloit de sauoir que le poure Diable deuint. CHAP.II L’autre iour ensuiuant, pensant qu’illec ie n’estoye seur, m’en allay à Maquede, ou ie me rencontray pour mes pechez auec vn Prestre, lequel en luy demandant l’aumosne me dit, si ie sauoye aider à dire messe. Ie dy qu’oy, & combien que fusse mal en ordre, vn aueugle neantmoins m’auoit enseigné mille bones choses, desquelles ceste cy estoit l’vne. Au moye dequoy ce Prestre me retint à son seruice. Or si i’auoye eschappé du tonnerre, ie tombay en la foudre : Car mon Aueugle au pris de cestuy cy estoit vn grand Alexandre, ia çoit ce qu’il fust, comme parauant l’ay deduit la mesme auarice. Somme, toute la misere du monde estoit enclose en cest autre. Ie ne say toutesfois s’il estoit ainsi auare de nature, ou s’il l’estoit deuenu en prenant l’habit. Ce prestre auoit vn grand coffre vieux fermant à la clef, laquelle il portoit pendante à vne esguillette de son saye : Et incontinent que venoit quelque pain d’offrande de l’Eglise, subit de sa propre main le gettoit dedans, n’oubliant iamais de le serrer. En sorte qu’il n’auoit rien que manger par toute celle maison, comme de coustume lon trouue aux autres, quelque lard accroché en la cheminée, quelque formage sur vn ais, ou dans un armaire, ou vne corbeille, auec quelque morceau de pain des reliesz de table : Car encore que ie ne l’eusse mangé, la veüe pour le moins m’eust conforté. Seulement auoit en vne chambre, qui ordinairement estoit fermée auec la clef, vne chaine d’oignons assez gros, desquelz il m’en donnoit ordinairemet vn, de quatre en quatre iours. Et quad ie luy demandoye la clef pour l’aller querir, si quelqu’vn estoit present, il mettoit la main en son sein par beau semblant, & l’ayat desliée me la donnoit, disant, ties,& retourne vistement, & ce pendant ne fais sinon gourmander. Ny plus ny moins que si toutes les confitures de Valence fussent gardées souz celle clef: n’y ayant toutesfois comme i’ay dit, au Diable la chose, horsmis celle chaine d’oignons, pendue à vn clou. Lesquelz il tenoit si bien contez, que si par cas d’auenture i’en prinsse plus de mon ordinaire, ie l’eusse cherement coparé. Finablement ie mourois de faim, & posé qu’il vsast enuers moy de peu de charité, si est-ce qu’il en vsoit enuers luy de quelque peu d’auantage. Car il auoit coustumierement pour disner, & souper pour vn liard de chair: vray est qu’il departoit le brouet entre nous deux, mais de la chair autant qu’il en pleut. Quant au pain pleust à Dieu qu’il m’en eust donné a demy mo saoul. Or lon fait coustume en tout ce pais d’Espagne de manger les Samedis les testes de mouton: à raison dequoy m’enuoyoit tous les Samedis en acheter vne , qui coustoit enuiron quatre deniers. De laquelle estant cuitte il mangeoit les yeux la langue, le col, le cerueau, & la chair des maschoires, lesquelles depuis me donnoit toutes nues au plat, disant. Prens, mange, gaudy, tu as mieux dequoy faire bonne chere que le Pape. Telle te la doint Dieu, disois-ie tout beau à part moy. Au bout de trois semaines que ieuz demouré auec luy, ie deuins si maigre, que ie ne me pouoye soustenir sur mes iambes, pour la grand faim que i’auoye enduré. Et vis clerement que i’estoye en grand danger de mourir, si Dieu par sa grace, auec sçauoir ne m’eussent dõné moyen aucun pour vser de mes finesses, pour n’auoir sur quoy mettre la main. Et iaçoit ce qu’il y eust heu quelque chose, il estoit impossible de le tromper, comme ie faisoye l’Aueugle, que Dieu absolue s’il est mort. Lequel mis le cas qu’il fust bien rusé, si est-ce que pour estre priué de ce sens precieux de la veüe, il ne me pouoit voir. Mais cest autre auoit la veüe, pl’ aigue qu’vn linx. Quand nous estiõs à l’offrede, le denier n’estoit à peine mis au plat, qu’il le tenoit desia eregistré. Mais ses ïeux, desquelz il auoit l’vn vers le peuple, & l’autre gettoit sur moy, luy saultoient tout ainsi en la teste, comme s’ils fussent de vif-argent. Tellemet qu’il sçauoit combien de deniers on auoit offert. Et si tost qu’on acheuoit d’offrir, il m’ostoit le plat des mains, & le mettoit sur l’autel, dond ie ne pouuoye gripper vn seul denier. Durãt le temps que ie vesquis, ou (pour mieux dire) languis auec luy, iamais ne m’enuoya à la taverne, tant seulement querir pour un denier de vin. Car si peu qu’on luy offroit le Dimenche, le mettoit en son coffre, & l’espargnoit, tellemet qu’il en auoit pour toute la semaine. Et pour couurir son auarice, disoit. Mon enfant, les Prestres doiuet estre sobres en boire, & en manger, & pour ce ne m’ose desreigler comme font aucuns. Mais le bon sire en parloit tout au rebours de la verité, car aux confraries, & mortuaires, ou il mangeoit aux despens d’autruy, il mãgeoit plus que quatre, & beuuoit cõme vn dõneur de bon iour. Mais á propos des mortuaires, Dieu me le pardonne, ie ne fus onques tant ennemy de Nature humaine, comme en ce temps là, car non seulement ie desiroye, mais aussi priois Dieu (afin de me saouler de boire, & de mãger) que