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Bataillon- La Verapaz

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Bulletin Hispanique
La Vera Paz. Roman et histoire
Marcel Bataillon
Citer ce document / Cite this document :
Bataillon Marcel. La Vera Paz. Roman et histoire. In: Bulletin Hispanique, tome 53, n°3, 1951. pp. 235-300;
doi : https://doi.org/10.3406/hispa.1951.3273
https://www.persee.fr/doc/hispa_0007-4640_1951_num_53_3_3273
Fichier pdf généré le 07/05/2018
Vol. LUI
1951
LA
ROMAN
VERA
ET
N° 3
PAZ
HISTOIRE
II n'y a pas, dans toute l'histoire moderne de la propagation du
christianisme, de plus sensationnel épisode que celui de la Vera
Paz tel qu'il est partout raconté depuis Fr. Antonio de Remesal1.
C'est aussi l'épisode crucial de la vie de Las Casas, le plus
important peut-être pour apprécier son rôle historique, s'il est vrai que
ce triomphe prépare la promulgation des Leyes Nuevas de 15421543, s'il est vrai aussi que l'élévation du moine à l'évêché de
Chiapas vient récompenser son action de missionnaire efficace,
inventeur et expérimentateur d'un mode de conquête évangélique, digne de remplacer partout la conquête guerrière. Mais les
choses se sont-elles bien passées comme les raconte Remesal? Il
faut d'abord résumer les faits tels qu'il les présente.
Las Casas, installé au Guatemala en 1535-1536, écrit alors son
grand traité De unico vocationis modo2. L'unique moyen pour
-appeler tous les peuples à la vraie religion, c'est celui du Christ :
la prédication de l'Évangile par des missionnaires non escortés
de soldats, désarmés, envoyés « comme des brebis au milieu des
loups ». Cette méthode comporte des risques, mais c'est la seule.
1. Antonio de Remesal, Historia de la provincia de S. Vicente de Chyapa y
Guatemala de la orden de Padre Sancto Domingo, Madrid, 1619. Je n'ai pu avoir accès à
l'édition moderne (t. IV et V de la t Biblioteca Goathemala » de la Sociedad de Geografía
e Historia, Guatemala, 1932) que pendant l'impression du présent article, grâce à
l'obligeance de M. Ricardo Barrios, que je remercie cordialement. La version de
Remesal est implicitement ou explicitement admise dans deux livres récents auxquels je
dois beaucoup : Lewis Hanke, La lucha por la justicia en la conquista de América,
Buenos-Aires, 1949, et Juan Manzano, La incorporación de las Indias a la corona de
Castilla, Madrid, 1948.
2. Inédit jusqu'à nos jours ; publié par Agustín Millares Carlo avec une traduction
espagnole d'Atenôgenes Santamaría et une introduction de Lewis Hanke : Fr.
Bartolomé de las Casas, Del único modo de atraer a todos los pueblos a la verdadera religión,
México, 1942.
Bull, hispanique.
16
236
BULLETIN HISPANIQUE
La conquête guerrière n'est pas le moyen du Christ, c'est celui
de Mahomet. Las Casas, non content de formuler sa doctrine en
latin, la prêche aux conquistadors de Santiago de Guatemala.
Ceux-ci se moquent des illusions des moines; ils leur disent :
a Allez donc tout seuls porter l'Évangile aux Indiens du Tezulutlán 1 » II s'agit de la « Tierra de Guerra », dans le nord du pays,
région où les hommes d'armes n'ont pas encore pu s'établir. Les
Dominicains relèvent le défi, et c'est le commencement de
l'étonnante histoire1.
La base de l'action des moines est une entente avec le licencié
Alonso Maldonado, « Oidor » de l'Audience de Mexico,
gouverneur temporaire du Guatemala. Il leur faut la promesse que les
Indiens qu'ils auront pacifiquement conquis ne seront pas mis
en « encomienda », mais relèveront directement du roi, auquel ils
payeront un tribut raisonnable soit en or, soit en coton, soit en
maïs, et que, d'autre part, il sera rigoureusement interdit
pendant cinq ans à tout Espagnol de pénétrer dans le domaine
abandonné aux évangélisateurs, sans l'agrément de ceux-ci.
Maldonado, au nom du roi, donne aux Dominicains les assurances
qu'ils demandent. La garantie en est inscrite dans un acte en
bonne et due forme, daté du 2 mai 1537, qui mentionne les trois
moines engagés dans cette entreprise : Fr. Bartolomé de Las
Casas, son fidèle compagnon Fr. Rodrigo de Ladrada et Fr. Pedro
de Ángulo. La chronique de Remesal, où le document est cité
in extenso, nous assure qu'il y en avait un quatrième, Fr. Luis
Cáncer, douze ans plus tard martyr de l'évangélisation pacifique
sur un rivage de la Floride. S'il n'est pas mentionné, c'est
sûrement, dit le chroniqueur, qu'il était, le 2 mai 1537, absent de
Santiago. Il est spécifié que les cinq ans du privilège
commenceront à courir quand les moines entreront dans la zone
actuellement rebelle, et non quand ils en aborderont les confins pour
négocier avec les indigènes 2.
Les quatre Dominicains se mettent sans retard à l'ouvrage.
C'est ici que l'histoire devient belle comme un roman. Ils
imaginent une technique d'approche qu'on pourrait qualifier de
1. Remesal, op. cit., p. 118-121.
2. Ibid., p. 122-124.
LA VERA PAZ
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parachutage spirituel, pour faire pénétrer l'Évangile avant les
évangélisateurs dans la zone inquiétante. Les avions parachuteurs sont de pacifiques marchands indiens qui font la navette
entre le pays déjà pacifié et la Tierra de Guerra. Les parachutes
et leur chargement sont de longues chansons en langue indigène
racontant la vérité chrétienne depuis la création du monde
jusqu'à la rédemption, ouvrant la perspective du jugement dernier,
avec le châtiment des méchants et la récompense des bons,
expliquant que les idoles des Indiens sont des démons tyranniques
assoiffés de sang humain. Les missionnaires, qui savent la langue
du pays qu'il s'agit de toucher d'abord — sans doute le quiche
de la Basse Vera Paz d'aujourd'hui — composent leurs « trovas »
dans cette langue, mais en vers mesurés et rimes à la façon des
chansons espagnoles. Et avec patience ils les apprennent à leurs
amis les marchands familiers avec le pays de Sacapulas. Les
bardes improvisés n'apprennent pas du jour au lendemain leur
leçon. Remesal nous dit que cela dure jusqu'au milieu d'août
1537 ».
Les marchands partent, munis par les missionnaires de
pacotille espagnole, petits miroirs, grelots, ciseaux, couteaux... Ils
vendent leur marchandise aux Indiens avec plus de succès que de
coutume. Puis, en présence des chefs, ils commencent leurs
chansons. Tout y est nouveau, les paroles, le rythme, la mélodie ou
mélopée qui est intentionnellement vive et haute pour contraster
mieux avec l'accompagnement sourd du teponaztli, ce grand
tambour fait d'un tronc d'arbre creusé, dont la cavité résonne
quand on attaque la longue fente par ses bords. Le message du
Dieu inconnu, porté par la musique, produit un saisissement
extrême. Un cacique, surtout, troublé par la bonne nouvelle, fait
répéter aux marchands leurs chansons, dont il ne peut se
déprendre. C'était, par chance, « un cacique puissant, homme de
bon jugement et de raison, apparenté avec le meilleur du pays,
et, étant belliqueux, il était fort redouté de toute cette contrée,
et il ne se faisait rien dans la province que ce qu'il voulait2 ».
Il ne se lasse pas de se faire décrire les moines auteurs des chan1. Remesal, op. cit., p. 124.
2. Jiid., p. 135 et suiv.
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BULLETIN HISPANIQUE
sons, ces êtres vêtus de noir et de blanc, aux cheveux taillés en
couronne, qui ne mangent pas de viande, qui ne veulent ni or,
ni couvertures, ni plumes de quetzal, ni cacao, qui vivent
chastement et chantent jour et nuit les louanges de leur Dieu. Notre
cacique leur envoie bientôt en ambassade son propre frère, un
jeune homme de vingt-deux ans, chargé de présents pour mieux
les inciter à venir le voir. Les moines sont transportés de joie en
voyant une porte s'ouvrir à la prédication de l'Évangile. Et c'est
Cáncer, le futur martyr, qui assume la mission d'avant-garde : il
va trouver le cacique avec son frère. Si le missionnaire avait pu
avoir quelque appréhension, elle est vite dissipée. A peine pénètre-t-il dans les domaines de son hôte que l'accueil est
triomphal : on a dressé de? arcs de verdure à l'entrée des villages. Pour
Cancer, le cacique, qui portera bientôt le nom chrétien de Don
Juan, bâtit la première église. C'est Cáncer qui dit la première
messe des confins du Tezulutlán, observé à quelque distance par
le cacique émerveillé, car la beauté de cette liturgie et la
blancheur du surplis contrastent étrangement avec la saleté des
temples enfumés par les « sahumerios d1.
Las Casas ne reste pas dans la coulisse, à l'arrière du front évangélique. Après que Cáncer a remporté la première victoire, amené
le cacique à brûler lui-même ses idoles, donnant un exemple
bientôt suivi, après que le premier missionnaire des confins est allé
rendre compte à Santiago des rapides progrès du christianisme
(songeons que tout cela se passe entre la mi-août et décembre),
c'est au tour de Las Casas et d'Angulo d'aller constater et
exploiter le succès.
Entre temps, un personnage déjà connu de nous, le jeune frère
du cacique Don Juan, s'est marié avec la fille du cacique de
Cobán, en pleine Tierra de Guerra. Au bord de la rivière, où se
rencontrent les deux tribus qui vont s'allier ainsi, doivent avoir
lieu, selon la coutume, des sacrifices de perroquets. Le cacique
Don Juan révèle les progrès du christianisme dans son âme en se
refusant à ces sacrifices. Il a compris, explique-t-il aux hommes
de Cobán, que tout cela est vanité, illusion du démon qui les
aveugle. Don Juan se dispose à servir un seul Dieu comme le lui
1. Remesal, op. cit., p. 138.
LA VERA PAZ
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ont enseigné les moines. Il invite le peuple voisin à en faire
autant. Cela menace de tourner très mal. Les Indiens de Cobán
imaginent déjà les chrétiens, dont l'influence les inquiète, s'installant
chez Don Juan pour, de là, les conquérir. Mais tout tourne bien.
Les gens de Cobán doivent se rendre à l'évidence. Don Juan est
transformé, mais son pays n'a pas été envahi ; il est en paix. On
renonce aux sacrifices rituels du franchissement de la rivière *.
C'étaient de bons sauvages, en somme, que ces Indiens de la
Terre de Guerre, encore que Remesal insinue qu'ils voulurent
peut-être venger leurs idoles du tort que leur avait fait le Dieu
étranger, et que ce furent eux les incendiaires de la première
église, qui brûla après le départ de Cáncer. La seconde « entrada »
des missionnaires rétablit les choses. Las Casas et Ángulo,
impatients d'aborder la zone dangereuse, « décidèrent d'aller de l'avant
malgré l'opposition de Don Juan qui craignait pour eux quelque
dommage dans la province de Tezulutlán et dans les villages de
Cobán ». Le bon cacique ne put que leur donner une escorte de
soixante Indiens aguerris. Grâce à quoi ils parvinrent dans la
Vera Paz. Et là, pour faciliter l'évangélisation et la civilisation
des Indiens, Las Casas et son compagnon les rassemblent en
villages. Les Indiens du « Tezucistlán », groupés ainsi à Rabinal,
prennent goût à l'existence plus policée qu'on leur enseigne, et
déjà « ceux de Cobán descendaient en cachette pour voir ce que
c'était que cette nouvelle façon de vivre2 ».
Mais il faut prendre pied à Cobán même. De nouveau, c'est
Cáncer qui passe à l'avant-garde pour le franchissement de ce
pas décisif. Il atteindra Cobán et y sera reçu sans hostilité. Il sera
même comblé d'attentions. Pendant ce temps, Las Casas ménage
au précieux allié Don Juan une réception triomphale dans la
capitale des Espagnols, la première ville de Santiago fondée au
pied du Volcán de Agua. Le cacique, avec toute une suite, fait
son entrée flanqué de Las Casas et d' Ángulo. Quelques jours à
l'avance, Ladrada a fait préparer un campement et des vivres
pour les hôtes. L'évêque Marroquin va au couvent des
Dominicains saluer le cacique et ses convertisseurs. Marroquin sait le
1. Remesal, op. cit., p. 139.
2. Ibid., p. 143-144.
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BULLETIN HISPANIQUE
quiche lui aussi. Dans la longue conversation qu'il a avec l'Indien,
il s'émerveille de son intelligence. Il envoie chercher 1' Adelantado
Don P^dro de Alvarado; l'ancien compagnon de Cortés, le
conquistador glorieux entre tous, le représentant du roi. Et c'est
alors un beau spectacle : « L' Adelantado arriva, et il fut si séduit
par la mesure de cet homme, son calme, sa tenue, la gravité et
modestie de son visage, son regard sérieux et sa parole posée que,
ne trouvant sur lui, à portée de la main, pour lui témoigner sa
faveur, rien d'autre que le chapeau qu'il portait sur la tête — et
c'était un chapeau de taffetas rouge avec des plumes — , il le posa
sur la tête du cacique, ce dont l'Indien fut si honoré et content
que, pour cette seule faveur, il se félicita d'avoir fait le voyage. »
Quelques jours après, Don Juan est promené par l'Évêque et
l'Adelantando dans la grande rue de Santiago, où les marchands
ont étalé leurs plus belles pièces de soierie et d'argenterie sur les
portes. On lui offre des cadeaux et il n'accepte qu'une image de
la Vierge 1.
Certes, les conquistadora protestent en voyant « un lieutenant
de l'Empereur, roi de Castille, ôter son chapeau de sa tête pour le
mettre sur celle d'un chien d'Indien ». Malgré les murmures, ce
sont les plus hauts pouvoirs du Guatemala qui consacrent
solennellement le succès de la conquête pacifique en honorant le chef
indien qui a été le premier conquis et l'auxiliaire des conquérants
spirituels. Après le départ du cacique, qui s'en va comblé de
présents, Las Casas veut faire encore une expédition dans le pays de
Cobán, montueux et âpre. Même dans cette région difficile, parmi
des peuplades jusqu'alors redoutées, la prédication pacifique
réussit. Les moines envisagent l'avenir avec optimisme. Un an
tout juste après la garantie donnée par le licencié Maldonado, le
plus difficile de cette entreprise jugée chimérique est accompli.
Il était temps, car l'évêque Marroquin rappelle les
missionnaires. Préoccupé d'avoir des renforts pour la campagne d'évangélisation, il veut que Las Casas aille chercher d'autres moines en
Espagne. Et puis un chapitre des Dominicains de NouvelleEspagne va se tenir, en août 1538, à Mexico2. Il faut que le déta1. Remesad, op. cit., p. 144-145.
2. Ibid., p. 146-147.
LA VERA PAZ
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chement du Guatemala s'y rende. On espère que Cáncer et Ángulo
pourront revenir bientôt dans le Tezulutlán avec quelques-uns
de leurs frères du Mexique, tandis que Las Casas et Ladrada, son
inséparable, s'embarqueront pour l'Espagne afin d'y faire un
grand effort de recrutement de missionnaires avec l'appui de la
cour.
Nous retrouvons, en effet, Las Casas et son compagnon en
Espagne, en 1540, et sa présence ne tarde pas à se faire sentir. Il
obtient en faveur de sa conquête pacifique une imposante série
d'ordres royaux. La garantie donnée par Maldonado est
confirmée par le souverain. L'interdiction aux conquistadores et
pobladores d'entrer au Tezulutlán est notifiée à qui de droit. Elle a
déjà été publiée en 1539 à Mexico, elle va l'être le 21 janvier 1541
sur les degrés de la cathédrale de Séville, où aiment à se réunir
les Espagnols en partance pour les Indes. Cáncer va s'embarquer
(car il est lui aussi en Espagne) porteur d'un gros paquet de
cédulas signées le 17 octobre 1540 au nom du roi et tendant à
faciliter l'évangélisation du Tezulutlán. Il y en a pour tout le
monde, depuis le vice-roi du Mexique, D. Antonio de Mendoza,
jusqu'aux bons caciques auxiliaires de l'entreprise. Il y en a
même pour le provincial des Franciscains de Nouvelle-Espagne
auquel le roi ordonne de fournir des Indiens chanteurs et
musiciens1. On a l'impression que l'œuvre commencée continue avec
des moyens nouveaux, mais selon les méthodes du début. Remesal ne nous donne plus aucun détail. A quoi bon, si la période
héroïque et décisive est close depuis trois ans?
D'autres événements sollicitent le chroniqueur. Las Casas est
appelé à de hautes destinées. Proposé pour l'évêché du Cuzco, il
refuse, fidèle à l'engagement qu'il a pris en 1519 devant
l'Empereur de ne jamais accepter aucune dignité en récompense de ses
efforts pour les Indiens. Mais une pudeur l'empêche de faire
étalage de ce désintéressement, et, tout en se disant qu'il mourrait
plutôt que de coiffer une mitre, il se contente de s'excuser
poliment en invoquant l'obédience monastique. On donne le Cuzco
à un autre. La discrétion de Las Casas n'est pas imitée par
D. Francisco de los Cobos, le ministre qui a reçu sa réponse néga1. Remesad, op. cit., p. 153-156.
242
BULLETIN HISPANIQUE
tive, et qui chante les louanges de son humilité. Or, un autre évêché est vacant dans le sud de la Nouvelle-Espagne, celui de
Ciudad Real de los Llanos de Chiapa, aux confins du Guatemala.
Las Casas pense, il l'a dit dans son mémoire sur la Destruction des
Indes, que la Nouvelle-Espagne est la région du Nouveau Monde
la moins « détruite » par les conquistadora. On est en train de
créer en Amérique Centrale la nouvelle « Audience des Confins »
dont le président va être le licencié Maldonado. Quand on
propose à Las Casas l'évêché de Chiapas, il accepte sur le conseil des
Dominicains du Collège de San Gregorio, qui font valoir
l'autorité nouvelle avec laquelle il pourra défendre les Indiens *.
Mais cette consécration personnelle n'est rien à côté d'un vaste
triomphe du bien commun, encore plus chargé de
responsabilités : la promulgation des Lois Nouvelles des Indes en 1542-1543.
Las Casas passe pour en avoir été l'inspirateur : c'est avec cette
auréole, sinistre aux yeux des conquistadora, qu'il va de nouveau
affronter l'Amérique en 1544-1545, bien résolu à faire appliquer
dans son évêché la loi qui soustrait les Indiens à l'esclavage,
dût-il mener une vraie guerre contre les Espagnols par le refus des
sacrements.
Il débarque avec une forte troupe de moines évangélisateurs
dont quelques-uns sont destinés au Tezulutlán2. L'action de
l'évêque, les tribulations qui l'attendent parmi ses ouailles
hostiles sont bien connues. Au milieu de ces jours sombres, il y a une
parenthèse lumineuse qui est, chez Remesal, comme l'épilogue et
l'apothéose de la conquête pacifique. L'Évêque, dans l'été de
1545, rend visite à l'ancienne Tierra de Guerra, où son ancien
camarade d'aventure Fr. Pedro de Ángulo l'appelle pour
constater les progrès de leur œuvre. Il emmène avec lui quelques
nouveaux évangélisateurs. Il a la joie de remercier dans leur
langue les Indiens christianisés qui lui souhaitent la bienvenue.
Il remet au cacique de Chichicastenango, Don Miguel, un privi1. Remesal, op. cit., p. 201-202.
2. Sur le voyage de l'Évêque, la source de Remesal est la relation de Fr. Tomás
de la Torre, qui a été incluse au xvme siècle par Fr. Francisco Ximénez dans son
Historia de la Province dominicaine de Chiapa et Guatemala (cf. infra, p. 245, n. 4). On
peut en lire une réimpression séparée : R. P. Fray Tomás de la Torre, Desde
Salamanca, España, hasta Ciudad Real, Chiapas : Diario del Viaje (1544-1545), Prólogo y
notas por Frans Blom, 1944-1945, Mexico.
LA VERA PAZ
243
lège royal lui octroyant des armoiries et des immunités en
reconnaissance des services qu'il a rendus aux conquistadora de la foi.
Par une heureuse coïncidence, le Tezulutlán reçoit, en même
temps que la visite de Las Casas, celle del'évêque de Guatemala,
Marroquin, premier protecteur de l'entreprise avec le licencié
Maldonado1. Ce dernier, hélas, va se révéler pour Las Casas un
ennemi redoutable, et lui refuser l'appui de l'Audience des
Confins dans la lutte qui l'oppose à ses ouailles. D'autant plus douce
est la dernière joie que lui réserve le sol d'Amérique : cette
glorification des conquérants pacifiques du Tezulutlán et de leurs
auxiliaires répond, sept ans après, aux honneurs dont Marroquin
et Alvarado ont comblé Don Juan à Santiago. Mais maintenant,
c'est d'Espagne même qu'émanent les distinctions conférées aux
chefs indiens. En 1547, à l'époque où Las Casas poursuivra en
Espagne son œuvre de Protecteur des Indiens, le Tezulutlán
va entrer dans l'histoire sous son nom définitif grâce à un
ordre du prince Philippe : l'ancienne Tierra de Guerra s'appellera
désormais Vera Paz2.
II
Nous avons passé assez vite sur les événements postérieurs à
1538, à la fois parce que nous devrons y revenir, et parce que nous
voulions respecter la disproportion qu'il y a, chez Remesal, entre
des indications clairsemées sur cette période de dix ans et la
narration si dense, si colorée, qui accumule en une seule année (15371538) de si étonnants exploits.
Sur la valeur historique de ce joli, trop joli récit, le doute naît
quand on y aperçoit deux impossibilités d'assez belle taille, qui
sont tout au moins des incompatibilités chronologiques entre la
biographie de deux personnages connus et le rôle que Remesal
leur fait jouer en 1537-1538. D'abord Alvarado. L' Adelantado
est loin du Guatemala pendant toute cette période. Remesal
oublie d'expliquer pourquoi les moines traitent avec un autre
représentant du roi, le licencié Maldonado : ce magistrat a été
désigné comme gouverneur intérimaire et enquêteur ; 1' Adelantado,
1. Remesal, op. cit., p. 372.
2. Ibid., p. 488.
244
BULLETIN HISPANIQUE
à peine revenu de son expédition de Quito, au printemps de 1536,
était reparti pour préparer un voyage de découverte dans le
Pacifique. Il avait dû faire face à une insurrection indigène au
Honduras. Il était allé ensuite en Espagne. Il ne débarquera que le
2 avril 1539 à Puerto de Caballos, alors que les missionnaires sont
eux-mêmes partis du Guatemala depuis neuf mois environ1. Il
est donc bien impossible qu'il ait, en leur présence, au printemps
de 1538, honoré le cacique Don Juan en le coiffant de son beau
chapeau de taffetas rouge, et en l'accompagnant dans les rues de
Santiago.
