Bulletin Hispanique La Vera Paz. Roman et histoire Marcel Bataillon Citer ce document / Cite this document : Bataillon Marcel. La Vera Paz. Roman et histoire. In: Bulletin Hispanique, tome 53, n°3, 1951. pp. 235-300; doi : https://doi.org/10.3406/hispa.1951.3273 https://www.persee.fr/doc/hispa_0007-4640_1951_num_53_3_3273 Fichier pdf généré le 07/05/2018 Vol. LUI 1951 LA ROMAN VERA ET N° 3 PAZ HISTOIRE II n'y a pas, dans toute l'histoire moderne de la propagation du christianisme, de plus sensationnel épisode que celui de la Vera Paz tel qu'il est partout raconté depuis Fr. Antonio de Remesal1. C'est aussi l'épisode crucial de la vie de Las Casas, le plus important peut-être pour apprécier son rôle historique, s'il est vrai que ce triomphe prépare la promulgation des Leyes Nuevas de 15421543, s'il est vrai aussi que l'élévation du moine à l'évêché de Chiapas vient récompenser son action de missionnaire efficace, inventeur et expérimentateur d'un mode de conquête évangélique, digne de remplacer partout la conquête guerrière. Mais les choses se sont-elles bien passées comme les raconte Remesal? Il faut d'abord résumer les faits tels qu'il les présente. Las Casas, installé au Guatemala en 1535-1536, écrit alors son grand traité De unico vocationis modo2. L'unique moyen pour -appeler tous les peuples à la vraie religion, c'est celui du Christ : la prédication de l'Évangile par des missionnaires non escortés de soldats, désarmés, envoyés « comme des brebis au milieu des loups ». Cette méthode comporte des risques, mais c'est la seule. 1. Antonio de Remesal, Historia de la provincia de S. Vicente de Chyapa y Guatemala de la orden de Padre Sancto Domingo, Madrid, 1619. Je n'ai pu avoir accès à l'édition moderne (t. IV et V de la t Biblioteca Goathemala » de la Sociedad de Geografía e Historia, Guatemala, 1932) que pendant l'impression du présent article, grâce à l'obligeance de M. Ricardo Barrios, que je remercie cordialement. La version de Remesal est implicitement ou explicitement admise dans deux livres récents auxquels je dois beaucoup : Lewis Hanke, La lucha por la justicia en la conquista de América, Buenos-Aires, 1949, et Juan Manzano, La incorporación de las Indias a la corona de Castilla, Madrid, 1948. 2. Inédit jusqu'à nos jours ; publié par Agustín Millares Carlo avec une traduction espagnole d'Atenôgenes Santamaría et une introduction de Lewis Hanke : Fr. Bartolomé de las Casas, Del único modo de atraer a todos los pueblos a la verdadera religión, México, 1942. Bull, hispanique. 16 236 BULLETIN HISPANIQUE La conquête guerrière n'est pas le moyen du Christ, c'est celui de Mahomet. Las Casas, non content de formuler sa doctrine en latin, la prêche aux conquistadors de Santiago de Guatemala. Ceux-ci se moquent des illusions des moines; ils leur disent : a Allez donc tout seuls porter l'Évangile aux Indiens du Tezulutlán 1 » II s'agit de la « Tierra de Guerra », dans le nord du pays, région où les hommes d'armes n'ont pas encore pu s'établir. Les Dominicains relèvent le défi, et c'est le commencement de l'étonnante histoire1. La base de l'action des moines est une entente avec le licencié Alonso Maldonado, « Oidor » de l'Audience de Mexico, gouverneur temporaire du Guatemala. Il leur faut la promesse que les Indiens qu'ils auront pacifiquement conquis ne seront pas mis en « encomienda », mais relèveront directement du roi, auquel ils payeront un tribut raisonnable soit en or, soit en coton, soit en maïs, et que, d'autre part, il sera rigoureusement interdit pendant cinq ans à tout Espagnol de pénétrer dans le domaine abandonné aux évangélisateurs, sans l'agrément de ceux-ci. Maldonado, au nom du roi, donne aux Dominicains les assurances qu'ils demandent. La garantie en est inscrite dans un acte en bonne et due forme, daté du 2 mai 1537, qui mentionne les trois moines engagés dans cette entreprise : Fr. Bartolomé de Las Casas, son fidèle compagnon Fr. Rodrigo de Ladrada et Fr. Pedro de Ángulo. La chronique de Remesal, où le document est cité in extenso, nous assure qu'il y en avait un quatrième, Fr. Luis Cáncer, douze ans plus tard martyr de l'évangélisation pacifique sur un rivage de la Floride. S'il n'est pas mentionné, c'est sûrement, dit le chroniqueur, qu'il était, le 2 mai 1537, absent de Santiago. Il est spécifié que les cinq ans du privilège commenceront à courir quand les moines entreront dans la zone actuellement rebelle, et non quand ils en aborderont les confins pour négocier avec les indigènes 2. Les quatre Dominicains se mettent sans retard à l'ouvrage. C'est ici que l'histoire devient belle comme un roman. Ils imaginent une technique d'approche qu'on pourrait qualifier de 1. Remesal, op. cit., p. 118-121. 2. Ibid., p. 122-124. LA VERA PAZ 237 parachutage spirituel, pour faire pénétrer l'Évangile avant les évangélisateurs dans la zone inquiétante. Les avions parachuteurs sont de pacifiques marchands indiens qui font la navette entre le pays déjà pacifié et la Tierra de Guerra. Les parachutes et leur chargement sont de longues chansons en langue indigène racontant la vérité chrétienne depuis la création du monde jusqu'à la rédemption, ouvrant la perspective du jugement dernier, avec le châtiment des méchants et la récompense des bons, expliquant que les idoles des Indiens sont des démons tyranniques assoiffés de sang humain. Les missionnaires, qui savent la langue du pays qu'il s'agit de toucher d'abord — sans doute le quiche de la Basse Vera Paz d'aujourd'hui — composent leurs « trovas » dans cette langue, mais en vers mesurés et rimes à la façon des chansons espagnoles. Et avec patience ils les apprennent à leurs amis les marchands familiers avec le pays de Sacapulas. Les bardes improvisés n'apprennent pas du jour au lendemain leur leçon. Remesal nous dit que cela dure jusqu'au milieu d'août 1537 ». Les marchands partent, munis par les missionnaires de pacotille espagnole, petits miroirs, grelots, ciseaux, couteaux... Ils vendent leur marchandise aux Indiens avec plus de succès que de coutume. Puis, en présence des chefs, ils commencent leurs chansons. Tout y est nouveau, les paroles, le rythme, la mélodie ou mélopée qui est intentionnellement vive et haute pour contraster mieux avec l'accompagnement sourd du teponaztli, ce grand tambour fait d'un tronc d'arbre creusé, dont la cavité résonne quand on attaque la longue fente par ses bords. Le message du Dieu inconnu, porté par la musique, produit un saisissement extrême. Un cacique, surtout, troublé par la bonne nouvelle, fait répéter aux marchands leurs chansons, dont il ne peut se déprendre. C'était, par chance, « un cacique puissant, homme de bon jugement et de raison, apparenté avec le meilleur du pays, et, étant belliqueux, il était fort redouté de toute cette contrée, et il ne se faisait rien dans la province que ce qu'il voulait2 ». Il ne se lasse pas de se faire décrire les moines auteurs des chan1. Remesal, op. cit., p. 124. 2. Jiid., p. 135 et suiv. 238 BULLETIN HISPANIQUE sons, ces êtres vêtus de noir et de blanc, aux cheveux taillés en couronne, qui ne mangent pas de viande, qui ne veulent ni or, ni couvertures, ni plumes de quetzal, ni cacao, qui vivent chastement et chantent jour et nuit les louanges de leur Dieu. Notre cacique leur envoie bientôt en ambassade son propre frère, un jeune homme de vingt-deux ans, chargé de présents pour mieux les inciter à venir le voir. Les moines sont transportés de joie en voyant une porte s'ouvrir à la prédication de l'Évangile. Et c'est Cáncer, le futur martyr, qui assume la mission d'avant-garde : il va trouver le cacique avec son frère. Si le missionnaire avait pu avoir quelque appréhension, elle est vite dissipée. A peine pénètre-t-il dans les domaines de son hôte que l'accueil est triomphal : on a dressé de? arcs de verdure à l'entrée des villages. Pour Cancer, le cacique, qui portera bientôt le nom chrétien de Don Juan, bâtit la première église. C'est Cáncer qui dit la première messe des confins du Tezulutlán, observé à quelque distance par le cacique émerveillé, car la beauté de cette liturgie et la blancheur du surplis contrastent étrangement avec la saleté des temples enfumés par les « sahumerios d1. Las Casas ne reste pas dans la coulisse, à l'arrière du front évangélique. Après que Cáncer a remporté la première victoire, amené le cacique à brûler lui-même ses idoles, donnant un exemple bientôt suivi, après que le premier missionnaire des confins est allé rendre compte à Santiago des rapides progrès du christianisme (songeons que tout cela se passe entre la mi-août et décembre), c'est au tour de Las Casas et d'Angulo d'aller constater et exploiter le succès. Entre temps, un personnage déjà connu de nous, le jeune frère du cacique Don Juan, s'est marié avec la fille du cacique de Cobán, en pleine Tierra de Guerra. Au bord de la rivière, où se rencontrent les deux tribus qui vont s'allier ainsi, doivent