chascun iour quelqu’vn mourust. Et quand nous allions administrer les saincts sacrements, mesmement l’extreme onctiõ, alors que mon maitre commandoit aux assistãs qu’ilz priassent pour le patient, seuremet, ie n’estoye des derniers en l’oraison, mais de tout mon cueur, & tres volontiers prioye Dieu, non pas qu’il ordonnast d’iceluy à sa volonté (comme est la coustume de prier) sinon tant seulement qu’il l’ostast de ce monde. Et si quelqu’vn d’eux eschappoit i’estoye (dequoy ie crie mercy à Dieu) en bransle de le donner au Diable, plus de mille fois. Et au contraire, celuy qui se mouroit auoit esté par moy autres tant de foys recommandé a Dieu. Or durant le temps que ie demouray auec luy, que fut enuirõ six moys moururent seulement vingt personnes, & encores ce fut à mon aueu, ou pour mieux dire à cause de mes oraisons : car Dieu voyãt la mort enragée que ie souffroye incessament, prenoit plaisir, au moins ce m’estoit auis, à les oster du monde pour entretenir ma vie, veu que pour lors ie ne pouuoye trouuer autre remede à mon mal : & que ie viuois seulement les iours que nous auions mortuaire. Et ie le sentoys beaucoup plus que les autres qui n’en auoiret point, pource que i’estoys accoustumé à faire bonne chere, quand me falloit retourner à ma faim ordinaire. Finablement ne pouuant trouuer remede à mon mal, fors qu’en la mort, laquelle pource que ie ne l’auoye point, combien que touiours elle fust auec moy, ie defiroys pour moy aucune foys, aussi bien comme pour les autres. Ie deliberay plusieurs foys de m’en aller d’auec ce miserable maistre : toutefoys ie chageoys de propos pour deuz raisons. L’vne, pource que ie desconfioys de mes iambes pour la grande debilité qui de la faim leur estoit prouenue. L’autre, que ie reduysoys en ma memoire mes deux maistres, le premier desquelz me faisoit mourir de faim. Lequel ayant laissé, auoys rencontré cest autre, qui de ce mesme mal aussi me tenoit sur le bort de la fosse. Au moyen dequoy faisoys conte, que si ie laissoys ce second, & i’en rencontrasse vn tiers qui fust pire que les deux autres, me faudroit mourir necessairement. Cognoissant donc seurement, que le troisiesme degré seroit pire que les deux autres, tellement que Lazare seroit tantost mis en oubly, sans que iamais lon parlast de luy au monde, determinay de ne me bouger d’auec luy. Or estant en si grade affliction (que Dieu par sa grace deliure tout fidele Chrestien de semblable) que mon cas sans que i’y sceusse donner ordre alloit tousiours de mal en pis. Vn iour (ce mien malostru, mauuais, & miserable Maistre estant sorty de la maison) vn chauderonnier passa par deuant nostre porte, lequel sans faute deuoit estre quelque Ange ainsi deguisé, que Dieu m’auoit enuoyé, & me demanda si ie vouloys faire rabiller quelque chose. Adonc ie disoys apart moy : vous auez assez que radouber en moy : & si seroit bien tant que vous poriez faire de me racoustrer. Toutefoys comme alors n’estoit loysible employer le teps en farceries, luy dis par inspiration diuine : Oncle, i’ay perdu la clef de ce coffre : dont i’ay peur que mon Maistre me fouëtera. Ainsi Dieu vous garde, que cherchez entre celles que portez, s’il y en a aucune qui le sceut ouurir, & elle vous sera bie payée. Incontinent ce bon homme, comme i’ay dit, qui sans faute estoit quelque bon ange, se a esprouuer vne clef, & autre, de celles qu’il portoit en sa trousse, & ce pendant ie luy aydoye auec mes pauures oraisons. En sorte que sans y prendre garde, il ouurit ce grand coffre. Dont ie fus si aise qu'il me sembla veoir la face de Dieu (comme on dit) voyant les pains qui estoiet dedans, ie luy dis, Oncle ie n’ay point d’argent pour payer vostre clef, toutefoys s’il vous plait, prendrez la votre payement. Adonc il prit vn pain des plus beaux, & me donnant la clef s’en alla trescontent, & ie le demouray encores plus que luy, ia oit que ie ne touchay en rien pour lors, a fin en partie que la faute ne fust si tost congnue, en partie aussi pour ce que ie me vis estre seigneur de si grand bien : car m’estoit auis, par le moyen de ceste clef, que la faim ne s’oseroit approcher de moy. Si tost apres, voicy venir mon miserable maistre, lequel toutefoys (mais aussi Dieu le vouloit) ne se print garde du pain, que le chauderonnier auoit emporté. Le lendemain matin i’ouury mon paradis de pains, desquelz en prins vn vn auec belles mains, & belles dents, de maniere qu’en deux parolles le fis inuisible. Puis commencay aussi tost que i’eus serr´r le coffre a balyer allegremet la maison, pour ce qu’il m’estoit auis que des la en auant pourroye remedier a ma pauure vie. Ayant passé ce iour, & l’autre ensuyuant ioyeusement, ma fortune me fut si contraire, que le bien ne me peut gueres durer : Car droitement le troisieme iour ensuyuant me vint la fieure tierce, pource que ie vy, celuy qui me tuoit de faim, a heure non accoustumée fouiller, chercher, conter & reconter les pains dudict coffre. Et ia-soit que ie contrfaisoye de ne le veoir point, si