Études sur le tragique

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ÉTUDES SUR LE TRAGIQUE
E
DANS LE THEATRE ESPAGNOL DU XX SIECLE
Études sur le tragique
dans le théâtre espagnol du XXe siècle
(Valle-Inclán, Alberti, Lorca)
Études coordonnées par Évelyne RICCI
CREC
(Université de la Sorbonne Nouvelle-Paris 3)
Centre Interlangues EA 4182
(Université de Bourgogne)
ISSN 1773-0023
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CENTRE DE RECHERCHE SUR L’ESPAGNE CONTEMPORAINE /
CENTRE INTERLANGUES EA 4182 (UNIVERSITE DE BOURGOGNE)
Études sur le tragique
dans le théâtre espagnol du XXe siècle
(Valle-Inclán, Alberti, Lorca)
Études coordonnées par Évelyne RICCI
CREC
(Université de la Sorbonne Nouvelle-Paris 3)
Centre Interlangues EA 4182
(Université de Bourgogne)
Illustration de couverture :
Desnudo surrealista, Maruja Mallo (1927)
Mars 2009
ISSN 1773-0023
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DANS LE THEATRE ESPAGNOL DU XX SIECLE
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SOMMAIRE
PRÉSENTATION ..................................................................................................................4
Serge SALAÜN, Vers une Poétique du théâtre (Valle-Inclán, Alberti, Lorca) ......................10
Évelyne RICCI, La poétique des seuils : vers un nouveau tragique (Analyse des espaces
liminaires dans le théâtre de Valle-Inclán, Alberti et Lorca).................................................26
Jean-Marie LAVAUD, Luces de bohemia, la « tragedia nueva » de Ramón del Valle-Inclán
.............................................................................................................................................45
Zoraida CARANDELL, La transcendance en question ou le tragique au croisement des
genres dans El hombre deshabitado de Rafael Alberti. ........................................................58
Jacqueline SABBAH, Utilisation et subversion du triptyque dans El hombre deshabitado de
Rafael Alberti .......................................................................................................................74
Emilio PERAL VEGA, Metamorfosis de lo trágico en García Lorca ...................................94
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CENTRE INTERLANGUES EA 4182 (UNIVERSITE DE BOURGOGNE)
PRESENTATION
Le volume qui est présenté ici est né de la rencontre de chercheurs français et espagnols,
réunis sous l'égide du Centre Interlangues EA 4182, de l'Université de Bourgogne, et du
CREC, le Centre de Recherche sur l'Espagne Contemporaine, de l'Université de la Sorbonne
Nouvelle-Paris 3. Ces Etudes sur le tragique ont pour objet trois œuvres majeures du théâtre
espagnol du XXe siècle, Luces de Bohemia de Ramón del Valle-Inclán, El hombre
deshabitado de Rafael Alberti et La casa de Bernarda Alba de Federico García Lorca, toutes
trois au programme de l'Agrégation externe d'espagnol.
Leurs analyses ne prétendent pas être d'énièmes contributions sur des textes qui sont
depuis des années, à l'exception de la pièce albertienne qui n'a jamais bénéficié de la même
attention, l'objet de fréquentes études de la part de la critique. La règle du jeu qui a été
imposée à chacun était quelque peu différente : c'est sous un angle précis que ces pièces
devaient être analysées, celui du tragique, question complexe s'il en est. Il était demandé à
tous de réfléchir à la manière dont ces pièces revisitent le tragique, à la mise en scène
originale qu'elles en proposent. Les stratégies d'adaptation et de réécriture du tragique sont
différentes et propres à chacun des dramaturges ; elles témoignent, néanmoins, d'une
préoccupation commune qui mêle deux exigences complémentaires, l'une métaphysique, la
seconde esthétique. Si le tragique révèle d'abord une inquiétude de type philosophique (qu'estce que l'homme ?), il ne cesse pourtant jamais d'être un problème d'esthétique et de théâtre,
qui a longtemps trouvé dans le modèle théâtral de la tragédie un réceptacle de choix. Que
cette question du tragique réapparaisse à la fin du XIXe dans le théâtre européen après une
éclipse de plusieurs siècles (ceux qui séparent la naissance de la tragédie shakespearienne sur
les planches anglaises au XVIe siècle et son renouveau sur la scène racinienne, en France, au
XVIIe, de Nietzsche et de l'éclosion du Symbolisme en Europe près de deux cents ans plus
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tard), est le signe que de nouvelles inquiétudes naissent à cette période sur l'Homme, mais
qu'elles ne peuvent plus désormais s'exprimer dans le cadre de la tragédie classique,
impuissante à rendre compte des affres inédites dans lesquelles la modernité a plongé
l'humain. Un nouveau tragique est, dès lors, à réinventer, un tragique qui s'inscrit dans la
continuité d'un modèle philosophique et esthétique classique, tout en s'en démarquant. Parler
de « retour du tragique », c'est rendre compte de ce double mouvement paradoxal de
permanence et de rupture.
(Ré)apparu dans le théâtre symboliste à la fin du XIXe siècle, avant d'être repris dans le
théâtre espagnol au début des années 20, ce nouveau tragique trouve chez Valle-Inclán, chez
Alberti et Lorca un cadre d'expression original, qui allie modernité et inventivité. Entre 1920,
date de la première publication de Luces de Bohemia dans la revue España, et 1936, année où
Lorca termine la composition de La casa de Bernarda Alba, les trois dramaturges revisitent le
modèle de la tragédie, un genre désormais incapable de rendre compte de la crise de
l'Homme, mais qui leur offre, pourtant, la possibilité de résoudre une autre crise, celle du
théâtre. Monopolisé en Espagne, depuis des années, par le modèle du théâtre commercial et
léger, il n'est plus qu'un simple objet de divertissement, plaisant et frivole, sans la moindre
inquiétude ni esthétique, ni encore moins philosophique (il n'est, pour s'en convaincre, que de
songer aux comédies affables des frères Álvarez Quintero, qui ne sont pourtant pas ce que la
scène espagnole produit de plus inconsistant, même si Valle-Inclán proposait de les fusiller
pour rénover le théâtre…) À trop tourner sur elle-même, la mécanique du théâtre s'est
enrayée, d'autant qu'elle ne s'est pas davantage préoccupée de considérations esthétiques qui
auraient pu lui permettre de trouver sur scène une nouveau souffle.
La rénovation du théâtre ne peut se faire qu'au prix de cette double exigence : une réflexion
sur son contenu — qui, seule, peut lui redonner la dignité et la consistance qui lui font
défaut — et une préoccupation formelle — qui ne peut que passer par la redécouverte de la
scène et par une rethéâtralisation indispensables à son renouveau. Le tragique répond à cette
double nécessité : non seulement, il met l'Homme et ses angoisses au centre de ses
inquiétudes (alors que le théâtre commercial ne s'intéresse plus qu'aux péripéties sans
substance de ses personnages de carton-pâte), mais, inspiré du modèle de la tragédie, il
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permet de doter cette réflexion d'un tremplin décisif, celui de la scène et de l'art. La quête
métaphysique se double là d'une quête esthétique qui lui donne toute sa force.
Les pièces de Valle-Inclán, d'Alberti et de Lorca répondent à cette double exigence,
comme chacun des auteurs des six articles qui sont réunis ici en apporte la preuve. Dans les
trois œuvres, la réflexion sur l'Homme est portée par un souffle esthétique d'une intense
créativité qui est la grande valeur de ce théâtre. Le nouveau tragique qui jaillit sous leur
plume est, pourtant, loin de présenter un visage unique : si l'aspiration des trois dramaturges
est semblable, les stratégies de chacun et leurs réalisations sont différentes, preuve que le
tragique qui renaît en Espagne dans les années 20 et 30 a plus à voir avec une quête, avec tout
ce que cela implique de tâtonnements et de recherche, qu'avec un projet clairement défini ou
définitif. C'est dire aussi combien cette aspiration est complexe et ardue pour ces auteurs,
obligés de maintenir un équilibre, parfois instable, entre des modèles et des références
contradictoires (le tragique, le grotesque, le drame, la farce, le modèle de l'auto sacré…).
Mais c'est, surtout, le signe de la complexité d'une époque et d'un art qui refusent désormais
les réponses dogmatiques et univoques, obligeant les créateurs à rendre compte avec des
outils nouveaux de cette crise de l'Homme et du monde. L'art est leur réponse, la seule
possible alors (dès juin 1931, date de la première de Fermín Galán, Alberti explorera une
autre voie, celle de l'engagement politique, mais il n'en est pas encore là en 1929-1930). Cette
quête tragique est aussi celle d'un nouveau théâtre à inventer, un théâtre d'avant-garde, qui se
construit à la confluence des tendances les plus modernes de l'art européen, le Symbolisme
(qui renaît à la fin des années 20 en Espagne, dans le théâtre de Lorca en particulier),
l'Expressionnisme (dont Valle-Inclán et Alberti proposent, chacun à leur manière, des
traductions différentes), sans oublier, bien sûr, les autres modèles artistiques dont ValleInclán, Alberti et Lorca ne cessent de s'inspirer (le cubisme, le surréalisme surtout…). Ces
hommes de théâtre (auteurs, ils sont aussi à l'occasion metteurs en scène ou acteurs) sont des
artistes complets : la poésie, le roman (Valle-Inclán surtout) les inspirent, mais aussi la
peinture (Alberti et Lorca peignent et dessinent eux-mêmes, alors que Valle est un fin
connaisseur de la peinture moderne), sans oublier ce genre nouveau qu'est le cinéma et qui
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nourrit toute leur œuvre (on s'en convaincra facilement en analysant, par exemple, la
superposition des différents plans qui structurent les scènes dans Luces de Bohemia, les jeux
de caméra que l'on retrouve dans La casa de Bernarda Alba ou, encore, les mouvements du
regard dans El hombre deshabitado, comme le montre Jacqueline Sabbah).
Au cœur des tendances les plus modernes de l'avant-garde européenne, leur théâtre
constitue ainsi une incroyable aventure artistique, où se mêle quête esthétique et
métaphysique. Et c'est à l'étude de cette double aventure que nous convient les auteurs de ce
volume. Les deux premières communications, celles de Serge Salaün et d'Evelyne Ricci,
proposent une étude panoramique des trois œuvres, alors que les trois suivantes analysent plus
précisément chacune des pièces. Jean-Marie Lavaud s'intéresse à l'esperpento de Valle-Inclán,
dont il étudie la structure mathématique. Elle révèle, comme il le démontre, la nouvelle
tension tragique et historique qui affecte la condition de l'homme. Pour leur part, Zoraida
Carandell et Jacqueline Sabbah font porter leurs réflexions sur El hombre deshabitado, tandis
qu'Emilio Peral Vega, de son côté, étudie la mise en scène du tragique et sa métamorphose
dans l'ensemble de l'œuvre théâtrale de Lorca. Ce tragique prend la forme d'un conflit entre
deux types d'amours, l'un pur et idéalisé, qui rappelle la pulsion apollinienne analysée par
Nietzsche, et l'autre sauvage et dionysiaque qui est son exact envers.
Dans chacun de ces articles, les auteurs font le même constat, la volonté de rupture
instaurée par les dramaturges par rapport au modèle de la tragédie, certes, mais aussi, et plus
généralement, par rapport à une conception du théâtre et de l'art dominante. Leur théâtre est
d'abord un art du refus. Il rejette, en particulier, toute approche réaliste et mimétique de la
représentation et du langage. Ce qu'ambitionnent Valle-Inclán, Alberti et Lorca, inspirés en
cela par le Symbolisme, c'est de fonder de nouveaux instruments pour dire le monde, comme
le montre Serge Salaün. Après avoir rappelé les fondements doctrinaux et théoriques du
Symbolisme, qui aspire à créer une Poétique du signe qui « fabrique de la signification avec
du sensible », il montre que cette utopie d'un langage nouveau est au cœur du projet théâtral
des trois auteurs qui ambitionnent, à leur tour, de fonder une Poétique du théâtre, grâce à un
langage qui « agisse » sur les sens des spectateurs. Cette conception sensorielle du langage
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explique l'importance concédée à la matière physique du discours (le rythme, les sons, les
accents, la vibration de la phrase, les silences…) et la présence, au sein de chaque réplique, de
chaque didascalie, de séquences prosodiques et rythmiques et de mètres réguliers qui se
conjuguent. La prose acquiert ainsi un relief sonore, à même de produire un impact sensoriel
sur le public, secoué en permanence dans sa chair et dans sa peau, par ce langage qui dit
autrement le monde, comme Artaud le montrera quelques années plus tard.
S'il est une constance dans les trois œuvres, c'est bien d'obliger les spectateurs — et les
lecteurs — à renoncer à leurs habitudes de réception et de les amener à remettre en cause leur
compréhension du monde. Leur position face au spectacle de ce nouveau tragique est bien
inconfortable, car l'accès au sens y est rendu difficile, il est sans cesse différé, ne se situant
jamais là où on pourrait l'attendre. Ce théâtre repose, en effet, sur deux impératifs
contradictoires, un effet de reconnaissance et un effet de surprise. Il en découle un sentiment
de dissonance, « muy emotiva y muy moderna », pour reprendre les termes de Valle-Inclán.
Les auteurs multiplient les références familières aux spectateurs, pour aussitôt s'en démarquer
et prendre leurs distances avec des modèles identifiables. Il en est ainsi de la langue qui hésite
entre prose et poésie, mais il est de même d'autres référents qui structurent les trois œuvres.
L'importance concédée par les auteurs à la dimension picturale et plastique relève d'un même
procédé : là encore, il s'agit pour eux d'interpeller le public, de s'adresser à ses sens — la vue,
en particulier, qui redevient un élément de significations de première importance —, mais
pour autant, le spectateur doit apprendre à regarder et à recevoir autrement.
Jacqueline Sabbah montre, de manière on ne peut plus convaincante, qu'Alberti s'inspire,
pour la composition de El hombre deshabitado, du modèle pictural du triptyque, dont il
reprend les techniques de construction (comme la disposition en trois tableaux, la division en
trois espaces symboliques, depuis le Paradis jusqu'aux Enfers, ou encore des jeux
chromatiques précis), mais qu'il déconstruit systématiquement ces référents en inversant les
perspectives. Le modèle pictural et théologique est ainsi subverti, obligeant le public à
modifier son regard et sa lecture et à s'interroger sur le sens de ce nouveau tragique, comme le
suggère le renversement du référent théologique et du concept de révélation. L'expérience est
vertigineuse pour le public et sa compréhension du monde mise à mal.
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Il n'est plus désormais de réponse rassurante et définitive à la crise du monde et du sens
que révèle le nouveau tragique. Pour les avant-gardes et pour Alberti notamment, la
transcendance a cessé d'être un idéal, comme le souligne Zoraida Carandell, qui montre
qu'avec sa disparition, c'est une nouvelle conception de la liberté qui jaillit, une liberté que
l'homme se doit de (re)conquérir collectivement désormais. Ce qui se joue à travers le combat
sans issue que semble mener l'Homme albertien contre son créateur, c'est bien une quête
— impossible ? — de la liberté. Son déni est, cependant, racheté par la conquête d'une autre
liberté, celle de l'auteur qui joue habilement avec les référents — textuels, picturaux,
cinématographiques — qu'il combine et superpose, construisant une œuvre où le discontinu et
la distorsion, nés de cette stratégie intertextuelle et des jeux sur le langage et sur la dimension
métathéâtrale, deviennent les modes d'expression du nouveau tragique qui se bâtit sur une
poétique du détournement et du renversement.
Il n'est pas étonnant, dès lors, que les trois auteurs concèdent une telle importance dans
leur théâtre aux espaces liminaires et aux seuils qui deviennent les lieux de gestation et de
création du nouveau tragique, comme le montre Evelyne Ricci. Dans chacune des œuvres, ces
espaces jouent un rôle essentiel dans l'organisation des intrigues, mais ils acquièrent aussi une
fonction symbolique et métapoétique, puisque s'y projette la quête tragique et esthétique qui
anime ce théâtre. Rejetant les limites métaphysiques et esthétiques de la tragédie classique,
Valle-Inclán, Alberti et Lorca inventent les nouvelles frontières de ce tragique qui se
construisent — c'est un paradoxe, mais c'est aussi le signe de l'extrême modernité de leur
projet — à l'intersection de différents arts, de différentes tonalités ou registres et à la
confluence de tous les sens.
Le tragique devient un lieu interstitiel et incertain, à l'image d'un siècle mouvant et d'un
théâtre en plein renouveau. Il est un espace d'exploration infini, où l'art et le monde sont à
réinventer.
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VERS UNE POETIQUE DU THEATRE
(VALLE-INCLAN, ALBERTI, LORCA)
Serge SALAÜN
Université de la Sorbonne Nouvelle-Paris III
Quand on s’intéresse au théâtre des années 20 et 30, il est souvent question de poétique (et
les auteurs eux-mêmes emploient l’expression), ou plus exactement de Poétique, avec une
majuscule, pour élever le mot vers une catégorie supérieure, car il est bien évident qu’il ne
s’agit pas — ou pas seulement — du théâtre en vers ni même de l’utilisation du vers au
théâtre, mais il est rare que la chose soit bien explicite, ni même bien claire. Par Poétique du
théâtre, ce qu’on entendra ici, c’est une économie générale (ou une théorie et pratique) du
langage et du signe, dont la poésie a, bien entendu, été la première bénéficiaire depuis le
début du siècle, mais appliquée au théâtre, dans le cadre de cette rénovation ou de cette
« rethéâtralisation » du théâtre que tout le monde réclame à cor et à cris depuis la fin du XIXe
siècle.
Pour mieux cerner le débat, il convient de revenir brièvement aux sources théoriques ou
doctrinales qui conditionnent toute la production théâtrale qui prétend rompre avec le système
dominant et, dans un deuxième temps, aux singularités hispaniques de cette volonté de
rupture.
En tout premier lieu, il est inévitable de revenir sur les fondements doctrinaux décisifs que
suppose la « révolution symboliste » pour l’art, la littérature et le théâtre en particulier. Le
Symbolisme européen, qui n’est ni un groupe, ni un « isme », ni une école et surtout pas une
« génération », s’inscrit dans un mouvement général européen de remise en cause des savoirs,
des méthodes et des pratiques, à la fin du XIXe, dans tous les domaines (l’histoire, la
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médecine, avec Freud, la philosophie, avec Schopenhauer, Nietzsche, Bergson, etc., la
linguistique, avec Saussure, la science, avec Einstein et Planck dont la théorie des quanta est
de 1900, etc.). Le Symbolisme et l’Expressionnisme sont en quelque sorte les manifestations
artistiques et littéraires de cette mutation radicale qui bouleverse les sociétés occidentales
autour de 1900 et qui se prolonge logiquement dans les décennies qui suivent.
Le Symbolisme instaure une réaction définitivement anti-réaliste, anti-naturaliste, antimimétique, anti-psychologique, et s’élève contre une Raison jugée incapable d’appréhender la
condition humaine dans toute sa complexité, incapable d’accéder aux grandes questions
métaphysiques (la vie, la mort, l’amour, l’inconscient). On observe, bien sûr, que les écrivains
symbolistes privilégient les atmosphères oniriques, irréalistes ou mythiques, dans leur rejet
véhément d’une réel trop identifiable1. Mais c’est bien moins une question de « thèmes » ou
d’objets (qui ne fondent jamais, à eux seuls, une révolution) qu’une question de langue, de
forme. Ce que les symbolistes ambitionnent, c’est de forger de nouveaux instruments, de
réformer le langage dans son ensemble, dans son économie générale même pour accéder à ces
nouveaux territoires de l’imaginaire, de l’inconscient et du psychique que le langage
« rationnel » est incapable d’explorer. Il ne s’agit pas de dire mieux ce qui a déjà été dit (ce
qui a été considéré comme la condition du progrès et de la modernisation pendant des siècles
« classiques »), mais de dire ce qui n’a jamais été dit, ce qui est indicible, ineffable, invisible,
inouï (in-ouï, jamais entendu)2 ; les formulations des contemporains sur ce point sont
multiples et éloquentes. L’utopie symboliste du langage nouveau est que l’on peut désormais
tout dire, pour peu qu’on en ait le talent, évidemment.
Pour les symbolistes les plus intransigeants (Mallarmé, par exemple), ce qui est en cause,
c’est le langage lui-même, le signe et son aptitude à dire le monde, même (et surtout) ce qu’il
y a de plus enfoui dans l’inconscient (ce qui incitera Mallarmé à prétendre qu’il n’y a plus de
frontière entre la prose et la poésie), mais il est clair, à leurs yeux, que c’est le poème et lui
seul qui, de par sa nature même, a véritablement vocation à réussir cet exploit. Le poème, le
1
Quelques exemples. Les Préraphaélites se passionnent pour Dante et La divine comédie. Un Moyen-Âge de
convention sert très souvent de cadre (Wagner, Maeterlinck, Villiers de l’Isle-Adam). Les univers celtes plus
mythifiés que réels abondent (Yeats, Synge, Valle-Inclán). Citons encore l’Italie hellénique de d’Annunzio ou
tous les orientalismes à la mode à l’époque.
2
Sur cette question, voir mon introduction à Gregorio Martínez Sierra, Teatro de ensueño, Madrid, Biblioteca
Nueva, 1999.
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vers, parce que c’est le seul mode de discours qui — par définition — fabrique de la
signification avec du sensible (le rythme, les sons, toute la gamme des procédés sonores et
articulatoires, sans oublier le silence et la vue qui jouent aussi leur partition, précisément à
partir du Symbolisme) et qu’il est seul capable de libérer des forces inconnues, des puissances
suggestives (« suggérer voilà le rêve », cette sentence de Mallarmé a fait florès), des
« énergies » (le mot est d’époque, il est déjà chez Keats), des tensions. En un mot (fréquent,
lui aussi), le poème est seul capable « d’incarner », littéralement, de mettre en chair ce qu’il
énonce. Cette utopie d’un langage nouveau, très cérébrale et, surtout, très sensualiste, en vient
à considérer le poème comme le lieu de la totalité du sens et des sens. Et cette utopie ne sera
plus jamais remise en cause en ce début de XXe siècle très expérimentaliste : on la retrouve au
cœur de toutes les entreprises littéraires et c’est elle, en particulier, qui impulsera toute la
poésie moderne au XXe, toutes les avant-gardes qui explorent, chacune à sa façon, ce
continent nouveau.
Ce substrat symboliste est essentiel chez Valle-Inclán, bien évidemment, mais aussi chez
Alberti et Lorca ; ils sont tous les trois les héritiers plus ou moins directs (c’est-à-dire plus ou
moins influencés par les avant-gardes esthétiques successives) de ce socle symboliste,
d’autant plus que, dans les années 20 et 30, il semble bien que ces fondements symbolistes (et
expressionnistes3) reviennent en force. Valéry, en France, dans les années 30, reconnaît sa
dette envers le Symbolisme, tandis que les surréalistes, Breton en tête, redécouvrent Rimbaud,
Lautréamont et Maeterlinck, en qui on croit voir le pionnier de la métaphore moderne. Quand
Lorca proclame : « El poeta tiene que ser profesor de los cinco sentidos corporales […], en
este orden : vista, tacto, oído, olfato y gusto. Para ser dueño de las más bellas metáforas tiene
que abrir las puertas de comunicación entre ellos »4, il est bien clair qu’il formule, à sa
3
L’Expressionnisme et le Symbolisme sont tout à fait contemporains. Ils ont en commun les mêmes fondements
doctrinaux (l’antiréalisme, l’anti-naturalisme, l’anti-mimétisme, etc.). Il est convenu de voir dans
l’Expressionnisme un mouvement plus porté sur la révolte et l’expression d’une angoisse, mais la frontière
— tout au moins dans les premiers temps — n’est pas toujours très nette selon les œuvres et les individus ; que
l’on songe aux œuvres d’Ensor ou de Munch. Historiquement, il semble bien que l’Expressionnisme ait dominé
dans les années 20 et 30, en peinture surtout, ainsi qu’au théâtre et au cinéma, mais cela n’implique en aucune
façon un reniement des fondements symbolistes.
4
Dans sa conférence sur « La imagen poética de Luis de Góngora », in Obras Completas, t. III, Madrid, Galaxia
Gutenberg/Círculo de lectores, 1997, p. 58-59
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manière, les préceptes symbolistes des correspondances baudelairiennes ou de l’analogie (« le
démon de l’analogie » dit Rodenbach), l’instrument par excellence de la modernité.
Cette conception générale du langage qui préside à la création poétique depuis le début du
siècle ne pouvait pas ne pas avoir de répercussions dans l’écriture théâtrale. Dans un premier
temps, il est vrai, avant 1900, cette mystique du poème présenté comme une totalité qui ne
serait vraiment accessible que dans l’intimité d’une lecture quasi religieuse semble s’opposer
à une quelconque représentation dans un théâtre, car toute mise en scène d’un texte ne peut
être que choix, parti pris, donc amputation. Mallarmé parle même d’acteur inutile et
Maeterlinck, dans un premier temps, considère que les « beaux poèmes » tels que les
tragédies de Shakespeare ne doivent pas être montés sur scène : « C’est dans les paroles que
se trouvent la beauté et la grandeur des belles et grandes tragédies. Il n’y a guère que les
paroles qui semblent inutiles qui comptent dans une œuvre. C’est en elles que se cache son
âme »5.
Il est vrai que le débat espagnol sur l’importance du mot (qui a toujours tenu une place
prépondérante dans le théâtre national) est fort confus et qu’on y trouve des propos qui
semblent aussi contradictoires que tranchés. Valle-Inclán, en 1928, assène de façon
péremptoire, dans ce qui ressemble quand même beaucoup à une formulation très
maeterlinckienne des années 1890 : « En el diálogo está la médula vital del verdadero teatro
que no necesita de la representación para ser teatro ». En 1929, tout aussi péremptoire, il
assène : « Nos mueve la plástica antes que el concepto ». Il faut se garder d’y voir une
contradiction, parce que ces propos, tenus lors d’interviews avec des critiques ou des
journalistes, ne sont que des propos rapportés (donc restitués de façon aléatoire) et, surtout,
parce qu’ils émettent deux exigences nécessaires, simultanément, du théâtre moderne où la
plastique et la poétique forment un tout qu’il faut toujours revendiquer, ensemble ou
séparément, suivant les circonstances ou l’interlocuteur. Lorca et Alberti revendiqueront les
mêmes choses avec la même insistance, aussi bien leur statut d’auteur, l’importance du texte
5
Maurice Maeterlinck, « Le tragique quotidien », in Le trésor des humbles, Bruxelles, Labor, 1986, p. 107. Dans
son article sur « Le silence », qui aura un impact immense en Espagne, il dit autre chose : « La parole est grande,
elle aussi, mais ce n’est pas ce qu’il y a de plus grand ». (« Le silence » in Le trésor des humbles…, p. 15.).
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et la place de la poétique que la présence de la « plastique ». Et ce n’est sans doute pas un
hasard si le metteur en scène français qui les a tous les trois le plus influencés (par l’entremise
de Rivas Cherif, admirateur de Copeau et ami aussi bien de Lorca que de Valle) soit Copeau
et son théâtre du Vieux Colombier, lui qui prône une scène nue, dépouillée et le retour du
mot.
On en vient bien à cette définition du théâtre moderne de Meyerhold, pour qui « la
plastique et les mots sont soumis chacun à leur rythme propre et divorcent à l’occasion ». Le
théâtre obéit à cette pluralité de registres, langagiers et sensibles, qui peuvent, au besoin, jouer
des partitions contrastées qui construisent simultanément le sens. Cette idée de « divorce »
entre registres introduit l’émergence de la dissonance au sein même de l’œuvre et annonce en
quelque sorte les esperpentos, l’alliance du tragique et du grotesque. Le théâtre moderne se
définit donc désormais comme une polyphonie de moyens expressifs variés, une partition
complexe où le langage (la Poétique telle qu’elle est posée depuis le Symbolisme) joue sa
partie au même titre que le reste.
Et la définition que donne Lorca (qui se veut « poeta dramático »), en 1935, du théâtre
moderne, si souvent citée et souvent mal comprise, pourrait s’éclairer d’un jour nouveau :
« Es la poesía que se levanta del libro y se hace humana. […] El teatro necesita que los
personajes que aparezcan en la escena lleven un traje de poesía y, al mismo tiempo, que se les
vean los huesos, la sangre ». On peut y voir une formulation très personnelle, plus imagée que
vraiment théorique, de l’exigence de Maeterlinck (« élever la scène jusqu’au poème »), c’està-dire un théâtre où le mot s’est enfin « incarné », s’est — littéralement, physiquement —
humanisé et où la mise en scène réussit l’exploit de mettre en chair le langage dans toutes ses
potentialités, à l’unisson avec tous les autres registres sensoriels et plastiques propres à la
scène. C’est dans cette optique qu’il faut lire toutes ses expériences théâtrales, y compris La
casa de Bernarda Alba. Dans ce même ordre d’idée, il n’est pas extravagant de considérer El
hombre deshabitado, de Rafael Alberti, comme la mise en scène, ou la « mise en chair » des
poèmes de Sobre los ángeles, deux textes que l’on a coutume de rapprocher, avec raison. La
pièce pourrait bien être la version scénique, pour ainsi dire « totale », du recueil de poésies,
avec, en plus, tout ce que la scène peut lui apporter. Alberti semble d’ailleurs le confirmer
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quand il prétend, dans la pièce, « Crear sensualmente un mundo de sentidos, instintos y
pasiones »6.
Tout ce qui précède — un peu rapide, mais nécessaire — suppose ce patrimoine théorique,
ou doctrinal, commun pour fonder ce que doit être ce théâtre moderne, « total », auquel tous
aspirent. Bien évidemment, chacun mettra ce programme en pratique à sa façon, en fonction
des divers héritages régionaux, culturels, langagiers qui le caractérisent, en fonction aussi de
l’impact des courants avant-gardistes sur chacun, de la trace laissée par les expériences de
rupture auxquelles ils se sont livrés dans leur période de formation. Ainsi, Valle-Inclán,
imbibé, imprégné de Symbolisme depuis la fin du XIXe siècle, s’est visiblement rapproché de
l’Expressionnisme qui prend une place de plus en plus grande, dans les esperpentos surtout
(ce qui ne veut en aucune façon dire, encore une fois, que les bases symbolistes ont disparu de
ses œuvres, bien au contraire) ; en revanche, si l’on voit en Max Estrella un porte-parole de
Valle, on peut supposer qu’il n’a guère été sensible aux sirènes ultraïstes7 et créationnistes du
début des années 20, mais ce n’est pas si certain et Valle n’a peut-être pas été sourd aux
théories cubistes (rappelons que Cara de plata, où certains critiques croient déceler des traces
cubistes, la troisième des Comedias bárbaras, est écrite entre les deux versions de Luces de
Bohemia). En ce qui concerne la poésie d’Alberti et de Lorca, plus jeunes, le socle symboliste
a été abondamment fertilisé par toutes les expériences des avant-gardes esthétiques et, en
particulier, à partir de la fin des années 20, par le Surréalisme dont ils ont su tirer l’essentiel.
