Les emprunts constitutionnels dans la Constitution marocaine de

Anuncio
Les emprunts constitutionnels dans la Constitution marocaine de 2011
Contenu et implications d’une révision constitutionnelle
________________________
L’emprunt constitutionnel est le résultat d’une influence politique et juridique. Une
Constitution, des Constitutions, ou plus généralement une construction constitutionnelle,
ayant d’une manière ou d’une autre force de modèle constitutionnel, exercent leur attrait,
ou s’imposent même, selon des voies et moyens différents, dans les textes constitutionnels
qui s’en inspirent, les imitent ou les transposent tout simplement. De ce fait, de la part de
l’Etat receveur, l’emprunt constitutionnel peut varier de l’influence simplement subie à
l’influence traitée au sein d’une stratégie de politique constitutionnelle.
L’emprunt constitutionnel est une donnée de l’histoire, de toutes les histoires dont
celle de l’espace libéral qui a produit les grands textes constitutionnels et les modèles de
systèmes qui en sont issus. Plus concrètement, pour une contextualisation, en la matière, du
cas du Maroc que nous analysons ici, il exprime le rapport de processus constitutionnels et
de textes constitutionnels au modèle constitutionnel libéral démocratique. Pour un simple
rappel chronologique, le diptyque influence-emprunt constitutionnels a joué, dans ce sens,
en deux temps et, respectivement, dans deux directions :
-au moment de la décolonisation, à travers surtout cette façon d’emprunter dont le
concept de « mimétisme constitutionnel » avait tenté de rendre compte1 ;
-puis, après la dislocation du bloc communiste, dans un processus de transposition ou
de transfert des standards constitutionnels démocratiques européens aux pays concernés. 2
Au-delà de ces deux moments, d’une certaine façon dans la logique surtout du
deuxième, la vague du « printemps arabe » ouvre la voie à un processus politique inédit où
l’emprunt constitutionnel démocratique est mis à l’épreuve par le crédo d’une construction
constitutionnelle spécifiquement islamique. Ce moment en particulier, mais aussi
certainement celui qui l’a précédé, appartiennent de par leur nature, leur contenu et leurs
implications, à ce mouvement de « circulation des idées constitutionnelles » et à cette
dynamique de déploiement planétaire du droit constitutionnel libéral.3
Le Maroc a été partie prenante de ces trois moments. Dans le processus général de
l’emprunt constitutionnel en général, il relève d’un processus particulier. Son particularisme
1
Dans ce sens, on peut citer, à titre d’exemple, les écrits de P.F. Gonidec et D.G. Lavroff sur les systèmes politiques
africains. Si parmi ces systèmes, à la suite des indépendances, le choix s’est porté sur l’imitation du modèle marxiste, l’on
connaît les déboires connus par ces expériences qui ont vite versé dans le pouvoir militaire.
2
Ce qui est notamment illustré dans le cadre de la Commission pour la démocratie par le droit (Commission de Venise),
créée à l’origine pour aider à l’insertion juridique des pays issus du bloc communiste dans le droit constitutionnel libéral
européen et ses différents standards. Le Maroc en fait partie depuis 2007.
3
Mouvement et dynamique décrits par exemple par D. Maus dans : « Réflexions sur la mondialisation du droit
constitutionnel », in New millenium constitutionnalism : paradigms of reality and challenges. NJHAR, 2013.
ne concerne pas tant l’emprunt en lui-même que la méthode de l’emprunt et la mise en
rapport, dans la Constitution, du local propre au Maroc et de l’universel véhiculé par la
matière empruntée. Cependant, le long cheminement constitutionnel de l’indépendance à la
dernière révision constitutionnelle de 2011, objet de ce papier, est, pour préciser les choses,
celui du passage d’une adaptation, ayant prévalu jusqu’à la veille de cette révision, des
emprunts constitutionnels démocratiques au système monarchique, au rapport inverse.
L’adaptation impliquée par ce nouveau rapport est le substrat du thème proposé et analysé
par ledit papier. 4
Sous cette hypothèse, l’analyse de l’interaction, au sein et à partir de la Constitution
de 2011, entre l’emprunt constitutionnel démocratique et l’ordre constitutionnel marocain
gagnerait à être faite autour de deux dimensions centrales de cette constitution : la
primauté du droit international concernant, en particulier, l’insertion du Maroc dans le
système des libertés et droits fondamentaux et, d’autre part, l’équilibre des pouvoirs en
rapport avec l’insertion de sa nouvelle architecture constitutionnelle dans le régime
parlementaire. Une troisième dimension, ayant trait au processus constitutionnel lui-même,
de nature à éclairer davantage la problématique de l’emprunt constitutionnel, est relative au
déploiement de la nouvelle Constitution, par la mise en œuvre de ses dispositions.
Dans la Constitution marocaine de 2011, ce sont deux faisceaux d’emprunts
constitutionnels qui méritent, en effet, d’être identifiés comme repères centraux de la
nouvelle donne constitutionnelle: celui relatif au régime constitutionnel, à travers le statut
et l’équilibre des pouvoirs, puis celui ayant trait aux libertés et droits fondamentaux, à
travers les standards admis universellement et la primauté du droit international, tous les
deux sous-tendus, au fond, par l’affirmation constitutionnelle du « choix démocratique ». Le
degré d’affirmation de ces deux faisceaux n’est cependant pas le même dans ladite
constitution. La primauté du droit international, en particulier, n’est pas clairement résolue
par les dispositions y afférentes, et partant, l’accomplissement des droits et libertés, qui doit
transiter par cette primauté, ne peut être que problématique. L’évolution à ce niveau ne
peut être indépendante de l’équilibre des pouvoirs, qui ne renvoie pas seulement aux
dispositions en elles-mêmes qui l’organisent, mais aussi au fonctionnement de ces pouvoirs,
4
Successivement : le premier moment correspond à l’emprunt de l’outil constitution lui-même (par la première
Constitution de 1962) ayant donné lieu à la grande confrontation politique marocaine sur le pouvoir constituant, puis aux
premières constructions du rapport entre monarchie et emprunts constitutionnels (Constitutions de 1962, 1970 et 1972) ;
le deuxième, à la Constitution de 1992, adoptée au lendemain de la chute du mur de Berlin, corroborée par la suite par la
Constitution de 1996, sanctionnée par la première alternance « consensuelle » du Maroc indépendant ; le troisième, enfin,
à la Constitution de 2011, support du présent papier. Comme suggéré supra dans le texte : Les cinq premières constitutions
sont celles qui peuvent être analysées par la proposition de l’adaptation des emprunts constitutionnels à la monarchie ; la
Constitution de 2011 ouvre, dans notre approche, sur la proposition inverse de l’adaptation de la monarchie aux emprunts
constitutionnels.
Les limites assignées à ce papier ne permettent pas de fournir au lecteur des références bibliographiques pertinentes sur
chacun de ces moments, notamment les deux premiers, non traités dans ledit papier. Mais au moins ces deux références :
Trente années de vie constitutionnelle au Maroc, ouvrage collectif, LGDJ, 1993 – Cinquante ans de vie constitutionnelle au
Maroc : Quel bilan ? Ouvrage collectif, Publications de l’Association Marocaine de Droit Constitutionnel, Ed. Babel, Rabat
2013.
2
qui fait appel, pour la mise en œuvre de la dimension démocratique de la nouvelle
Constitution, non seulement au processus de synchronisation des statuts, des prérogatives
et des mécanismes retenus, mais aussi à l’impact d’éléments aussi variés que l’état des
partis politiques et l’orientation de la jurisprudence constitutionnelle, qui interfèrent
nécessairement dans ce processus.
C’est dire toute l’importance et la complémentarité de cet éclairage qui doit donc
être fait successivement, par référence à l’objectif irréversible du choix démocratique
comme étant la synthèse de l’emprunt constitutionnel dans la Constitution marocaine, à
travers la problématique du rapport à la norme internationale, la question de l’équilibre des
pouvoirs et, enfin, l’épreuve de la mise en œuvre de la Constitution dont notamment son
déploiement législatif.5
1/Choix démocratique et primauté du droit international des droits fondamentaux
L’inscription de la référence au droit international dans la Constitution marocaine de
2011 est l’expression d’un emprunt au droit constitutionnel mondialisé, notamment à
travers la « dualité institutions/droits fondamentaux qu’il est possible d’appréhender
(comme) la réalité constitutionnelle du XXIème siècle »6. Le rapport d’une constitution à
cette primauté se traduit nécessairement par la construction d’un rapport constitutionnel à
ces droits. En principe, une construction dans les exigences qui sont celles d’un choix
démocratique, pour permettre l’accès à la variété des droits et libertés et réaliser, par-là, le
système qui les englobe.7
Qu’en est-il ainsi, dans la nouvelle Constitution marocaine, de la conception de la
primauté du droit international, et qu’elle pourrait en être, en conséquence, le degré et les
modalités d’ouverture sur les divers droits fondamentaux ?
1.1. Le droit international : quelle primauté ?
Par rapport aux Constitutions précédentes du Maroc, la Constitution de 2011 apporte
dans sa matière une promotion certaine du droit international. Elle n’apporte pas,
cependant de réponse claire à sa place par rapport à la norme interne, constitutionnelle et
5
Nous procédons à cette délimitation non tant dans une logique de dissertation et de construction intellectuelle que par
référence à notre perception des travaux de la Commission consultative de révision de la Constitution dont nous étions
membre.
6
D. Maus, précité, p. 183
7
C’est, à notre sens, cette construction qui transparait dans le discours du Roi Mohamed VI, du 9 mars 2011, annonçant la
révision constitutionnelle pour une nouvelle constitution. Il y est déclaré (comme deuxième fondement majeur parmi les
sept retenus dans ce discours) : « La consolidation de l’Etat de droit et des institutions, l’élargissement du champ des
libertés individuelles et collectives et la garantie de leur exercice, ainsi que le renforcement du système des droits de
l’Homme dans toutes leurs dimensions, politique, économique, sociale, culturelle, environnementale et de développement.
Cela devrait se faire notamment à travers la constitutionnalisation des recommandations judicieuses de l’Instance Equité et
Réconciliation (IER), ainsi que des engagements internationaux du Maroc en la matière. » (Souligné par nous).
