Javier Suso López Universidad de Granada LES VOIX/VOIES DU

Anuncio
Javier Suso López
Universidad de Granada
LES VOIX/VOIES DU NARRATEUR DANS LE FOU D'ELSA
Javier Suso López
Universidad de Granada
« Voix = “aspect, dit Vendryès, de l'action verbale considérée dans ses
rapports avec le sujet”, ce sujet n'étant pas ici seulement celui qui accomplit
l'action, mais aussi celui (le même ou un autre) qui la rapporte, et éventuellement
tous ceux qui participent, fût-ce passivement, à cette activité narrative »
(Genette1972: 226).
Sous cette définition déjà classique de “voix”, G. Genette avait éliminé la
confusion jusque-là présente dans les analyses du récit entre “Qui voit?” (ou, quel
est le personnage dont le point de vue oriente la perspective narrative) - qu'il
classe dans sa catégorie de Mode (sous-chapitre: perspective) et “Qui parle?”, ou
Voix, catégorie sous laquelle il analyse les façons dont se trouve impliquée dans
le récit la narration elle-même1. Jaap Lintvelt, pour sa part, réordonne les
1
Nous réduisons l'étendue de notre analyse de la voix aux aspects concernant l'instance narrative
principale, laissant de côté -faute d'espace- les autres questions concernant les instances narratives
secondaires, ainsi que le temps de la narration et les niveaux narratifs.
1
leur instance productrice ou énonciatrice, et de rendre compte donc de ce que E.
Benveniste a nommé la “subjectivité dans le langage”3: il existe en effet une
contamination inévitable du discours de l'instance narrative qui voit par celle qui
parle, étant la verbalisation de ce qui est vu effectué par l'instance qui dispose du
pouvoir de la parole4.
L'analyse des voix narratives dans Le Fou d'Elsa -exemple paradigmatique de cette contamination des discours-5 nous permettra d'élucider une partie des
questions concernant la composition du poème, et à la fois d'éclaircir le débat sur
certains aspects de la poétique narratologique, comme celui des rapports
narrateur-auteur.
Une première question peut venir à l'esprit: comment? Vous appliquez les
catégories d'analyse du récit à un poème, à un livre de poésies? J'espère montrer la
2
Voir Essai de Typologie narrative, Paris, José Corti, 1989, pp. 37-99. Il distingue aussi, dans le plan
perceptif-psychique, entre perspective narrative (le "centre d'orientation" perceptif - visuel, auditif,
tactile ..-) et profondeur (externe ou interne) de cette perspective, où il intègre les notions antérieures de
"point de vue", les types de vision de J. Pouillon, ou la "focalisation" de G. Genette. Le plan verbal
comprend quant à lui l'analyse du statut du narrateur, du registre verbal, du degré d'insertion du discours
des acteurs dans le discours du narrateur, des fonctions du narrateur... Donc il est plus vaste que le
terme genettien de "diction".
3
Voir Problèmes de linguistique générale, pp. 258-266. Paris, Gallimard, 1966.
4
D. Diderot avait déjà souligné ce fait: "Ah! Hydrophobe? Jacques a dit hydrophobe?... Non, lecteur,
non: je confesse que le mot n'est pas de lui. Mais avec cette sévérité de critique-là, je vous défie de lire
une seule scène de comédie ou de tragédie, un seul dialogue... sans surprendre le mot de l'auteur dans la
bouche du personnage" (Jacques le Fataliste, pp. 310-311, Gallimard, Folio, 1973).
5
G. Genette ressent aussi comme artificiel la séparation de l'énoncé narratif en histoire et discours; il
signale en effet qu'un récit totalement objectif, à l'état pur, ne se trouve dans un aucun texte, si ce n'est
dans un court extrait ou paragraphe; le narrateur dans la généralité des cas marque son énoncé de son
propre idiolecte (voir Figures II, 1969 : 61-69).
2
narrateur/auteur6 qui nous explique la genèse de l’œuvre et qui aurait placé sa
préface à l'intérieur du récit:
Tout a commencé par une faute de français. Dieu sait pourquoi j'ai dans ma bibliothèque cette
collection du Ménestrel […] Ce sont de grands volumes encombrants que je n'ai fait que
feuilleter. Fallait-il que je fusse désemparé pour les rouvrir en 1960, quand mes yeux
7
tombèrent [...] .
C'est dans deux types de récits (l'autobiographie8 et le récit historique9, ou
récit factuel) qu'on trouve cette identité entre narrateur et auteur, identité que G.
Genette circonscrit à un niveau pragmatique, c'est-à-dire, dans l'assomption ou
« l'engagement sérieux de l'auteur à l'égard de ses assertions narratives » (1991:
87)10.