prioye ie toutefois Dieu & disoye en mes Oraisons secretes : Sire saict Iean aueuglez cest homme. Or apres auoir demouré long temps contant lesdicts pains, il fit encores conte par ses doigts, puis me dit : Si ce n’estoit qiue ce coffre est en bonne seureté, ie diroye que le nombre de ces pains est diminué. Neautmoins d’icy en auant veux tenir bon conte d’iceux, pour fermer l’huys pour peur de soupcon. Il y en demeure neuf, & vn quartier telles nouuelles te doient Dieu, dy-ie apart moy. Aussi pour le seur il me fust auis qu’en disant cela il m’eust percé le cueur tout outre auec vun fagette. Et a l’instant l’estomach me commenca a chatouiller de faim, voyant luy estre force retourner a la diete deuanciere. Depuis quad mo maistre s’en fut allé i’ouury ledict coffre, pour me conforter, & voyat les pains, desquelz ie n’osois manger, les conteplois, & contois, pour veoir si ce miserable se seroit point mesconté : toutefois ie trouuay le conte plus rond, que ie n’eusse voulu de la moitié, d’autant que ie n’en tirois autre prifit, horsmis les baiser mille fois. Ie coupay vn peu de l’entamé, le plus subtillement qu’il m’en fut a moy possible, par le mesme fil qu’il auoit esté coupé au parauant, & auec ce passay ce iour, non toutefois tat allegrement comme le deuant. Or pour ce qu’auois faict estat ces deux ou trois iours de manger beaucoup de pain, l’appetit me croissoit en l’estomach, en sorte que ie mourois de faim. Au moyen de quoy incontinent que i’estois seul, faisois estat d’ouurir & serrer ce coffre, contemplant ce pain comme Dieu. Toutefois Dieu qui secourt tousiours aux affligez, me voyat en telle necessité, me reduit vn petie remede a la memoire : Ce fut que ie pensois apart moy. Ce coffre est vieux, & brisé par plusieurs endroits, & ia- soit que les trous sont petits, si est-ce qu’il pourra penser que les ratz sont entrez dedans, & auront dommagé le pain. Aussi d’en tirer vn tout entier, il ne se peult faire, sans que celuy, qui en si grande mal’heurté me faict languir, s’en prenne garde. Cecy bien se souffre, disoys ie lors egratignant le pain sur vne nappe qui la estoit d’assés petite valeur : comme si vne souris eust passée. De sorte que prenant l’vn, & laissant l’autre, ie diminuay vn peu de trois, ou quatre. Apres (comme qui mange dragée) le mangeoys, allegeant vn peu mon estomach. Toutefois quand il vint disner ouurit le coffre, & aussi tost cognoissant le gast, estima sans doute que les rats l’eussent faict : car ie l’auoye proprement cotrefaict, tout ainsi qu’ilz ont accoustumé de faire. Et par ce il visita le Coffre d’vn bout a l’autre : Auquel trouua certains trous, dont soupconna iceux auoir par la entré. Si m’appella, disant Lazare, regarde, regarde la perfecution aduenue ceste nuyt sur nostre pain, Adonc ie fy l’esbay, luy demandant que ce pouuoit estre. Que seroit ce dit il? Souris qui ne laissent chose entiere. Et ce pendat nous mismes a table, & Dieu voulut que ie fusse mieux liuré, car il me donna plus de pain que la mesure accoustumée, coupat tout a lentour auec vn couteau ce qu’il pensoit que les ratz auoiet touché, & me disoit : Mage hardiment cela, car les ratz sont netz, iacoit que i’augmentay ma portio, par le labeur de mes mains, ou pour mieux dire de mes ongles, si est ce que nous acheuasmes de disner, quand a peine i’auois bien commencé. Tost apres me suruint vn autre sursaut : Car ie le vy trop curieux a oster les cloux des murailles, & chercher petites planchetes de boys, auec lesquelles il serra tous les trous de la vieille Arche. Oseigneur Dieu dy-ie alors, a combien de fortunes, perilz, & calamitez, sont subietz les viuans. Et que de courte durée sont les delices de nostre peneuse vie. Me voicy que ie cuidoie, d’icy en auant par triste moie remedier, & soulager ma misere. Mais lors que i’estoie demy content, & de bonne auenture, mo malheur n’y voulut accorder, lequel esueilla ce mien auare maistre, le faisant plus diliget, qu’il n’estoit de son naturel : posé q telles ges pour la plus grad partie tousiours sont solliciteux : car codanant les troux du coffre, fermoit la porte auec mo allegresse, & l’ouuroit auec ma peine. De ceste maniere me coplaignoy, tandis que le nouueau, & curieux Charpentier à force clox, & planchetes, mit fin à son oeuure, & qu’il dit:A ceste heure faux villains ratz ie croy qu’il vous faudra changer de propos, car ceans ferez bien peu de profit. Or apres qu’il s’en fut allé, ie regarday sa besongne, & trouuay qu’il n’auoit laissé au pauure vieux coffre vn trou tant seulement par lequel sceut entrer vn Mouscheron. Toutefois, sans espoir de profit ie l’ouury auec ma clef inutile. Et voyant les deux, ou trois pains entamez; lesquelz il auoit pensé estre ratonnez, ie prins encores d’iceux vne misere, les touchant superficiellement, à faço d’vn dextre d’escrimeur. Or comme la necessité, qui pour lors me tenoit saisy, soit tant grad maistresse, nuit, & iour ordinairement me faisoit penser au moyen, & remede qu’il me