avoir lieu, selon la coutume, des sacrifices de perroquets. Le cacique Don Juan révèle les progrès du christianisme dans son âme en se refusant à ces sacrifices. Il a compris, explique-t-il aux hommes de Cobán, que tout cela est vanité, illusion du démon qui les aveugle. Don Juan se dispose à servir un seul Dieu comme le lui 1. Remesal, op. cit., p. 138. LA VERA PAZ 239 ont enseigné les moines. Il invite le peuple voisin à en faire autant. Cela menace de tourner très mal. Les Indiens de Cobán imaginent déjà les chrétiens, dont l'influence les inquiète, s'installant chez Don Juan pour, de là, les conquérir. Mais tout tourne bien. Les gens de Cobán doivent se rendre à l'évidence. Don Juan est transformé, mais son pays n'a pas été envahi ; il est en paix. On renonce aux sacrifices rituels du franchissement de la rivière *. C'étaient de bons sauvages, en somme, que ces Indiens de la Terre de Guerre, encore que Remesal insinue qu'ils voulurent peut-être venger leurs idoles du tort que leur avait fait le Dieu étranger, et que ce furent eux les incendiaires de la première église, qui brûla après le départ de Cáncer. La seconde « entrada » des missionnaires rétablit les choses. Las Casas et Ángulo, impatients d'aborder la zone dangereuse, « décidèrent d'aller de l'avant malgré l'opposition de Don Juan qui craignait pour eux quelque dommage dans la province de Tezulutlán et dans les villages de Cobán ». Le bon cacique ne put que leur donner une escorte de soixante Indiens aguerris. Grâce à quoi ils parvinrent dans la Vera Paz. Et là, pour faciliter l'évangélisation et la civilisation des Indiens, Las Casas et son compagnon les rassemblent en villages. Les Indiens du « Tezucistlán », groupés ainsi à Rabinal, prennent goût à l'existence plus policée qu'on leur enseigne, et déjà « ceux de Cobán descendaient en cachette pour voir ce que c'était que cette nouvelle façon de vivre2 ». Mais il faut prendre pied à Cobán même. De nouveau, c'est Cáncer qui passe à l'avant-garde pour le franchissement de ce pas décisif. Il atteindra Cobán et y sera reçu sans hostilité. Il sera même comblé d'attentions. Pendant ce temps, Las Casas ménage au précieux allié Don Juan une réception triomphale dans la capitale des Espagnols, la première ville de Santiago fondée au pied du Volcán de Agua. Le cacique, avec toute une suite, fait son entrée flanqué de Las Casas et d' Ángulo. Quelques jours à l'avance, Ladrada a fait préparer un campement et des vivres pour les hôtes. L'évêque Marroquin va au couvent des Dominicains saluer le cacique et ses convertisseurs. Marroquin sait le 1. Remesal, op. cit., p. 139. 2. Ibid., p. 143-144. 240 BULLETIN HISPANIQUE quiche lui aussi. Dans la longue conversation qu'il a avec l'Indien, il s'émerveille de son intelligence. Il envoie chercher 1' Adelantado Don P^dro de Alvarado; l'ancien compagnon de Cortés, le conquistador glorieux entre tous, le représentant du roi. Et c'est alors un beau spectacle : « L' Adelantado arriva, et il fut si séduit par la mesure de cet homme, son calme, sa tenue, la gravité et modestie de son visage, son regard sérieux et sa parole posée que, ne trouvant sur lui, à portée de la main, pour lui témoigner sa faveur, rien d'autre que le chapeau qu'il portait sur la tête — et c'était un chapeau de taffetas rouge avec des plumes — , il le posa sur la tête du cacique, ce dont l'Indien fut si honoré et content que, pour cette seule faveur, il se félicita d'avoir fait le voyage. » Quelques jours après, Don Juan est promené par l'Évêque et l'Adelantando dans la grande rue de Santiago, où les marchands ont étalé leurs plus belles pièces de soierie et d'argenterie sur les portes. On lui offre des cadeaux et il n'accepte qu'une image de la Vierge 1. Certes, les conquistadora protestent en voyant « un lieutenant de l'Empereur, roi de Castille, ôter son chapeau de sa tête pour le mettre sur celle d'un chien d'Indien ». Malgré les murmures, ce sont les plus hauts pouvoirs du Guatemala qui consacrent solennellement le succès de la conquête pacifique en honorant le chef indien qui a été le premier conquis et l'auxiliaire des conquérants spirituels. Après le départ du cacique, qui s'en va comblé de présents, Las Casas veut faire encore une expédition dans le pays de Cobán, montueux et âpre. Même dans cette région difficile, parmi des peuplades jusqu'alors redoutées, la prédication pacifique réussit. Les moines envisagent l'avenir avec optimisme. Un an tout juste après la garantie donnée par le licencié Maldonado, le plus difficile de cette entreprise jugée chimérique est accompli. Il était temps, car l'évêque Marroquin rappelle les missionnaires. Préoccupé d'avoir des renforts pour la campagne d'évangélisation, il veut que Las Casas aille chercher d'autres moines en Espagne. Et puis un chapitre des Dominicains de NouvelleEspagne va se tenir, en août 1538, à Mexico2. Il faut que le déta1. Remesad, op. cit., p. 144-145. 2. Ibid., p. 146-147. LA VERA PAZ 241 chement du Guatemala s'y rende. On espère que Cáncer et Ángulo pourront revenir bientôt dans le Tezulutlán avec quelques-uns de leurs frères du Mexique, tandis que Las Casas et Ladrada, son inséparable, s'embarqueront pour l'Espagne afin d'y faire un grand effort de recrutement de missionnaires avec l'appui de la cour. Nous retrouvons, en effet, Las Casas et son compagnon en Espagne, en 1540, et sa présence ne tarde pas à se faire sentir. Il obtient en faveur de sa conquête pacifique une imposante série d'ordres royaux. La garantie donnée par Maldonado est confirmée par le souverain. L'interdiction aux conquistadores et pobladores d'entrer au Tezulutlán est notifiée à qui de droit. Elle a déjà été publiée en 1539 à Mexico, elle va l'être le 21 janvier 1541 sur les degrés de la cathédrale de Séville, où aiment à se réunir les Espagnols en partance pour les Indes. Cáncer va s'embarquer (car il est lui aussi en Espagne) porteur d'un gros paquet de cédulas signées le 17 octobre 1540 au nom du roi et tendant à faciliter l'évangélisation du Tezulutlán. Il y en a pour tout le monde, depuis le vice-roi du Mexique, D. Antonio de Mendoza, jusqu'aux bons caciques auxiliaires de l'entreprise. Il y en a même pour le provincial des Franciscains de Nouvelle-Espagne auquel le roi ordonne de fournir des Indiens chanteurs et musiciens1. On a l'impression que l'œuvre commencée continue avec des moyens nouveaux, mais selon les méthodes du début. Remesal ne nous donne plus aucun détail. A quoi bon, si la période héroïque et décisive est close depuis trois ans? D'autres événements sollicitent le chroniqueur. Las Casas est appelé à de hautes destinées. Proposé pour l'évêché du Cuzco, il refuse, fidèle à l'engagement qu'il a pris en 1519 devant l'Empereur de ne jamais accepter aucune dignité en récompense de ses efforts pour les Indiens. Mais une pudeur l'empêche de faire étalage de ce désintéressement, et, tout en se disant qu'il mourrait plutôt que de coiffer une mitre, il se contente de s'excuser poliment en invoquant l'obédience monastique. On donne le Cuzco à un autre. La discrétion de Las Casas n'est pas imitée par D. Francisco de los Cobos, le ministre qui a reçu sa réponse néga1. Remesad, op. cit., p. 153-156. 242 BULLETIN HISPANIQUE tive, et qui chante les louanges de son humilité. Or, un autre évêché est vacant dans le sud de la Nouvelle-Espagne, celui de Ciudad Real de los Llanos de Chiapa, aux confins du Guatemala. Las Casas pense, il l'a dit dans son mémoire sur la Destruction des Indes, que la Nouvelle-Espagne est la région du Nouveau Monde la moins « détruite » par les conquistadora. On est en train de créer en Amérique Centrale la nouvelle « Audience des Confins » dont le président va être le licencié Maldonado. Quand on propose à Las Casas l'évêché de Chiapas, il accepte sur le conseil des Dominicains du Collège de San Gregorio, qui font valoir l'autorité nouvelle avec laquelle il pourra défendre les Indiens *. Mais cette consécration personnelle n'est rien à côté d'un vaste triomphe du bien commun, encore plus chargé de responsabilités : la promulgation des Lois Nouvelles des Indes en 1542-1543. Las Casas passe pour en avoir été l'inspirateur : c'est avec cette auréole, sinistre aux yeux des conquistadora, qu'il va de nouveau affronter l'Amérique en 1544-1545, bien résolu à faire appliquer dans son évêché la loi qui soustrait les Indiens à l'esclavage, dût-il mener une vraie guerre contre les Espagnols par le refus des sacrements. Il débarque avec une forte troupe de moines évangélisateurs dont quelques-uns sont destinés au Tezulutlán2. L'action de l'évêque, les tribulations qui l'attendent parmi ses ouailles hostiles sont bien connues. Au milieu de ces jours sombres, il y a une parenthèse lumineuse qui est, chez Remesal, comme l'épilogue et l'apothéose de la conquête pacifique. L'Évêque, dans l'été de 1545, rend visite à l'ancienne Tierra de Guerra, où son ancien camarade d'aventure Fr. Pedro de Ángulo l'appelle pour constater les progrès de leur œuvre. Il emmène avec lui quelques nouveaux évangélisateurs. Il a la joie de remercier dans leur langue les Indiens christianisés qui lui souhaitent la bienvenue. Il remet au cacique de Chichicastenango, Don Miguel, un privi1. Remesal, op. cit., p. 201-202. 