3
législative. Or, c’est de cette place, conçue dans la précision, que dépend le déploiement du
système des droits fondamentaux, inséré dans la Constitution.8
-En termes de promotion du droit international dans sa dernière Constitution, le
Maroc s’inscrit bien dans le contexte mondial, dans une incontestable perméabilité à
l’influence internationale.9 C’est ce qui aboutit à une grande avancée dans la promotion et
l’incorporation du droit international dans son droit interne, de deux manières : par
l’élargissement de l’engagement international à toutes les sources du droit international,
mais aussi par l’extension du domaine du droit international dans la nouvelle Constitution.
Au titre de l’élargissement de l’engagement international, terme utilisé par l’article
55 de la Constitution marocaine, il s’agit de citer : les traités bilatéraux, dont les traités
relatifs aux droits et libertés individuels ou collectifs figurent parmi les traités soumis à
l’approbation préalable par la loi ; les traités multilatéraux ou conventions internationales
lesquelles permettent à la nouvelle Constitution d’incorporer, dans son dispositif
international, la coutume qui est la deuxième source du droit international ; et, enfin, les
autres sources de l’engagement international, dont notamment les résolutions des
organisations internationales. Toutes ces sources sont couvertes ou par le préambule de la
Constitution ou par certaines de ses dispositions.
Au titre de l’extension, en conséquence, du domaine du droit international, la
Constitution marocaine inclut dans l’ordre juridique interne, notamment, le droit
international humanitaire, tout en y faisant place au contrôle de constitutionnalité de
l’engagement international et à une implication plus grande du Parlement dans la
transposition du droit international dans le droit interne.10
-La question de la place du droit international, dans la Constitution, par rapport au
droit interne, reste cependant posée, malgré sa promotion et son incorporation dans ladite
constitution. Au regard de l’affirmation du choix démocratique par la Constitution, dans un
processus d’accumulation dans ce sens au fil des révisions constitutionnelles, et en réponse
notamment à une forte demande populaire portée par le printemps arabe, le passage à la
primauté du droit international pouvait être considéré comme acquis. Ce facteur n’a pas
8
Pour la place du droit international dans les Constitutions marocaines précédentes, voir : Mohammed Amine Benabdallah :
Les traités en droit marocain, in Variations sur le système international, ouvrage collectif, Fondation Mohamed Jalal Essaid,
Rabat, 2010, pp.159-170. L’auteur note à la page 160 : «Au Maroc, tous les textes constitutionnels qui se sont succédé de
1962 à 1996, ont de de tout temps laissé dans l’imprécision la place à accorder au traité dans la hiérarchie des normes » et
ce, malgré e préambule de la Constitution, à partir de 1992, affirmant que le Royaume du Maroc souscrit aux principes,
droits et obligations découlant des Chartes… et réaffirme son attachement aux droits de l’Homme tels qu’ils sont
universellement reconnus. »
9
Aziz Hasbi : Le contexte international de l’adoption de la Constitution marocaine de 2011 et ses implications. Etude
destinée à un ouvrage collectif sur ladite Constitution, à paraître dans les Publications de l’Association Marocaine de Droit
Constitutionnel.
10
Pour tous ces éléments et l’explication de leurs implications, voir Saïd Ihrai : Le droit international et la nouvelle
Constitution, in La Constitution marocaine de 2011- Analyses et commentaires, LGDJ, 2012, pp.171-197. Le simple repérage
de ces éléments dans le présent papier est justifié par le fait que la préoccupation de celui-ci est d’en identifier les
implications sur la prise en charge des droits fondamentaux à partir de la nouvelle Constitution marocaine. L’article en
question est le seul, à notre connaissance, à avoir étudié (jusqu’à maintenant) cette constitution sous l’angle de son rapport
au droit international.
4
joué, cependant, le rôle ainsi escompté, malgré l’affirmation constitutionnelle des droits
fondamentaux, jamais inégalée dans les constitutions précédentes.
Ni le préambule de la Constitution que celle-ci incorpore, ni ses dispositions, ne
permettent de conclure à la primauté du droit international ; elles permettent tout au plus
de dégager une primauté conditionnée. Le préambule « engage » le Maroc à « accorder aux
conventions internationales dûment ratifiées par lui…la primauté sur le droit interne du pays
et à harmoniser en conséquence les dispositions pertinentes de sa législation nationale ». La
ratification intervient, cependant, comme l’affirme ce préambule, « dans le respect des
dispositions de la Constitution et des lois du Royaume, dans le respect de son identité
nationale immuable ». Certaines dispositions pertinentes de la Constitution permettent
d’arriver à la même conclusion. Ainsi pour ne citer qu’un exemple, l’article 19 indique que
les conventions et les pactes internationaux sont ratifiés par le Maroc « dans le respect des
dispositions de la Constitution, des constantes du Royaume et de ses lois ».
Peut-on, malgré tout, déduire de l’article 55 de la Constitution, une possible primauté
du droit international ? Le dernier alinéa de cet article prévoit que : « Si la Cour
constitutionnelle, saisie (par les parties compétentes), déclare qu’un engagement
international comporte une disposition contraire à la Constitution, sa ratification ne peut
intervenir qu’après la révision de la Constitution ». C’est une disposition qui laisserait
entrevoir la mise en place d’un système de primauté de droit international. De la sorte, elle
est en contradiction avec les autres dispositions de la Constitution, alors qu’elle s’inscrirait
plutôt dans « un système moniste avec prépondérance et non-primauté du droit interne ».11
La non-affirmation, non plus, de la primauté du droit interne, ne serait-elle pas,
cependant, de nature à relativiser l’incertitude quant à la primauté du droit international et
à permettre d’entrevoir ainsi une interprétation favorable au choix démocratique, et donc
aux droits fondamentaux, de la présence de ce droit au sein de l’ordre juridique interne ?
1.2. Les droits fondamentaux : quelle prise en charge ?
Dans la Constitution de 2011, le registre des droits fondamentaux est riche et
complexe à la fois.12 Sa complexité réside dans la ligne de partage qui se dresse entre les
droits et libertés en fonction de leur compatibilité ou non avec « le respect des dispositions
de la Constitution, des constantes du Royaume et de ses lois », mais aussi avec « son identité
nationale immuable »,13 les constantes du Royaume et l’identité immuable de la Nation
constituant justement le contenu incontournable de certaines des dispositions
11
Idem, page 187, et l’auteur (Saïd Ihrai) de conclure: « le système mis en place par la nouvelle Constitution…place, dans
les faits, le Maroc dans une position proche de celle qui prévaut en Angleterre et aux Etats-Unis ; position qu’il caractérise,
en citant Dominique Carreau, « par l’absence de validité interne du traité international contraire à la Constitution (et) par
l’égalité formelle entre le traité international et la loi nationale, ou la supériorité de fait de l’ordre interne ». Le constituant
marocain tout en empruntant la règle de la primauté du droit international, dans ses différentes variantes, au modèle
européen, a tenu à la soumettre à une conception particulière.
12
Bertrand Mathieu : Les droits fondamentaux - Un patrimoine commun intégré dans la Constitution marocaine, in La
Constitution marocaine de 2011…précité, pp.229-254. Article à consulter utilement pour l’identification de ces droits dans
ladite constitution, identification qui n’est pas l’objet de ce papier.
13
Mentions contenues, respectivement, dans l’article 19 de la Constitution et dans son préambule, précitées supra.
5
constitutionnelles et des lois en question. La liste de ces droits et libertés n’est pas longue,
mais elle est problématique au regard, notamment, des constantes historiques du Maroc
que sont l’islam et la monarchie. Au-delà du contenu de ces droits et libertés14, en particulier
tel qu’il est précisé dans les instruments du droit international des droits de l’homme et tel
qu’il est emprunté en tant que « patrimoine euro-méditerranéen »15 dans la Constitution
marocaine, deux points doivent nous préoccuper ici au regard du choix démocratique,
considéré comme choix « irréversible » par ladite constitution : la compétence à leur égard
d’une part, et la voie vers leur accomplissement d’autre part.
-Pour la compétence, en premier lieu, la question qui se pose et qui a son incidence,
en principe, sur la conception et la mise en œuvre des droits et libertés concernés, est celle
qui est relative à son attribution16. D’entrée de matière dans cet espace, l’article 71 de la
Constitution place, comme dans les Constitutions précédentes, les droits et libertés dans le
domaine de la loi, mais cette fois-ci après l’élargissement et l’enrichissement de leur matière
par la Constitution, y compris dans le préambule auquel renvoie l’article en question ; mais
surtout, l’article 70 le précède par l’affirmation pour la première fois que « le Parlement
exerce le pouvoir législatif ». Par rapport aux constitutions précédentes, on est ainsi dans
une logique plus conforme au choix démocratique. Sous ces constitutions, bien qu’il y fût
affirmé que le Parlement vote la loi, le Roi pouvait légiférer (dans le domaine de la loi), en
vertu notamment de l’obligation-attribut qui lui revenait (de par l’article 19 dans ces
constitutions) d’être « le protecteur des droits et libertés des citoyens, groupes sociaux et
collectivités ». On est ainsi, par le changement introduit dans l’actuelle Constitution, dans les
normes démocratiques, mais dans un aménagement qui doit tenir compte, non pas de deux
survivances du régime révisé, mais de deux constantes de l’ordre constitutionnel marocain.
D’une part, en vertu de l’article 42 de la Constitution le Roi est doté toujours de la mission
de veiller « à la protection…des droits et libertés des citoyennes et des citoyens, et des
collectivités… ». Il le fait tout au plus, mais c’est très important, en usant de sa qualité
d’ « Arbitre suprême entre les institutions » et du pouvoir d’interpeller en vertu de cette
qualité. D’autre part, le Roi ayant l’ « exclusivité » des prérogatives religieuses en vertu de
l’article 41 de la Constitution, ses dahirs (actes royaux) ont force de législation dans des
matières qui sont en rapport avec les droits et les libertés.17La question devrait alors être
14
Dans l’ouvrage La constitution marocaine de 2011…, précité, voir à titre d’exemples, B. Mathieu : Les droits
fondamentaux, précité et Amina Aouchar : L’égalité entre les hommes et les femmes dans la Constitution marocaine de
2011, pp. 255-269.
