Introduction (Fichier pdf, 205 Ko)

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[« Oubli et mémoire », Elvire Diaz]
[ISBN 978-2-7535-1261-0 Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr]
Introduction
La tension entre mémoire et oubli semble caractériser la société espagnole
depuis une vingtaine d’années. Après la Transition démocratique et son discuté
et sans doute discutable « pacte du silence », la récupération de la mémoire du
passé – Guerre civile et Franquisme –, ne cesse d’être revendiquée. La modalité
littéraire, comme les autres secteurs, s’est emparée du sujet, d’autant que la
littérature espagnole contemporaine accorde une place essentielle au référent
historique récent (Seconde République, Guerre civile, après-guerre, Transition)
dans l’écriture, notamment le roman depuis l’époque de la Transition.
Les travaux de l’hispaniste canadienne Maryse Bertrand de Muñoz ont cherché précocement à inventorier les publications sur la Guerre civile, ouvrant
ainsi la voie à la recherche sur la présence du conflit dans le roman, depuis
La Guerre civile espagnole dans le roman européen et américain (Paris, 1962)
et Bibliographie du roman de la Guerre civile espagnole (Montréal, 1968). Dans
son ouvrage en trois volumes : La guerra civil española en la novela. Bibliografía
comentada (Madrid, Porrúa, t. I, t. II, 1982, et t. III, 1987), elle a catalogué et mis
en fiches cette production romanesque historique en indiquant titre, résumé,
personnages, idéologie, lieux. À l’en croire, entre 1939 et 1975, il y aurait environ 700 romans publiés sur la Guerre civile. Le tome III, Los años de la democracia (1987), étudie l’ensemble de la production de la décennie 1976-1985, soit
160 romans dans différentes langues, dont 100 romans espagnols.
Ce champ de recherche sur l’écriture et l’Histoire dans le monde hispanique a été approfondi depuis par des colloques et des ouvrages fondamentaux, notamment ceux publiés par Jacqueline Covo (Las representaciones del
tiempo histórico, 1994 et Historia, espacio e imaginario, 1997), par Jacques
Soubeyroux (Histoire et fabulation, 2000) et par Annie Bussière-Perrin (Le roman
espagnol actuel. Pratique d’écriture, 2001). Des livres collectifs consacrés plus
précisément à l’écriture de la mémoire du Franquisme ont suivi comme celui
de Marie-Claude Chaput sur le mouvement guérilléro, Maquis y guerrillas antifranquistas. Historia y representaciones, en 2004 et à la mémoire littéraire de la
Guerre civile comme les actes du colloque « L’héritage de la Guerre civile dans
les créations littéraires, 1975-2000 », organisé en mars 2005 par le Département
d’espagnol de l’université de Clermont-Ferrand. Il a donné lieu à la publication
d’un livre copieux : La guerre d’Espagne en héritage. Entre mémoire et oubli (de
1975 à nos jours), sous la direction de Danielle Corrado (Presses Universitaires
Blaise Pascal, 2007). Maryse Bertrand de Muñoz, notamment, y a actualisé ses
recherches avec une communication sur : « La Guerre civile espagnole et la pro7
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duction romanesque des quinze dernières années face à celle de la Transition. »
Sans compter la quantité d’essais espagnols publiés sur cette création littéraire
historique publiée depuis la Transition. Parmi les plus récents, nous citerons
celui de l’universitaire Antonio Gómez López Quiñones, qui s’est intéressé
à l’analyse thématique de cette production dans son ouvrage La guerra persistente. Memoria, violencia, utopía : Representaciones contemporáneas de la
Guerra civil española (Vervuert, 2006), celui d’Ana Luengo, La encrucijada de la
memoria. La memoria colectiva de la Guerra civil española en la novela contemporánea (Berlin, Tranvía, 2004) et de Javier Gómez Montero, Memoria literaria
de la Transición (2007).