6
Auteur/narrateur qui est en tout état de cause l'auteur implicite, différent de la personne physique
Louis Aragon.
7
Le Fou d'Elsa, p. 11. Toutes les références à cette oeuvre correspondent à l'édition de Gallimard,
1963.
8
C’est ce mode de récit qu’Antonio Gala a mis en place dans son Manuscrito Carmesí
(Barcelona, Planeta, 1990), évocation en forme de (pseudo)mémoires de la vie de Boabdil,
autobiographie feinte puisqu’inventée, mais donnée dans le texte comme vraie : dans sa préface,
Gala a affirmé avoir traduit et adapté un manuscrit que deux architectes français auraient trouvé en
1911, lors de travaux de restauration de la mosquée de Karaouin à Fez.
9
Historique dans le sens d'événement ayant réellement existé (autant qu'on puisse l'affirmer), et non
en rapport avec l'histoire narratologique (succession d'événements qui font l'objet du récit fictif).
10
G. Genette reprend là, et il l'indique dans son oeuvre, la différenciation établie par Searle entre
récit fictionnel et récit factuel, où l'auteur assume la pleine responsabilité des assertions de son récit, et
par conséquent n'accorde aucune autonomie à un quelconque narrateur. Voir « Le statut logique du
discours de la fiction » (1975), in Sens et Expression, Paris, Ed. de Minuit, 1982. Cependant ces critères
- degrés de feintise de l'auteur par rapport à ses assertions - ne peuvent pas nous servir pour faire une
quelconque classification des oeuvres littéraires: on ne peut évidemment pas généraliser l'affirmation de
Searle selon laquelle dans le roman à la première personne l'auteur "ne se borne pas à feindre de faire
des assertions, mais [...] d'être quelqu'un d'autre en train de faire des assertions" (art. cité, p. 112), pas
3
Auteur/narrateur qui normalement, dans ce type de récit factuel, passe
inaperçu du lecteur, masque sa voix, s'efface dans une narration d'événements
dûment constatés et véridiques, n'ayant de place à une quelconque manifestation
du “je-narrant”. Or dans Le Fou d'Elsa, ce récit historique est constamment
brouillé par l'intervention de l'auteur/narrateur.
L'auteur intervient en effet dans une espèce d'attestation à rebours des faits
qu'il raconte: plusieurs segments narratifs constitués par un récit historique
laissent voir un auteur/narrateur, qui se manifeste non dans le sens de rendre foi
d'un fait dont il se porte lui-même comme garant, mais dans le sens contraire, pour
démontrer l'invalidité de cette image traditionnelle des faits. A plusieurs reprises,
surgit ainsi la voix de l'auteur/narrateur: il réalise une mise à l'écart face à la version plus ou moins “historique”, qu'il nous raconte aussi, et nous propose de
partager sa propre vision des faits. Et cela, il le fait à travers un simple
questionnement: « pourquoi nous faut-il accepter de lui [de Boabdil] l'image de la
propagande castillane? » (p. 25), ou bien, plus franchement, à travers une
rectification de plusieurs informations plus ou moins légendaires, consacrées par
les chroniqueurs chrétiens: décollation des Abencérages (p. 112); mort/suicide de
Moûssa (p. 286); origine et calembour de la Porte de la Justice (en réalité Porte du
plus que la considération plus ou moins vraie ou réelle des faits racontés: la classification d'un récit en
récit historique ou récit autobiographique à la 3è personne tiendrait seulement au fait de croire ou ne pas
croire que les affirmations de l'auteur sont exactes ou ne le sont pas.
4
fictif des faits racontés, puisqu'ils sont sujets d'interprétation personnelle - dans
leur version “historique” et aussi dans la version propre à L. Aragon -, c'est-à-dire
elles rendent l'Histoire histoire (fictive).
Et cela, parce que ce qui intéresse Aragon ne sont pas les faits, mais la
manière dont les gens vivent ces faits, dont nous les vivons. Le narrateur/auteur
s'introduit dans les faits racontés pour se raconter comment il les vit, et comment
il veut que nous les vivions, par-delà l'Histoire: par exemple, il n'accepte pas
l'image dégradée de Boabdil dans sa défaite qui nous est parvenue par la tradition
historique (p. 26-27); c'est du respect qu'il éprouve - qu'il veut que nous
éprouvions - envers à lui.