2. Sur le voyage de l'Évêque, la source de Remesal est la relation de Fr. Tomás de la Torre, qui a été incluse au xvme siècle par Fr. Francisco Ximénez dans son Historia de la Province dominicaine de Chiapa et Guatemala (cf. infra, p. 245, n. 4). On peut en lire une réimpression séparée : R. P. Fray Tomás de la Torre, Desde Salamanca, España, hasta Ciudad Real, Chiapas : Diario del Viaje (1544-1545), Prólogo y notas por Frans Blom, 1944-1945, Mexico. LA VERA PAZ 243 lège royal lui octroyant des armoiries et des immunités en reconnaissance des services qu'il a rendus aux conquistadora de la foi. Par une heureuse coïncidence, le Tezulutlán reçoit, en même temps que la visite de Las Casas, celle del'évêque de Guatemala, Marroquin, premier protecteur de l'entreprise avec le licencié Maldonado1. Ce dernier, hélas, va se révéler pour Las Casas un ennemi redoutable, et lui refuser l'appui de l'Audience des Confins dans la lutte qui l'oppose à ses ouailles. D'autant plus douce est la dernière joie que lui réserve le sol d'Amérique : cette glorification des conquérants pacifiques du Tezulutlán et de leurs auxiliaires répond, sept ans après, aux honneurs dont Marroquin et Alvarado ont comblé Don Juan à Santiago. Mais maintenant, c'est d'Espagne même qu'émanent les distinctions conférées aux chefs indiens. En 1547, à l'époque où Las Casas poursuivra en Espagne son œuvre de Protecteur des Indiens, le Tezulutlán va entrer dans l'histoire sous son nom définitif grâce à un ordre du prince Philippe : l'ancienne Tierra de Guerra s'appellera désormais Vera Paz2. II Nous avons passé assez vite sur les événements postérieurs à 1538, à la fois parce que nous devrons y revenir, et parce que nous voulions respecter la disproportion qu'il y a, chez Remesal, entre des indications clairsemées sur cette période de dix ans et la narration si dense, si colorée, qui accumule en une seule année (15371538) de si étonnants exploits. Sur la valeur historique de ce joli, trop joli récit, le doute naît quand on y aperçoit deux impossibilités d'assez belle taille, qui sont tout au moins des incompatibilités chronologiques entre la biographie de deux personnages connus et le rôle que Remesal leur fait jouer en 1537-1538. D'abord Alvarado. L' Adelantado est loin du Guatemala pendant toute cette période. Remesal oublie d'expliquer pourquoi les moines traitent avec un autre représentant du roi, le licencié Maldonado : ce magistrat a été désigné comme gouverneur intérimaire et enquêteur ; 1' Adelantado, 1. Remesal, op. cit., p. 372. 2. Ibid., p. 488. 244 BULLETIN HISPANIQUE à peine revenu de son expédition de Quito, au printemps de 1536, était reparti pour préparer un voyage de découverte dans le Pacifique. Il avait dû faire face à une insurrection indigène au Honduras. Il était allé ensuite en Espagne. Il ne débarquera que le 2 avril 1539 à Puerto de Caballos, alors que les missionnaires sont eux-mêmes partis du Guatemala depuis neuf mois environ1. Il est donc bien impossible qu'il ait, en leur présence, au printemps de 1538, honoré le cacique Don Juan en le coiffant de son beau chapeau de taffetas rouge, et en l'accompagnant dans les rues de Santiago. Par cette remarque, deux scènes à effet deviennent suspectes d'être des enjolivements imputables au talent du chroniqueur. Mais bien plus grave est l'impossibilité qui concerne Fr. Luis Cáncer, premier missionnaire entré en Vera Paz, selon Las Casas lui-même. On a vu que Remesal était obligé d'expliquer la surprenante absence de son nom dans le document de 1537, qui fut la charte des évangélisateurs. Les renseignements n'abondent pas sur ce Dominicain. Mais on connaît par chance quelques lettres adressées par lui à Las Casas au début de 1548 lorsqu'il préparait à Séville son départ pour la Floride2. Voulant persuader les gens de l'efficacité de la conquête pacifique, il invoque son expérience de la Vera Paz et, du même coup, il la date : « Je leur contai, dit-il dans sa lettre du 6 février, le fondement, qui fut toute l'affaire des provinces de la Vera Paz, et comment Sa Majesté, sur les instances de Votre Seigneurie, m'envoya là-bas il y a maintenant sept ans, et ce qui se fit avec deux religieux seulement, et comment deux évêques firent leur entrée dans le pays [en 1545], et tout ce qu'ils virent et la relation par-devant notaire qu'ils envoyèrent à Sa Majesté. » II y a sept ans. C'est donc en 1541 que 1. Angel de Altolaguirre, Don Pedro de Alvarado, Madrid, 1927, p. 246. 2. Lettres copiées au xvme siècle par Muñoz, qui n'hésite pas à noter sur celle du 6 février : « Es de Sevilla, sin duda de 1548. » Le contenu ne permet, en effet, aucun doute (Bibl. de la Academia de la Historia, ms. A. -112, col. Muñoz, t. LXXXV, fol. 110). Le document a été publié sans indication d'année dans le t. VII des D. 1. 1. [Colección de Documentos inéditos relativos al descubrimiento, conquista y organización de las antiguas posesiones españolas de América y Oceanía, sacados de los Archivos del Reino, y muy especialmente del de Indias por D. Luis Torres de Mendoza, t. VII, Madrid, 1867, p. 185) et dans les appendice? de la Vida del P. Fr. Bartolomé de las Casas de A. M. Fabié (Colección de Documentos inéditos para la Historia de España, t. LXX, p. 574). LA VERA PAZ 245 Fr. Luis Cáncer partit pour la Vera Paz. Il avait bonne mémoire. Les registres de la Casa de Contratación de Séville ont gardé trace des préparatifs de son départ, à la date du 24 janvier 1541 1. Mais retirons Cancer du merveilleux échafaudage d'événements situés par Remesal en 1537-1538, et tout s'écroule. Le chroniqueur a-t-il antidaté des événements réels pour les accrocher au document signé par Maldonado en 1537 (et qui est une pièce authentique), pour combler un vide surprenant entre cette pièce et les nombreuses cédulas du 17 octobre 1540 (qui sont authentiques aussi) ? A-t-il généreusement inventé le plus beau de son histoire, et celle-ci est-elle belle comme un roman parce qu'elle est un pur roman? Il est étrange que ces questions n'aient pas encore été posées. Voilà plus d'un siècle que Quintana entamait, à ses risques et périls, la critique de Remesal. Il rendait le premier service d'éliminer de la biographie de Las Casas un épisode inventé comme le voyage au Pérou2 : et, remarquóns-le, lorsque Remesal se met en frais, soit qu'il abuse d'un document, soit qu'il le comprenne de travers, il ne se contente pas d'affirmer que ce voyage entrepris par Las. Casas vers le Pérou parvint à son terme, il le raconte3 comme s'il en avait le journal en main. Les hommes du Guatemala moderne, qui aiment en ce Dominicain le premier chroniqueur de leur pays, et un chroniqueur ami des Indiens, ne lui font pas une confiance aveugle. Agustín Meneos écrivait dès 1889 : « No se crea... que de vez en cuando no tenga la obra de Remesal omisiones que lamentar ni hechos en que haya necesidad de discernir la parte indiscutible fundada en documentos auténticos, de la parte inventada o, a lo menos, desfigurada por la pasión y por los propósitos del autor4. » 1. Extrait de Muñoz dans col. Muñoz, t. LXXXII, fol. 247 v° : « En 24 En<er>o por ced(ul)a de 6 Dic. 1540, pas(aje) y mat(alotaje) a Fr. Luis Cancer, i en 4 Marco a Fr. Ant° d'Orta que con él paso. Cancer hizo r(elaci)on que havia 23 i mas a(ño}s que estava en S. Juan i otras p(ar)tes de Indias i havia un año poco mas que era venido. » 2. M. J. Quintana, Vidas de los Españoles célebres : Fr. Bartolomé de Las Casas [1833], dans Obras Completas, B. A. E., t. XIX, p. 455 a (discussion de l'épisode d'Enriquillo, du voyage supposé de Las Casas en Espagne « para atender a los intereses de los indios del Perú » et de la « jornada a Caxamalca ») : « Nada de esto es consistente ni con los documentos antiguos ni con la historia, y es preciso también omitirlo como incierto o como fabuloso. » 3. Remesal, op. cit., p. 104. 