Par cette remarque, deux scènes à effet deviennent suspectes
d'être des enjolivements imputables au talent du chroniqueur.
Mais bien plus grave est l'impossibilité qui concerne Fr. Luis
Cáncer, premier missionnaire entré en Vera Paz, selon Las Casas
lui-même. On a vu que Remesal était obligé d'expliquer la
surprenante absence de son nom dans le document de 1537, qui fut la
charte des évangélisateurs. Les renseignements n'abondent pas
sur ce Dominicain. Mais on connaît par chance quelques lettres
adressées par lui à Las Casas au début de 1548 lorsqu'il préparait
à Séville son départ pour la Floride2. Voulant persuader les gens
de l'efficacité de la conquête pacifique, il invoque son expérience
de la Vera Paz et, du même coup, il la date : « Je leur contai, dit-il
dans sa lettre du 6 février, le fondement, qui fut toute l'affaire
des provinces de la Vera Paz, et comment Sa Majesté, sur les
instances de Votre Seigneurie, m'envoya là-bas il y a maintenant
sept ans, et ce qui se fit avec deux religieux seulement, et
comment deux évêques firent leur entrée dans le pays [en 1545], et
tout ce qu'ils virent et la relation par-devant notaire qu'ils
envoyèrent à Sa Majesté. » II y a sept ans. C'est donc en 1541 que
1. Angel de Altolaguirre, Don Pedro de Alvarado, Madrid, 1927, p. 246.
2. Lettres copiées au xvme siècle par Muñoz, qui n'hésite pas à noter sur celle
du 6 février : « Es de Sevilla, sin duda de 1548. » Le contenu ne permet, en effet, aucun
doute (Bibl. de la Academia de la Historia, ms. A. -112, col. Muñoz, t. LXXXV,
fol. 110). Le document a été publié sans indication d'année dans le t. VII des D. 1. 1.
[Colección de Documentos inéditos relativos al descubrimiento, conquista y
organización de las antiguas posesiones españolas de América y Oceanía, sacados de los
Archivos del Reino, y muy especialmente del de Indias por D. Luis Torres de Mendoza,
t. VII, Madrid, 1867, p. 185) et dans les appendice? de la Vida del P. Fr. Bartolomé de
las Casas de A. M. Fabié (Colección de Documentos inéditos para la Historia de España,
t. LXX, p. 574).
LA VERA PAZ
245
Fr. Luis Cáncer partit pour la Vera Paz. Il avait bonne mémoire.
Les registres de la Casa de Contratación de Séville ont gardé
trace des préparatifs de son départ, à la date du 24 janvier 1541 1.
Mais retirons Cancer du merveilleux échafaudage d'événements
situés par Remesal en 1537-1538, et tout s'écroule.
Le chroniqueur a-t-il antidaté des événements réels pour les
accrocher au document signé par Maldonado en 1537 (et qui est
une pièce authentique), pour combler un vide surprenant entre
cette pièce et les nombreuses cédulas du 17 octobre 1540 (qui sont
authentiques aussi) ? A-t-il généreusement inventé le plus beau de
son histoire, et celle-ci est-elle belle comme un roman parce qu'elle
est un pur roman? Il est étrange que ces questions n'aient pas
encore été posées. Voilà plus d'un siècle que Quintana entamait,
à ses risques et périls, la critique de Remesal. Il rendait le
premier service d'éliminer de la biographie de Las Casas un épisode
inventé comme le voyage au Pérou2 : et, remarquóns-le, lorsque
Remesal se met en frais, soit qu'il abuse d'un document, soit
qu'il le comprenne de travers, il ne se contente pas d'affirmer que
ce voyage entrepris par Las. Casas vers le Pérou parvint à son
terme, il le raconte3 comme s'il en avait le journal en main. Les
hommes du Guatemala moderne, qui aiment en ce Dominicain le
premier chroniqueur de leur pays, et un chroniqueur ami des
Indiens, ne lui font pas une confiance aveugle. Agustín Meneos
écrivait dès 1889 : « No se crea... que de vez en cuando no tenga
la obra de Remesal omisiones que lamentar ni hechos en que
haya necesidad de discernir la parte indiscutible fundada en
documentos auténticos, de la parte inventada o, a lo menos,
desfigurada por la pasión y por los propósitos del autor4. »
1. Extrait de Muñoz dans col. Muñoz, t. LXXXII, fol. 247 v° : « En 24 En<er>o por
ced(ul)a de 6 Dic. 1540, pas(aje) y mat(alotaje) a Fr. Luis Cancer, i en 4 Marco a
Fr. Ant° d'Orta que con él paso. Cancer hizo r(elaci)on que havia 23 i mas a(ño}s que
estava en S. Juan i otras p(ar)tes de Indias i havia un año poco mas que era venido. »
2. M. J. Quintana, Vidas de los Españoles célebres : Fr. Bartolomé de Las Casas
[1833], dans Obras Completas, B. A. E., t. XIX, p. 455 a (discussion de l'épisode d'Enriquillo, du voyage supposé de Las Casas en Espagne « para atender a los intereses de
los indios del Perú » et de la « jornada a Caxamalca ») : « Nada de esto es consistente ni
con los documentos antiguos ni con la historia, y es preciso también omitirlo como
incierto o como fabuloso. »
3. Remesal, op. cit., p. 104.
4. Étude reproduite en tête du t. III de la Biblioteca Goathemala : Fr. Francisco
246
BULLETIN HISPANIQUE
Mais il faut évidemment aller plus loin. Remesal invente et
déforme, sans autre passion ni dessein que d'inventer. Un conteur
né ment, c'est-à-dire invente, comme il respire. Et Remesal en
est un. Il a l'imagination éminemment « réaliste ». Tout épisode
qui lui plaît, il aime à le peindre dans le temps et dans l'espace,
avec les couleurs de la vie. C'est évidemment le cas de la réception
du cacique Don Juan à Guatemala. Il réussit mieux les
enchaînements que les péripéties. Et ce moine n'invente pas de miracles.
Mais il sait l'importance d'un mariage dans le roman des peuples
comme dans celui des individus. Après le providentiel cacique
Don Juan, son frère, déjà si commode comme ambassadeur de la
Terre de Guerre auprès des moines, devient à son tour un
personnage providentiel quand il épouse la fille d'un cacique du haut
pays. Grâce à lui les évangélisateurs passeront sans encombre de
la Basse à la Haute Vera Paz. Mais comme le narrateur, dans ces
moments où il mène rondement les affaires de ses héros, se laisse
entraîner par sa verve ! Comme on s'amuse à certains passages,
dès qu'on relit cette histoire non plus comme une histoire vraie,
mais comme un conte 1
Si les Indiens de Cobán, au bord de la rivière, renoncent au
sacrifice de perroquets dont la nouvelle foi de Don Juan frustre
leurs dieux, « ils se disent qu'il n'était pas juste de quitter l'amitié
et le parti d'un si puissant voisin et ami pour une si petite affaire
que le sacrifice ou le non-sacrifice de quelques oiseaux, alors
que les bons augures pouvaient être demandés aux idoles pour
la mariée moyennant d'autres offrandes plus grandes telles que
de tuer en leur honneur des cerfs... et, si besoin était, un certain
nombre d'hommes ». Tel est l'humour de Remesal, admirateur
de Las Casas et ami des bons sauvages. On le savoure identique
un peu plus loin quand il transpose parmi les anthropophages la
scène émouvante de la première messe dite par Cáncer dans les
confins (étrange messe, entre parenthèses, que cette messe dite
par un moine seul, sans acolyte pour la servir). Cette fois ce sont
Las Casas et Ángulo qui, en pleine nature, officient et prêchent
Ximénez, Historia de la Provincia de San Vicente de Chiapa y Guatemala de la Orden
de Predicadores, t. III, Guatemala, 1931, P- xi. Je dois les trois précieux volumes de
la Historia de Ximénez à la libéralité de la Biblioteca Nacional de Guatemala, à
laquelle j'exprime ici ma gratitude.
LA VERA PAZ
247
en quiche devant les foules accourues pour les voir et les
entendre. Si les uns, dit Remesal, les regardaient pour ce qu'ils
étaient (c'est-à-dire des envoyés de Dieu), d'autres les
regardaient avec de fortes envies de les manger, car il leur semblait
« qu'ils auraient bon goût avec une sauce au piment1 ». Con salsa
de chile 1 On ne peut s'empêcher de croire que Remesal a écrit ces
lignes, et quelques autres, non seulement cum grano salis, mais
avec cette sauce indienne.
Beau roman, donc? Non. Joli, tout au plus. Remesal n'est pas
assez sérieux pour écrire le grand roman des missions, et puis il
veut trop prouver. Toute littérature de propagande est faible
par là. Remesal a pris à tâche de peindre Las Casas non
seulement comme un défenseur infatigable des Indiens, mais comme
un apôtre et un saint, ce qu'il n'était sans doute pas à
proprement parler. Il a affadi son personnage. Il a affadi la conquête
pacifique de la Vera Paz en supprimant la résistance des hommes
et des choses, ou en la supposant d'avance vaincue. Son récit peut
imiter plaisamment les couleurs de la vie, il n'en a pas la
consistance.
On peut se demander pourquoi il a inventé à ce point. Est-ce
par simple gageure de romancier hagiographe qu'il a voulu faire
tenir le plus difficile exploit dans le temps « record » d'une année?
Était-il déjà occupé par la querelle de priorité qui opposera au
xvme siècle les Franciscains et les Dominicains en la personne de
Fray Francisco Vázquez et Fr. Francisco Ximénez2?
Entendait-il parer son ordre d'une gloire inégalable à l'heure où les
Jésuites relevaient au Paraguay l'étendard de la conquête évangélique3? Nous ne pouvons que poser ces questions. Pour y ré1. Remesal, op. cit.t p. 139.
2. Voir en particulier Ximénez, op. cit., 1. 1 (Guatemala, 1929), p. 113, 135, 220, etc.
Ximénez s'escrime à la fois contre le Franciscain Vázquez et contre « son grand ami »
don Francisco de Fuentes y Guzmán, l'auteur de la Recordación florida del Reino de
Guatemala.
3. On sait quelle popularité était réservée, grâce au P. Charlevoix et surtout grâce
à Chateaubriand, aux missionnaires du Paraguay qui « remontèrent les fleuves en
chantant des cantiques. Les néophytes répétaient les airs comme des oiseaux privés
chantent pour attirer dans les rets de l'oiseleur les oiseaux sauvages » {Génie du
Christianisme, 4e partie, liv. IV, ch. iv). Il serait intéressant de rechercher à quelle source
remonte cette tradition de la conquête des Paraguayens par la musique. Notons que
le 30 janvier 1607 Philippe III notifie au marquis de Montesclaros, gouverneur et
248
BULLETIN HISPANIQUE
pondre correctement, il faudrait des recherches que nous n'avons
pas eu le loisir d'entreprendre. Qu'il nous suffise de cette
évidence : Remesal écrit en romancier édifiant et en Dominicain
passionné pour la gloire de son Ordre en général et de Las Casas
en particulier. Cela peut mener loin.
Si l'on s'étonne que nous mettions en doute toute sa version
de la conquête de la Vera Paz, que l'on se demande plutôt sur
quoi repose le crédit dont elle a joui jusqu'à maintenant. La
réponse est très simple. On a cru Remesal parce qu'il épingle en
marge de son récit des documents, et que ces pièces, retrouvées
dans les archives, ont été reconnues authentiques. On s'est bien
étonné1 — pas assez, à vrai dire — des trous qu'il y a entre le
document unique de 1537, puis les lueurs de 1539 et, enfin, la
série massive des documents de 1540 et années suivantes. Mais,
enfin, on a cru Remesal sur parole parce qu'on le pensait bien
documenté, et qu'on le croyait un sincère adepte de « l'histoire
dont la vérité consiste à savoir les événements vrais par
informations, relations et documents authentiques2 ». On sait qu'il n'a
pas voulu « dresser catalogue des Archives, livres imprimés et
manuscrits, mémoires, relations, testaments et informations qu'il
■a vus pour ordonner son histoire 3 ». La liste eût été trop longue.
Mais il avait bien eu à sa disposition des récits de première main,
comme le journal de Fray Tomás de la Torre pour le. voyage de
Las Casas et des Dominicains qui l'accompagnèrent en 1544-1545,
capitaine général du Pérou, un ordre favorable à la conquête évangélique : « de los que
se redujeren de nuevo a nuestra Santa Fe Catholica y obediencia mia por sola la
predicación del evangelio, no se cobre tributo por tiempo de diez años, ni se encomienden >
(publ. dans Pablo Hernández, Organización social de las doctrinas guaraníes de la
Compañía de Jesús, 1. 1, Barcelona, 1913, p. 511). Déjà aux alentours de 1600 le
Dominicain Fr. Reginaldo de Lizárraga (Descripción brève... del Perú, N. B. A. E., t. XV,
p. 508) parle avec admiration des missionnaires jésuites « con ánimos de se entrar por
la tierra de guerra a predicar la ley evangélica sólo con las armas de la fe ».
1. L. Hanke, op. cit., p. 200. Et plus explicitement dans son introduction au De
unico vocationis modo (cf. supra, p. 235, n. 2), p. xxxvi : « Los documentos no arrojan
luz sobre los acontecimientos del año 1538 en laTierra de Guerra — y he podido
consultar todos los manuscritos existentes en el Archivo de Indias de Sevilla... Durante el
año de 1540 salió un verdadero torrente de decretos reales destinados a fomentar la
conversión pacifica de los indios. Solamente el 17 de Octubre se promulgaron doce de
estos decretos. » II faudrait ajouter que ces décrets ne visent pas la conversion
pacifique en général, mais le cas particulier du Tezulutlán.
2. Remesal, op. cit., Prólogo.
3. Ibid.
LA VERA PAZ
249
depuis Salamanque jusqu'à Ciudad Real de los Llanos de Chiapa1.
Pourquoi n'aurait-il pas eu un document analogue pour la
conquête de la Vera Paz? Ce diable d'homme se garde bien de le dire
au moment où il la raconte. Mais plus loin, et comme
négligemment, il parle des écrits que les missionnaires ont laissés sur les
idolâtries de ces contrées, et, se référant à un Traité des Idoles, de
Fr. Domingo de Vico, missionnaire amené par Las Casas au Tezulutlàn en 1545, il ajoute que le manuscrit contenait, en outre,
a l'histoire de l'entrée des Espagnols dans le pays et de celle que
firent en ces régions les Pères Fr. Luis Cáncer, Fr. Bartolomé de
Las Casas et Fr. Pedro de Ángulo pour prêcher l'Évangile2 ».
Cette mention apparemment fortuite n'était-elle pas aussi
rassurante qu'une référence plus appuyée?
Mais, si la conquête de la Vera Paz avait été le succès
prodigieux et foudroyant que raconte Remesal, si Las Casas,
personnage si discuté de son vivant, y avait eu la part que son
chroniqueur lui prête, comment expliquer que les contemporains aient
si faiblement réagi, et que personne, avant Remesal, n'ait raconté
les faits d'une façon cadrant avec la sienne? Personne, pas même
Las Casas... C'est en ne prêtant pas attention à cette absence
massive que les historiens séduits par Remesal ont été le plus
fautifs. Las Casas, dans la Brevísima relación de la destrucción de
las Indias, présentée à Charles-Quint vers 1542, accrue d'un
post-scriptum en 1546, parle du Yucatán, et il s'étend avec une
certaine complaisance sur la tentative de conquête pacifique du
Franciscain Fr. Jacobo de Tastera. Il dénonce les cruautés
commises au Guatemala. Et l'idée ne lui vient pas d'évoquer, comme
repoussoir, le triomphe de ses frères dominicains dans ce pays.
Voici en quels termes il en parle, vers 1550, dans sa grande
Apolo giaz latine contre Sepulveda. Discutant la portée du devoir qui
1. Cf. supra, p. 242, n. 2.
2. Remesal, op. cit., p. 301.
3. Bibl. nat. de Paris, ms. lat. 12926, Apología Barth. de Las Casas adversus Sepulvedam, fol. 121 v°-122 r°. Reproduisons le texte latin des phrases que nous soulignons :
« Missimus (sic) enim ad illos aliquos ex noviter conversis qui nos et amabant et colebant... Omnes res naturales volunt in finem suum suaviter dirigi et ita illas movet
dominus qui omnia suaviter disponit [Sapien. 8]. » II faut réagir contre la tendance
à appeler ce grand ouvrage inédit Argumentum Apologiae. Ce titre ne convient qu'au
fragment publié par Fabié, op. cit., t. II (Col. Doc. in., t. LXXI, p. 331-333), et qui
250
BULLETIN HISPANIQUE
incombe à l'Église de prêcher l'Évangile, il insiste sur l'obligation
de le faire dans la paix : « De cette suave et chrétienne manière,
loin du tumulte et du fracas des armes, par la seule parole du
Christ et par la douceur et les bons procédés qui apprivoisent
même les bêtes sauvages, nous avons amené à la foi quelques
provinces du Tezulutlán tenant au royaume de Guatemala. Nous
leur avons envoyé quelques nouveaux convertis qui avaient pour nous
affection et respect. Ceux-ci ont expliqué aux autres que nous
venions les trouver par zèle pour la famille de Dieu et pour les
éveiller de l'ignorance séculaire où ils étaient, non pour les
dépouiller de leurs biens et de leur liberté comme faisaient les autres
Espagnols. Toutes choses naturelles veulent être menées doucement
vers leur fin, et ainsi elles sont poussées par le Seigneur qui dispose
doucement toutes choses. Ce grand don m'a été accordé par le
Christ à mes compagnons et à moi. Nous avons ainsi amené bien
des milliers d'âmes à leur Créateur et à leur Sauveur sans
désordre, en toute douceur et bienveillance ; et notre commerce leur
a été si agréable qu'une région peu auparavant révoltée,
poursuivant nos compatriotes d'une haine capitale à cause des grands
maux qu'ils lui avaient maintes fois infligés, perdit ses
dispositions farouches et devint si pacifique que sur l'ordre de notre
invincible prince Philippe, fils du grand Empereur Charles, ces
provinces prirent le nom de Provinces de la Vraie Paix. Je ne
doute pas que le Christ, par cette œuvre qu'il a daigné réaliser au
moyen de ses plus chétifs serviteurs, n'ait voulu montrer combien
on s'y était mal pris jusque-là pour prêcher l'Évangile à ces
peuples, combien éloignés de sa doctrine étaient les massacres et
les incendies perpétrés par les plus impies des hommes contre ces
peuples misérables, et de quelle façon il fallait leur prêcher
l'Évangile à l'avenir. »
Las Casas y est revenu peu après dans sa riposte à la douzième
objection de Sepulveda (1551) K II résume, plus sobrement enest un c argument » ou introduction placée en tête du manuscrit, après l'Épître dédicatoire du P. Bartolomé de Vega, O. P., au Conseil des Indes.
1. Aquí se contiene una disputa o controversia entre B. de las Casas y G. de Sepulveda,
Sevilla, 1552, fol. h m. Ici encore, nous ne citons que les lignes soulignées dans notre
traduction : « de las más propinquas tierras o prouincias donde ay pueblos de
españoles, los religiosos por medio de yndios pacíficos que ya conocen e tienen experiencia
y confîança dellos negociándolo... ».
LA VERA PAZ
251
core, une technique de conquête sans inventions ni audaces
extraordinaires : « Partant des terres ou provinces les plus proches
où il existe des çillages d'Espagnols, paz l'intermédiaire d'Indiens
pacifiques qui déjà les connaissent par expérience et se fient à eux,
les religieux mènent V affaire comme nous l'avons fait, nous autres
moines de saint Dominique qui, depuis le Guatemala, avons par
ce procédé amené pacifiquement, puis converti les provinces
auxquelles le Prince, pour cette cause, a décidé de donner le nom de
Vera Paz (et où il y a aujourd'hui, pour la gloire de Dieu, une
merveilleuse chrétienté, ce qu'ignore le très Révérend Docteur). »
Triomphe donc, triomphe providentiel auquel Dieu a voulu
donner une valeur démonstrative, mais triomphe de la
diplomatie et de la prudence le plus classiques, non triomphe romanesque
commencé par des chansons tombées du ciel et achevé grâce à un
providentiel mariage. C'est entre 1548 et 1551 que Las Casas en
parle comme d'une œuvre qui a gagné de nombreux milliers
.d'âmes. Un peu plus tard, en 1555, le Franciscain Motolinia, dans
une lettre célèbre qui est un réquisitoire contre Las Casas, et
où il lui reproche de mettre « la charrue avant les bœufs », discute
non la qualité de ce succès, mais son volume. Ce n'est « pas le
dixième » de ce que les Dominicains ont dit. « II y a ici, au
Mexique, tel monastère qui endoctrine et visite dix fois autant
de monde qu'il y en a dans le royaume de la Vera Paz, et de ceci
l'évêque de Guatemala est un bon témoin1. » Dira-t-on que
Motolinia (et l'évêque Marroquin lui-même, nous le verrons) sont
des juges hostiles? Mais comment expliquer que les premiers
biographes dominicains de Las Casas, ni Fr. Juan de la Cruz (1567) 2,
ni Fr. Agustín Dávila Padilla (1596) 3, ne soufflent mot de
1. La lettre de Motolinia à l'Empereur (Tlaxcala, 2 janvier 1555) a été publiée dans
le tome déjà cité des D. I. /., t. VII (voir p. 264 le passage cité). On la trouvera aussi
en appendice à l'édition Daniel García Sánchez de l'ouvrage de Motolinia, Historia
de los Indios de la Nueva España, Barcelona, 1914 (nous utilisons une réimpression de
Mexico, 1941, où le passage cité est aux p. 297-298).
2. Fr. Juan de la Cruz, O. P., Coronica de la Orden de Predicadores, de su principio
y sucesso hasta nuestra edad... [Lisboa] (Manuel Juan), 1567. Je remercie I. S. Révah
d'avoir bien voulu consulter pour moi cet ouvrage rare à la Bibliothèque nationale de
Lisbonne (la notice sur Las Casas va du fol. 120 au fol. 122).