En passant de la poésie au théâtre, en appliquant à la scène cette Poétique du langage qu’ils
se sont forgée, la première évidence est la priorité du sensible accordée au texte, à la pluralité
des signifiants. Dans tout texte théâtral, il faut partir du principe que chaque mot, chaque
phrase, chaque réplique, chaque didascalie même, doit acquérir une intensité physique, une
tension et une énergie qui sont censées agir directement sur les sens des spectateurs (ou des
lecteurs). Dans le théâtre moderne, il n’y a plus d’action au sens classique : au contraire,
l’action (l’intrigue, les péripéties, les épisodes qui monopolisent l’attente du spectateur) ne
6
Cité par José Monleón, in Tiempo y teatro de Rafael Alberti, Madrid, Primer Acto, 1990, p. 75.
« Los ultraístas son unos farsantes » proclame Max (XII, p. 168), une condamnation qui mériterait une
explication, en pleine période Ultra et Créationniste (1919-1923). Ce que dénonce Max chez les ultraïstes, c’est
vraisemblablement leur conception ludique ou « pure » de l’art, exclusivement préoccupés qu’ils sont par la
forme et la dimension expérimentale, et refusant toute dimension humaine ou sociale de l’art que Valle-Inclán
réclame dès 1920.
7
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peut que nous détourner de l’essentiel qui est la perception immédiate de ce qui se passe sur
scène. Dans le théâtre moderne, c’est le langage et la scène qui agissent pour que le spectateur
soit « agi » en permanence. Chaque mot, réplique ou dialogue doit produire des impacts
sensoriels et le « sens » de l’œuvre est la résultante complexe de la somme de tous les
impacts, y compris tous ceux qu’on ne peut formuler, verbaliser ni même comprendre
raisonnablement. Comme le dit très tôt Kandinsky, et bien d’autres après lui8, le mot a une
« résonance intérieure », qui doit provoquer une vibration dans le spectateur : le son des mots
« exerce une pression directe sur l’âme. L’âme en vient à une vibration sans objet encore plus
complexe, je dirais presque plus “surnaturelle” que l’émotion ressentie par l’âme à l’audition
d’une cloche, d’une corde pincée, de la chute d’une planche, etc. »9. Ce concept de vibration,
qu’on retrouve chez Antonin Artaud10, est une des clés du théâtre de Valle-Inclán, chez qui
tout vibre, tremble, tremblote, même l’air, la lumière et le silence et, bien sûr, le langage qui
résonne et vibre en permanence.
À cet effet, les dramaturges puisent dans l’arsenal poétique les ingrédients qui sont le
mieux à même de provoquer ces états psychiques. En tout premier lieu, les mécanismes du
rythme, de la mesure, de la scansion sur lesquels repose toute poésie, même dans le vers
(prétendument) libre que les Espagnols, à quelques exceptions près, ne pratiquent guère.
Une lecture attentive de Luces de Bohemia, de El hombre deshabitado et de La casa de
Bernarda Alba, permet de retrouver une étonnante quantité d’unités ou de séquences
rythmiques familières, indiscutablement issues de leur pratique poétique, aussi bien dans les
dialogues que dans les didascalies. Ce qui ne saurait étonner ; dialogues et didascalies
obéissent logiquement aux mêmes conceptions du langage « total », ce sont les deux volets
complémentaires de l’entreprise de sensibilisation, c’est la même langue soumise aux mêmes
exigences, à la même Poétique générale, même si les uns sont faits pour être mis en voix et les
8
Antonin Artaud : « Les mots seront pris dans un sens incantatoire, vraiment magique, pour leur forme, leurs
émanations sensibles et non plus seulement pour leur sens ». « Le théâtre de la cruauté (Second Manifeste) », in
Le théâtre et son double, Paris, Gallimard, Folio-Essais, 1964, p. 193.
9
Wassily Kandinsky Du spirituel dans l’art, et dans la peinture en particulier, Paris, Gallimard, Folio-Essais,
1989, p. 83.
10
Artaud demande au théâtre une « atmosphère de suggestion hypnotique où l’esprit est atteint par une pression
directe sur les sens ». Il parle aussi de « paroxysme » qui permet de dépasser les limites afin de susciter des
chocs et des révélations. Voir « Le théâtre de la cruauté (Second Manifeste) »…, p. 193.
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autres pour être lues par le lecteur, le metteur en scène, l’acteur préparant son rôle, etc., tous
devant s’imprégner physiquement de l’œuvre, sans réserve. Les quantités classiques de la
métrique espagnole sont omniprésentes : d’un côté, les séquences ternaires et « savantes »
(heptasyllabes, alexandrins et hendécasyllabes surtout, associés depuis des siècles, sans
oublier l’ennéasyllabe, fort prisé depuis le Modernisme et le pentasyllabe, souvent combiné,
depuis les modernistes, à l’heptasyllabe pour créer une forme de rupture) et, de l’autre, les
séquences binaires (octosyllabes, hexasyllabes, le « pie quebrado »). Quelques exemples
parmi des centaines, dans les didascalies et dans le dialogue :
Valle-Inclán : « Media cara en reflejo y media en sombra » (II, p. 55)11 : un
hendécasyllabe tout à fait classique avec parallélisme de construction.
Don
« Latino de Hispalis//, grotesco personaje//, te inmortalizaré en una
novela » (XII, p. 167) : deux heptasyllabes et un hendécasyllabe, canoniques.
Alberti : « Enciende la linterna//, la enfoca hacia abajo// y con el pie golpea// la tierra
por tres veces//. Se abre un escotillón// y asciende una figura// enrollada como las
momias// en una cinta blanca » (p. 215)12 : difficile de ne pas y percevoir une rafale
d’heptasyllabes (et un ennéasyllabe avec les « momias »).
Sombras,
«
sombras, sombras, por todas partes » (p. 206) : un hendécasyllabe
trochaïque pour cette première réplique de l’œuvre.
Lorca : « Un gran silencio umbroso// se extiende por la escena.// Al levantarse el telón//,
está la escena sola//. Se oyen doblar las campanas » (I, p. 139)13 : un majestueux
alexandrin ïambique, un octosyllabe, un heptasyllabe et un octosyllabe.
« La Poncia : Yo no puedo hacer nada//. Quise atajar las cosas//, pero ya// me
asustan demasiado//. ¿Tú ves este silencio ?// Pues hay una tormenta en cada cuarto »
(III, p. 260) : une série de quatre heptasyllabes (avec la coupure brutale de « pero ya »)
11
Pour Valle-Inclán, les références sont tirées de Luces de Bohemia, Madrid, Austral, 2006.
L’édition utilisée est la suivante : Rafael Alberti, El hombre deshabitado, Madrid, Biblioteca Nueva, 2003.
13
L’édition utilisée est la suivante : Federico García Lorca, La casa de Bernarda Alba, Madrid, Cátedra, 2005.
12
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qui se clôt par un superbe hendécasyllabe héroïque. La Poncia, la servante, participe,
elle aussi, par son souffle et sa diction, à la dimension tragique.
On pourrait sans doute affiner l’analyse de cette mécanique rythmique, en fonction des
situations et des personnages. Par exemple, Max Estrella, le poète, l’homme du savoir et du
langage, celui qui s’attribue le droit à l’alphabet (VI, p. 103), semble bien doté par Valle
d’une rythmique bien à lui, avec les cris abrupts de l’impuissance quand le langage fait défaut
(« Canallas », « Majadero ») et des « périodes » rythmiques pleines d’emphase et de majesté,
où dominent l’heptasyllabe et l’hendécasyllabe. La définition qu’il donne de lui-même,
« Cesante de hombre libre y pájaro cantor » (V, p. 94) est un très bel alexandrin ïambique
ronflant, où l’on pourra percevoir toute la dualité du personnage : autorité et grandiloquence
d’un côté, dérision de l’autre, de par le déphasage entre réalité et discours. Et quand il ajoute,
quelques répliques plus loin : « Donde yo vivo siempre es un palacio », l’hendécasyllabe
canonique superpose encore une fois l’emphase et le dérisoire.
Comme en poésie moderne, mais avec une plus grande liberté puisqu’il n’est plus question
d’obéir à un schéma contraignant horizontal ou vertical, le dramaturge peut jouer sur le
souffle et sur la voix, alterner les séries qui donnent une certaine emphase et les ruptures
brutales qui prennent ainsi un relief majeur, alterner le long et le court, le binaire et le ternaire,
le cri et l’intime. On ne peut évidemment pas parler de vers strictu senso, mais d’une prose
rigoureusement rythmée qui participe directement aux effets de sens. Ce rythme, à la fois libre
et contraignant, entre la prose et la séquence métrique aisément repérable, est
vraisemblablement une des trouvailles du théâtre contemporain qui veut rompre avec toutes
les routines. Maeterlinck, déjà (encore lui !), avait « inventé » ce type de prose rythmée,
alternant octosyllabes, alexandrins et vers courts de rupture, de façon tout à fait délibérée.
Chez les poètes, sans doute, la tendance à produire des séquences rythmiques est à ce point
spontanée, presque inconsciente, que le vers pointe partout. Maeterlinck raconte que quand il
écrivait La Princesse Maleine, il s’est aperçu, après coup, qu’il avait écrit des vers, « mais,
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savez-vous que ce sont des vers libres, mais typographiquement en prose »14. Qu’il s’agisse
de réflexes respiratoires de poètes « de métier » ou d’une volonté de créer un « tempo », le
fait est que Valle, Lorca et Alberti saturent rythmiquement tout leur texte, Alberti plus que
tout autre (tant El hombre deshabitado enchaîne les séquences reconnaissables) et même dans
les didascalies de Lorca où la mécanique fonctionnelle est pourtant visiblement dominante.
Très complémentairement, et conformément aux lois de la langue espagnole qui est
syllabique et accentuée, le rythme prosodique (la distribution des reliefs accentuels dans la
séquence) intervient en permanence, sans contraintes préétablies (par la strophe ou un schéma
dominant), mais bien perceptible. Dans les années 20 et 30, rythme métrique et prosodie font
toujours partie des outils indispensables du poète ; c’est aussi l’époque où Navarro Tomás, le
dernier grand rhétoricien espagnol, l’ami de tous les poètes de la période et le grand prêtre des
lois du vers (avec son monumental Arte del verso) explique doctement que les différentes
modalités prosodiques de chaque mètre possèdent ou suggèrent une capacité « expressive »
spécifique. Par exemple, une succession d’hendécasyllabes mélodiques (accents sur la 3e, 6e
et 10e syllabes), héroïques (2-6-10) ou saphiques (4-8-10) ne produisent, en effet, pas le même
impact sensoriel. En tout cas, les poètes que sont Valle, Alberti et Lorca maîtrisent la chose et
ne sauraient s’en priver sur scène, précisément parce qu’ils en perçoivent les effets. La
première réplique de El hombre deshabitado (« Sombras, sombras, sombras, por todas
partes ») combine tous les effets oratoires et gestuels, dont une évidente sensation binaire,
trochaïque et/ou iambique. La réplique de Bernarda, « A fuerza de dinero y sinsabores » (III,
p. 244) puise sa densité et sa grandeur dans un hendécasyllabe dit héroïque, justement.
La scène offre une certaine liberté par rapport au poème. L’auteur (ou l’acteur) peut
« jouer » plus librement avec les synalèphes et les hiatus, pour une meilleure diction. Cette
liberté permet aussi de construire une réplique sans trop tenir compte de la quantité métrique,
en privilégiant un rythme accentuel particulièrement tendu et spectaculaire. Quand Magdalena
lâche : « Sé que yo no me voy a casar » (I, p. 157), le décasyllabe n’est pas « parlant », ni
même sans doute très perceptible à l’oreille, sauf pour les initiés ; par contre, la construction
en trois sous-ensembles de trois syllabes, avec accent sur la troisième (1-2-3/ 1-2-3/1-2-3), est
14
Réponse de Maurice Maeterlinck à Jules Huret, in Enquête sur l’évolution littéraire, Paris, Charpentier, 1892,
p. 127.
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singulièrement brutale, composée avec essentiellement des monosyllabes et des sonorités
agressives, pas un seul mot « llano ». Lorca avait sans doute d’autres possibilités de construire
cette phrase, avec d’autres effets ; la formulation choisie est la plus « expressive », la plus
dramatique parce qu’elle exige de l’acteur une gestuelle, une voix et une tension qui rendent
le drame immédiatement perceptible.
Parmi les moyens dont dispose le discours poétique, il paraît naturel que les aspects
sonores soient privilégiés, puisqu’ils sont destinés à la parole vivante, sur scène. Les trois
dramaturges font un usage systématique de tout ce qui peut représenter un relief sonore,
« faire du bruit », sonner aux oreilles et aux sens du spectateur. Tout particulièrement, ils font
grand cas des esdrújulos qui obligent la voix et le corps à gesticuler et qui offrent un
maximum de rendement sémantique. Valle-Inclán, en bon symboliste qu’il est, les a toujours
prisés (« bárbaro », « lívido », « lánguido », « Válgame Dios »). Alberti les emploie en
rafale : « Míralas bien. ¡Levántate! […] ¡Llámala! ¡Grítale! ¡Suplícale! » (p. 210), ou
« Contémplela. Mírela y apréndasela de memoria » (p. 212). En fait, le texte d’Alberti est
d’une sonorité intense, combinant tous les reliefs possibles, esdrújulos, mots oxytons,
cascades de sons agressifs : « Mírale, aquél eres tú » (p. 223). Il ne fait aucun doute que les
répliques finales de El Hombre parviennent à cette violence nihiliste du refus de Dieu, jusqu’à
l’anathème et l’insulte, parce que la voix rebondit de seuil en seuil sonore ; la fureur
déchaînée des sons au bord du cri devient la mesure exacte des enjeux tragiques de la
condition humaine : « Arderé, odiándote, Señor », « Te aborreceré siempre » « Y yo a ti, por
toda la eternidad » (p. 260-261) (un heptasyllabe et un hendécasyllabe, pour ces deux
dernières répliques).
On a bien observé la fréquence et l’importance du cri dans ce théâtre, du langage devenu
pur geste agressif ou défensif : les insultes, les apostrophes houleuses, l’abondance des
interjections, exclamations, interrogations qui apportent leur poids de chair vivante au
discours. Valle adore les insultes pittoresques et tonitruantes : « majadero », « mamarracho »,
« calla bocón », « soleche », « pelmazo »... On en a plein la bouche et plein les oreilles et les
personnages sont bien plus discrédités par la violence sonore que par le sens précis des mots.
Dans Lorca, où tout se joue apparemment sur un mode plus retenu, on note la brièveté de très
nombreuses répliques, ponctuées par des plages de silence, comme à l’Acte II, dans ce
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dialogue des non-dits entre Amelia et Martirio, où chaque réplique, d’une extrême brièveté,
est suivie par une « pausa » (p. 217) : ici aussi, c’est une question de tension extrême.
L’inventaire des signifiants pourrait se prolonger, dans les jeux d’allitérations, de
paronomases, de « rimes internes » que l’oreille capte immédiatement. Il se prolonge
également dans le choix de certaines structures ou constructions de phrases qui contribuent à
donner du rythme au discours. C’est le cas des sentences, maximes, proverbes ou autres
formulations qui se construisent toujours à partir d’un rythme, d’une prosodie ou d’un jeu de
correspondances : Valle-Inclán et Lorca en sont plutôt friands. On peut d’ailleurs généraliser
cette mécanique associative qui repose sur des constructions binaires ou parfois tertiaires, car
il existe aussi, bien évidemment, un rythme syntaxique. Les trois auteurs y ont fréquemment
recours et la réplique ou la didascalie s’en trouvent singulièrement scandées, donc sensibles.
Valle-Inclán a toujours eu un penchant marqué pour les constructions binaires: « Zaratustra,
abichado y giboso — la cara de tocino rancio y la bufanda de verde serpiente — promueve
[…] una aguda y dolorosa disonancia muy emotiva y muy moderna » (II, p. 50). Dans ce
dernier membre de phrase, les adjectifs s’ordonnent par deux, de part et d’autre d’un mot
nodal (« disonancia ») et l’ensemble en vient à exprimer, intellectuellement,
métaphoriquement et physiquement, les principes esthétiques de l’esperpento moderne, entre
équilibre et déséquilibre, harmonie et dissonance, émotion et douleur, dans une rigoureuse
« géométrie » ; une didascalie tout à fait exceptionnelle et révélatrice de la « méthode » de
Valle, qui associe toujours pratique et métadiscours. Chez Lorca aussi, les répliques
acquièrent tout leur poids (littéralement, poids de voix et de corps) par leur scansion, leur
construction : « ¡Mi sangre no se junta con la de los Humanes, mientras yo viva! » (Bernarda,
II, p. 229), deux heptasyllabes ïambiques éclatants (ou un alexandrin) et un pentasyllabe
péremptoire et brutal qui met en relief ce « yo » tonitruant. Auparavant, Magdalena avait
formulé son destin et celui des femmes de sa condition : « Hilo y aguja para las hembras.
Látigo y mula para el varón » (I, p. 158), une sentence qui associe une série régulière de
quatre pentasyllabes (sans doute plus perceptibles que deux décasyllabes) et un rigoureux
parallélisme de construction ; il est clair que cette formulation très structurée et très
« physique » possède une dimension tragique infiniment plus intense que toute autre
formulation plus « prosaïque ».
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Pour élaborer une Poétique théâtrale, chacun choisira les instruments qui lui conviennent.
Valle-Inclán préfère les mots pittoresques, rutilants, pleins de bruit et de fureur, comme pour
amener le langage à son point de rupture, vers la gesticulation grotesque : même le langage
lui-même se marionnettise (et, donc, toute la communication verbale et, par extension, toute
la mécanique sociale et humaine). Alberti reste attaché au rythme, toujours très près du vers et
de l’explosion sonore et sensuelle. Lorca recherche la tension maximum dans la retenue, la
contention crispante, jusqu’au point de rupture qui permettrait enfin l’explosion et la détente,
mais que même la mort d’Adela ne provoque pas, ce qui rend cette tension si tragique,
précisément, parce qu’elle ne disparaîtra pas.
Tout ceci pose évidemment un problème majeur. Comment doit-on lire, dire ou « recitar »,
suivant le terme espagnol consacré, ces pièces ? Comment la voix doit-elle se poser ?
Lecteurs et acteurs se trouvent bien devant la question essentielle de la diction, comme
élément décisif d’une nouvelle esthétique théâtrale. Cette question agite le monde du théâtre
symboliste depuis la fin du XIXe siècle, chacun s’évertuant à définir une nouvelle diction qui
liquiderait la diction « naturelle » ou « vériste » où l’on a cru voir l’idéal du bon acteur depuis
des décennies. Claudel, influencé par le théâtre japonais, recommandait une forme de
« psalmodie » inspirée du Nô. Lugné-Poe a essayé d’imposer dans son Théâtre de l’Œuvre
une sorte de mélopée, mécanique et hiératique. Meyerhold recommandait pour les œuvres de
Maeterlinck « une froide ciselure des mots ». Un autre courant du théâtre moderne sera
précisément de revenir aux marionnettes et au guignol, qui interdisent la diction « naturelle » :
Valle-Inclán s’en est visiblement inspiré, surtout dans les esperpentos.
En Espagne, le débat ne semble pas se poser ; il est vrai que les expériences de théâtre
vraiment modernes sont tellement rares et confidentielles, avec des acteurs le plus souvent
non professionnels (on aimerait bien savoir comment Valle-Inclán, quand il jouait, disait ses
rôles), qu’il est difficile d’imposer des modèles qui, de toutes façons, ne plaisent pas au public
(les tournées françaises, comme celle de Georgette Leblanc, la compagne de Maeterlinck, au
début du siècle, ne sont pas des succès et le public s’y ennuie souverainement), ni même à la
critique, même la mieux disposée, qui s’accroche désespérément à une diction naturelle. Dans
les années 20 et 30, on ne voit pas que le débat ait progressé, malgré les efforts de Rivas
Cherif et, sans vouloir être irrévérent envers les actrices encensées et considérées comme les
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plus modernes et les plus professionnelles, comme la Bárcena chez Martínez Sierra ou la
Xirgu qui jouera Lorca, par exemple, il semble qu’on soit assez loin de l’acteur moderne à la
Stanislavski ou à la Meyerhold ; et la critique se plaint depuis des décennies que les acteurs
espagnols ne savent pas dire les vers. C’est peut-être ce qui explique aussi cette volonté, de la
part de dramaturges de rupture comme Valle, Lorca, Alberti et tous les autres, d’instaurer une
vraie Poétique fondée sur la mécanique du rythme et des signifiants qui, par principe,
n’autorise pas une diction naturaliste15. Leur connaissance profonde des mécanismes de la
poésie et la très grande confiance qu’ils ont dans leur langue, pour ses qualités rythmiques,
prosodiques et accentuelles, les ont sans doute incité à privilégier ses composantes sensibles.
Dire ces pièces sur scène impose nécessairement un « tempo » particulier, une attention
exigeante à tout ce que la langue « fait », une certaine lenteur peut-être aussi, une mise en
bouche impeccable et sonore, une adéquation entre le corps, le geste et la voix. Pour Valle,
Alberti et Lorca, comme pour tous les dramaturges européens de l’époque, il s’agit avant tout
de « peser » sur la réception, de réinventer même une attente et une perception, de
« déréaliser » définitivement le théâtre, afin de réveiller le spectateur (comme dit Artaud) et
de le mener vers d’autres sensations et émotions. Trouver les acteurs qui y parviennent est une
autre affaire, mais l’invention d’une Poétique était sans doute (à défaut d’autres voies
impossibles, comme l’apparition de nouvelles salles et de nouvelles techniques) la voie la
plus appropriée, à la fois résolument nouvelle et solidement ancrée dans la langue et la culture
espagnoles. Encore une fois, cette singularité espagnole, autour de la langue et par la langue,
offre une possible solution qui articule tradition et rénovation, continuité et rupture.
Pour être tout à fait complet, il reste un dernier point qui n’appartient pas aux mécanismes
du rythme et du son, mais qui, surtout dans les années 20 et 30, constitue un des ingrédients
majeurs de toute Poétique ; il s’agit de l’image. À l’époque qui nous intéresse, l’image et, plus
concrètement, les trois figures de base que sont la métaphore, l’oxymore et la synesthésie16,
15
On peut appliquer aux trois auteurs ce que Fernández Cifuentes dit très justement de Lorca : « El teatro de
Lorca proponía fundamentalmente una desfamiliarización de los signos teatrales de la época » (Luis Fernández
Cifuentes, « García Lorca y el teatro convencional », Iberomania, n° 17, 1983, p. 74).
16
La métonymie n’est pas tout à fait absente (Lorca s’en sert de temps en temps), mais elle appartient davantage
à l’âge classique. Enracinée dans le rapport au même, à l’identique, elle n’offre pas ces échappées vers la
surprise, l’imprévu, l’arbitraire irrationnel (non plus le même mais l’autre) que peuvent provoquer la métaphore,
l’oxymore et la synesthésie.
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représentent les instruments modernes par excellence des avant-gardes (esthétiques et
idéologiques), parce qu’elles permettent l’accès à l’imaginaire, l’inconscient, l’impensé et
l’impensable. C’est l’ouverture psychique, le royaume de l’analogie (« la reine des facultés »,
pour Baudelaire, déjà) et l’image deviendra, après Maeterlinck et dans toute la poésie
espagnole (et européenne) des années 20 et 30, le grand outil de la conquête expressive.
Valle-Inclán, peut-être plus que de l’image proprement dite, est un adepte frénétique de la
combinaison de mots surprenante. Il est sans doute un des premiers, en Espagne, à s’en faire
une doctrine, dès 1903, par exemple, quand il vitupère contre « esos jóvenes que nunca
supieron ayuntar dos palabras por primera vez »17. Pas une seule réplique, pas une seule
didascalie qui ne soient régies par des mécanismes associatifs débridés qui ne permettent
aucun repos, aucune relation d’évidence confortable. Cela donne au texte une densité et une
effervescence sans doute uniques dans le théâtre européen de l’époque, qui va de l’image
onirique (« Una ráfaga de silencio », dans les Comedias bárbaras ou « una ráfaga de
emoción », (III, p. 71), « la bufanda de verde serpiente », (II, p. 50))18, à la fantaisie burlesque
et grotesque (« De repente, el grillo del teléfono se orina en el gran regazo burocrático »,
(VIII, p. 122)) et même parfois à la joyeuse cacophonie : « Un golfo largo y astroso […]
como perro que se espulga, se sacude con jaleo de hombros, la cara en una gran risa de
viruelas » (III, p. 66-67). En fait, la figure proprement valle-inclanienne est l’oxymore qui,
bien plus qu’une simple figure de rhétorique, en vient à mettre en scène, de façon
spectaculaire, le fonctionnement absurde et dégradé du monde espagnol ; c’est en quelque
sorte l’instrument verbal de l’esperpento, comme l’a fort bien décrit Manuel Aznar.
Chez Alberti, sous l’influence des avant-gardes et du Surréalisme qui privilégie le rêve et
la sensualité, l’image est omniprésente, envahissante : « Un hombre deshabitado es como un
saco vacío, como la funda vacía de una espada que necesita llenarse de carbón o de acero » (p.
207). Les allégories des cinq sens déchaînés (p. 227, en particulier) fonctionnent comme une
intense frénésie synesthésique.
17
Prologue à Melchor Almagro, Sombras de vida , Madrid, Imprenta de Antonio Marzo, 1903, p. IX-X.
Qui n’est pas sans rappeler ces vers de Maeterlinck: « La lune est verte de serpents » ou « Les serpents violets
des rêves », deux octosyllabes de Serres chaudes (avec la diérèse tout à fait symboliste sur « vi-o-lets »,
évidemment).
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Quant à Lorca, qui, dans toute sa poésie, a fait de l’image (la métaphore, surtout, mais la
synesthésie est très présente pour tout ce qui implique la mécanique du désir et des sens) un
de ses instruments privilégiés, on peut observer que La casa de Bernarda Alba n’en fait pas
un usage très important, mais les éléments symboliques ne manquent pas (les symboles
érotiques du poisson, de la mer, du jardin) et on trouve quand même quelques occurrences
(« Un gran silencio umbroso », p. 139, un très bel heptasyllabe ïambique, par ailleurs).
On le voit, ce concept de Poétique recouvre une gamme variée de procédés et de
mécanismes, qui peuvent se combiner, s’imbriquer à l’infini, pour que le texte instaure une
densité, une intensité, sur tous les mots, sans exception. Conformément à la tradition poétique
espagnole, tous ces dramaturges donnent aux signifiants une évidente priorité, autour du
rythme, des sons, du sensoriel, tout ce qui donne littéralement corps au mot et que le corps de
l’acteur doit pouvoir produire. L’imaginaire, le psychique, l’inconscient ne sont pas absents,
sous l’influence de Freud et du Surréalisme, mais passent d’abord par la chair des mots et des
phrases. La réception, par le spectateur, doit, elle aussi, passer d’abord par tous les rouages de
cette poétique, elle doit s’en imprégner, se laisser envahir, jusqu’à atteindre un état proche de
l’hypnose, dira Artaud. L’intensité tragique et la profondeur métaphysique seront d’autant
plus présentes qu’elles viendront des sens : « C’est par la peau qu’on fera rentrer la
métaphysique dans les esprits »19.
19
Antonin Artaud, « Le théâtre de la cruauté. (Premier manifeste) », in Le théâtre et son double, Paris,
Gallimard, Folio-Essais, 1964, p. 153.
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LA POETIQUE DES SEUILS : VERS UN NOUVEAU TRAGIQUE
(ANALYSE DES ESPACES LIMINAIRES DANS LE THEATRE DE VALLEINCLAN, ALBERTI ET LORCA)
Évelyne RICCI
Université de Bourgogne
La problématique du seuil fonctionne pour une part à l'envers : elle
n'est pas seulement la frontière baroque, mettant en mouvement un
« grotesque » du réel, mais la place même du tragique, le lieu où la
confrontation bascule dans l'irrémédiable.
Anne Ubersfeld
S'interroger sur le retour du tragique dans le théâtre espagnol des années 20 et 30 doit
amener à réfléchir sur le concept de genre — celui du théâtre et celui du tragique — et à poser
ce problème dans une perspective historique, induite par la référence à cette notion temporelle
de retour. Dans l'un et l'autre cas, la réflexion (celle sur le concept de tragique et celle sur le
principe de retour) doit se confronter à une notion essentielle, celle de limite, limite tout à la
fois épistémologique (comment comprendre le concept de tragique ?), philosophique (qu'estce que le tragique ?), esthétique (qu'est-ce que le théâtre ?, qu’est-ce que la tragédie ?) et, bien
sûr, chronologique (pourquoi parler de retour ?). Dit autrement, il s'agit de circonscrire le
concept de tragique, d'en délimiter les contours, pour savoir ce qui, dans les trois œuvres
proposées à notre étude, Luces de Bohemia de Valle-Inclán, El hombre deshabitado d'Alberti
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et La casa de Bernarda Alba de Lorca, relève du phénomène tragique. Cerner le concept de
tragique est peu aisé et définir le théâtre tragique l'est encore moins, d'autant que ces œuvres
de Valle-Inclán, d'Alberti et de Lorca en offrent des traitements différents, difficiles à enserrer
dans un cadre définitif et étanche qui marquerait les limites claires du phénomène tragique.
Alors que l'on est parvenu à proposer une définition assez consensuelle de la tragédie
classique (celle d'Eschyle, de Sophocle ou d'Euripide ou, plus tard, celle de Sénèque) et de
celle qui renaît avec le théâtre de Shakespeare ou de Racine, par exemple, définir ce qu'il est
convenu d'appeler ce « nouveau tragique » présente bien plus de difficultés, tant les limites du
phénomène sont confuses et contradictoires. En ce début de XXe siècle, le tragique a cessé
d'obéir à un schéma unique, il se déploie dans des directions diverses, redessinant sans cesse
ses limites et ses contours, désormais aussi incertains que l'est ce nouveau siècle trouble et
indécis qui commence à peine.
Comment alors appréhender ce phénomène qui semble refuser toute approche dogmatique
et qui échappe à toute définition exclusive, récusant les limites philosophiques et esthétiques
dans lesquelles on cherche à l'enfermer ? C'est, paradoxalement, en s'intéressant à ce concept
de limite qu'il est sans doute possible de mieux comprendre ce concept de tragique
apparemment insaisissable. L'idée de limite n'est pas seulement extérieure au phénomène, elle
est, au contraire, au cœur de la poétique tragique que façonnent Luces de Bohemia, El hombre
deshabitado et La casa de Bernarda Alba. Chacune des trois œuvres invente un nouveau
tragique qui ne se superpose plus à celui de la tragédie classique, mais qui se déploie, au
contraire, dans de nouveaux territoires. La volonté (ou la nécessité) d'inventer un nouveau
théâtre tragique amène les dramaturges à accorder une importance essentielle aux limites de
ce tragique : ils en explorent les contours et les frontières, construisant des intrigues où
simultanément l'homme, le langage et le théâtre se heurtent aux limites de leurs propres
conditions, les repoussent et les réinventent. Cela explique l'intérêt qu'accordent les
dramaturges aux espaces liminaires, ces lieux qui marquent le passage d'un point à un autre.