4. Étude reproduite en tête du t. III de la Biblioteca Goathemala : Fr. Francisco 246 BULLETIN HISPANIQUE Mais il faut évidemment aller plus loin. Remesal invente et déforme, sans autre passion ni dessein que d'inventer. Un conteur né ment, c'est-à-dire invente, comme il respire. Et Remesal en est un. Il a l'imagination éminemment « réaliste ». Tout épisode qui lui plaît, il aime à le peindre dans le temps et dans l'espace, avec les couleurs de la vie. C'est évidemment le cas de la réception du cacique Don Juan à Guatemala. Il réussit mieux les enchaînements que les péripéties. Et ce moine n'invente pas de miracles. Mais il sait l'importance d'un mariage dans le roman des peuples comme dans celui des individus. Après le providentiel cacique Don Juan, son frère, déjà si commode comme ambassadeur de la Terre de Guerre auprès des moines, devient à son tour un personnage providentiel quand il épouse la fille d'un cacique du haut pays. Grâce à lui les évangélisateurs passeront sans encombre de la Basse à la Haute Vera Paz. Mais comme le narrateur, dans ces moments où il mène rondement les affaires de ses héros, se laisse entraîner par sa verve ! Comme on s'amuse à certains passages, dès qu'on relit cette histoire non plus comme une histoire vraie, mais comme un conte 1 Si les Indiens de Cobán, au bord de la rivière, renoncent au sacrifice de perroquets dont la nouvelle foi de Don Juan frustre leurs dieux, « ils se disent qu'il n'était pas juste de quitter l'amitié et le parti d'un si puissant voisin et ami pour une si petite affaire que le sacrifice ou le non-sacrifice de quelques oiseaux, alors que les bons augures pouvaient être demandés aux idoles pour la mariée moyennant d'autres offrandes plus grandes telles que de tuer en leur honneur des cerfs... et, si besoin était, un certain nombre d'hommes ». Tel est l'humour de Remesal, admirateur de Las Casas et ami des bons sauvages. On le savoure identique un peu plus loin quand il transpose parmi les anthropophages la scène émouvante de la première messe dite par Cáncer dans les confins (étrange messe, entre parenthèses, que cette messe dite par un moine seul, sans acolyte pour la servir). Cette fois ce sont Las Casas et Ángulo qui, en pleine nature, officient et prêchent Ximénez, Historia de la Provincia de San Vicente de Chiapa y Guatemala de la Orden de Predicadores, t. III, Guatemala, 1931, P- xi. Je dois les trois précieux volumes de la Historia de Ximénez à la libéralité de la Biblioteca Nacional de Guatemala, à laquelle j'exprime ici ma gratitude. LA VERA PAZ 247 en quiche devant les foules accourues pour les voir et les entendre. Si les uns, dit Remesal, les regardaient pour ce qu'ils étaient (c'est-à-dire des envoyés de Dieu), d'autres les regardaient avec de fortes envies de les manger, car il leur semblait « qu'ils auraient bon goût avec une sauce au piment1 ». Con salsa de chile 1 On ne peut s'empêcher de croire que Remesal a écrit ces lignes, et quelques autres, non seulement cum grano salis, mais avec cette sauce indienne. Beau roman, donc? Non. Joli, tout au plus. Remesal n'est pas assez sérieux pour écrire le grand roman des missions, et puis il veut trop prouver. Toute littérature de propagande est faible par là. Remesal a pris à tâche de peindre Las Casas non seulement comme un défenseur infatigable des Indiens, mais comme un apôtre et un saint, ce qu'il n'était sans doute pas à proprement parler. Il a affadi son personnage. Il a affadi la conquête pacifique de la Vera Paz en supprimant la résistance des hommes et des choses, ou en la supposant d'avance vaincue. Son récit peut imiter plaisamment les couleurs de la vie, il n'en a pas la consistance. On peut se demander pourquoi il a inventé à ce point. Est-ce par simple gageure de romancier hagiographe qu'il a voulu faire tenir le plus difficile exploit dans le temps « record » d'une année? Était-il déjà occupé par la querelle de priorité qui opposera au xvme siècle les Franciscains et les Dominicains en la personne de Fray Francisco Vázquez et Fr. Francisco Ximénez2? Entendait-il parer son ordre d'une gloire inégalable à l'heure où les Jésuites relevaient au Paraguay l'étendard de la conquête évangélique3? Nous ne pouvons que poser ces questions. Pour y ré1. Remesal, op. cit.t p. 139. 2. Voir en particulier Ximénez, op. cit., 1. 1 (Guatemala, 1929), p. 113, 135, 220, etc. Ximénez s'escrime à la fois contre le Franciscain Vázquez et contre « son grand ami » don Francisco de Fuentes y Guzmán, l'auteur de la Recordación florida del Reino de Guatemala. 3. On sait quelle popularité était réservée, grâce au P. Charlevoix et surtout grâce à Chateaubriand, aux missionnaires du Paraguay qui « remontèrent les fleuves en chantant des cantiques. Les néophytes répétaient les airs comme des oiseaux privés chantent pour attirer dans les rets de l'oiseleur les oiseaux sauvages » {Génie du Christianisme, 4e partie, liv. IV, ch. iv). Il serait intéressant de rechercher à quelle source remonte cette tradition de la conquête des Paraguayens par la musique. Notons que le 30 janvier 1607 Philippe III notifie au marquis de Montesclaros, gouverneur et 248 BULLETIN HISPANIQUE pondre correctement, il faudrait des recherches que nous n'avons pas eu le loisir d'entreprendre. Qu'il nous suffise de cette évidence : Remesal écrit en romancier édifiant et en Dominicain passionné pour la gloire de son Ordre en général et de Las Casas en particulier. Cela peut mener loin. Si l'on s'étonne que nous mettions en doute toute sa version de la conquête de la Vera Paz, que l'on se demande plutôt sur quoi repose le crédit dont elle a joui jusqu'à maintenant. La réponse est très simple. On a cru Remesal parce qu'il épingle en marge de son récit des documents, et que ces pièces, retrouvées dans les archives, ont été reconnues authentiques. On s'est bien étonné1 — pas assez, à vrai dire — des trous qu'il y a entre le document unique de 1537, puis les lueurs de 1539 et, enfin, la série massive des documents de 1540 et années suivantes. Mais, enfin, on a cru Remesal sur parole parce qu'on le pensait bien documenté, et qu'on le croyait un sincère adepte de « l'histoire dont la vérité consiste à savoir les événements vrais par informations, relations et documents authentiques2 ». On sait qu'il n'a pas voulu « dresser catalogue des Archives, livres imprimés et manuscrits, mémoires, relations, testaments et informations qu'il ■a vus pour ordonner son histoire 3 ». La liste eût été trop longue. Mais il avait bien eu à sa disposition des récits de première main, comme le journal de Fray Tomás de la Torre pour le. voyage de Las Casas et des Dominicains qui l'accompagnèrent en 1544-1545, capitaine général du Pérou, un ordre favorable à la conquête évangélique : « de los que se redujeren de nuevo a nuestra Santa Fe Catholica y obediencia mia por sola la predicación del evangelio, no se cobre tributo por tiempo de diez años, ni se encomienden > (publ. dans Pablo Hernández, Organización social de las doctrinas guaraníes de la Compañía de Jesús, 1. 1, Barcelona, 1913, p. 511). Déjà aux alentours de 1600 le Dominicain Fr. Reginaldo de Lizárraga (Descripción brève... del Perú, N. B. A. E., t. XV, p. 508) parle avec admiration des missionnaires jésuites « con ánimos de se entrar por la tierra de guerra a predicar la ley evangélica sólo con las armas de la fe ». 1. L. Hanke, op. cit., p. 200. Et plus explicitement dans son introduction au De unico vocationis modo (cf. supra, p. 235, n. 2), p. xxxvi : « Los documentos no arrojan luz sobre los acontecimientos del año 1538 en laTierra de Guerra — y he podido consultar todos los manuscritos existentes en el Archivo de Indias de Sevilla... Durante el año de 1540 salió un verdadero torrente de decretos reales destinados a fomentar la conversión pacifica de los indios. Solamente el 17 de Octubre se promulgaron doce de estos decretos. » II faudrait ajouter que ces décrets ne visent pas la conversion pacifique en général, mais le cas particulier du Tezulutlán. 2. Remesal, op. cit., Prólogo. 3. Ibid. LA VERA PAZ 249 depuis Salamanque jusqu'à Ciudad Real de los Llanos de Chiapa1. Pourquoi n'aurait-il pas eu un document analogue pour la conquête de la Vera Paz? Ce diable d'homme se garde bien de le dire au moment où il la raconte. Mais plus loin, et comme négligemment, il parle des écrits que les missionnaires ont laissés sur les idolâtries de ces contrées, et, se référant à un Traité des Idoles, de Fr. Domingo de Vico, missionnaire amené par Las Casas au Tezulutlàn en 1545, il ajoute que le manuscrit contenait, en outre, a l'histoire de l'entrée des Espagnols dans le pays et de celle que firent en ces régions les Pères Fr. Luis Cáncer, Fr. Bartolomé de Las Casas et Fr. Pedro de Ángulo pour prêcher l'Évangile2 ». Cette mention apparemment fortuite n'était-elle pas aussi rassurante qu'une référence plus appuyée? Mais, si la conquête de la Vera Paz avait été le succès prodigieux et foudroyant que raconte Remesal, si Las Casas, personnage si discuté de son vivant, y avait eu la part que son chroniqueur lui prête, comment expliquer que les contemporains aient si faiblement réagi, et que personne, avant Remesal, n'ait raconté les faits d'une façon cadrant avec la sienne? Personne, pas même Las Casas... C'est en ne prêtant pas attention à cette absence massive que les historiens séduits par Remesal ont été le plus fautifs. Las Casas, dans la Brevísima relación de la destrucción de las Indias, présentée à Charles-Quint vers 1542, accrue d'un post-scriptum en 1546, parle du Yucatán, et il s'étend avec une certaine complaisance sur la tentative de conquête pacifique du Franciscain Fr. Jacobo de Tastera. Il dénonce les cruautés commises au Guatemala. Et l'idée ne lui vient pas d'évoquer, comme repoussoir, le triomphe de ses frères dominicains dans ce pays. Voici en quels termes il en parle, vers 1550, dans sa grande Apolo giaz latine contre Sepulveda. Discutant la portée du devoir qui 1. Cf. supra, p. 242, n. 2. 