3. Fr. Agustín Dávila Padilla, O. P., Historia de la fundación... de la Provincia
de Santiago de México de la Orden de Predicadores. Nous avons utilisé la deuxième
édition, de Bruxelles, 1625. La vie de Las Casas va de la p. 312 à la p. 341 de cet in-folio.
Mais la plus grande partie est consacrée (p. 312-323) à un aperçu des cruautés dénon-
252
BULLETIN HISPANIQUE
la Vera Paz? Leurs notices sont pauvres, il est vrai. Voilà, tout
de même, un Ordre bien oublieux de ses gloires ! Une biographie
un peu plus nourrie et plus cohérente, incluse dans la chronique
des guerres civiles du Pérou par Gutiérrez de Santa Clara1, mène
Las Casas jusqu'en 1551 : elle ignore pareillement la Vera Paz.
Et voici enfin Herrera, le chroniqueur des Indes qui le premier
traite longuement et avec sympathie du rôle de Las Casas. Dans
ses quatre volumes in-folio, où il mentionne, à la date de 1539,
une tentative du licencié Maldonado pour pacifier les Lacandons
rebelles (nous y reviendrons), voici tout ce qu'il trouve à dire sur
la conquête qui nous occupe : « La province de la Vera Paz
s'appelle aussi Tierra de Guerra, nom que lui donnèrent les soldats
parce que jamais ils n'y entrèrent par les armes ; et les religieux
dominicains la nommèrent Vera Paz en haine de la guerre, parce
qu'elle fut conquise, non par les armes, mais par la prédication,
en offrant aux naturels la Vraie Paix2. » Las Casas n'est même pas
nommé. Et pourtant Herrera a eu à sa disposition ce qu'on peut
appeler les archives de Las Casas. Qu'est devenue la relation de
l'entrée des Dominicains dans la Vera Paz, que Remesal prétend
avoir trouvée dans le même manuscrit que le Traité des Idoles
du martyr Fr. Domingo de Vico? Nous avons vu luire un espoir
quand nous avons appris qu'il existait dans la collection Muñoz
une Relation de la Vera Paz de 1544 à 15743, bien que la date iniCées dans la Brevísima relación de la destrucción de las Indias, ou (p. 327-341) aux
châtiments infligés par les Anglais à la Española, comme Las Casas l'avait prophétisé
dans sa protestation solennelle de 1542. La trop célèbre Quarta parte de la Historia
General de Santo Domingo y de su Orden de Predicadores de l'évêque de Monopoli
Fr. Juan López (Valladolid, 1615) ne fait guère que résumer maladroitement ce que
D avila Padilla dit de Las Casas et de Fr. Luis Cáncer. C'est seulement à propos de ce
dernier que D avila Padilla parle, en termes très succincts, d'une entreprise d'évangélisation au Guatemala.
1. Pedro Gutiérrez de Santa Clara, Historia de la guerras civiles del Perú (15441548) y de otros sucesos de las Indias (éd. Serrano y Sanz, 1. 1, Madrid, 1904), consacre
son chapitre h à la vie de Las Casas jusqu'en 1551. Pour la période correspondant aux
années 1535-1539, il se contente de dire : c se fue a las provincias de Nicaragua y Guatimala y a Nueva España, en donde y por los pueblos que passaua predicaua y disputaua contra todos los que tenían esclavos y los encomenderos que los maltratauan,
y esto hizo con vivas razones théologales y con grandes autoridades de la divina, y
humana Escriptura. •
2. A. de Herrera, Historia general de los hechos de los Castellanos en las Islas y
Tierra Firme del Mar Océano, Madrid, 1 601 -1 61 5, 4 vol. in-folio, dec. IV, 1. X, ch. xm.
3. Mentionné par L. Hanke, op. cit., p. 473. N'ayant pu consulter, en octobre 1950,
LA VERA PAZ
253
tiale ne fît pas attendre un récit confirmant celui de Remesal
sur les merveilleux événements de 1537-1538. Il s'agit, en réalité,
d'une description minutieuse de la province, village par village,
a signée au couvent de Saint-Dominique [de Cobán] le 7
décembre 1574 par Fr. Francisco, prieur de Viana, Fr. Lucas Gallègo et Lucas Cadena ». Le premier chapitre est un tableau
géographique. Le second commence en ces termes : « Les religieux
de saint Dominique.... entrèrent dans cette Terre, appelée « de
« Guerre » à cette époque, le 19 mai 1544. C'est par leur sainte
doctrine et louable prédication que les Indiens laissèrent les
armes et reçurent le saint Évangile, la vraie Paix que le Christ
Notre-Seigneur leur envoyait dans sa miséricorde. » Ici encore,
Las Casas n'est pas nommé. Il faut se rendre à l'évidence. La
victoire-éclair racontée par Remesal et rapportée par lui à
1537-1538 n'est même pas une tradition dominicaine. Moins de
quarante ans après l'événement supposé, les successeurs des
premiers évangélistes de la Vera Paz l'ignorent. Cette légende dorée
date de Remesal.
III
II ne vaudrait pas la peine de nous escrimer si longuement
contre elle s'il ne s'agissait que de rétablir la vérité sacro-sainte
des « faits » tels qu'ils se sont déroulés dans une région de
l'Amérique centrale entre 1537 et 1547, de substituer, à une petite
histoire bien menée et qui réjouit le lecteur, une suite de faits
correctement datés et ne disant pas grand'chose à personne.
L'histoire telle que la pratiquait Remesal pouvait proclamer son
respect pour les « événements vrais » et la documentation qui les
atteste, tout en se moquant outrageusement de leur succession
réelle et de la façon dont ils ont été vécus. C'était hagiographie
et édification. Les saints, les martyrs, dans sa perspective, sont
des prédestinés. Qu'importe, dès lors, que Cáncer soit arrivé au
Guatemala en 1541 au lieu de 1537? Si l'histoire est plus édifiante
le t. XXXIX de la Colección Muñoz qui était momentanément sorti de la Bibliothèque
de l'Académie de l'Histoire de Madrid, j'ai eu recours depuis aux bons offices de
J. Cherprenet, qui a copié pour moi Ie3 passages qui m'intéressaient. Qu'il en soit
cordialement remercié. L'intitulé est au fóí. 92. Le ch. n commence au fol. 96.
254
BULLETIN HISPANIQUE
en 1537, l'annaliste ne saurait remettre à 1541 le lever du rideau ;
Cáncer ne saurait pour autant manquer à cet épisode où il a sa
place, où il doit cueillir ses premiers lauriers et se préparer à
cueillir la palme du martyre. Qu'importe que l'action de Las Casas
ait été telle ou telle en cette affaire si nous savons que cette affaire
est la sienne, que Dieu l'a choisi nominativement pour fournir
cette démonstration de la conquête pacifique comme seul moyen
de christianiser le Nouveau Monde? Ici encore, l'édification
décidera. L'histoire a sans doute, encore, une autre valeur pour
Remesal, Dominicain du temps de Philippe III : en plus de son
efficacité permanente pour l'édification des chrétiens, elle vaut
pour la glorification des bons Dominicains toujours amis des
Indiens, pour la confusion des méchants conquistadora
superstitieux et cruels et de leur descendance. Il semble que Remesal ait
eu à répondre, devant l'Inquisition, de cette conception
batailleuse de l'histoire d'Amérique1.
Nos perspectives sur ce passé sont autres. Si la chronologie nous
importe, si nous désirons savoir au juste comment Las Casas a
monté et mené cette entreprise, c'est que nous le considérons
comme un homme dont les actes ont changé le cours de l'histoire
de l'Amérique ; à cette histoire irréversible il appartient, toujours
vivant, dans la mesure où son action a contribué à façonner
l'Amérique espagnole telle que nous la voyons aujourd'hui.
Prédestiné? Nous ne savons pas. Illuminé? Il ne semble pas.
Calculateur plutôt. Persuadé de la nécessité de beaucoup savoir pour
convaincre. Trop persuadé peut-être de pouvoir beaucoup. Mais
à coup sûr conscient d'avoir une mission, un rôle où il est
irremplaçable, ce qui est une bonne condition pour laisser sa trace dans
l'histoire. Il a agi à une heure déterminée ; et il n'est pas indiffé1. En corrigeant les épreuves du présent article, j'ai enOn sous les yeux l'édition
guatémaltèque de son histoire (cf. p. 235, n. 1). L'éditeur a reproduit en tête du
tome II l'étude consacrée à Remesal par le bon érudit mexicain Francisco Fernández
del Castillo, avec le Dictamen du Commissaire du Saint-Office sur le livre du
Dominicain. Le Commissaire Felipe Ruiz del Corral, persécuteur acharné de notre
chroniqueur, se présente assez ostensiblement comme l'agent de l'aristocratie créole qui,
connaissant les tendances de Remesal, avait dénoncé son livre avant même de l'avoir
lu (« entendióse al principio que tratava de componer este libro y que en él dezia cosas
en perjuicio de algunos de los Conquistadores y de los Criollos, y se inquietaron con
esto algunos vezinos y acudieron por el año de seiscientos y quinze a su Superior que
lo remediase ». P. 24).
LA VERA PAZ
255
rent de savoir s'il a reçu l'évêché de Chiapas parce qu'il avait fait
Y « expérience » de la Vera Paz ou s'il a voulu cet évêché pour la
faire, entre autres choses. Surtout, il n'est pas indifférent qu'il
ait agi dans ce microcosme que formaient, au Guatemala, quelques
missionnaires et quelques caciques, avec tout au plus, comme
divinités majeures, un Ëvêque et un Adelantado, ou qu'il ait agi
à Madrid, au cœur d'un empire mondial, à l'époque où CharlesQuint et ses conseillers décidaient du mode de pénétration du
continent américain. Las Casas déborde infiniment la conquête
de la Vera Paz, et celle-ci prend place dans un processus qui
dépasse infiniment Las Casas.
Si réel qu'ait pu être le défi des conquistadora aux
missionnaires dont la doctrine les irritait, il serait abstrait de considérer
Las Casas comme un idéologue qui, ayant écrit un beau traité,
décide d'en fournir la démonstration expérimentale le jour où on
le met au pied du mur. La volonté de conquête pacifique vient
de plus loin. Sans remonter jusqu'à la mésaventure de la côte de
Cumaná, en 1535 Las Casas, Ladrada et Ángulo sont au
Nicaragua. Ils sont considérés comme de dangereux agitateurs parce
qu'ils prêchent contre l'expédition que prépare le gouverneur
Rodrigo de Contreras et contre quiconque aurait assez peu souci
de son âme pour y prendre part. Le capitaine propose à Las Casas
de se joindre à l'expédition. Le moine refuse tout net en disant :
« Donnez-moi cinquante hommes et j'irai tout seul » (c'est-à-dire
sans aucun capitaine). En attendant, il refuse de confesser les
soldats qui s'enrôlent pour partir1.
Tout le côté agressif de sa nature est là, celui qui se heurtera
sans succès, dix ans plus tard, aux Espagnols de son évêché. Mais
l'aspiration à conquérir les Indiens sans armes n'est ni une pensée
d'idéologue, sortant tout armée de son cerveau, ni une idée
personnelle. Il peut la humer dans l'air. Elle court à travers
l'Amérique centrale, portée par d'autres moines inquiets comme lui2.
Dès 1534, le Franciscain français Jacques de Tastera et ses com1. D. 1. /., t. VII (op. cit.), p. 118. Fr. Rodrigo [de Ladrada] est mentionné dans la
même enquête, p. 138, et Fr. Pedro [de Ángulo], p. 143-144. Quelques extraits dans
les appendices de Quintana, op. cit., p. 523-524.
2. Nous avons étudié cette question dans un cours sur les premiers évangélisateurs
du Mexique (voir le résumé dans l'Annuaire du Collège de France, 1950, p. 233).
256
BULLETIN HISPANIQUE
pagnons espagnols sont entrés en pourparlers avec les Indiens
du Yucatán pour la réaliser. Le 23 juillet 1536, quand Las Casas
vient de quitter le Nicaragua pour le Guatemala, une nouvelle
fuse de Mexico comme une traînée de poudre : le retour d' Alvar
Núñez Cabeza de Vaca et de quelques hommes dont on était sans
nouvelles depuis dix ans. Ces rescapés de l'expédition Narváez,
désarmés et nus, ont traversé de tribu en tribu, parmi les
populations les plus sauvages, tout le continent américain d'est en
ouest, depuis la côte de Floride, où ils avaient fait naufrage,
jusqu'au Sinaloa. Non seulement ces quelques blancs,
accompagnés d'un nègre, n'ont pas été mangés par des cannibales, mais
les primitifs les ont traités comme des êtres surnaturels, les ont
obligés à devenir thaumaturges. Zumárraga, quelques mois plus
tard, invoque leur bouleversant exemple à l'appui de son opinion
« qu'il faut éviter et même défendre de faire la guerre aux Indiens
qui ne nous la font pas ». « Je crois, poursuit l'évêque de Mexico,
que la bonne guerre, la bonne conquête, ce serait celle des âmes : de
leur envoyer des religieux, comme le Christ a envoyé ses apôtres
et disciples, pacifiquement ; peu à peu ils pénétreraient dans le
pays et les demeures, ils iraient édifiant des églises au lieu
d'entrer d'un seul coup. » Dans la même lettre, Zumárraga cite un cas
qu'il tient de Tastera. Un Franciscain du Michoacán, Fray
Francisco de Favencia, un Italien celui-là, avait fait merveille autour
de son petit couvent de Zinapécuaro qu'il s'était épuisé à
construire de ses propres mains au milieu des Indiens belliqueux ou
Chichimecas. Il est mort de privations et de fatigue à force de
courir le pays comme un homme des bois 1.
Le vieux Las Casas n'est pas un missionnaire de cette espèce.
Certes, le défi des conquistadora du Guatemala fixe son choix sur
la Tierra de Guerra ; mais il ne va pas s'y lancer à corps perdu et
1. « Parecer » de Zumárraga au vice-roi « sobre esclavos de rescate y guerra »
conservé dans la collection Muñoz et imprimé par J. Garcia Icazbalceta dans les
appendices de son Don Fray Juan de Zumárraga (dans la réédition de R. Aguayo Spencer et
A. Castro Leal, t. III, México, 1947, p. 91). On peut voir dans le t. IV, p. 162-163, une
lettre du 4 avril 1537, publiée en 1914 parle P. Cuevas dans ses Documentos inéditos
del siglo XVI para la historia de México, p. 83-84, et où Zumárraga écrit : c ... en toda
esta tierra no ha sido sino carnicerías cuantas conquistas se'han hecho, y si S. M.
comete esta cosa a su Visorrey Don Antonio de Mendoza, yo creo que cesarán y lo que
se descubriere y descubierto se conquistará apostólicamente o cristianamente como
lo tenemos platicado con religiosos... »).
JA VERA PAZ
257
sans aide. L'originalité de sa méthode est d'être précautionneuse,
secrète. Une fois la garantie du licencié Maldonado obtenue, les
trois Dominicains se gardent bien de crier leurs intentions sur les
toits. Ils ont trop peur qu'on ne les contrarie. La clause qui leur
accorde un privilège de cinq ans à -partir du moment oà ils abordent
le Tezulutlán proprement dit1 leur permet de se livrer à un travail
d'approche dans les confins déjà pacifiés, travail qui peut durer
aussi longtemps qu'il faudra. Il suffît qu'il ne s'ébruite pas, et
Maldonado est discret. A cette prudence serpentine, on reconnaît
un autre côté de Las Casas, non moins authentique que sa
violence. Déjà à Saint-Domingue, dans l'affaire du cacique insurgé
Enriquillo, il n'a pas cru pouvoir ramener celui qu'il appelle « Don
Enrique » sans opérer dans le plus grand secret2. L'action
personnelle, la diplomatie auprès des chefs indiens, c'est une vocation
qu'il sent en lui depuis longtemps, peut-être depuis l'an 1518 où
il voulait aller avec le licencié Figueroa fonder les nouveaux
villages indigènes prévus dans la Española, et où il se faisait réserver
le privilège d'aborder le premier les caciques3. Pendant deux ans,
il n'y aura que diplomatie dans l'investissement de la Terre de
Guerre. Et ce sera toute la part personnelle de Las Casas à cette
opération, du moins sur place.
Ce discret travail d'approche, naturellement, nous échappe.
Nous pouvons, du moins, le jalonner sur la carte grâce aux cédules royales obtenues par Las Casas en 1540, à Madrid, en faveur
1. Voir le document du 2 mai 1537. Une copie authentique est incorporée à une
notification royale aux gouverneurs de Guatemala, Chiapa et Honduras (Archivo de
Indias, Partes de Guatemala, 393, fol. 136 v°-138 r°). Elle a été publiée sans référence
précise dans D. I. In t. VII, p. 149-156. La copie publiée par Remesal, op. cit., p. 122,
est rigoureusement conforme, abstraction faite de variantes orthographiques. Il y
est dit « que los dichos cinco años se comiencen a contar desde el mes que vosotros
entráredes en la misma provincia y tierra de los que hoy están alçados ; y que no
entren en cuenta los días que estuviéredes en los conñnes de las tales provincias de
donde habéis de començar a hazer vuestro concierto con ellos... ».
2. Voir la lettre de Las Casas au Conseil des Indes (Santo Domingo, 30 avril 1534),
publiée par le P. Benno Biermann dans Archivum Fratrum Praedicatorum, t. IV, 1934,
p. 197-202, Zwei Briefe von Fr. B. de las Casas, 1534-1535 : t y fué necessario yr a
escondidas de los oydores por la siniestra disposición que conmigo tener dellos conoscia»(p. 199).
3. Lettre du roi à Rodrigo de Figueroa (Saragosse, 20 septembre 1518), publiée par
Serrano y Sanz, Orígenes de la dominación española en América, t. I {N. B. A. E.,
t. XXV), Madrid, 1918, p. 428 : • Qu'el clérigo Casas sea el primero que hable a los
caciques yndios, y sea favorescido. »
258
BULLETIN HISPANIQUE
de quatre caciques *. On voit alors que les moines ont noué leurs
rapports avec le Tezulutlán, en s'y prenant de très loin, par
l'ouest, alors que la voie de pénétration topographiquement la
plus facile était par le golfe de Honduras et le lac Izabal ou Golfo
Dulce. Des soldats seraient passés par ce dernier chemin. C'est
de ce versant atlantique que Cortés s'était approché en 1525,
atteignant Chacujal, au retour de l'expédition des Hibueras2.
Mais nos diplomates, partis de l'ancienne Guatemala, au pied
du Volcán de Agua, agissent par la bande, peut-être pour mieux
cacher leur jeu, et vont prendre comme intermédiaires les
caciques de la région du lac Atitlán. Ainsi s'élargissent les rares
indications de lieu que donnait Remesal, et nous sortons du
vague où il nous plongeait comme dans un brouillard. C'est vers
Sacapulas que, de façon déconcertante, partaient les marchands
porteurs de chansons chrétiennes. Pour trouver le point de départ
de la vraie conquête diplomatique, il faut pousser encore plus à
l'ouest. Remesal n'a pas inventé de toutes pièces le « puissant
cacique » qu'il ne nomme pas d'abord, mais dont il dit bientôt,
avec son humour pince-sans-rire : « Le cacique Don Juan, qui
désormais s'appelait ainsi, je ne saurais dire si c'était par
baptême ou par catéchisme ou parce que les Indiens aimaient alors
prendre des noms d'Espagnols, car je n'ai pu tirer au clair s'il fut
baptisé par le P. Luis Cáncer3. » Le cacique des villages d'Atitlán
s'appelait Don Juan, en effet, mais point n'était besoin de
marchands ni de stratagèmes musicaux pour lui faire entendre le
message du Dieu inconnu. Peut-être était-il déjà baptisé par quelque
moine de la Merci ou un Franciscain. Les cédules obtenues plus
tard en faveur de Don Juan et de ses voisins nous montrent
1. Archivo de Indias, Partes de Guatemala, 393, fol. 127 v°. Le roi à D. Juan, « gouernador del pueblo de Atitan », Madrid, 1 7 octobre 1540 ; lui témoignant sa gratitude pour
l'aide accordée à Las Casas et à ses compagnons « en pacificar y traer de paz los
naturales de las provincias de Tecululan >, et l'invitant à continuer cette aide. « Iten para
Don Gaspar prencipal del pueblo de Thequiçiztem. — Iten para Don Miguel prencipal
del pueblo de Çiçicaztenango. — Iten para Don Jorge prencipal del pueblo de Tecpanatitan. >
2. Hernán Cortés, Quinta carta de relación, B. A. E., t. XXII, p. 136 b. Le
conquistador eut alors en son pouvoir un Indien de « Teçulutlan ». Le nom le frappa et lui
rappela quelque chose. 11 vérifia par la suite qu'il l'avait lu dans des rapports d'Alvarado, dont les gens avaient atteint ce pays par le côté du Guatemala.
3. Remesal, op. cit., p. 138.
LA VERA PAZ
259
qu'ils étaient non seulement des caciques de paz, mais des
caciques en encomienda1. L'un n'allait pas sans l'autre. Autant dire
que les Espagnols étaient déjà chez eux dans ce pays quiche.
C'est de leurs compatriotes que les moines devaient surtout se
garder quand ils travaillaient à la conquête des caciques et les
faisaient entrer dans leur jeu. Marroquin dira que ceux-ci avaient
été gagnés par des cadeaux. Sans doute ; et aussi par de bons
procédés, par un humain traitement qui rendait hommage à leur
qualité de seigneurs indigènes. La conquête de l'Amérique, dans
la mesure où elle a été constructive et non destructive, a été un
étonnant triomphe du « don de gentes » des Espagnols, de ce
grand sens humain qui leur fait reconnaître en des êtres' très
différents d'eux des alliés, des auxiliaires possibles, et leur fait prendre
sur eux l'ascendant. Les moines ont découvert et utilisé leurs
caciques, toutes proportions gardées, comme Cortés a découvert
Doña Marina et ses auxiliaires tlaxcaltèques.
Don. Juan, « Gouverneur » d' Atitlán, Don Jorge, Principal de
Tecpán Atitlán, Don Miguel, Principal de Chichicastenango...