C'est dans ces espaces charnières et intermédiaires que surgit la tension tragique, c'est sur ces
seuils que se construit ce nouveau tragique, qui ne pouvait, sans doute, pas apparaître ailleurs
que dans ces lieux transitionnels où se forgent de nouveaux repères et d'où on entre vers de
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nouveaux espaces qui sont encore à inventer. Le tragique contemporain naît sur ces seuils qui
sont autant d'espaces de transition et de gestation, où un nouveau théâtre est en train d'être
créé, un théâtre qui refuse désormais les limites génériques, philosophiques et esthétiques trop
strictes, comme si le XXe siècle était trop incertain pour offrir des réponses définitives aux
nouveaux enjeux de l'art et du monde. L'exploration de ces territoires liminaires, ceux des
espaces où les intrigues se nouent et où le monde se met se met en scène, apporte la preuve
qu'un nouveau tragique est en train de naître dans le théâtre de Valle-Inclán, d'Alberti et de
Lorca, donnant raison à Anne Ubersfeld qui affirme, en effet, que « l'espace devient ce vide
sans frontières où tout peut survenir »1.
Les structures spatiales des trois œuvres sont très différentes : Luces de Bohemia repose
sur une multiplicité de lieux (cette pièce de 15 scènes compte 13 lieux différents), alors que
l'action de El hombre deshabitado ne se déroule que dans deux lieux, le chantier de
construction du prologue et de l'épilogue et le jardin de l'acte central (lui-même divisé,
cependant, en trois espaces distincts) et que, pour sa part, l'intrigue de La casa de Bernarda
Alba se passe, comme l'indique le titre, dans les pièces intérieures de la maison de Bernarda.
Malgré leur apparente diversité, on trouve, pourtant, dans l'architecture spatiale des trois
œuvres des points communs très significatifs, qui tiennent à l'importance que les trois
dramaturges accordent aux espaces liminaires dans l'intrigue générale des pièces, où ils
constituent des éléments essentiels de l'action, mais aussi du sens. Tous ces espaces
intermédiaires que sont les issues (les portes, les fenêtres, les ouvertures…), les seuils et les
entrées qui marquent les limites et les points de passage entre deux lieux différents (l'un étant
souvent intérieur et l'autre extérieur) deviennent des lieux privilégiés de l'action, acquérant
une importance matérielle dans l'organisation de l'espace, certes, mais aussi et surtout une
fonction symbolique.
Pour preuve de l'intérêt porté par les trois auteurs à ces lieux de passage, les premières
didascalies de chacune des œuvres (et, de manière générale, de chacun des actes ou, chez
1
Anne Ubersfled, « Les Comédies barbares ou l'espace du désordre » in Lire Valle-Inclán, Les Comédies
barbares, Dijon, Hispanistica XX, 1996, p. 185.
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Valle-Inclán, des scènes) y font toutes références. Les indications scéniques du premier acte
de La casa de Bernarda Alba, conçues avec une technique toute photographique, voire
cinématographique, le montrent clairement. Après le plan général sur la « habitación
blanquísima del interior de la casa de Bernarda »2, l'œil du spectateur, guidé par les
didascalies, se fixe d'abord sur les murs (« muros gruesos »), puis immédiatement sur les
portes, décrites avec détails : « Puertas en arco con cortinas de yute rematadas con madroños
y volantes ». Dans l'espace très dépouillé de la première scène, la référence aux rideaux est
loin d'être fortuite, puisque cet élément de décor constitue un écran supplémentaire entre cette
pièce intérieure et l'extérieur. C'est une protection, un obstacle de plus que Bernarda dresse
face au monde extérieur, rendant son accès plus difficile encore pour ses filles. On remarquera
d'ailleurs que cette pièce (comme les suivantes) ne compte nulle fenêtre et qu'il est, dès lors,
impossible pour les habitantes de la maison de voir ce qui se passe à l'extérieur de la pièce, le
droit de voir qui leur est refusé dès le début de la pièce constituant la première atteinte à leur
liberté. Avant même que l'action ne commence, ce déni est ainsi suggéré matériellement et
symboliquement par les éléments du décor et par l'importance accordée aux issues qui, toutes,
sont condamnées, comme l'est la liberté des habitantes de la maison. Certes, il est question à
d'autres moments de l'œuvre des fenêtres de la maison qui jouent même un rôle important
dans l'intrigue, puisque c'est à travers elles que s'établissent les contacts avec l'extérieur, en
particulier avec Pepe el Romano. Ces fenêtres, pourtant, ne sont jamais montrées, elles
demeurent toujours cachées et ne sont évoquées que dans les conversations, comme nous le
verrons. Leur invisibilité contribue bien évidemment à renforcer le sentiment d’enfermement
qui domine toute l’œuvre et qui est partie intégrante du tragique.
Les premières paroles qu’échangent la Criada et la Poncia dès le lever du rideau insistent,
d’ailleurs, sur cette opposition structurelle qui s’établit entre l’intérieur et l’extérieur. La
musique insistante des cloches dont se plaint la domestique (« Yo tengo el doble de esas
campanas metido entre las sienes », dit-elle à la Poncia, (I, p. 139)) constitue une intrusion
sonore dans l’espace silencieux de la maison instauré par les premières didascalies (« Un gran
silencio umbroso se extiende por la escena », précisent les premières indications scéniques (I,
2
Federico García Lorca, La casa de Bernarda Alba, Madrid, Cátedra, 2005, p. 139. C'est à cette édition que
renvoient toutes les citations suivantes, dont les références seront désormais indiquées dans le corps du texte.
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p. 139)). Les murs qui séparent l’enceinte de la maison du dehors n’empêchent pas les bruits
de pénétrer jusqu’en son sein, mais ils n’en constituent pas moins une limite nette entre ces
deux espaces qui renforce la tension tragique. Les rumeurs du monde extérieur qui s’infiltrent
à l’intérieur de la maison ne constituent-elles pas une invitation à franchir ces murs, une
tentation fatale pour qui, comme Adela, s’y soumet ? Ce jeu d’opposition sonore entre ces
deux espaces antagoniques se répète à plusieurs reprises tout au long de la pièce. Il est
particulièrement net au début du deuxième acte (une fois de plus, nous nous situons dans un
moment transitionnel), alors que l’intrigue fait pénétrer les spectateurs plus profondément à
l’intérieur de la maison3. À nouveau, les rumeurs des cloches s’immiscent dans la tranquillité
de la maison, mais elles se font maintenant plus timides, comme si pénétrer jusqu’au cœur de
la demeure devenait de plus en plus difficile : « Se oyen unos campanillos lejanos como a
través de varios muros » (II, p. 210). Ce bruit qui interrompt les conversations des habitantes
de la maison annonce le retour des hommes du travail. « Son los hombres, que vuelven del
trabajo » (II, p. 210), explique Magdalena, avant qu’Adela n’exprime son désir de pouvoir,
elle aussi, sortir librement : « ¡Ay, quién pudiera también salir a los campos! » (II, p. 211).
L’impossibilité qui lui est faite, comme à ses sœurs, de franchir les murs de la maison et de
rejoindre ces hommes est renforcée par une nouvelle série de bruits extérieurs qui, presque
immédiatement, se font entendre dans le silence pesant de la maison. Il s’agit, cette fois, du
chant des moissonneurs qui semble envoûter les quatre filles de Bernarda et leur rappeler leur
condition de prisonnières : « Se oye un canto lejano que se va acercando. […] Se oyen
panderos y carrañacas. Pausa. Todas oyen en un silencio traspasado por el sol » (II, p. 212213). Bien qu'il demeure encore lointain, le chant des hommes s'immisce jusqu’au cœur de la
maison, cherchant à en forcer l’accès, avant de s’éloigner tout à fait. Il n'est pas fortuit
d'ailleurs, que, dans cette chanson, les hommes prient pour qu'on leur ouvre les portes et les
fenêtres de ces maisons qui semblent comme emmurées.
3
Voir p. 189 : « Habitación blanca del interior de la casa de BERNARDA. Las puertas de la izquierda dan a los
dormitorios ». La mention aux portes des chambres indique que l’action s’est déplacée plus en avant au cœur de
la maison, c'est-à-dire plus à l’écart encore du monde extérieur.
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CORO (muy lejano.) :
Abrir puertas y ventanas
las que vivís en el pueblo;
el segador pide rosas
para adornar su sombrero. […]
MARTIRIO (con nostalgia) :
Abrir puertas y ventanas
las que vivís en el pueblo…
ADELA (con pasión) :
El segador pide rosas
para adornar su sombrero.
(Se va alejando el canto). (II, p. 213-214)
Le jeu sonore et spatial instauré par ce chœur viril invisible et, pourtant, si présent, suggère
toute la tension qui entoure le désir féminin, violent et impossible à satisfaire. Il en est de
même de la liberté, à portée de mains, apparemment, derrière ces murs et, cependant, elle
aussi inaccessible. Là encore, le dramaturge instaure un jeu subtil entre l’intérieur et
l’extérieur, conférant aux espaces liminaires une fonction essentielle dans la construction de
la tension tragique qui semble ainsi se concentrer dans ce lieu intermédiaire, où tout semble
possible et impossible à la fois.
Quoique, dans le drame albertien, la présence des seuils ne soit pas aussi prégnante que
dans la pièce de Lorca, comme dans cette dernière, cependant, les premières indications
scéniques de l'auto s'ouvrent, elles aussi, sur la référence spatiale à un seuil, celui de la
bouche d'égout d'où va surgir l'homme « deshabité ». Elle est encore fermée au moment où le
rideau se lève, comme les didascalies le précisent : « En el centro de la escena, y en primer
término la gran boca cerrada de una alcantarilla »4. Elle ne s'ouvre que quelques instants plus
tard, sur la vision très surprenante des pavés qui en jaillissent, avant que deux scaphandriers
ne fassent leur apparition, au milieu d'un silence total : « Sola, se abre la boca de hierro de la
alcantarilla y, de uno en uno, escupe cuatro o cinco adoquines. A continuación sube un buzo
del subsuelo, coge una piqueta, un cubo y se va. Luego, otro que hace lo mismo, y se va
4
Rafael Alberti, El hombre deshabitado, Madrid, Biblioteca Nueva, 2003, p. 205.
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también » (p. 206). Ce n'est qu'ensuite que l'Homme « deshabité » sort à son tour de cette
bouche d'égout inhospitalière : « Y, tras el resplandor mortecino de una luz de acetileno,
asciende, torpe, inflada hasta la exageración su máscara de buzo EL HOMBRE
DESHABITADO. Se sienta junto al pozo, al lado de la luz ».
C'est sur le défilé de ces trois personnages grotesques qui jaillissent de cette improbable
bouche d'égout que s'ouvre l'auto, comme si, dès les premiers instants de l'action, Alberti
avait choisi de proposer la vision d'une humanité problématique et inquiétante. Ces
personnages, mi humains, mi mécaniques, qui se cachent derrière un surprenant costume de
scaphandrier, pourraient être à l'image d'un monde en pleine mutation, dont la bouche d'égout
qui leur donne vie pourrait être la métaphore. Cette dernière constitue un espace de seuil entre
le chantier de reconstruction qui apparaît sur scène et les égouts eux-mêmes, qui demeurent
invisibles. Ils n'en ont pas moins une importance essentielle, puisqu'ils ont tout d'un
mystérieux espace utérin qui donne naissance, sous les yeux du public, aux deux
scaphandriers et à l'Homme « deshabité ». Surgis de nulle part, ces derniers apparaissent sur
scène en ces premiers instants de l'action, dans une mise en scène très expressionniste qui
cherche peut-être à suggérer la difficulté qu'il y a à être au monde, en cette époque troublée
qui semble avoir perdu tous repères. L'apparition de ces trois hommes ne peut manquer de
déconcerter et d'incommoder le public qui, dès le lever du rideau, doit faire face à cette image
de sa propre condition humaine. Comme les pavés qui les précèdent, ces personnages
semblent jetés sur terre sans raison. L'Homme « deshabité » en fait l'expérience tout au long
de l'œuvre, comme s'il semblait ne jamais devoir comprendre véritablement ce qui lui arrive,
comme le montrent, par exemple, les changements de costume auxquels le soumet le Veilleur
de Nuit quelques instants plus tard5. Ce n'est qu'à l'extrême fin de l'œuvre, alors même que la
bouche d'égout va de nouveau s'ouvrir pour l'engloutir cette fois, qu'il comprendra que Dieu
l'a trahi et qu'il n'y a rien à attendre de ce monde. Il disparaît alors dans ces bas fonds
mystérieux que l'on peut considérer comme des enfers modernes auxquels l'homme ne saurait
échapper, quels que soient les efforts qu'il entreprend pour s'y soustraire. C'est sans doute
ainsi qu'il faut interpréter la disparition finale de l'Homme « deshabité » qui, au seuil de sa
5
Voir p. 211.
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vie, s'enfonce sous terre, alors que la bouche d'égout se referme inexorablement sur lui, lui
refusant tout espoir de salut :
EL VIGILANTE NOCTURNO : (Cogiéndole por el cuello de la chaqueta y
haciendo ademán de levantarlo para arrojarlo por la boca de la alcantarilla). Ya no
eres de este mundo. Tu alma ya es desprecio de las llamas. Ahora va a arder también tu
cuerpo (Despacio, lo hace desaparecer). […]
EL VIGILANTE NOCTURNO : (Desaparece EL HOMBRE. La boca arroja una
espesa columna de humo negro. EL VIGILANTE NOCTURNO lo ahoga, echándole la
tapa. Luego la cierra, dándole varias vueltas a su llave). Así. Mis juicios son un abismo
profundo. (A oscuras, en silencio, desaparece por el fondo).
TELÓN (p. 261).
Cette bouche d'égout qui voit l’Homme surgir dans le prologue, avant de le voir disparaître
à tout jamais dans l’épilogue, symbolise donc simultanément deux espaces opposés, celui de
la naissance et celui de la mort, suggérant, dès lors, un effet de dualité antagonique et
inconciliable, qui est à l'image de la personnalité contradictoire du Veilleur de Nuit. Incarnant
de prime abord un espoir de salvation, il mène finalement l'Homme à sa perte, soulignant par
là même l’impossibilité de jamais être sauvé dans ce monde moderne. À la fois démiurge et
dieu vengeur, il démontre également la distance que prend Alberti par rapport au modèle de
l'auto sacramental dont, pourtant, il s'inspire. L'auto célèbre traditionnellement, on le sait,
l'Eucharistie, c'est-à-dire l'action de grâce6 par laquelle l'Homme exprime sa reconnaissance à
Dieu pour l'œuvre de la Création et pour l'amour qu'il lui porte. Dans l'auto albertien, le
Créateur, qui apparaît désormais sous les traits grotesques d'un improbable veilleur de nuit7,
n'a plus rien du Dieu aimant. Il s'est détourné des hommes qu'il laisse se débattre dans les
incertitudes où il les a pourtant plongés. Il n'est donc plus d'espoir de salvation, ni de
rédemption sur la scène albertienne et c'est en vain que l'homme « deshabité » cherche à
comprendre ce qui lui arrive.
C'est la grande leçon de cette œuvre qui ne revisite le modèle de l'auto que pour mieux s'en
éloigner, une dimension subversive suggérée, dès le prologue, par la présence de cette bouche
6
En grec ancien, le mot « eucharistie » signifie « action de grâce ».
Voir la description qui en est faite dans le prologue : « Por el fondo, tiznada la careta, bajo una capirucha de
hule, entra EL VIGILANTE NOCTURNO » [p. 207].
7
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d'égout mystérieuse, dans laquelle on peut lire la volonté de transgression que le dramaturge
instaure par rapport aux références chrétiennes présentes en creux. Il en dépasse les limites,
pour créer un monde où le seul espoir de salut repose désormais sur l'homme et sur lui seul.
C'est le sens des dernières paroles que l'homme « deshabité » adresse au Veilleur de nuit
avant de s'enfoncer dans cette bouche d'égout : « Te aborreceré siempre » (p. 261). En ce
début du XXe siècle, l'Homme abhorrera à tout jamais la promesse d'un monde d'espoir et de
salvation qu'incarnerait une divinité. Abandonné de Dieu, il a maintenant la certitude que c'est
à lui dorénavant de donner un sens à sa vie, et à lui seul. On comprend mieux, dès lors,
pourquoi l'action du prologue et de l'épilogue se situe sur ce chantier de re/construction, lieu
improbable où les limites du nouveau tragique et de l'homme moderne sont à réinventer.
C'est sans nul doute dans Luces de Bohemia, l'œuvre la plus originale des trois, que cette
problématique des seuils prend le plus d'ampleur. Elle est une des clefs fondamentales de la
pièce tout entière construite sur cette tension permanente que les espaces liminaires, réels et
symboliques, instaurent. Dès les premières didascalies, comme dans les deux autres œuvres, il
est fait référence à l'issue qui sépare l'espace fermé de la mansarde, où se trouvent Max
Estrella et sa femme, et le monde extérieur, la fenêtre étroite qui laisse entrer les dernières
lueurs du jour : « Hora crepuscular. Un guardillón con ventano angosto lleno de sol »8. Est
déjà suggéré ainsi un contraste entre le monde extérieur, lumineux, et l'ambiance intime et
plus sombre qui se dégage de cette scène familiale, ce même contraste qui est réaffirmé par le
décor de la pièce. Les portraits, les gravures et les autographes accrochés au mur suggèrent
que les habitants de cette pièce sont liés, d'une manière ou une autre au monde des arts et de
la culture, ce que la modestie de l'habitat et la pauvreté du couple ne laissent pas deviner, bien
au contraire. La relation oxymorique suggérée par le titre entre ces deux entités opposés, ces
« Lumières de Bohème », est ainsi mise en scène plastiquement dès le lever du rideau et ce,
en partie, grâce à la présence de la fenêtre, seul élément du décor qui permet d'unir l'intérieur
et l'extérieur (il ne sera fait allusion à la porte — qui n'est d'ailleurs pas mentionnée dans les
didascalies — que plus tard). Apparaît là un trait que l’on retrouve tout au long de l’œuvre, la
8
Ramón del Valle-Inclán, Luces de Bohemia, Madrid, Austral, 2006, p. 39.
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fonction plastique jouée par ces ouvertures qui constituent presque toujours une source de
lumière qui vient éclairer la partie centrale des décors. Elles contribuent à former ces
ambiances de clairs-obscurs et, par ces effets de lumière, elles donnent une profondeur
supplémentaire aux scènes. Le jeu d’ombre et de lumière, suggéré dès le titre, devient ainsi
réel sur scène, l’idée est traduite plastiquement et visuellement, ce qui révèle le soin pictural
avec lequel Valle-Inclán construit les décors qui sont des éléments très signifiants de l’œuvre
et ce, grâce en partie à toutes les issues qui sont bien plus que de simples éléments décoratifs.
Ces espaces liminaires jouent, en effet, un rôle très dynamique dans l’œuvre. C’est, en
particulier, sur ces seuils que se produisent certains des événements les plus importants de
l’intrigue, comme dans cette première scène. L'arrivée du compère de Max Estrella, Don
Latino, qui sera amené à jouer un rôle si important dans l'intrigue, d'abord annoncée par le
bruit de la cloche qui interrompt la lecture de Madama Collet9, est immédiatement précédée
par un long grincement provoqué par l'ouverture de la porte poussée par sa main, sur laquelle
s'attardent, à la manière d'une caméra cinématographique, les didascalies : « Una mano
cautelosa empuja la puerta, que se abre con un largo chirrido. Entra un vejete asmático,
quepis, anteojos, un perrillo y una cartera con revistas ilustradas. Es DON LATINO DE
HISPALIS » (I, p. 44)). C'est la première irruption sur scène d'un personnage extérieur et son
apparition interrompt brutalement la tranquillité qui règne à l'intérieur (Max somnole dans son
fauteuil, alors que sa femme, Madama Collet, est assise silencieusement à ses côtés : « El
ciego se adormece y la mujer, sombra triste, se sienta en una silleta, haciendo pliegues a la
carta del Buey Apis » (I, p. 44). Après la réception de la lettre du directeur du journal qui
constitue la première menace extérieure qui s'abat sur Max Estrella (lettre que l'on pourrait
fort bien considérer, au même titre que les portes et les fenêtres, comme un objet transitionnel
qui fait le lien entre ces deux mondes), l'arrivée de Don Latino représente un second danger
pour Max, fatal celui-ci. C'est parce qu'il accepte de le suivre que Max ne reviendra pas vivant
chez lui et que sa mort entraînera à son tour celles de sa femme et de sa fille, comme cette
dernière le rappelle douze scènes plus tard, devant le cadavre de son père : « ¡Si papá no sale
ayer tarde, está vivo! » (XIII, p. 182).
9
Voir p. 42 « Suena la campanilla de la escalera. […] MADAMA COLLET : Claudinita, deja quieta la escoba y
mira quién ha llamado. LA VOZ DE CLAUDINITA : Siempre será Don Latino ».
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En tant qu'espace liminaire, la porte constitue donc ce lieu tragique où la vie de Max
bascule vers une issue irrémédiable, la mort. Dès cette première scène, le présage en a été
annoncé par ces deux augures maléfiques, la lettre du Buey Apis et Don Latino en personne,
qui ont tous deux franchi cette porte, avant que le deuxième n'entraîne avec lui Max vers
l'autre rive, celle du monde. Le grincement qui accompagnait l'ouverture de la porte
fonctionne bien comme un signe prémonitoire, comme l'annonce de la difficulté qu'il y a pour
ce poète de trouver désormais sa place dans une société en crise. L'incompatibilité entre
l'univers des lettres, dont Max est le représentant brillant, et celui de la politique et de
l'autorité, dont le poète est tout à la fois victime et spectateur10, est ainsi suggérée sur le pas de
cette porte où le destin de Max se joue. Dès cette première scène, les seuils acquièrent donc
une importance fondamentale dans la mise en scène d'un nouveau tragique dissonant et
grinçant, à l'image du monde moderne, un tragique qui ne se reconnaît plus dans le modèle de
la tragédie classique et en invente une nouvelle expression, l'esperpento.
C'est dans la scène 12 de l'œuvre que cet esperpento voit le jour, après que Max et les siens
ont franchi les seuils de lieux aussi différents qu'une librairie, une taverne, un commerce de
beignets, un ministère, une cellule de prison, la rédaction d'un journal, le bureau d'un ministre,
un café ou un jardin public, des lieux dont chacune des portes s'est refermée sur le spectacle
d'un univers grotesque et tragique, où la médiocrité et la bassesse l'emportent toujours sur
l'intelligence et la solidarité. Après ce chemin de croix qui l’a mené de station en station dans
les rues de Madrid, Max s’éteint dans cette scène 12, sur le pas de la porte de sa maison, après
avoir tout juste terminé d’exposer la théorie de l’esperpento. Cette scène est conçue, tout à la
fois, comme un aboutissement et comme un avènement. Ce double mouvement paradoxal et
dialogique — à l'image de l'esperpento — se traduit par des effets de mise en scène très
précis, qui jouent à la fois sur la spatialité et la temporalité. Dans l’un et l’autre cas, on
retrouve un jeu sur les seuils tout à fait significatif, qu’il s’agisse de seuils réels — les portes,
devant lesquelles la totalité de la scène se déroule — ou du seuil auroral produit par le recul
de l’obscurité et l’arrivée progressive du jour. Ainsi, la scène se déroule dans une ambiance
10
Il en est aussi le complice, si l'on songe qu'il accepte l'argent du Ministre, celui-là même qui, du fait de sa
position, est le responsable de la mort du prisonnier catalan, ce qui montre bien toute l'ambiguïté que peut
parfois incarner le personnage de Max.
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très particulière ni nocturne, ni diurne, ni tout à fait extérieure, ni tout à fait intérieure, dans un
entre-deux presque improbable où se joue, certes, le destin de Max qui va bientôt mourir,
mais surtout celui de la tragédie et de l’esperpento. L’affirmation de Max selon laquelle « la
tragedia nuestra no es tragedia » (XII, p. 167), c’est-à-dire l’affirmation simultanée de
l’existence de la tragédie et de son impossibilité ne traduit-elle pas une tension identique à
celle que les seuils spatiaux et temporels suggèrent ? Être ou ne pas être tragique, c’est en
somme toute la question de l’esperpento.
Dès les didascalies initiales, cette tension liminaire est suggérée, comme le montre la
mention aux portes qui est faite à plusieurs reprises, celle devant laquelle Max et Don Latino
sont assis, mais celles aussi que les veilleurs de nuit ne surveillent plus, mais que les
concierges ne gardent pas encore :
DON LATINO y MAX ESTRELLA filosofan sentados en el quicio de una puerta.
[…] Ya se han ido los serenos, pero aún están las puertas cerradas. Despiertan las
porteras. (XII, p. 165)
Quelques instants plus tard, à peine terminé l’exposé de l’esperpento, Max fait allusion à
une nouvelle porte, la sienne, où il veut aller mourir : « Idiota, llévame a la puerta de mi casa
y déjame morir en paz » (XII, p. 171). C'est là, en effet, qu’il va mourir presque à la fin de la
scène, comme il l’avait annoncé : « MÁXIMO ESTRELLA se tiende en el umbral de su
puerta » (XII, p. 173). C’est là également que son corps va être découvert (« El cuerpo del
bohemio resbala y queda acostado sobre el umbral, al abrirse la puerta » (XII, p. 176)), après
que les première rumeurs du jour se seront élevées derrière les portes encore fermées
(« Finalmente se eleva tras de la puerta la voz achulada de una vecina. Resuenan pasos dentro
del zaguán » (XII, p. 175)). Les derniers instants de sa vie sont ainsi simultanément associés à
l’esperpento, auquel il donne naissance, et à cette porte qui ne s’ouvre que lorsqu’il meurt.
Les limites entre fin et commencement s’estompent donc et ne demeure désormais plus, après
la disparition de Max, que l’esperpento, cette structure oxymorique où les contraires
s’unissent et où l’antithèse est revisitée, comme tous les espaces liminaires de cette scène et
des précédentes le suggéraient déjà.
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Cette fusion des contraires est visible aussi, on l’a dit, à un autre niveau, celui du temps,
puisque l’ensemble de la scène se déroule alors que l’obscurité de la nuit recule, mais que
l’aube point à peine et que les premiers oiseaux commencent timidement à chanter sur la
corniche de l’église (un nouveau lieu excentrique et liminaire) : « A lo largo de su coloquio,
se torna lívido el cielo. En el alero de la iglesia pían algunos pájaros. Remotos albores de
amanecida » (XII, p. 165). Au fur et à mesure que la scène se déroule, l’aurore se lève et
Valle-Inclán fait coïncider très exactement la mort de Max Estrella avec l’extinction de la
dernière étoile dans le ciel : « El ojo legañoso, como un poeta, levantado al azul de la última
estrella ». (XII, p. 173). L’apparition de l’esperpento s’accompagne ainsi de la disparition, sur
terre comme au ciel, de ces deux astres, condamnés à s’éteindre pour que ce nouveau genre
puisse voir le jour. Cela ne signifie-t-il pas que l’esperpento est invité à occuper la place
laissée vacante par la tragédie, comme si lui seul pouvait désormais refléter une réalité à ce
point dégradée qu’elle refuse le secours de la tragédie ? « El sentido trágico de la vida
española sólo puede darse con una estética sistemáticamente deformada», explique, en effet,
Max, avant de mourir sur le pas de chez lui. Cette esthétique de la déformation ne se
confondrait-elle pas alors avec cette poétique des seuils, comme si ces espaces liminaires et
ces lieux de passage étaient les seuls lieux où pouvait maintenant s’exprimer ce sentiment
tragique qui a abandonné le centre de la scène pour se réfugier sur de nouveaux territoires
excentrés, à la frontière de différentes tonalités — le tragique, le comique, le grotesque… —,
de différents genres et de différents arts — le théâtre, la peinture, le cinéma…?
L’étude des seuils dans Luces de Bohemia le laisse penser, comme a pu en apporter la
preuve l'analyse de la scène 1 et de la scène 12. De nombreux autres passages de l'œuvre
confirmeraient ces conclusions. L'on pourrait songer, par exemple, aux différents espaces que
Max se voit obligé de franchir avant que ne s'ouvre, enfin, la porte du bureau du ministre dans
la scène 8 et que la figure grotesque et caricaturale de ce dernier n'apparaisse, sans que
l'huissier, celui qui pourtant doit veiller sur les issues, n'ait pu empêcher Max d'arriver jusquelà : « Su Excelencia abre la puerta de su despacho y asoma en mangas de camisa, la bragueta
desabrochada, el chaleco suelto y los quevedos pendientes de un cordón, como dos ojos
absurdos bailándole sobre la panza » (VIII, p. 126). La tension tragique qui a grandi au fur et
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à mesure des épreuves que Max a dû affronter dans les scènes précédentes (son arrestation,
son incarcération qui l'a amené à rencontrer le prisonnier, l'impossibilité de se faire
entendre…) et des espaces qu'il a franchis s'évanouit brutalement à la vue de Son Excellence.
Son apparition sur le seuil de cette porte est comique, mais elle a un goût pourtant bien amer,
surtout si l'on songe que cet homme difforme est l'un des plus hauts représentants de l'État et
que Max s'apprête à accepter son argent et à devenir complice de l'assassinat du prisonnier
catalan. La scène n'en est, en définitive, que plus grinçante, comme l'est l'esperpento luimême, que l'on pourrait considérer, Manuel Aznar Soler nous y invite, comme « une
harmonie des contraires »11 qui se joue sur le seuil du tragique et du grotesque. La preuve en
est donnée tout au long de l'œuvre qui accorde à tous les espaces liminaires une importance si
grande.
C'est sur ces seuils donc que prend forme l'esperpento, sur ces lieux intermédiaires qui
marquent la frontière — symbolique et plastique — entre deux lieux ou deux plans distincts.