falloit vser pour entretenir ma pauure vie: & estime que pour l’excogiter, la faim me monstroit le chemin, aussi par icelle, comme on dit, l’entendement deuient plus plus aigu. Ce qu’aduient tout au contraire par trop grande repletion, & ainsi pour le seur, ie l’ay experimenté en moy. Or estant vn soir pensif sur cest affaire, chechant moyen de tirer quelque profit dudict coffre, voyant que mon maistre dormoit, au mois par son ronflement, & grand soufflement le monstroit, me leuay bien adroit, & come i’eusse pourpensé le iour, ce que i’auoie à faire la nuit, laissay vn vieux couteau qui trainoit par la maison, en lieu ou ie le peusse trouuer au besoing, & m’en allay droict vers le malostru coffre. Lequel par la partie que m’auoit semblé seroit de moins de deffence, i’assailly auec mon couteau aui me servoit de forest. Lequel à cause de sa vieillesse estoit non seulement sans force, & sans ceur, ains tresdoux & vermollu. Par ainsi se rendit incontinent, & consentit luy estre faict (ce croy ie afin de me secourir) vn grand trou. Cela faict, ouury bie adroit le coffre nauré, & ayant cogneu par le tastement, le pain entamé, fis comme i’ay deduit au parauant. Et par ce moyen estant vn peu reconforté, apres l’auoir fermé, m’en retournay sur ma paille:sur laquelle ie reposay, & dormy vn petit, voire à grand peine, pource à mon auis que i’auoye trop peu mangé, & sans doubte cela le faisoit, & non autre chose:car pour certain les pensers du Roy de France ne me destourboyent mon sommeil. Le lendemain monsieur mon maistre ayant veu la dommage que i’auoye faict, tant au pain, qu’au coffre, commença à donner au Diable les rats, disant. Qu’est cecy? ie n’ay onques veu souris ceans iusques maintenant, & sana doubte deuoit estre vray:Car si maison en tout le Royaume deuoit estre privilegiée d’iceux iustement, celle deuoit estre par raison:car ilz n’ont accoustumé frequenter les lieux ausquels il n’y a rien manger. Il retourna de rechef à chercher cloux, & tabletes par la maison, pour fermer le pertuys nouuellement faict. Mais la nuit venue, si tost qu’il dormoit i’estoye au pied auec mon oustil:tellement que tant qu’il en serroit le iour,autant i’en ouuroye la nuyt. Finalement l’vn & l’autre nous donnions si grand peine,que pource seurement fut faict ce prouerbe:Quand vne porte est serrée l’autre s’ouure. Aussi vous eussiez dit, qu’auios pris à tasche la toille de Penelopé car tout ce qu’il faisoit le iour ie ropoye la nuit. Tat que nous reduismes iceluy à tel estat, que qu’il l’eust voulu propremet coparer, plus tost l’eust appellé brigandine du vieux temps, que coffre, par le nombre des cloux qu’il auoit. Or quand il vit que ces remedes ne profitoient rien, il dit:ce coffre est si vieux & si vsé, si foible & si miné, qu’impossible est se defendre plus de ceste vermine. D’autre part si nous y touchons plus, il nous laissera sans garde. Et combien qu’il ne vault plus gueres, si est ce que si nous le rompons nous cognoistrons qu’il faict besoing, & me faudra, qui pis est, despedre dix ou douze solz pour en auoir vn autre. Le meilleur remede que i’y trouue, veu que celuy dequoy auons vsé iusque à present ne profite rien, c’est que tendions vne ratiere par dedans à ces maudis rats. Au moyen de quoy alla incontinent en emprunter vne. Laquelle il tenoit coustumierement armée dans ledict coffre, la languette chargée de pellures de fromage, qu’il empruntoit de ces voisins:cela estoit pour moy grande faueur, encores que ie n’auoye besoing de gueres grand sauce pour me donner appetit. Ce neautmois les pellures de fromage lesquelles ie tiroye de la ratiere, ionctement rattonnonant les pains, me faisoient grad bien. Lesquelz quand par-apres il trouuoit rattonnez, & le fromage mangé sans que le rat qui faisoit le gast fust prins, il se donnoit au Diable. Et lors il s’enquit des voisins que ce pouuoit estre, qu’il trouuoit le fromage mangé, & la languette cheute, sans que le rat qui le mageoit y demourast. A quoy les voysins respondirent, que ce n’estoit rat qui faisoit ce mal, car vne fois, ou autre il fust demouré. Et entre les autres vn d’eux luy dist. Il me souuint qu’vne Couleuure souloit venir en vostre maison, & certes le cas est fondé sur raison, que ce soit elle, car elle estant longue peut prendre l’amorce:& combien que la trapette luy tombe dessus, facilemet (pour n’entrer du tout dedans) elle se peut retirer. L’auis de ce uoisin satisfit fort à tous, mesmement à mon maistre, lequel en fut si alteré que des là en auant dormoit si legierement, que de la moindre chose qui fit bruit dans le boys il pensoit q cestoit la couleuure, qui rogeast le coffre. Et par ce des incontinent il fautoit le pied, auec vn gros basto, lequel des lors qu’on le luy eut dit, il tenoit au cheuet de son lict, & frappoit d’iceluy si villaine bastonnade sur le coffre, pour espouuanter le serpent, qu’il resueilloit tous les voisins au grand bruyt qu’il faisoit:Et quant à moy ie ne dormois de toute la nuit, car venant vers