Avec eux, nous sommes au cœur du pays maya quiche dont les
Indiens restent encore aujourd'hui si fidèles à tant de coutumes
ancestrales et sont si modérément hispanisés. Le touriste qui s'est
réveillé le dimanche matin au bord de la conque lumineuse du lac
Atitlán, et qui se transporte en auto à Chichicastenango pour voir
les Indiens se livrer en pleine église à leurs dévotions agraires
immémoriales, ne se doute pas qu'il se trouve sur la base de
départ où Las Casas rêva d'une conquête spirituelle qui serait
attraction lente. Plus à l'est, mais sans doute grâce aux bons
offices des caciques de la région d' Atitlán, les moines ont gagné
aussi D. Gaspar, cacique de Tequecistlán, dont le domaine est
limitrophe (ou mitoyen, « casas con casas », dira Marroquin) du
Tezulutlán, but de leurs efforts. C'est le pays où devait être fondé
Rabinal, un des plus vivants, encore aujourd'hui, parmi les
centres de culture hispano-indienne du Guatemala. Mais, tandis
que, dans le roman de notre conquête pacifique, Rabinal est
fondé dès le début de 1538, fascine aussitôt les gens de Cobán par
sa vie plus civilisée et ouvre ainsi aux moines la porte du Tezu1. Cf. p. 263, 270 et 283, n. 2.
260
BULLETIN HISPANIQUE
lutlán, dans l'histoire réelle, les Dominicains se contentent en
1537-1538 de poser quelques jalons et s'en vont, sans avoir encore
mis le pied dans la Terre de Guerre proprement dite. Le seul
résultat positif qu'ils y aient obtenu, c'est que quelques chefs
sont venus prendre langue avec eux dans un village du pays déjà
pacifié. Il n'y a pas péril en la demeure tant que le secret des
négociations est gardé.
Le départ simultané de tous les moines était surprenant et
même absurde dans le récit de Remesal. Quoi? les confins et
Cobán même viendraient d'être gagnés au christianisme, en un
an tout juste, à la barbe des conquistadora du Guatemala? et les
néophytes resteraient pendant deux ou trois ans sans la tutelle
d'aucun moine ? Ce départ est, au contraire, un acte de sage
politique pour un Las Casas qui a manœuvré, sans avoir l'air d'y
toucher, sur les confins. Il a endormi ses adversaires espagnols en
endoctrinant à loisir les caciques de la région déjà pacifiée et mise
en encomienda. Il part maintenant chercher un renfort de moines
pour la plus grande joie de l'évêque du Guatemala. Demain il
sera au Mexique, après-demain en Espagne. Et qui sait...?
Mais la tactique de secret dont nous parlons,- est-ce une
interprétation plausible des faits ou est-ce une réalité attestée? La
réponse n'est pas douteuse. Quand il est décidé que Las Casas va
partir pour la péninsule comme porte-parole (avec Tastera) des
évangélisateurs de Nouvelle-Espagne, il se fait donner des lettres
de recommandation par Zumárraga, par Marroquin, par Maldonado, par Alvarado lui-même, qui a regagné le Guatemala depuis
peu. On conserve ces lettres annonçant au souverain l'arrivée de
Las Casas; elles sont des mois d'octobre-novembre 1539 \ Une
seule parle de la préparation diplomatique des moines pour
pacifier la Tierra de Guerra. Cest celle de Maldonado2, signataire de
1. Sauf la recommandation de Zumárraga, qui est incluse dans une lettre à
l'Empereur du 17 avril 1540, publiée dans/). /. /., t. XLI, p. 161-184, dans Cuevas,
Documentos, p. 95-109, et. dans la récente édition de J. García Icazbalceta, D. Fr. Juan de
Zumárraga, t. III, p. 187-206. Zumárraga, à la fin de sa lettre, parle de Las Casas et
de Tastera comme déjà partis de Mexico (« son partidos de acá >).
2. Extrait d'une lettre de Santiago de Guatemala, 16 octobre 1539, où Maldonado
recopie un passage d'une lettre antérieure et exprime son regret que le travail
d'attraction des gens du Tezulutlán soit interrompu par le départ des moines appelés à
Mexico « por mandado de su superior ». Publié par Fabié, op. cit., 1. 1, p. 487-488.
LA VERA PAZ
261
l'engagement sur lequel repose cette action. Il dit qu'elle a été
entreprise en secret par les moines, d'accord avec lui (« sans que
nul Espagnol le sache, sauf eux et moi »). On est d'abord tenté
de douter si c'est rigoureusement vrai. Il semble incroyable que
Marroquin ait été tenu à l'écart d'un projet qui concerne les
confins de son diocèse et qui les prend comme base de départ. Nous
verrons quelles visées lointaines, peut-être, incitaient Las Casas
à procéder de la sorte. Mais c'est un fait. Les Archives des Indes1
conservent, encore inédite, la longue lettre que Marroquin a écrite
le 20 novembre 1539 pour qu'elle fût remise à Charles-Quint par
Las Casas en personne. L'Êvêque témoigne d'une confiance
absolue dans le messager du Nouveau Monde. « Votre Majesté, dit-il
en parlant de Las Casas et de son compagnon Ladrada, peut leur
accorder le crédit qu'Elle accorderait à tous ceux à qui incombe
cette responsabilité de planter notre nouvelle Église. » II exalte
leur zèle pour le salut des Indiens, leur expérience. Il demande
beaucoup de religieux pour réparer le mal qu'ont fait les
conquêtes guerrières des Espagnols. « Ce fut, dit-il, un tel obstacle
à la conversion que, j'en suis convaincu, il se passera de longues
années avant que la foi ne prenneracine, à cause de la multitude
des vices et erreurs semés par les Espagnols. » « Ces deux
serviteurs de Dieu s'en vont comme des lettres vivantes » exposer les
besoins de l'Amérique, et d'abord le besoin vital de moines évangélisateurs. Il faut aussi de bons prêtres. Marroquin suggère
qu'on publie des édits à ce sujet dans les Universités pour
susciter des candidatures (on songe à l'appel que lancera bientôt
aux étudiants saint François-Xavier, convertisseur de l'Inde).
L'Êvêque se préoccupe aussi du salut matériel des Indiens,
indique les mesures les plus urgentes : la réunion en villages,
l'importation des bêtes de somme pour mettre fin radicalement
au portage meurtrier. La lettre parle encore du raid pacifique
tout récemment accompli par Fr. Marcos de Niza dans le
Nouveau Mexique actuel, des appétits que cette découverte déchaîne,
de la compétition, à ce sujet, entre Cortés, le vice-roi et Alvarado. ..
Magnifique fond de tableau, on le voit, pour l'entreprise de con1. Guatemala, 156. La recommandation d'Al varado est un post-scriptum à une
lettre du 18 novembre 1539 à l'Empereur (Guatemala, 9).
262
BULLETIN HISPANIQUE
quête pacifique du Tezulutlán. De cette entreprise même, l'évêque
ne dit pas uri mot, alors que tant de sujets qu'il aborde en
fourniraient l'occasion. Il faut se rendre à l'évidence. Las Casas,
politique calculateur et méfiant, n'a pas répondu à la confiance de
l'Évêque par une confiance égale. Il ne l'a pas mis au courant de
« ses grandes intelligences avec les Indiens », dont parle
Maldonado, et que Maldonado est seul à connaître, ou du moins dont il
est seul à faire état.
Le silence de l'Évêque est d'autant plus frappant que, si le
secret de ces « intelligences » n'est pas encore rompu,
l'engagement de Maldonado, qui les a rendues possibles, est déjà public.
Il y a, dans notre documentation, un acte dont la portée n'est pas
tout à fait claire. Las Casas a éprouvé le besoin de faire publier
l'acte du 2 mai 1537, alors qu'il était au Mexique, dès le 6 février
1539 *. Pourquoi met-il au courant le vice-roi D. Antonio de
Mendoza, pourquoi, non content d'obtenir de lui et de la
Audiencia la confirmation de l'engagement de 1537, fait-il mentionner
que le tout sera publié par crieur au Guatemala? Cette décision
est sûrement liée au retour d'Alvarado qui, au début de février,
était attendu, sinon déjà arrivé à Santo Domingo, d'où il allait,
le 20 mars, repartir pour son ancien gouvernement2. Les
fonctions de Maldonado au Guatemala allaient prendre fin.
D'ailleurs, il faut sûrement tenir compte d'incidents survenus peu
auparavant entre Maldonado et Las Casas, et dont Remesal ne
souffle pas mot. Herrera3, bien informé, dit que Maldonado, au
moment où Alvarado revint, s'occupait de la pacification des
Lacandons, c'est-à-dire des Indiens rebelles de la Vera Paz
septentrionale. En somme, il marchait sur les brisées de Las Casas
et probablement en abusant de la confiance que celui-ci avait
développée chez les Indiens par sa diplomatie. Une enquête faite
en 1544 nous apprend que Maldonado, à la fin de 1538 ou au
commencement de 1539, s'en fut à la province du Tezulutlán accom1. Guatemala, 393, fol. 138 r°-139 r°. Publié dans D. 1. 1., t. VII, p. 154. Le vice-roi
et l'Audiencia ordonnent l'exécution de l'accord conclu entre Maldonado et les
moines ; ils menacent les contrevenants d'exil perpétuel de la Nouvelle-Espagne et
de confiscation de la moitié des biens. Cette décision doit être « pregonada
públicamente en esa dicha provincia i.
2. A. de Altolaguirre, op. cit., p. 246.
3. Op. cit., dec. VI, 1. VIL Début du ch. vi.
LA VERA PAZ
263
pagné de l'évêque Marroquin et de l'archidiacre Peralta, et qu'il
emmenait du monde pour conquérir le pays des Lacandons,
entreprise dans laquelle il échoua. Un témoin dit que Las Casas
— sans doute quand l'expédition se préparait — en fit de publics
reproches, du haut de la chaire, au gouverneur Maldonado *. Le
retour de 1' Adelantado en 1539 n'améliora pas la situation pour
la conquête pacifique des moines. Comme Maldonado et
Marroquin étaient entrés sans encombre à Cobán, Alvarado, sans tenir
compte du privilège obtenu en 1537 par les moines (document
qui ne comportait aucune précision géographique), donna ce village
en encomienda à un certain Barahona2. Les Indiens du Tezulutlân, auxquels Las Casas avait donné l'assurance qu'ils
relèveraient directement de la couronne s'ils se laissaient évangéliser
en paix, durent se demander qui les trompait. Mais on comprend
que, dès les préparatifs de Maldonado pour envahir les Lacandons, le moine ait vu son entreprise menacée. C'est peut-être
cette expédition qui le fit partir précipitamment pour le Mexique,
autant ou plus que l'obligation de répondre à l'appel de son
Ordre. Et le recours au vice-roi pour protéger sa « conquête »
s'explique dès lors.
L'accord avec Maldonado et sa confirmation furent-ils
effectivement publiés par crieur au Guatemala en 1539? Ou Alvarado
mit-il l'ordre dans sa poche? Peu importe. La publication était
inopérante, puisque l'accord visait en termes généraux les
territoires insoumis que les moines réduiraient par leur action
pacifique, et puisque les tractations des moines avec le Tezulutlán
étaient restées confidentielles. Si l'évêque Marroquin eut
connaissance du document officiel, il dut n'y attacher aucune
importance, et le considérer comme une manifestation du désir général
qui animait Las Casas et ses compagnons de travailler à la
conquête pacifique, idéal, alors, de toute l'avant-garde des évangélisateurs.
Le bruit des agissements de Las Casas n'éclate vraiment,
comme une bombe, au Guatemala, qu'en avril 1540. En même
1. Cette enquête n'est connue jusqu'ici que par Ximénez (op. cit., t. 1, p. 208-209,
247, 385) et par Fuentes y Guimán, Recordación Florida (Parte I, Lib. XIV, cap. 3).
2. Si le témoignage cité par Ximénez est exact et correctement reproduit, Y
encomendero était le môme qui possédait déjà la moitié d'Atitlân (cf. p. 283, n. 2).
264
BULLETIN HISPANIQUE
temps qu'il recourait au vice-roi, le moine avait déjà intéressé
la Cour à son entreprise, il avait demandé au souverain de ratifier
les engagements de Maldonado et de les notifier à qui de droit.
C'est ce que l'Empereur avait fait, de Tolède, le 26 juin 1539 K
Les transmissions étaient lentes. La notification royale est
connue du Conseil de ville de Santiago de Guatemala au printemps
suivant. Et c'est un beau scandale dans cette assemblée de
conquistadores et de pobladores. Las Casas et Maldonado avaient
été clairvoyants en craignant leur colère. Ces messieurs sentent
qu'ils ont été joués par le moine :
Si nous ne l'avons pas encore démasqué, écrivent-ils à CharlesQuint, si même nous lui avons confié une petite lettre pour Votre
Majesté, c'est que nous pensions que ses intelligences n'allaient pas si
loin. En trois ans qu'il a passés dans cette contrée, il n'est pas resté à
demeure ici pendant un an en tout. Avec ses nouveautés, il n'a cessé
d'aller et venir au Nicaragua, par mer et par terre, et au Mexique ;
et malgré tous les bons procédés qu'on a eus pour lui, nous n'avons pu
faire qu'il tienne en place et administre les naturels. Plût à Dieu qu'il
tint sa promesse d'amener pacifiquement au service de Dieu et de
Votre Majesté les indigènes insurgés de cette contrée. Car nous ne
sommes pas de mauvaises gens, et si, en exigeant de nous de grands
cruauté^
efforts, la chose eût été possible, sans céder à l'intérêt et à la
que nous reproche Fr. Bartolomé de las Casas, nous l'aurions essayée
et réalisée, nous y aurions travaillé plus que lui qui n'a jamais vu ces
Indiens. Nous croyons qu'il n'a lié aucune intelligence avec eux, mais
qu'il a voulu faire savoir à Votre Majesté qu'il était dans ce pays et
qu'il y faisait le bruit qu'il a fait partout où il est passé, mu par des
passions et agitant des contrées plutôt que travaillant à attirer les
Indiens et à les convertir comme il dit. Votre Majesté ordonne à
l'Évêque et au Gouverneur de la renseigner sur ce qu'il a fait en .cette
matière. Ils le feront. Que Votre Majesté ne nous tienne pas pour
passionnés, mais bien pour offensés par cette sinistre nouvelle. Nous
supplions Votre Majesté de nous faire la grâce de nous envoyer des
religieux s'occupant de la conversion des indigènes, et non d'écrire des
nouveautés 2.
1. Archivo de Indias, Guatemala, 393, fol. 56-57. L'Empereur à Alvarado et, à la
suite (fol. 57 v°-58), l'Empereur à Pévêque Marroquin.
2. Lettre du Conseil de Ville de Santiago de Guatemala à l'Empereur, 20 avril 1540,
publiée par Rafael Arévalo, Colección de Documentos antiguos del Archivo del
Ayuntamiento de la Ciudad de Guatemala, Guatemala, 1857, p. 15-16. Commence': < Habrá
veinte días que vimos dos cédulas que V. M. fue servido mandar escrebir al Obispo y
Gobernador desta provincia, de que no menos 6e escandalizó este pueblo... » La lettre
LA VERA PAZ
265
IV
Cette dénonciation marque la fin, au Guatemala, de la période
des tractations secrètes que Las Casas avait menées pour la
conquête pacifique du Tezulutlán. On ne voit pas que l'évêque de
Guatemala soit retourné par la mauvaise humeur des
conquistadora : il continuera pendant plusieurs années, dans ses lettres au
Roi, à juger favorablement le moine. Celui-ci fait déjà voile vers
l'Europe. Véritablement, lui et son compagnon Ladrada, de
même que le Franciscain Fray Juan de Tastera, parti par le même
bateau, ils s'en vont en Espagne comme des « lettres vivantes »
chargées de toutes les doléances et de toutes les revendications
des hommes qui travaillent à fonder l'Église du Nouveau Monde 1.
Mais a-t-on assez réfléchi à tout ce que Las Casas porte en lui
d'aspirations personnelles longuement réprimées?
Depuis près de vingt ans qu'il est moine, l'ancien « clérigo » a
vieilli sans désarmer, en concentrant, au contraire, sa vieille
ambition de procurer « le total remède » des malheureux Indiens,
comme il disait à son ami Rentería en 1515 avant son premier
retour en Espagne. Combien de fois, par de véhémentes lettres,
n'a-t-il pas cherché à remuer la conscience du Conseil des Indes
et du souverain, et à faire miroiter devant eux d'immenses
richesses, avec l'espoir qu'on l'appellerait et qu'il pourrait exposer
ses vues, comme il l'avait fait en 1516 devant Cisneros, en 1518
et 1519 devant le jeune empereur? Lui, lui seul saura dire ce qu'il
faut avec l'accent qu'il faut. En 1535, il écrit du Nicaragua, à
un membre du Conseil : « J'ose affirmer à Votre Grâce, et, en
vérité, je ne crois pas me tromper, vu mon expérience de trentecinq années ; comme je crois vous l'avoir écrit la dernière fois,
le Roi peut être le plus puissant roi du monde en trésors et en
richesses, de manière à tout dominer s'il le veut, et il ne faut pour
à Charles-Quint à laquelle se réfèrent les regidores de Santiago au début du passage
cité est sans doute celle que Fuentes y Guzmân inclut dans sa Recordación Florida
(2» Parte, L. V, cap. 8. Édition de la Biblioteca t Goathemala », vol. VII, Guatemala,
1933, p. 266. Je dois la communication de ce volume à l'obligeance d'André Castel).
1. La lettre de Marroquin citée plus haut, du 20 novembre 1539, dit qu'ils vont
baiser les pieds de l'Empereur « a petición de los perlados desta Nueva Spaña > parce
que Sa Majesté a interdit aux prélats eux-mêmes de faire le voyage. Il s'agit
évidemment des évêques et des provinciaux des Ordres apostoliques.
266
BULLETIN HISPANIQUE
cela qu'une seule chose : que j'aille à la Cour... Je puis me vanter
devant Dieu que, jusqu'au jour où je m'y rendis, au temps où
vivait encore le catholique roi Ferdinand, on ne savait pas ce
que c'était que les Indes, ni leur grandeur, opulence et
prospérité, ni la destruction dont elles avaient été victimes ni les
dispositions incroyables qu'elles offrent pour convertir les âmes1. »
Les ministres n'aiment guère les personnalités si envahissantes.
On n'avait pas appelé Las Casas en Espagne. Mais, Dieu merci,
l'Amérique l'envoie. Il arrive comme émissaire des moines
convertisseurs, des grands évêques fondateurs qui s'appellent Marroquin et Zumárraga, de tout un monde persuadé que la conquête
de l'Amérique doit changer de caractère, sous peine de sombrer
dans le désordre sanglant dont le Pérou offre le spectacle. Cette
aspiration est confiée à l'indomptable volonté d'un homme qui
n'oublie jamais son rôle ou, si l'on préfère, sa mission. L'affaire du
Tezulutlán en est un moment décisif. Mais elle n'épuise pas son
ambition.
Rien n'est plus révélateur de son état d'esprit que sa lettre de
Madrid, 15 décembre 1540, confiée à Fr. Jacobo de Tastera, qui
part rejoindre l'Empereur en Allemagne2. Ce Franciscain vient de
faire une rude expérience de conversion pacifique au Yucatán ;
Las Casas le recommande à Charles-Quint comme « un homme
apostolique qui a beaucoup servi Sa Majesté » ; mais comme il le
protège, comme il le domine de tout son prestige de vétéran de
la défense des Indiens 1 II ne va pas, lui, en Allemagne ; il
demande à l'Empereur de lui ordonner d'attendre sa venue en Castille. Il se montre pris entre deux devoirs : d'un côté, la
pacification de la Terre de Guerre, œuvre encouragée par Sa Majesté,
œuvre en bonne voie, puisque déjà fes seigneurs de ces provinces
ont eu avec les moines des entrevues secrètes ; d'un autre côté,
un devoir qui concerne « la totalité du Nouveau Monde » et pour
l'accomplissement duquel « il avait décidé » de venir baiser les
mains au roi. Pas un mot, ici, de tous ceux dont il est le
mandataire. Seul compte son vieux désir qui, enfin, se réalise. Il s'agit
pour lui, Las Casas, d'exposer au souverain en personne des
1. Lettre publiée par le P. Benno Biermann, op. cit., p. 209-210.
2. Lettre autographe publiée par Fabié, op. cit., 1. 1, p. 489-490.
LA VERA PAZ
267
choses « où réside en vérité le plus grand service et intérêt de
Sa Majesté dans tout l'ensemble des royaumes qu'Elle possède,
et le risque, aussi, de perdre la plus grande prospérité imaginable
pour quiconque n'a pas vu les choses de ses yeux, si l'on n'y porte
à temps remède ». L'importance de la première affaire n'est pas
mince : on peut en espérer, sans crainte d'être déçu, grande
augmentation et extension de la chrétienté, et grand accroissement
de la souveraineté et des rentes royales. Mais, après tout, cette
affaire du Tezulutlán ne courra pas grand risque à attendre un
peu. C'est pourquoi Las Casas espère qu'on lui dira d'attendre,
tout en se déclarant prêt à repartir, s'il le faut, pour sa conquête.
Déjà il a bien travaillé pour elle et fait prendre telles mesures
qui la mettront en état de se passer de lui. Dès le 17 octobre, on
a signé en un seul jour, au Conseil des Indes, une douzaine
d'ordres aux autorités les plus diverses, depuis le vice-roi de
Nouvelle-Espagne jusqu'aux caciques d'Atitlán, Tecpan Atitlán,
Chichicastenango et Tequecistlán1 : luxe de décisions stupéfiant
en vérité tant que l'on croyait, avec Remesal, la conquête réussie
depuis 1538, mais qui prend une signification nouvelle si c'est la
mise en train minutieuse d'une action longuement méditée. Pour
cette phase de réalisation au grand jour, on table dès le début
sur l'absence de Las Casas, qui « s'attardera en Espagne quelque
temps et ne pourra aller de si tôt aider à cette bonne œuvre ».
On charge Fr. Pedro de Ángulo d'en prendre la direction. Et l'ordre
envoyé à ce sujet au Provincial des Dominicains de NouvelleEspagne le désigne comme « la principale personne qui s'est
occupée et doit s'occuper de cette affaire2 ». On ne dit pas la principale
après Las Casas. Et il est assez croyable que seul Ángulo, dans
le trio des initiateurs, ait su le quiche au point de négocier
utilement. Parmi les mesures originales qui trahissent le génie inventif
de Las Casas en même temps que son expérience de l'Amérique
centrale et du Mexique, on a souvent relevé la requête adressée
au Provincial des Franciscains de Nouvelle-Espagne pour qu'il
fournisse « quelques Indiens sachant jouer des instruments à
vent, challemies, sacquebuttes et flûtes, ainsi que quelques chan1. Archivo de Indias, Guatemala, 393, fol. 123 v°-130 r°. Documents en partie
publiés par Remesal.
2. Ibid., fol. 129 v».
Bull, hispanique.