On ne peut qu'être frappé, en effet, par l'importance qu'accorde Valle-Inclán à la confrontation
entre ces espaces antagoniques. La tension tragique y jaillit toujours, avant d'être supplantée
par le grotesque de l'esperpento. Ainsi, dès le début de l'œuvre, il s'établit une tension entre
les différents plans où se déroule l'intrigue, comme le révèle une analyse attentive des
premières scènes. Alors que Max et Don Latino sont réunis dans la librairie de Zaratustra en
compagnie de Don Gay et qu'ils discutent avec ce dernier, le spectateur voit passer au second
plan, derrière la vitrine de la librairie, un groupe de policiers tenant un homme menotté, sans
doute le prisonnier catalan : « Un retén de polizontes pasa con un hombre maniatado. Sale
alborotando el barrio un chico pelón montado en una caña, con una bandera » (II, p. 55). La
référence aux forces de police est fugace, comme l'est celle aux manifestations de rues, les
unes et les autres étant encore à peine visibles et audibles. Très vite, cependant, leur présence
acquiert une importance croissante, au point d'envahir progressivement le premier plan de
l'action. Le garçon de café est le premier, à la fin de la scène 3, à porter les stigmates de la
violence de l'extérieur à l'intérieur. Son entrée interrompt les discussions des clients, rattrapés
11
Voir, en particulier, l'analyse qu'il propose de Luces de Bohemia dans l'article « Luces de Bohemia : teoría y
práctica del esperpento », in Margarita Santos Zas et alii (eds.), Valle-Inclán (1898- 1998) : Escenarios,
Santiago de Compostela, Universidad de Santiago de Compostela, 2000, p. 339-360.
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soudain, comme Max, par ce qui se passe au-delà des murs de la taverne de Pica Lagartos et
qu'ils ne pourront bientôt plus ignorer : « EL CHICO DE LA TABERNA entra con azorado
sofoco, atado a la frente un pañuelo con roeles de sangre. Una ráfaga de emoción mueve caras
y actitudes, todas las figuras, en su diversidad, pautan una misma norma » (III, p. 71).
Quelques instants plus tard, ce sont des manifestants qui entrent à leur tour dans le café :
« Entran en la taberna obreros golfantes —blusa, bufanda y alpargata— y mujeronas
encendidas, de arañada greña » (III, p. 72). L'on a beau se dépêcher de fermer portes et
fenêtres, comme les didascalies l'indiquent dans cette scène et dans la suivante (« Resuena el
golpe de muchos cierres metálicos » (III, p. 73), « se cierra con golpe pronto la puerta de la
Buñolería » (IV, p. 84)), cela ne saurait suffire. La violence se fait de plus en plus présente,
visuellement et auditivement, à travers, par exemple, les morceaux de verre que Max foule au
début de la scène 4 (« Yo voy pisando vidrios rotos », remarque-t-il (IV, p. 75)), à travers la
patrouille de soldats qui vont l'arrêter (« ¡Por borrachín, a la Delega! » ordonne le Capitaine
Pitito (IV, p. 85)) ou à travers encore les coups portés aux prisonniers derrière les portes
closes des cellules (« Se oyen estallar las bofetadas y las voces tras la puerta del calabozo »
(V, p. 98)).
Tout au long des scènes suivantes, Max sera confronté de plus en plus directement au
spectacle de ce monde autoritaire et violent qui envahit progressivement le devant de la scène,
jusque dans la scène 11, où la tension tragique culmine, avec le spectacle de la mort de
l'enfant. Les deux mondes, qui étaient jusqu'alors séparés par une porte ou une vitrine, se font
face désormais. Quoique encore quelque peu en retrait sur les trottoirs (« Un grupo
consternado de vecinas, en la acera » précisent les indications scéniques (XI, p. 159)), les
femmes qui entourent la mère qui tient son enfant mort dans ses bras doivent affronter
l'indifférence, le mépris et la bassesse de leurs adversaires, ces représentants de l'ordre et du
commerce que sont l'Usurier, le Garde ou le Tavernier. Aux cris de détresse de la mère
répond la brutalité du cafetier et de ses compères (« Son desgracias inevitables para el
restablecimiento del orden » (XI, p. 160)), contrepoint abject de la douleur tragique. Max ne
s'y trompe pas :« ¡Me ha estremecido esa voz trágica! » s'écrie-t-il devant ce spectacle (XI,
p. 160). Il est ému par l'intensité de cette voix tragique qui ne parvient pourtant pas à se faire
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entendre, au milieu de ces répliques pleines de vilenie et de bassesse. Car il n'est plus de place
pour la tragédie, supplantée désormais par cette mascarade tragique, cette « trágica
mojiganga » (XI, p. 164), que l'esperpento met en scène. C'est pour cela que Max quitte ce
« cercle infernal » où la tragédie ne parvient plus à s'exprimer, pour se réfugier sur le pas de la
porte de sa maison, cet ultime lieu liminaire où seul l'esperpento a sa place. Ce qui se joue
dans ces espaces frontaliers, c’est bien le reflet de la quête tragique qui anime cette œuvre,
comme celles d’Alberti et de Lorca, mais c’est aussi, tout à la fois, le signe des difficultés
qu’il y a à la combler, une difficulté à l'image de celle que rencontre l'homme pour trouver sa
place dans le monde, les seuils devenant désormais les seuls lieux où la nouvelle condition de
l'homme et du monde peut être mise en scène.
Cette tension irréconciliable apparaît nettement dans La casa de Bernarda Alba,
quoiqu'elle se manifeste sous une forme distincte de l'esperpento de Luces de Bohemia. Dans
cette œuvre, qui est la dernière écrite par Lorca, les seuils constituent moins des lieux de
passage que des séparations entre deux espaces et l'impossibilité — ou, du moins, la
difficulté — qu'il y a à franchir ces passages symbolise les nouvelles limites tragiques
auxquelles se heurte l'homme. L'œuvre met en scène un huis clos tragique, qui se joue entre
les murs de la maison de Bernarda Alba, un lieu entièrement fermé sur lui-même et ceint de
murs, où Bernarda fait régner une discipline de fer et tient ses filles enfermées. Toute la
tension de l'œuvre repose sur la volonté de ces jeunes filles de franchir les limites de la
maison et sur les stratégies qu'elles inventent pour y parvenir, des manœuvres qui se heurtent
sans cesse à l'autorité implacable de leur mère.
Dans cet affrontement spatial et filial, les portes et les fenêtres revêtent une importance
primordiale. Au cœur de l'action tragique, elles ont pourtant chacune une fonction différente
qui tient au type de limite qu'elles instaurent entre la maison et le monde extérieur. La fenêtre
n'est, en effet, qu'une semi ouverture sur l'extérieur, alors que la porte constitue une espace
qui peut être entièrement franchi. La première ne représente qu'une échappée auditive et
visuelle vers l'espace du dehors, alors que la seconde est un véritable lieu de passage. En cela,
la fenêtre constitue un seuil trompeur, qui ne donne que l'illusion de la liberté. Angustias a
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beau retrouver chaque soir Pepe el Romano devant sa fenêtre, ce n'est pas pour autant que
cette rencontre rend possible l'épanouissement d'un amour sincère entre les deux. Pour
preuve, la froideur et le détachement qui affectent Pepe, lorsqu'il se retrouve face à elle,
comme Angustias le confesse. « Yo le encuentro distraído. Me habla siempre como pensando
en otra cosa. Si le pregunto qué le pasa, me contesta: « Los hombres tenemos nuestras
preocupaciones » (III, p. 250), explique-t-elle à sa mère, avant de reprendre : « Muchas veces
miro a Pepe con mucha fijeza y se me borra a través de los hierros, como si lo tapara una nube
de polvo de las que levantan los rebaños » (III, p. 251). Les grilles de fer apposées aux
fenêtres et le nuage de poussière, qu'Angustias croit déceler sur le visage de son fiancé,
renforcent la distance spatiale et affective qui sépare les deux personnages. La nue toute
symbolique qui semble entourer le visage de Pepe représente métaphoriquement — et, sans
doute, psychanalytiquement aussi — la trahison du personnage qui, à Angustias, sa fiancée
officielle, préfère sa sœur cadette, Adela. Elle marque également la frustration du désir qui
étreint Angustias, condamnée derrière sa fenêtre à ne jamais être aimée de Pepe. À l'inverse,
Adela en est aimée, elle qui, contrairement à sa sœur aînée, a franchi une double limite, celle
de la fenêtre d'abord, derrière laquelle elle retrouve, quelques heures après Angustias, Pepe,
cette fenêtre derrière laquelle elle commence par se montrer nue, alors que Pepe passe dans la
rue, de l'autre côté (« ¿Por qué te pusiste casi desnuda con la luz encendida y la ventana
abierta al pasar Pepe el segundo día que vino a hablar con tu hermana? », lui demande la
Poncia à l'acte 2 (II, p. 204)) et dont elle a fini très vite par se rapprocher pour lui parler. Elle
ne se contente pas de ce premier acte transgressif, puisqu'elle franchit une seconde limite,
celle de la porte d'entrée de la maison, comme le spectateur le soupçonne très vite et comme
Adela elle-même finit par le dire à Martirio. Alors que cette dernière demeure, quant à elle,
emmurée dans l'amour impossible qu'elle ressent pour Pepe, Adela confesse qu'ils sont
amants et qu'ils se retrouvent loin de la maison, près de la rivière : « Pepe el Romano es mío.
Él me lleva a los juncos de la orilla » (III, p. 272). L'espace de liberté qu'Adela est parvenue à
conquérir se situe loin des murs de la maison, bien au-delà de ce double seuil que constituent
les fenêtres et les portes. Seuls ceux qui sont capables, comme elle, de franchir cette double
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frontière peuvent accéder à l'amour. La réalisation du désir passe donc nécessairement par la
transgression.
Cette double frontière que franchit Adela marque aussi la limite du nouveau tragique,
puisque, comme le veut la tragédie moderne, quiconque franchit les limites qui lui sont
imposées est puni. Croyant à tort que Pepe a été tué, Adela se suicide à la fin de l'œuvre, sa
mort marquant l'impossibilité de jamais être tout à fait libre, comme elle en fait l'expérience
tragique. En définitive, dans ce nouveau tragique, l'individu n'est jamais aussi peu libre que
lorsqu'il croit avoir atteint cette véritable liberté qui passe par la conquête de l'espace du désir.
Les seuils qu'Adela a franchis successivement sont trompeurs, ils n'ouvrent pas sur la liberté,
mais sur son déni, ce qui constitue le véritable tragique. Ils deviennent ainsi les lieux
privilégiés de la tension tragique, qu'ils soient réels, comme les portes et les fenêtres que l'on
vient d'analyser, ou plus symboliques, comme la censure qui s'exerce sans cesse sur le
langage et qui constitue, avec les issues précédentes, les nouvelles limites du tragique. Ce qui
se joue, en effet, au niveau du langage est à l'image de ce qui se passe au niveau des portes et
des fenêtres. On y retrouve cette même tension inconciliable entre deux positions
antagoniques, la parole et le silence, comme de nombreux critiques l'ont montré, définissant à
juste titre La casa de Bernarda Alba comme une tragédie du silence. Dire ou ne pas dire,
franchir ou ne pas franchir ne sont jamais que la déclinaison de ce nouveau tragique qui
s'exprime dans cette limite ténue et, pourtant, si dense, entre deux attitudes définitivement
incompatibles.
Le tragique qui renaît dans le théâtre espagnol au début du XXe siècle trouve, donc, dans
ces espaces liminaires et dans ces seuils un lieu d'expression privilégié. Le nouveau tragique
dépasse les limites de la tragédie classique et en invente de nouvelles, à la charnière de toutes
les contradictions et de toutes les discordances. Le tragique devient ce lieu interstitiel, plein
des incertitudes où ce nouveau siècle a plongé l'homme qui se débat dans un monde où il
peine à trouver sa place. C'est là que s'expriment, désormais, toutes les difficultés qu'il y a
pour l'homme de se construire et pour l'art de mettre en scène un monde si complexe. Mais
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c'est là aussi, dans ce nouveau tragique, que le théâtre trouve un espace où il peut se
réinventer et créer de nouveaux modèles, à la confluence de limites inédites, philosophiques
et esthétiques.
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LUCES DE BOHEMIA, LA «TRAGEDIA NUEVA» DE RAMON DEL VALLEINCLAN
Jean-Marie LAVAUD
Université de Bourgogne
Hace muy poco, escribí que para una justa apreciación de una obra tan emblemática eran
necesarios unos hitos y mencionaba la Historia y el compromiso ideológico de Valle-Inclán1.
Ahora, quiero puntualizar el entorno literario y artístico del que surge Luces de bohemia2.
Centrando su atención «en la atmósfera teatral en la que Valle estaba siempre metido, ya
actor, ya autor», Alonso Zamora Vicente3 recalca la importancia del género chico y de la
parodia para entender el uso de procedimientos como la muñequización de los personajes, el
lenguaje que usan, un lenguaje «que es una difícil síntesis de elaborada lengua literaria
salpicada de citas con expresiones de jerga y género chico o lo grotesco utilizado en el
periodismo para realizar crueles sátiras políticas en revistas como Gedeón, o, ya en los
1
Jean-Marie Lavaud, « Luces de bohemia, expression d’une position idéologique et esthétique » in Begoña
Riesgo (coord), Le retour du tragique. Le théâtre espagnol aux prises avec l’histoire et la rénovation esthétique,
Paris, Éditions du Temps, 2007, p. 16-33.
2
Ramón del Valle-Inclán, Luces de bohemia, esperpento, Madrid, Renacimiento, 1924.
Luces de bohemia (Esperpento) había aparecido primero como folletín de la revista madrileña España, del 31 de
julio al 7 de agosto de 1920. Constaba entonces de 12 escenas, siendo las escenas 2, 6 y 11 escenas añadidas en
la obra editada.
3
Alonso Zamora Vicente, La realidad esperpéntica, Madrid, Gredos, 1974, p. 57.
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aledaños de Luces de bohemia, en España»4 prosigue Jesús Rubio, quien muestra «la
importancia en la configuración de Luces de bohemia de un género híbrido, fruto de los
entrecruzamientos entre teatro y prensa y que, además, compartió para su difusión escenarios
y publicaciones periodísticas: la revista teatral política»5:
Es curioso que habiéndosele otorgado al esperpento una dimensión de teatro político,
sin embargo se ignore su inserción en la tradición del teatro político coetáneo, que se
manifiesta en subgéneros como la revista teatral política. […] No creo que sea
inoportuno carear los esperpentos con estas piezas de teatro político español, cuestión
distinta es que Valle-Inclán lo lleve a una categoría superior, no utilizando
mecánicamente los recursos de la revista teatral política sino para construir una
moderna tragedia6.
La revista teatral política se sitúa pues al final de una serie que empieza con las revisiones
de acontecimientos en los almanaques y en publicaciones periódicas, donde «el desarrollo del
periodismo de opinión y de la literatura costumbrista» hicieron común «el termino revista en
las cabeceras y en secciones, como “la revista de la semana”»7, aludiendo así a su carácter de
repaso de acontecimientos de actualidad. Jesús Rubio propone pues una matriz para Luces de
bohemia:
la revista teatral como una sucesión de escenas repasando acontecimientos, en
ocasiones con la inclusión de caricaturas de personas reales. El autor crea un espacio
alegórico-simbólico con suficiente funcionalidad teatral o sencillamente representa
sobre la escena espacios conocidos por los espectadores en los que hace moverse a sus
personajes8.
Se impone el paralelismo con La Gran Vía, la revista de 1886, un paralelismo que hace
aparecer la similitud de los procedimientos. En ella, se realiza un primer recorrido por las
calles madrileñas gracias a unos recursos alegóricos personificadores que hacen desfilar por la
4
Jesús Rubio, «Luces de bohemia: la revista teatral política en el callejón del Gato», in Margarita Santos Zas et
alii (eds.), Valle-Inclán (1898-1998), Escenarios, Santiago de Compostela, Universidad de Santiago de
Compostela, 2000, p. 389.
5
id., p. 390.
6
id., p. 403.
7
id., p. 393-394.
8
id, p. 398.
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escena determinadas calles, mientras que El Caballero de Gracia y El Paseante en Corte
recorren otras, permitiendo tal procedimiento organizar oposiciones y conflictos entre el viejo
Madrid y el Madrid moderno personificado por la Gran Vía. No están ausentes las afueras
donde «se encuentran los barrios bajos en estado cruel»9. Jesús Rubio hace observar cómo
desfilan ante los ojos de la pareja de personajes «tipos populares: la criada Menegilda, los
Ratas y el falso Paleto… Se realiza una sátira de los Diputados…»10. Las revistas ofrecen
pues a Valle-Inclán un molde y unos recursos teatrales: la introducción de un diálogo entre
dos personajes da unidad a unas escenas aparentemente sueltas, es un elemento estructurador,
como lo es el motivo del viaje de un provinciano a la capital, un recurso costumbrista que
hace descubrir la capital por unos ojos inocentes. Lo fundamental y común a muchas obras es
la idea de «pasar revista» y ofrecer los comentarios y reflexiones de una pareja.
La versión definitiva de Luces de bohemia es una sucesión de quince escenas en las
que se pasa revista a un periodo de la historia española, concretándolo en el recorrido
que realizan por distintos lugares de Madrid […] el poeta ciego Max Estrella y Don
Latino hasta la muerte y el enterramiento del primero en las últimas escenas. Lugares y
personajes se van sucediendo y el resultado es una descarnada sátira de la vida política y
social de la Restauración11.
Estas pocas frases de presentación de Jesús Rubio, aisladas de su contexto, inscriben Luces
de bohemia, esperpento en el subgénero de la revista teatral política. La palabra esperpento
funciona como subtítulo o comentario del título, lo que es la norma en los títulos de ValleInclán: por ejemplo, Águila de blasón, comedia bárbara, Voces de gesta, tragedia pastoril,
La marquesa Rosalinda, farsa sentimental y grotesca, Divinas palabras, tragicomedia de
aldea12. Quedemos, de momento, con que la revista política marca la forma teatral matriz de
Luces de bohemia.
Por otra parte, Jesús Rubio observa también que
9
Felipe Pérez y González (libreto) y Federico Chueca (música), La Gran Vía, Revista madrileña cómico-líricofantástico-callejera en un acto y cinco cuadros, (Estudio, análisis musical y comentarios de Roger Alier),
Barcelona, Daimón, 1986.
10
Jesús Rubio, «Luces de bohemia: la revista teatral política …», p. 400.
11
id., p. 403.
12
Jean-Marie Lavaud, «Valle-Inclán y la comedia», in Margarita Santos Zas et alii (eds.), Valle-Inclán (18981998), Escenarios…, p. 241-269.
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las revisiones de acontecimientos eran comunes en almanaques […] y en otras
publicaciones periódicas donde el desarrollo del periodismo de opinión y la literatura
costumbrista hicieron en pocos años habitual el término revista en las cabeceras y
dentro de ellas en secciones como la «revista de la semana»13.
La literatura costumbrista, en su afán de catalogar las costumbres y luego juzgarlas, generó
artículos que pretendían «pasar revista» a la ajetreada vida urbana, introduciendo valoraciones
morales, por lo general satíricas. Los escritores costumbristas se afanaron en pintar las
costumbres particulares del día, dándole al término un alcance tanto moral como plástico y
la imaginería pictórica se hizo habitual de tal forma que se identificó el pincel con la
pluma y surgieron elocuentes variaciones —pintura, bocetos, cuadros, copia, original,
bosquejos, linterna mágica, daguerrotipos, fotografías—, todas ellas tendentes a la
visualización del ejercicio imitativo que se efectúa en las páginas costumbristas14.
Así convergen las nociones de escena teatral y de cuadro de costumbres. «Las escenas
“sueltas” del esperpento, su relativa autonomía en la economía total de la obra a la que
pertenecen, tienen que ver con este carácter de cuadro»15. Por allí puede entrar Luces de
bohemia en la gran tradición de la literatura de costumbres. Jesús Rubio apunta que, luego, se
hizo habitual la convivencia de textos e imágenes en las revistas, alcanzando singular
desarrollo la prensa ilustrada entre la cual tiene éxito la revista ilustrada satírica donde
aparecen las caricaturas. Concluye: «en la prensa satírica ilustrada, en la revista teatral
política y en el esperpento pintura y literatura se dan la mano para representar la vida
contemporánea»16. En la perspectiva de la pintura de las costumbres madrileñas, mientras la
capital entra en la modernidad, Luces de bohemia es un momento fuerte, «una de las primeras
manifestaciones literarias de Madrid como ciudad moderna y cosmopolita» según Dru
Dougherty17.
13
Jesús Rubio, «Luces de bohemia: la revista teatral política…», p. 393-94.
Leonardo Romero Tobar, Panorama crítico del romanticismo español, Madrid, Castalia, 1994, p. 416-417.
15
Jesús Rubio, «Luces de bohemia: la revista teatral política …», p. 394.
16
id., p. 403.
17
Dru Dougherty, «La ciudad moderna y los esperpentos de Valle-Inclán», ALEC, 22, 1997, p. 131-147. Citado
por Jesús Rubio, «Luces de bohemia: la revista teatral política …», p. 403.
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Llama la atención la división de la obra entre quince escenas, cuando no se trata de una
estructura en actos de los que las escenas son los segmentos naturales cortados en función de
las entradas y salidas de los personajes. En realidad, Valle-Inclán ofrece una serie de cuadros
y el cuadro, según Patrice Pavis, es «una unidad espacial de ambiente; caracteriza un medio o
una época; es una unidad temática y no actancial». Además, la «escena» de Luces de bohemia
corresponde a lo que escribe Pavis a propósito del cuadro:
La aparición del cuadro está ligada a la de los elementos épicos en el drama: el
dramaturgo no centra su foco en una crisis, descompone una duración, propone
fragmentos de un tiempo discontinuo. No se interesa por el desarrollo lento, sino por las
rupturas de la acción. El cuadro le proporciona el marco para una encuesta sociológica o
una pintura de género18.
Tanto la filiación literaria como la semiología dramática convergen para decir que la obra
consta de cuadros, elementos de la literatura de costumbres y que asoman otros elementos de
lo que vino a conocerse más tarde como teatro épico, una dimensión que sólo menciono aquí.
Desde luego, hasta ahora, no aparecieron elementos relacionados a priori con lo trágico.
La fuerte y compleja estructura y organización de Luces de bohemia corrige esta
perspectiva: Luces de bohemia es más. Primero, se puede afirmar la rigurosa circularidad de
una obra cuya acción consta de doce secuencias. Max aprende en la escena I que el periódico
que le encargaba colaboraciones se las quita y ve abrirse «la puerta de la muerte»19; morirá
delante de la puerta de su casa en la escena XII. También en la primera escena, Madama
Colette rechaza el suicidio colectivo propuesto por Max; se aprende en la última «la muerte
misteriosa de dos señoras en la calle de Bastardillos» (XV, p. 211), de «el tufo de un brasero»
(XV, p. 212). Siempre en la primera escena, Don Latino trae a Max el dinero de la venta de
libros y, escena siguiente, le descubrimos cómplice del librero para robar a Max; en la última
escena, Don Latino se hace rico con el billete de lotería robado en la cartera de Max. Otro
elemento de esta circularidad es la alucinación de Max que evoca un París brillante en la
18
Patrice Pavis, Diccionario del teatro, Dramaturgia, estética, semiología, Barcelona, Paidós, 1998, p. 104b105a.
19
Ramón del Valle-Inclán, Luces de Bohemia, Madrid, Austral, 2006, p. 40.
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primera secuencia, que reaparecerá en la postrera alucinación de la escena XII, cuando
presencia su propio entierro confundido con el de Victor Hugo. Por fin, en la última réplica de
la primera escena, Claudinita avisa que todo va a acabar «en la taberna de Pica Lagartos» (I,
p. 49), y es la escena siguiente, la escena segunda; pero el telón final vuelve a caer sobre la
decoración de la misma taberna. Refuerzan esta circularidad las escenas añadidas, II, VI, XI,
cuyo elemento conector es el preso catalán, testimonio de la represión policial contra el
obrerismo y el anarquismo con la denuncia de la «ley de fugas».
Ahora bien, Gregorio Torres Nebrera señala que «tal circularidad… genera una red de
correspondencias, de simetrías que es el otro principio modelador en el que se sustenta la
estructura formal de Luces de bohemia»20. Añade:
Pienso que todas y cada una de las quince secuencias en las que, finalmente,
fragmentó Valle su esperpento se reflejan en otra u otras del resto del conjunto,
estableciendo parejas o haces de tres unidades que, caso a caso y en la suma total,
patentizan sobradamente ese diseño de fatal circularidad21.
Para él, la organización de la obra responde a una fórmula matemática, resultado de una
combinación de cifras mágicas, la 3 y la 5 (3 por 5 = 15).
Es decir, las quince escenas que articulan el esperpento en su versión definitiva se
distribuyen en cinco bloques de tres escenas cada uno, funcionando como bloque
central, eje divisorio de esa composición, el bloque tercero, y procediéndose a una
correspondencia simétrica de los cuatro bloques de tres secuencias que se distribuyen a
un lado y otro de ese bloque central22.
Apoyándose en la teoría esperpéntica expuesta por Max, el crítico da la interpretación
siguiente: «los bloques de escenas 4 y 5 son la imagen resultante de los dos primeros bloques
tras proyectarse en el espejo cóncavo del bloque tercero (escenas VII, VIII y IX) y en la
conciencia progresivamente crítica de Max Estrella»23. En el esquema dibujado y glosado de
20
Gregorio Torres Nebrera, «La matemática perfecta del espejo cóncavo: acerca de la composición de Luces de
bohemia», Anthropos, 158-159, julio-agosto 1994, p. 82.
21
ibid.
22
ibid.
23
id., p. 83.
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los cinco bloques de tres escenas, el tercer bloque de tres escenas (VII-VIII-IX) tiene de cada
lado dos grupos I-II-III, IV-V-VI por una parte, y X-XI-XII, XIII-XIV-XV por otra parte,
analizados de esta forma por el crítico: I/XIII, II/XIV, III/XV, IV/X, V/XI, VI/XII, VII/IX.
Tanto el análisis de Torres Nebrera como el de Muriel Lazzarini-Dossin se concentran en la
estructura en cinco bloques con las correspondencias antes citadas.
Torres Nebrera señala otra distribución,
complementaria de la anterior, que introduce ahora el elemento matemático y mágico
del número 7 […]. Dos bloques homogéneos de siete secuencias cada uno, y que se
corresponden entre sí escena a escena, están separados por una escena central, la
número ocho, que sería la escena que actuaría de verdadera lente convergente, pues a
partir de ella […] las escenas siguientes serán la deformación de las caras y de “toda la
vida miserable de España”; pero una deformación hecha “con matemática de espejo
cóncavo”, es decir, presidida por la simetría24.
Torres Nebrera señala pues una doble especularidad, pero no da concretamente el segundo
esquema, lo que se puede hacer modificando la dirección de las flechas desde la escena VIII
hacia las escenas IX-XV. Propongo abajo un cuadro sencillo que pone la escena VIII en el
24
ibid.
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centro, con los bloques I a VII y IX a XV de cada lado, lo que recalca los paralelismos entre
las escenas I/XV (y no I/XIII), II/XIV, etc.,
I <--> XV
II <--> XIV
III <--> XIII
IV <--> XII
V <--> XI
VI <--> X
VII <--> IX
VIII
Desde luego esta estructura, con sus paralelismos, no impide que las escenas tengan más
simetrías y más ecos. Por ejemplo, esta estructura pone de relieve la función del billete de
lotería con su número capicúa, con las cifras que eran unas cifras mágicas para el propio
Valle-Inclán —desde mucho atrás y él mismo lo declara en varias ocasiones y en especial a
propósito de Tirano Banderas. El billete con sus números viene a ser algo como el resumen
de la estructura de la obra.
Esta organización matemática de Luces de bohemia, esperpento, invita a analizar la obra
respetando simetrías y correspondencias, y evidencia el rigor de la escritura de don Ramón,
rigor muy alejado de la facilidad malabarista de la revista teatral política. ¿Cómo se puede
pasar del molde de la revista, de unos cuadros de costumbres, de la sorna alegre del género
chico a Luces de bohemia? ¿Por qué? ¿Para qué? Sólo podré contestar después de analizar las
correspondencias que señalo en el último cuadro.
Primero, las escenas I-XV. Ya con la escena I, la extrema pobreza que padece Max y su
familia es el elemento trágico axial de la construcción del personaje. De ella se deriva la
acción, es decir la salida de Max por las calles de Madrid. Esta pobreza tiene un origen
humano: la engendra el director del periódico cuando rechaza las colaboraciones de Max
Estrella quien llega a proponer un suicidio colectivo a su mujer. Aparece entonces una
fatalidad de la pobreza en el sentido más estricto de la palabra; esta fatalidad mata, y el
suicidio de las dos mujeres acaece en la última escena XV, cuando los periódicos preguntan:
¿crimen o suicidio? Es indudable el suicidio, ya que se realiza tal como lo propuso Max en la
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primera escena, pero, al mismo tiempo, es un auténtico crimen por parte de don Latino quien
robó el billete de lotería que hubiera salvado las dos mujeres.
La escena XV trata del estrepitoso y escandaloso enriquecimiento de don Latino: recalca
más aún el sistema de oposiciones isotópicas de la pareja dramática Max/Don Latino que se
instaura desde la primera escena y en la que la figura del protagonista se enfrenta a su
contrafigura, y sus valores a unos contra-valores en una unión de contrarios que, a veces, y de
forma tragi-grotesca, se confunden en un perverso y trágico juego de dobles con la pérdida
consiguiente de personalidad del protagonista trágico. Esta escena XV muestra que, aunque
esencial, la muerte del héroe trágico, del protagonista trágico, no es el momento cumbre, el
justo anterior a la bajada del telón. Aquí rige un trágico de la continuidad, de la fatalidad de la
pobreza, que ha destruido la totalidad del núcleo familiar presentado en la escena 1.
Segunda pareja de escenas, las II y XIV acentúan la presión de la pobreza. En vano intenta
Max recuperar algo de dinero de Zaratustra, el librero cómplice de don Latino para
aprovechar su ceguera y robarle. Aquí, en medio de una discusión literaria, y más allá del ser
personal y su miseria, unas réplicas de Max evidencian cómo la condición trágica alcanza al
ser cultural cuyos valores ya no rigen en la sociedad en que vive: «la miseria del pueblo
español, la gran miseria moral, está en su chabacana sensibilidad ante los enigmas de la vida y
de la muerte […] Este pueblo miserable transforma todos los grandes conceptos en un cuento
de beatas costureras» (II, p. 57-58). Sintomáticamente, la réplica termina aludiendo a los
novelones por entregas, repartidos por don Latino, alimento por excelencia de aquella
sensibilidad chabacana. A partir de este momento, lo trágico, primero concentrado en el
microcosmos familiar, se va ensanchando en las siguientes escenas hasta alcanzar, en la
escena VIII, el macrocosmos nacional con el Ministerio de la Gobernación.