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UNE QUESTION DE CHIFFRES
La Guerre civile a donné lieu à des milliers d’ouvrages. Maryse Bertrand
de Muñoz indique que la publicistique sur la Guerre civile depuis 1939 dépasse
aujourd’hui les 40 000 titres, qu’il s’agisse de textes historiques, politiques,
sociologiques, de mémoires et autres genres non fictifs, et de romans, de tous
pays 1. Angel García Aller précise qu’entre 1939 et 1985 il y eut 22 000 livres
publiés dans diverses langues sur la Guerre civile et sur ses conséquences 2,
chiffres repris par Manuel Pérez Ledesma :
« Casi setenta años después del comienzo de la Guerra civil, con más
de veinte mil libros publicados sobre ella, las recientes polémicas sobre sus
causas y desarrollo han vuelto a poner de manifiesto la falta de acuerdo entre
quienes se dedican a escribir sobre el conflicto 3. »
De son côté, Mercedes Yusta indique qu’entre 1975 et 1995 plus de
3 500 livres, articles ou monographies sur la Guerre civile ont vu le jour 4.
En ce qui concerne le roman espagnol, plus d’un millier de titres (environ
1250) ont été publiés sur le thème depuis 1939, mais cet inventaire n’établit pas
de catégorie pour dissocier la guérilla. Dans cette production, pour la décennie
1976-1986, Maryse Bertrand Muñoz a recensé environ 250 romans, puis en 19851995 : 100 à 125 et depuis 1995, plus de 200 romans sur cette période sont parus.
Elle observe : « depuis 1995 nous sommes face à une recrudescence incroyable
de la production, après une dizaine d’années de tendance à l’oubli 5 ».
Nous observons un double déplacement temporel car si la période de la
Guerre civile, comme cadre et sujet de réflexion, a retenu toute l’attention de
nombre de romanciers dès la mort de Franco, depuis la Transition c’est le
1 Maryse BERTRAND-MUÑOZ, in Danielle CORRADO (Éd.), La guerre d’Espagne en héritage, ClermontFerrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2007, p. 31.
2 Angel GARCÍA Aller, in Danielle CORRADO (Éd.), op. cit., p. 448.
3 Manuel LEDESMA PÉREZ, « La Guerra civil y la historiografía », in Santos JULIÁ, Memoria de la guerra
y del franquismo, Taurus, 2006, p. 101.
4 Mercedes YUSTA, in Danielle CORRADO (Éd.), op. cit., p. 58.
5 Maryse BERTRAND-MUÑOZ, in Danielle CORRADO (Éd.), op. cit., p. 31.
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Franquisme que les jeunes (et moins jeunes) écrivains mettent en scène. De
la transmission de la mémoire directe de la guerre par les témoins puis par les
enfants des acteurs, l’écriture est passée à la récupération d’une mémoire plus
personnelle, récente et durable par les petits-enfants : celle du Franquisme. Les
historiens ont insisté sur cette « mirada del nieto », tels Mercedes Yusta 6 ou
Santos Juliá 7, idée reprise par les écrivains. Pour Almudena Grandes (née en
1960) dont le roman, au titre machadien, El corazón helado paru en février 2007
sonde aussi l’état des mémoires, on est passé « de la memoria de los hijos a la
de los nietos » ; ce saut générationnel, elle l’explique ainsi :
« Al llegar a la edad adulta, los nietos se sienten más vinculados a sus
abuelos que a sus padres en el delicado territorio de la identidad. En España, la
historia reciente ha afilado los instintos paradójicos de la óptica y la genealogía
para crear en este momento un escenario sentimental e ideológico que hace muy
poco tiempo era impensable. ¿Qué está pasando ahora mismo ? […] Los nietos,
biológicos o adoptivos, de los republicanos del 31 nos hemos hecho mayores.