18
268
BULLETIN HISPANIQUE
teurs comme il y en a dans les monastères de cette province,
parce que, grâce à la musique, ils pourront plus rapidement
attirer les Indiens des provinces de guerre à la connaissance de notre
sainte foi1 ». Qui sait si ce n'est pas cette requête, jointe à un
secret besoin de transfigurer le requerimiento odieux en un
message séduisant, qui mettra en branle l'imagination romanesque
de Remesal et nous vaudra l'épisode des marchands transformés
en ménestrels du Dieu chrétien? Une autre idée non moins
intéressante, dont la précédente n'est qu'une application, se fait jour
dans divers ordres mettant à la disposition des conquistadora
évangéliques tous les Indiens qui voudront les aider. Un ordre au
vice-roi prévoit le cas des Indiens élèves des monastères ou
artisans de toutes corporations2. Un autre, postérieur de quelques
semaines, aux gouverneurs de Guatemala, Chiapas et Honduras,
concerne les Indiens mexicains et tlaxcaltèques qui se trouvent
dans ces provinces et qui voudraient participer à la conquête
pacifique pour s'installer ensuite dans le pays pacifié avec leur
famille 8.
Bientôt va partir le moine qui, avec Ángulo et plus en pointe
que lui, sera le principal ouvrier de l'entreprise : Fr. Luis Cáncer,
premier Dominicain entré au Tezulutlán selon Las Casas luimême. Les ordres émanant du Conseil des Indes ne le
mentionnent pas, ou plutôt ils l'englobent dans l'anonymat des
« otros religiosos de su Orden » prévus aux côtés du trio des
premiers négociateurs. Où Las Casas l'a-t-il recruté? Peut-être à
l'escale de Puerto Rico ; plus probablement en Espagne même où il
avait devancé Fray Bartolomé. Il déclare aux fonctionnaires de
la Casa de Contratación de Séville qui s'occupent de son départ,
en janvier 1541, « qu'il y avait vingt-trois ans qu'il était à San
Juan et autres lieux des Indes et qu'il n'y avait guère plus d'un
1. Guatemala, 393, fol. 127 r°. Le document est cité par Remesal, op. cit., p. 156.
Sur l'attrait de la musique pour les Indiens, voir la remarque de Zumárraga dans sa
longue lettre du 17 avril 1540 à l'Empereur (celle même où il annonce le récent départ
de Las Casas pour l'Espagne, cf. p. 260, n. 1) : « Son muy dados a la música, y los
religiosos que oyen sus confesiones nos lo dicen, que más que por las predicaciones se
convierten por la música, y los vemos venir de partes remotas para la oir y trabajan
por la aprender y salen con ello. »
2. /¿id., fol. 130 r«.
3. Ibid., fol. 139 v°, Madrid, 14 novembre 1540.
LA VERA. PAZ
269
an qu'il était venu1 ». Cancer part donc rejoindre Fr. Pedro de
Augulo. Las Casas reste, avec Ladrada.
Il va travailler en Espagne. Autorisé sans doute à attendre
l'arrivée de l'Empereur, il lui faudra l'attendre plus d'un an.
1541 : année de pérégrinations impériales, année de l'échec
d'Alger, année d'alarmes pour le lointain empire américain. 15421543 : dernier séjour de l'Empereur en Espagne avant la retraite
à Yuste. Année de grandes décisions pour l'Amérique, année des
fameuses Lois Nouvelles des Indes. Faut-il pour autant parler de
révolution « coperaicienne2 » dans le gouvernement de l'Empire?
Faut-il dire que cette révolution s'accomplit en Espagne parce
que Las Casas est là? Regardons de plus près.
Que Las Casas ait pesé, agi efficacement à cette heure décisive,
nul n'en saurait douter. Mais comment et sur quel point? Il ne
semble pas qu'il ait eu, comme en 1518-1519, l'honneur d'une
audition spectaculaire en plein conseil du souverain. Il a été
entendu, certes, et il a beaucoup parlé. Il a parlé parfois torrentiellement, en homme qui se vengeait d'un trop long silence. C'est
à ce moment qu'il a dressé son réquisitoire contre la Destruction
des Indes. Telle page, d'actualité plus brûlante, a dû être parlée
par lui (et par son compagnon le Franciscain Tastera) avant d'être
écrite. On a été très impressionné dès 1540 par l'histoire de ces
Espagnols «tyrans », qui un beau jour détruisent l'évangélisation
pacifique du Yucatán en apportant des chargements d'idoles et
en obligeant les caciques à les payer en cheptel humain, à raison
d'un esclave pour une idole3. En 1542, après l'arrivée de l'Empe1. Cf. supra, p. 244-245.
2. L. Hanke, op. cit., p. 231 : » El fraile dominico Bartolomé de las Casa3 había
provocado un cambio tan revolucionario en la administración del gran imperio
español en Ultramar como el astrónomo polaco Nicolas Copérnico, cuyo De revolutionibus
orbium celestium se imprimió el mismo año que las Leyes Nuevas. >
3. Brevísima relación de la destrucción de las Indias, ch. xxx (rééd. en appendice
à Fabié, op. cit., t. II, p. 138). Sur le retentissement à Madrid, voir une lettre du
Conseil de l'Inquisition à Zumárraga, Madrid, 22 novembre 1540, blâmant l'exécution du
cacique Don Carlos par l'Inquisition mexicaine : « porque dicen que se ha recibido
mucho escándalo por los indios, los cuales piensan que por cobdicia de los bienes
los queman ; y no es cosa justa que se use de tanto rigor por escarmentar a otros
indios, y creemos- que tomaran mejor escarmiento y se hubieran mejor edificado los
dichos indios, si se hobiera procedido contra los españoles que diz que les vendían
ídolos, que merecían mejor el castigo que los mismos indios que los compraban » (Un
desconocido cedulario del siglo XVI perteneciente a la Catedral Metropolitana de México,
270
BULLETIN HISPANIQUE
reur, et sur son ordre1, Las Casas expose devant une commission
de prélats et de conseillers ses remèdes pour le salut des Indes.
Il n'a publié que VOctavo reihedio. Nous savons par un autre
document2 qu'il en présenta au moins dix-huit. La série devait
couvrir tout le champ de la réforme des Indes. Le huitième
démontrait longuement, par vingt bonnes raisons, que les Indiens
ne devaient pas être donnés en encomienda, ni sous aucune forme
de vasselage, à des Espagnols. Cela finissait par un avertissement
d'une grandeur biblique où cet. homme « qui n'avait plus
longtemps à vivre » annonçait, en cas de repartimiento général des
Indiens, le dépeuplement total des Indes. Ce sera la destruction
de la Española étendue à trois mille lieues de pays. Mais, pour
cette catastrophe, « Dieu châtiera toute l'Espagne par
d'effroyables châtiments et peut-être par sa destruction totale3 ».
L'intraitable vieillard a bien mérité, moralement, d'être désigné
comme le responsable des Lois Nouvelles. Celles-ci, entre autres
choses, prétendirent supprimer la encomienda par extinction, à
mesure que disparaîtraient les encomenderos alors nantis. Pour
avoir voulu cela (mais il voulait bien davantage!), Las Casas
a été maudit dès le lendemain par les conquistadora et les colons
depuis le Mexique jusqu'au Pérou. Et presque aussitôt, c'est
devenu un cliché, dans toute chronique des guerres civiles du
Pérou, que d'insérer un chapitre sur les Leyes nuevas et sur
Las Casas leur inspirateur4. Il est si commode, pour ceux que
lèse une révolution, de déchaîner leur colère contre un
responsable 1 Mais aucun historien n'est dupe de formules telles que
« c'est la faute à Voltaire... ». Et puis, si impressionnante que soit
éd. A. M. Carreño, Mexico, 1943, p. 161. La signature du document doit être
évidemment rectifiée : H. Epn» Pacen., Francisco de Navarra... D. Jerónimo Suárez, qui
jusqu'en 1532 signe H. EpM Mindoniensis, une fois devenu évêque de Badajoz, signe
H. Ep°» Pacensis. t Don Francisco de Navarra », encore prieur de Roncevaux, est
entré au Conseil de l'Inquisition en 1537. Leurs deux signatures voisinent
normalement au bas des lettres de la Suprema).
1. Voir le titre de YOctavo remedio reproduit dans Fabié, op. cit., 1. 1, p. 331.
2. Le Parecer (cf. infra, p. 275) publié par Fabié, op. cit., t. II, p. 459-464, où il est
question des « Remedios > en général (p. 463) et du » décimo octavo remedio > en
particulier (p. 460).
3. La < Protestación > únale est reproduite dans Fabié, op. cit., t. I, p. 333-334.
4. Voir sur ce point mon article de Symposium (1952), Cheminement ¿Cune légende :
les i pardos cruzados » de Las Casas.
LA VERA PAZ
271
pour nous la lecture de VOctavo remedio, ne nous figurons pas
pour autant que la encomienda soit, en 1542, le grand point aux
yeux de Las Casas. Sur la longue suite de critiques dont elle avait
fait l'objet depuis trente ans, depuis les lois de Burgos, il suffit de
renvoyer au livre classique de Silvio Zavala intitulé La
encomienda indiana. Ensuite, autant qu'on peut voir, il y avait en
1542 une forte majorité au Conseil des Indes contre la
encomienda ; celle-ci, bruyamment condamnée dans les commissions
par Las Casas, l'était au sein même du Conseil par des hommes
de la taille de Ramírez de Fuenleal, Bernai Díaz de Luco,
Gregorio López1... Dira-t-on que c'est la véhémence de Las Casas
qui fit cristalliser les décisions? Peut-être. Mais considérons ceci.
La encomienda, dans le gouvernement des Indes à réformer,
c'était l'héritage du passé, héritage lourd, légalisé, encombré de
réglementations inefficaces. Impossible à supprimer d'un trait de
plume, cette institution, ou ce qu'on devrait en conserver, ne
durerait que si les encomenderos prenaient conscience de leur
propre intérêt à la conservation de leurs indiens. On sait que
devant la grande levée de boucliers des conquistadora et colons
atteints dans l'avenir de leur famille par les Leyes nuevas, le
visiteur royal Tello de Sandoval va faire cause commune, au
Mexique, avec toute une élite d'évangélisateurs qui adoptent la
encomienda perpétuelle comme ligne de repli, comme solution
susceptible d'amener cette prise de conscience 2. Mais, au delà de
la situation acquise, des territoires « pacifiés », il y avait tout le
présent et l'avenir des « conquêtes » qui pouvaient être soit
pourvoyeuses d'esclaves, soit créatrices de nouvelles chrétientés dans
un immense continent. Il y avait la question de l'esclavage
présent d'innombrables Indiens, étroitement liée, comme on le voit,
à la précédente ; elle pouvait offrir à la révolution des évangélistes un terrain d'action solide, puisque cet esclavage, en dehors
de quelques cas d'expéditions punitives, n'avait jamais eu de
base légale. L'effort personnel de Las Casas, en 1542 et dans les
années suivantes, se porte, bien plus que contre le mal invétéré
de la encomienda, contre les conquistas et contre Yesclavage. Et
1. L. Hanke, op. cit., p. 224-227.
2. Silvio Zavala, La encomienda indiana, Madrid, 1935, p. 103 et 6ujv,
272
.
BULLETIN HISPANIQUE
avec quelle vigueur! La conquête de la Vera Paz, sa conduite
dans son évêché, vont en être deux manifestations concrètes,
étroitement solidaires.
Mais cette action ne trouve alors passage que parce qu'elle
s'insère dans une vaste conjoncture favorable. Nous avons dit
qu'elle répondait à des aspirations profondes des gouvernants
temporels et spirituels du Nouveau Monde. Elle trouvait un
terrain préparé à la cour par de nombreuses lettres de Zumárraga,
de Marroqufn, du vice-roi de Nouvelle-Espagne, sans parler de
l'étonnante Información en derecho de D. Vasco de Quiroga. Mais
ce n'est pas tout. L'Empereur et ses conseillers se décident en
1542 à mettre ordre aux affaires des Indes, à changer le personnel
comme la législation, parce que de mieux en mieux en 1541
l'immensité du continent est imaginable, et que pour la première fois,
du moins aux yeux des Espagnols, il pose un problème
international. Sur lequel se greffe bizarrement un problème
cosmologique !... Le partage des terres nouvelles, découvertes ou à
découvrir, entre la Castille et le Portugal, est contesté par François Ier,
qui demande à voir « le testament d'Adam ». On s'émeut des
expéditions de Jacques Cartier et de Roberval au delà de la Terre
des Morues, dans ce vaste estuaire dont on ne sait où il mène.
Mais l'inquiétude est double. De ce côté, sur les cartes, il y a tout
l'inconnu qui s'appelle Floride. Les Français vont-ils obliquer
vers le sud et venir menacer les communications et les
possessions des Espagnols sur la mer Caraïbe? On le craint assez pour
qu'il y ait un grand branle-bas aux Antilles, des ordres donnés
pour construire des forteresses. On cherche aussi une ligne de
défense diplomatique et juridique1. En 1539 encore, Vitoria se
faisait rappeler à l'ordre pour avoir débattu dans ses fameuses
Relectiones le droit de guerre, c'est-à-dire le droit de conquête de
l'Espagne en Amérique. Et voici que deux ans plus tard la
justification de l'Empire est publiquement en crise. L'Empereur, qui
cherche l'appui du roi de Portugal pour la défense de leurs
intérêts communs, écrit au cardinal de Tolède : II faut faire valoir
1. Ch.-André Julien, Hist. de l'expansion et de la colonisation françaises. I : Les
voyages de découverte et les premiers établissements (XVe-XVI* siècles), Paris, 1948,
p. 141-147.
LA VERA PAZ
'
273.
auprès du Pape « le fait que nous avons découvert, conquis et
peuplé ce pays, nous et nos prédécesseurs, au prix de grandes
dépenses, que nous l'avons occupé et possédé pacifiquement
sans interruption, et ne pas insister trop sur la concession du
Saint-Siège Apostolique, à cause du peu de cas qu'en fait le roi de
France1 ».
Mais, « ce pays », quelle en est la dimension? Ici intervient
l'autre incertitude. Le « Saguenay » vers lequel s'oriente la «
codicia » des Français (comme celle des Espagnols vers les Sept Cités
de Cibola), est-ce un nouveau Pérou? Est-ce une étape vers le
Pérou des Espagnols et vers les lointaines Épiceries de la mer du
Sud? C'est l'époque où la mappemonde de la Cosmographie de
Munster porte, au nord du continent américain, à l'ouest de
Terre-Neuve, un bras de mer qui va déboucher au nord de Cipango, avec cette inscription hallucinante : « Per hoc fretum iter
patet ad Molucas. » Un informateur de l'ambassadeur de CharlesQuint à Paris va questionner les lecteurs royaux de
mathématiques, Juan Martín Población et Oronce Finé, pour savoir si
l'expédition de Roberval vers le Saint-Laurent peut tendre, en
définitive, vers ces objectifs lointains. La réponse est rassurante.
La mer, à ces latitudes septentrionales, doit être toujours gelée
ou obstruée par des icebergs. Et probablement il n'y a même pas
de passage maritime. Les mappemondes d'Oronce Finé montrent
le nouveau continent largement soudé à l'Asie : TenuxtitlánMexico y voisine presque avec le Catay2.
De toute façon, la distance est immense entre l'hypothétique
« fretum » septentrional et le détroit de Magellan. Vision
tranquillisante au point de vue stratégique. Depuis une dizaine
d'années, bien que le Yucatán figure encore sur la plupart des
cartes comme une île, on s'habitue à l'idée que les terres
découvertes par Colomb et après lui ne sont pas un alignement d'Iles
1. H. P. Biggar, A Collection of documents relating to J. Cartier and the Sieur of
Roberval, Ottawa, 1930, p. 281 : lettre de Charles-Quint au cardinal de Tolède, du 7 mai
1541. Sur le changement d'attitude de l'Empereur envers les théologiens-juristes
dominicains, cf. Fr. Luis G. Alonso Getino, El Maestro Fr. Francisco de Vitoria, Madrid,
1930, p. 222.
2. Cf. M. Bataillon, Les lecteurs royaux et le Nouveau Monde, dans Bibliothèque
d'Humanisme et Renaissance, t. XIII, Genève, 1951, p. 237,
274
BULLETIN HISPANIQUE
plus ou moins vastes en direction de l'Asie, mais un continent
gigantesque formant écran entre l'Asie et l'Europe ; et les Er.pagnols en tiennent les deux faces, Atlantique et Pacifique, Mar del
Norte et Mar del Sur. Mais alors, du point de vue humain — et
pour des gouvernants d'alors, qui s'interrogent sur les desseins
de la Providence — quelle formidable responsabilité 1 Toutes les
côtes, toute l'épaisseur de ce continent vont-elles être livrées aux
conquistadors, à leurs raids anarchiques, pour aboutir à un chaos
comme celui du Pérou, dont la richesse déjà fabuleuse est noyée
dans le sang?
Telle est la grande inquiétude de 1542. Telle est la conjoncture
favorable pour Las Casas et pour la conquête évangélique dont
les responsables du Nouveau Monde l'ont constitué le porteparole. Sa conquête personnelle du Tezulutlán est peu de chose.
Nous verrons qu'en 1542 et même en 1543 il ne se passe rien
encore là-bas. Mais l'entreprise est grande par l'ensemble dans
lequel elle prend place. Il ne s'agit de* rien de moins que de la
transmutation des conquêtes guerrières en pénétration
évangélique. Ce qui, vingt ans plus tôt, lors du contrat de Las Casas
pour la côte de Cumaná, apparaissait comme une modalité de
pénétration à essayer avec le soutien d'intérêts commerciaux
peut se présenter maintenant comme la méthode de V avenir. Car
il y a des problèmes qui changent de nature en changeant de
dimensions.
Peut-être commence-t-on à voir que les pages qui précèdent ne
sont pas une digression. C'est sur le problème des conquistas que
le vieux Las Casas remporte dans les premiers mois de 1543 sa
plus étonnante victoire. C'est comme expert en la matière, en
même temps que comme porte-parole des évangélisateurs, qu'il
est appelé, enfin I au sein du Conseil des Indes avec son
compagnon Ladrada, le 1er mars 1543. On sait aujourd'hui, grâce aux
recherches de Schâfer1, que le Conseil des Indes se réveille alors
métamorphosé par un long sommeil apparent de huit mois qui
est une remise en ordre : élimination des indignes, réorganisation
1. E. Schâfer, El Consejo Real y Supremo de las Indias, t. I, Sevilla, 1935, p. 61-70.
LA VERA PAZ
275
du travail. Le vieil archevêque de Séville, Loaysa, n'exerce plus
guère qu'une présidence nominale. La direction effective est
passée aux mains de Ramírez de Fuenleal, l'ancien président de
la grande audiencia réformatrice de Mexióo. Dans cette
atmosphère purifiée, et en présence de Las Casas, le Conseil va élaborer
de nouvelles instructions de découverte « a lo divino » qui étonnent
aujourd'hui par leur originalité et leur grandeur.
C'est probablement pendant la période de sommeil du Conseil
des Indes que Las Casas avait rédigé un très intéressant Parecer
publié par Fabié1. Le document est, en tout cas, postérieur aux
remedios de 1542 auxquels il se réfère à plusieurs reprises (il parle
en particulier du dix-huitième remède qui était l'encouragement
à la colonisation par agriculteurs). Ici, plus de style biblique ni
de prophéties menaçantes : des propositions concrètes. Une
première partie — deux pages — résume les vues de Las Casas sur
les solutions qui doivent les unes sauver les Indiens, les autres
tirer les Espagnols d'embarras. Il apparaît là que le vieillard
n'était pas satisfait par les premières Leyes nuevas dont on lui
attribue la responsabilité. Il tient ferme à son idée de
l'incorporation de tous les Indiens à la couronne par suppression
immédiate « de toutes les encomiendas existant dans toutes les Indes ».
Les lois promulguées en novembre 1542 étaient bien moins
radicales. Il aborde aussi la question des pobladores espagnols à
encourager, des esclaves nègres à leur fournir. Mais surtout il
aborde les questions dont le Conseil va s'occuper en mars-avril
1543 : les esclaves, les conquêtes, les découvertes. Les esclaves?
Interdiction totale de transformer à l'avenir des Indiens en
esclaves sous quelque prétexte que ce soit, même à titre punitif ;
et, quant aux esclaves déjà faits, proclamer le principe de leur
liberté, donner aux Audiencias des ordres pour que la libération
se fasse partout où elle est possible sans provoquer de troubles
graves.
Quant au problème des conquêtes et découvertes, Las Casas le
1. Fabié, op. cit., t. II, p. 459-464. Le document est signé Fray Bartolomé de las
Casas, d'où l'on peut déduire qu'il a été rédigé entre les Remedios de 1542 et
l'élévation du moine à l'évêché de Chiapas (1« mars 1543). Une fois évêque élu, Las Casas
signe « Fray Bartolomé de las Casas, electo obispo » et, après sa consécration, « Fray
Bartolomé de las Casas, obispo i {Ibid., t. 1, p. 513, 515, 522).
276
BULLETIN HISPANIQUE
traite avec une ampleur toute nouvelle. Il condamne le terme
même de conquête, « terme et vocable tyrannique, mahométique,
abusif, impropre et infernal ». Il réprouve les maudits «
requerimientos » par lesquels on a prétendu intimer aux Indiens la vérité
du christianisme. Non I Pas de « requerimiento », pas de
conquête ; mais « prédication de la foi, conversion, salvation de ces
infidèles, qui sont prêts sans délai aucun à recevoir Jésus-Christ
pour universel Créateur et Sa Majesté pour catholique et
bienheureux Roi : voilà le vrai nom et le nom chrétien de cette affaire
des Indes ».
Le Parecer distingue le cas des terres découvertes, mais pas
encore pénétrées. On doit commencer à les gagner en employant
des religieux. C'est le cas de toute la Terre Ferme depuis le
Venezuela jusqu'au Pérou. Las Casas dit qu'il a exposé la
méthode dans les remedios, et il la résume en termes presque
identiques à ceux qu'il appliquera dix ans plus tard à la Vera Paz
(s'il ne la nomme pas ici, c'est que l'entreprise est encore en
gestation) :
en commençant à partir de la plus proche province ou village de
chrétiens cette conversion, prédication et pacification, on pourra, avec le
temps, faire des villages de chrétiens plus à l'intérieur, selon les
heureuses dispositions et la richesse que ce pays offrira, jusqu'à gagner et
pénétrer le cœur de la Terre Ferme et en amener les peuples à la
connaissance de leur Dieu, qui est le nôtre, et à la soumission au pouvoir
de Sa Majesté.