15
B. Mathieu, op.cit. p.254.
16
Ce paragraphe anticipe sur les développements, de caractère plus général, qui vont suivre sur l’équilibre des pouvoirs,
juste pour éclairer les aspects exposés ici relativement aux droits fondamentaux.
17
L’exemple le plus en vue est celui du statut de la famille dont une partie des éléments est de caractère religieux. Bien que
la Constitution de 2011 place, désormais, explicitement ce statut dans le domaine de la loi (article 71), l’on ne peut que
rappeler la « sentence » du Roi comme Amir al mouminine (commandeur des croyants) lors de la réforme du code de la
famille en 2003, jugeant « nécessaire et judicieux que le parlement soit saisi, pour la première fois, du projet du Code de la
famille, eu égard aux obligations civiles qu’il comporte, étant entendu que ses dispositions à caractère religieux relèvent du
ème
ressort exclusif d’Amir Al Mouminine ». (10 octobre 2003, discours d’ouverture par le Roi de la 2
année législative de la
VIIème législature).
6
soulevée à propos de l’impact d’une telle configuration des compétences sur
l’accomplissement des droits fondamentaux en tant que contenu démocratique et libéral.
-Il s’agit donc, en deuxième lieu, de cette problématique de l’accès à cette catégorie
de droits fondamentaux qui « indisposent » par leur nature et leur contenu les « constantes
du Royaume », en elles-mêmes et surtout en tant que dispositions constitutionnelles et
législatives.18 Si la question ne peut être envisagée ici que sous l’angle juridique, force est de
constater qu’au vu du caractère plutôt imprécis de la primauté du droit international dans la
Constitution marocaine qui, pourtant, l’affirme comme l’un de ses nouveaux principes, le
prisme juridique ne peut être que sujet à interprétation.
Il y a d’abord l’interprétation des pouvoirs responsables de la production normative.
Par rapport aux « constantes » du Maroc et à son « identité immuable », de même que par
rapport aux dispositions de la Constitution et aux lois qui les consacrent, tous les futurs
textes ne sont pas à la même distance. Ces pouvoirs peuvent élaborer et adopter des textes
conformes aux standards démocratiques d’autant plus qu’ils ne heurtent pas le noyau dur de
ce référentiel. Dans ce sens, le retrait partiel des réserves de la part du Maroc concernant la
Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes19,
est la voie ouverte vers une adaptation des lois concernées aux standards internationaux
relatifs à la situation des femmes. Il convient de préciser, cependant, que même pour ces
textes et surtout concernant les textes en rapport direct avec ce que nous appelons le noyau
dur des constantes, l’islam en premier, la volonté constitutionnelle du Roi, notamment en
tant que chef religieux, est déterminante.
A ce niveau, celui des pouvoirs constitutionnels, la Constitution n’est pas, toutefois,
sans ressources pouvant aider à emprunter la voie de l’interprétation positive pour une
production normative de l’adaptation. Les articles 42 et 174 de la Constitution prévoient le
choix démocratique comme l’une des références centrales du nouvel ordre constitutionnel
établi par la Constitution de 2011. Le premier article lie explicitement la mission du Roi de
protection des droits et libertés à celle de « la protection du choix démocratique » et à celle
de veiller « au respect des engagements internationaux du Royaume ». Le deuxième article
étend l’interdiction de révision de la Constitution, au-delà des « dispositions relatives à la
religion musulmane » et à la « forme monarchique de l’Etat », au « choix démocratique de la
Nation » et aux « acquis en matière de libertés et de droits fondamentaux inscrits dans la
présente Constitution ». Le choix démocratique constitue ainsi une constante, politiquement
certes en devenir, mais constitutionnalisé, à côté des constantes historiques. Il y aurait là,
18
Notons que du côté des libertés et droits fondamentaux en dehors de cette catégorie, le processus (jugé lent par certains
ou satisfaisant par d’autres) est engagé et donne lieu à des ajustements successifs avec les standards des conventions
internationales ratifiées par le Maroc. Le dernier en date est relatif au projet de loi portant sur la justice militaire qui a
apporté, notamment, deux changements : l’exclusion des civils de la compétence du tribunal militaire quels que soient les
crimes commis, de même que celle, de cette compétence, des militaires qui commettent des crimes de droit commun.
(Pour le processus en question, voir le site du Secrétariat général du Gouvernement : www.sgg.gov.ma et celui du Conseil
national des droits de l’homme : www.cndh.org.ma)
19
Articles 9-2 (nationalité des enfants) et 16 (questions découlant du mariage et des rapports familiaux) de la CEDAW.
7
implicitement, de par la force de la Constitution, une obligation de renforcer le premier et
d’adapter les deuxièmes.20
C’est dans ce cadre qu’intervient le rôle de l’interprétation du juge et plus
particulièrement du juge constitutionnel. La Constitution de 2011 peut être qualifiée
d’ailleurs, concernant l’emprunt constitutionnel démocratique des droits fondamentaux,
comme une constitution du juge constitutionnel. Celui-ci doit en particulier relever le défi
des contradictions entre les normes, notamment à travers l’examen des clauses des
engagements internationaux par rapport à la Constitution dans son article 55, mais aussi à
travers la nouvelle compétence de la question préjudicielle de constitutionnalité, prévue
dans son article 133 en termes d’exception d’inconstitutionnalité.
La question des libertés et des droits fondamentaux est donc inséparable de la
question du pouvoir et de son organisation, qui constitue l’autre repère central de l’emprunt
constitutionnel dans la nouvelle Constitution marocaine.
2/Choix démocratique et équilibre des pouvoirs
Dans ce volet, l’emprunt constitutionnel démocratique est en rapport central avec la
monarchie, de manière directe ou indirecte. Depuis l’indépendance jusqu’à l’élaboration de
la Constitution de 2011, dans la doctrine qui s’y intéresse comme dans le rapport politique
concerné, la Constitution, aussi bien comme pouvoir constituant que comme contenu, est
appréciée par rapport à la place et au rôle qu’y tient la monarchie. C’est de ces deux
paramètres que dépend, en effet l’appréciation ou le positionnement par rapport aux
emprunts constitutionnels démocratiques, censés justement poser la question de l’évolution
ou non du système monarchique marocain, par rapport au repère central du régime
parlementaire.
Dans l’examen dans ce sens de la Constitution de 2011, la référence à la constitution
précédente ne peut être éludée, mais tout dépend du lien qu’on croit devoir établir entre la
constitution abrogée et la Constitution qui la remplace. Sans raisonner dans les deux
hypothèses extrêmes de rupture ou de simple continuation de l’ordre constitutionnel ancien
dans le nouveau, la proposition à apprécier est celle de la distinction faite entre les deux
constitutions, identifiant l’existence ou non d’une autonomie et d’une dissociation entre les
deux ordres constitutionnels qu’elles couvrent.
Dans deux orientations différentes, notamment, la Constitution de 2011 est
présentée, soit comme une interférence entre les deux ordres constitutionnels, celui de
20
A l’égard des constantes historiques, les autorités compétentes disposent de l’outil de la « fatwa » (interprétation du
corpus religieux permettant, dans le cadre du rite malékite en vigueur au Maroc, de faire prévaloir « al-yusr » qui est la voie
de la facilitation vers le raisonnable accessible, sur « al-ousr » qui est la voie de l’engagement sans concession pour les
solutions pures, considérées comme irremplaçables). A l’égard des normes internationales des droits de l’homme, en
revanche, le Maroc est partie prenante d’un patrimoine multilatéral, qui ne peut, dès lors, donner lieu à des réserves que
dans ses dispositions extrêmes, celles qui risquent de renverser les valeurs strictement incontournables dans le contexte
marocain.
8
cette constitution et celui de la constitution précédente, soit comme un ordre
constitutionnel à part. Dans la première perception, la nouvelle Constitution fait place à une
« monarchie parlementaire revendiquée », mais elle recèle en même temps « une
monarchie gouvernante inavouée ».21 Dans la deuxième perception, « l’interprétation stricto
sensu » des pouvoirs du Roi dans ladite constitution, « devra » désormais l’emporter sur
« l’interprétation lato sensu » de ses pouvoirs dans les constitutions précédentes.22
Par rapport à ces deux perceptions, tout à fait argumentées dans leur propre logique,
la conception d’une appréciation intermédiaire de la nouvelle Constitution marocaine est
possible et est même conforme à la méthode qui a présidé à l’élaboration de cette
constitution et à la sanction par référendum, à placer dans le sillage du mouvement du
printemps arabe, du contenu issu de cette méthode. C’est un contenu qui organise, en toute
transparence, juridiquement, le relais entre un système en fin de parcours et un autre qui
entame le sien propre. En termes constitutionnels, la connexion entre les deux n’est pas une
substitution instantanée, mais l’organisation d’un remplacement sur une durée. Dans le
cadre de cette situation propre au système constitutionnel marocain, dans le cheminement
de sa parlementarisation, l’idée, déjà annoncée, est celle du passage (dans un processus de
relais) d’une monarchie à laquelle la constitution adaptait les emprunts constitutionnels à
une monarchie qui enclenche son processus d’adaptation à ces emprunts.
Sur cette base, l’idée peut être soutenue que même en termes de monarchie
gouvernante, celle-ci n’est pas « inavouée », mais réaménagée et atténuée ; non pas du fait
de l’organisation d’un régime parlementaire, mais à cause de la mise en place, en
conséquence, d’une monarchie à équilibre parlementaire. Quelques repères seulement, les
plus significatifs, seront évoqués pour étayer, sans besoin d’une « interprétation « stricto
sensu », ce relais entre deux dynamiques en substitution, dans une abrogation en
mouvement, déjà déclarée juridiquement par la Constitution.23 Il s’agit de la responsabilité
du Gouvernement, du partage du pouvoir et de la nouvelle configuration du pouvoir royal.