ma paille tournoit moy & elle, le dessus dessouz, pesant que la couleuure seroit en icelle cachée, ou en mo saye. Aussi il auoit esté informé que ces animaux, quelquefois cherchant la chaleur, viennent de nuit aux berceaux des enfas, voire les mordent & mettent en danger de leur vie. Ie faisoye le plus souuent, comme celuy qui dormoit, pource au matin me disoit:Ha ha Lazare, n’as tu rien senti ceste nuit? Si est ce que i’ay chassé le serpent, & crains qu’il s’ira cacher en ton lict: car ilz sont tresfroids, & cherchent la chaleur. Dieu vueulle qu’il ne me morde, disois, car ie les crains come le Diable. Il en estoit en si grande phantasie, que iamais ne dormoit tellement q la couleuure, ou pour mieux dire le couleur n’osoit ronger de nuit, ny seleuer pour aller au coffre. Mais de iour tadis qu’il estoit en l’Eglise, ou par le village, ie faisois mes insultes:lesquelz venuz à sa notice, voyant qu’il n’y pouuoit mettre ordre, il alloit come i’ay dit, toute la nuit pire que enragé & pourtant i’euz peur qu’il ne trouuast par les diligences la clef en mon pouuoir, laquelle ie mettoie dessouz la paille. A ceste raison aussi, afin qu’elle fust en plus grande seureté, ie la tenois de nuit en ma bouche. De laquelle faisois tel estat d’en faire bourse, dès le temps que demouray auec mon Aueugle, qu’il m’aduint quelque fois y tenir douze ou quinze patats tous en mailles, sans qu’il me destourbassent de macher. Aussi ie n’eusse sceu autrement iouir d’vn seul denier, que le peruers ne me l’eust trouué:car il ne laissoit cousture, ny rapiessure qu’il ne me fouillast par le menu. Et partant, comme i’ay dit, ie mettoye tous les soirs ceste clef en ma bouche, & par ce moyen dormoys sans soupçon que mo forcier de maistre me l’euste trouuée. Toutefois quand le malheur ne se peut excuser, toute diligence est pourneat, mes fatales destines (ou pour vray dire) mes pechez causeret qu’vne nuit celle clef qui estoit en ma bouche, laquelle dormat ie tenoye ouuerte, se trouua en icelle de telle sorte couchée, que mon haleine sortoit droit par le pertuys d’icelle, & siffloit si tresfort que mon estourdy de maistre l’entedoit, qui pensant que c’estoit le sifflet du serpent, (auquel sans dout deuoit ressembler) se leua tout bellemet, tenant son gros baston en la main, & au bruy du sifflet s’evint droit pas à pas à moy, afin que la couleuure ne le sentist. Or se voyant tout aupres, pensa pour certain qu’elle estoit venue en ma paille à raison de la chaleur. Au moyen de quoy hauçant de toute sa force le baston, estimat qu’elle estoit dessoubz, & qu’il luy donneroit telle bastonnade qu’il la rendroit morte, deschargea sur ma teste si puissant coup qu’il me laissa tout esperdu de mon sens, & nauré à mort. Lors ayant cogneu qu’il m’auoit frappé, par auenture pour la doleance que ie faisoit à raison de ce dangereux coup, racontoit depuis qu’il s’estoit approché de moy, & m’auoit crié pour m’esueiller, mais quand me tastoit auec les mains, sentant l’abundance du sang qui me falloit, cogneut l’outrage qu’il m’auoit fait:& parta s’en alla hastiuement querir du feu, & me trouua encores plaignant, apres qu’il fut de retour, sans auoir abandonné ma clef de la bouche. Elle estoit la moitié dehors, tout ainsi possible qu’elle estoit quad ie siffloy auec icelle. De quoy esmerueillé le Chasseur de Couleuure la regarda, & l’aiant tirée du tout hors de ma bouche plustost eut imaginé ce qui en estoit, à cause des gardes qui estoient totalement semblables à celles de la sienne. Et pour plus grande asseurace l’esprouuant, recogneut tout le malefice. Dieu sçait comme adonques disoit ce cruel chasseur, auoir trouué le Rat, & la Couleuure qui luy donnoient guere, & mangeoient son bien. Neautmoins ie ne sçauroye donner foy de ce qu’aduint de troie iours apres (pourece que i’ay deduit:&ce encor auoy ie ouir dire à mon maistre, depuis que ie fus retourné en mon sens, car il le recitoit souuentefois à tous allans, & venans. Au bout de trois iours me trouuay mieux dispos, couché sur ma paille, la teste emplastrée, pleine d’huyle, & oignemens. De quoy sorte esbahy, demanday que c’estoit. A quoy respondit le cruel. Iance font les rats & Couleures qui me destruisoiet, que i’ay chassez. A donc reduisant mes affaires à la memoire, & me voyant si mal traité, imaginay aussi tost la cause de mon malheur. Ce pendant voicy entrer vne vieille charmiere, & les voisins, qui commencerent à m’oster les bandes de la teste, & mediciner mes playes, & tresaises de me voir en bon sens, disoient:Ce ne sera rien, Dieu aidant, puis qu’il est retourné à soy. Puis illec rians, contoient de nouueau mes afflictions, pour lesquelles estois cotraint de plorer. Et me voians si transi de faim, qu’à peine me pourroient remettre en nature, peu à peu me firent manger, au mieux qu’ilz peurent. En sorte que ie me leuay estant demy guery & sans danger, mais non sans faim, le quinziesme de la date, & le seiziesme monsieur mon maistre me prenant par la main me ietta