2. Remesal, op. cit., p. 301. 3. Bibl. nat. de Paris, ms. lat. 12926, Apología Barth. de Las Casas adversus Sepulvedam, fol. 121 v°-122 r°. Reproduisons le texte latin des phrases que nous soulignons : « Missimus (sic) enim ad illos aliquos ex noviter conversis qui nos et amabant et colebant... Omnes res naturales volunt in finem suum suaviter dirigi et ita illas movet dominus qui omnia suaviter disponit [Sapien. 8]. » II faut réagir contre la tendance à appeler ce grand ouvrage inédit Argumentum Apologiae. Ce titre ne convient qu'au fragment publié par Fabié, op. cit., t. II (Col. Doc. in., t. LXXI, p. 331-333), et qui 250 BULLETIN HISPANIQUE incombe à l'Église de prêcher l'Évangile, il insiste sur l'obligation de le faire dans la paix : « De cette suave et chrétienne manière, loin du tumulte et du fracas des armes, par la seule parole du Christ et par la douceur et les bons procédés qui apprivoisent même les bêtes sauvages, nous avons amené à la foi quelques provinces du Tezulutlán tenant au royaume de Guatemala. Nous leur avons envoyé quelques nouveaux convertis qui avaient pour nous affection et respect. Ceux-ci ont expliqué aux autres que nous venions les trouver par zèle pour la famille de Dieu et pour les éveiller de l'ignorance séculaire où ils étaient, non pour les dépouiller de leurs biens et de leur liberté comme faisaient les autres Espagnols. Toutes choses naturelles veulent être menées doucement vers leur fin, et ainsi elles sont poussées par le Seigneur qui dispose doucement toutes choses. Ce grand don m'a été accordé par le Christ à mes compagnons et à moi. Nous avons ainsi amené bien des milliers d'âmes à leur Créateur et à leur Sauveur sans désordre, en toute douceur et bienveillance ; et notre commerce leur a été si agréable qu'une région peu auparavant révoltée, poursuivant nos compatriotes d'une haine capitale à cause des grands maux qu'ils lui avaient maintes fois infligés, perdit ses dispositions farouches et devint si pacifique que sur l'ordre de notre invincible prince Philippe, fils du grand Empereur Charles, ces provinces prirent le nom de Provinces de la Vraie Paix. Je ne doute pas que le Christ, par cette œuvre qu'il a daigné réaliser au moyen de ses plus chétifs serviteurs, n'ait voulu montrer combien on s'y était mal pris jusque-là pour prêcher l'Évangile à ces peuples, combien éloignés de sa doctrine étaient les massacres et les incendies perpétrés par les plus impies des hommes contre ces peuples misérables, et de quelle façon il fallait leur prêcher l'Évangile à l'avenir. » Las Casas y est revenu peu après dans sa riposte à la douzième objection de Sepulveda (1551) K II résume, plus sobrement enest un c argument » ou introduction placée en tête du manuscrit, après l'Épître dédicatoire du P. Bartolomé de Vega, O. P., au Conseil des Indes. 1. Aquí se contiene una disputa o controversia entre B. de las Casas y G. de Sepulveda, Sevilla, 1552, fol. h m. Ici encore, nous ne citons que les lignes soulignées dans notre traduction : « de las más propinquas tierras o prouincias donde ay pueblos de españoles, los religiosos por medio de yndios pacíficos que ya conocen e tienen experiencia y confîança dellos negociándolo... ». LA VERA PAZ 251 core, une technique de conquête sans inventions ni audaces extraordinaires : « Partant des terres ou provinces les plus proches où il existe des çillages d'Espagnols, paz l'intermédiaire d'Indiens pacifiques qui déjà les connaissent par expérience et se fient à eux, les religieux mènent V affaire comme nous l'avons fait, nous autres moines de saint Dominique qui, depuis le Guatemala, avons par ce procédé amené pacifiquement, puis converti les provinces auxquelles le Prince, pour cette cause, a décidé de donner le nom de Vera Paz (et où il y a aujourd'hui, pour la gloire de Dieu, une merveilleuse chrétienté, ce qu'ignore le très Révérend Docteur). » Triomphe donc, triomphe providentiel auquel Dieu a voulu donner une valeur démonstrative, mais triomphe de la diplomatie et de la prudence le plus classiques, non triomphe romanesque commencé par des chansons tombées du ciel et achevé grâce à un providentiel mariage. C'est entre 1548 et 1551 que Las Casas en parle comme d'une œuvre qui a gagné de nombreux milliers .d'âmes. Un peu plus tard, en 1555, le Franciscain Motolinia, dans une lettre célèbre qui est un réquisitoire contre Las Casas, et où il lui reproche de mettre « la charrue avant les bœufs », discute non la qualité de ce succès, mais son volume. Ce n'est « pas le dixième » de ce que les Dominicains ont dit. « II y a ici, au Mexique, tel monastère qui endoctrine et visite dix fois autant de monde qu'il y en a dans le royaume de la Vera Paz, et de ceci l'évêque de Guatemala est un bon témoin1. » Dira-t-on que Motolinia (et l'évêque Marroquin lui-même, nous le verrons) sont des juges hostiles? Mais comment expliquer que les premiers biographes dominicains de Las Casas, ni Fr. Juan de la Cruz (1567) 2, ni Fr. Agustín Dávila Padilla (1596) 3, ne soufflent mot de 1. La lettre de Motolinia à l'Empereur (Tlaxcala, 2 janvier 1555) a été publiée dans le tome déjà cité des D. I. /., t. VII (voir p. 264 le passage cité). On la trouvera aussi en appendice à l'édition Daniel García Sánchez de l'ouvrage de Motolinia, Historia de los Indios de la Nueva España, Barcelona, 1914 (nous utilisons une réimpression de Mexico, 1941, où le passage cité est aux p. 297-298). 2. Fr. Juan de la Cruz, O. P., Coronica de la Orden de Predicadores, de su principio y sucesso hasta nuestra edad... [Lisboa] (Manuel Juan), 1567. Je remercie I. S. Révah d'avoir bien voulu consulter pour moi cet ouvrage rare à la Bibliothèque nationale de Lisbonne (la notice sur Las Casas va du fol. 120 au fol. 122). 3. Fr. Agustín Dávila Padilla, O. P., Historia de la fundación... de la Provincia de Santiago de México de la Orden de Predicadores. Nous avons utilisé la deuxième édition, de Bruxelles, 1625. La vie de Las Casas va de la p. 312 à la p. 341 de cet in-folio. Mais la plus grande partie est consacrée (p. 312-323) à un aperçu des cruautés dénon- 252 BULLETIN HISPANIQUE la Vera Paz? Leurs notices sont pauvres, il est vrai. Voilà, tout de même, un Ordre bien oublieux de ses gloires ! Une biographie un peu plus nourrie et plus cohérente, incluse dans la chronique des guerres civiles du Pérou par Gutiérrez de Santa Clara1, mène Las Casas jusqu'en 1551 : elle ignore pareillement la Vera Paz. Et voici enfin Herrera, le chroniqueur des Indes qui le premier traite longuement et avec sympathie du rôle de Las Casas. Dans ses quatre volumes in-folio, où il mentionne, à la date de 1539, une tentative du licencié Maldonado pour pacifier les Lacandons rebelles (nous y reviendrons), voici tout ce qu'il trouve à dire sur la conquête qui nous occupe : « La province de la Vera Paz s'appelle aussi Tierra de Guerra, nom que lui donnèrent les soldats parce que jamais ils n'y entrèrent par les armes ; et les religieux dominicains la nommèrent Vera Paz en haine de la guerre, parce qu'elle fut conquise, non par les armes, mais par la prédication, en offrant aux naturels la Vraie Paix2. » Las Casas n'est même pas nommé. Et pourtant Herrera a eu à sa disposition ce qu'on peut appeler les archives de Las Casas. Qu'est devenue la relation de l'entrée des Dominicains dans la Vera Paz, que Remesal prétend avoir trouvée dans le même manuscrit que le Traité des Idoles du martyr Fr. Domingo de Vico? Nous avons vu luire un espoir quand nous avons appris qu'il existait dans la collection Muñoz une Relation de la Vera Paz de 1544 à 15743, bien que la date iniCées dans la Brevísima relación de la destrucción de las Indias, ou (p. 327-341) aux châtiments infligés par les Anglais à la Española, comme Las Casas l'avait prophétisé dans sa protestation solennelle de 1542. La trop célèbre Quarta parte de la Historia General de Santo Domingo y de su Orden de Predicadores de l'évêque de Monopoli Fr. Juan López (Valladolid, 1615) ne fait guère que résumer maladroitement ce que D avila Padilla dit de Las Casas et de Fr. Luis Cáncer. C'est seulement à propos de ce dernier que D avila Padilla parle, en termes très succincts, d'une entreprise d'évangélisation au Guatemala. 1. Pedro Gutiérrez de Santa Clara, Historia de la guerras civiles del Perú (15441548) y de otros sucesos de las Indias (éd. Serrano y Sanz, 1. 