A la escena II corresponde la XIV, a la librería-cueva corresponde la fosa del cementerio
que cierran los sepultureros. Las paredes están cubiertas de placas como las de la cueva de
Zaratustra están cubiertas de «rimeros de libros». En boca de un hombre del pueblo (un
sepulturero), se oye como un eco del pesimismo de Max en la escena II: «En España, el
mérito no se premia. Se premia el robar y el ser sinvergüenza. En España se premia todo lo
malo» (XIV, p. 191). De la misma forma, el diálogo literario entre Bradomín y Rubén Darío
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hace eco al de la escena II: el jornal de tres pesetas de los sepultureros corresponde a la
cantidad que cobró Max para la venta de los libros, sólo que, al revés de Zaratustra, y aunque
arruinado él también, Bradomín les regala un dinerito.
Las escenas III y XIII se desarrollan bajo el signo del dinero y de la fatalidad. La primera
se verifica en la Taberna de Pica Lagartos donde Max le devuelve a La Pisa bien el billete de
lotería que no le había pagado todavía. Es cuando aprende que el billete tiene un número
capicúa con cincos y sietes, unos números mágicos; empeña su capa pero, cuando le traen el
dinero, La Pisa bien se ha ido. Fuera se oyen gritos y manifestaciones a los que Max no hace
caso, únicamente preocupado por el billete de lotería, el sueño del pobre. Recordemos una
réplica de don Latino a Max : «No has tenido el talento de saber vivir» (III, p. 65), que tiene
eco en la escena XIII con una doble reflexión de Mme Collet: «Max, pobre amigo, tú solo te
mataste» (XIII, p. 184), y a su hija: «sólo fue malo para sí» (XIII, p. 185). Las dos reflexiones
condensan un aspecto de lo trágico en el teatro contemporáneo: si un destino infeliz lleva al
personaje a la desgracia última, también lo lleva a la infelicidad y a la muerte el propio
dinamismo.
Las escenas IV y XII, la nueva pareja que estudio ahora, tienen la particularidad de que
Max anuncia en la primera su muerte que acaece en la segunda. Escena IV, Max pide que le
acompañen a su casa, pero don Latino lo lleva a la Buñolería modernista para recuperar el
billete. Este detalle, de poco interés en sí, muestra la ausencia de libertad del protagonista
trágico, ausencia de libertad materializada por su ceguera. Conforme toma conciencia de lo
que pasa por las calles de Madrid —un ensanchamiento hacia el macrocosmos al que aludía
antes—, Max discrepa tajantemente de las teorías elitistas del cotarro modernista y, al
declarar que se siente pueblo, afirma uno de los cometidos del protagonista trágico: luchar
contra la injusticia y la ley inicua que domina el mundo. Es decir: interrumpir el curso de la
Historia.
Así se manifiesta el ser social o sociocultural en el protagonista trágico. Pero, es para
reconocer su fracaso: «Yo me siento pueblo. Yo había nacido para ser el tribuno de la plebe y
me acanallé perpetrando traducciones y haciendo versos» (IV, p. 81). Venció pues la
mediocridad y la escena termina en un arranque verbal compensativo, con frases
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yuxtapuestas, anhelosas, poco favorables al diálogo, un arranque que linda a veces con la
locura, expresión dolorosa de la impotencia trágica: «¡Yo soy el primer poeta de España! ¡El
primero! ¡El primero! ¡Y ayuno! Y no me humillo pidiendo limosna! ¡Y no me parte un
rayo!» (IV, p. 81). El arresto del protagonista a raíz de sus gritos marca la victoria de la ley y
la impotencia de quien quiso cambiarla.
La escena XII es la escena de la muerte de Max, tal como la había anunciado en la escena
IV cuando se quejaba ya del frío y se negaba don Latino a prestarle el Macferlán, como ahora
le niega su carrik. Es también la escena donde tenemos la definición del esperpento como
tragedia moderna. En 1981, John Orr, en su ensayo sobre el drama en la sociedad moderna de
1870 a nuestros días, propone distinguir los tres grandes momentos de la tragedia: «el modo
griego es divino, el del Renacimiento es sobre todo noble, mientras que el modo moderno
fundamentalmente es social. La literatura será la recta expresión de la deformación social que
enajena al hombre»25. Pues bien, lo trágico construido por Valle-Inclán, lo trágico
esperpéntico saca su poder de la lengua que lo expresa —y merecería un estudio específico—
al mismo tiempo que aparece en tensión con los acontecimientos históricos, políticos y
sociales coetáneos.
El paralelismo de las escenas V y XI lo marca la violencia, tanto en el vestíbulo del
Ministerio de la Gobernación como en la calle aunque de distinta forma. Frente a los
representantes del orden, don Serafín y unos guardias, Max da sus señas de identidad con
mucho humorismo, es decir jugando y, de cierta forma, desempeñando un papel. Mientras lo
llevan a la cárcel grita: «¡que me asesinan! ¡que me asesinan!» (V, p. 98), un verbo que, por
cierto, anuncia los gritos de la escena XI, pero que aquí, sólo es una violencia verbal. Cuando
la madre del niño muerto grita : «¡Asesinos de criatura!» (XI, p. 160), «¡Asesinos, veros es
ver al verdugo!» (XI, p. 162), expresa su dolor y su rabia porque una bala perdida acaba de
quitarle la vida a su hijo: es cuando Max se da cuenta del valor verdadero de las palabras, de
que es un asesinato real y que ha muerto una víctima inocente. Poco después, al oír el disparo
que señala la muerte del preso catalán, víctima de la tristemente conocida ley de fugas, Max
se siente vencido. La tensión entre lo que es y lo que hubiera querido ser se resuelve en un
25
John Orr, Tragic drama and modern society. Studies in the social and literary theory of drama from 1870 to
the present, Totowa, New Jersey, Barnes & Noble Books, 1981, p. XII.
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nítido y trágico sentimiento de fracaso que desemboca en el deseo de suicidarse desde el
viaducto, típico lugar de los suicidios en Madrid. Parece haber recorrido todas las estaciones
de su vía crucis y sólo le queda la muerte.
Viene ahora la pareja VI y X. La escena VI, una escena añadida, es la del encuentro en el
calabozo entre Max y Mateo, entre el intelectual y el obrero. Max usa de su poder sobre la
palabra para bautizar a Mateo como Saulo, evidente alusión al «Libro de Samuel» de la Biblia
donde Saulo es el elegido por Dios como rey de Israel, encargado por Dios de conducir su
pueblo a la victoria. En el calabozo, pues, se reúnen y discuten dos seres, el obrero y el
intelectual, cuyo anhelo común abre un campo de expectativa, dos seres cuyos proyectos
pudieran redimir, cada uno en su terreno, la comunidad humana. Pero la misma desmesura de
sus proyectos deja presentir un trágico fracaso: «van a matarme» dice Mateo/Saulo (VI, p.
106). La escena X, con las dos prostitutas, la vieja y la joven, es una manifestación de la vida
mísera, de los sufrimientos del pueblo tanto en el ayer como en el hoy y en el mañana. Es
decir que esta escena constituye una pintura de la sociedad tal como se evoca en la escena VI.
Las escenas VII-VIII-IX desempeñan un papel particular: Valle-Inclán instala a los
modernistas, modernistas rezagados por supuesto y ya fuera de lugar, en el centro de Luces de
bohemia, reflejándose las escenas 7 y 9 cada una en la otra a través de la especular escena
central. Excesos verbales, burdos anagramas, vacuidad, egoísmo, así aparecen ; apenas se
salva Rubén por su condición de verdadero poeta aunque olvida sus versos y, la verdad sea
dicha, los que declama al final tampoco merecen mucho más que un piadoso olvido.
La escena VIII, escena central, merece una atención especial. Entrado «gran poeta» en el
despacho del ministro de gobernación, Max saldrá cliente del «fondo de reptiles», es decir del
fondo que sirve para pagar a los que van a fusilar al preso catalán y matar al niño. Entra pobre
y sale con un poco de dinero y la promesa de una pensión, pero ya vendida el alma,
definitivamente enajenado, sin identidad. Alcanza la cumbre de la inadecuación consigo
mismo, con quien anhelaba ser. Esta inadecuación con uno mismo es una de los más
desgarradores y más trágicos desengaños del protagonista trágico en el teatro moderno.
Perdido todo sentimiento de dignidad, de responsabilidad, gasta este dinero en la locura de un
banquete por todo lo grande. En la escena VIII, caen las máscaras.
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La estructura de Luces de bohemia, tan alejada de la forma libre de la revista política, tan
estudiada y tan matemática, tiene una función: está construida para expresar una tensión y una
contradicción trágicas entre el hombre —la condición humana— y unas circunstancias
exteriores, históricas, un sistema implacable que lo destruye todo y no deja ninguna
esperanza, una estructura en la que aparece una tensión continua y progresiva hasta el final. El
año en que aparece Luces de bohemia en su primera versión contestaba Valle-Inclán a la
pregunta de Tolstoï: «No debemos hacer arte ahora porque jugar en los tiempos que corren es
inmoral, es una canallada. Hay que lograr primero una justicia social»26. Esta dimensión,
esencial en Luces de bohemia, señala como eje de lectura el oficio de escribir y la función del
escritor. Pero no creo que no haya arte en Luces de bohemia.
Max Estrella, cuya ceguera limita y hasta anula la libertad, es un prototipo del teatro
trágico contemporáneo que tiene poco que ver con la tradición trágica. Ahora lo trágico ha
hecho de Max un hombre de carne y hueso, con el perverso juego del doble, y lo hace mover
en unas líneas donde la frontera entre la sensatez y la locura no tiene nítido límite. Uno de los
terrenos privilegiados de este trágico, lo constituye lo tremendamente patético que radica en el
desfase entre el proyecto de vida de Max y la realidad, entre lo que piensa y cree que tiene
que ser frente a toda la comunidad humana, y su fracaso a todos los niveles, incluido el más
íntimo ya que voló el microcosmos familiar. En Luces de bohemia, el fracaso trágico afecta
no sólo al ser personal, sino también, y sobre todo, al ser socio-cultural quien, a pesar de su
lucha trágica, ve con una total impotencia sus valores fundadores derribados. En este sentido,
Luces de bohemia, esperpento, es una de las muchas caras del nuevo trágico, del trágico
moderno, es «la tragedia nueva» de Valle-Inclán.
26
Cipriano Rivas Cherif, «¿Qué es el arte? ¿Qué debemos hacer? Respuestas de Valle-Inclán a las preguntas de
Tolstoï», La Internacional, Madrid, 3-IX-1920.
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LA TRANSCENDANCE EN QUESTION OU LE TRAGIQUE AU CROISEMENT
DES GENRES DANS EL HOMBRE DESHABITADO DE RAFAEL ALBERTI.
Zoraida CARANDELL
Université de la Sorbonne Nouvelle-Paris III
La période qui va de la fin de la première guerre mondiale au début de la guerre civile est
marquée, en Espagne, par l’essor de l’art et de la littérature d’avant-garde. Si pour les
formalistes russes, l’histoire de la littérature enseigne que chaque nouveau courant surgit de
l’épuisement d’un modèle ancien1, les avant-gardes mettent tout particulièrement en avant la
notion de rupture, au point de faire de cette dernière un principe d’écriture et un mode de
fonctionnement. Ce ne sont pas des affinités thématiques qui lient Luces de Bohemia, La casa
de Bernarda Alba et El Hombre deshabitado, mais bien la prise en compte d’une crise du sens
héritière du romantisme et la recherche d’un renouvellement esthétique. Crise du sens,
notamment dans la remise en question de deux thématiques traditionnelles du tragique, la
transcendance et la liberté ; renouvellement esthétique, car il n’y a, pour le spectacle, d’autre
achèvement qu’artistique.
1
Voir Iouri Tynianov, Formalisme et histoire littéraire, Lausanne, L’Age d’Homme, 1991.
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L’exploration de nouveaux champs du tragique met en lumière l’épuisement des
thématiques traditionnellement associées à ce dernier. Nous avons exploré ailleurs trois de ces
champs à travers l’exemple de El Hombre deshabitado : le tragique intérieur, la tendance vers
l’abstraction et la montée de l’irrationnel2. La présente étude tentera de montrer comment
s’opère, dans El Hombre deshabitado, une remise en question de la transcendance, dont la
conséquence est une crise du tragique. Loin de la tragédie pure, la pièce d’Alberti se situe au
croisement de genres différents — comedia, farce —, et se rapproche, bien au-delà du
théâtral, d’autres formes de spectacle — cinéma, cirque, ballet. Parce que la cohérence
métaphysique et/ou idéologique incarnée dans l’idéal de transcendance se perd, comme nous
le verrons en replaçant la pièce dans son contexte esthétique et en étudiant comment elle
prend position vis-à-vis de l’héritage tragique, une signification artistique se construit.
Partir d’une définition du tragique pour en évaluer la pertinence à un moment donné pose
un problème de méthode, notamment quand les principes qui sous-tendent cette définition
sont remis en cause. C’est toute la contradiction d’une critique normative qui cherche dans
l’histoire de la littérature une légitimité des cadres génériques. Henri Gouhier conclut, à
l’issue d’un important colloque dont les contributions portent sur des périodes et des
traditions littéraires très différentes, que deux notions sont indispensables au tragique, la
transcendance et la liberté : « Le théâtre étant action, c’est une transcendance active et
agissant dans l’action qui correspondrait à […] la dimension tragique »3. Le tragique fait
ressentir, selon lui, « la présence d’une réalité invisible qui ne peut être donnée sous nos yeux,
ni exprimée en concepts, et qui pourtant est là »4. Dans le sillage de la conception
nietzschéenne de l’art, qui voit dans l’art et non plus dans la morale, le fondement des
exigences humaines, et dont le retentissement en Espagne a été très bien étudié par les
2
Zoraida Carandell, « El Hombre deshabitado de Rafael Alberti : vers un tragique d’avant-garde? », Les
Langues néo-latines, n° 343, décembre 2007, p. 109-123.
3
Henri Gouhier, « Tragique et transcendance », in Jean Jacquot, Le théâtre tragique, Paris, Éditions du CNRS,
1960, p. 481.
4
ibid.
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critiques5, les avant-gardes espagnoles remettent en question la notion de transcendance dans
l’art sous toutes ses formes. Ortega le signale clairement en 1925, dans un des chapitres de La
deshumanización del arte, « Intrascendencia del arte » : « el artista mismo ve su arte como
una labor intrascendente »6. Ortega relie ce phénomène au culte de la jeunesse et du sport. La
critique a bien mis en évidence la volonté des avant-gardes de s’écarter de la transcendance
par le biais de l’humour. Ainsi, Ludus, un ouvrage coordonné par Gabriele Morelli7, montre
les visages multiples de ce retournement de perspective : l’importance du sport, qui gagne,
avec « Oda a Platko », de Cal y canto, ses lettres de noblesse littéraires, le culte de l’énergie et
de la rapidité, etc. Le cinéma joue un rôle essentiel dans le renouvellement esthétique de la
littérature et du théâtre. Cet art illustre mieux que tout autre l’angoisse de l’homme moderne
face à l’impossible liberté. L’absence de transcendance n’est pas toujours synonyme de
légèreté ludique. Quand Alberti donne à El Hombre deshabitado le sous-titre « auto
sacramental sin sacramento », et quand il décrit ainsi son projet : « libre de toda preocupación
teológica, pero no poética »8, il dénonce la mainmise de l’Église sur l’État. De cette absence
de transcendance revendiquée découle un tragique de la négativité — terme utilisé par Ana
Gómez Torres dans un article sur la pièce9 — qui se nourrit de l’attitude de révolte
caractéristique des avant-gardes. Or, un monde sans transcendance est aussi un monde sans
liberté dans le sens que lui donne Henri Gouhier, quand il s’interroge : « il n’y a dimension
tragique que dans un monde d’êtres libres ou qui se croient libres. Y aurait-il tragique dans un
monde d’automates, ou dans un monde d’animaux qui ne sont pas pourvus de liberté ? »10. La
réponse implicite est non. La liberté, présentée par Henri Gouhier comme un don, apparaît
chez Alberti comme une conquête. Plutôt que d’une liberté métaphysique, il s’agit d’une
liberté politique.
5
Voir l’ouvrage de référence de Gonzalo Sobejano, Nietzsche en España, Madrid, Gredos, 1967. Et, tout
récemment, les travaux d’Encarna Alonso Valero, Sólo locos, sólo poetas (sobre Nietzsche en la joven
literatura), Granada, Universidad de Granada, 2003.
6
José Ortega y Gasset, La deshumanización del arte, Madrid, Revista de Occidente, 1933, p. 49.
7
Gabriele Morelli (éd), Ludus. (Cine, arte y deporte en la literatura española de vanguardia), Valencia, PreTextos, 2000.
8
« María Teresa Montoya y el auto de la creación del mundo de Rafael Alberti » in Rafael Alberti, Prosas
encontradas, Madrid, Ayuso, 1970, p. 177-179.
9
Ana Gómez Torres, « La metafísica del vacío: el teatro mental de Rafael Alberti (El Hombre deshabitado) », in
Serge Salaün et Zoraida Carandell (éds), Rafael Alberti et les avant-gardes, Paris, PSN, 2004, p. 211-244.
10
Henri Gouhier, « Tragique et transcendance… », p. 481.
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Le cinéma et le théâtre des années vingt et trente illustrent les contradictions de la liberté
individuelle à l’épreuve du collectif. Le fait que le cinéma renouvelle la conception du
tragique est inscrit dans la nature même du film : au cinéma, le personnage se confond avec
l’acteur, véritable individu, qui ne peut incarner une figure exemplaire. Le statut du
personnage, élément clé du renouvellement du tragique, est totalement différent au théâtre
(une pièce peut naturellement être jouée par différents acteurs). Cette distinction entre cinéma
et théâtre est même la raison de l’impossibilité de la catharsis au cinéma selon les formalistes
russes11. Déjouer le piège de l’individuel, voilà le pari de nombreux films qui traitent de
l’angoisse de l’homme face au mirage de la liberté et de la beauté moderne du mécanique. La
fascination de l’automate se veut souvent ludique et artistique (comme dans Ballet mécanique
de Fernand Léger (1924)) et, plus tard, dénonciatrice (comme dans Les temps modernes, de
Charlie Chaplin (1936)). Tandis que la fin de la première guerre mondiale met le destin des
nations au premier plan des préoccupations des écrivains et philosophes de diverses tendances
politiques (La décadence de l’Occident de Spengler est traduite, en Espagne, en 1923), la
révolution bolchevique change durablement la perception de la liberté. Les libertés
individuelles sont considérées comme des libertés bourgeoises, formelles, et les libertés
collectives sont mises en avant. Dans Le cuirassé Potemkine, par exemple, le peuple est
investi d’un rôle libérateur. Alberti commente ainsi le film d’Eisenstein : « La rebelión, la
protesta contra el letargo y el sueño, contra la monotonía y angustia desesperadas de los días y
las cárceles; la exaltación de la justa violencia y necesaria venganza; la balumba, el tumulto,
la muerte a quemarropa, el odio, la ira »12. Cette description s’applique en partie à El Hombre
deshabitado. Alberti décrit l’année 1928 en des termes très semblables: « Amor. Ira. Cólera.
Rabia. Fracaso. Desconcierto. Sobre los ángeles. »13 Alberti fait sienne la figure du réprouvé.
Ce lecteur féru de Dostoïevski et de Lautréamont — traduit par Julio de la Serna14 — est
11
Voir François Albera (éd), Les formalistes russes et le cinéma : poétique du film, Paris, Nathan, 1996.
« El Potemkin en Brujas », in Rafael Alberti, Prosas…, p. 75-77.
13
Rafael Alberti, « Resumen autobiográfico », in Poesía 1920-1938, Madrid, Aguilar, 1988, p. CXLI.
14
Sur l’influence de Lautréamont, voir Théodore BEARDSLEY, « El sacramento desautorizado : El Hombre
deshabitado y los autos sacramentales de Calderón », Studia Ibérica, Munich, Francke Verlag, 1973, p. 93-103
et Andrés Soria Olmedo, « De la lírica al teatro : El Hombre deshabitado de Rafael Alberti en su entorno », in
Estudios dedicados al profesor Emilio Orozco Díaz, Granada, Universidad de Granada, 1979, p. 389-400.
12
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fasciné par la violence du film d’Eisenstein et trouve également dans Metropolis une source
d’inspiration.
Dans Metropolis, de Fritz Lang (1927), l’angoisse de la liberté va de pair avec la
fascination du mécanique. La visée est, à la fois, esthétisante et politique. Dans une
perspective marxiste, la prise de conscience collective défendue par Maria dans Metropolis
peut enrayer l’aliénation de la classe ouvrière. Que le personnage principal, Freder, ne puisse
atteindre la liberté qu’à travers le groupe, voilà qui va à l’encontre de l’héroïsme tragique,
plus volontiers associé à une révolte face au groupe et à l’exception face à la loi. De façon
générale, l’influence du marxisme sur les avant-gardes permet une nouvelle conception de
l’héroïsme, en mettant l’accent sur la liberté collective. Une pièce d’Alberti, De un momento
a otro, reproduit l’histoire de Metropolis. Le fils d’une famille bourgeoise se retourne contre
sa caste pour embrasser la cause du peuple. On retrouve dans la pièce un thème cher à Alberti,
celui du reniement du fils (présent dans Sobre los ángeles et El Hombre deshabitado), qui est
à double sens : le fils renie ceux qui le renient. Ce thème récurrent chez Alberti contribue à la
dénonciation des idéaux individuels de bonheur, ordre et survie dans la lignée. Le bâtard est
une métaphore du révolté et le Veilleur de nuit peut être interprété comme une figure de père
honni. Ne refuse-t-il pas, comme l’auteur à ses créatures dans Six personnages en quête
d’auteur, le droit à l’existence, en renvoyant l’homme au sous-sol dont il l’a tiré ? Et ce
rapport tendu entre père et fils n’est-il pas le symbole d’une création théâtrale sans
complaisance, en quête du « plaisir aristocratique de déplaire » ? Loin des connivences
d’intérêt que le théâtre à succès des années vingt établit avec son public, le théâtre d’Alberti
cherche à éveiller le spectateur. « Sacudir un poco la escena », tel est son objectif, déclare
l’auteur au moment de la création de la pièce à El Heraldo de Madrid15. Le Veilleur de nuit
toujours alerte et l’Homme somnolent incarnent deux aspects indispensables à la création,
l’état de veille et le sommeil. Si le premier est « un ave nocturna con un solo ojo luminoso
para turbar el sueño de un hombre » (p. 207)16, le deuxième tâtonne dans l’obscurité à la
recherche de son rêve : « has poblado mi sueño de fantasmas incomprensibles » (p. 209).
Dans « Miedo y vigilia de Gustavo Adolfo Bécquer », Alberti définit la poésie comme un état
15
16
« María Teresa Montoya… », p. 178.
Rafael Alberti, El Hombre deshabitado, Madrid, Biblioteca nueva, 2003, p. 207.
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intermédiaire entre veille et sommeil17. Cet état hallucinatoire caractérise aussi le dérèglement
des sens de El Hombre deshabitado. Il s’apparente à la déréalisation surréaliste, mais renoue
surtout avec le romantisme, les objets perdent leur structure interne. Ceci participe à la fois
d’une crise du sens et d’une volonté de renouveau esthétique.
Le personnage collectif auquel s’intéressent l’art et la littérature des années vingt n’est pas
toujours l’acteur d’une révolte. Il peut, au contraire, exprimer le renoncement ou le néant,
comme dans The Hollow men (1925), de T. S. Eliot. Ce texte a certainement influencé El
Hombre deshabitado et le poème « El cuerpo deshabitado » de Sobre los ángeles. Non
seulement parce que la métaphore utilisée par Eliot revient sous la plume d’Alberti, mais
parce que cette œuvre exprime le désarroi des hommes qui ne sont pas libres. Ce poème, cité
ci-dessous dans une traduction espagnole, donne la parole à des hommes remplis de sciure,
des épouvantails urbains semblables à l’humanité lasse évoquée par le Veilleur de nuit dans
El hombre deshabitado.
Somos los hombres huecos
Los hombres llenos de aserrín
Que se apoyan unos a otros
Con cabezas embutidas de paja.
L’image de la sciure sera reprise par Alberti dans Yo era un tonto y lo que he visto me ha
hecho dos tontos de manière humoristique : « Madame, voici la poésie : serrín »18. Le thème
du corps vide est un motif récurrent dans la poésie espagnole postérieure à The Hollow men.
Ainsi, Un río, un amor (1928), de Luis Cernuda, s’ouvre sur l’énigmatique « Remordimiento
en traje de noche » : « un hombre gris avanza por la calle de niebla ;/no lo sospecha nadie. Es
un cuerpo vacío ». Les hommes de Poeta en Nueva York (1929-1930), de García Lorca,
déambulent, insomniaques, sous un ciel désert et se vident de leurs tripes dans « Paisaje de la
multitud que vomita », marqué par l’esthétique expressionniste. Chez Alberti lui-même, on
trouve, parallèlement à la métaphore du vide, celle du trop-plein, comme dans
« Espantapájaros », un poème de Sermones y moradas. Les épouvantails sont aussi
17
« Miedo y vigilia de Gustavo Adolfo Bécquer » in Rafael Alberti, Prosas…, .p. 59-62.
Rafael Alberti, « Charles Bower, inventor » in Sobre los ángeles. Yo era un tonto y lo que he visto me ha
hecho dos tontos, Madrid, Cátedra, 1981, p. 193.
18
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insignifiants que les hommes creux. A l’instar de Maruja Mallo, sa compagne en 1929 et 1930
et auteur d’une série de tableaux intitulée « Espantapájaros », Alberti métaphorise dans ces
figures statiques la quête tragique de l’homme vidé de sa substance.
L’immense ronde de figures urbaines privées d’intériorité que le Veilleur de nuit montre à
l’Homme dans le prologue s’inscrit dans le droit fil de l’esthétique expressionniste. Elle
renoue également avec le motif de la danse macabre, qui anéantit les différences entre les
êtres, mettant fin à toute velléité d’individualité: « Sin pisar, pasan pendientes de un alambre,
trajes vacíos, fláccidos, de señoras, de caballeros, militares, curas, jóvenes, niños, colgados de
caretas horribles, pintadas con ojos y sin ellos. Carrusel triste, silencioso, sin orden. »
(p. 208). Comme dans le genre médiéval, le cortège comprend des membres du clergé et des
personnages issus de différentes classes sociales. Contrairement à la danse macabre
traditionnelle, ce défilé sans tambours ni musique n’annonce aucune vie éternelle, car il n’y a
pas d’espoir chez Alberti : « No hay entrada en el cielo para nadie », lit-on dans Sobre los
ángeles19. La file monotone des hommes inhabités renoue avec une des fonctions du tragique
qui est, selon Michel Meyer, de sacrifier la différence. « La tragédie est en réalité un sacrifice
symbolique de la différence, son expiation au regard de cette loi d’airain du groupe qui veut
que rien ne contrevienne à l’identité de ses membres, donc de l’ensemble »20.
Ce sacrifice ne connaît pas de récompense. L’Homme retourne à l’indifférence, point de
départ de la pièce. Il ne cherche à se distinguer que parce que le Veilleur de nuit l’incite à le
faire, le précipitant dans une quête illusoire du sens de sa vie, qui se jette dans le néant, car
toute recherche du bonheur est vouée à l’échec. La didascalie d’Alberti joue sur la
marionnettisation des personnages, suspendus à un fil: « sin pisar, pasan pendientes de un
alambre » (p. 208). Les personnages d’Alberti sont aussi légers que l’ange et la marionnette,
hérauts du théâtre selon Kleist : ils ne pèsent pas sur le sol ; mais contrairement à eux, ils ne
sont pas doués de grâce. Leur légèreté aérienne évoque l’esthétique cinématographique. Les
personnages défilent sur l’écran sans peser, sans être autre chose que des images,
insaisissables et légères.
19
20
« El alma en pena», in Rafael Alberti, Sobre los ángeles. Yo era un tonto…, p.117.
Michel Meyer, Le comique et le tragique, Paris, PUF, 2003, p. 19.
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Cela conduit-il à l’anéantissement total du sens ? Rien n’est moins sûr. Tous ces
personnages charrient au contraire un lourd héritage, précisément celui de la danse macabre.
Le vide constitue une invitation à réfléchir sur le genre qui l’a vu naître, tragédie ou danse
macabre, pour en questionner la pertinence dans une esthétique d’avant-garde.
L’intertextualité est, à la fois, un mode de création et un contenu porté par le texte, qui permet
à la pièce de se situer vis-à-vis de l’héritage tragique.
Une analyse des modèles littéraires sur lesquelles prend appui El Hombre deshabitado
permet de comprendre comment la pièce met en œuvre ce déni de toute transcendance, et
comment elle tire parti de l’héritage de la tragédie et du théâtre en général. Nous laissons
volontairement de côté la référence majeure à l’auto sacramental, car les liens de la pièce
avec ce genre, reconnus et voulus par Alberti, ont fait l’objet de nombreuses études21, d’autant
plus justifiées que l’auto sacramental a connu en Espagne un essor important durant les
années vingt et trente22. De nombreuses références intertextuelles émaillent la pièce, et il n’est
pas question ici de les rechercher une par une. Nous nous arrêterons sur deux exemples
particulièrement représentatifs de la remise en question de la transcendance; une tragédie,
Œdipe roi, de Sophocle, où les oracles se jouent du héros, et une comedia, El burlador de
Sevilla y convidado de piedra, de Tirso de Molina, dont le personnage principal défie le
créateur jusqu’à sa mort.
L’œuvre d’Alberti met en scène un personnage trompé par ses sens et par ce qu’il croit être
réel. Comme Jean Cocteau dans La machine infernale (1932), Alberti réinterprète la pièce de
Sophocle comme la mise en œuvre d’une transcendance malfaisante, et il prête au Veilleur de
nuit les plus noirs desseins : la définition que Cocteau donne de sa pièce, « une des plus
parfaites machines construite par les dieux infernaux pour l’anéantissement mathématique
21
Voir, entre autres, Théodore Beardsley, « El sacramento desautorizado … » ; Andrés Soria Olmedo, « De la
lírica al teatro: El Hombre deshabitado de Rafael Alberti…» ; René Cotrait, « La vida es sueño de Calderón,
source possible de El Hombre deshabitado de Rafael Alberti », Bulletin d’information du service de
documentation, n° 20-21, 1969, p. 15-32 ; Florence Léglise, « El Hombre deshabitado entre tradition et avantgarde : la subversion de l’auto sacramental, la double rébellion de l’homme et du dramaturge », in Serge Salaün,
Zoraida Carandell (éds), Rafael Alberti et les avant-gardes…, p. 193-210.
22
Voir Mariano de Paco, « El auto sacramental en los años 30 » in Dru Dougherty et M. Francisca Vilches de
Frutos (éds), El teatro en España. Entre la tradición y la vanguardia. 1918-1939, Madrid, CSIC, Fundación
García Lorca y Tabacalera SA, 1992, p. 265-273.
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d’un mortel »23, conviendrait à El Hombre deshabitado. La perfection en moins. Alberti nous
convie dans un monde dégradé, le Veilleur de nuit lui-même exerce un métier commun.