dehors. Puis quand ie fus en la rue, me dit. Lazare, d’icy en auant tu seras en ta liberté, & non pas en ma subiection:A Dieu:va, cherche maistre, car ie n’ay besoin de si diligent seruiteur en ma copagnie. Onques ne lairray à croire, que tu n’aies esté seruiteur d’Aueugle. Finablement tout ainsi comme si i’eusse esté endemonié, de peur qu’il auoit de moy, fit le signe de la Croix, puis rentra en sa maison, & poussa la porte apres luy. De ceste maniere fus contraint tirer force de foiblesse:parquoy peu apres paruins à l’insigne Cité de Tolette,en laqlle Dieu mercy ma playe se serra, & tadis q i’estoye malade, tousiours lon me donnoit quelque ausmone. Toutefois si tost que ie dus guery, lon me disoit que i’estoys vn paresseux, & pourquoy ie ne cherchoys à qui seruir: & ou, disois-ie part moy, trouueray-ie vn maistre, si Dieu nouuellement ne le creoit comme il crea le monde? Or demandat de porte en porte pour l’amour de Dieu, ie trouuay bien peu de remede, pource que defia la charité est montée au Ciel. Toutefois, Dieu me fit rencontrer auec vn Escuyer assez bien vestu, & bien ordonnez, lequel me regardant, & moy luy, dit:garçon, cherches tu maistre? Ouy monsieur, (dis-ie) viens donques quant à moy. Dieu t’a fait grand grace, dit-il, de m’auoir rencontré, & sans doubte tu as dit ce matin quelque bonne oraison. Par ainsi le suiuy rendant graces à Dieu, tat pource qu’il me sembloit homme de bie, selon sa physionomie, voire tel que i’en auoye besoin. Quand ie trouuay ce mien troisieme maistre, c’estoit de grand matin, au moyen dequoy me mena apres luy, quasi par toute la Cité. Nous passames par les places ou lon vendoit le pain & autres prouisions:dont ie pensoys, & de sirois, qu’illec me chargeat de viures, pource que c’estoit l’heure commode à ce faire. Mais il passoit de large à pas ouuert. Par auature ce pain n’est pas à son gré (disoisie) ou bien il voudra qu’en achetions en quelque autre endroit. Toutefois nous nous promenasmes ainsi iusques à onze heure qu’il entra en la grand Eglise,& mot apres,& ouyt fort deuotemet messe,& les autres diuins offices, iusques que tout fut acheué, & les ges retirez, que nous faillismes aussi, & començames à marcher le long de la rue à beau pas tendu. Quant à moy i’alloye le plus gay,& content du monde, pource que ne nous estions arretez, pour chercher à disner:car ie pensoye, que ce mien nouueau maistre estoit quelque grad personnage, qui tenoit sa maison pourueüe de logue mai, & que trouuerios le disner tout appareillé, voire tel que ie desirye, & en auoye necessité. Mais ce pendat frappa vne heure apres midy, premier qu’arriuer en vne maison, deuant laquelle mon maistre s’arreta, & moy quat & luy: & mettant sa cappe en escharpe sur l’espaule gauche, tirant vne clef de sa mache, ouurit la porte, & entrasmes dedans. L’entrée d’icelle estoit si tres-obscure,&lugubre, qu’elle faisoit crainte à ceux qui entroient leans, encor qu’il y auoit vne petie court, & mediocres chambres. Et quand nous fusmes dedas, il despouilla sa cappe, me demandant si i’auoie les mains nettes. Nous le secouismes & pliasmes, puis souffla nettement vn accoudoir qui là estoit, sur lequel il l’entreposa, Cela fait s’assit aupres d’elle, & m’interrogua fort à loisir, d’ou i’estoye & comme i’estois, arriué à la Cité. Ie luy rendy plus longue raison que ie n’eusse voulu, pour ce que l’heure me sembloit plus decente à mettre la viande sur table, & à dresser le potage qu’à faire enquestes. Neautmoins mentant le mieux que ie pouois, luy donnay bone raison de ma personne, racontana si peu de bieb qui estoit en moy, laissat à part tout ce que me sembloit n’estre pour reciter en Chambre. Apres il se teut vn petit de temps, pendant lequel ie pensay en plusieurs choses:Ioint aussi qu’il estoit quasi les deux heures apres midy, qu’il ne monstroit aucun femme de disner, que s’il eust vescu de la grace de Dieu. Dauantage i’estoye esmerueillé de ce qu’il auoit fermé la porte auec la clef sans que ie sentisse marcher en hault ny en bas ame viuante par tout leans. Et si n’auoye veu autre chose, hormis les paroys, sans qu’il y eust appuy, scabelle, banc, ny table, ny vn coffre, à tout le moins comme celuy de l’autre année. Finalement vous eussiez dit que c’estoit vne maison inhabitée. Ce temps pendant me demanda si i’auoye disné. Nen ni monsieur dyie, car huict heures n’estoient encores frappées quand c’est que ie vous ay trouué ce matin. Quant à moy, dit-il, pour matin qu’il fust i’auoye desieuné: & quand ie boy si tost, communement ie ne mange iusque à la nuit: pource passetoy le mieux que tu pourras, nous soupperos tant mieux. Vous deuz sçquoir monsieur, que quand ie louy dire ces propos, peu s’en faillit que ie ne tombasse de l’haut de moy, & ce, non pas tant pour la faim comme pource qu’euidemment ie congnoissoye fortune m’estre si contraire de tout point. Lors commençay à ramenteuoir mes trauaux passez, & larmoyer chaudement. A donc se me repretoit le discours que i’auoye fait, quand