1, Madrid, 1904), consacre son chapitre h à la vie de Las Casas jusqu'en 1551. Pour la période correspondant aux années 1535-1539, il se contente de dire : c se fue a las provincias de Nicaragua y Guatimala y a Nueva España, en donde y por los pueblos que passaua predicaua y disputaua contra todos los que tenían esclavos y los encomenderos que los maltratauan, y esto hizo con vivas razones théologales y con grandes autoridades de la divina, y humana Escriptura. • 2. A. de Herrera, Historia general de los hechos de los Castellanos en las Islas y Tierra Firme del Mar Océano, Madrid, 1 601 -1 61 5, 4 vol. in-folio, dec. IV, 1. X, ch. xm. 3. Mentionné par L. Hanke, op. cit., p. 473. N'ayant pu consulter, en octobre 1950, LA VERA PAZ 253 tiale ne fît pas attendre un récit confirmant celui de Remesal sur les merveilleux événements de 1537-1538. Il s'agit, en réalité, d'une description minutieuse de la province, village par village, a signée au couvent de Saint-Dominique [de Cobán] le 7 décembre 1574 par Fr. Francisco, prieur de Viana, Fr. Lucas Gallègo et Lucas Cadena ». Le premier chapitre est un tableau géographique. Le second commence en ces termes : « Les religieux de saint Dominique.... entrèrent dans cette Terre, appelée « de « Guerre » à cette époque, le 19 mai 1544. C'est par leur sainte doctrine et louable prédication que les Indiens laissèrent les armes et reçurent le saint Évangile, la vraie Paix que le Christ Notre-Seigneur leur envoyait dans sa miséricorde. » Ici encore, Las Casas n'est pas nommé. Il faut se rendre à l'évidence. La victoire-éclair racontée par Remesal et rapportée par lui à 1537-1538 n'est même pas une tradition dominicaine. Moins de quarante ans après l'événement supposé, les successeurs des premiers évangélistes de la Vera Paz l'ignorent. Cette légende dorée date de Remesal. III II ne vaudrait pas la peine de nous escrimer si longuement contre elle s'il ne s'agissait que de rétablir la vérité sacro-sainte des « faits » tels qu'ils se sont déroulés dans une région de l'Amérique centrale entre 1537 et 1547, de substituer, à une petite histoire bien menée et qui réjouit le lecteur, une suite de faits correctement datés et ne disant pas grand'chose à personne. L'histoire telle que la pratiquait Remesal pouvait proclamer son respect pour les « événements vrais » et la documentation qui les atteste, tout en se moquant outrageusement de leur succession réelle et de la façon dont ils ont été vécus. C'était hagiographie et édification. Les saints, les martyrs, dans sa perspective, sont des prédestinés. Qu'importe, dès lors, que Cáncer soit arrivé au Guatemala en 1541 au lieu de 1537? Si l'histoire est plus édifiante le t. XXXIX de la Colección Muñoz qui était momentanément sorti de la Bibliothèque de l'Académie de l'Histoire de Madrid, j'ai eu recours depuis aux bons offices de J. Cherprenet, qui a copié pour moi Ie3 passages qui m'intéressaient. Qu'il en soit cordialement remercié. L'intitulé est au fóí. 92. Le ch. n commence au fol. 96. 254 BULLETIN HISPANIQUE en 1537, l'annaliste ne saurait remettre à 1541 le lever du rideau ; Cáncer ne saurait pour autant manquer à cet épisode où il a sa place, où il doit cueillir ses premiers lauriers et se préparer à cueillir la palme du martyre. Qu'importe que l'action de Las Casas ait été telle ou telle en cette affaire si nous savons que cette affaire est la sienne, que Dieu l'a choisi nominativement pour fournir cette démonstration de la conquête pacifique comme seul moyen de christianiser le Nouveau Monde? Ici encore, l'édification décidera. L'histoire a sans doute, encore, une autre valeur pour Remesal, Dominicain du temps de Philippe III : en plus de son efficacité permanente pour l'édification des chrétiens, elle vaut pour la glorification des bons Dominicains toujours amis des Indiens, pour la confusion des méchants conquistadora superstitieux et cruels et de leur descendance. Il semble que Remesal ait eu à répondre, devant l'Inquisition, de cette conception batailleuse de l'histoire d'Amérique1. Nos perspectives sur ce passé sont autres. Si la chronologie nous importe, si nous désirons savoir au juste comment Las Casas a monté et mené cette entreprise, c'est que nous le considérons comme un homme dont les actes ont changé le cours de l'histoire de l'Amérique ; à cette histoire irréversible il appartient, toujours vivant, dans la mesure où son action a contribué à façonner l'Amérique espagnole telle que nous la voyons aujourd'hui. Prédestiné? Nous ne savons pas. Illuminé? Il ne semble pas. Calculateur plutôt. Persuadé de la nécessité de beaucoup savoir pour convaincre. Trop persuadé peut-être de pouvoir beaucoup. Mais à coup sûr conscient d'avoir une mission, un rôle où il est irremplaçable, ce qui est une bonne condition pour laisser sa trace dans l'histoire. Il a agi à une heure déterminée ; et il n'est pas indiffé1. En corrigeant les épreuves du présent article, j'ai enOn sous les yeux l'édition guatémaltèque de son histoire (cf. p. 235, n. 1). L'éditeur a reproduit en tête du tome II l'étude consacrée à Remesal par le bon érudit mexicain Francisco Fernández del Castillo, avec le Dictamen du Commissaire du Saint-Office sur le livre du Dominicain. Le Commissaire Felipe Ruiz del Corral, persécuteur acharné de notre chroniqueur, se présente assez ostensiblement comme l'agent de l'aristocratie créole qui, connaissant les tendances de Remesal, avait dénoncé son livre avant même de l'avoir lu (« entendióse al principio que tratava de componer este libro y que en él dezia cosas en perjuicio de algunos de los Conquistadores y de los Criollos, y se inquietaron con esto algunos vezinos y acudieron por el año de seiscientos y quinze a su Superior que lo remediase ». P. 24). LA VERA PAZ 255 rent de savoir s'il a reçu l'évêché de Chiapas parce qu'il avait fait Y « expérience » de la Vera Paz ou s'il a voulu cet évêché pour la faire, entre autres choses. Surtout, il n'est pas indifférent qu'il ait agi dans ce microcosme que formaient, au Guatemala, quelques missionnaires et quelques caciques, avec tout au plus, comme divinités majeures, un Ëvêque et un Adelantado, ou qu'il ait agi à Madrid, au cœur d'un empire mondial, à l'époque où CharlesQuint et ses conseillers décidaient du mode de pénétration du continent américain. Las Casas déborde infiniment la conquête de la Vera Paz, et celle-ci prend place dans un processus qui dépasse infiniment Las Casas. Si réel qu'ait pu être le défi des conquistadora aux missionnaires dont la doctrine les irritait, il serait abstrait de considérer Las Casas comme un idéologue qui, ayant écrit un beau traité, décide d'en fournir la démonstration expérimentale le jour où on le met au pied du mur. La volonté de conquête pacifique vient de plus loin. Sans remonter jusqu'à la mésaventure de la côte de Cumaná, en 1535 Las Casas, Ladrada et Ángulo sont au Nicaragua. Ils sont considérés comme de dangereux agitateurs parce qu'ils prêchent contre l'expédition que prépare le gouverneur Rodrigo de Contreras et contre quiconque aurait assez peu souci de son âme pour y prendre part. Le capitaine propose à Las Casas de se joindre à l'expédition. Le moine refuse tout net en disant : « Donnez-moi cinquante hommes et j'irai tout seul » (c'est-à-dire sans aucun capitaine). En attendant, il refuse de confesser les soldats qui s'enrôlent pour partir1. Tout le côté agressif de sa nature est là, celui qui se heurtera sans succès, dix ans plus tard, aux Espagnols de son évêché. Mais l'aspiration à conquérir les Indiens sans armes n'est ni une pensée d'idéologue, sortant tout armée de son cerveau, ni une idée personnelle. Il peut la humer dans l'air. Elle court à travers l'Amérique centrale, portée par d'autres moines inquiets comme lui2. Dès 1534, le Franciscain français Jacques de Tastera et ses com1. D. 1. /., t. VII (op. cit.), p. 118. Fr. Rodrigo [de Ladrada] est mentionné dans la même enquête, p. 138, et Fr. Pedro [de Ángulo], p. 143-144. Quelques extraits dans les appendices de Quintana, op. cit., p. 523-524. 2. Nous avons étudié cette question dans un cours sur les premiers évangélisateurs du Mexique (voir le résumé dans l'Annuaire du Collège de France, 1950, p. 233). 