Ainsi, Le Fou d'Elsa n'est d'abord ni une autobiographie ni un récit
historique, mais, entre autres, les deux à la fois, inséparablement. Et ce
narrateur/auteur qui raconte Le Fou d'Elsa est partout présent. Il ne se cache point;
il s'affiche, au contraire. Et cela, dès la première page, presque la première phrase:
«« Dieu sait pourquoi j'ai dans ma bibliothèque... » (p. 11). Mais s'il parle de luimême, ce n'est pas pour ironiser comme Diderot, dans Jacques le Fataliste, sur les
conventions qui assujettissent l'écriture des romans ou des oeuvres de poésie quoiqu'on ne puisse le dire avec certitude -, ce n'est pas non plus par immodestie
5
associer à son histoire, pour que nous y participions, en nous traçant des voies de
lecture, et en guidant dans notre compréhension du poème par le dévoilement de
ses desseins:
Mais rien ne se peut entendre de ce qui fut la fin de Grenade que je ne vous conte, moi
qui suis cette aventure des hommes et de Dieu d'un promontoire lointain des siècles et
d'idées qu'on nomme avenir, l'histoire de cette destinée comme vous et moi pouvons la
comprendre... Il nous faut nous, comprendre cela [distinguer le bien du mal] dans les
termes de notre propre histoire, et voir comme je l'imagine ce que fut ce Wâzir dont Allah
fit alors son instrument (p. 107).
Cette introduction du paratexte dans le texte, dans le récit, a donc une
fonction métanarrative, où l'auteur/narrateur se prononce sur le récit qu'il est en
train de composer: en plus des explications quant à la genèse de l’œuvre, le
narrateur / auteur nous donne des précisions sur la poésie qu'il compose (p. 21:
cette poésie qu'on fait pour le plaisir et la gloire des rois « je ne l'appelle pas
poésie »; p. 52 : « Et je le dis à ma manière n'ayant pris nul soin de calquer le vers
andalou monorime à la façon des longues laisses des preux de Charlemagne »; p.
73: « peut-être le CONTRE-CHANT ne se comprend-il pas sans cet autre poème
11
Déjà, en 1942, il écrivait: « Aussi bien me reproche-t-on généralement d'avoir flanqué Le CrèveCoeur d'un article sur la rime, parce que la pudeur est d'habitude et que le poète qui dit comment il fait
passe par là pour se vanter, ou manquer aux usages » (Les Yeux d'Elsa p. 13).
6
Elsa, de la faire figurer (p. 188); sur son oeuvre comme monde d'imagination
(plusieurs indications: p. 147, à propos de Boabdil; aussi p. 52); sur l'orientation
générale de son oeuvre, se défendant des reproches qu'on lui adresse de « prendre
le chemin détourné de la montagne » face à l'engagement dans les faits d'actualité,
précisant que « je n'ai jamais dissocié le faire du rêver » (p. 184)...
D'autres interventions encore prétendent garantir non pas la véracité (corrigée) du récit factuel, comme nous l'avons déjà dit, mais la véracité du récit fictionnel: et cela par un procédé très ancien, qui consiste à dire que ce n'est pas moi
qui affirme ou invente quelque chose, me limitant moi narrateur à transcrire ce
que j'ai déjà trouvé comme manuscrit ou imprimé13. Ainsi, le texte qui introduit, et
diverses notes qui accompagnent les CHANTS DU MEDJNOUN (p. 61-62, et p.
73, p. 100, 102 et 103) signalent l'existence de ces poésies comme ayant été
transcrites par Zaïd. Jeu où, s'affirmant l'auteur, il n'est plus -dans le
fonctionnement textuel- qu'un narrateur d'un texte qui lui préexiste, donc un
narrateur hétérodiégétique.
12
J'estime qu'il s'est produit une erreur typographique dans le texte de cette note, s'étant inversés deux
chiffres du nombre 1941, qu'on doit lire sans aucun doute comme 1491: "c'est à cet épisode que va se
référer plus tard Zaïd, au début de l'an chrétien 1491.." (p. 73).
13
Procédé qu'on trouve par ex. déjà dans La Chanson de Roland (selon certaines exégèses, Turold ne
serait que le transcripteur), Le Tristan de Bérout: cf. vers 1789-90: Si comme l'estoire dit / La ou Berox
le vit escrit), et repris par Le Quichotte, qui peut fonctionner comme alibi hypertextuel pour justifier la
publication de certains écrits dérangeants: ainsi la Comédie de Calixte et Mélibée, question qui est
débattue dans Le Fou d'Elsa, p. 340-341.
7
(p. 106-127); il introduit dans ses poèmes des précisions historiques ou bien il
compose un récit factuel ou fictif en forme poétique (par exemple p. 367); ou
encore, il raconte des événements factuels ou fictifs à travers la perception d'un
personnage (ainsi, dans le journal de Zaïd, p. 355, 365, puis 371).
En effet, Le Fou d'Elsa n'est pas seulement le récit factuel d'un
auteur/narrateur. Il existe, ou coexiste aussi, un récit fictionnel d'événements qui
accompagnent les faits historiques, réalisé par un narrateur soit hétérodiégétique
auctoriel, soit actoriel, soit homodiégétique.