Comme Œdipe, l’Homme cherche en permanence son identité, l’identité de la Tentation,
ce qui le conduira à se punir lui-même après avoir démasqué son ennemie. Une fois le crime
commis, l’homme cherche son châtiment :
EL HOMBRE (Mirándose las manos): ¡Oh sangre, sangre, sangre, su sangre!
(Llevándoselas a los ojos)
LA TENTACION (Deteniéndoselas): ¡No, no! ¡No te toques los ojos, te quedarías
ciego! (p. 247)
Le héros, après sa faute, se retire du monde. La cécité illustre cette coupure sans retour et
le désigne comme victime expiatoire. Vénus a ôté la vue à Max Estrella et Dieu entoure Adela
de pénombre24. Pour avoir aimé, ces trois personnages sont maudits et emmurés dans leur
solitude, une véritable mort avant l’heure. La référence appuyée à Sophocle, répétée dans
l’œuvre d’Alberti, inscrit la pièce dans la continuité de la tragédie. Le passage cité évoque
aussi les mains souillées de sang de Lady Macbeth. Sa surdétermination, en termes
d’intertextualité, indique que la pièce doit aussi prendre position par rapport à son héritage, le
théâtre tragique qui conditionne son déroulement. L’Homme est coupable, parce que Œdipe et
Lady Macbeth le sont, et leur culpabilité vit en lui. On peut parler d’ironie tragique dans la
mesure où le personnage porte, à son insu, la culpabilité dont la pièce est l’héritière.
L’intertextualité insuffle à l’homme l’éternité de damnation promise par le Veilleur de nuit
dans l’épilogue.
L’Homme se trouve face à un choix de dupe qui résume sa condition tragique : vivre
comme un automate ou céder à une passion qui entraîne sa perdition. Chercher à se connaître,
reculer d’effroi et se crever les yeux ne font qu’un. L’impossible liberté est la source du
tragique albertien et d’une révolte qui se sait sans issue.
23
Cité dans Jacqueline de Romilly, La tragédie grecque, Paris, PUF, 1970, p.108.
Le « regalo de Venus » évoqué par Max Estrella est une allusion aux maladies vénériennes, l’orgueil
perceptible dans l’allusion mythologique coexiste avec l’autodérision du discours burlesque. (Ramón del ValleInclán, Luces de Bohemia, Madrid, Austral, 2006, p. 127). Adela dit à Martirio à la fin de la pièce « Dios me ha
debido dejar sola en medio de la oscuridad, porque te veo como si no te hubiera visto nunca » (Federico García
Lorca, La casa de Bernarda Alba, Madrid, Cátedra, 2005, p. 274).
24
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Si l’Homme assume sa culpabilité en suivant les traces d’Œdipe, une autre figure mythique
du théâtre guide ses pas vers la révolte. La remise en question de l’au-delà et le défi au destin
caractérisent le personnage principal de El burlador de Sevilla y convidado de piedra. Tandis
que la pièce de Tirso est ancrée dans les perspectives morales de son époque, Don Juan ne se
sent guère coupable. Deux moments de El burlador de Sevilla sont évoqués dans la pièce
d’Alberti ; la « résurrection » de Don Juan dans les bras de Tisbea après le naufrage et la
scène finale de la damnation. Ces deux passages mettent l’accent sur le rôle de la mort dans la
pièce, dont ils questionnent la portée métaphysique. Quand il reprend ses esprits, Don Juan dit
à Tisbea :
Vivo en vos, si en el mar muero. […]
Y en vuestro divino oriente
Renazco, y no hay que espantar,
Pues veis que hay de amar a mar
Una letra solamente.
La mort, si proche, fournit un prétexte au jeu verbal. Le sens n’est pour Don Juan que la
surface sonore des mots ; « de amar a mar ». Il n’y a point d’au-delà. Contrairement à Œdipe,
Don Juan passe sur la mort, qu’il donne souvent et qu’il frôle parfois, avec légèreté. La mort
n’est rien d’autre que la surface éclatante de la mer, dans a-mar, le a privatif souligne que
l’amour est une négation de la mort. Le jeu de mots de Don Juan prête à sourire. La tentative
de séduction est comique, car le personnage est féminisé dans les bras de Tisbea, et parce
qu’aussitôt sauvé, il tente de séduire. Dans El Hombre deshabitado, on assiste à une nouvelle
inversion du masculin et du féminin, qui souligne l’absence de liberté de l’Homme, véritable
jouet dans les mains manipulatrices de la Tentation. Elle arrive de la plage, poursuivie par des
hommes, appelant à l’aide, assoiffée et défaillante. Mais elle reconnaît avoir menti — « era
mentira » (p. 231) — et tente de séduire l’Homme à l’instant où elle se retrouve seule avec
lui. Après la mort des époux, la Tentation conquérante s’éloigne, comme le Don Juan de
Molière qui voudrait qu’il y ait d’autres mondes pour y poursuivre ses conquêtes
amoureuses : « El hombre ha muerto. Amanece. Sigamos adelante » (p. 249). Le mythe de
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Dom Juan, dont Jean Rousset a montré qu’il relève surtout d’un affrontement avec la mort25,
est un exemple de réflexion sur l’absence de transcendance. Don Juan ne vit que dans le
présent et il renie toute forme de métaphysique. Chez Zorrilla, comme chez Molière, c’est le
spectre de la femme aimée qui viendra hanter l’imagination de Don Juan. Dans la pièce
d’Alberti, le spectre de la Femme assassine l’Homme sur l’ordre du Veilleur de nuit. La pièce
se termine sur la scène de la damnation, celle qui offre le plus de similitudes avec le modèle
de Tirso.
El Hombre: Te aborreceré siempre.
El Vigilante Nocturno: Y yo a ti, por toda la eternidad. (Desaparece el Hombre. La
boca arroja una espesa columna de humo negro. El Vigilante nocturno lo ahoga
echándole la tapa. Luego la cierra, dándole varias vueltas a su llave.) (p. 261)
L’Homme défie son bourreau tandis qu’il s’enfonce dans les abîmes, comme un écho de la
descente initiale du Veilleur de nuit à la fin du prologue.
Les références aux figures d’Œdipe et Don Juan tendent à montrer l’inutilité d’une quête
individuelle, le caractère mensonger de la liberté accordée à l’homme, et l’absence ou la
malveillance de toutes les figures transcendantes ; elles contribuent aussi à abstraire, à déjouer
l’attente d’un public confronté à des perspectives propres à la tragédie et à la comédie. La
variété des registres, dont Lope de Vega vantait les mérites dans son Arte nuevo de hacer
comedias, profite au tragique qui, par contraste, est mis en relief. Du reste, l’ambivalence
comique-tragique est présente dans la structure même de l’œuvre. En effet, dans le prologue,
le Veilleur de nuit et l’Homme se tutoient jusqu’au moment où ce dernier est paré de son rôle
de Caballero. Le « tu » à valeur générale et à portée métaphysique du début devient alors un
« vous » à valeur sociale et mondaine. La mise en œuvre d’un théâtre dans le théâtre se solde
par le passage d’un « tu » tragique à « vous » comique. La conscience qu’ont les deux
personnages de jouer un rôle éloigne le tragique, indissociable d’une critique du théâtre et
différé jusqu’au dénouement. Au début de l’épilogue, le vouvoiement et le ton moqueur du
Veilleur de nuit se situent, contre toute attente, sur un registre comique qui arrive à
25
Jean Rousset, Le mythe de Dom Juan, Paris, Armand Colin, 1976, chapitre I.
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contretemps, une fois le crime commis. L’hypocrisie du Veilleur de nuit est ainsi dénoncée.
Le retour du tutoiement recentre la fin de pièce sur sa dimension tragique.
Si la dualité comique-tragique est inscrite dans la structure de l’œuvre, cette dernière se
caractérise plus généralement par une esthétique des contrastes. Différents jeux d’opposition
parcourent l’œuvre du début à la fin. D’une part, il en résulte une ambivalence qui exprime
très bien les incertitudes de ce théâtre expérimental, loin des convictions politiques du « teatro
de urgencia » postérieur. D’autre part, l’écartèlement de l’Homme en ses cinq sens, que nous
avons eu l’occasion d’étudier ailleurs26, l’utilisation du discontinu ou de la dissonance pour
exprimer le tragique permet une distorsion du langage proche de celle que Ionesco appelle de
ses vœux vingt ans plus tard, en recommandant de « Pousser tout au paroxysme, là où sont les
sources du tragique. Faire un théâtre de violence: violemment comique, violemment
dramatique. Éviter la psychologie, ou plutôt lui donner une dimension métaphysique »27.
La présence de ces réseaux d’opposition se substitue à la cohérence de la transcendance et
fournit à l’œuvre un fil conducteur, indissociable d’un questionnement du genre tragique et
plus largement théâtral. La manière dont l’œuvre oscille entre différents genres est perceptible
non seulement dans l’économie générale de l’œuvre, mais dans de brefs passages, qui
acquièrent à ce moment-là une signification ambivalente. Par exemple, la danse ludique des
cinq sens autour du bassin oppose la mélodie du vers et la violence de la mise à mort du
poisson, qui s’accomplit de manière rituelle et constitue un intermède préfigurant la mort de
la femme.
El GUSTO: Yo gusto en las púas finas de sus dientes,
Ni miel, ni salitre, sino sangre y muerte
(Lo aprieta, ahogándolo.) (A EL TACTO) Muerto te devuelvo el pez. (Se lo da).
EL TACTO: ¿Para qué ?
EL GUSTO: Para que des en el agua con él. (p. 228)
Les sens dansent tour à tour avant de rejoindre la place qui leur est assignée, au pied d’un
des arbres du jardin. Ils évoluent harmonieusement dans l’espace qui est le leur ; quand ils
26
27
Zoraida Carandell, « El Hombre deshabitado de Rafael Alberti : vers un tragique d’avant-garde… ? ».
Eugène Ionesco, Notes et contre-notes, Paris, Gallimard, 1966, p. 60.
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s’immobilisent à l’endroit prévu, cela rassure le spectateur et répond à ses attentes. Bien
entendu, la danse des sens, qui peut être simultanée dans le ballet, apparaît dans le texte de
manière successive, tout le parallélisme est dans les jeux de répétition. Alberti connaissait
parfaitement les contraintes du ballet, puisqu’il écrivit, en 1926, un ballet mis en musique par
Elizalde, créé à Gaveau en 1932 et intitulé La pájara pinta, guirigay lírico bufo bailable28. La
rupture entre la danse, l’harmonie des vers employés — surtout l’heptasyllabe et
l’octosyllabe — et la violence inouïe du sens — mise à mort d’une victime innocente — est
donc hautement significative. L’espace symbolique du bassin contribue au caractère funeste
de la scène. Comme dans Six personnages en quête d’auteur, le bassin est au centre du décor
de l’acte et il est l’espace où doit se produire la mort : celle du poisson rouge, et pour
Pirandello celle de la fillette, maintes fois annoncée, toujours différée, jamais effective.
La dimension métathéâtrale de cette scène, perceptible dans sa clôture narrative et
métrique — événement singulier, isolé du reste de l’acte par l’emploi des vers — et dans le
déroulement d’une action violente renforce le contraste entre le signifiant verbal et artistique
et le signifié. De surcroît, les sens jouissent de cette mise à mort, ce que souligne la
construction exceptionnelle des verbes de perception : « para que veas en él » (p. 228). Le
pronom n’est pas ici objet de l’action (« lo veas… »). Le poisson, doublement sacrifié, n’est
qu’un prétexte pour que chacun des sens exerce ses facultés.
Parfois, les contrastes exacerbés relèvent de la déformation farcesque et mettent en œuvre
une rhétorique de l’ambiguïté, qui mélange les structures esthétiques et les renvois
référentiels. La dimension paroxystique du théâtre d’Alberti se rattache à la volonté de faire
une distorsion du langage, en le menant jusqu’à la contradiction. Ainsi, la scène de la
rencontre entre la Tentation et l’Homme est sous le signe des contrastes ; contraste entre l’eau
et le feu, qui caractérise la Tentation dès qu’elle se rapproche du bassin : « Calor… Muerta...
Agua… Calor » (p. 230), et qui va se poursuivre par la suite. Si la Femme remarque que la
Tentation est gelée (« está helada y llena de arañazos » (p. 234)), l’Homme éponge son front
pour la rafraîchir. Le lieu commun pétrarquiste de l’opposition entre le chaud et le froid,
habituel pour désigner la passion amoureuse, est au service d’une esthétique des contrastes.
28
Voir l’introduction et l’édition d'Eladio Mateos Miera et Ismael Ramos Jiménez in Federico Elizalde et Rafael
Alberti, La pájara pinta, Granada, Junta de Andalucía, Consejería de Cultura, 2004.
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71
Dans cette même scène, les nombreuses didascalies mettent l’accent sur le jeu exacerbé et
illogique des personnages. L’homme vacille entre l’impassibilité, (« contenido » ;
« impasible ») et l’étonnement (« extrañado » ; « asombrado » ; « desconcertado »), la
brusquerie (« bruscamente ») et la douceur (« más tierno »). La Tentation s’emporte
(« seca » ; « colérica ») ou bien défaille (« casi llorando » ; « se desvanece ») (p. 231-232).
Ces hauts et bas expriment les contradictions de l’irrationnel et renouent avec le paroxysme,
une des sources du tragique selon Ionesco. Le farcesque a ici un rôle tellement important
— marionnettisation des personnages, mécanique des passions, surenchère des cris et des
attitudes — qu’il semble effacer le tragique. Mais le caractère décisif de cette scène dans la
formation du triangle tragique et dans la préparation du dénouement ne permet pas de parler
de suspension du tragique au profit du farcesque.
Le tragique est parfois contenu dans le comique. La dérision est mise au service d’une
nouvelle esthétique du tragique, notamment dans une scène qui oppose le Veilleur de nuit à
l’Homme, dans le rôle d’un clown ignorant, semblable aux personnages de Yo era un tonto y
lo que he visto me ha hecho dos tontos :
EL CABALLERO: ¿Qué es lo que ha caído de las estrellas ?
EL VIGILANTE NOCTURNO: Aspírelo.
EL CABALLERO (Aspirando profundamente): ¡Oh!
EL VIGILANTE NOCTURNO: Es una flor. Se llama rosa.
EL CABALLERO (Tomándola y respirándola ansioso): ¡Oh! ¡Oh! ¡Oh! ¡Una rosa,
una rosa!
EL VIGILANTE NOCTURNO: Una rosa blanca.
EL CABALLERO: ¡Una rosa blanca, una rosa blanca! La quiero. Démela.
(Subrayando las palabras como un niño). Yo quie-ro u-na ro-sa blan-ca. (p. 213-214)
L’Homme fait songer à Harold Lloyd, qui tente vainement d’étudier dans The Freshman
(1925). Parce qu’il ignore des choses élémentaires, il exprime des désirs aussi ridicules
qu’essentiels. La bêtise apparaît comme un des aspects du personnage tragique29. Le désir de
la rose blanche est un désir d’absolu, une volonté tragique d’embrasser la beauté, distancée
29
Voir aussi dans l’acte central une scène ludique entre l’Homme et la Femme : « LA MUJER: ¿Eres un
tonto? / EL HOMBRE: ¿Y tú una tonta ? / LA MUJER: No. / EL HOMBRE: Sí. / LA MUJER (Sacándole la
lengua): ¡Tonto! / EL HOMBRE (Lo mismo): ¡Tonta ! ». (p. 227).
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par la dimension comique de la scène. Le Veilleur de nuit prend à part le public comme dans
un cirque : « Ni ve, ni oye, ni entiende. (Al público). Claro, señoras y señores, está muy
claro » (p. 211), et comme au cinéma, il joue le rôle du bonimenteur. De même que le
bonimenteur institue la faille entre l’univers cinématographique et la présence théâtrale, le
Veilleur de nuit, en s’adressant au public, crée une rupture dans la communication : l’Homme
se parle à lui-même et ignore totalement l’existence des autres, le Veilleur de nuit permet une
mise à distance de la situation comique qu’il transcende en s’adressant au public. En jouant
sur plusieurs registres — cirque, film — le passage questionne le sens du spectacle, la scène
est en quelque sorte extraite de son contexte pour renvoyer au monde extérieur. Ce n’est pas
la première fois qu’Alberti s’exerce à ce jeu. Comme le montre C.B. Morris, Alberti, coiffé
d’un chapeau melon, avait imité son idole Charlot en tirant six coups de revolver à la fin de sa
conférence au Lycaeum Club « Palomita y Galápago. No mas artríticos »30. Le fait de
théâtraliser un acteur de cinéma est significatif de la volonté d’importer ce qui apparaît, face
au théâtre commercial des années vingt, comme une véritable source de renouvellement.
Somme toute, El hombre deshabitado ne se détourne pas entièrement de toute forme de
transcendance, puisque la cohérence de l’œuvre est fournie par quelque chose qui dépasse le
théâtral, un projet artistique global. Au-delà du théâtre, c’est le spectacle au sens large qui est
convoqué dans cette pièce. Le projet d’un art total, hérité du symbolisme et actualisé par les
avant-gardes, semble bien indiquer que la transcendance artistique se substitue à la
transcendance métaphysique, dont nous avons évoqué la dimension idéologique. Un
déplacement du tragique du moral vers l’esthétique n’est cependant pas exempt de portée
idéologique. Entre la crise métaphysique du symbolisme et le théâtre politique des années
trente, El Hombre deshabitado exprime le tiraillement d’une conscience minée par
l’incertitude, ce que les jeux d’opposition montrés plus haut mettent en évidence. Ce qui est
30
Voir C. Brian Morris, La acogedora oscuridad: el cine y los escritores españoles (1920-1936), Córdoba,
Filmoteca de Andalucía, 1993, p.108.
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universel dans le tragique selon Peter Szondi et Muriel Lazzarini31, c’est justement la loi de
l’opposition, la transformation d’une chose en son contraire que Lazzarini considère comme
la véritable matrice de fonctionnement du tragique. Dans le cas de El Hombre deshabitado, la
synthèse de cette contradiction se trouve au-delà du théâtral, dans l’appropriation de codes
artistiques venant du cinéma, de la peinture, du cirque ou du ballet.
31
Voir Muriel Lazzarini Dossin, L'impasse du tragique : Pirandello, Valle-Inclán et le « nouveau théâtre »,
Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 2002 et Peter Szondi, Essai sur le tragique,
Belval, Circé, 2003.
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UTILISATION ET SUBVERSION DU TRIPTYQUE DANS EL HOMBRE
DESHABITADO DE RAFAEL ALBERTI
Jacqueline SABBAH
Université de la Sorbonne Nouvelle-Paris III
Le point de départ de cette analyse est la parenté de l’œuvre d’Alberti avec un système
particulier de composition picturale, le triptyque. La construction de la pièce en trois tableaux,
sa référence au modèle d’art sacré qu’est l’Auto, la reprise d’éléments iconographiques qui
ont nourri l’art du triptyque, à savoir la représentation des trois espaces symboliques que sont
le Paradis, aux temps de la Création, la vie terrestre, puis les Enfers, sans parler des emprunts
à la peinture renaissante et flamande qui alimentent l’imagination théâtrale d’Alberti,
autorisent une telle mise en relation. Notre projet est de nous interroger sur les techniques qui,
dans El hombre deshabitado1, offrent tout à la fois une utilisation et un questionnement de
l’esthétique du triptyque. Visuellement, dans la succession et dans la simultanéité des
tableaux — le déroulement des trois moments dramatiques, les trois aires de jeu du panneau
central qui coexistent sur scène —, la mise en scène de la pièce emprunte à l’architecture du
polyptyque à trois volets.
Nous tâcherons donc d’analyser le mode de fonctionnement de l’œuvre, considérée comme
un triptyque. En quoi suit-elle son modèle ou s’en éloigne-t-elle ? Si subversion il y a, à quel
1
Rafael Alberti, El hombre deshabitado, Madrid, Biblioteca Nueva, 2003.
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moment et comment s’affirme-t-elle ? Dans l’espace scénique et dans le temps de la lecture,
c’est-à-dire dans le spectacle ainsi créé par Alberti, s’inscrit le sens de la pièce : à partir de
l’architecture logique — théologique — et picturale qui lui sert de toile de fond, quel parcours
notre œil comme notre esprit sont-ils invités à suivre ? Comment le système d’appréhension,
donc de compréhension qui structure l’œuvre, se construit-il, dans le temps et l’espace de la
représentation ?
Plus précisément, El hombre deshabitado, si on le conçoit comme un tableau articulé,
propose un mode de lecture où entrent en jeu, comme entre les trois panneaux du triptyque,
les notions d’ouverture, de repli, de charnière. Nous étudierons donc l’œuvre comme un
polyptyque se déployant sous nos yeux, proposant au regard des modes de circulation
multiples : parcours linéaire au fur et à mesure que, suivant la progression des actes, s’ouvrent
les volets, évolution renversée ou contrariée dans le panneau central, dans la mesure où
l’action s’y lit de droite à gauche, contrairement à notre mode de lecture habituel, télescopage
ou confusion des espaces, enfin, dans le dernier volet, qui nous ramène à la première aire de
jeu, l’enjeu de ces stratégies étant peut-être d’interroger un des concepts majeurs du triptyque
s’ouvrant face au fidèle, celui de révélation.
Ces modes de lecture pluriels traduisent non seulement la désarticulation de l’itinéraire
classique du triptyque, mais ils permettent à Alberti de faire se côtoyer différents langages
artistiques : théâtre, peinture et architecture, certes, mais aussi les genres littéraires (parce que
progression chronologique et simultanéité ici se conjuguent et que le chevauchement poétique
des images renverse le récit théologique), mais, encore (parce que le triptyque d’Alberti est
mobile, puisque déployé dans le temps) le cinéma, en ce qu’il peut offrir comme liberté de
montage des images, en ce qu’il questionne aussi, les mêlant au plus près, réalité et illusion.
C’est cette richesse que souligne Isabelle Monod-Fontaine, analysant quelques-uns des
apports du polyptyque à l’art pictural du XXe siècle :
Construire une œuvre à plusieurs plis — ou à plusieurs feuillets — implique un
temps de parcours différent : ne pas regarder une seule image, mais en absorber
plusieurs entraîne nécessairement un balayage du regard qui n’est pas celui qu’induit la
vision d’un seul tableau, si complexe et fourmillant soit-il par ailleurs. Guidé en général
par une structure quasi architecturale, ou tout au moins par le quadrillage des châssis
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qui déterminent des compartiments juxtaposés ou non, le regard peut à sa guise s’arrêter
successivement (arrêt sur image) ou balayer l’ensemble (travelling). De toute façon, il
est invité à construire une manière d’itinéraire, un « sens de la visite » : parfois sous la
forme d’un véritable récit, avec sa chronologie et ses épisodes ; parfois l’exploration
simultanée de différents points de vue sur un même objet ; parfois la simple mise à nu
d’un procédé d’assemblage2.
Les possibilités qu’offre ce recours au polyptyque enfin, comme structure à la fois
revendiquée et déconstruite, nous conduira à nous interroger sur la notion de tragique : une
fois réfutée la vision théologique, foncièrement anti-tragique, tout rapport à la transcendance
est-il caduc ? Dans ce cas, pourquoi avoir écrit un Auto, fût-il sans sacrement ? Ne demeure-til pas comme une nostalgie, sinon de la solution chrétienne, tout au moins d’une réponse ?
Autrement dit, la question sans réponse ne serait-elle pas un des fondements du tragique ?
Une lecture contraignante
Tout d’abord, définissons succinctement le polyptyque, par rapport au retable : dans celuici, les personnages entrent en rapport réciproque au sein d’un décor architectural ou d’un
paysage qui les contient et fixe leur emplacement dans un même espace. Celui-là, en
revanche, présente une série de panneaux accolés au sein d’un même encadrement : c’est
donc une composition qui juxtapose les scènes ou les figures. L’un est unitaire, l’autre est
pluriel. Soulignons également que le polyptyque, qui étymologiquement signifie « plusieurs
plis », se compose, dans sa forme la plus primitive ou essentiellement chez les Flamands, et
c’est là le modèle que suit Alberti, de plusieurs volets pouvant s’ouvrir et se refermer comme
des portes sur le panneau central. Par opposition, enfin, au tableau de chevalet, qui ne se
répand qu’à la Renaissance et s’inscrit dans un usage de plus en plus privé de la peinture, le
polyptyque est une œuvre conçue pour être exposée publiquement, face à la communauté des
fidèles ; qui plus est, il obéit à un cérémonial, l’ouverture des volets à des moments
particuliers de l’année liturgique permettant d’accéder à la scène religieuse centrale, à la
2
Isabelle Monod-Fontaine, « 1905-1955 : l’exploration des plis du polyptyque », in Polyptyques. Le tableau
multiple du Moyen-Age au XXè siècle, Paris, Réunion des Musées Nationaux, 1990, p. 210.
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Vérité révélée. C’est dire que la structure du polyptyque suppose une certaine mise en scène,
une certaine façon d’encadrer et de montrer des histoires, en somme une certaine théâtralité.
Le pluripartisme du champ pictural et l’articulation des panneaux autorisent ainsi le
déploiement d’un discours en plusieurs temps, que nous retrouvons dans la succession des
trois moments de la pièce : Prologue, Acte, Épilogue. Ce sont ici les lever et tomber de rideau
qui font office de cadre et de charnière : ils indiquent le début et la fin de la représentation et
signalent le passage à chaque nouveau panneau. Ceci visuellement, mais, bien sûr, la structure
culturelle et idéologique qui contient et scande à la fois la pièce est la référence à l’Auto
caldéronien. C’est dire qu’il existe chez le spectateur une attente, informée par ses références
théâtrales, picturales, religieuses, dans laquelle et contre laquelle s’inscrit El hombre
deshabitado.
Ainsi, si l’on s’en tient aux lieux scéniques, une fois identifié l’espace du Prologue comme
étant celui d’une moderne Genèse, le public reconnaît le panneau central comme espace de la
vie humaine et, donc, nécessairement de la faute et il sait que le dernier volet conduira au
Jugement divin et aux Enfers. La succession des trois « actes », inscrivant cette progression
dans le temps de la représentation (une temporalité rendue plus dense par le travail tout à la
fois de mémoire et d’anticipation à l’œuvre chez le spectateur), est alors la traduction
théâtrale de l’ouverture progressive des panneaux du triptyque. À l’intérieur de l’Acte, les
différentes aires de jeu, fortement symboliques, coexistent cette fois au sein du même espace
scénique : le jardin clos, l’espace de la plage ouvert à tous les dangers, le grenier enfin, lieu
par excellence de l’abandon et de l’obscurité. Le spectateur les découvre dès le lever de
rideau : comme autant de compartiments dans un unique volet de polyptyque, ils rythment la
circulation du regard et orientent la narration, distribuant, par étapes, l’action humaine dans
une histoire, pour ainsi dire, déjà écrite. Les solutions scéniques imaginées par Alberti
conjuguent donc, comme le fait le polyptyque, lecture progressive et lecture simultanée,
tenant compte à la fois de la temporalité de la représentation et des stratégies picturales
qu’offre le tableau pluriel.
Le modèle de l’Auto est utilisé par Alberti pour mieux être déconstruit, comme de
l’intérieur. En effet, en lieu et place de la rédemption, s’affirme la damnation, à la contrition
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s’oppose la révolte. Mais, suivant notre axe d’analyse, nous pouvons nous demander
comment les mécanismes du triptyque sont à même de traduire la possibilité de rédemption,
par l’existence du libre arbitre, et comment Alberti les retourne, non plus de façon strictement
littéraire ou théologique, mais théâtralement.
Tout d’abord, notons que, traditionnellement, la grande majorité des triptyques offrent, au
centre, une scène principale, plus grande et statique, réservée à la figure sacrée, sujet de la
dévotion, et, sur les côtés, des petites scènes narratives multiples et animées, réservées à des
personnages de l’histoire sainte, puis profane, ainsi des donateurs eux-mêmes, images du
spectateur, présentés en adoration. Le modèle suivi par Alberti est à l’inverse : ici, le centre
est occupé par l’action humaine, les latéraux consacrés à l’espace et à la figure de la
transcendance. La référence, comme cela a été tant de fois souligné, peut parfaitement se
trouver chez Jérôme Bosch, dont les triptyques comme Le jardin des délices ou Le chariot de
foin centrent précisément l’attention, puisque c’est là le sujet du panneau central, sur les
agissements de l’Homme dans le monde, une humanité qui se perd dans le désordre et la
profusion des vices, alors que les volets présentent la Création, à gauche, les Enfers à droite.
Cependant, ce programme iconographique a pour but, tout aussi bien, le salut de l’Homme.
Lorsque le triptyque est ouvert, offert à une vision d’ensemble, le regard suit, en effet, un
cheminement particulier : c’est le centre, plus coloré, si inventif, qui nous attire. Les deux
volets sont déployés et nos yeux, allant de l’un à l’autre, sont invités à choisir : d’un côté, et
selon nos agissements, le Paradis, de l’autre, la damnation. C’est ce choix, fait à partir du
panneau représentant la vie humaine, qui exprime le concept de libre arbitre : le spectateur est
renvoyé à lui-même, mis en garde et invité à orienter son regard et sa vie en fonction des deux
cheminements, des deux sens de lecture possibles qui s’offrent à lui.
Chez Alberti, au contraire, notre vision et, partant, la destinée humaine, est contrainte. La
succession chronologique des trois lieux scéniques, qui ne coexistent jamais, nous interdit
tout choix ; il en va de même lorsque les trois espaces, ou compartiments scéniques, dans
l’Acte, sont offerts simultanément au regard : la situation de l’Homme lorsque se lève le
rideau, à l’extrême droite, l’activation des deux autres espaces par le système des voix (en
particulier, et avant la faute, les lamentations des voix du jardin, puis de la mer, enfin des
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gerbes de blé et objets du grenier) dessinent un seul sens d’évolution possible, un seul espace
vers lequel l’Homme pourra se mouvoir, orientant ainsi son action et guidant notre regard le
long d’un chemin tout tracé. Qui plus est, une fois la représentation terminée (c'est-à-dire une
fois le triptyque ouvert dans sa totalité), l’architecture d’ensemble de la pièce — Prologue,
Acte, Épilogue — ne nous invite pas, à partir du tableau central, à un mouvement de va-etvient vers les latéraux, ouverts comme autant de possibles. Au contraire, le mouvement qui
s’affirme est celui d’une convergence vers le centre : les deux volets préparent et annoncent
pour l’un, reprennent et clôturent, pour l’autre, les événements représentés dans l’Acte. De
par leur fonction de paratexte, de par leur caractère plus discursif, ils enserrent le panneau
central qu’ils commentent, conditionnent et sanctionnent. Il y a donc un renversement du sens
de lecture et de fonctionnement du triptyque. Au lieu de se déployer, les volets semblent bien
plutôt se replier.