Eléments pour lesquels il convient d’affirmer qu’ils sont choisis ici à cause de leur caractère
participant, comme emprunts constitutionnels à la monarchie parlementaire démocratique,
au réaménagement, sinon à la limitation, de la monarchie gouvernante. Choisis, en
conséquence, pour voir ce que la Constitution pose comme délimitation à ces emprunts
pour ouvrir justement sur une monarchie qui s’insère dans la posture de l’adaptation à leur
logique constitutionnelle et politique, non par effacement mais par déploiement dans un
nouveau rôle à travers de nouvelles missions.24
21
David Melloni, Le nouvel ordre constitutionnel marocain : de la « monarchie gouvernante » à la « monarchie
parlementaire » ?, in La Constitution marocaine de 2011, ouvrage précité, pp. 7-45.
22
Michel Rousset, L’interprétation des pouvoirs du Roi dans la nouvelle Constitution, même ouvrage, pp. 47-70.
23
Des repères significatifs seulement, dans la mesure où le présent papier n’est pas une réflexion sur l’ensemble de la
Constitution de 2011.
24
Au fond, il s’agit d’abord d’une perception juridique et non historique de la Constitution, qui ne consiste pas à poser cette
construction comme une phase nécessairement de nature transitoire vers une monarchie parlementaire faisant du Roi une
institution simplement symbolique, même si on pourrait lui reconnaîtra simultanément un caractère incontournable. La
présente analyse ne portant pas sur la Constitution de 2011 en tant que telle, laisse de côté les autres éléments en dehors
9
2.1. La responsabilité gouvernementale.
Dans le cadre du discours royal du 9 mars 2011, cet élément trouve place dans le
quatrième fondement conçu comme l’un des fondements majeurs de la réforme
constitutionnelle, au niveau de la consolidation du principe de séparation et d’équilibre des
pouvoirs et de l’approfondissement de la démocratisation des institutions. A ce titre, il doit
se déployer dans deux directions : d’une part « un gouvernement élu, émanant de la volonté
populaire exprimée à travers les urnes, et jouissant de la confiance de la majorité à la
Chambre des représentants » ; d’autre part « la consécration du principe de la nomination
du premier ministre au sein du parti arrivé en tête des élections de la Chambre des
représentants et sur la base des résultats du scrutin »25.
A partir de cette orientation, il fallait, constitutionnellement, non seulement sortir
avec une conception de la responsabilité du Gouvernement, mais déterminer aussi une place
à celle-ci au sein d’un système monarchique qui entreprend sa réforme constitutionnelle, en
ayant en vue les différends modèles de responsabilité parlementaire des gouvernements. 26
-Pour l’aménagement lui-même de la responsabilité, la Constitution de 2011 apporte
un nouveau contenu qui transite par les deux articles 47 et 88 de la Constitution, dont les
dispositions doivent être envisagées dans la succession et la complémentarité. Le premier
article dispose que « le Roi nomme le Chef du Gouvernement au sein du parti politique
arrivé en tête des élections des membres de la Chambre des représentants, et au vu de leurs
résultats ». Il précise ensuite que « sur proposition du Chef du Gouvernement, il nomme les
membres du gouvernement ». Si cet article met celui-ci au seuil de la responsabilité devant
la Chambre dont il est issu après les élections, il ne le met que dans l’état majoritaire dans
laquelle il va se trouver au moment de la nomination de son (futur) chef. C’est un état qui
dépend du mode de scrutin, mais pas seulement de ce facteur qui relève, pour l’élection de
la Chambre concernée, d’une loi organique, puisque l’état des partis politiques et le
déroulement lui-même de l’élection sont des facteurs qui ont leur part d’influence en la
matière. L’essentiel est que l’article 47 ouvre le chemin à la responsabilité, mais pas
sûrement sur une garantie du mécanisme majoritaire. L’article 88, en second lieu, met en
œuvre ce mécanisme dont le sort ne dépend pas, non plus, des dispositions de cet article. Il
prévoit, en effet, suite à la désignation des membres du Gouvernement par le Roi, à la
présentation du programme gouvernemental devant les deux Chambres et à son vote par la
Chambre des représentants, que le Gouvernement est investi, après avoir obtenu la
de ceux abordés ici, car ils restent sans effet démonstratif pour l’idée directrice de ce papier, même s’ils restent utiles pour
la l’analyse du rapport entre cette constitution et la démocratie en général.
25
ème
ème
Discours royal précité du 9 mars 2011, 2 et 3 recommandations dans le quatrième fondement.
26
Les rédacteurs de la Constitution étaient conscients qu’ils étaient là dans la logique d’un emprunt constitutionnel
parlementaire démocratique et qu’ils étaient appelés à jauger son contenu pour le cas du Maroc à partir des différents
modèles des régimes parlementaires, notamment monarchiques. Les limites de ce papier ne permettent pas d’évoquer les
éléments de ces modèles, entendu que la Constitution marocaine est allée vers cet élément de la responsabilité, mais dans
la démarcation par rapport à ces modèles. Ces constitutions qui peuvent être consultées directement sous cet angle, sont
d’ailleurs évoquées par les analyses réservées à la Constitution marocaine dans ce sens, notamment La Constitution
marocaine de 2011- Analyses et commentaires. Ouvrage collectif précité.
10
confiance de ladite chambre, exprimée par le vote à la majorité absolue des membres la
composant, en faveur du programme gouvernemental.
Il convient de retenir, cependant, que l’emprunt constitutionnel de la responsabilité
et de l’investiture accède à un niveau qui n’était pas celui retenu par la Constitution
précédente. De la double responsabilité du Gouvernement devant le Roi et la Chambre des
représentants, le passage est effectué à la responsabilité devant cette seule chambre, c’està-dire en termes formels, du dualisme au monisme. De même, le vote du programme dans la
Constitution de 1992, maintenu dans celle de 1996, n’était qu’un vote de confiance et non
une investiture du Gouvernement. Mais même sous l’angle de l’investiture, celle-ci se faisait
par le moyen d’une majorité négative qui ne pouvait pas la consacrer comme telle, puisque
tel qu’il était prévu dans la Constitution, « la confiance ne peut être refusée ou le texte
rejeté qu’à la majorité absolue des membres composant la Chambre des représentants »27.
La Constitution de 2011 clarifie l’investiture du Gouvernement et ouvre la voie à sa
distinction des autres moyens dont use la chambre en question à son égard28.
-Si la responsabilité gouvernementale est ainsi affirmée, elle n’aboutit pas, toutefois,
au-delà de l’autonomie que la Constitution réserve par ce biais au Gouvernement, à un total
désengagement de cette responsabilité de la prérogative royale. L’emprunt constitutionnel
démocratique de la responsabilité n’est pas vidé de sa substance, mais il est, au fond,
relativisé à la mesure de la relativisation apportée par la Constitution à la déterminante
responsabilité gouvernementale engagée précédemment devant le Roi.
Deux moyens organisent ce rééquilibrage relatif : à l’égard des ministres d’une part et
concernant la prérogative de la dissolution d’autre part, reconnue au Chef du
Gouvernement. Dans le premier cas, l’article 47 de la Constitution prévoit que « le Roi peut,
à son initiative et après consultation du Chef du Gouvernement, mettre fin aux fonctions
d’un ou de plusieurs membres du Gouvernement ».La pratique à partir de cette disposition
peut aboutir à lui donner telle ou telle orientation, comme elle peut déboucher sur telle ou
telle conséquence. Elle reste cependant le support d’un rééquilibrage évident de la
responsabilité parlementaire du Gouvernement. Dans le deuxième cas, l’article 104, son
premier alinéa en l’occurrence, pose à propos de la prérogative du Chef du gouvernement
de pouvoir dissoudre la Chambre des représentants, la condition qu’il doit le faire « par
décret pris en Conseil des ministres, après avoir consulté le Roi, le président de cette
Chambre et le président de la Cour constitutionnelle ». Pour le Chef du gouvernement, cette
prérogative est le corollaire de sa responsabilité devant la Chambre. Différente de la
dissolution qui revient au Roi, logique et plutôt de caractère arbitral, elle permet
d’autonomiser le rapport entre le Gouvernement et le Parlement dans des situations où la
27
Abdeltif Menouni : Lectures dans le projet dans le projet de Constitution révisée (de 1992), in Révision de la Constitution
– Analyses et commentaires, Imprimerie Royale, Rabat, 1992.
28
ème
Voir plus loin, 3
axe sur la mise en œuvre de la Constitution, la décision rendue par le Conseil constitutionnel,
concernant entre autres la nature et les conditions de l’investiture parlementaire du Gouvernement.
11
crise, liée à ce rapport, ne nécessite pas une dissolution par le Roi. L’intervention du Roi,
dans les conditions de l’article 104, est au fond un contrôle qui peut aboutir soit à écarter la
dissolution par décret, soit à en faire un sorte de codécision dont la responsabilité incombe
au Chef du gouvernement.
Il s’agit, en somme, de deux moyens qui aboutissent à placer l’emprunt
constitutionnel de la responsabilité gouvernementale à un niveau intermédiaire entre le
dualisme et le monisme, plus près, au fond, de celui-ci que du premier, empêchant ainsi la
Constitution de 2011 de reprendre la disposition des constitutions précédentes que « le
Gouvernement est responsable devant le Roi et devant le Parlement ».
2.2. Le pouvoir partagé
Un gouvernement qui devient organe constitutionnel responsable devant le
Parlement, doit constituer, en conséquence, un pouvoir et disposer de pouvoirs. Cet
emprunt à l’exécutif parlementaire a maintenant sa place dans la Constitution marocaine. Il
ne s’y présente, cependant, ni sous la modalité espagnole, ni sous la formule française, pour
évoquer deux cas dissemblables et extrêmes de la place du gouvernement et de son premier
ministre dans un régime parlementaire ou semi-parlementaire29. C’est à l’égard du Roi que la
Constitution de 2011 traduit cet emprunt, de manière différente, en organisant un partage
du pouvoir entre lui et le Chef du gouvernement30. La Constitution procède ainsi, désormais,
à l’aménagement de deux rapports : entre deux organes, le Roi et le Chef du gouvernement,
et entre deux institutions, le Conseil des ministres et le Conseil de gouvernement. Si le
premier rapport existe déjà, le deuxième est nouveau et a ses implications sur le rapport en
question.