Le début de l'oeuvre est construit à partir d'un mouvement d'approche de
l'extérieur vers l'intérieur: perception externe de Grenade et de ses habitants, faite
par un narrateur hétérodiégétique auctoriel omniscient et omniprésent, qui réalise
un discours que la tradition narrative a consacré comme paradigmatique du récit
fictionnel (événements, paroles, pensées d'un personnage inventé dans une
situation donnée). Ce narrateur hétérodiégétique auctoriel se double, dans ce début
du texte, d'une perception (actorielle) à travers un personnage qui peut le
représenter ou parler/agir/penser à sa place (le visiteur castillan, l'étranger,
l'espion)14. Le narrateur cependant tient à souligner les différences entre sa propre
14
Ainsi, à la page 43, quand le narrateur dit: « qui payait tribut disait-on.., on y trouvait toujours
quelque exempt du sâhib-al-medina, ce que vous appelez un agent de la police municipale ». Il est clair
que ces paroles ont été dirigées à cet étranger, et que les faits sont vus à travers lui. De même la
caractérisation d'"impies" des chants des vauriens; le doute surgit quant aux phrases suivantes (p. 48):
« Quel langage parle-t-il à cette oreille encore tintante de Dieu / Le persan le pehlevi l'arabe j'ai / peine
à distinguer les mots noirs comme le jais ». Qui parle ici? On dirait que le narrateur est devenu
homodiégétique, a assisté lui-même en tant que spectateur à la danse du fakîr.
8
La guerre pour les Grenadins n'implique pas de frontières fermées: les peuples se mêlent
en Andalousie... Il n'en va pas de même aux yeux de l'espion, qui voit là... le signe de la
déchéance et l'assurance d'un écroulement prochain (p. 35).
C'est à travers cette perception, hétérodiégétique auctorielle, que nous sont
racontées l'arrivée de cet étranger dans la ville de Granada, sa rencontre avec
Medjnoûn, la présentation de Zaïd, la vie imaginaire du wazîr Aboû'l-Kassim
(même si certains épisodes sont historiques, propres d'un récit factuel, et donc
assurés par un narrateur/auteur, p. 105-127, puis 172-177), les éléments de la vie
privée de Boabdil, autant que ses lamentations, pensées ou paroles (p. 131-146),
sa visite aux philosophes (p. 147-177), l'emprisonnement du Medjnoûn, sa
rencontre et dialogue avec Boabdil, sa mise en liberté, sa recherche de refuge dans
les grottes du Sacromonte auprès des gitans, puis son départ pour l'Alpujarra et sa
mort; l'arrivée à l'adolescence de Zaïd, son amour pour Simha, la mort de celle-ci,
la capture de Zaïd par les soldats de l'Inquisition quand il fuyait vers l'Alpujarra..
Narrateur hétérodiégétique auctoriel qui devient aussi homodiégétique,
ainsi, p. 241-242: il raconte ce qui se passe à Grenade, puis ce qui arrive au
campement chrétien grâce à ce que racontent des émissaires arabes; ou bien lors
de la représentation de la Comédie de Calixto et Melibée (p. 339-344). Il devient
donc personnage de son récit, il assiste en direct aux événements qu'il raconte, si
9
qui accueillent un homme « vêtu de cuir et d'acier noir, quelque tranfuge peut-être
des armées catholiques », nous dit tout à coup:
Que viens-tu faire ici, navigateur sans navire, en telle compagnie?... Je t'ai vu plusieurs
fois dans les ports d'Italie, à Lisbonne, à Salamanque... (p. 37).
Qui dit ça? Qui parle ici? Le narrateur adresse la parole à un des
personnages qu'il a créé. Le narrateur devient un personnage dans le texte qu'il
écrit. Mais ce narrateur homodiégétique n'est pas seulement une donnée textuelle,
un goulot par où est filtrée la focalisation du récit, comme dans le roman du XIXè
ou du XXè siècle. Ici, il y a plus. Cette voix n'est non plus assimilable à celle de
l'auteur/narrateur comme dans le cas du récit historique, ou celle qui donne des
indications métanarratives. S'il dit: « Je me souviens de l'avoir à Lisbonne épié,
dessinant des cartes où figuraient des continents inconnus... je me souviens, on le
disait à la recherche de l'Eden » (p. 38), il ne peut s'agir que de l'homme intérieur
dont parle l'auteur, un “moi que l'on ignore” (p. 17), un moi intemporel dont
l'auteur/narrateur est le porte-parole. Et la descente du narrateur dans son histoire
marque, au niveau du procédé narratif, le franchissement de la barrière temporelle
qui existe entre le temps où s'effectue l'acte de pensée/diction/écriture et le temps
de l'époque imaginée/dite/décrite, condition nécessaire à l'établissement de
l'intemporalité des sentiments et rêves de l'homme au sujet de l'amour, et du
10
chements totalement inattendus et inusuels quant aux conventions narratives: la
situation de Boabdil dans sa défaite lui rappelle celle de deux femmes
déboussolées, en train de demander de l'aide, après la déroute de la seconde guerre
(p. 25-27); les jeunes gens arabes, qualifiés de “vauriens”, “ivres de vivre”,
“chenapans”, “porteurs d'oiseux et de poignards”, blasphémateurs, sont
assimilables aux “blousons noirs” actuels (p. 39); les bombardements sur Rondah:
« O l'odeur de Rondah... les années n'ont pu la chasser de ma narine »
correspondent à son expérience vécue lors du bombardement de Dunkerque (p.