Somos la primera generación de españoles, en mucho tiempo, que no tiene
miedo, y por eso hemos sido también los primeros que se han atrevido a mirar
hacia atrás sin sentir el pánico de convertirse en estatuas de sal 8. »
À son tour, Alfons Cervera fait la même remarque sur cette « generación de
los nietos y nietas de la República » :
« Esa generación no admite componendas interesadas con el olvido :
quiere saber. Esa generación que anda por los treinta años – un poco más, un
poco menos –, ha superado el miedo, la vergüenza, el sentido de la humillación
que le transmitieron sus antepasados. Y quiere conocer lo que pasó, en dónde
andan los restos de sus abuelos […]. Y no hay presente posible, ni futuro, sin
que antes hayamos saldado aquellas cuentas desde la dignidad que concede el
conocimiento de los hechos 9. »
Notre étude du roman « historique » ou historisant publié depuis la Transition
ne peut prétendre à une analyse exhaustive puisque les chiffres (statistique
ISBN) donnent une moyenne de 60 000 livres publiés par an en Espagne, dont
3 000 romans, dont plusieurs centaines sont à caractère historique et sur la
période contemporaine. Les histoires littéraires, comme celles de José Carlos
Mainer, de Santos Alonso, se chargent très régulièrement d’établir des synthèses sur la production romanesque.
6 Mercedes YUSTA, in Danielle CORRADO (Éd.), op. cit., p. 58.
7 Santos JULIÁ, « Echar al olvido. Memoria y amnistía en la transición a la democracia », Claves de
Razón Práctica, n° 129, 2003, p. 14-24 (p. 23) et Memoria de la Guerra y del Franquismo, op. cit.,
p. 27-77.
8 Almudena GRANDES, « Razones para un aniversario », El País, 25/3/2006.
9 Alfons CERVERA, « Las voces, las suyas, las de antes », in Jean ORTIZ, Rouges : maquis de France et
d’Espagne, Atlantica, 2006, p. 40.
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Outre les romans historiques sur des époques plus anciennes comme ceux
d’Arturo Pérez Reverte (sur la Guerre d’Indépendance, avec La sombra del
águila, Trafalgar, etc.), de Juan Manuel de Prada (Las máscaras del héroe, 1996
et La tempestad, 1997) ou de Eduardo Mendoza (sur la Barcelone du début du
XXe siècle, La ciudad de los prodigios, 1986), c’est surtout l’histoire espagnole
du XXe siècle, donc les périodes de la Seconde République, de la Guerre civile,
du Franquisme et depuis peu de la Transition 10, qui inspire les auteurs de toute
génération. En 1986, à côté du jeune Antonio Muñoz Molina, né en 1956, qui
publie son premier roman, Beatus Ille, on trouve les anciens, Cela, Delibes ou
Marsé (377, A madera de héroe, Mazurka para dos muertos, Un día volveré).
Cette production littéraire référentielle présente des caractères récurrents,
notamment l’utilisation du modèle de la quête ou de l’enquête, le choix d’un
référent historique récent et une forte présence de l’intertextualité, c’est-à-dire
deux approches de l’extra-textualité. Parmi ses nouveaux thèmes, la mémoire
de la guérilla antifranquiste apparaît dans les années 1980. Lié au mouvement
de récupération de la mémoire historique, le thème devient crucial à l’heure où
les derniers témoins disparaissent.
Pour analyser en profondeur l’écriture de la résistance antifranquiste dans
le roman espagnol depuis la Transition démocratique, nous verrons quels sont
les auteurs, les œuvres, les genres, les thèmes et la vision de l’histoire dans la
création littéraire espagnole de ces vingt-cinq dernières années. Nous nous proposons d’étudier notamment le roman de la guérilla depuis la Transition, à travers trois romans significatifs, Luna de lobos (1985) de Julio Llamazares, Maquis
(1997) d’Alfons Cervera et La voz dormida (2002) de Dulce Chacón, qui offrent
une cohérence axiologique autour de la figure duelle du guérilléro (victimehéros) et de la place des femmes, dans une diversité de pratiques textuelles.