-Tout d’abord, le Chef du gouvernement acquiert ce titre pour remplacer celui de
Premier ministre. En effet, il voit ses compétences se renforcer, dispose de son propre
conseil et c’est au sein de ce Conseil de gouvernement, maintenant constitutionnalisé, qu’il
prend l’essentiel de ses décisions. La situation est radicalement différente de celle qui
prévalait dans la Constitution de 1996. Celle-ci, pour ne s’arrêter qu’à l’essentiel,
reconnaissait au Premier ministre le pouvoir réglementaire et l’initiative de la loi, mais c’est
au sein du Conseil des ministres, présidé par le Roi, que les projets de décrets et les projets
de lois devaient être délibérés31.
.Investi toujours du pouvoir réglementaire qu’il exerce désormais indépendamment
du Roi, le Chef du gouvernement voit ses prérogatives mieux affirmées. Sous son autorité,
comme l’affirme l’article 89 de la Constitution, le Gouvernement met en œuvre le
programme gouvernemental et non plus « sous sa responsabilité », seulement, comme il
était indiqué dans la Constitution précédente. Formule juridique qui a sûrement besoin de sa
29
Didier Maus, L’exécutif dans la Constitution de 2011, in La Constitution marocaine de 2011, ouvrage précité, pp. 71-84.
Par rapport au Parlement et, à plus forte raison, par rapport au Pouvoir judiciaire, c’est la séparation des pouvoirs et non
le partage du pouvoir qui est le repère exclusif.
31
Article 66 de la Constitution de 1996.
30
12
teneur politique. Le mécanisme délaissé de la délibération préalable en Conseil des ministres
enlevait, en effet, au Premier ministre l’autorité et ne lui laissait que la responsabilité
concernant la mise en œuvre en question. L’article 89 ouvre au profit du Chef du
gouvernement, « un véritable pouvoir de direction et d’arbitrage et devrait (lui) permettre
de se comporter en véritable « patron » de l’équipe gouvernementale »32. La même autorité
lui est reconnue également à l’extérieur du Gouvernement, puisque le même article dispose
qu’il « supervise les établissements et entreprises publics et en assure la tutelle ». La
Constitution inaugure notamment, en faveur du Chef du gouvernement une prérogative
dans un domaine, celui des nominations, auquel le Premier ministre ne pouvait accéder,
dans la Constitution précédente, que sur délégation du Roi. Dorénavant, l’article 91 de
l’actuelle Constitution habilite le Chef du gouvernement à nommer « aux emplois civils dans
les administrations publiques et aux hautes fonctions des établissements et entreprises
publics… », et à « déléguer ce pouvoir ». Il s’agit là, par rapport au déséquilibre en la matière
dans toutes les constitutions précédentes, « d’une transformation radicale du régime
marocain, dont la métamorphose est ici tout particulièrement saisissante »33.
.Cette image d’une tête renforcée du Gouvernement est davantage consolidée par
l’insertion du Conseil du gouvernement dans la Constitution. Institution coutumière, ce
conseil n’avait que la compétence, à l’amont, de préparer et, à l’aval, de mettre en œuvre les
décisions du Conseil des ministres. Constitutionnalisé, il accède à l’exercice du pouvoir
exécutif, comme l’affirme au profit du Gouvernement l’article 89 de la Constitution. Celle-ci
le dote de compétences propres, pour une délibération à part, indépendante de celle qui
relève du Conseil des ministres. Il a désormais la qualité d’ « une réelle instance
décisionnelle », sans aucune confusion « avec le Conseil de cabinet tel qu’il se pratiquait en
France sous la IIIème République, ou tel qu’il perdure - aujourd’hui encore – sous la Vème
République »34. L’article 92 de la Constitution constitutionalise, en même temps que le
Conseil de gouvernement, les pouvoirs qui lui reviennent et relèvent de sa délibération. A
côté de questions comme la politique générale de l’Etat à délibérer avant sa présentation au
Conseil des ministres, il s’agit aussi bien des questions qui relèvent proprement du
gouvernement que de celles qui relèvent d’une relation avec le Parlement. Au titre des
premières, il y a notamment les politiques publiques, les politiques sectorielles et certaines
nominations importantes ; au titre des deuxièmes, il y a toutes celles qui nécessitent la
relation en question comme les décrets lois et l’engagement de responsabilité devant la
Chambre des représentants.
-Dans la logique de partage du pouvoir, le Conseil des ministres est le siège,
cependant, de prérogatives parallèles, s’encroisant parfois avec celles du Conseil de
gouvernement. Il l’est d’abord à titre d’institution pérenne de l’ordre constitutionnel
marocain, il l’est ensuite, à titre d’institution équilibrante dans les changements introduits
32
Didier Maus, précité, p. 81.
D. Melloni, précité, p.15.
34
D. Melloni, précité, p. 14.
33
13
sur cet ordre par la nouvelle Constitution. Dans ce sens, l’on doit relever une dyarchie propre
à la Constitution marocaine et notamment aux exigences d’une monarchie dont les pouvoirs
sont réaménagés mais ne basculent pas vers la dimension simplement symbolique.
.Du côté d’bord du Conseil du Gouvernement, des lieux de complémentarité sont
précisés par l’article 92 : la politique générale avant sa présentation au Conseil des
ministres ; quelques compétences délibérées sans préjudice de l’article 49 relatif au Conseil
des ministres, comme le projet de loi de finances ; les traités et les conventions
internationales avant leur soumission au Conseil des ministres ; mais aussi cette disposition
qui enjoigne au Chef du gouvernement d’informer le Roi « des délibérations du Conseil du
gouvernement ». Sans devoir apporter atteinte, de par son libellé, à la dissociation entre les
deux fonctions, royale et gouvernementale, elle stipule la complémentarité entre les deux,
en posant une règle obligatoire sans répercussions juridiques possibles, en dehors de celles
prévues explicitement par les deux articles en question.
.Du côté ensuite du Conseil des ministres, et en laissant de côté les compétences
attribuées exclusivement au Roi en dehors de ce conseil, comme la présidence du Conseil
supérieur de sécurité et la qualité de Chef suprême des Forces Armées Royales, la
complémentarité est également organisée, de manière symétrique, avec le Conseil de
gouvernement, mais aussi, fondamentalement, sont identifiées les exclusivités qui sont du
ressort du Conseil des ministres.
La complémentarité peut être vue comme une conditionnalité de collaboration car
elle est destinée à aller de pair avec le partage du pouvoir qui traduit un transfert de
compétences du Roi au Chef du gouvernement. C’est dans ce sens qu’il convient de voir
constitutionnellement les points concernés par la délibération dans l’article 49
susmentionné de la Constitution, relatif au Conseil des ministres. Il s’agit, préalablement à la
délibération du Conseil du gouvernement, des orientations générales du projet de loi de
finances, et postérieurement à la préparation (et non la délibération) par le Conseil de
gouvernement, des projets de lois organiques, des projets de loi-cadre, du projet de loi
d’amnistie et des projets de textes relatifs au domaine militaire. Dans ce sens de la
complémentarité-coopération, il convient aussi de mentionner les nominations délibérées
en Conseil des ministres. Bien que relevant de la délibération exclusive de ce conseil, leur
accomplissement nécessite de par l’article 49 en question, intervention de la proposition du
Chef du gouvernement sur initiative du ministre concerné.
L’exclusivité, elle, revient au Roi et à la délibération du Conseil des ministres sur la
détermination des orientations stratégiques de la politique de l’Etat, ainsi que sur les
supports juridiques par lesquelles transitent, en grande partie, ces orientations. Celles-ci
renvoient, au fond, à un espace indéterminé que seul le Roi peut définir explicitement, ou
qui ne prend forme tout simplement qu’à travers les actions entreprises par lui, pouvant
être traduites ou non par des actes juridiques. Au titre de ces derniers, comme supports, il
faut compter notamment les projets de lois constitutionnelles, les projets de loi organiques,
14
de même que les traités et les conventions internationales transmises au Conseil des
ministres après délibération par le Conseil de gouvernement. L’exclusivité concerne aussi les
actes liés à l’exercice de la souveraineté ou de missions régaliennes, sans être en rapport
avec les orientations stratégiques. Peuvent être cités, notamment, dans ce sens : les projets
de loi d’amnistie, les projets de loi relatifs au domaine militaire, de même que la déclaration
de guerre et celle de l’état de siège.
Le parallèle entre les deux conseils ainsi brossé peut être difficilement interprété
comme un jeu à somme nul, aboutissant à considérer que le statut et les prérogatives de
l’un, le Conseil des ministres, neutralisent et vident de substance ceux de l’autre, le Conseil
de gouvernement. La lettre de la Constitution opère un partage que seule la comparaison
avec la Constitution précédente permet d’en voir la consistance. Plus que cela, le
Gouvernement est présent dans les deux conseils : en exclusivité au Conseil de
gouvernement, en l’absence du Roi ; et en présence de celui-ci et sous sa présidence au
Conseil des ministres. Dans les deux cas aussi, il est l’organe revigoré, délibérant dans le
premier cadre, et prenant part à la délibération dans le deuxième. Le parallèle ainsi brossé
est encore, plus fondamentalement, l’expression de l’évolution de la monarchie marocaine
vers de nouvelles missions que le Roi n’exerce que partiellement à travers le Conseil des
ministres.
2.3. La réorientation du pouvoir royal
L’on doit partir d’un constat : le Roi n’est plus, dans la Constitution de 2011,
« Représentant suprême de la Nation », qualité qui lui était reconnue dans les constitutions
précédentes, de 1970 à 1996. En même temps, ses statuts de chef religieux (« Commandeur
des croyants ») et de chef d’Etat, qui étaient réunis dans ces constitutions depuis 1962 au
même article 19 (qui ne citait explicitement que la première qualité), se trouvent désormais
dissociés dans deux articles successifs, respectivement l’article 41 et l’article 42. En sa
qualité, maintenant distincte, de chef d’Etat, et dont il est le « Représentant suprême », il
serait dans la situation que réserve l’article 56 de la Constitution d’Espagne au monarque de
ce pays comme « …chef de l’Etat, symbole de son unité et de sa permanence… ». Ce
rapprochement ne peut, cependant, se contenter de ce seuil descriptif, car si la Constitution
marocaine emprunte cet élément symbolique de la monarchie parlementaire, elle le place en plus de la nouvelle articulation entre le Roi et le Chef du gouvernement - dans une
structure du pouvoir royal, établie par l’article 42 de la Constitution, pour permettre de
démarquer le Roi par rapport à cette articulation, non seulement par des pouvoirs
(partagés), mais aussi par des missions qui lui sont propres. L’idée est, alors, celle d’une
constitution qui se caractérise certes par un autre réaménagement des pouvoirs, mais
surtout, au niveau du Roi seul, par la définition de la nouvelle autorité qu’il a à l’égard des
missions, anciennes et nouvelles, dont il a la charge à partir de l’article 42, dans le cadre du
nouveau régime constitutionnel marocain.