116); le prisonnier fornicateur est une incarnation avant la lettre de Dom Juan (p.
227); Simha violée et tuée dans la nuit du pillage des grenadins contre les juifs à
la veille de la reddition de la ville lui amène à la mémoire les viols des filles par
les Allemands pendant la 2è guerre (p. 301); la fausse Elsa insultée, et poursuivie
par les garnements à coups de pierre lui rappelle les prostituées humiliées,
conduites sur la place publique, tête rasée par les soldats allemands (p. 393); et
bien sûr, Aragon est une incarnation du Medjnoûn, et à leur tour ils le sont du
poète persan Djâmî: « Djâmî! Djâmî! de qui je n'étais que le chant prolongé » (p.
420) et de son personnage Keïs an-Nadjdî, l'Amirite.
Cette mise en place d'un narrateur intemporel homodiégétique, qui
participe à l'action racontée, marque aussi l'effacement du narrateur en tant que
donnée textuelle ou biographique, son accession au je supra-individuel. Elle
11
par essence, ne peut être identifié avec certitude ni au poète en personne ni à un quelconque autre sujet déterminé (Genette 1991: 22).
Et L. Aragon, encore là, bouleverse l'acte de lecture; Le Fou d'Elsa montre
des exemples constants de poésies dont la source, la voix, est bel et bien
déterminée. Où s'arrête le narrateur/auteur homodiégétique, et où commence le
“je-lyrique” indéterminé dans Le Fakîr, par exemple? ou même le narrateur
hétérodiégétique? (p. 43-48). L'indétermination du “je-origine” comme condition
nécessaire à la poésie ne serait possible qu'en niant la poésie narrative, et Dieu sait
si Aragon a rendu de la vigueur à cette pratique lyrique médiévale!15 Et encore, de
nombreuses poésies présentent un énoncé parfaitement défini quant à sa source.
Regardons-y de plus près.
Le narrateur s'investit continuellement dans son récit, dans les paroles des
différents personnages qu'il crée: l'idiolecte du narrateur contamine leurs discours,
les rendant poétiques16. Dans Le Fou d'Elsa, ainsi, l'introduction de la subjectivité
du narrateur dans le discours se fait non seulement à travers les éléments
d'énonciation, mais aussi par l'ensemble de l'idiolecte poétique.
Un exemple frappant en est la réponse qu'un paysan du mardj, de la vallée
du Genil, adresse à cet étranger de Castille qui lui a reproché d'accueillir des juifs
15
Cet étranger va fonctionner pendant plusieurs pages encore comme personnage différencié du
narrateur, dont celui-ci raconte les agissements et pensées (narrateur hétérodiégétique auctoriel avec
perception externe et interne illimitée), mais aussi comme goulot à partir duquel les événements sont
vus, ayant affaire alors à un narrateur hétérodiégétique actoriel (il voit à travers un personnage) à
perception externe: la focalisation des événements est faite en partie à partir de cet étranger: ainsi,
l'épisode du Fakîr, p. 43-48).
16
J'admets que la caractéristique principale du discours poétique/lyrique consiste en son intransitivité,
étant la signification inséparable de sa forme verbale, donc intraduisible en d'autres termes, au-delà
d'autres critères formels moins généralisables (dont le concept de déviation).
12
personnages, crées par lui ou réels (mais rendus fictifs): les vauriens (p. 38), une
fille au bord du Genil (p. 42), le fakîr (p. 46, poésie prophétique, en transe), le
chant du musicien aveugle (p. 139), Boadbil (Plainte royale, p. 145; Boabdil
s'adresse aux notables, p. 263), Zharâ (une de femmes du harem de Boabdil, avec
Charifa et Zaîdé; Zamra, p. 146), un homme anonyme, prisonnier, qui chante un
air à danser (p. 213); les prisonniers de l'Al-Kassaba (p. 224-235); Zaïd (p. 201,
Plainte de Zaïd, p. 325, certaines parties du journal de Zaïd, p. 367 par exemple),
Ritournelle de la Fausse Elsa (p. 382)... etc. Sans oublier l'auteur lui-même.