256 BULLETIN HISPANIQUE pagnons espagnols sont entrés en pourparlers avec les Indiens du Yucatán pour la réaliser. Le 23 juillet 1536, quand Las Casas vient de quitter le Nicaragua pour le Guatemala, une nouvelle fuse de Mexico comme une traînée de poudre : le retour d' Alvar Núñez Cabeza de Vaca et de quelques hommes dont on était sans nouvelles depuis dix ans. Ces rescapés de l'expédition Narváez, désarmés et nus, ont traversé de tribu en tribu, parmi les populations les plus sauvages, tout le continent américain d'est en ouest, depuis la côte de Floride, où ils avaient fait naufrage, jusqu'au Sinaloa. Non seulement ces quelques blancs, accompagnés d'un nègre, n'ont pas été mangés par des cannibales, mais les primitifs les ont traités comme des êtres surnaturels, les ont obligés à devenir thaumaturges. Zumárraga, quelques mois plus tard, invoque leur bouleversant exemple à l'appui de son opinion « qu'il faut éviter et même défendre de faire la guerre aux Indiens qui ne nous la font pas ». « Je crois, poursuit l'évêque de Mexico, que la bonne guerre, la bonne conquête, ce serait celle des âmes : de leur envoyer des religieux, comme le Christ a envoyé ses apôtres et disciples, pacifiquement ; peu à peu ils pénétreraient dans le pays et les demeures, ils iraient édifiant des églises au lieu d'entrer d'un seul coup. » Dans la même lettre, Zumárraga cite un cas qu'il tient de Tastera. Un Franciscain du Michoacán, Fray Francisco de Favencia, un Italien celui-là, avait fait merveille autour de son petit couvent de Zinapécuaro qu'il s'était épuisé à construire de ses propres mains au milieu des Indiens belliqueux ou Chichimecas. Il est mort de privations et de fatigue à force de courir le pays comme un homme des bois 1. Le vieux Las Casas n'est pas un missionnaire de cette espèce. Certes, le défi des conquistadora du Guatemala fixe son choix sur la Tierra de Guerra ; mais il ne va pas s'y lancer à corps perdu et 1. « Parecer » de Zumárraga au vice-roi « sobre esclavos de rescate y guerra » conservé dans la collection Muñoz et imprimé par J. Garcia Icazbalceta dans les appendices de son Don Fray Juan de Zumárraga (dans la réédition de R. Aguayo Spencer et A. Castro Leal, t. III, México, 1947, p. 91). On peut voir dans le t. IV, p. 162-163, une lettre du 4 avril 1537, publiée en 1914 parle P. Cuevas dans ses Documentos inéditos del siglo XVI para la historia de México, p. 83-84, et où Zumárraga écrit : c ... en toda esta tierra no ha sido sino carnicerías cuantas conquistas se'han hecho, y si S. M. comete esta cosa a su Visorrey Don Antonio de Mendoza, yo creo que cesarán y lo que se descubriere y descubierto se conquistará apostólicamente o cristianamente como lo tenemos platicado con religiosos... »). JA VERA PAZ 257 sans aide. L'originalité de sa méthode est d'être précautionneuse, secrète. Une fois la garantie du licencié Maldonado obtenue, les trois Dominicains se gardent bien de crier leurs intentions sur les toits. Ils ont trop peur qu'on ne les contrarie. La clause qui leur accorde un privilège de cinq ans à -partir du moment oà ils abordent le Tezulutlán proprement dit1 leur permet de se livrer à un travail d'approche dans les confins déjà pacifiés, travail qui peut durer aussi longtemps qu'il faudra. Il suffît qu'il ne s'ébruite pas, et Maldonado est discret. A cette prudence serpentine, on reconnaît un autre côté de Las Casas, non moins authentique que sa violence. Déjà à Saint-Domingue, dans l'affaire du cacique insurgé Enriquillo, il n'a pas cru pouvoir ramener celui qu'il appelle « Don Enrique » sans opérer dans le plus grand secret2. L'action personnelle, la diplomatie auprès des chefs indiens, c'est une vocation qu'il sent en lui depuis longtemps, peut-être depuis l'an 1518 où il voulait aller avec le licencié Figueroa fonder les nouveaux villages indigènes prévus dans la Española, et où il se faisait réserver le privilège d'aborder le premier les caciques3. Pendant deux ans, il n'y aura que diplomatie dans l'investissement de la Terre de Guerre. Et ce sera toute la part personnelle de Las Casas à cette opération, du moins sur place. Ce discret travail d'approche, naturellement, nous échappe. Nous pouvons, du moins, le jalonner sur la carte grâce aux cédules royales obtenues par Las Casas en 1540, à Madrid, en faveur 1. Voir le document du 2 mai 1537. Une copie authentique est incorporée à une notification royale aux gouverneurs de Guatemala, Chiapa et Honduras (Archivo de Indias, Partes de Guatemala, 393, fol. 136 v°-138 r°). Elle a été publiée sans référence précise dans D. I. In t. VII, p. 149-156. La copie publiée par Remesal, op. cit., p. 122, est rigoureusement conforme, abstraction faite de variantes orthographiques. Il y est dit « que los dichos cinco años se comiencen a contar desde el mes que vosotros entráredes en la misma provincia y tierra de los que hoy están alçados ; y que no entren en cuenta los días que estuviéredes en los conñnes de las tales provincias de donde habéis de començar a hazer vuestro concierto con ellos... ». 2. Voir la lettre de Las Casas au Conseil des Indes (Santo Domingo, 30 avril 1534), publiée par le P. Benno Biermann dans Archivum Fratrum Praedicatorum, t. IV, 1934, p. 197-202, Zwei Briefe von Fr. B. de las Casas, 1534-1535 : t y fué necessario yr a escondidas de los oydores por la siniestra disposición que conmigo tener dellos conoscia»(p. 199). 3. Lettre du roi à Rodrigo de Figueroa (Saragosse, 20 septembre 1518), publiée par Serrano y Sanz, Orígenes de la dominación española en América, t. I {N. B. A. E., t. XXV), Madrid, 1918, p. 428 : • Qu'el clérigo Casas sea el primero que hable a los caciques yndios, y sea favorescido. » 258 BULLETIN HISPANIQUE de quatre caciques *. On voit alors que les moines ont noué leurs rapports avec le Tezulutlán, en s'y prenant de très loin, par l'ouest, alors que la voie de pénétration topographiquement la plus facile était par le golfe de Honduras et le lac Izabal ou Golfo Dulce. Des soldats seraient passés par ce dernier chemin. C'est de ce versant atlantique que Cortés s'était approché en 1525, atteignant Chacujal, au retour de l'expédition des Hibueras2. Mais nos diplomates, partis de l'ancienne Guatemala, au pied du Volcán de Agua, agissent par la bande, peut-être pour mieux cacher leur jeu, et vont prendre comme intermédiaires les caciques de la région du lac Atitlán. Ainsi s'élargissent les rares indications de lieu que donnait Remesal, et nous sortons du vague où il nous plongeait comme dans un brouillard. C'est vers Sacapulas que, de façon déconcertante, partaient les marchands porteurs de chansons chrétiennes. Pour trouver le point de départ de la vraie conquête diplomatique, il faut pousser encore plus à l'ouest. Remesal n'a pas inventé de toutes pièces le « puissant cacique » qu'il ne nomme pas d'abord, mais dont il dit bientôt, avec son humour pince-sans-rire : « Le cacique Don Juan, qui désormais s'appelait ainsi, je ne saurais dire si c'était par baptême ou par catéchisme ou parce que les Indiens aimaient alors prendre des noms d'Espagnols, car je n'ai pu tirer au clair s'il fut baptisé par le P. Luis Cáncer3. » Le cacique des villages d'Atitlán s'appelait Don Juan, en effet, mais point n'était besoin de marchands ni de stratagèmes musicaux pour lui faire entendre le message du Dieu inconnu. Peut-être était-il déjà baptisé par quelque moine de la Merci ou un Franciscain. Les cédules obtenues plus tard en faveur de Don Juan et de ses voisins nous montrent 1. Archivo de Indias, Partes de Guatemala, 393, fol. 127 v°. Le roi à D. Juan, « gouernador del pueblo de Atitan », Madrid, 1 7 octobre 1540 ; lui témoignant sa gratitude pour l'aide accordée à Las Casas et à ses compagnons « en pacificar y traer de paz los naturales de las provincias de Tecululan >, et l'invitant à continuer cette aide. « Iten para Don Gaspar prencipal del pueblo de Thequiçiztem. — Iten para Don Miguel prencipal del pueblo de Çiçicaztenango. — Iten para Don Jorge prencipal del pueblo de Tecpanatitan. > 2. Hernán Cortés, Quinta carta de relación, B. A. E., t. XXII, p. 136 b. Le conquistador eut alors en son pouvoir un Indien de « Teçulutlan ». Le nom le frappa et lui rappela quelque chose. 11 vérifia par la suite qu'il l'avait lu dans des rapports d'Alvarado, dont les gens avaient atteint ce pays par le côté du Guatemala. 3. Remesal, op. cit., p. 138. LA VERA PAZ 259 qu'ils étaient non seulement des caciques de paz, mais des caciques en encomienda1. L'un n'allait pas sans l'autre. Autant dire que les Espagnols étaient déjà chez eux dans ce pays quiche. C'est de leurs compatriotes que les moines devaient surtout se garder quand ils travaillaient à la conquête des caciques et les faisaient entrer dans leur jeu. Marroquin dira que ceux-ci avaient été gagnés par des cadeaux. Sans doute ; et aussi par de bons procédés, par un humain traitement qui rendait hommage à leur qualité de seigneurs indigènes. La conquête de l'Amérique, dans la mesure où elle a été constructive et non destructive, a été un étonnant triomphe du « don de gentes » des Espagnols, de ce grand sens humain qui leur fait reconnaître en des êtres' très différents d'eux des alliés, des auxiliaires possibles, et leur fait prendre sur eux l'ascendant. Les moines ont découvert et utilisé leurs caciques, toutes proportions gardées, comme Cortés a découvert Doña Marina et ses auxiliaires tlaxcaltèques. Don. Juan, « Gouverneur » d' Atitlán, Don Jorge, Principal de Tecpán Atitlán, Don Miguel, Principal de Chichicastenango... Avec eux, nous sommes au cœur du pays maya quiche dont les Indiens restent encore aujourd'hui si fidèles à tant de coutumes ancestrales et sont si modérément hispanisés. Le touriste qui s'est réveillé le dimanche matin au bord de la conque lumineuse du lac Atitlán, et qui se transporte en auto à Chichicastenango pour voir les Indiens se livrer en pleine église à leurs dévotions agraires immémoriales, ne se doute pas qu'il se trouve sur la base de départ où Las Casas rêva d'une conquête spirituelle qui serait attraction lente. Plus à l'est, mais sans doute grâce aux bons offices des caciques de la région d' Atitlán, les moines ont gagné aussi D. Gaspar, cacique de Tequecistlán, dont le domaine est limitrophe (ou mitoyen, « casas con casas », dira Marroquin) du Tezulutlán, but de leurs efforts. C'est le pays où devait être fondé Rabinal, un des plus vivants, encore aujourd'hui, parmi les centres de culture hispano-indienne du Guatemala. Mais, tandis que, dans le roman de notre conquête pacifique, Rabinal est fondé dès le début de 1538, fascine aussitôt les gens de Cobán par sa vie plus civilisée et ouvre ainsi aux moines la porte du Tezu1. Cf. p. 263, 270 et 283, n. 2. 