Pour mener à bien ce travail, nous procéderons d’abord à une réflexion générale sur la définition et le rapport de l’histoire et de la mémoire puis sur la question de la « mémoire historique » depuis la Transition. Ce syntagme décrié, fait
d’un oxymore, est devenu une expression usuelle en Espagne depuis quelques
années. Nous nous intéresserons ensuite à la place du roman historique et du
roman de la guérilla dans la production littéraire depuis la Transition, ce qui
nous conduit à nous interroger sur les caractéristiques de l’écriture historique.
Comment se fait le travail de représentation ? Quelles sont les modalités de
la transmission du passé, la représentation des faits, la place de la mémoire ?
Quels sont ses objectifs : utiliser la matière historique comme toile de fond
ou comme élément structurant, procéder à un travail sur la mémoire en vue
d’une catharsis, de l’oubli ou d’une récupération, par l’escamotage, la révision,
le brouillage, un nouveau pacte de lecture, le rôle de l’intertextualité ? Nous
nous intéresserons aux causes de l’essor de ce genre depuis 1985, en le mettant en rapport avec la production historiographique contemporaine et avec
le contexte de la Transition et de la démocratie. Implique-t-il une révision du
10 Carlos X. ARDAVÍN, La transición a la democracia en la novela española. Los usos y poderes de la
memoria en cuatro novelistas contemporáneos, Lewiston, The Edwin Mellen Press, 2006.
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processus de la Transition, une remise en cause du régime actuel, une revendication républicaine ?
Dans un article publié en 2006 dans El País, à l’occasion de la célébration des
75 ans de la Seconde République, Almudena Grandes répondait indirectement à
cette question. Observant la forte mobilisation idéologique, voire la crispation,
de la société espagnole, comme certains groupes politiques elle aussi revendiquait de transmettre l’héritage de la Seconde République, considéré comme le
fondement de la démocratie espagnole actuelle :
« La II República se perfila en la nitidez que da la distancia como un
ejemplo moral, un modelo de dignificación de la vida pública, un limpio ejercicio de la política entendida como el compromiso de guiar a un pueblo hacia
su futuro. Sus valores resultan no sólo admirables en la lejanía, sino imprescindibles en nuestra realidad actual. El debate político de hoy mismo gira alrededor
de algunos conceptos, como el laicismo, la defensa de los espacios públicos, el
modelo de Estado, la perspectiva federal, el impulso de la investigación científica
o la promoción de la mujer, que centraron el debate republicano. Han pasado 75
años, pero esa cifra no mide el estancamiento, sino el retroceso. El vínculo que
establecen los nietos con sus abuelos en el terreno de la identidad, se concreta,
aquí y ahora, en una reivindicación que no tiene tanto que ver con la memoria del
pasado como con la que nosotros mismos legaremos a nuestros descendientes.
[…] No lucharon en vano, porque nosotros estamos aquí. Y nosotros somos la
memoria de su futuro 11. »
La floraison de romans de la mémoire historique répond manifestement
à un désir de connaissance historique et de réappropriation de la mémoire,
indissociable de la formation de l’identité personnelle et nationale collective.
Mais signifie-t-il pour autant une prise de conscience politique ou au contraire
est-il le reflet du désenchantement et de la dépolitisation par la création de
mythes (révolutionnaires) ou par la démythification (comme dans Beatus Ille,
Beltenebros, Si te dicen que caí, El embrujo de Shanghai) ? Peut-être est-ce une
thérapie pour aller de l’avant, comme le dit Almudena Grandes, dans son article
consacré à la célébration des 75 ans de la Seconde République :
« La II República […], sobre los obstáculos que tuvo que vencer y los
errores que pudo cometer, fue también la gran oportunidad de este país. Ya es
hora de reconocerlo. España no puede seguir viviendo siempre como si aquí
nunca hubiera pasado nada, no puede afrontar la modernidad actual sin contemplarse en la modernidad pasada, no puede presentarse como un Estado justo y
democrático sin hacer justicia a su tradición democrática. Ése es el sentido de
un aniversario que no tiene que ver con el eterno lamento de un sueño perdido,
sino con la esperanza de un país mejor 12. »
11 Almudena GRANDES, op. cit.
12 Ibid.
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