Car la voix du narrateur/auteur s'exprime aussi directement, sans besoin de
personnage intermédiaire, dans des poésies qui servent d'accompagnement aux
événements décrits, fictifs ou factuels: L'alcaïceria (p. 49), Kalâm Garnatâ
(paroles de Grenade, p. 133), L'aube (171), Chant des combats inutiles (p. 174),
L'hiver (p. 194-196), poème introductif aux prisonniers de l'al-Kassaba (p. 223224), Ramadân (p. 236-238); p. 266; Mouharram (p. 269), Safar (p. 288); Le
malheur dit (p. 309); Chant d'Eglamour et autres (p. 344-350; Jean de la Croix (p.
351), Les traversées, Le rendez-vouz (évocation de Chateaubriand et de Nathalie
de Noailles, p. 359), Fable du navigateur et du poète (Lorca, p. 374); p. 385;
Parenthèse de la fausse Elsa (p. 393); p. 394: XXIV “Quel être suis-je..”, et
dernières poésies.
Ou bien encore, la voix du narrateur incarne un sentiment général; le
narrateur transforme en poésie le discours mental ou le discours effectivement
prononcé d'une conscience collective: ainsi, p. 40-41, face aux débauches des
vauriens: « est-ce qu'ils se font une idée un instant que nous sommes à deux doigts
de la perte de l'Islâm? »; Les lamentations d'Al-andalous pour un jeune roi (p.
13
généraux: le narrateur hétérodiégétique qui décrit cette scène nous transmet les
moqueries adressées à “ce vieillard dément qui parle de l'amour”, “tout le monde
se retourne pour rire un coup”; alors il cède la parole au groupe, reproduit leur
monologue intérieur en y juxtaposant son propre discours:
Il se prend pour l'Amirite, il aime d'un amour impossible en rupture avec toutes les règles
de l'amour convenu / et qui semble une gifle à nous tous qui vivons tranquillement avec
nos femmes nos concubines / fermant les yeux sur leurs amants / fermant les yeux sur
leurs amants…(p. 51)
La voix du narrateur traverse donc toute l’œuvre, envahit tous les discours.
Cependant, ce narrateur qui marque de son idiolecte poétique toute son oeuvre,
qui dissémine sa voix dans la voix de ses personnages, est double à son tour. L.
Aragon lui-même différencie en lui deux “moi”: l'un externe (l'auteur physique, L.
Aragon comme citoyen, connu de tout le monde), l'autre interne (le moi, l'auteur
implicite), tel qu'il se voit et se décrit dans son oeuvre:
Mais je ne défends pas ce que j'écris ou vais écrire. J'ouvre ici seulement le rideau sur un
univers où l'on m'accusera peut-être de fuit le temps et les conditions de l'homme que je
suis. C'est peut-être de cet homme-là que je sais ce que de moi l'on ignore... (p. 17).
Ces rapports entre le moi profond de l'auteur, ou moi intemporel d'un côté,
et de l'autre de l'auteur/narrateur (qui se décompose à son tour en deux:
14
poétique redevable du moi intemporel, ou “je-origine”, ou moi intemporel, et une
autre qui aurait comme source l'auteur/narrateur implicite. L'analyse de la voix du
Medjnoûn nous servira à mieux comprendre la nature de ces rapports.
La descente du narrateur dans son récit, dans les paroles de ses
personnages, connaît bien sûr des endroits privilégiés: on peut ainsi dire en
principe que la “voix” du Medjnoûn est la “voix” du narrateur. Mais là encore, le
texte n'est pas simple: la relation du narrateur au Medjnoûn est une relation
dialectique: séparation, rapprochement, séparation, puis union finale.
La présentation initiale du Medjnoûn est assurée par un narrateur
hétérodiégétique auctoriel: le poète est vu comme quelqu'un d'externe, un poète
dont les gens se moquent à cause de son amour fou. Sa poésie est retranscrite
comme s'il était question des paroles d'un personnage ( Zadjal du Kantarat Al'oûd,
p. 53).
Ce narrateur externe devient alors interne à la narration, homodiégétique;
il s'adresse à lui:
Comment veux-tu que ton zadjal ne te revienne pas frapper au visage, homme qui ne
mesures l'expression à comment elle est d'autrui reçue?... Ne sais-tu donc que ce monde
où tu vis fut de toujours et à jamais demeure du pieux mensonge? (p. 54)
15
sous la religion... Prends ma place, vieillard, sois mon cœur et mon cri » (p. 5455).