15
Selon l’article 42 de la Constitution, le Roi, « Chef de l’Etat, Son Représentant
Suprême, Symbole de l’unité de la Nation » est en charge : d’être « Garant de la pérennité et
de la continuité de l’Etat » ; « Arbitre suprême entre ses instituions » ; de veiller « au respect
de la Constitution, au bon fonctionnement des institutions constitutionnelles, à la protection
du choix démocratique et des droits et libertés des citoyennes et des citoyens, et des
collectivités, et au respect des engagements internationaux du Royaume » ; et d’être « le
Garant de l’indépendance du pays et de l’intégrité territoriale du Royaume… ». L’énoncé de
ces missions, plus explicite et faisant place pour la première fois au choix démocratique, est
suivi par l’identification de la voie de leur accomplissement, dans le même article qui précise
que : « Le Roi exerce ces missions par dahirs en vertu des pouvoirs qui lui sont expressément
dévolus par la présente Constitution ». Indépendamment ici de leur contreseing ou non par
le Chef du gouvernement, ces dahirs sont liés par deux obligations : ils interviennent dans le
cadre de pouvoirs constitutionnellement explicites et ils doivent avoir pour but de réaliser
les missions en question.
On est loin ainsi de la conception du pouvoir royal qui pouvait être déployé par
l’article 19 des constitutions précédentes, au vu de la « faible teneur juridique » de celui-ci,
au-delà des pouvoirs dévolus explicitement au Roi35. Le changement n’est pas simplement la
teneur juridique de ces pouvoirs dans l’actuel article 42 de la Constitution, mais le
déploiement par le biais de ces derniers d’une autorité, une nouvelle autorité du Roi, au
profit des missions que cet article identifie et délimite. La clé de voûte de cette autorité peut
être considérée comme inscrite dans le titre d’ « Arbitre suprême » que l’article en question
attribue au Roi. En intervenant, conformément à cet article, pour ces missions, par dahirs ou
par d’autres actes comme les messages prévus par la Constitution, au sein du Conseil des
ministres ou en dehors de ce conseil, le Roi peut exercer, d’une manière ou d’une autre son
arbitrage, fonction qu’on aura à voir plus loin en rapport avec la mise en œuvre de la
Constitution.
3/Choix démocratique et mise en œuvre de la Constitution
Avec la mise en œuvre de la Constitution, c’est l’autre visage du Janus constitutionnel
marocain qui doit déployer son regard. Avec cette mise en œuvre, on passe à une autre
dimension de l’emprunt constitutionnel, celle qui, postérieurement à son aménagement
dans le texte de la Constitution, concerne sa prise en charge dans les modalités de la
concrétisation des dispositions constitutionnelles. C’est une prise en charge qui est surtout
dans le défi de se conformer au choix démocratique inscrit comme constante dans la
Constitution.
Dans cette mise en œuvre, les outils sont ceux-là mêmes qui, à partir des
constitutions, ont servi dans les démocraties, dans des conceptions et des modalités
différentes, à faire application des dispositions de ces constitutions et, par-là, à donner corps
35
Abdeltif Menouni, Le recours à l’article 19, une nouvelle lecture de la Constitution ?, Revue juridique, politique
économique du Maroc, n° 15, 1984, pp. 25-42.
16
au régime constitutionnel qu’elles organisent. L’élaboration et le vote des lois, d’une part, et
la révision de la Constitution, d’autre part, sont les deux bouts qui agissent par construction
ou par déconstruction (reconstruction) dans cette entreprise36. Entre les deux, mais de
nature et de rôle différents, la coutume et la jurisprudence, celle du juge constitutionnel en
particulier, apportent à la mise en œuvre de la Constitution une consistance qui diffère selon
les systèmes constitutionnels et leur aménagement de la démocratie37.
La Constitution marocaine de 2011, posant un schéma de pouvoir et de contrepouvoir mieux conçu et mieux affirmé que dans la synthèse de celles qui l’ont précédée,
peut prétendre à un déploiement des outils en question, plus en phase avec la construction
parlementaire du régime constitutionnel marocain. La remarque doit, cependant, être faite,
dans ce progrès même, qu’à la démarcation relevée par rapport aux emprunts
constitutionnels démocratiques dans la Constitution, ne pourrait que correspondre la
démarcation par rapport à ces emprunts dans la mise en œuvre de ladite constitution.
L’adaptation de la monarchie aux règles et aux mécanismes de l’équilibre parlementaire
(conçue dès le départ comme idée directrice concernant la Constitution en question), et non
le contraire comme dans les constitutions précédentes, est un processus qui inclut ces deux
volets dans le nouveau constitutionnalisme marocain.
Trois questions sont de nature à éclairer cette problématique de la mise en œuvre de
la Constitution de 2011, conçue dans le sens de ce constitutionnalisme : celle de
l’élaboration des lois, celle de leur contenu de même que celui de décisions du juge
constitutionnel et, enfin, celle de l’arbitrage royal qui concerne, au fond, la mise en œuvre
de la Constitution.
3.1. L’élaboration des lois
Il s’agit à la fois des lois organiques et des lois ordinaires prévues pour la mise en
œuvre de la Constitution de 2011. De ce point de vue, l’élaboration et l’adoption les lois
organiques qui complètent la Constitution posent le problème de cette mise en œuvre de
manière plus stratégique. Elles s’insèrent dans la prise en charge des emprunts
constitutionnels démocratiques par le système constitutionnel et politique. Dans ce sens, il
est possible de relever cette appréciation de l’évolution de ce système dans
l’accomplissement démocratique : « sur les 19 lois organiques qui doivent être adoptées
pour la mise en œuvre effective de la nouvelle Constitution, au total cinq ont été votées et
cinq sont en cours de finalisation(…).En outre, sur les 203 lois et règlements qui doivent être
élaborés dans le cadre de la mise en œuvre de la Constitution, seuls 67 ont été adoptés »38.
36
Constance Grew et Hélène Ruiz Fabri, Droits constitutionnels européens, puf, 1995, p.46 (Le régime juridique :
construction et déconstruction de la Constitution).
37
A titre d’exemple, Marie-Anne Cohendt, Droit constitutionnel, Montchrestien, 2008, pp.424-426 (Sources du droit
constitutionnel).
38
Rapport Commission européenne : Mise en œuvre de la politique européenne de voisinage au Maroc-Progrès réalisés en
2013 et actions à mettre en œuvre, Bruxelles, 27-3-2014, p.4.
17
Au-delà de cette appréciation statistique qui n’a d’importance que par rapport aux
acquis démocratiques attendus de la mise en œuvre de la Constitution, l’élaboration des
différentes lois prévues par cette constitution est une entreprise qui soulève un problème
d’équilibre autour de l’initiative et la délibération de ces lois. C’est une problématique qui
est en amont par rapport à l’institution parlementaire que la Constitution de 2011 a valorisé
en tant que pouvoir législatif et de contrôle. Trois repères peuvent être brièvement
examinés et renseigner sur le rapport autour de cet élément qui s’inscrit dans un choix pour
l’équilibre parlementaire : le chantier législatif, les propositions de lois organiques et la
délibération des projets de lois organiques.
-Concernant le chantier législatif, la démarche du Gouvernement issu des élections
sur la base de la Constitution de 2011 a été celle d’une appropriation de l’initiative législative
par la préparation et la publication d’un plan d’élaboration de l’ensemble des lois et lois
organiques prévues ou impliquées par les dispositions de la Constitution. Cette façon de
procéder a été vue, notamment par les parlementaires, comme une annulation pure et
simple des propositions de lois du champ de l’initiative législative. Le plan législatif
gouvernemental, basé sur un recensement exhaustif des textes et une planification détaillée
du temps de l’élaboration législative, a pris ainsi, au-delà de la question classique de l’ordre
du jour des Chambres, l’allure d’une « expropriation » constitutionnelle et, par conséquent,
celle d’une révision constitutionnelle indirecte39. Pouvant, au fond, être considéré comme un
document de travail interne au Gouvernement, il a fini en effet par être présenté devant le
Parlement pour information et débat, approche qui a été critiquée par les parlementaires,
notamment au regard de la conception de l’équilibre au détriment d’un Parlement qui
« exerce le pouvoir législatif », tel qu’affirmé par la Constitution.
-Sur les propositions de lois organiques, la problématique du plan législatif trouve
d’ailleurs à être posée ainsi à propos d’une question concrète. Le problème a été soulevé à
partir du délai posé par la Constitution comme délai butoir pour la soumission de la totalité
des lois organiques, prévues par celle-ci, pour approbation au Parlement. L’article 86
conçoit cette règle ainsi : « Les projets de lois organiques prévues par la présente
Constitution doivent avoir été soumis pour approbation au Parlement dans un délai
n’excédant pas la durée de la première législature suivant la promulgation de ladite
Constitution ». Au sein du rapport politique entre organes et acteurs constitutionnels, la
question fut soulevée de savoir si cette disposition pouvait permettre d’exclure, pendant
toute la législature indiquée, les propositions de lois organiques. Cette interprétation - les
débats et les réticences aidant, notamment de la part des parlementaires toutes tendances
confondues - n’avait pas pu être retenue. Le pouvoir législatif du Parlement, originel et
39
Le Plan se propose de se déployer successivement sur : les lois organiques, l’actualisation et l’adaptation des textes
relatifs aux instances de bonne gouvernance, les textes relatifs aux instances de bonne gouvernance nouvellement créées,
les mesures relatives à l’adaptation de l’arsenal juridique existant dans la nouvelle Constitution et, enfin, les textes liés à
l’exécution de politiques sectorielles. Le plan prévoit une répartition de ces textes entre les différentes autorités
gouvernementales, au titre de la supervision et de l’élaboration proprement dite, sachant que pour certains textes
spécifiques, la supervision est reconnue au Cabinet royal (cas de la loi organique relative au Conseil de Régence).