Enfin, nouveauté sensationnelle, l'horizon s'élargit jusqu'aux
pays pas encore découverts et << totalement inconnus par terre et
par mer ». Déjà dans les Leyes nuevas promulguées en novembre
1542, il y en a quelques-unes (nos 34-37) qui posent des principes
généraux pour les « descubrimientos » et qui s'inspirent sans
doute de l'émotion soulevée au Mexique et au Guatemala quand
le vice-roi Mendoza et Alvarado se disputèrent la découverte,
par la mer du Sud, des terres entrevues par Marcos de Niza. La
loi 36 interdisait aux gouverneurs et vice-rois de partir
personnellement en expédition de découverte ni par mer ni par terre.
La loi 38 plaçait les découvertes sous le contrôle des Audiencias
et stipulait que celles-ci devaient envoyer avec chaque décou-
LA VERA. PAZ
277
vreur un ou deux religieux, personnes recommandables1. — Dans
le Parecer de Las Casas, le rôle des religieux apôtres des terres
inconnues prend un tout autre relief. Sa Majesté devra entretenir
continuellement à ses frais des navires de découverte. Chacun de
ceux-ci partira avec un capitaine, six religieux éprouvés et vingt
ou trente marins, non point quelconques, mais triés. Si
l'expédition découvre une terre, elle en prendra possession juridiquement
pour qu'aucun roi chrétien ne puisse s'y ingérer avec bon droit
(on voit percer ici la préoccupation nouvelle du roi très-chrétien
François Ier). Les découvreurs auront de la pacotille appartenant
au roi de Castille pour faire du commerce et pour se concilier les
seigneurs et les notables. Ils devront tout faire pour laisser les
populations contentes et amies. Les moines, s'ils jugent le pays
favorable, pourront y rester comme apôtres, tandis que
l'équipage retournera rendre compte à l'Audiencia.
Telles sont, sans nul doute, les vues de Las Casas au moment où
on l'introduit comme expert au Conseil des Indes, avec le
prestige d'un évêque élu. Car c'est juste au même moment (1er mars
1543) qu'on honore à la fois ses idées et sa personne en le
proposant pour l'évêché de Chiapas 2. Deux mois plus tard exactement,
le 1er mai, alors que Charles-Quint va s'embarquer à Barcelone
pour une absence qui se prolongera jusqu'à l'abdication, alors
qu'il rédige son premier grand testament politique3, le
souverain signe, avec une masse de décrets et de nominations
réorganisant les Indes, un paquet de textes qui portent plus
évidemment la marque du nouvel évêque et de son intervention comme
conseiller extraordinaire : les uns concernent la grande affaire
des découvertes par religieux, les autres la conquête personnelle
de Las Casas, le Tezulutlán. Ceux-ci ne prennent toute leur
valeur que par confrontation avec ceux-là.
1 . Voir le fac-similé du texte authentique dans Las Leyes nuevas 1542-1543, avec
transcription et notes par Antonio Muro Orejón, dans Anuario de Estudios
Americanos, Sevilla, 1945, t. IL
2. La présentation au Pape, datée du 1er mars 1543, est copiée dans le registre de
Partes de Guatemala déjà cité : Guatemala, 393, fol. 199 v°-200 r°. La lettre du même
jour ordonnant au Conseil des Indes d'entendre Las Casas et Fr. Rodrigo de Ladrada
est publiée par Manzano, op. cit. (supra, p. 235, n. 2), p. 135 (cf. p. 136, la notification
de cette décision aux deux moines).
3. Karl Brandi, Kaiser Karl V, München, 1937, p. 415 (et t. II, Quellen..., p. 49).
278
BULLETIN HISPANIQUE
On doit au professeur Juan Manzano 1 l'exhumation de la
surprenante instruction que donne Sa Majesté, le 1er mai 1543, pour
de nouvelles découvertes. Il ne s'agit de rien de moins que d'une
ambassade spirituelle envoyée à des païens inconnus au delà des
océans. L'instruction est complétée par les lettres de créance
dont les envoyés du roi de Castille seront porteurs : les
ambassadeurs y sont nommés; ils s'appellent Fr. Juan de Zumárraga,
premier évêqùe de Mexico, Fr. Domingo de Betanzos, fondateur
de la province dominicaine de Nouvelle-Espagne, et Fr. Juan
de la Magdalena, également Dominicain de la même province.
Ces documents éclaircissent, enfin, une énigme longtemps
troublante dans l'histoire de Zumárraga et de ses rapports avec Las
Casas. Il y avait une sorte de contradiction entre l'œuvre
fondatrice du premier évêque de Mexico — Basque de sensibilité
rurale, acharné à créer une Nouvelle-Espagne plus belle que
l'ancienne — et le rêve, qui semble le posséder entre 1543 et 1545,
d'une conquête apostolique et aventureuse pour laquelle il
renoncerait à son évêché2. Il ressortait bien de ses lettres qu'il avait
voulu partir à la découverte dans le Pacifique, en quête de ces
populations raisonnables et policées que déjà vers 1530 Fr. Martin
de Valencia, déçu par les idolâtres du Mexique, avait rêvé de
convertir. Il apparaissait aussi que Betanzos et Zumárraga étaient
associés dans ce projet, que Las Casas, alors en Espagne, avait
1. Op. cit., p. 139-145. Le professeur Manzano avait remis ces documents au jour
dès 1941 dans un article de la Revista de Estudios Políticos de Madrid, 1. 1, p. 108-114 :
El sentido misional de la empresa de las Indias. L'instruction avait été incluse dans
le « cedulario » de Diego de Encinas, Provisiones, cédulas... tocantes al buen gobierno
de las Indias..., Madrid, 1596. La lettre de créance a été retrouvée par Manzano aux
Archives des Indes.
2. Je me suis occupé de cette question dans le cours déjà cité (résumé dans
Annuaire du Collège de France, 1950). J. Garcia Icazbalceta l'avait abordée dès 1881 au
chapitre xiv de son Zumárraga (éd. citée, t. I, p. 200-201) sous le titre de « proyecto
de viaje a China » et avait critiqué les erreurs commises à ce sujet par Mendieta.
Icazbalceta avait reproduit (cf. Ibid., t. III, p. 241 sq.) la lettre de Zumárraga et
de Betanzos au prince Philippe en date du 21 février 1545, où il est question de
cette « conquista apostólica > dont Las Casas avait offert d'être « capitán y caudillo »
(déjà parue dans D. I. /., t. XIII, p. 531-537). Ensuite a été remise au jour par Fabié
[Bol. de la Real Academia de la Historia, Madrid, 1890, t. XVII) la lettre où Zumárraga
dit au prince, le 2 juin 1544 : c me he determinado a ser uno de los embajadores para
aquellos principes y señores infieles de que se tiene acá noticia » (reproduite dans
Zumárraga, éd. citée, t. IV, p. 174 sq.). Manzano, op. «t.,#p. 138, n. 129, renvoie,
pour les documents pontificaux sur cette expédition, au 1. 1 d'un Bulario Indico (ms.)
conservé à la Biblioteca del Palacio Real de Madrid.
LA VERA PAZ
279
accepté d'abord d'être « leur capitaine et leur chef ». Beau trio
d'apôtres septuagénaires 1 S'il avait réussi, il aurait passé à
l'histoire en parfait contraste avec le trio Pizarre-Almagro-Luque.
Mais Las Casas avait fait faux bond à ses associés en acceptant
un évêché, au lieu d'aller à Rome obtenir que Zumárraga fût
exonéré du sien. Bien que ces données fussent connues par une
lettre de Zumárraga au prince Philippe, on pouvait se demander
dans quelle mesure l'autorité royale avait soutenu cette
entreprise apparemment quichottesque. Le P. Cuevas n'a pas craint
de traiter de « ridicule et extravagante » l'idée d'une mission
apostolique devant partir du Mexique pour aller « nada menos
que a China1 ». Les documents officiels sont là. Il s'agit bien
d'une idée acceptée en haut lieu et d'une révolution dans les
« descubrimientos ».
Un jésuite historien de l'Église du Mexique peut considérer
comme aberrant, condamné d'avance par le ciel, un projet qui
aurait privé l'Église mexicaine de son premier évêque et qui
aurait frustré la Compagnie de Jésus de l'honneur d'aborder
bonne première la Chine avec saint François-Xavier. Mais de
grâce 1 avant de le ridiculiser, essayons de le comprendre en
tenant compte de la géographie de 1540 1 Jetons un coup d'œil
sur les mappemondes d'Oronce Finé — elles n'étaient pas les
seules — où le Catay est proche du Mexique, donc porte à porte,
on peut le supposer, avec les pays découverts par Fr. Marcos de
Niza2. Comment et quand l'idée de la découverte « a lo divino »
dans ces parages a pu germer dans ces vieilles cervelles
apostoliques, on le verrait peut-être mieux si l'on avait une histoire
détaillée des voyages de découverte préparés d'Amérique vers
l'Extrême-Orient3. Il faut songer, de toute évidence, à l'entreprise
que se disputèrent, puis se partagèrent le vice-roi Antonio de
1. Mariano Cuevas, S. J., Historia de la Iglesia en México, t. I, Tlalpam, 1921,
p. 250.
2. Cf. supra, p. 261. Notons que la « Chine » n'est expressément nommée dans aucun
des documents qui nous occupent, ni à plus forte raison à propos de Fr. Martín de
Valencia. Le nom de China, avant 1550, avant l'écho des voyages de saint FrançoisXavier, est bien inconnu des missionnaires d'Amérique.
3. On en trouve une utile esquisse, avec une note bibliographique et une carte,
dans Greater America, Essays in honor of Eugen Bolton, Univ. oí California Pres3,
1945, p. 59-78 : Ione Stuessy Wright, Early Spanish Voyages from America to the Far
East, 1527-1565.
280
BULLETIN HISPANIQUE
Mendoza et PAdelantado de Guatemala. Après la mort d'Alvarado, Mendoza, ayant les coudées franches, envoya vers les Iles
de l'ouest l'expédition de son parent Ruy López de Villalobos,
qui toucha à Mindanao le 29 janvier 1543 et baptisa les
Philippines. Est-ce en 1542, quand Villalobos préparait son départ,
est-ce trois ans plus tôt, quand Alvarado s'agitait, que Betanzos
et Zumárraga rêvèrent de partir dans leur sillage ou à leur place?
Betanzos avait été, comme Fr. Martín de Valencia,
profondément déçu par les Indiens du Mexique, dont il parle avec si peu
d'illusions 1. Il a pu, comme lui, être attiré par le mirage de
populations répondant à l'image idéale qu'on se faisait des Asiatiques,
de populations non idolâtres dont les ancêtres avaient peut-être
été touchés par le mythique apostolat de saint Thomas, disciple
direct du Christ. Zumárraga date une de ses lettres « Víspera de
Santo Tomás Apóstol Indiano2... ». Même si le pieux complot
avait été ébauché à Mexico avant le départ de Las Casas pour
l'Espagne, il est certain qu'il fut précisé par correspondance
quand Las Casas put assurer les deux autres conjurés du bon
accueil fait à l'évangélisation pacifique dans les sphères
officielles. Mais au moment où Las Casas fut en situation de faire
aboutir le projet, en mars-avril 1543, il était déjà évêque élu de
1. A. M. Carreño, Fray Domingo de Betanzos, 0. P., Mexico, 1924-1934, p. 115 sq.,
discute longuement l'attitude de Betanzos à l'égard de la prétendue < irracionalidad de
los indios ». En réalité, Ramírez de Fuenleal l'a accusé en 1533 (Ibid., p. 118-119)
de nier < la capacité » des Indiens du Mexique pour la foi chrétienne. Les évangélisateurs du Mexique semblent avoir douté longuement de cette capacité, et, en
présence des épidémies gigantesques dont ces populations furent victimes à plusieurs
reprises, ils doutèrent des intentions de la Providence à leur sujet. Betanzos
prophétisait solennellement la disparition rapide de tous les Indiens {Ibid., p. 96-97).
Est-ce à lui que pense Sahagun quand, en 1576, il écrit que « el acabamiento de esta
nación » a été prophétisé par « un santo varón dominico »? Sahagún lui-même voit ces
populations détruites à un rythme accéléré « no tanto por los malos tratamientos que
se les hacen como por las pestilencias que Dios les envía », et il voit ce qu'il appelle
la c pérégrination » de la religion chrétienne à travers le globe atteindre une nouvelle
étape avec l'arrivée des Augustins en Chine < donde hay gente habilísima, de gran
policía y gran saber ». Il aperçoit là-bas pour le christianisme un avenir durable, et il
affirme sa conviction que la foi n'aura fait que passer par les Antilles, la NouvelleEspagne et le Pérou pour arriver aux Chinois (Fr. Bernardino de Sahagún, Historia
general de las cosas de Nueva España, éd. Miguel Acosta Saignes, t. II, México, 1946,
p. 484-488 et 491).
2. J. García Icazbalceta, Zumárraga, éd. citée, t. III, p. 139. Las Casas, dans la
Apologética Historia de las Indias (N. B. A. E., t. XIII), p. 685 b, parle de
l'évangélisation de saint Thomas dans l'Inde et de saint Barthélémy à l'extrémité de l'Inde
ultérieure < que por ventura estuvo cerca destas nuestras Yndias ».
LA VERA PAZ
281
Chiapas. Le troisième nom qu'il fait inscrire dans l'Instruction et
les lettres de créance n'est pas le sien, mais celui de Fr. Juan de la
Magdalena.
L'ambassade de ces apôtres du Christ s'adressait aux futurs
chrétiens inconnus. Si la destination géographique était
indéterminée, du moins l'instruction disait-elle où il valait mieux ne pas
aller. Les « îles des Moluques et de l'Épicerie », cédées par CharlesQuint, en 1529, à son beau-frère le Portugais, devaient être
laissées de côté1. Mais, cet archipel exclu, il restait toutes les terres
et îles dont les ambassadeurs avaient connaissance « au Midi et
au Ponent », c'est-à-dire dans la « mer du Sud » en direction de
l'ouest. Les trois vénérables personnages étaient accrédités
auprès de « tous rois, princes, seigneurs, républiques et
communautés » pour leur prêcher l'Évangile, établir avec eux des rapports
d'amitié et paix perpétuelle, et aussi des rapports commerciaux.
Ils devaient les persuader que leur unique objectif était de leur
faire connaître un vrai Dieu et de les faire entrer dans l'Église
universelle hors de laquelle il n'est pas de salut. On leur
représenterait les avantages matériels et spirituels de la christianisation.
C'est seulement une fois la confiance établie qu'on dresserait des
croix pour exalter la foi chrétienne et qu'on installerait des
villages chrétiens et des monastères2. On garantirait aux
gouvernants indigènes tous « leurs privilèges, prééminences,
souverainetés, libertés, lois et coutumes ». Les ambassadeurs, vu leur
qualité exceptionnelle, avaient carte blanche pour adapter leur
mission à la diversité des pays et des peuples.
Plus étonnant encore est le texte des lettres de créance, qui
s'adresse aux rois et aux chefs de ces peuples inconnus du
Pacifique. Las Casas a beau dire, dans le De unico modo, que la
communication des vérités de la foi exige une longue préparation de
paix et de confiance, le rédacteur de notre document, que ce soit
Las Casas ou tout autre, ne peut s'empêcher d'inculquer, dès le
premier contact cérémonieux qu'est une remise de lettres de
créance, quelques-unes des vérités que les conquistadora
intimaient dès l'abord comme une sommation. Si tyrannique était1
1. Manzano, op. cit., p. 143.
2. Ibid., p. 144.
282
BULLETIN HISPANIQUE
l'obsession du trop célèbre « requerimiento » ! Mais il fallait bien
sanctifier le premier contact... Une différence notable avec le
« requerimiento », c'est que notre document ne mentionne pas le
Pape ni la « concession du Saint-Siège ». Mais il affirme
parallèlement la toute-puissance du Créateur et la très haute puissance du
grand Empereur sur la tête duquel Dieu a réuni tant de royaumes
déjà considérables : « II Lui a plu en outre, depuis que nous avons
commencé à régner, que notre Royale couronne se soit
grandement étendue en de vastes provinces et contrées découvertes et
dominées vers le sud et le ponent de nos royaumes. » C'est ce
développement qui lui crée une obligation supérieure à celle des
autres princes, de faire connaître dans le monde entier le vrai
Dieu1.
Il n'est pas question d'analyser ici tout ce texte capital. Notons
du moins avec quelle habileté il fait appel à un « appétit naturel »
des choses divines, qui les recherche à tâtons, et évoque une
prédication antérieure du christianisme (la prédication de saint
Thomas évidemment) dont le souvenir avait pu s'effacer2. En
même temps qu'une invitation au christianisme, c'était une
invitation à des échanges de produits naturels et de biens de
civilisation ; le message offrait, contre des produits utiles à l'Europe,
a tout ce que l'ingéniosité et l'industrie » des sujets européens de
l'Empereur « a trouvé et inventé au cours de tous les siècles 3 ».
Le concept et le nom même de la conquête sont ici non moins
radicalement condamnés que dans le Parecer de Las Casas. Est-ce
à dire que la conception nouvelle comporte, sur le terrain
politique, et même sur le terrain économique, la réciprocité et l'égalité
que fait miroiter une promesse d' « échanges »? Évidemment non.
L'empire mondial de Charles-Quirft propose son protectorat. Mais
l'engagement de respecter les souverainetés locales est bien
conforme à la politique de Las Casas pour les Indes, telle qu'il
l'exposera une dizaine d'années plus tard dans les Trente propositions
très juridiques et dans le Traité comprobatoire. Le roi de Castille
1. Manzano, op. cit., p. 140.
2. Ibid., p. 141 : « o por ventura por la negligencia y flaqueza de vuestros
antecesores se ha perdido la memoria de la predicación de su Nombre y Fe que en ella se hizo
en los tiempos passados ».
3. Ibid., p. 142.
LA VERA PAZ
283
et de Léon ne doit pas supprimer, aux Indes, les rois, roitelets ou
caciques, il doit se superposer à eux pour être « empereur audessus de nombreux rois ».
C'est dans ce contexte qu'il faut lire les décisions nouvelles en
faveur de la conquête pacifique du Tezulutlán, signées le même
jour que le double document concernant la grande ambassade
spirituelle dans la mer du Sud. Cette dernière n'eut pas lieu,
Zumárraga n'ayant pas été autorisé à quitter l'évêché de Mexico.
L'affaire du Tezulutlán, au contraire, sortira de l'ornière, énergiquement poussée par Las Casas. On entend, dès le 1er mai 1543,
donner aux caciques amis et aux caciques à conquérir
l'assurance que la situation est radicalement changée. Jusque-làj on
avait octroyé des témoignages de satisfaction et des
encouragements à Don Juan, cacique d'Atitlán, à D. Jorge de Tecpán
Atitlán, à D. Miguel de Chichicastenango et à D. Gaspar de
Tequecistlán. Voici qu'on leur octroie des privilèges substantiels.
On leur promet que leurs pueblos seront rattachés directement à
la couronne, dont ils ne pourront plus être détachés1. Le fait est
gros de signification et de conséquences. Car, ne l'oublions pas, il
s'agit là du territoire de paz, pacifié avant l'entrée en jeu des
moines, et dont les Indiens avec leurs caciques étaient en
encomienda. Il s'agissait de les « desencomendar », si l'on nous permet
ce néologisme, de les enlever à leurs « encomenderos », en donnant
à ceux-ci les dédommagements raisonnables. C'est exactement
ce que prévoient les ordres royaux2. Et puis, pour mieux séduire
les caciques de la Tierra de Guerra auxquels le même traitement
est promis, on veut marquer hautement que les seigneurs indiens
favorisés reprennent leur prééminence sous la suzeraineté directe
du roi d'Espagne. Charles-Quint — « emperador sobre muchos
reyes » selon la conception de Las Casas — confirme le pouvoir de
ces « seigneurs naturels » et leur octroie des armoiries tout comme
aux conquistadora qu'il anoblit. Ces blasons, minutieusement
1. Guatemala, 393, fol. 192 v°-193 v°.
2. Ibid., fol. 190 v°, Barcelone, 1er mai 1543, le roi à l'Audience des Confins. C'est
là qu'on voit que « Baraona, vezino de la ciudad de Santiago de la provincia de Guatimala », possédait en encomienda la moitié d'Atitlán, « e que tanbién otras personas
tenían encomendados los pueblos de los dichos caciques » (il s'agit des quatre
mentionnés ci-dessus et de < el cacique de Caçatepeque » (cf. p. 284, n. 2).
Bull, hispanique.
19
284
BULLETIN HISPANIQUE
fignolés, seront décrits par de nouvelles cédules deux mois plus
tard. On y a prodigué tout le. bariolage héraldique d'azur, de
gueules, de sinople, d'argent et d'or, avec des châteaux, des
donjons, des coquilles Saint- Jacques, des Ave Maria, des
étoiles. L'étoile est, naturellement, l'attribut de D. Gaspar de
Tequecistlán, en souvenir du roi mage dont il porte le nom1.
Mais une autre surprise nous attend. Les caciques auxiliaires
de la diplomatie de Las Casas formaient, avons-nous dit, une
chaîne allant du lac Atitlán à ce Tequecistlán limitrophe de la
Tierra de Guerra. Aux seigneurs déjà favorisés par les cédules
royales du 17 octobre 1540, celles du 1er mai 1543 et des mois
suivants en ajoutent deux nouveaux : ce sont D. Pedro et
D. Diego, caciques des pueblos de Sacatepéquez2. La chaîne
s'allonge, si l'on peut dire, vers l'arrière, au lieu de se prolonger vers
l'avant. Le nouveau jalon se situe entre le lac Atitlán et la
frontière du Chiapas, plus près de cette frontière que du lac. N'est-ce
pas un signe clair que l'affaire du Tezulutlán mûrit en même
temps que la métamorphose de Las Casas en évêque, et qu'elle
est mûre maintenant à la fois parce que l'idée de conquête
pacifique triomphe et parce que Las Casas devient évêque de Chiapas?
VI
Sur ce point encore, il faut avoir le courage de déblayer le
terrain des édifiantes inventions dont Remesal l'a encombré.