Malgré cette déclaration d'intentions, nous voyons donc que, au niveau
textuel, les poésies du Medjnoûn sont produites par une voix différente de celle du
narrateur initial. Le narrateur continue d'être un narrateur homodiégétique, un “jenarrant” acteur, qui pénètre dans la chambre où il demeure et demande pardon “de
cette entrée au coeur de lui-même” (p. 56). Ce narrateur possède un perspective à
la fois externe et interne sur lui: il écoute les poésies récitées par le Medjnoûn:
« Je vous donne ici les poèmes du Medjnoûn tels que je les ai surpris, mêlés aux
mendiants et aux gamins des rues » (p. 58), mais aussi il voit dans la pensée du
Medjnoûn: « il sait.. que chaque instant.. [il doit le consacrer] à glorifier l'amour
qui porte le nom de mon amour.. ayant peut-être pressentiment que ce qui n'est
point maintenant chanté ne va jamais l'être » (p. 57-58).
Puis vient la transcription des chants du Medjnoûn (pp. 59-103) qui sont
présentés comme effectivement prononcés par quelqu'un d'autre, d'externe au
narrateur; l'auteur pousse l'externalité au point que le narrateur ne les a plus
entendus lui-même: c'est au contraire Zaïd qui les a calligraphiés: le narrateur
homodiégétique disparaît au profit d'un narrateur/auteur qui aurait trouvé ces
poésies-là dans un manuscrit ou imprimé ancien, et qui s'est limité à les transcrire
telles quelles, accompagnées des commentaires de Zaïd et de ses propres
16
siècle d'Elsa2 (p. 102-103).
Les poèmes du Medjnoûn, séparés donc initialement au point du vue de la
narration du discours ou de la voix du narrateur (narrateur/auteur, narrateur
hétérodiégétique ou homodiégétique), vont se fondre plus loin à la voix du narrateur hétérodiégétique créateur de récit fictif: ainsi, quand il raconte comment on
oblige le Medjnoûn, prisonnier, à chanter une chanson, il intègre sa poésie à sa
propre narration en la narrativisant, il la fait sienne, leurs discours se fondent l'un
l'autre:
Il chante donc et sa chanson comme au coeur des eaux la statue est insupportablement
belle / De la beauté d'idolâtrie et sort de sa bouche flétrie une flamme folle et rebelle / qui
a la forme de l'amour Et lui qu'il garde de ce jour sa bouche de ton nom brûlée / ton nom
ailé qu'il ose à peine héler ton nom qui vient Elsa sur sa lèvre salée… (p. 273).
Puis il transcrit des poésies qu'on ne saurait attribuer au Medjnoûn ou au
narrateur intemporel: « Je me suis promené par la ville et j'ai vu soudain le
changement des choses… », « O Medjnoûn/ Sont-ils bien de toi ces mots
accouplés ou d'un autre ailleurs en autre temps… » (p. 274-276); Le zadjal de
l'absence et La prière d'Elsa sont attribués par le narrateur au Medjnoûn, séparés
par un poème du narrateur intemporel (p. 278); suit un court passage de récit fictif
(sur Christophe Colomb), et finalement les identités et les voix du Medjnoûn et du
narrateur intemporel se fondent: « Ici sais-je si c'est l'auteur ou le Medjnoûn qui
17
Dans ce passage, on peut considérer que voir dans lui-même et voir dans
l'intérieur du Medjnoûn ne sont qu'une même opération de l'esprit pour Aragon:
c'est dans ce processus de descente au fond de lui-même -descente qui se reflète,
au niveau textuel, par une mise en place du procédé narratif du narrateur
homodiégétique, comme nous l'avons signalé- où L. Aragon accède au moi
intemporel, et devient narrateur intemporel. C'est alors que peut se produire la
fusion/confusion de voix entre ce moi profond de Louis Aragon, et du personnage
de Medjnoûn:
Je suis celui qui regarde en face votre plaie
Voyez voyez je ne suis pas un autre mais vous-même
Je suis vous je vous dis je suis vous et j'en meurs (p. 284)
La fusion/confusion entre la voix du narrateur et celle du Medjnoûn va
cesser après l'épisode de la Fausse Elsa: l'auteur/narrateur (auteur implicite),
représenté comme personnage dans le texte (p. 385) va maintenir un dialogue
avec le Medjnoûn (personnage qu'il a créé) et l'autre “moi” de l'auteur, le
narrateur intemporel: l'auteur s'oppose à ce que sa créature (« Tu n'es que ma
créature et mon serviteur ») s'empare du nom de son tourment: « Comprends-tu
qu'il ne peut moi vivant ou mort y avoir qu'un seul miracle d'Elsa? » (p. 385-386).
Le Medjnoûn proteste de ce dénouement:
18
aussi bien la destinée humaine que l'enfant qui choira de l'âme sur la route de
l'exil, ou le Roi s'en allant mourir pour défendre un royaume africain... » (p. 389).