18
frappé du sceau de la permanence, ne pouvait pas être suspendu. Une interprétation de
consensus et non de droit, entre les organes et les acteurs en question, a fini par prévaloir :
considérer la première législature consécutive à la promulgation de la Constitution comme
une législature fondatrice et y procéder, dès lors, seulement par projets de lois organiques,
délibérés, à la différence des propositions de lois organiques, en Conseil des ministres. Cette
approche concernant la complémentation de la Constitution ne signifie pas, cependant,
l’exclusion de toute initiative parlementaire en matière de loi organique, sous forme
d’amendement ou de proposition même, du moment qu’elle devrait finir comme apport
dans un projet de loi organique, support définitif du contenu à voter40.
-Concernant, enfin, la question de la délibération des projets de lois organiques, le
centre de gravité de l’équilibre se déplace du rapport Gouvernement-Parlement à celui entre
Conseil des ministres et Conseil de gouvernement. La Constitution, en son article 49, place
les projets de lois organiques parmi les matières délibérées, sans croisement avec le Conseil
de gouvernement, par le seul Conseil des ministres. Une pratique a, cependant, pris forme :
avec la mention délibération, les conseils de gouvernement inscrivent les projets en question
à leur ordre du jour. Le Gouvernement se dédouble ainsi comme organe délibérant, la
première fois au sein du Conseil du gouvernement et la deuxième fois au sein du Conseil des
ministres, présidé par le Roi. En fait, dans le premier cadre, il ne peut s’agir d’une
délibération, mais d’une préparation matérielle des projets. Celle-ci, au regard de la liste des
matières délibérées en Conseil de gouvernement (article 92 C) ne comprenant pas les
projets de lois organiques, devrait être faite, en dehors de ce conseil, en coordination entre
le Cabinet royal et les membres concernés du Gouvernement, dont le Chef du
gouvernement. La pratique ainsi décrite reconduit implicitement le rapport constitutionnel
de la délibération, relevant de la Constitution précédente et ne s’adapte pas, en la matière,
au mécanisme de caractère légal-rationnel mis en place par la Constitution actuelle.
3.2. Le contenu de lois, le contenu de décisions du juge constitutionnel
Prolongement des dispositions de la Constitution par le législateur, ce contenu est
également une attitude de celui-ci, suivie par celle du juge constitutionnel41, à l’égard des
règles et des principes véhiculés par les emprunts constitutionnels extérieurs, faits à titre de
référentiel démocratique. Ce sont surtout les lois organiques, destinées à compléter la
Constitution, qui sont au cœur de ce rapport. A celles-ci on peut ajouter, en particulier,
comme élément stratégique desdits emprunts, les lois dont le contenu est en relation
frontale avec les libertés et droits fondamentaux affirmés par la Constitution.
Au regard cependant du nombre limité des lois organiques adoptées et promulguées
(5 sur les 19 prévues par la Constitution), seuls quelques repères significatifs peuvent être
40
Tel a t été le cas d’une proposition relative à la loi organique portant sur les commissions parlementaires d’enquête,
annoncée au départ par le ministre chargé des relations avec le Parlement et la Société civile sans concurrence, en la
matière, par un projet de loi, avant qu’elle ne soit supplantée par le texte du Gouvernement.
41
Jusqu’à maintenant, le Conseil constitutionnel officie, sur la base de l’article 177 de la Constitution, à titre transitoire
jusqu’à la mise en place de la Cour constitutionnelle prévue par ladite constitution.
19
avancés pour dégager à partir de ces lois une idée, même approximative, sur le rapport
évoqué. On peut, pour illustrer cette idée, se référer aussi soit à des textes examinés par le
juge constitutionnel mais non encore promulgués (jusqu’à maintenant), soit à des textes en
gestation ayant fait l’objet d’une consultation par rapport aux standards démocratiques.
Deux références serviront à cette approche : le choix démocratique en lui-même,
d’une part, et l’équilibre des pouvoirs comme élément de ce choix, d’autre part.
-Dans l’optique du choix démocratique, deux exemples peuvent être avancés relatifs
l’un à la loi organique sur la Chambre des représentants et l’autre sur les partis politiques, en
plus de textes dont le contenu, en défi avec les normes universelles, est en préparation.
.Concernant la loi organique portant sur la première chambre du Parlement, le
législateur a entrepris de mettre en œuvre la Constitution sur un principe démocratique,
celui de la discrimination positive. Dans ce sens, la loi organique prévoit une circonscription
nationale où sont élus 90 des 395 membres de la chambre en question, en réservant 60
sièges aux femmes et 30 sièges aux jeunes masculins ne dépassant pas l’âge de 40 ans. Dans
son examen de la constitutionnalité de ces dispositions, le Conseil constitutionnel (décision
817/2011) a validé leur contenu respectif de manière inégale. Pour le quota des femmes, il a
trouvé une justification directe à partir de la combinaison de dispositions de la Constitution,
qui permettent de conclure au caractère explicite de la discrimination positive électorale
pour les femmes (articles 6-2,19 et 30-1), ce dernier article affirmant, comme en conclusion,
que « la loi prévoit des dispositions de nature à favoriser l’égal accès des femmes et des
hommes aux fonctions électives ». Pour le quota des jeunes, tel qu’indiqué, la validation a
été simplement indirecte à travers les dispositions d’un seul article (33), invitant les pouvoirs
publics à prendre les mesures appropriées en vue « d’étendre et de généraliser la
participation de la jeunesse au développement (…) politique du pays », prévoyant d’ailleurs à
cet effet et à l’effet de réaliser d’autres droits pour les jeunes, la création d’un Conseil
consultatif de la jeunesse et de l’action associative.
.S’agissant des partis politiques, un seul repère peut être relevé : la loi organique qui
les concerne a entouré leur dissolution de garanties extrêmes. En plus la compétence
exclusive en la matière du pouvoir judiciaire, elle prévoit parmi les motifs de leur dissolution
l’atteinte portée aux principes constitutionnels. En examinant la constitutionnalité de cette
loi, le Conseil constitutionnel affirme que les principes en question doivent être ceux prévus
explicitement dans la Constitution (décision 818/2011), sans interprétation donc de la part
de l’administration.
.Pour d’autres textes en préparation, l’on peut relever surtout le facteur consultation
internationale, s’expliquant notamment par la nature d’un contenu interpellé par les normes
internationales. Deux futures lois ont emprunté, à l’état d’avant-projets, cette voie par la
consultation, mais informelle, de la Commission de Venise. Il s’agit du texte relatif à
l’Autorité pour la parité et la lutte contre toutes les formes de discrimination prévue par
20
l’article 19 de la Constitution, et de celui portant sur le Conseil consultatif de la famille et de
l’enfance prévu par son article 32. Dans un cas comme dans l’autre, c’est un examen et
même une interpellation du contenu législatif, qui devraient se faire en fonction des
principes, des valeurs et même des procédures, au regard des standards démocratiques
relatifs aux mécanismes et aux institutions auxquels sont dédiées les deux futures lois. Ainsi
en devrait-il, à titre d’exemples, dans le premier cas de la nécessité de tenir compte non
seulement des discriminations directes mais aussi des discriminations indirectes, et, dans le
deuxième cas, du nécessaire suivi des violations qui empêchent familles et enfants de jouir
des droits que leur confèrent les conventions et chartes internationales. Deux cas majeurs
de retombées des emprunts constitutionnels démocratiques dans la Constitution et, partant,
dans la législation42.
-Dans l’optique, en deuxième lieu, de l’équilibre des pouvoirs, des exemples peuvent
être avancés, relatifs à quelques repères, notamment celui des nominations à partir d’une loi
organique et celui de l’investiture du Gouvernement à partir d’une décision du Conseil
constitutionnel.
.Concernant les nominations, la répartition de leur compétence est une expression
donnée de l’équilibre des pouvoirs. Dans ce sens, la loi organique promulguée relative à la
nomination aux emplois supérieurs en application des dispositions des articles 49 (Conseil
des ministres) et 92 (Conseil de gouvernement) porte notamment sur la détermination des
établissements et entreprises publics stratégiques dont la nomination des responsables est
du ressort du Roi. L’équilibre et son évolution en la matière renvoient à un rapport à la fois
constitutionnel et politique entre le Conseil des ministres dont relève, sous la présidence du
Roi et sous son arbitrage, la délibération des projets des lois organiques et le Parlement qui
vote les lois. Et dans ce rapport, le juge constitutionnel a son mot à dire. Dans le cas d’autres
lois organiques, en dehors de toute spécification de la Constitution, celui-ci intervient
d’ailleurs pour trancher l’affectation, cette fois-ci purement législative, des nominations.
Ainsi, dans l’exemple de la loi organique, non encore promulguée (à cette date), relative au
Conseil économique, social et environnemental, il censure l’attribution au Chef du
gouvernement de la nomination du secrétaire général de cette institution. En fonction
d’arguments tirés de la nature et des fonctions de celle-ci, il affecte ladite nomination au Roi
en plus de celle du président, prévue par la loi organique en question (décision 932/14). Sur
ce point, la Constitution précédente, ne prévoyant aucun partage du pouvoir de nomination
entre le Roi et le Premier ministre, se trouve comme reprise43.
42
Conseil informel demandé à la Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise) par la
ème
ministre concernée, information rapportée par le site de la Commission dans le cadre de sa 96
session, octobre 2013.
Information aussi, dans ce site, sur la même démarche empruntée par la suite par le ministre de la Justice et des Libertés,
ème
postérieurement à la 97 session de la Commission tenue en décembre 2013, à propos de deux avant-projets sur les lois
organiques relatives, l’un au Conseil supérieur du Pouvoir judiciaire et l’autre, au Statut des juges.