Une telle structure a bien sûr beaucoup à voir avec le concept de « theatrum mundi ». Dieu
est ici un régisseur ; on a souvent souligné comment il distribuait les rôles, disposait
l’éclairage, le décor, attribuait les costumes, signalait le début de la représentation interne qui
se déroule dans l’Acte, la désignant ainsi comme un fragment de théâtre dans le théâtre. Il
assume le rôle de l’Auctor de El gran teatro del mundo. Toutefois, si El Hombre, acteur ou
plutôt pantin entre les mains de Dieu, finit par comprendre qu’il a été dupe d’un artifice et
prisonnier d’une illusion, son constat est trop tardif ou, dit en termes d’espace, il intervient
dans un volet qui interdit toute circulation, toute communication active avec le centre. Le
rideau de son action dans le monde est tombé, il ne peut y revenir, de même que nous,
spectateurs, n’avons plus sous les yeux cette scène centrale à partir de laquelle, dans le
triptyque, s’ouvraient des parcours visuels, donc des choix divergents. Pour prolonger la
référence caldéronienne, ni El Hombre, ni nous-mêmes ne sommes conviés à cette dynamique
à l’œuvre dans La vida es sueño, où alternent, dans un mouvement de va-et-vient, la passion
et la distance, le réel et l’illusion, la folie et la conscience, l’action et la réflexion.
Lecture contraignante, donc, qu’offre le triptyque d’Alberti pour signifier la fatalité, le
déterminisme ou la prédestination, les termes variant selon les philosophies, et ceci à
plusieurs niveaux. Tout d’abord, par rapport à la narration qui y est mise en scène : car,
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malgré le changement de décor, le spectateur ne sait pas très clairement si la pièce illustre les
errements de l’Homme dans le monde ou si nous demeurons à l’intérieur du récit du péché
originel, étant donné que El Hombre n’est jamais chassé du Paradis, l’espace de sa création,
mais semble rejouer, en quelque sorte, dans son espace propre, le panneau central, les trois
actes qui jalonnent son passage de l’innocence à la faute, puis au châtiment. Le déroulement
de l’action obéit donc, et ce de façon redondante, à une structure prédéterminée : création,
péché, damnation. Damnation, en effet, et non pas seulement Jugement, car ici les références
picturales, quoique puisant à plusieurs sources, sont, encore une fois, convergentes, et ne
laissent envisager d’autre issue que la représentation dernière de l’Enfer.
Que l’on pense aux triptyques mentionnés de Jérôme Bosch ou à un autre type de
représentation dont le souvenir hante l’espace de El hombre deshabitado, à savoir le Jugement
Dernier, le dernier volet, le dernier lieu qu’habitera l’Homme, selon une projection spatiale
qui fait figurer à notre droite l’épisode qui clôt chronologiquement la représentation, ne peut
être que l’Enfer. Autrement dit, la progression des tableaux, dans le temps du spectacle, se
déroule sur la toile de fond qu’est l’architecture tripartite du Jugement : suivant un sens de
lecture qui nous est familier, propre à l’Occident, l’action est perçue comme évoluant de
gauche à droite, et la droite, dans la tradition iconographique du triptyque, est l’espace des
damnés.
Une telle connotation symbolique de l’espace ne peut se comprendre, et c’est ce que
mettent parfaitement en scène les représentations du Jugement Dernier, que du point de vue
de Dieu. Si l’action ou la destinée de l’Homme, progressant vers notre droite, tendent vers le
mal, c’est que l’image est perçue du point de vue de Dieu, et c’est là ce qui fonde le système
de valeurs associé à l’espace dans le triptyque. Ce qui pour nous, sur scène, est à gauche, doit
être compris comme étant à la droite de Dieu qui, au centre, nous fait face : c’est le Paradis,
l’espace du Bien. A l’opposé, le Mal est situé à la gauche du Créateur, donc dans le volet qui
se trouve, pour nous, à droite. C’est dire qu’en réalité, notre vision, humaine, est faussée :
notre mouvement naturel, de gauche à droite, se révèle être un parcours qui nous éloigne du
Bien, puisque moralement, pris dans une perspective théologique, c’est un cheminement
inversé que nous suivons. Nous allons, aveuglément, de droite à gauche, tournant le dos au
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Bien et au dessein divin. C’est là une des stratégies du triptyque pour montrer les errements
de l’Homme. Plus radicalement que le grouillement désordonné des figures du panneau
central, dans une œuvre comme Le jardin des délices, qui illustre la folie du monde, ou que
l’incapacité de plus en plus marquée de El Hombre deshabitado, un personnage qui s’avoue
lui-même fou, pour accéder à la connaissance, à l’identité, à la sagesse, c’est ce renversement
des perspectives qui traduit le caractère à proprement parler insensé des actions humaines.
Au niveau de l’agencement du récit, au niveau du cheminement visuel, la pièce propose
donc une mise en scène où le libre arbitre et la possibilité de rédemption sont déniés. Il en va
de même au niveau de la construction, strictement symétrique, de l’œuvre. Le schéma
tripartite auquel obéit la division en Prologue, Acte, Épilogue se retrouve, comme l’a montré
Gregorio Torres Nebrera, à l’intérieur de chacune de ces parties3. Ceci est particulièrement
sensible dans l’Acte, qui traduit scéniquement ces trois étapes internes par la triple division de
l’espace. Dans cet Acte, le point d’équilibre, le centre exact à partir duquel tout bascule est le
jeu des cinq sens avec le poisson, ce que Torres Nebrera appelle « secuencia interseccional » :
annonçant et précédant immédiatement l’apparition de la Tentation, elle marque le passage de
l’état d’innocence à celui de péché. Les cinq sens changent alors de maître, à l’harmonie et à
la confiance envers la parole, comme l’a montré Marie-Claire Zimmermann4, succèdent leur
exact contraire, le désordre, la perte de la maîtrise du langage et la déroute identitaire. Dans la
distribution de l’espace comme dans l’évolution de l’action et du système de communication
verbale, cette construction autour d’un axe de symétrie inscrit, après l’éveil, l’attribution de
dons et le « peuplement », pourrait-on dire, de El Hombre deshabitado, l’avènement de la
chute, de la perte et du vide dans une rigoureuse logique de la nécessité.
Un déplacement du tragique vers l'Histoire ?
Jusqu’à présent, c’est donc essentiellement à une progression linéaire, fortement
contrainte, qu’échoit le rôle de signaler la nécessité de la chute. Cependant, la mécanique
3
Gregorio Torres Nebrera, « Introducción », in Rafael Alberti, El hombre deshabitado…, p. 69-70 et p. 82.
Marie-Claire Zimmermann, « Entre théâtre et poésie ; le pouvoir du langage dans El hombre deshabitado de
Rafael Alberti », in Begoña Riesgo (coord), Le retour du tragique. Le théâtre aux prises avec l’histoire et la
rénovation esthétique (1920-1936), Nantes, Éditions du Temps, 2007.
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interne de la pièce est plus complexe, tirant en cela profit de la lecture plurielle qu’offre le
tableau multiple. Ainsi, à y regarder de plus près, le panneau central, consacré à l’action de
l’Homme, propose une évolution spatiale qui conduit le personnage à une progression à
rebours, vers la gauche. Ce panneau est inséré à l’intérieur du triptyque, c’est-à-dire que, loin
de proposer un chemin différent, il ne fait, vu à la lumière de l’ensemble, que reprendre ou
plutôt anticiper le troisième volet, la damnation de l’Homme.
Là où le triptyque classique offre une mise en perspective, comme un espace feuilleté par
le regard dans les deux sens, et conduit le spectateur à s’interroger sur la valeur que prend,
sous le regard de Dieu, le sens dans lequel il croit orienter son action, nous avons ici affaire à
une structure répétitive, à un système clos et plus précisément cyclique. L’Homme ne
progresse aucunement vers le salut, le spectateur n’a pas même l’illusion qu’il puisse le faire,
puisque, ici, il recule résolument vers la gauche. Ce retournement du sens de la lecture somme
toute n’en est pas un, mais bien plutôt piétinement et redondance. Il traduit, dans une
perspective humaine, le déterminisme dont le personnage est prisonnier. Sous l’œil de Dieu
ou sous celui du spectateur, avec ou sans transcendance, le cheminement et le destin de El
Hombre sont identiques et univoques. Pas de mise en perspective donc, mais bien plutôt mise
en abyme, dans le sens où nous avons le sentiment qu’à l’intérieur du triptyque que forme
l’ensemble de la pièce s’ouvre un second triptyque en miniature, qui reproduit le même
espace tripartite, qui traduit le même mouvement vers le Mal, mais à échelle humaine, dans le
sens aussi où tous les signes de théâtralité exprimés dans le Prologue désignent le tableau
central, comme nous l’avons évoqué, comme un exercice de théâtre dans le théâtre. La
prétendue liberté de l’Homme, insérée dans une structure première qui la régit, l’informe et
l’encercle, ne possède aucun espace, pas plus que de chronologie propres où s’inventer.
Cette mise en abyme, en effet, crée une temporalité particulière, ou une atemporalité, dans
laquelle tout est joué d’avance. Le panneau central est anticipation, les signes prémonitoires
de la chute, d’ailleurs, n’y manquent pas ou, ce qui revient au même, la répétition à l’infini du
même scénario. Quoi qu’il en soit, la durée propre au triptyque classique, qui suppose la
contemplation d’une origine (la Création), d’un présent (la vie dans le monde) dans lequel
l’Homme, en connaissance de cause, choisit sa destinée, et des Enfers à venir où il se
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précipitera s’il n’agit pas dans les délais, ce temps en somme laissé à la vie humaine pour
s’affirmer, se perdre ou se ressaisir, qui informe la fameuse formule du « tan largo me lo
fiáis », est ici désamorcée.
L’absence de libre arbitre, c’est-à-dire de liberté de mouvement pour l’Homme, se donne à
lire également par un autre procédé propre au polyptyque : le jeu des charnières, cet axe qui
sépare et relie à la fois les tableaux, cet intervalle entre des scènes juxtaposées et cependant
prises dans une dynamique, espace seuil propice à la réflexion du spectateur, qui ne peut que
s’y arrêter, questionner la mise en relation des images, moment de suspens où il est renvoyé à
lui-même. Dans le polyptyque, comme l’affirme Catherine Donnefort5, « à l’harmonie des
tableaux, à leur polyphonie, coexiste cependant le bruit visuel créé par l’intervention des
cadres, des jointures, des charnières, bref de la discontinuité dans la représentation ». Nous
pouvons ainsi nous demander ce qui, signifié par le tomber de rideau et rythmé par
l’évolution de la lumière, « a lo divino » (de la Genèse à la malédiction) ou « a lo humano »
(une journée symbolique sur terre), commande aux changements de tableaux. Où se trouve,
ici, l’interstice où pourrait se loger l’action de l’Homme, justifiant la succession des étapes,
cet espace liminaire, agissant comme la charnière du polyptyque articulé, où pourrait
s’épanouir la réflexion du spectateur, le renvoyant à la question essentielle du choix ?
Dans l’œuvre d’Alberti, force est de constater que c’est l’action de Dieu — l’Acte même
de Création de l’Homme qui reçoit dans le Prologue le monde en héritage, puis sa mort aux
mains de la Femme, mort commanditée par le Démiurge — qui justifie le passage d’un
panneau à l’autre et jamais, à proprement parler, l’action de l’Homme : péché originel qui
provoquerait son expulsion du Paradis, faute qui légitimerait son entrée dans l’espace des
Enfers. La Tentation, qui prononce les derniers mots dans l’Acte, souligne expressément que
c’est la mort du personnage qui constitue la dynamique du changement de tableau (« El
hombre ha muerto »,) et justifie l’avènement, tant spatial (« Amanece ») que temporel
(« Sigamos adelante ») du dernier volet (p. 249). Partant, le coup de feu ne constitue-t-il pas
l’exacte expression sonore de cette « intervention des jointures, des charnières », dont nous
5
Catherine Donnefort, « Polyptyques » (www.ac-versailles.fr/pedagogi/arts plastiques/beta/polyt/index.htm).
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parlions ? Ne fait-il pas radicalement intervenir ce « principe de discontinuité dans la
représentation » à partir du moment où, précisément, il est répété au début de l’Épilogue ?
Arrivés à ce point de l’analyse, nous pouvons dire que la structure que présente la pièce est
celle d’une action humaine retournée, contrariée, puisqu'évoluant en sens contraire, placée
sous l’injonction de la parole divine, au sein d’une architecture contraignante qui dicte ce
renversement. Mais n’est-ce pas là le schéma tragique par excellence ? Ne pourrait-on en effet
le résumer en disant que la tragédie met en scène l’action de l’Homme, alors même qu’il
cherche à se soustraire à la Fatalité et, plus radicalement, du fait même qu’il agisse, se
retournant contre lui et le condamnant ?
Ici, cependant, plusieurs réflexions s’imposent, qui invalident un tel parallélisme. Certes,
El Hombre ne fait, en agissant, qu’obéir à sa prédestination, certes, nous le voyons reculer au
fur et à mesure qu’il progresse et évoluer irrémédiablement vers sa damnation, mais ce qui
manque ici c’est, pourrait-on dire, le contresens propre à la tragédie, où le héros tragique
commet la faute et se perd par le geste même par lequel il pensait y échapper. Il y a, dans la
tragédie, cette « malignité de la bonté » dont parle Jean-Marie Domenach6 qui fait que le
héros est aveuglé et piégé, il y a cet instant précis où le sens de son action se retourne, où
s’affirme une contradiction : ce que le héros pensait être le Bien s’inverse en son contraire. Il
faut pour cela qu’il y ait liberté : sans liberté, pas de tragique, car alors, cette perversité du
Bien, se révélant être le Mal et s’affirmant dans ce même mouvement, est annulée.
Dans El hombre deshabitado, nulle trace de ce double sens des valeurs. Le cheminement
inversé de l’Homme, nous l’avons vu, est redondance plus que retournement tragique, il est
d’emblée visualisé, non perverti. Pas d’anagnorisis, donc, car, ici, nulle liberté surprise et
retournée contre elle-même. En lieu et place de cette liberté, Alberti affirme un déterminisme
absolu. El Hombre sait commettre la faute : « ¡Oh, crimen sin castigo! » (p. 247). Il
s’abandonne, conscient de le faire, aux cinq Sens (« Haced de mí lo que queráis. Me
abandono a vosotros » (p. 239)), à la Tentation (« Llévame adonde quieras. Me abandono a
ti » (p. 248)). Celle-ci, par ailleurs, ne peut être tout à fait associée à une figure de la
6
Jean-Marie Domenach, « Résurrection de la tragédie », in Esprit, n° 338, mai 1965, p. 1014 et sq.
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tromperie. Affirmant son mensonge (« Era mentira » répète-t-elle d’emblée, une fois seule
avec El Hombre (p. 231)), ne se présente-t-elle pas significativement dans toute sa nudité ?
S’il y a reconnaissance finale, c’est dans le sens, non de l’ambivalence d’un Dieu bon et
méchant à la fois, mais dans l’opposition, face à une divinité miséricordieuse, d’un Dieu
définitivement criminel. Le constat final de El hombre deshabitado n’est pas tant la négation
de Dieu que le refus de la solution conciliatrice de l’Auto et de celle, sacrificielle, de la
tragédie. Car le héros chrétien comme le héros tragique, l’un par sa contrition, l’autre par
l’acceptation de sa fonction de bouc émissaire, reconnaissent leur faute à l’intérieur d’un
certain système de valeurs et permettent donc leur continuité, même si celles-ci, le temps de la
représentation, ont été questionnées dans la tragédie — et c’est ce qui fonde sa fonction
cathartique.
Dans la pièce d’Alberti, nous assistons plutôt à une sorte de mise à égalité de l’Homme et
de Dieu. El Hombre commence par récuser sa culpabilité, employant des arguments qui le
situent dans un débat théologique :
Porque tú, Señor, puesto que ya lo sabías todo, lo manejabas todo, conocías todos los
resortes y secretos nublados de mi alma en el mundo, bien pudiste evitar estas
catástrofes, mandándome una luz, un aviso celeste, o habiéndome creado de otro modo.
Yo no tengo la culpa, yo… (p. 256).
Mais il finit par l’accepter et même la revendiquer, maudissant par trois fois son Créateur
qui le lui rend bien : « Arderé odiándote, Señor » (p. 260), « Yo también te maldigo »
(p. 261), « Te aborreceré siempre » (p. 261). L’ambiguïté tragique d’une culpabilité de
l’innocence se déplace pour faire place au face à face de deux coupables qui, en quelque sorte,
s’annihilent l’un l’autre.
La critique a souligné l’anoblissement, voire la sacralisation qu’apportait à l’Homme cette
révolte. Ainsi, Ana María Gómez Torres affirme :
El personaje adquiere una grandeza en su autodestrucción. El exceso de su
padecimiento y su castigo son sus títulos para aspirar a la dignidad. Expulsado del falso
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paraíso, alcanza una nueva nobleza enaltecido por el rencor vengativo y la injusticia
divina. No resulta inocente, pero queda purificado, convertido en víctima sacralizada7.
On peut même dire qu’il se substitue à la figure du Christ rédempteur, significativement
absente de cet Auto :
El paralelismo del Hombre sacrificado con […] Cristo en el Epílogo no constituye
una parodia, sino una reescritura « a lo humano » del mensaje evangélico. […] La
sacralización de la víctima a través del sacrificio lo convierte en un igual de Dios. El
Hombre resulta deificado al ingresar en su infierno. La tragedia glorifica su condena y
le confiere su verdadero valor humano, reverso del ideal de trascendencia8.
A ceci près que le terme de tragédie, ici, doit être compris dans une dimension
exclusivement humaine. Qu’est-ce à dire ?
Un Dieu résolument mauvais, un Homme résolument coupable, c’est dans cette équation
que El Hombre se définit. Car nous pouvons affirmer que c’est dans sa liberté d’être coupable
qu’il trouve sa grandeur et sa place, mais non coupable devant Dieu, puisqu’il refuse le rachat
et dénonce l’imposture dont il a été victime, non, plutôt humainement coupable, une fois faite
l’économie de Dieu. Ana María Gómez Torres a raison de dire que « adquiere la función
mítica de portador de la verdad, historiador de la caída y habitante del infierno. Como víctima
sacrificial, abre el camino de una révolte basada en el conocimiento de la trascendencia
vacía »9. En acceptant d’être puni sans se repentir, l’Homme, paradoxalement, se sauve, mais
il ne s’agit pas du salut chrétien, ou du rachat de la communauté, comme dans la tragédie
classique. Par son sacrifice, c’est lui-même qu’il sauve, en tant qu’être dans le monde et dans
l’Histoire, non la Loi. Il s’autodétruit, quoi de plus blasphématoire pour une Créature, pour
pouvoir exister dans un espace résolument immanent.
Il nous invite ainsi à interpréter quelque peu différemment le retable central. En assumant
sa liberté, son existence sans Dieu, l’Homme nous conduit à relire les trois espaces qui s’y
déploient dans une perspective non plus théologique, mais purement temporelle. C’est, dès
7
Ana Gómez Torres, « La metafísica del vacío : el teatro mental de Rafael Alberti (El Hombre deshabitado) »,
in Serge Salaün, Zoraida Carandell (éds), Rafael Alberti et les avant-gardes, Paris, PSN, 2004, p. 221
8
id., p. 233
9
id., p. 213.
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lors, le monde intérieur du personnage qui s’y exprimerait et l’on peut parler de
« psicomaquia », dans la mesure où El Hombre, démultiplié, donc aliéné, se cherche et se bat
contre lui-même. Ce ne serait plus un système de valeurs transcendant, mais l’Homme luimême qui serait questionné, au travers d’une mise en scène des grands thèmes philosophiques
que sont la connaissance, la morale, l’action, l’identité, le langage.
El espacio dramático se convierte en un escenario mental, proyección de la
conciencia escindida de un único personaje sometido al infierno de su ser en el mundo.
[…] Para materializar en estructuras dramáticas esta cosmovisión, el autor se vale de las
técnicas desrealizadoras del simbolismo y de la abstracción alegórica del auto
sacramental, unidas a la deformación y la violencia del expresionismo y a la imaginería
de la irracionalidad surrealista, con la irrupción de procedimientos del sueño […] »10.
Les techniques de représentation et l’agencement des décors, qui empruntent largement
aux langages picturaux des avant-gardes, peuvent être compris comme la traduction des
incertitudes de l’Homme moderne, « sometido a un proceso de descomposición cubista y
fragmentaria »11, aux prises avec le drame d’une connaissance et d’une unité impossibles.
Dans cette optique, le jardin intérieur renvoie, non plus à l’Eden, mais à la conscience morale,
la plage — d’où, telle Vénus, surgit la Tentation, porteuse de désordre — symbolise, plus que
la mise à l’épreuve de l’Homme sur terre, la cacophonie de son propre monde sensoriel, le
grenier obscur et rempli de toiles d’araignée est une métaphore spatiale, non plus des Enfers,
mais du vide de la Raison.
Cependant, on peut se demander si une pensée qui fait l’économie de la transcendance peut
encore être qualifiée de tragique. On peut évoquer le drame de l’impossible accès à la
connaissance, une vision nihiliste, le constat d’un vide existentiel, mais, pour désespérées
qu’elles soient, ces philosophies ne sont pas d’essence tragique. Il semble plutôt que ce soit
dans la coexistence des deux systèmes, ce qu’offre précisément le triptyque de El hombre
deshabitado, dans la permanence d’une architecture sacrée à laquelle se heurte le personnage,
dans cette question sans réponse qu’il ne cesse, en somme, de poser à Dieu, que puise le
sentiment tragique.
10
11
id., p. 212.
ibid.
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Le refus de la révélation
Pour approfondir cet axe de réflexion, nous nous demanderons quelle ultime contemplation
nous offre, une fois déployés les trois volets, El hombre deshabitado.
Nous pouvons dire que l’absurdité ou, en termes spatiaux, le non-sens de la destinée
humaine s’expriment tout à la fois, si l’on considère l’existence de l’Homme sans Dieu ou
avec Dieu, et qu’ils naissent, plus précisément, de la conjonction des deux structures qui
s’alimentent l’une l’autre, jouent l’une contre l’autre. Il est, en effet, un moment
particulièrement « déplacé », en termes de temps comme d’espace, où immanence et
transcendance se chevauchent. Il s’agit du coup de feu, auquel nous assistons à la fin de
l’Acte, puis, de nouveau, au début de l’Épilogue. Ici, toute lecture linéaire est abolie. Il y a,
temporellement, comme un piétinement et, visuellement, lorsque nous découvrons un décor
identique à celui du Prologue, confusion entre origines et fins dernières, Paradis et Enfers. De
ce fait, les deux volets latéraux semblent se superposer, signant l’équivalence absolument
blasphématoire entre deux valeurs, le Bien et le Mal, spatialement irréconciliables. La vie
humaine, en tant que projet divin, s’en trouve vidée de substance. La vision théologique, et
avant même que ne s’affirme le rejet réciproque de l’Homme et du Créateur, se voit donc
désarticulée.
La symbolique spatiale du triptyque est ainsi déconstruite, des valeurs opposées se
télescopent, s’annulant. Par rapport à l’Homme, la répétition du coup de feu révèle l’illusion
que constitue la chronologie, c’est-à-dire le temps de l’humain. Notons que nous avons affaire
ici, comme dans le polyptyque, à deux images, deux espaces, dans le même temps (celui du
coup de revolver). Mais le parcours qui va de sa première à sa seconde occurrence,
précisément parce qu’il intègre la durée — fin de l’Acte, tomber de rideau, début de
l’Épilogue — rend cette simultanéité incompréhensible, scandaleuse. Par ce retour au coup de
feu, la progression temporelle se trouve annulée et, partant, toute la vie de l’Homme. Vision
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théologique, dans la perspective de Dieu, vision chronologique, dans la perspective de
l’Homme, semblent aussi vides de sens l’une que l’autre.
C’est précisément cette vacuité qui est interrogée et qui fait que la pièce est plus qu’un
simple constat nihiliste. L’interrogation de l’Homme face à Dieu traverse, en effet, toute
l’œuvre. Il peut s’agir, comme l’a montré Marie-Claire Zimmermann, de la question
récurrente posée par le personnage dans le Prologue : « Qué es eso ? » (p. 210) à laquelle
Dieu répond en employant des signifiants qui ne possèdent pour l’Homme aucun signifié et
conduisent au déploiement d’un langage vide, « deshabitado » pourrait-on dire, scéniquement
traduit par l’emploi de formes sans consistance : « trajes vacíos, fláccidos » (p. 208),
« blancos moldes de escayola […] mudos y oscilantes » (p. 210), images qui apparaissent
comme autant de projections créées par la lanterne magique de Dieu. Ou bien, nous pouvons
avoir affaire à l’impossibilité de nommer l’autre, puisque ici personne ne possède de nom et
que cette révélation, lorsque la question est posée — face à Dieu, puis à la Tentation — est
toujours repoussée et, au bout du compte, jamais concédée. Ou, enfin, il peut s’agir du silence
qui s’impose dans l’Épilogue, puisque l’Homme refuse d’abord de confesser son crime, ce qui
peut signifier son rejet de l’acte de contrition, mais aussi l’inanité de toute parole, puisque
Dieu sait déjà, puis se trouve, malgré ses supplications (« Permíteme una sola palabra, un
grito » (p.255)), dans l’incapacité de parler face à la Femme qui ne peut l’entendre et disparaît
avant qu’il ait pu proférer le moindre son, signant par là le vide absolu d’une parole tendue
vers un destinataire absent. L’Homme cherchera malgré tout jusqu’au bout une explication,
un « pourquoi » auquel Dieu répond par le secret, le silence, le refus de la révélation : « En mí
todo es secreto. ¿ Por qué voy a revelártelo a tí ? » (p. 260). Le personnage est ainsi confronté
au néant, mais n’a de cesse de l’interroger et l’Homme se heurte à cette transcendance qu’il
interpelle et fait exister du fait même de son questionnement, même si c’est pour la maudire.
Rappelons, avec Ana María Gómez Torres qui cite Camus, que « Le révolté métaphysique
n’est donc pas sûrement athée, comme on pourrait le croire, mais il est forcément
blasphémateur »12.
12
id., p. 225
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Se crée ainsi une tension tragique dans la mesure où, pour reprendre les mots de MarieClaire Zimmermann, l’œuvre « pose […] sur scène l’éternelle question du destin de l’homme,
sans la résoudre, ce qui est le propre de la tragédie »13. Dans la mesure où, de façon plus
précise, l’Homme ne peut faire l’économie, si ce n’est du Dieu de la religion, tout au moins
d’une transcendance. Car il ne se résout pas à l’absurde et sa quête de sens s’exprime
parfaitement, dans l’Acte, par cette exclamation : « ¡Oh crimen sin castigo! » (p. 247).
C’est dire que deux solutions sont ici renvoyées dos à dos. D’un côté, l’Homme entre les
mains — entre les deux volets — de Dieu conduirait soit à la conciliation chrétienne, formule
réfutée, soit à la tragédie, situation où l’Homme se soumet à un système de valeurs qu’il ne
comprend plus — cette contradiction d’un Dieu bon et mauvais à la fois —, mais dont il
assure la survie par son sacrifice. L’injustice d’une telle solution est rendue, sous la plume de
Jean-Marie Domenach, par la formule du « coupable sans faute ». El Hombre, ici, endosse la
faute et refuse de se plier à une métaphysique absurde. Mais, d’un autre côté, l’Homme sans
Dieu est confronté à une absurdité et à une injustice encore plus grandes qui seraient celles,
pour inverser la formule, de la faute sans coupable, du « crimen sin castigo », tout aussi
inacceptable. L’œuvre expose les deux solutions, mais ne propose aucune résolution. On peut
dire, avec Jean-Marie Domenach, que la question n’est plus ici celle de la tragédie classique
(comment Dieu peut-il être bon et mauvais à la fois ?), mais celle d’un nouveau sentiment
tragique : comment Dieu peut-il à la fois exister et ne pas exister ?
C’est en cela que la pièce déconstruit radicalement la mécanique du triptyque qui, on s’en
souvient, met en scène, par son déploiement, une révélation. Car ici, à y regarder de plus près,
la seule dynamique possible entre les volets, à partir du moment où le dernier tableau rejoint
le premier, est celle non d’une ouverture, mais d’un repli, les deux volets se rabattant l’un sur
l’autre. En somme, l’œuvre refuse de répondre et invalide les deux formules, l’Homme sans
Dieu, l’Homme avec Dieu, qui se referment l’une sur l’autre. Le caractère illusoire de
chacune de ces solutions est mis en évidence : déconstruction onirique, « somnámbula », de
l’unité d’un homme en prise avec son monde intérieur, mise en scène de la vie humaine, sur le
grand théâtre du monde, comme étant « una sombra, una ficción », dénonciation de la
13
Marie-Claire Zimmermann, « Entre théâtre et poésie ; le pouvoir du langage dans El hombre deshabitado de
Rafael Alberti… », p. 145.
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« ilusión metafísica ». Mais, plus encore, ce qui est présenté comme une véritable illusion, est
celle d’un théâtre à même d’apporter, à la date où la pièce est écrite, eu égard au moment
historique que connaît l’Espagne ou à la crise personnelle d’Alberti, une réponse univoque.
La problématique du rêve est particulièrement active et nous invite à nous demander qui,
en définitive, songe qui. Est-ce Dieu qui songe l’Homme ? Est-ce l’Homme qui songe Dieu ?
La continuité spatiale entre les deux volets latéraux, ainsi que la discontinuité chronologique
— le retour sur le coup de feu — ont pour conséquence de mettre le panneau central comme
entre parenthèses. La liberté, le temps et l’espace de l’Homme y étaient illusoires ; Dieu, situé
exclusivement dans les panneaux latéraux, est, tel le public, aux balcons. La vie du
personnage alors a-t-elle jamais existé autrement que comme rêve de ce Dieu qui a tout
orchestré, créateur et spectateur de son propre songe ?
Lorsque la pièce se referme s’affirme aussi une opposition entre deux systèmes
chromatiques qui, une fois encore, puise à la symbolique du triptyque. En effet, autant
l’espace central est coloré et lumineux (il n’est que de mentionner les références faites dans la
didascalie au jardin, au printemps, aux arbres, fleurs et fruits, à la mer et au ciel, ou encore au
moment choisi : « es mediodía » (p. 222)), autant les deux volets déclinent essentiellement
des tonalités de gris. Les matières évoquées (« hierro », « acero », « carbón », « cal » (p.