Et l'auteur/narrateur se dédouble, laisse surgir son moi intérieur au cours
de ces réflexions: « je disais... ces mots cruels et merveilleux, je me perds ...ils
vont... entends-tu bien ces mots, oreille intérieure? ils vont... oh je comprends
enfin l'aveugle et pour lui ce que c'est la lumière... vieillir.. rappelle-toi ce que ce
mot signifiait pour toi dans le vertige dédaigneux de ta force ...ils vont vieillir
ensemble » (p. 390-1), voix qui retrouve l'apaisement après le tourbillon de
l'amour et du temps: « la seule ambition de l'homme, le souhait immensément
dérisoire de son coeur: Ils vieilliront ensemble » (p. 392).
Ce moi intérieur, devenu narrateur intemporel dans le récit, continue de
réfléchir sur cette relation auteur externe (devenu auteur implicite dans le texte,
auteur/narrateur)17, qu'il nomme le moi extérieur, connu des autres, et le moi
intérieur, l'Homme, moi qui est devenu le Medjnoûn dans le texte narratif, avant la
différenciation entre personnage créé et moi intérieur:
Quel être suis-je
suis-je ce qui fut ou dans ce qui sera
suis-je qui l'invente ou le Fou..
17
Auteur/narrateur qui continue de parler dans son texte: dans Le Journal de moi (p. 406-408), il
s'adresse aux lecteurs à nouveau en guise de réponse aux reproches de ceux-ci sur le manque d'actualité
de sa poésie: « qui me reproche de tourner mes regards vers le passé ne sait-il pas ce qu'il dit et fait. Si
vous voulez que je comprenne ce qui vient, et non pas seulement l'horreur de ce qui vient, laissez-moi
jeter un coup d’œil sur ce qui fut. C'est la condition première d'un certain optimisme » (p. 409).
19
invente les derniers jours du Medjnoûn (Journal d'on ne sait qui) nous raconte la
fusion finale dans la mort entre Le Medjnoûn/An-Nadjdî, les poètes de tous les
temps qui ont cru à cet amour (Orphée, Dante, Jean de la Croix, Don Quixotte,
Thérèse, Lorca.. qui veillent à son chevet) et lui-même: la voix de ce narrateur se
mélange à celle d'An-Nadjdî: le psychorécit de ce qui se passe en lui devient
discours rapporté à la première personne ou bien discours du moi intérieur:
« Djâmî, Djâmî! de qui je n'étais que le chant prolongé » (p. 420), fusion qui est
possible par cette conception du temps: « O confusion, misère et merveille du
Temps-double! » (p. 415)18.
Le Fou d'Elsa est ainsi un poème-récit où différentes voix -qui constituent
autant de voies d'appréhension du sens - entretiennent des rapports complexes qui
nous indiquent, parfois de manière explicite, le processus de création de Louis
Aragon: dédoublement entre moi externe (textualisé en auteur/narrateur) et moi
interne (textualisé en narrateur intemporel); mise en place d'un narrateur (fictif)
qui se dédouble à son tour en narrateur hétérodiégétique et homodiégétique;
création de personnages qui expriment la voix du narrateur à des degrés variables
d'identification; le tout contaminé par l'idiolecte poétisant de l'auteur/narrateur.
Oeuvre donc complexe et unique; ni autobiographie ni roman historique (ou
18
Confusion qu'on retrouve aussi dans Théâtre/roman (1974, Paris, Gallimard), qui met en place un
acteur de théâtre, Romain Raphaël, qui n'est pas tout à fait lui, auteur qui remémore, poursuivi par un
Vieil homme, qui serait son ombre future, et que les citations mises en exergue au début de certains
chapitres soulignent: "Il est un autre"(p. 271), et aussi "Et si j'étais le Fou et si j'étais ce qu'il rêve / ou si
c'est à l'inverse et j'ai rêvé de lui" (p. 335).
20
ARAGON, L. (1942): Les Yeux d'Elsa. Paris, Grands Ecrivains, 1984.
-(1963): Le Fou d'Elsa. Paris, Gallimard.
BAKHTINE, M. (1978): Esthétique et Théorie du roman. Paris, Gallimard.
GENETTE, G. (1969): Figures II. Paris, Seuil.
-(1972): Figures III. Paris, Seuil.
-(1983): Nouveau discours du récit. Paris, Seuil.
-(1991): Fiction et diction. Paris, Seuil.
LINTVELT, J. (1981): Essai de typologie narrative. Paris, José Corti.
POZUELO YVANCOS, J.M. (1988): Del formalismo a la neorretórica. Madrid,
Taurus.
ROSSUM-GUYON, F. van (1970): Critique du roman. Paris, Gallimard.
21
Descargar