43
L’indépendance déduite par le Conseil constitutionnel pour le CESE a été un argument dans cette jurisprudence. Si cet
argument est utilisé par le législateur à son initiative ou par contrôle du juge constitutionnel s’il est saisi, dans le cas des lois
ordinaires relatives aux instances de bonne gouvernance reconnues indépendantes par la Constitution, pour attribuer la
21
.S’agissant de l’investiture du Gouvernement, l’équilibre entre cet organe et le
Parlement a été examiné par le Conseil constitutionnel à l’occasion de sa saisine à propos du
projet de la loi de finances de l’année 2014. La requête est basée sur l’argument que le
Gouvernement, ayant été remanié, suite à la démission des ministres appartenant à un parti
de la majorité gouvernementale, devait se conformer à l’article 88 de la Constitution et se
présenter sur un nouveau programme gouvernemental devant la Chambre des
représentants pour investiture. Le projet de loi en question, présenté par un gouvernement
inconstitutionnel, ne pouvait donc être débattu et voté par les députés. Face à cette
problématique concernant un mécanisme emprunté à l’équilibre parlementaire, le Conseil
constitutionnel n’a pas, notamment, associé un simple remaniement ministériel, fut-il
traduit par le remplacement au sein de la majorité gouvernementale d’un parti par un autre,
à un changement total de l’équipe ministérielle qui survient lorsque le Roi met fin aux
fonctions du Gouvernement suite à la démission de son chef. L’investiture, ne pouvant
d’ailleurs être obtenue, tel que prévu dans la Constitution, que par le vote positif de la
majorité absolue des membres de la Chambre des représentants, intervient ainsi dans deux
moments, au lendemain des élections et après une démission du Chef du gouvernement.
3.3. L’arbitrage royal
L’arbitrage royal, dernière question à traiter, est une question centrale à poser par
rapport au déroulement de la mise en œuvre de la Constitution. Au-delà d’une définition de
l’arbitrage plutôt circonscrite en droit interne et international, en droit constitutionnel,
notamment au niveau des chefs d’Etat, son contenu et sa portée dépendent des systèmes
constitutionnels, même si l’objectif commun est celui de préserver l’ordre constitutionnel
par les moyes qui sont propres à ces autorités. Au Maroc, l’arbitrage du Roi doit être saisi
dans l’architecture constitutionnelle conçue dans la nouvelle Constitution. Devenu explicite
par la reconnaissance du Roi comme « Arbitre Suprême », au moment où il était implicite
dans les constitutions précédentes, il peut reconduire la pratique antérieure44, mais dans
deux limites : d’une part, de manière croisée, le partage du pouvoir opéré par la Constitution
et la règle qui dispose à l’article 42 que le Roi exerce les missions qui lui sont reconnues par
dahirs « en vertu des pouvoirs qui lui sont expressément dévolus par la présente
Constitution » ; d’autre part, l’existence parmi ces missions, de celle de veiller « à la
protection du choix démocratique », comptant désormais, en vertu de l’article 1 de la
nomination de leurs responsables au Roi, la conséquence est que ce sera pour la première fois que le législateur ordinaire
aura donné un tel pouvoir au Roi.
44
Divers arbitrages ont été rendus par le Roi sous ces constitutions, de différentes manières, notamment à la demande
explicite des acteurs politiques, en particulier en tant que composantes du parlement. Dans ce sens, par exemple, l’une des
versions du code électoral a été élaborée, à la « doléance » de l’opposition, non selon le mécanisme majorité/minorité au
sein du Parlement, mais d’abord en dehors de celui-ci par consensus, suite à la demande d’un arbitrage royal. Mais jamais,
jusqu’à maintenant, il n’a été rendu d’arbitrage aussi consistant sous forme écrite comme celui rendu par le Roi, sous la
première Constitution de 1962, sur demande de l’opposition parlementaire, au sujet de l’interprétation à donner aux
dispositions relatives à la demande de la réunion d’une session extraordinaire du Parlement. Le Roi y avait donné à
ère
ème
l’opposition à la fois raison (1 partie juridique de l’arbitrage) pour la tenue de cette session, et tort (sa 2
partie
politique) mettant en exergue l’instrumentalisation des droits reconnus à la minorité pour bloquer l’action
gouvernementale. Arbitrage publiée uniquement dans la version arabe du Bulletin officiel, à quelques mois de la
proclamation de l’état d’exception en 1965, BO n° 2733, 17 mars 1965, pp. 490-491.
22
Constitution, parmi les constantes de la Nation exclues, en vertu de son article 175, de toute
révision constitutionnelle. Sous ces réserves, l’arbitrage royal, à la fois constitutionnellement
et en tenant compte de la nature du champ politique marocain, peut être explicite ou
implicite, intervenir suite à une interpellation par le Roi ou à une demande explicite qu’il
reçoit, se déployer dans les actes qu’il prend ou dans ceux qu’il entreprend45.
Avec l’arbitrage royal, c’est la Constitution en mouvement qui est (partiellement)
supervisée par la Constitution sur son piédestal. Dans cette dynamique de la relation entre
l’action et la référence, deux questions ont permis de voir se déployer l’arbitrage royal d’une
manière ou d’une autre : l’élaboration des cahiers des charges relatifs à l’audio-visuel public
et la situation de crise entre les composantes de la majorité gouvernementale. Dans un cas
comme dans l’autre, la protection du choix démocratique a été la lame de fond du rapport
politique entre les organes et les acteurs concernés, posant par là-même le problème du
degré et d’approche de prise en compte et d’appropriation des normes démocratiques
empruntées dans la Constitution.
-Concernant les cahiers des charges, relatifs à deux chaînes de l’audio-visuel public,
les débats et les contradictions entre le ministre en charge de leur élaboration et les
partenaires concernées se sont envenimés sur la configuration des programmes et leur
répartition entre les langues véhiculaires, plus particulièrement en relation avec les principes
et les valeurs affirmés par la Constitution. Le point en plus dans cette question a été
l’approbation de ces cahiers par la Haute Autorité de la Communication Audio-visuelle dans
deux décisions où toute motivation a été absente46. Suite à l’aggravation à ce sujet des
contradictions au sein même du Gouvernement, l’intervention du Roi a été d’interpeller
celui-ci et d’attirer l’attention sur le non-respect par les dispositions des cahiers des charges
concernés du principe constitutionnel du pluralisme dans ses différentes dimensions
linguistique, culturelle et politique et, partant, de l’identité plurielle de la société marocaine.
En même temps, le Roi a mis en garde contre une programmation et un contenu des
émissions de caractère religieux qui ne cadrent pas avec la conception de l’Islam modéré,
inscrite dans la Constitution. Il s’agit là donc d’une activation de l’article 42 de la Constitution
par un arbitrage initié par le Roi lui-même47, mais que les protagonistes institutionnels ou
non des cahiers avaient réclamé.
-S’agissant, en deuxième lieu, de la crise de la majorité gouvernementale, le
désaccord persistant entre le parti du Chef du gouvernement et un parti important de cette
majorité a donné lieu à un quasi blocage de l’action de l’organe exécutif et aux
45
Il convient de le mentionner aussi : sans se confondre avec sa qualité de Chef d’Etat, son titre de Commandeur des
croyants est de nature à apporter renfort à cette fonction arbitrale politique, tout en ouvrant sur la question de savoir si au
champ religieux, espace constitutionnellement exclusif du Roi, un arbitrage spécifique peut lui être appliqué.
46
Deux décisions : 13-12 et 14-12 du 29-3-2012, www.haca.ma.
47
Une commission gouvernementale a été mise en place, un rééquilibrage a eu lieu du contenu des cahiers sur consultation
de la HACA et de nouvelles décisions ont été prises par cette autorité. En revanche, le Roi s’est abstenu d’intervenir au sujet
de certaines compétences reconnues au décret en la matière et jugées par certains comme relevant explicitement à la loi
relative à la communication audio-visuelle.
23
répercussions évidentes sur leur rapport au sein du Parlement. Une demande d’arbitrage,
sur la base de l’article 42 de la Constitution, a été adressée au Roi, en sa qualité d’« Arbitre
Suprême », par le deuxième parti au moment où il annonçait la décision de son Conseil
national de se retirer du Gouvernement et dont l’exécution fut laissée à l’appréciation de
son Conseil exécutif. Cet arbitrage n’a pas eu lieu en bonne et due forme, pour se prononcer
sur un désaccord qui concerne, en définitive, deux partis politiques. Mais le Roi a agi et il l’a
fait d’une manière graduée: d’abord, en ne répondant pas à la demande d’arbitrage, il a fait
retarder la validation de la décision de retrait ; ensuite en acceptant, plus tard, sur
présentation du Chef du gouvernement, la démission des ministres concernés tout en leur
demandant de continuer à expédier les affaires courantes jusqu’à la nomination de
nouveaux ministres après les consultations que devait effectuer celui-ci, il a différé la mise
en œuvre du retrait. Le Roi a ainsi usé d’une variante de l’arbitrage et non de l’arbitrage luimême : en l’espace d’un temps politique rendu relativement serein par cette façon de
procéder, il a plutôt agi par sa fonction de régulation institutionnelle, en mettant en œuvre
sa mission, prévue par l’article 42, d’être « garant de la continuité de l’Etat » qui « veille au
bon fonctionnement des institutions constitutionnelles ».
Pour conclure, en synthèse, on peut admettre que, dans l’optique des emprunts
constitutionnels de caractère démocratique, la Constitution marocaine et l’ordre
constitutionnel en conséquence dont elle est le support, sont d’une évolution lente mais
jamais régressive. La centralité de la monarchie du fait de son caractère historique et
religieux a toujours abouti à doubler le processus des emprunts d’un processus de
vérification et de réappropriation. Cependant, force est de constater que les faits de la
propension de la monarchie à l’ouverture qui s’inscrit elle-même dans la propension de la
société marocaine au pluralisme et à la coexistence, toutes les deux allant vers l’attraction
du défi moderniste de l’ordre mondial, font que même dans le mouvement d’adaptationrésistance, la formule adaptation de la monarchie aux dits emprunts et non l’inverse, que
nous avons prise pour ligne directrice de notre analyse, est celle qui décrit le mieux le
contenu de la Constitution de 2011. La mise en œuvre de ce texte, où le rôle de la nouvelle
Cour constitutionnelle devra être d’un apport certain, sera à la fois, dans ce sens, preuve et
épreuve dans l’entreprise de l’accomplissement constitutionnel et politique.
Abdelaziz LAMGHARI MOUBARRAD
Professeur, département de droit public et science politique
Faculté de droit de Rabat-Agdal, Maroc
24
Descargar