Rappelons-nous3 : on offre à notre moine l'évêché de Cuzco. Il refuse
par humilité; on nommera à sa place son frère dominicain
Fr. Juan Solano. Puis, un peu plus tard, comme il faut pourvoir
l'évêché de Chiapas^ on insiste tant qu'il se laisse persuader de
l'accepter : la Nouvelle-Espagne lui semble moins entamée par
la destruction, et il admet que l'autorité d'une mitre le rendra
1. Guatemala, 393, fol. 203 v°-205 r°, Valladolid, 30 juin 1543.
2. Les documents que Las Casas fait signer le 1er mai 1543 disent seulement « el
cacique Cacatepeque (ou Cacatepeque) ». On ne connaît pas encore ce personnage par
son nom. C'est à la date du 30 juin (fol. 203 v°) qu'on le voit se dédoubler en « Don
Pedro y Don Diego caciques de los pueblos de Cacatepeque que son en la provincia de
Guatemala ». On leur accorde conjointement des armoiries.
3. Cf. supra, p. 241-242.
LA VERA PAZ
285
plus fort pour défendre les Indiens. Le moine qui refuse d'être
évêque par humilité, c'est un bon thème hagiographique. Il
convient à plus d'un grand prélat qui accepta la mitre à son corps
défendant. Convient-il au cas d'un moine qui n'était pas un saint,
mais un politique chrétien de grande envergure, avide
d'influence et d'action1? Écoutons plutôt son plus ancien biographe,
qui écrit, semble-t-il, du vivant même de Las Casas. Il refusa,
dit-il, l'évêché du Cuzco, ainsi que d'autres évêchés des Indes ;
« il préféra celui de Chiapas » (« antes escogió el de la provincia de
Chiapa ») 2. A la bonne heure ! Pourquoi Remesal farde-t-il cette
simple vérité. Il a peur qu'on n'accuse Las Casas d'ambition,
qu'on ne le soupçonne, peut-être, d'avoir longuement guigné
l'évêché de Chiapas... Et en vérité est-il invraisemblable que le moine
y ait pensé depuis longtemps? Il n'avait pas besoin de l'aide des
autres pour concevoir et pour ambitionner le pouvoir nouveau
que lui donnerait un évêché pour la défense des Indiens. Un
grand ambitieux, si c'est en même temps une âme noble et un
homme sûr de sa mission, ne réclame rien pour lui : il attend son
heure. Mais ceci empêche-t-il qu'il la prépare?. Las Casas
n'entrevoyait-il pas son élévation prochaine dès le temps où sa
diplomatie travaillait les abords du Tezulutlan et où il en gardait jalouse. ment le secret même à l'égard de l' évêque Marroquin, surtout à
l'égard de Marroquin? On ne peut se défendre de penser que
Remesal a été effleuré, sinon tenaillé de ce soupçon, et que c'est
pour cela principalement qu'il a, avec une étrange audace, changé
tout le caractère des faits et leur chronologie : la préparation
secrète de 1537-1538 étant transformée en une action
immédiatement triomphante que sanctionne la protection de Marroquin
1. Cisneros et Fr. Hernando de Talayera auraient résisté par répugnance à mener
la vie princière des prélats (cf. M. Bataillon, Érasme et l'Espagne, Paris, 1937, p. 4).
Mais il faut remarquer que Talavera, d'après sa meilleure biographie, t diversas veces
tentaron de le hacer obispo, y especialmente le requirieron que tomase el obispado de
Salamanca, lo cual por entonces no quiso acceptar, porque muchas veces, como por
burla, decía que no habla de ser obispo sino de Granada ». Il disait cela bien longtemps
avant que Grenade ne fût prise. Il accepta pourtant l'évêché d' Avila, d'où il passa en
1492 à l'archevêché de Grenade. Sa « burla » exprimait une ambition avouable qu'un
Las Casas pouvait partager : celle de fonder une nouvelle église (Alonso Fernández
de Madrid, Vida de Fr. Fernando de Talavera, éd. Félix G. Olmedo, Madrid, 1931,
P-47).
2. Gutiérrez de Santa Clara, op. cit., 1. 1, p. 40.
286
BULLETIN HISPANIQUE
et d'Alvarado, tout soupçon d'ambition et de compétition avec
Marroquin était écarté. La conquête du Tezulutlán ne pouvait
plus apparaître comme une fin longuement poursuivie, encore
moins comme un moyen longuement ménagé. Elle était un
miracle accordé, dès 1538, à la foi de Las Casas dans l'évangélisation pacifique. Si ceci se reliait à son élévation, en 1543, à l'évêché de Chiapas, c'était de loin et comme un titre éclatant à un
évêché des Indes.
Mais interrogeons les faits. Cet évêché, dont la création était
sans doute envisagée un peu plus tôt, est créé en 1539, à l'époque
où Las Casas est à Mexico et voit la possibilité de partir enfin
pour l'Espagne. On apprend bientôt que le premier titulaire
désigné a refusé. C'était le hiéronymite Fr. Juan de Ortega (le père,
peut-être, du Lazarillo de Tonnes I). L'Empereur nomme à sa
place D. Juan de Arteaga (un disciple et ami de saint Ignace,
dont la Compagnie est en train de se fonder). Mais Arteaga meurt
à Mexico le 8 septembre 1540, avant d'avoir pu gagner son
diocèse *. La vacance de celui-ci se prolonge. Marroquin se charge de
l'administrer, lui qui avait espéré trouver en Arteaga « un bon
coadjuteur ». Dans une lettre à l'Empereur, le 20 février 1542, il
expose les dispositions prises par lui à la cathédrale de Chiapas et
il ajoute : « Je gagnerai à ce qu'on nomme un nouveau prélat.
Mais comme il semble que je suis juge et partie, je ne veux rien
dire ni pour ni contre. Le Honduras va très mal sans gouverneur
et sans prélat2. » La solution traîne encore pendant toute la phase
de réorganisation du Conseil des Indes. Une des mesures
auxquelles aboutit ce travail est l'élévation de Las Casas à l'évêché
de Chiapas, en même temps qu'on recourt à lui comme expert sur
le grand problème des conquêtes et découvertes. Il n'a pas besoin,
pour accepter, et pour préférer cet évêché à d'autres, d'être un
monstre d'ambition.
Aussitôt évêque élu, Las Casas fait prendre par le Conseil toute
une série de mesures destinées à lui donner les coudées franches,
à faire de son évêché le terrain d'action qu'il a pu rêver. Il veut
1. Voir la note des Monum. Hist. S. J., t. LXVI, Fontes narrativi de S. Ignatio,
Rome, 1943, p. 170, n. 8.
2. Coll. Muñoz, t. LXXXIII, fol. 54 v».
LA VERA PAZ
287
un chapitre vertueux et docile. Il réclame de Rome un statut que
Cisneros avait autrefois souhaité pour Tolède, que Zumárraga
avait proposé récemment pour les cathédrales du Nouveau
Monde, et qui ferait vivre les chanoines en communauté à
l'ombre du cloître de leur cathédrale1. Mais surtout Las Casas
apparaît très préoccupé des limites de son diocèse. D'abord, on a
décidé qu'elles seraient fixées par la nouvelle Audience des
Confins dont le président est le licencié Maldonado, premier
protecteur et confident des moines évangélisateurs de la Terre de
Guerre. Mais Las Casas se souvient-il de l'expédition manquee
du Licencié chez les Lacandons? Sait-il que Maldonadoest passé
au parti des conquistadora par son mariage avec la fille de Montejo, 1' Adelantado du Yucatán? On voit l'évêque prendre ses
précautions. Au début de 1544, il n'est pas encore parti pour
l'Amérique. Il attend que ses bulles arrivent de Rome ; il se fait
consacrer à Séville. Il fait notifier à l'Audience des Confins, par
une cédula du 13 février, l'inclusion des provinces « de Tezulutlán et Lacandón » dans son diocèse. Il a demandé cette grâce
au Roi, dit le document, afin de pouvoir, « les abordant avec
plus d'amour et de bonne volonté qu'aucun autre prélat, tâcher
d'en amener les naturels à la connaissance de notre sainte foi
catholique ». Même l'ordre stipule que, si ces provinces sont
reconnues comme extérieures à son diocèse, il les prendra en
charge comme prélat (« las tenga en encomienda como prelado »)
en attendant que l'Empereur et le Pape désignent un prélat
exprès pour cette région 2.
Le même jour, un autre ordre rattache à l'évêché de Chiapas la
province de Soconusco, en bordure du Pacifique, à la frontière
de la Nouvelle-Espagne et du Guatemala. Ainsi Las Casas se fait
tailler une principauté spirituelle qui va du Yucatán au
Soconusco, de la mer du Nord à la mer du Sud, et qui inclut, en
particulier, le vieil objectif de sa conquête spirituelle, en direction du
Golfo Dulce. Et tous ces territoires qu'il revendique, à quel voisin
1. Guatemala, 393, fol. 201 v°-202 r° (l'Empereur à Juan de Vega, ambassadeur à
Rome, Valladolid, 16 juin 1543). Cf. Bataillon, op. cit., p. 3, et Garcia Icazbalceta, op.
cit., t. IV, p. 147. La requête adressée au Pape au nom de Las Casas invoque un
précédent, celui de c los canónigos de la Iglesia de Osma ».
2. Guatemala, 393, 1, fol. 226, Tçxte publié par Fabié, op. cit., t. I, p. 49$
288
BULLETIN HISPANIQUE
les soustrait-il? Au bon Marroquin qui, dans toutes ses lettres
jusqu'en 1543, chante ses louanges à la Cour et qui, sur place,
favorise les Dominicains et leurs amis les caciques sans attribuer
trop d'importance à une entreprise d'évangélisation qu'il juge
modeste.
Las Casas va pluâ loin. Le 23 février 1543, il fait donner un
avertissement au même Marroquin qui, nous l'avons vu, s'était
mêlé des affaires du diocèse de Chiapas, sede vacante. Le digne
évêque de Guatemala est prié de n'y plus intervenir et de laisser
le chapitre gouverner en l'absence du prélat, comme c'est la
règle *.
VII
En voilà assez pour faire comprendre avec quelle passion Las
Casas a pris son rôle d'évêque de Chiapas et combien étroitement
cette dignité, à ses yeux, était liée à l'honneur de conquérir le
Tezulutlán par la seule action des missionnaires dominicains.
Mais il faut revenir un peu en arrière pour voir ce que ceux-ci
avaient fait, au juste, avant que l'initiateur de l'entreprise fît son
entrée, en 1545, au cœur de sa conquête. Nous possédons, par
chance, parmi les documents copiés au xvme siècle par Muñoz,
l'évocation la plus vivante du retour des Dominicains dans ce
pays qu'ils avaient abandonné depuis 1538. Le témoin est Marroquín en personne, qui ajoute à la fin de sa lettre du 20 février
1542 à l'Empereur :
Comme je venais d'écrire ce qui précède, les religieux de
Saint-Dominique arrivèrent pour installer leur couvent et ils amenaient avec eux
deux seigneurs [indiens] de la frontière de la Terre de Guerre qui
s'étaient portés à leur rencontre. Ils entrèrent avec eux dans cette ville
[de Santiago de Guatemala], me montrèrent une décision de Votre
Majesté rendue à la requête de Fr. Bartolomé de las Casas et sur son
rapport. Elle fut présentée au Gouverneur et lue en présence d'une
grande partie du peuple. Et les gens s'indignèrent : « Comment?
Comment? les moines feraient la conquête de ce pays? C'était une
plaisanterie. Ils feraient rapport à Votre Majesté ! » Pour éviter un désordre,
je m'arrangeai pour les faire taire. S'ils écrivaient à Votre Majesté ou
faisaient quelque rapport, tout cela n'est pas sérieux. J'espère qu'avec
1, Guatemala, 393, 1, fol. 232, et Fabié, 1. 1, p. 504.
LA VERA PAZ
289
la grâce de Dieu les religieux serviront grandement Notre-Seigneur et
Votre Majesté, et j'ai confiance que ce morceau de terre qui donne sur
la mer du Nord et dont le chef-lieu est Tezulutlán parviendra à la
connaissance de Notre Sainte Foi sans risque ni effusion de sang ni
mort d'homme. Et dans le cas contraire ce sera plutôt un gain qu'une
perte. Que Votre Majesté donne toute son aide aux religieux. Si un
village qui est sur la frontière et qui s'appelle Tequeciztlán était mis
sur la tête de Votre Majesté, ce serait important... En ce qui me
concerne, mon aide ne leur manquera pas et, si ma personne est
nécessaire, je l'engagerai sur ce point1. \
Nous ne savons pas avec certitude quels sont les religieux
arrivés au début de 1542 pour reprendre l'œuvre interrompue. On
peut dire sans grave chance d'erreur que les deux principaux,
peut-être les deux seuls chargés du contact avec le Tezulutlán,
étaient Fr. Diego de Ángulo et Fr. Luis Cáncer2. Les deux
seigneurs indiens qui les accompagnent, on aimerait savoir qui ils
sont. L'expression « señores de la raya » est vague. Peut-être
s'agit-il de Don Gaspar, cacique de Tequecistlán, et d'un cacique
de la Tierra de Guerra proprement dite qui était son voisin
immédiat. Marroquin, on le voit, entre dans le jeu des évangélisateurs
sans arrière-pensée, mais aussi sans passion et sans illusion
excessive. L'enjeu lui paraît limité; un échec ne le désolerait pas.
Mais, alors que les lettres royales de 1541 en faveur des caciques
étaient vagues et prudentes, il n'hésite pas à conseiller, à l'égard
de l'un d'entre eux — celui qui occupe une position-clef —
l'importante décision que Las Casas triomphant, en 1543, fera
prendre à l'égard d'une demi-douzaine de chefs : il faudrait que
le cacique de Tequecistlán — Don Gaspar — fût soustrait à la
encomienda pour devenir vassal direct de Sa Majesté. C'est
probablement de 1542 qu'on doit dater un nouveau travail
d'approche sur ce point, sans doute la fondation du village de Rabinal. Mais quoi? toujours les confins? Les missionnaires ne vont-ils
pas enfin pénétrer, forts de la protection du Roi et de l'Évêque,
dans la Terre de Guerre proprement dite? Pas encore. Les lettres
1. Coll. Muñoz, t. LXXXIII, fol. 54. Muñoz, qui très souvent abrège, cite ce passage
entre guillemets et ajoute entre parenthèses : « Observo en las cartas deste Obispo
mucha verdad, mucha bondad, candor, desinterés, zelo al bien spiritual i temporal, i
talento para governar. »
2. Cf. supra, p. 244, la formule de Cancer : < lo que se hizo con solos dos religiosos »,
290
-
BULLETIN HISPANIQUE
royales du 1er mai 1543 au Provincial des Dominicains de Mexico
et à l'Audience des Confins n'invoqueront pas d'autres succès
que d'avoir « amené pacifiquement à la ville de Santiago de
Guatemala certains caciques qui étaient sur pied de guerre en ces
provinces1 ». Succès diplomatique toujours.
Qui craignait-on? Les belliqueux Indiens? Non : les
conquistadora. La colère de ceux-ci, calmée par Marroquin en 1542 (comme
sans doute en 1540), va éclater beaucoup plus vive en 1544, "quand
on recevra les ordres royaux du 1er mai 1543 qui portent une
atteinte directe et immédiate aux privilèges des encomenderos.
Déjà tout le monde colonial d'Amérique est occupé à maudire le
vieux Las Casas inspirateur des Lois Nouvelles. Dès le 10
septembre 1543, les conquistadora et colons de Santiago de
Guatemala l'ont dénoncé au roi en termes plus amers encore que dans
leur message de 15402. Ce vieillard responsable des lois qui
dépouillent leurs fils, ils lui reprochent ses passions, lui dénient
toute compétence pour parler de la Nouvelle-Espagne, l'accusent
de ne pas faire la seule chose pour laquelle il a été envoyé dans
la péninsule avec l'argent de l'Amérique : procurer des religieux.
En juin-juillet 1544 arrivent des mesures royales qui dépouillent
les conquistadora eux-mêmes et non plus leurs fils, en faveur de
six caciques. Nouvelle explosion de mécontentement contre le
trop célèbre évêque, contre ses moines et contre ses « seigneurs »
indiens. Cette réaction, naturellement passée sous silence par
Remesal, est éclairée par la chronique de Fr. Francisco Ximénez
et par un document inédit. Il apparaît qu'à cette date les moines
venaient seulement d'entrer dans la Terre de Guerre. Ce sont eux
qui l'expliquent, un an plus tard. Les mesures royales de 1543
étaient venues bien à propos, « car les religieux étaient entrés
dans ce pays » et leur position était déjà menacée. Jusque-là,
disent-ils, « quelques caciques du pays nous avaient invités à
venir et nous ne V avions pas fait parce que nous avions peur des
entraves des Espagnols3 ». Les moines s'étaient décidés sans doute
dans l'espoir de l'arrivée imminente des dépêches royales.
1. Guatemala, 393, fol. 192 r° et 194 r°.
2. Extraits de Muñoz publiés par Fabié, op. cit., t. I, p. 529-530. Cf. Col. de doc.
ant. del Arch. del Ayunt. de Guatemala, éd. Arévalo, p. 16-20.
3. Coll. Muñoz, t. LXXXIV, fol. 37. Lettre collective à l'Empereur, signée de
LA VERA PAZ
291
Au moment où elles arrivent, Fr. Pedro de Ángulo, chef de la
mission, apprend que des Espagnols envoyés par Montejo, 1'
Adelantado du Yucatán, entrent en conquérants dans ce domaine
interdit. Et les Indiens « de guerre » sont hésitants. Ángulo, qui
réside à Santiago de Guatemala, va voir le lieutenant de l'Alcade
Juan Pérez Dardón, lui demandant de faire publier
solennellement la défense royale d'envahir le territoire de mission. Pour
rassurer les caciques, le trop naïf Dominicain ne voit pas d'autre
solution que de leur faire remettre par les autorités de Santiago
les privilèges qui leur sont destinés. Le moine propose cette
procédure aú lieutenant. Il est convoqué au Conseil municipal, et là
on lui arrache les privilèges des mains. Il va porter plainte à
l'Audience des Confins, escorté de caciques et d'autres Indiens. Il fait
lire devant eux et devant les magistrats des traductions en langue
indienne des mesures protectrices de Sa Majesté. Les victimes
demandent que les lois soient respectées. Les magistrats répondent
qu'ils doivent en référer au roi. Enfin, ils rendent les privilèges
pour qu'ils soient remis aux intéressés. Mais l'émotion de ceux-ci
est telle qu'ils vont trouver Ángulo et lui disent : « Nous ne
voulons plus de privilèges ni de faveurs, mais simplement mourir1. »
A Santiago de Guatemala, l'indignation du Conseil contre les
moines et leurs protégés se traduit par une enquête tendant à
démontrer au Roi que toute l'affaire de la conquêie pacifique est
pure comédie, que les caciques auxquels on octroie des blasons
sont gens méprisables et sans honneur, qui se promènent nus et
s'asseoient par terre. On trouve des témoins, entre autres
l'archidiacre Peralta, pour attester que Marroquin et Maldonado sont
allés dès 1539 à Cobán, et toutes les personnes* interrogées
s'accordent à dire que les Dominicains, eux, n'y vont pas, parce
qu'ils ont peur de se faire tuer. Ils étaient inquiets, avoue leur
chroniqueur Ximénez, de la réaction des Indiens quand ils
soupçonneraient l'Espagne de leur avoir manqué de parole. D'après
cette même enquête de 1544, un moine exaspéré, Fray Juan [de
Torres?], avait insulté la « tyrannie » du licencié Maldonado,
déclaré que le pays était aux Indiens, non au Roi, et menacé
Fr. Pedro de Ángulo, Fr. Domingo de Vico, Fr. Juan de San Lucas, Fr. Vicente Ferrer
et Fr. Domingo de Azcona, « destas provincias de Teculutlan, a 5 de Julio de 1545 »,
1. Coll. Muñoz, t. LXXXIV, fol. 37, etc.
292
BULLETIN HISPANIQUE
d'aller en CastiUe, dût-il risquer sa peau, pour faire supprimer les
tributs ; s'il mourait pour les Indiens, il serait sûr de mourir pour
Dieu1.
Voilà, certes, une conquête de la Vera Paz qui ne ressemble
guère au tableau de Remesal. Malgré toutes ces difficultés, les
moines se sont décidés à entrer. Peut-être ont-ils obtenu la
promesse que les hommes de Montejo-ne pénétreraient pas dans le
Tezulutlán. Toujours est-il qu'un an après ces incidents, en juinjuillet 1545, Las Casas peut se dédommager de son entrée
tragiquement mouvementée dans le chef-lieu d&son diocèse, en faisant
une joyeuse et solennelle entrée dans l'ancienne Terre de Guerre,
enfin terre de mission. Nous ne parlerons pas des démêlés de
l'Évêque avec ses ouailles. Là encore, le récit de Remesal aurait
besoin d'être critiqué, et on ne pourrait le faire avec quelque
assurance que le jour où l'on retrouverait" l'original du journal
de Fr. Tomás de la Torre2. Il nous suffit de rappeler ici deux
points sur lesquels le doute n'est pas permis. Las Casas, qui a
gagné la cause des conquêtes pacifiques auprès du Conseil des
Indes, a perdu la guerre du refus de confession engagée contre les
Espagnols de son évêché pour la libération des esclaves. Et bien
vite sa superbe intransigeance, qui l'a obligé à quitter la place,
creuse un fossé entre lui et les plus illustres de ses compagnons de
lutte, y compris Marroquín, Vasco de Quiroga, Betanzos,- Motolinia. Mais il a caressé peut-être en 1544, et jusqu'au milieu de
1545, ce rêve d'avenir : l'évêque de Chiapas faisant la loi aux
Espagnols de son diocèse avec l'appui de l'Audience, écrivant, au
milieu de ses livres, des traités sans réplique pour le salut général
des Indes, visitant les missions des moines évangélistes qu'il a
amenés d'Espagne et auxquels le succès de Tezulutlán "frayerait
la voie.
VIII
Le voyage de l'Évêque au Tezulutlán est préparé par les mis1. Ximénez, op. cit., t. I, p. 208-209/247 et 385. Cf. supra, p. 263, n. 1.
2. Cf. p. 242, n. 2. Pour toute cette partie de son récit, Ximénez dit utiliser Fr.
Tomás de la Torre. Malheureusement, son Historia, au moins telle qu'elle est
imprimée, ne distingue pas par des guillemets les passages empruntés à cette source et ce
que le chroniqueur y ajoute sans doute d'après Remesal.