205)), les adjectifs utilisés (« fondo negro » (p. 205), « trapajo blanquecino », « tiznada la
careta » (p. 207)), mais surtout l’obscurité dans laquelle baignent ces scènes (« silencio
nocturno » (p. 206) dans le Prologue, « está oscureciendo » dans l’Épilogue (p. 251))
étouffent toutes couleurs. Ces dernières ne sont pas absentes du Prologue, elles naissent de la
lampe torche du Créateur, mais elles sont éphémères, « parpadeantes » et sans doute doiventelles être conçues comme noyées dans les ombres environnantes. Nous sommes,
picturalement, dans un nocturne. Siegfried Bürmann ne s’y est pas trompé, dans ses esquisses
pour ces deux volets, lui qui les peint, même pour ce qui est de l’arc-en-ciel, exclusivement
dans une gamme grisâtre.
Cette opposition entre un panneau central coloré et des latéraux qui utilisent ce qu’en
peinture on nomme la grisaille, est un procédé fréquent et significatif dans le triptyque. La
grisaille, fondée sur l’utilisation des deux non couleurs que sont le blanc et le noir, est
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employée pour différencier deux espaces, deux ordres : l’humain, coloré, c’est-à-dire
correspondant à ce que la vision humaine perçoit dans la réalité, et le divin, associé à la
lumière blanche, c’est-à-dire la lumière non créée, à laquelle l’œil humain n’atteint pas. Il
s’agit là de la lumière originelle, celle qui se voit séparée des ténèbres dans la Genèse, avant
la création de Luminaires. C’est bien, dans un sens, ce à quoi nous avons ici affaire : un
espace d’avant la vie, qui peu à peu se colore, au fur et à mesure que Dieu crée, précisément,
les luminaires, les sens, en somme le monde, ou un espace d’après la mort, un royaume des
ombres. Cependant, dans le triptyque, cette utilisation de la grisaille est réservée au revers, à
l’extérieur. Elle revêt le verso des volets, peints, on le sait, des deux côtés. Elle est le signe,
pour le spectateur, avant que ne s’ouvre le triptyque, qu’il va devoir déchiffrer un espace
symbolique, c’est un seuil qui nous indique qu’il nous faut nous détacher d’une vision
immédiate, qui nous invite et nous prépare à pénétrer dans l’abstraction, dans une
contemplation métaphysique. L’utilisation de la grisaille dans les deux volets de El hombre
deshabitado signale donc bien la fermeture du triptyque. Si l’on peut dire que l’emploi du
triptyque est, à proprement parler, retourné, transgressé, c’est parce que celui-ci nous offre, en
dernière instance, son revers.
Alberti exploite donc cette autre « facette » du polyptyque qui, fondé sur la planéité du
panneau de bois et cependant articulé, introduit fatalement, en faisant jouer ses charnières, et
contrairement au retable, dont on ne saisit qu’une face, les notions de recto et de verso. En
effet, nous avons le sentiment, à cet instant, de pénétrer comme dans l’envers du décor,
puisque la lumière qui s’allume pour éclairer la scène lorsque l’Acte va commencer, tout
comme les étoiles qui s’éteignent à la fin, ont désigné cet espace comme celui d’une
représentation théâtrale. Dieu est alors appréhendé comme un personnage en coulisses, et
faisant lui-même partie du spectacle. De plus, à l’époque moderne, cette grisaille n’est pas
sans rappeler un autre langage artistique : celui du cinéma en noir et blanc, l’art suprême, sans
doute, de l’illusion. Les parentés avec le cinéma sont multiples. Contentons-nous de
mentionner ici la fonction de « flash-back » que joue la répétition du coup de feu, opérant un
véritable montage des images. Ainsi, nous pouvons dire, avec Catherine Donnefort, que
« cette circulation du sens à travers les parois pourtant opaques du polyptyque témoigne d’une
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circulation à travers les arts »14. À travers les arts et aussi, dans le domaine du littéraire, à
travers les genres. Rappelons la belle formule d’Abel Gance qui, utilisant une division
tripartite de l’écran pour son Napoléon (1917), affirmait : « La partie centrale du triptyque,
c’est de la prose, les deux parties latérales sont de la poésie, le tout s’appelant du cinéma »15.
Le dernier volet qui se referme ne clôt pas seulement l’Acte, mais l’ensemble de la pièce, où
Dieu a joué, lui aussi, son rôle. Il a été, somme toute, pour nous spectateurs, une projection,
une illusion, du cinéma.
Cette analyse de El hombre deshabitado comme triptyque moderne en démontre la
complexité et la polyphonie et permet, il me semble, d’analyser la déconstruction de l’Auto
sacramental qui y est mise en œuvre à travers une approche plus théâtrale ou artistique que
littéraire. Ce qui s’y joue, peut-être, est une redéfinition du théâtre ou de la représentation par
rapport à l’écrit. Car ici l’art du polyptyque — peinture, mise en espace, mise en action, un
art, autrement dit, profondément théâtral — est repensé dans ses rapports avec l’écriture, à
savoir, bien sûr le Livre, la Bible, mais aussi l’écrit comme système de pensée narrative, que
le théâtre ne ferait qu’illustrer. C’est dire qu’en refusant la structure du récit, la linéarité, la
planéité, Alberti tâche peut-être de faire du théâtre un lieu de subversion des codes de
communication et de compréhension du monde en vigueur et, de la scène, le fer de lance
d’une rénovation des langages artistiques, non plus un lieu second — une image illustrant un
texte —, mais premier, sorte de laboratoire des arts précédant l’expression d’une philosophie
verbalisée et devant conduire le spectateur à un questionnement plus complexe et peut-être
aussi à plus de lucidité.
Car il manque encore une étape à ce jeu des couleurs et de la grisaille : pour finir, lorsque
s’éteignent les étoiles de cette réalité illusoire qu’a été la représentation de El hombre
deshabitado, s’allument les lumières bien réelles de la salle, nous renvoyant à un monde non
créé, non écrit, un espace proprement humain, historique, ou nous pouvons peut-être, plus
conscients, agir plus librement.
14
15
Catherine Donnefort, « Polyptyques »…
Cité par Catherine Donnefort.
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METAMORFOSIS DE LO TRÁGICO EN GARCÍA LORCA
Emilio PERAL VEGA
Universidad Complutense de Madrid
La publicación, en 1871, de El nacimiento de la tragedia, el colosal ensayo del filósofo
alemán Friedrich Nietzsche, marca un hito fundamental en la configuración del canon trágico
en el período de entresiglos y, claro está, durante todo el siglo XX. Resulta determinante —y
no decimos nada nuevo en este aspecto— la consideración de la tragedia griega como un
recipiente armónico en el que litigan las fuerzas opuestas de lo apolíneo —tanto vale decir lo
ortodoxo, lo reglado, lo bello y, también, lo amansado por la palabra— y de lo dionisíaco —o,
si se prefiere, lo grotesco, lo heterodoxo y manejado por las pulsiones más íntimas,
elementales y silenciosas del hombre. En Lorca, dicha tensión adquiere tintes agónicos
cuando se trata de enfrentar amor puro —o con apariencia de tal— y deseo sexual
exacerbado, extremos ambos de expresión de una y otra tendencia. Dicha confrontación llena
los dos modos trágicos que el poeta granadino desarrolla desde el punto de vista dramático:
uno más apegado al canon clásico del género, y representado por la trilogía rural, y otro más
atento a los elementos grotescos que irrumpen en la tragedia contemporánea, con Amor de
don Perlimplín con Belisa en su jardín como texto paradigmático.
Que la tragedia de aire clasicista encuentre expresión en el ámbito rural no es asunto
arbitrario: en primer lugar, porque es allí donde los arquetipos, en la desnudez del medio que
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los rodea, resultan más realzados. En segunda instancia, como modo de continuación de una
línea de fuerte raigambre entre nuestros dramaturgos modernistas, con Jacinto Benavente y su
tríada compuesta por Señora ama (1908), La malquerida (1913) y la muy tardía La Infanzona
(1945) a la cabeza, pero también con representantes tales como Valle-Inclán y su drama rural
en clave grotesca encarnado en las Comedias bárbaras, y Eduardo Marquina, cuya pieza La
ermita, la fuente y el río (1926) dibuja ya una de la obsesiones temáticas del universo
lorquiano, potenciada, obviamente, por la restricción ética que la atmósfera rural impone, y
que no es otra que el poder determinante y opresor del entorno sobre el amor vivido en
libertad. Sin embargo, la lucha entre el deseo y su apariencia adquiere en Lorca diversos
matices que se resisten a una caracterización global. Como regla general, la desmesura del
deseo, tan genuinamente dionisíaca, se resiste a su expresión mediante la palabra. Y lo hace
por cuanto es ésta, de acuerdo a las tesis de Nietzsche, expresión del equilibrio apolíneo
contrario a la palpitación íntima que dicho deseo encierra. Por el contrario, encuentra vía
natural en el silencio evocador [Dougherty, 1998] o, en su defecto, en su verbalización
poética y musical, por cuanto —y continúo con Nietzsche— poesía y música constituyen
ámbitos de evocación simbólica que abren las puertas de la liberación. No de otra forma
hemos de entender el deseo silente que, al término del primer cuadro de Yerma (1934), llena
la acotación: «YERMA […] acude al sitio donde ha estado VÍCTOR y respira fuertemente,
como si aspirara aire de montaña…» [2001, 52], ni, claro está, las imágenes eróticas que,
como proyecciones subconscientes de la protagonista, se agolpan en los cantos de las
lavanderas:
LAVANDERA 2ª : Por el monte ya llega
mi marido a comer.
Él me trae una rosa
y yo le doy tres.
LAVANDERA 5ª : Por el llano ya vino
mi marido a cenar.
Las brisas que me entrega
cubro con arrayán. [72]
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Brasa encendida, la del deseo, que se hace canto en Yerma, como respuesta a la Voz de
Víctor que irrumpe, casi sin querer, en su interior insatisfecho:
¿Por qué duermes solo, pastor?
En mi colcha de lana
dormirías mejor.
Tu colcha de oscura piedra,
pastor,
y tu camisa de escarcha,
pastor,
juncos grises del invierno,
en la noche de tu cama… [61].
Sin embargo, es la propia Yerma quien acalla la llamada de Dionisos, un dios hecho forma
en las máscaras que aparecen en la romería del tercer acto; máscaras de Hembra y Macho
cabrío —con «un cuerno de toro en la mano»— que, al son de la música liberadora, esgrimen
los deseos íntimos de la heroína lorquiana: «Vete sola detrás de los muros / donde están las
higueras cerradas / y soporta mi cuerpo de tierra / hasta el blanco gemido del alba» [104].
Sobre sus cantos salmódicos prevalece, como queda dicho, el rechazo de Yerma al concepto
dionisíaco de la existencia, empeñada en un amor que sólo existe como medio de acceso a la
maternidad y que, inserto siempre en el matrimonio, claudica bajo el peso de la honra. Así las
cosas, el ajusticiamiento de su esposo Juan no cabe ser entendido como un proceso de
liberación sino, bien al contrario, de resignación total respecto de sus anhelos.
Algo similar cabe señalar en Bodas de sangre (1933), tragedia en la que el deseo verdadero
aborrece la expresión verbal y se parapeta, de continuo, tras un silencio elocuente. Con todo,
el rasgo distintivo de esta pieza respecto de sus dos tragedias hermanas es que también la
negación de ese deseo — y, por tanto, el peso de la norma frente a la liberación — adquiere
colores simbólicos y antirrealistas, representados por la Luna que, bajo forma de «leñador
joven con la cara blanca», irrumpe en el bosque para llamar, con su luz, a la recomposición
del orden: « No quiero sombras. Mis rayos / han de entrar en todas partes, / y haya en los
troncos oscuros / un rumor de claridades, / para que esta noche tengan / mis mejillas dulce
sangre, / y los juncos agrupados / en los anchos pies del aire » [OC, II, 458], y por la
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Mendiga, de sabor maeterlinckiano, que anticipa la muerte de los litigantes. Como Yerma, es
la Novia quien silencia la fuerza del dios báquico, pues reniega de su transitoria enajenación
—«Yo era una mujer quemada, llena de llagas por dentro y por fuera, y tu hijo era un poquito
de agua de la que yo esperaba hijos, tierra, salud…» [472]— y asume los preceptos de la
norma: «Que quiero que sepa que soy limpia, que estaré loca, pero que me pueden enterrar sin
que ningún hombre se haya mirado en la blancura de mis pechos» [472].
Caso distinto es el representado por una de las piezas que es aquí objeto de nuestra
atención: La casa de Bernarda Alba (1936), quizás el único canto a la liberación plena
pergeñado por la pluma de Lorca. De forma pareja a los dos casos anteriores, las pasiones se
cobijan en un silencio todavía más desgarrador, puesto que actúa como marco de la acción
trágica: la acotación inicial perfila ese «silencio umbroso» que se hace palabra en la primera y
última intervención de Bernarda. Un silencio que sólo rompe María Josefa, ajena, en su
locura, al campo de restricciones impuesto por su hija, con referencia explícita al deseo —
«varón hermoso», «mar» y «alegría» son términos que se agolpan en su discurso inconexo. Y
roto también en la apelación reincidente que Adela hace a su cuerpo como elemento liberador
respecto del horizonte negro que se cierne ante sus hermanas: «Yo hago con mi cuerpo lo que
me parece» [1984, 77]; «Por encima de mi madre saltaría para apagarme este fuego que tengo
levantado por piernas y boca» [79]. Sin embargo, y a diferencia de Yerma y de la Novia,
heroínas trágicas que se autocensuran en su pasión, Adela vive con intensidad el flujo del
deseo, y lo experimenta con el silencio como aliado. Así, y mientras sus hermanas hilan y
escuchan palabras estériles sobre amores pasados —aquellas referidas por la Poncia sobre ella
misma y su esposo Evaristo el Colorín—, Adela, ausente y muda para la acción dramática,
dibuja en su interior el cúmulo de pasiones que las sombras nocturnas podrán satisfacerle. Y
es que incluso la falsedad de la unión entre Pepe el Romano y Angustias queda perfilada en
virtud de la palabra. Si en el primer encuentro entre la mayor de las Alba y su prometido todo
fueron palabras del hombre —«Siempre habló él», sentencia Angustias con melancolía
reprimida—, en las citas furtivas con Adela todo es entrega salvaje y silente, como bien
sentencia la Poncia dotando de entidad palpable el mutismo artificial de la casa: «¿Tú ves este
silencio?» [102]. En el rito orgiástico que protagonizan Adela y Pepe, queda proscrita la
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palabra —de Pepe tan sólo nos llega un silbido—, pues es la comunicación bestial de los
cuerpos la única posible. Momentáneamente apartada de la fuente del deseo por la aparición
de Martirio, Adela se exhibe como una bacante, investida de fuerza irreprimible contra el
corsé de la norma: «A un caballo encabritado soy capaz de poner de rodillas con la fuerza de
mi dedo meñique» [108]. El suicidio de Adela no puede entenderse, en este sentido, como la
censura del deseo vivido en libertad, sino más bien como el triunfo de la voluntad de un ser
que, al modo de la Melibea medieval y habiendo conocido la entrega sexual plena, queda
inhabilitado para regresar al cauce de lo ortodoxo y elige, en consecuencia, su propio destino.
Un deseo en cuya configuración cobra enorme importancia la disposición espacial de la
tragedia. La necesidad del hombre resulta angustiosa cuando su presencia se intuye al otro
lado de los muros blanqueados de la casa; su olor y su fortaleza los traspasan, una vez más, al
son de los cantos de los segadores, todos llenos de alusiones eróticas: «Ya salen los
segadores / en busca de las espigas. / Se llevan los corazones de las muchachas que miran.
[…] / Abrir puertas y ventanas / las que vivís en el pueblo; / el segador pide rosas / para
adornar su sombrero» [82]. Con todo, la desmesura dionisíaca palpita todavía fuera y,
haciendo nuestras las palabras de Bachelard [La poética del espacio], no rebasa el espacio de
protección que la casa representa; tampoco la traspasa cuando Pepe acude, siempre tras la
reja, a sus normativas citas con Angustias. Sin embargo, y continuando con el símil
nietzscheano, el coro báquico encuentra muy pronto un reflejo en escena, encarnado en la
heroína trágica. La confrontación agónica entre deber y pulsión cae de este último extremo
precisamente cuando el impulso dionisíaco que Pepe el Romano representa invade los
dominios domésticos e irrumpe como «tormenta» —es palabra de Poncia— capaz de
«barrernos a todas».
Otros hitos fundamentales en el desarrollo de la tragedia contemporánea —e iniciamos así
la segunda de las vías trágicas en Lorca— son Casa de muñecas (1879), la inmortal pieza de
Ibsen, y la «tragedia naturalista» de Strinberg, La señorita Julia (1888), a partir de las cuales
el discurso del género adquiere tintes urbanos encarnados, de ordinario, en personajes de
existencia anodina, más propios de registros teatrales más amables al auditorio. Aun cuando
con diferencias sustanciales en cuanto a los modelos referenciales, García Lorca tañe también
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los acordes de esta tragedia remozada. Para ello, privilegia los resortes grotescos, a partir de
un antihéroe que personifica la oposición de lo farsesco y lo puramente trágico, y que se
atavía de máscara carnavalesca. Y es en esta segunda línea donde encontramos una de las
paradojas de la concepción trágica lorquiana. Admitiendo su atracción por lo grotesco—ahí
está su faceta como dibujante en la que abundan los tipos de la commedia dell´arte italiana—,
y hasta optando por dicha estética como motor dramático —de ello es prueba el personaje de
Perlimplín, entre otros muchos—, el poeta granadino evidencia un rechazo hacia la máscara,
por cuanto metonimia de la mentira, y una búsqueda incesante del amor puro, o si se quiere,
del ideal apolíneo frente a la deformación dionisíaca.
Cuando la necesidad de la máscara se impone, elige a Pierrot, la más apolínea de todas
ellas, pues que el payaso blanco se deleita en un amor puro, carente de carnalidad, y
proyectado en los rayos de su única confidente: la luna [Peral Vega, 2007]. Así, el Lorca
joven, aún incapaz de romper con la careta postiza, encuentra vía de expresión a su definición
amorosa en el Pierrot decadente, bien representado en el poema «Carnaval. Visión interior»
(1918) y el texto misceláneo «Pierrot. Poema íntimo» (1918). A medida que la voz interior
del poeta vaya imponiéndose, la negación de las máscaras se hará más rotunda, sobre todo
cuando su lira acoja el imaginario surrealista como referente. Prueba de ello es el guión
cinematográfico Viaje a la luna (1929-1930), en que el disfraz de Arlequín, plagado de
colores —no olvidemos que el guión se apoya en un contraste cromático blanco-negro, siendo
el primer color símbolo de lo masculino y el segundo de lo femenino— representa la
ocultación y la represión más o menos consciente de la sexualidad. En el fragmento 25 —de
evidente desmesura gestual mímica—, el traje de Arlequín con que el hombre de la bata tapa,
de forma violenta, la boca del muchacho no admite otra lectura que la imposición de una
sexualidad castradora y, desde luego, no compartida: «El hombre de bata le ofrece un traje de
arlequín pero el muchacho rehúsa. Entonces el hombre de la bata lo coge por el cuello, el otro
grita, pero el hombre de la bata le tapa la boca con el traje de arlequín» [1994, 65]. Por su
parte, en El público (1930), se produce un juego escénico, soportado en las máscaras italianas,
que parece responder, al menos en apariencia, a un error en el planteamiento de la obra. En el
cuadro I, cuando los Hombres 2 y 3 empujan al Director detrás del biombo, presenciamos su
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transformación en una especie de Pierrot clownesco «vestido de blanco con una gola blanca al
cuello», cuya ambigüedad sexual se ve potenciada por la acotación: «Debe ser una actriz.
Lleva una pequeña guitarrita negra» [2006, 115]. Paradójicamente, sin embargo, en el Cuadro
Tercero, leemos «Por detrás de la columna aparece el traje de Enrique. Este personaje es el
mismo ARLEQUÍN blanco con una careta amarillo pálido» [160]. Parece incongruente
pensar, y más aún si consideramos el dominio de la imaginería de la commedia por parte del
poeta granadino, en una confusión. Si la máscara implica, de ordinario, falsedad, hemos de
preguntarnos por qué la transformación del Director en un Arlequín blanco es percibida de
manera positiva por el resto de los personajes pertenecientes al «teatro bajo la arena». No se
trata aquí de un Arlequín burlador —de una máscara connotada heterosexualmente, si
establecemos conexión con Viaje a la luna—, sabio manipulador de viejas convenciones
teatrales, sino de un remozado Arlequín que renuncia a sus alegres vestimentas para
convertirse en estandarte —vestido completamente de blanco, como blanco es Pierrot y como
blancos son los caballos que irrumpen en escena— de ese nuevo teatro esencial que se busca
con ahínco, de ese, en definitiva, «teatro de la verdad íntima», donde cualquier pulsión puede
gritarse sin miedo.
Un verdadero canto, en definitiva, al amor puro, por cuanto opuesto a la máscara que
oculta y castra, y que se traduce en dos textos que, amén de una inspiración paralela, destilan
por igual una visión trágica de la existencia: Poeta en Nueva York (1929) y el ya citado El
público. El poeta, lejos de rendirse a la multiplicidad de referentes que descubre al otro lado
del Atlántico, se retrae sobre sí mismo y tiende a la definición de su ideal, corporeizado en el
dios griego de la armonía y ajeno a las máscaras fáciles de la superficialidad:
Pero yo he de buscar por los rincones
tu alma tibia sin ti que no te entiende,
con el dolor de Apolo detenido
con que he roto la máscara que llevas.
[«Tu infancia en Menton», PNY, 115]
Unas máscaras que el poeta se considera capaz de derribar en este proceso de
desvelamiento trágico y doloroso, pero a la vez catártico y esperanzado:
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Para entender que lo que busco tendrá su blanco de alegría
cuando yo vuele mezclado con el amor y las arenas.
[«Cielo vivo», PNY, 168-169]
Un poeta que ansía un «amor sin alba», esto es, un amor sin separaciones repetidas, hecho
forma en persona y alma concretas, únicas y no cambiantes, como así expresa en «Fábula y
rueda de los tres amigos», en la que el recuerdo de los tres amantes se perfila en la imagen de
uno solo, pues que el uno es, en atinadas palabras de Martínez Cuitiño, «el ideal Amado,
lejano e inalcanzable, en tanto que el amante (el dos) es la conciencia de estar incompleto, el
saber que se formó parte de un Todo y el deseo de reintegración de esa unidad» [2002, 7071].
Uno
y uno
y uno. […]
Tres
y dos
y uno. [PNY, 118]
Pero la expresión de esta paradoja, según la cual un inmenso haz de referentes
dionisíacos16 —máscaras, escatología, pasiones desinhibidas— entra en colisión con la
búsqueda del ideal apolíneo, encuentra su más acabada expresión en la «Oda a Walt
Whitman»; el poeta norteamericano, uno de los paradigmas de nuestro autor, es calificado
como «Apolo virginal», y de él se dice que es «enemigo del sátiro» y «enemigo de la vid»,
pues no busca «los ojos arañados, / ni el pantano oscurísimo donde sumergen a los niños, / ni
la saliva helada, / ni las curvas heridas como panza de sapo / que llevan los maricas en coches
y en terrazas / mientras la luna los azota por las esquinas del terror» [221]. La voz de Lorca se
levanta contra el hedonismo superficial de los «maricas de las ciudades» por destruir, en su
infinita proyección de un placer sin trascendencia, ese amor puro «que reparte coronas de
Cabe la pena mencionar el poema “El macho cabrío” (Libro de poemas, 1919), caracterizado por un tono
descriptivo, que, si no implica visión negativa respecto de esta criatura, sí la hace heredera de mitológicas
criaturas dionisíacas: «¡Machos cabríos! Sois metamorfosis / de viejos sátiros / perdidos ya. / Vais derramando
lujuria virgen / como no tuvo otro animal».
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alegría» [223]. La entrega sin decoro a un placer fácil es sentida, entonces, como «muerte que
mana de vuestros ojos», y ante la cual no cabe otra salida que la pureza apolínea con la que
cerrar «las puertas de la bacanal».
Un ideal apolíneo —y platónico— este que encuentra encarnación dramática en el Hombre
1 de El público, dispuesto a luchar por el «teatro bajo la arena» como vehículo de la verdad
íntima y, a su vez, como medio para censurar el deseo oculto, callado y sucio entre los
hombres. Así se demuestra en los comentarios de este personaje respecto del combate que
Pámpanos y Cascabeles mantienen en el cuadro segundo:
HOMBRE 3 : (Entrando.) Debieron morir los dos. No he presenciado nunca un
festín más sangriento.
HOMBRE 1 : Dos leones. Dos semidioses.
HOMBRE 2 : Dos semidioses si no tuvieran ano.
HOMBRE 1 : Pero el ano es el castigo del hombre. El ano es el fracaso del hombre,
es su vergüenza y su muerte. Los dos tenían ano y ninguno de los dos podía luchar con
la belleza pura de los mármoles que brillaban conservando deseos íntimos defendidos
por una superficie intachable. [2006, 138]
La inviabilidad del «teatro bajo la arena» queda emparentada, íntimamente, con la
imposibilidad para el amor puro, ese «amor visible» del que hablaba el poeta en «Cielo vivo»,
de Poeta en Nueva York, y en ambas recae la dimensión trágica del drama. No de otro modo
hemos de entender la crucifixión de Desnudo Rojo —una de las múltiples proyecciones
escénicas de Hombre 1— en el cuadro cuarto, y su consecuente sufrimiento ante el triunfo de
la mentira, una vez más teatral y vital a un tiempo, pues tan falso es el «teatro al aire libre»
que al fin prevalece en las palabras postreras del Director, permitiendo la entrada del público,
como falsa es la pasión oscura que, impedida en su pureza, sigue latiendo escondida tras
biombos artificiales.
Un procedimiento similar es el que utiliza Lorca en la que considero una de sus obras
mayores, Amor de don Perlimplín con Belisa en su jardín que, aunque tradicionalmente
considerada entre su producción farsesca, rebasa los límites de este subgénero en virtud de un
proceso de humanización y dignificación trágicas de los tipos aprendidos en nuestra tradición
dramática. El arranque de esta «aleluya erótica» se inscribe a la perfección en los cauces
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propios del entremés clásico, y en este sentido no le duelen prendas al poeta en someter a sus
criaturas a un proceso de degradación grotesca que tiene mucho de mascarada carnavalesca.
Perlimplín aparece en escena con una «casaca verde y peluca blanca llena de bucles» [1996,
253] y empleando un lenguaje de cuño infantil que prefigura su indefensión e ignorancia en
asuntos de amores. Algo similar ocurre con la madre de Belisa, coronada con «una gran
peluca dieciochesca llena de pájaros, cintas y abalorios» [256], en claro contraste con la
desnudez límpida de una Belisa que se muestra al público en todo su esplendor juvenil, por
mucho que, una vez consumado su matrimonio con el vejete, aparezca con un excesivo traje
de dormir «lleno de encajes» y con «un cofia inmensa» que le «cubre la cabeza y lanza una
cascada de puntillas y entredoses hasta sus pies», expresión simbólica de la dificultad
infranqueable de Perlimplín para alcanzar el cuerpo de su esposa, como él mismo refiere al
verla: «Belisa… con tantos encajes pareces una ola y me das el mismo miedo que de niño
tuve al mar» [261]. Sin embargo, los resortes grotescos muy pronto acallan sus voces para
dejar camino expedito a la tragedia, marcada por la infidelidad de Belisa con otras tantas
máscaras furtivas —cinco en total— en su primera noche de bodas, y el conocimiento súbito
del dolor que el amor implica:
Me casé… ¡por lo que fuera!, pero no te quería. Yo no había podido imaginarme tu
cuerpo hasta que lo vi por el ojo de la cerradura cuando te vestían de novia. Y entonces
fue cuando sentí el amor, ¡entonces!, como un hondo corte de lanceta en mi garganta
[263].
Una cerradura que, de modo parejo a los balcones enfrentados del primer cuadro,
simboliza la imposibilidad rotunda para Perlimplín de conocer el deseo de manera directa y su
necesaria claudicación ante la vitalidad desaforada de Belisa. Así las cosas, la aparición, al
final del cuadro segundo, de dos duendecillos para impedir que el espectador presencie el
engaño supone el inicio del proceso de humanización que Lorca lleva a cabo sobre el pelele,
con el fin de levantar sobre las tablas la lucha agónica entre dos concepciones diversas del
amor: de un lado, Perlimplín, soñador con resabios del Pierrot finisecular, que busca la
culminación de un amor puro y tranquilo. De ahí que, conocedor ya de su condición de
cornudo, apele poéticamente a ese ideal apolíneo, atravesado por el dolor trágico del deseo:
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Amor, amor
que estoy herido.
Herido de amor huido,
herido,
muerto de amor.
Decid a todos que ha sido
el ruiseñor.
Bisturí de cuatro filos
garganta rota y olvido.
Cógeme la mano, amor,
que vengo muy mal herido,
herido de amor huido,
¡herido!
¡Muerto de amor! [272]
De otro, Belisa que, apolínea en su belleza limpia, representa el hedonismo dionisíaco más
puro, ajena a la culpa y dispuesta a disfrutar siempre de su cuerpo.
En un acercamiento superficial al texto, pudiera parecer que la creación, por parte de
Perlimplín, de un alter ego de condición donjuanesca para atraer a Belisa conlleva su renuncia
al amor puro y su claudicación consecuente a un sentimiento de condición unívocamente
sexual. Una interpretación ésta que pudiera verse cimentada por el suicidio de Perlimplín
—escindido en un ritual de máscaras intercambiables— en presencia de su esposa, en lo que
cabría ser considerado —de acuerdo al poso entremesil de la pieza— como el triunfo del
hedonismo juvenil frente a la vejez estéril. Sin embargo, y una vez más en el teatro de García
Lorca, es la dimensión dionisíaca del deseo la que resulta censurada a la postre. El sacrificio
de Perlimplín, investido de connotaciones cristológicas evidentes, no sólo redime de culpa a
su díscola esposa —«Estás vestida por la sangre gloriosísima de mi señor» dice Marcolfa a
Belisa ante el cuerpo difunto del vejete— sino que le enseña la otra cara de la entrega
amorosa y le otorga un alma pura para enfrentar su nueva existencia.
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Como puede verse, en este necesariamente breve repaso, el registro trágico de Lorca
adquiere muchos y diversos matices, de filiación clásica y contemporánea, en todos los cuales
se perfila la lucha entre la norma y la diferencia —un marbete este que sirviera de título a la
monografía de Luis Fernández Cifuentes—, entre el amor puro y su reverso salvaje y sexual;
un combate este que, aun cuando expresado con resortes grotescos, más propios del
imaginario carnavalesco y dionisíaco, esconde, casi siempre —con la única salvedad de La
casa de Bernarda Alba— ya una asunción de lo reglado —así el caso de Yerma y Bodas de
sangre—, ya una decantación por el amor en su dimensión más idealista y pura, ajeno a las
máscaras de toda condición —así en El público y Amor de don Perlimplín con Belisa en su
jardín.
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