ie determinoye de laisser mon Prestre, que ie difoye, iaçoit ce que cestuy cy est chiche, & miserable, si est-ce que parauanture tu en pourras trouuer vn autre pire. Brief, là ie plouray ma penible vie passée, & ma tresprochaine mort. Ce nonobitant le dissimulay le mieux qu’il me fut possible, & dy: Monsieur, Dieu en soit loüe: ie fuis vn garçon, qui ne me tourmente gueres pour le boyre ny le manger, & qui m’ose venter entre tous mes egaux, pour l’vn des plus sobres de bouche, & tousiours estimè tel des maistres à qui i’ay seruy. C’est vne grande vertu à toy, pour laquelle ie t’aymeray beaucoup plus. Aussi soy saouler, est commun aux pourceaux, & manger reiglement est d’homme de bien. Ouy ouy monsieur, ie vous entens bien dis-ie, apart moy. En desprit de tant de remedes & profis, que ces miens maistres trouuent en la faim. Aussi tost apres ie me mis derriere la porrte, & tiray certains morceaux de pain de mon fein qui me restoient de celuy que i’auoye bribé. Mo maistre le voiat me dit: viença, qu’est-ce que tu mange? Adonc m’approchat, luy monstray trois bribes que i’auoye, desquelles il print la meilleure, & auatageuse, disant pour le seur ce pain a maniere d’estre bon. Et comment, Monsieur (dy-ie) qu’il est bon mesmement en ce temps icy: Ouy, ie te prometz qu’il est bon,dit-il. Mais ou l’as tu prins? Est-il pestry de mains nettes? De cela ie n’en sçay rien, toutefois ie le trouue fort bon. Dieu vueille qu’il soit net, dit le poure homme: & l’approchant de sa bouche mordit, en celle bribe aussi gros morceau que moy aux miennes: & disoit: Par Dieu il est tressauoureux. Quant à moy ie cogneus incotinet de quel pié il clochoit, & pour ce me hastay de manger:Car ie le veoye auec telle disposition, que s’il eust acheué premier que moy, peut estre que de sa grace se fust offert à m’aider, en ce qui me fust resté : mais i’y mis si bon ordre, que nous acheuasmes quasi en vn mesme point. Et ayant parfait, commença à secouër quelques petites mies, auec les mains qui luy estoient demourées sue la poitrine. Apres il entra en vne chambrette qui là estoit, de laquelle sortit vn pot assez vieux tout esbreché, & beut à celuy:puis me le presenta. Toutefois pour faire de l’honneste, ie luy dy. Monsieur, ie ne boy point de vin. Boy seulement, dit-il, c’est eau. Adonc ie pri le pot,& beu encores & no gueres:car la soif ne me donnoit point de peine. Nous fusmes ainsi iusques à la nuit, raisonnant des choses qu’il me demandoit, auquelles ie luy satifaisois au mois mal que ie pouois. Tantost apres entrasmes en la chambre, en laquelle il tenoit le pot, auquel nous auios beu, & me dit:Passe delà, & verras comme nous ferons ce lit, afin que tu le saches faire par cy apres. Ie me mis d’vn costé, & luy de l’autre, & fismes ce pauure lict, lequel certainement n’estoit point mal aisé à faire. Car il y auoit tant seulement sur des treteaux vne certaine entrelassure de cannes, sur lesquelles estoit le fourniment dudit lict, lequel estoit si sale, que n’eussiez sceu discerner le mattelas, ou ce qui tenoit lieu d’iceluy, ioint qu’il y auoit beaucoup mois de laine qu’il n’estoit besoing, Nous le tedismes pour l’amollir, mais c’estoit impossible, car difficilement du dur ce fait chose molle, La diablesse de paillasse, tendue sur ces cannes,estoit si vuide, qu’elle sembloit proprement l’espine d’vn dos de pourceau tresmaigre, selon que les cannes se deuisoient. Nous mismes sur cest affamé matelas, vn lodis de mesmes, duquel onques ie ne peux deuiser la couleur. Premier qu’auoir fait le lict, il fut nuit, & d’icy à la place il y a vn grand traict de chemin, d’autre part lon rencontre toute la nuit des larrons, & voleurs de cappes par ceste Cité:passons ceste nuit le mieux que nous pourrons, & de main au point du iour, Dieu y pouruoyra. Ie ne fuis point pourueu de viures pour auoir esté sans seruiteur iusques à present, ains ay vescu ces iours passez en la Cité:mais nous ferons maitenat mesnage nouueau. Monsieur (dyie) n’ayez soucy de moy, car ie sçauray bie passer vne nuit, voire plus, si besoing est, sans manger. Celà sera cause que tu viuras plus sainement (disoit-il) car come nous disions auioud’huy, il n’est rien au monde plus à propos, à qui veut viure longuement, que ne gueres mager. S’il est ainsi, disois-ie à part moy. Ie ne mourray donc iamais, pource que tousiours ay esté contraint garder ceste reigle, & par tant ie fuis fartuné l’obseruer toute ma vie. Il se coucha en son lict, faisant cheuet de ses chausses & pourpoint, & me fist coucher à ses pieds, toutefois il ne me vint point de sommeil, pource que les roseaux s’entrebattoient toute la nuit auec mes os pointus. Mais aussi ie pense qu’en tout mo corps vne liure de chair, à raison des trauaux, & de la grad’ faim que i’auoye souffert, mesmement que tout ce iour ie n’auoye que bien peu mangé. Et pour cause de la faim que i’auoye enduré, i’auoye le cerueau si vuide, que n’eusse sceu aucunement dormir. A ceste occasion ne faisois autre chose toute