LA VERA PAZ
293
sionnaires dès le mois de mai. On le presse de venir avant la saison
des pluies. On lui représente que deux caciques de terres chaudes
du Tezulutlán se sont déplacés en terre froide pour venir au
devant de leur prélat. On s'occupe de trouver des chevaux de
tout repos pour que ces seigneurs puissent se joindre dignement
à l'escorte1. Quand tout est prêt, en juin, Las Casas s'ébranle
avec son compagnon Fr. Vicente Ferrer (qui remplace
probablement le fidèle Ladrada, malade), son chanoine écolâtre Luis de
la Fuente et huit ou dix serviteurs de sa maison ; enfin et surtout
D. Juan, cacique, fils du seigneur de Cobán, est venu le quérir à
Ciudad Real avec un bon contingent d'Indiens. En entrant dans
le pays quiche, à Sacapulas, il trouve Fr. Juan de San Lucas qui
l'attend avec quatre autres caciques. A Jatic, où l'on aborde
la Haute Vera Paz actuelle, la population indienne accueille
l'Évêque avec des danses, des chants, des présents de volailles
et de plumes précieuses. Fr. Pedro de Ángulo est là pour recevoir
Sa Seigneurie au milieu d'un grand concours de peuple. Il donne
le baptême à des adultes déjà catéchisés. Enfin à Cobán, cœur de
la mission, un grand rassemblement d'Indiens accueille aussi
l'Ëvêque. Un cacique de Chamelco, village pas encore évangélisé,
vient lui rendre hommage. C'est à Cobán que travaille Fr. Luis
Cáncer, avec deux autres moines. C'est là que se dresse la
première église de la Vera Paz, église somptueuse, grande et belle
pour une église de bois coiffée de paille : elle ferait grand effet
même en Castille, disent certains visiteurs de la suite épiscopale,...
si elle était de pierre.
Car nous avons une attestation de cette visite, une attestation
par-devant notaire, que Remesal a voulu ignorer, aimant mieux
nous montrer l'Évêque au comble de la joie parmi ses souvenirs de
1538. Chose plus curieuse, les historiens modernes n'ont pas tenu
compte non plus de ce document, bien qu'il soit publié depuis
1867 2. Las Casas avait plus d'une raison de faire attester par1. Lettre de Fr. Juan [de San Lucas ou de Torres?], non datée, publiée dansD. /. /.,
t. VII, p. 241-243 (et plus incorrectement dans Fabié, t. I, p. 599, qui pourtant est
plus complet pour la phrase finale « oy lunes in rogationibus) » : indication confirmée
par ces mots au milieu de la lettre : t passada la Ascención me parto ».
2. D. I. /., t. VII, p. 216-231. Hanke, op. cit., p. 473, n. 42 c, ne mentionne que les
extraits de la collection Muñoz, t. LXXXIV, fol. 140 (et non 110).
294
BULLETIN HISPANIQUE
devant notaire ce qui se passait au Tezulutlán en 1545. D'abord,
il fallait riposter à l'odieuse enquête menée l'été précédent à
Santiago de Guatemala. Puis, d'une façon générale, il fallait pouvoir
présenter au prince Philippe et à l'Empereur la preuve du succès
annoncé depuis plusieurs années. Mais il semble aussi que Las
Casas obéisse à des habitudes invétérées de méfiance et de
précaution. On sait comment, quittant Cuba en 1514, et prévoyant
que sa campagne contre le système colonial va lui attirer la haine
de ses protecteurs Diego Velázquez et Narváez, le clérigo se fait
donner par eux une attestation de ses bons services dans la
pacification de l'île : il n'a pas tardé à avoir besoin de ce certificat 1.
Ici, de qui peut-il se garder? De son ancien protecteur l'évêque
de Guatemala, aujourd'hui son rival, Don Francisco Marroquin.
Les deux évêques viennent de se rencontrer au village de
Tezulutlán le 2 juillet 1545, quand Las Casas rédige un questionnaire
pour faire interroger des témoins. Tout se passe comme si Marroquin, informé des préparatifs de visite pastorale de Las Casas,
était venu en hâte lui couper son effet. L'évêque de Guatemala
est à Tezulutlán depuis quatre jours quand Las Casas y fait son
entrée, venant de la Haute Vera Paz. Et c'est pourquoi Las Casas
tient à affirmer sa priorité et fait attester par des gens de sa suite
qu'il est depuis le 12 juin dans l'ancienne Terre de Guerre. Sur
les six témoins, il y en a quatre qui appartiennent à sa suite, deux
qui sont venus avec Marroquin. Mais, visiblement, l'évêque de
Chiapas a tenu à ce que ce soit un prêtre accompagnant son
collègue qui fasse office de notaire, et à ce qu'ils lui confèrent tous
deux cette qualité.
La plus stricte courtoisie règne sans doute. Les deux évêques
se font bon visage. On imagine Las Casas faisant les honneurs de
la mission qui est sa fille, résultat d'une année de travail intensif,
mais aussi aboutissement de huit ans de démarches tenaces,
longtemps secrètes, poursuivies d'abord à l'insu de l'autre
visiteur. Il se garde sans doute de trop jouer à son égard le rôle de
maître de ces lieux. Mais comment ne sentirait-il pas le dépit de
1. Las Casas, Historia de las Indias, 1. III, ch. 81 (Col. Doc. in., t. LXV, p. 266), où
il se vante de la « disimulación », grâce à laquelle < quedaron todos, Diego Velázquez
y los demás españoles, descuidados ».
LA VERA PAZ
Marroquín? L'évêque de Guatemala l'exprimera quelques
semaines après dans une lettre à l'Empereur, cette lettre du 17 août
que Remesal a pudiquement escamotée 1 pour nous présenter les
deux hommes cordialement unis dans la défense des Indiens.
Marroquín, avec un naturel parfait, parle du Tezulutlán comme
d'une dépendance de son évêché2 où le devoir pastoral l'appelle,
bien que ses occupations l'aient empêché d'y aller plus tôt : « J'ai
tardé un an, dit-il... Il y a tant à faire avec ceux qui sont dans le
bercail de l'Église qu'il n'y a pas de temps de reste autant qu'il
faudrait pour s'occuper des autres. Je suis arrivé au chef-lieu la
veille de la Saint-Pierre, et, avant d'arriver, j'avais reçu force
messages des seigneurs et notables qui me faisaient savoir
combien ils se réjouiraient de ma venue ; et, une demi-heure avant
le terme du voyage, tout le village, hommes et femmes, vint audevant de moi à grand renfort de danses, puis, à mon arrivée, ils
me firent un discours pour me remercier d'avoir pris pareille
peine. »
II résume en deux mots l'histoire de la mission, le défi des
conquistadora aux moines, le rôle d'intermédiaires joué par les
caciques de Guatemala, l'entrée des religieux, le contentement des
populations, desquelles on n'exige rien. L'Évêque, qui, en 1541,
avait exprimé quelque scepticisme, se montre optimiste,
reconnaissant à l'égard des bons religieux. Mais il ne voudrait pas
qu'on se fît des illusions sur la valeur de cette conquête :
Le pays est le plus montueux de par ici, trop montueux et trop
pauvre pour que les Espagnols s'y installent, car les Espagnols ne se
contentent pas de peu. Le chef-lieu est à quelque trente lieues de cette
1. Avec son habituelle désinvolture, Remesal, p. 372, non seulement passe sous
silence cette lettre, mais en publie une autre, qui est censée y répondre. Elle
commence : < Vi vuestra letra de 17 de Agosto del año pasado de 1545 que escrivisteys
a S. M. », et finit : « De Madrid a 26 dias del mes de Junio de 1546. — Yo el Principe, —
Por mandado de Su Alteza, Pedro de los Cobos. » — Son authenticité semble douteuse.
Le P. Ximénez (op. cit., t. I, p. 388) reproduit ce document, mais il est à remarquer
qu'il résume en quelques lignes (p. 389) la visite de Las Casas à la Vera Paz et il
s'arrange pour ne pas parler d'une rencontre des deux évoques.
2. Remesal, ami des situations nettes, dit que « aquel partido hasta el año de 1539
estuvo a su cargo y era de su jurisdición ». Le choix de la date de 1539 est cousu de fil
blanc. La lettre de Marroquín, en 1545, parle du Tezulutlán comme d'un territoire
soumis à sa visite, bien que Las Casas revendique ce droit. Bien entendu, la prétendue
réponse ne fait pas allusion à cette divergence de vues.
296
BULLETIN HISPANIQUE
ville [de Guatemala] ; et de là jusqu'à la mer [au golfe de Honduras] il
peut y en avoir une cinquantaine ; dans tout ce pays, cinq ou six
villages qui comptent.
Et Marroquin, qui garde sur le cœur l'attestation notariée pour
laquelle on a exploité sa présence, ajoute, laissant éclater ses
sentiments à l'égard de Las Casas :
Je dis tout cela parce que je sais que l'évêque de Chiapas et les
religieux écriront merveilles, et il n'y en a pas d'autres que ce que j'écris
là. J'étais sur le point de partir quand Fr. Bartolomé est arrivé. Que
Votre Majesté aide les religieux et les encourage : c'est pour eux un
fort bon pays : ils n'ont rien à craindre des Espagnols et nul ne les
contrariera. Ils pourront faire la loi tant qu'ils voudront. Pour moi, je
les visiterai et encouragerai de tout mon pouvoir ; encore que Fr.
Bartolomé dise que c'est à lui que cela convient. Je lui ai répondu que je
n'y voyais pas d'inconvénient. Je sais qu'il écrira des inventions et
imaginations auxquelles il ne comprend rien lui-même, et auxquelles,
sur ma conscience, Sa Majesté ne comprendra rien. Car tout leur
échafaudage et son fondement sont à base d'hypocrisie. Il l'a bien montré
aussitôt qu'il a reçu la mitre. Il a laissé déborder sa vaine gloire comme
s'il n'avait jamais été moine, et comme si les affaires qu'il a prises en
main ne demandaient pas plus d'humilité ou de sainteté pour
confirmer le zèle qu'il avait fait paraître *.
Le bon Marroquin comprend-il bien Las Casas et se
comprend-il lui-même? Où et quand voit-il de l'hypocrisie chez Las
Casas? A première vue, on a l'impression qu'il parle du présent ;
les « imaginations » avec lesquelles l'évêque de Chiapas étourdit le
souverain et se tourne la tête à lui-même, ce serait pure comédie :
cet homme jouerait au grand évêque organisateur de la conquête
pacifique. Mais, aussitôt après, Marroquin semble lui reprocher
de ne pas jouer la comédie de la sainteté et de l'humilité. Lui en
veut-il de l'avoir trompé sur son compte dans le passé quand il
semblait être un bon moine défenseur des Indiens et cachait
l'ambition qu'il a laissé déborder depuis? Peut-être devrait-il se
1. La lettre de Marroquin a été publiée par Fabié, t. I, p. 553-554, d'après la copie
de la collection Muñoz, t. LXXXIV, fol. 85, qui est une copie intégrale collationnée
par Muñoz lui-même. L'original est aux Archives des Indes, Guatemala, 156. Voir une
autre lettre de Marroquin (Gracias a Dios, 1er décembre 1545, coll. Muñoz, Jbid.) où
l'évêque de Guatemala répète : «... Lo de Teculutlan es según dige i nada mas. Se que
Fray Bartolomé contara milagros. Alli no es aora necesario mas de animar los
Religiosos a proseguir en su santo ofíicio. *
LA VERA PAZ
297
reprocher plutôt de n'avoir pas été perspicace. Il n'a pas mesuré
la vigueur de la personnalité de Las Casas, la véhémence de sa
passion. Quand il errait chez les caciques aux confins de son évêché, il l'a pris pour un missionnaire modèle. Quand il est parti
pour l'Espagne, il l'a pris pour le commissionnaire désintéressé
de l'Amérique. Et le voilà évêque aux Indes, exerçant avec une
ardeur jalouse toute l'autorité spirituelle dont il est investi,
prétendant que son intransigeance dicte leur conduite aux autres
évêques. Ni Marroquin ni les autres n'accepteront qu'il leur fasse
la loi. Après l'assemblée de prélats de Mexico \ l' évêque de Chiapa
sera jugé « impossible » en Amérique et ne gardera plus d'action
qu'auprès du gouvernement central. Mais quelle force d'avenir
encore, en ce septuagénaire 1 Ce n'est pas un saint. Il ne s'est
fait moine peut-être que pour se hausser au mépris de l'or et au
savoir qu'il admirait chez les Dominicains. Mais il ne retrouve un
rôle à sataille que lorsque, à la robe de moine, il peut ajouter les
insignes épiscopaux et parler dans les conseils du roi. C'est un
grand homme d'action, grand même à l'échelle des conquistadors.
Qu'advient-il de sa conquête spirituelle du Tezulutlán à
l'époque où il obtient pour elle de changer son nom en Vera Paz2,
où il lui prend Cancer pour l'expédier en Floride 2 Elle se défend.
On lui renouvelle son privilège de terre interdite aux
conquistadora3. Maldonado et son beau-père Montejo ont contribué à
1. Ximénez (op. cit., t. I, p. 407-409), plus honnête que Remesad, publie une longue
lettre de Marroquin datée de Mexico, 20 juillet 1546, où le prélat évoque en ces termes
la Junta de prelados alors réunie : « Después que llegué, cada dia nos habernos
juntado, y se han tratado cosas más espirituales que corporales. En lo de los'esclavos y
servicio personal de los Yndios acordamos que no se hablase y que los confesores
se lo hubiesen entre si por no alborotar al pueblo. El Obispo de Chiapa llegó algo
tarde y está muy manso y lo estará más cada día, aunque ayer quiso empezar a
respingar y no se le consintió » (document publié aussi par Arévalo, Colección..., op. cit.,
p. 187).
2. Les Dominicains avaient déjà adopté ce nom pour leur usage dès 1545, comme
on peut voir par une lettre de Fr. Luis [Cáncer] datée i Desta provincia de la Verapaz,
20 de octubre de 1545 » (D. I. /., t. VII, p. 236), lettre signée « Fr. Juan » d'après
Muñoz, t. LXXXIV, fol. 140. La cédula du prince qui rend cette appellation officielle
est du 15 janvier 1547 (dans Fabié, op. cit., 1. 1, p. 545-546).
3. Du moins dans un document publié par Remesal, p. 481 (L. VIII, c. 16, § 1.
Provisión real de Monzón, 30 octobre 1547, pour le dépeuplement de la t Nouvelle
Séville »), il est question d'une interdiction pour dix ans et non pour cinq ans, comme
dans le privilège initial.
298
BULLETIN HISPANIQUE
briser l'avenir de Las Casas en Amérique. Mais, à son tour, Las
Casas a contribué à briser les reins à Maldonado. Il fait nommer
à l'Audience des Confins le licencié Cerrato, un homme selon son
cœur. Celui-là tiendra bon contre les hommes de Monte j o qui ont
fondé une « Nouvelle-Séville » sur les bords du Golfo Dulce et qui
ont déjà dépeuplé à quinze lieues à la ronde le versant maritime
de la Vera Paz. La Nouvelle-Séville sera elle-même dépeuplée
selon l'ordre royal ; inflexiblement, littéralement : ses habitants
seront obligés de quitter la place 1. Le territoire de mission est si
bien fondé que Las Casas, en 1561, verra ériger la Vera Paz en
évêché distinct pour Fr. Pedro de Ángulo, puis pour Fr. Pedro de
la Peña, malgré l'hostilité persistante du conseil de ville de
Santiago de Guatemala, qui estime que « ce n'est point là pays de
nature à sustenter un prélat2 ». Ce n'est peut-être pas non plus
pays de tout repos pour les missionnaires. Rappellera-t-on qu'en
1556 un des meilleurs, Fr. Domingo de Vico, a péri massacré
par les Indiens avec deux de ses frères, à l'instigation du démon3?
Las Casas répondrait sans doute ce qu'il a répondu quelques
années plus tôt au Dr Sepulveda, qui invoquait contre l'évangélisation pacifique l'immolation de Cáncer sur le rivage de la Floride :
il est convenable qu'il y ait des martyrs ; ceux-ci aident leurs
frères, du haut du ciel4. Le plus grave, dans ces inévitables
réactions indiennes, ce sont les expéditions punitives qui ont lieu
malgré les moines. Là où beaucoup de sang a coulé, l'idéal des
conquêtes évangéliques a subi une irréparable défaite. Le visage de
la terre de mission ne peut pas n'en être pas changé. Est-ce pour
cela que, un demi-siècle plus tard, un Vargas Machuca nie
tranquillement l'existence de vraies, conquêtes pacifiques? « Jusqu'à
ce jour, écrira-t-il, on n'a pas connaissance aux Indes
occidentales que des religieux aient réussi avec les Indiens en entrant
1. Voir là-dessus les documents publiés dansD. /. /., t. XXIV, p. 481, 501, 503.
2. Arévalo, Colección..., op. cit., p. 37 (lettre au roi du 26 janvier 1564). Fr. Pedro
de Ángulo, devenu évoque le 27 juin 1561, meurt le 1er avril 1562 ; Fr. Pedro de la
Peña restera évêque de la Vera Paz depuis le 1er mars 1564 jusque vers 1574 (Eubel,
Hierarchia catholica medii et recentioris aevi, t. III, Munster, 1923).
3. Hanke, op. cit., p. 202 (d'après Archivo de Indias, Guatemala, 168). Vico trouve
la mort non dans la Vera Paz proprement dite, mais chez les indiens d'Acalá, où il
essayait d'étendre le territoire de mission.
4. Aqui se contiene una disputa o controversia..., Sevilla, 1552. Réponse à la
douzième objection de Sepulveda.
LA VERA PAZ
299
seuls chez eux, sans une force militaire ; ils ont déjà tenté de
nombreux essais ; ils y laissent leur vie ; ou s'il y a eu quelque cas, ce
fut chez les Indiens fatigués de la guerre, aspirant à la paix, et
qui voyaient à proximité des soldats montrant leurs armes l. »
Autre déchet dans les espoirs fondés par Las Casas sur cette
région. On ne voit pas que les caciques s'y transforment en des
seigneurs chrétiens respectables et respectés. Ce n'est pas un
ennemi de Las Casas, c'est le licencié Cerrato lui-même qui, en
1552, se déclarera excédé de l'insistance des Dominicains pour
qu'on laisse aux caciques « leur libre autorité sur les Indiens » et
leur juridiction ancienne. D'abord la conquête, air Guatemala,
les a si bien tués ou déplacés qu'il n'y a presque plus de caciques
naturels et légitimes. Leur autorité, avant la conquête, était
tyrannique. Elle continue à l'être. Un de ces seigneurs, s'il a à
répartir dix maravédis. de tribut, en répartit vingt et empoche la
différence. Les caciques, qui autrefois étaient révérés comme des
dieux, ne sont plus respectés du tout2. Ceux même qui ont bien
servi les moines et jouissent de toute leur confiance, quelle figure
font-ils? Dès l'automne de 1545, quelques mois après la visite
pastorale de Las Casas à la Vera Paz, Cáncer se lamente de ce que
« le pauvre Don Gaspar », cet homme qui mériterait d'être
gouverneur de toute la contrée, qui a rendu à Dieu et au Roi le plus
grand service qu'aucun séculier leur ait rendu aux Indes, « n'a
pas un sou s'il ne trafique pas3 ». Il vit de la charité des
missionnaires. C'était bien la peine de lui donner un blason !
Mais il vit. Les Indiens vivent. S'il n'est pas né au Guatemala
une mirifique fédération indienne sous la suzeraineté espagnole,
si le plus pur christianisme n'y règne pas, la vie et la religion
indigènes, telles qu'on peut les voir aujourd'hui sur les bords du lac
Atitlán ou à Chichicastenango, disent éloquemment que les
missionnaires ont tenu en respect, dans ces parages, la « destruction
des Indes ». On ne peut parler d'échec ou de décadence lamen1. Bernardo de Vargas Machuca, Apologías y discursos contre le traité de la Des-,
trucción de las Indias de Las Casas (à la fin de l'introduction ou « Exhortación »,
Appendices de Fabié, op. cit., t. II, p. 223-224).
2. D. I. /., t. XXIV, p. 561-563 (dans une longue lettre de Cerrato à l'Empereur,
de Guatemala, 25 mai 1552).
3. D. I. /., t. VII, p. 234 : < no tiene una blanca si no lo mercaderea ».
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BULLETIN HISPANIQUE
table que si l'on est dupe, au départ, du tableau enjolivé de Remesal.
Il y a victoire, en fin de compte, de l'esprit de conquête
pacifique. C'est vrai à l'échelle du Guatemala. C'est vrai à l'échelle
continentale. Le rêve de la découverte évangélique qui s'empare
d'un Zumárraga, qui inspire les textes étonnants de 1543 pour
l'ambassade spirituelle dans le Pacifique, imprègne pour
longtemps la doctrine officielle du Conseil des Indes. Il inspire en 1544
les instructions données à Orellana pour la découverte du Marañón. Le Conseil lui reste fidèle en 1549 quand il s'agit d'envoyer
Valdivia au Chili et qu'on aspire à légiférer de façon définitive
sur ces « conquêtes », dont Las Casas a proscrit le nom ; et encore
en 1556 quand on rédige une instruction sur les « nouvelles
découvertes » pour le vice-roi du Pérou D. Andrés Hurtado de
Mendoza, marquis de Cañete1. La sinistre équipée d'Orsua et des
chercheurs d'El Dorado, la sanguinaire insurrection de Lope de
Aguirre, qui promène du Marañón à la Margarita et au
Venezuela sa rage contre le Roi, les missionnaires et les magistrats 2,
n'est-ce pas comme une sortie désespérée de l'esprit anarchique
des conquistadors étouffé par les normes nouvelles? L'entreprise
de la Vera Paz est belle par ce contexte historique, non par les
couleurs romanesques qu'elle doit à Remesal.
M. BATAILLON.
1. Voir Manzano, op. cit., p. 167-175 et 203-207.
2. Voir les relations publiées dans D. I. /., t. IV, p. 191-282, en particulier la scène
de la p. 257, où Aguirre piétine une carte à jouer « que era el rey de espadas » et
maudit le Roi ; puis voyant venir un Dominicain «y preguntando qué bulto negro era aquél,
le dijeron era fraile, y dándose una puñada en los pechos, dijo : mátenle luego...
porque tenia juradod e no dejar a vida ningún fraile, salvo mercenarios ; también
había jurado de matar cuantos letrados topase, oidores, presidentes, obispos y
arzobispos... ». Mais, bien entendu, il se proclame « cristiano viejo », parle avec horreur des
vices de la t superba Germania » conquise avec l'or des Indes et se vante d'avoir « fait
mettre en morceaux » un luthérien allemand qui s'est trouvé dans sa bande (p. 274,
276-277 et 278-279). Arturo Uslar Pietri n'a pas manqué de reproduire ces traits dans
son roman historique El camino de El Dorado (Buenos- Aires, Losada, 1947).
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