la nuit (Dieu me le pardonne) fors que maudire moy, & ma sinistre fortune. Et qui pis est, ne m’osant retourner de l’autre costé, de peur de le resueiller, tousiours souhaittoys la mort. Le ledemain estas leuez nettoyasmes ses chausses, pourpoint, saye & cappe, en quoy faire ie luy seuroye d’escouuette. Et apres qu’il fut vestu à son aise, & tout à loisir, & que ie luy eus baillé de leau pour lauer ses mains, il se peigna, puis mettant son espée à la ceiture me dist:Ah! Lazare, si tu sçauois quelle piece est ceste cy! Il n’est si bon marc d’or au monde qui me l’ostast. Mais aussi de toutes celles que maistre Anthoine fist, il n’en sceut onques faire autre de si bonne trempe. Et la tirant de la gueisne passoit les doits sur le fil d’icelle, disant. La vois tu? Ie gaige rongner auec elle vne poupée de laine. Et moy auec mes dets qui ne sont pas d’acier vn pain de quatre liures, disoit-ie à part moy. Puis la rengueisna & mist à sa ceinture,à laquelle aussi portoit vne chaine de grosses patenostres. Cela fait, auec vn pas mesuré & reposé, tenant le corps droit, duquel & de la teste, faisoit fort bonne contenance, guettant le bout de sa cappe tantost sur l’espaule tantost souz le bras, & mettant sa main droitte sur le costé sailli en la rue, disant. Lazare, garde bie la maison pendant que ie vay ouyr la messe: faits le lict, & apporte de l’eau de la riuiere qui est icy en bas, & serre la porte auec la clef, qu’on ne nous desrobe rie, puis la laisse derrier le gont de la porte, afin que si ie viens ce pendant, ie puisse entrer dedans. Et s’en alla, auec vn si tresbeau semblant, & maintien, que qui ne l’eusse cgneu, eust pensé que c’estoit quelque tresprochain parent de monsieur le Conestable, ou pour le moins son valet de chabre. Alors ie dy : loué soit vostre nom, mon Dieu, qui appliquez la medecine ou c’est qu’auez donné la maladie. Qui seroit celuy qui rencontreroit maintenant ce mien maistre qui ni iugeast selon qu’il va content de soymesme, qu’il soupa tresbien hier au soir, & ait dormi en vn tresbon lict, & qu¡il ait encores fort bie desieuné ce matin? Les secretz que vous ouurez Seigneur que plusieurs ignoret sont merueilleux. Qui seroit celuy qui ne seroit deceu souz ombre de si gaillarde disposition, & mediocre saye, & cappe? Qui diroit que si gentil personnage ne magea hier tout le long du iour, excepté vne bribe de pain,laquelle encores son seruiteur Lazare auoit gardée, au coffre de son sein:auql pour direvray elle ne pouuoit estre gueres nette. Qui cuideroit qu¡ilse soit essuié auiourd’huy le visage, & les mains auec le gyro de son saye, pour faute de nappe?Ie suis certain que nul le pourroit iuger, O seigneur, combien en doit-il auoir qui font des braues par le monde semblables à cestuy-cy, qui patissent plustost pour vne execrable vaine gloire, qui’lz ne seroient pour l’amour de vous! Ie demouray à la porte, reduisant toutes ces choses à ma memoire, afin que mon maistre ne trauersat vne longue, & estroite rue, que ie rentray en la maison, laquelle en vn clin d’oeil ie visitay toute de haut en bas sans m’arrester, ny trouuer en quoy. Et ayant adressé mon pauure lict, prins mon pot, & m’en allay droit à la riuiere:pres laquelle ie vis mon maistre en vn jardin, faisant du mariollet, entre deux femmes rabuffées, de celles à mon auis desquelles à Tolette en y ha assez, & plusieurs d’elles font estat de s’en aller là predre la frecheur, & desiuner toutes les matinées d’esté sur le frais bort de l’eau, sans y rien porter, toutesfois, comme asseurées qu’il ne deffaudra quelcun qui leur en donne, si lon les trouue à ce accoustumées, & principalement les ieunes galans de la Cité. Or il estoit (comme i’ay dit) au milieu d’elles, deuisant, & faisant le braue, par plus belles & douces parolles qu’onques n’en escriuit Ovide. Et quand elles virent qu’il estoit defia conuaincu, sans honte aucune,luy demanderent à desieuner, iont aussi le payemet couctumier. Toutesfois, comme il se sentit aussi froid de bourse, comme chaud d’estomach, deuint si peneux, qu’il ne luy demeura goutte de sang en tout le corps, ains begueoit en son parler, & alleguoit excuses veines. Parquoy elles qui deuoient estre rusées & effrontées, cognoissans sa maladie, le placquerent là pour tel qu’il estoit. Et tandis ie mangeay lá certains trumeaux de choux, desquelz ie desieunay en mois de rie. Et comme mon nouueau seruiteur, sans que mon maistre me vist, retournay à la maiso, de laquelle laissay à balier vne grande partie, qui bien en auoit besoin, pour faute de balay. Et ne sachat que faire, me mis à penser en quoy ie pourroye m’occuper. Dot ie trouuay bon d’attendre mon maistre, iusques à midy, & si parauenture il apportoit quelque chose, que le magerios quad il viendroit: pource ie l’attendi, mais ce fut pourneant: car desia estoient deux heures du soir, qu’il n’estoit encores venu. Or cme la fin me pressoit, ie serray la porte, & laissay la clef ou c’est qu’il m’auoit comadé, auec vne basse & triste voix