260 BULLETIN HISPANIQUE lutlán, dans l'histoire réelle, les Dominicains se contentent en 1537-1538 de poser quelques jalons et s'en vont, sans avoir encore mis le pied dans la Terre de Guerre proprement dite. Le seul résultat positif qu'ils y aient obtenu, c'est que quelques chefs sont venus prendre langue avec eux dans un village du pays déjà pacifié. Il n'y a pas péril en la demeure tant que le secret des négociations est gardé. Le départ simultané de tous les moines était surprenant et même absurde dans le récit de Remesal. Quoi? les confins et Cobán même viendraient d'être gagnés au christianisme, en un an tout juste, à la barbe des conquistadora du Guatemala? et les néophytes resteraient pendant deux ou trois ans sans la tutelle d'aucun moine ? Ce départ est, au contraire, un acte de sage politique pour un Las Casas qui a manœuvré, sans avoir l'air d'y toucher, sur les confins. Il a endormi ses adversaires espagnols en endoctrinant à loisir les caciques de la région déjà pacifiée et mise en encomienda. Il part maintenant chercher un renfort de moines pour la plus grande joie de l'évêque du Guatemala. Demain il sera au Mexique, après-demain en Espagne. Et qui sait...? Mais la tactique de secret dont nous parlons,- est-ce une interprétation plausible des faits ou est-ce une réalité attestée? La réponse n'est pas douteuse. Quand il est décidé que Las Casas va partir pour la péninsule comme porte-parole (avec Tastera) des évangélisateurs de Nouvelle-Espagne, il se fait donner des lettres de recommandation par Zumárraga, par Marroquin, par Maldonado, par Alvarado lui-même, qui a regagné le Guatemala depuis peu. On conserve ces lettres annonçant au souverain l'arrivée de Las Casas; elles sont des mois d'octobre-novembre 1539 \ Une seule parle de la préparation diplomatique des moines pour pacifier la Tierra de Guerra. Cest celle de Maldonado2, signataire de 1. Sauf la recommandation de Zumárraga, qui est incluse dans une lettre à l'Empereur du 17 avril 1540, publiée dans/). /. /., t. XLI, p. 161-184, dans Cuevas, Documentos, p. 95-109, et. dans la récente édition de J. García Icazbalceta, D. Fr. Juan de Zumárraga, t. III, p. 187-206. Zumárraga, à la fin de sa lettre, parle de Las Casas et de Tastera comme déjà partis de Mexico (« son partidos de acá >). 2. Extrait d'une lettre de Santiago de Guatemala, 16 octobre 1539, où Maldonado recopie un passage d'une lettre antérieure et exprime son regret que le travail d'attraction des gens du Tezulutlán soit interrompu par le départ des moines appelés à Mexico « por mandado de su superior ». Publié par Fabié, op. cit., 1. 1, p. 487-488. LA VERA PAZ 261 l'engagement sur lequel repose cette action. Il dit qu'elle a été entreprise en secret par les moines, d'accord avec lui (« sans que nul Espagnol le sache, sauf eux et moi »). On est d'abord tenté de douter si c'est rigoureusement vrai. Il semble incroyable que Marroquin ait été tenu à l'écart d'un projet qui concerne les confins de son diocèse et qui les prend comme base de départ. Nous verrons quelles visées lointaines, peut-être, incitaient Las Casas à procéder de la sorte. Mais c'est un fait. Les Archives des Indes1 conservent, encore inédite, la longue lettre que Marroquin a écrite le 20 novembre 1539 pour qu'elle fût remise à Charles-Quint par Las Casas en personne. L'Êvêque témoigne d'une confiance absolue dans le messager du Nouveau Monde. « Votre Majesté, dit-il en parlant de Las Casas et de son compagnon Ladrada, peut leur accorder le crédit qu'Elle accorderait à tous ceux à qui incombe cette responsabilité de planter notre nouvelle Église. » II exalte leur zèle pour le salut des Indiens, leur expérience. Il demande beaucoup de religieux pour réparer le mal qu'ont fait les conquêtes guerrières des Espagnols. « Ce fut, dit-il, un tel obstacle à la conversion que, j'en suis convaincu, il se passera de longues années avant que la foi ne prenneracine, à cause de la multitude des vices et erreurs semés par les Espagnols. » « Ces deux serviteurs de Dieu s'en vont comme des lettres vivantes » exposer les besoins de l'Amérique, et d'abord le besoin vital de moines évangélisateurs. Il faut aussi de bons prêtres. Marroquin suggère qu'on publie des édits à ce sujet dans les Universités pour susciter des candidatures (on songe à l'appel que lancera bientôt aux étudiants saint François-Xavier, convertisseur de l'Inde). L'Êvêque se préoccupe aussi du salut matériel des Indiens, indique les mesures les plus urgentes : la réunion en villages, l'importation des bêtes de somme pour mettre fin radicalement au portage meurtrier. La lettre parle encore du raid pacifique tout récemment accompli par Fr. Marcos de Niza dans le Nouveau Mexique actuel, des appétits que cette découverte déchaîne, de la compétition, à ce sujet, entre Cortés, le vice-roi et Alvarado. .. Magnifique fond de tableau, on le voit, pour l'entreprise de con1. Guatemala, 156. La recommandation d'Al varado est un post-scriptum à une lettre du 18 novembre 1539 à l'Empereur (Guatemala, 9). 262 BULLETIN HISPANIQUE quête pacifique du Tezulutlán. De cette entreprise même, l'évêque ne dit pas uri mot, alors que tant de sujets qu'il aborde en fourniraient l'occasion. Il faut se rendre à l'évidence. Las Casas, politique calculateur et méfiant, n'a pas répondu à la confiance de l'Évêque par une confiance égale. Il ne l'a pas mis au courant de « ses grandes intelligences avec les Indiens », dont parle Maldonado, et que Maldonado est seul à connaître, ou du moins dont il est seul à faire état. Le silence de l'Évêque est d'autant plus frappant que, si le secret de ces « intelligences » n'est pas encore rompu, l'engagement de Maldonado, qui les a rendues possibles, est déjà public. Il y a, dans notre documentation, un acte dont la portée n'est pas tout à fait claire. Las Casas a éprouvé le besoin de faire publier l'acte du 2 mai 1537, alors qu'il était au Mexique, dès le 6 février 1539 *. Pourquoi met-il au courant le vice-roi D. Antonio de Mendoza, pourquoi, non content d'obtenir de lui et de la Audiencia la confirmation de l'engagement de 1537, fait-il mentionner que le tout sera publié par crieur au Guatemala? Cette décision est sûrement liée au retour d'Alvarado qui, au début de février, était attendu, sinon déjà arrivé à Santo Domingo, d'où il allait, le 20 mars, repartir pour son ancien gouvernement2. Les fonctions de Maldonado au Guatemala allaient prendre fin. D'ailleurs, il faut sûrement tenir compte d'incidents survenus peu auparavant entre Maldonado et Las Casas, et dont Remesal ne souffle pas mot. Herrera3, bien informé, dit que Maldonado, au moment où Alvarado revint, s'occupait de la pacification des Lacandons, c'est-à-dire des Indiens rebelles de la Vera Paz septentrionale. En somme, il marchait sur les brisées de Las Casas et probablement en abusant de la confiance que celui-ci avait développée chez les Indiens par sa diplomatie. Une enquête faite en 1544 nous apprend que Maldonado, à la fin de 1538 ou au commencement de 1539, s'en fut à la province du Tezulutlán accom1. Guatemala, 393, fol. 138 r°-139 r°. Publié dans D. 1. 1., t. VII, p. 154. Le vice-roi et l'Audiencia ordonnent l'exécution de l'accord conclu entre Maldonado et les moines ; ils menacent les contrevenants d'exil perpétuel de la Nouvelle-Espagne et de confiscation de la moitié des biens. Cette décision doit être « pregonada públicamente en esa dicha provincia i. 2. A. de Altolaguirre, op. cit., p. 246. 3. Op. cit., dec. VI, 1. VIL Début du ch. vi. LA VERA PAZ 263 pagné de l'évêque Marroquin et de l'archidiacre Peralta, et qu'il emmenait du monde pour conquérir le pays des Lacandons, entreprise dans laquelle il échoua. Un témoin dit que Las Casas — sans doute quand l'expédition se préparait — en fit de publics reproches, du haut de la chaire, au gouverneur Maldonado *. Le retour de 1' Adelantado en 1539 n'améliora pas la situation pour la conquête pacifique des moines. Comme Maldonado et Marroquin étaient entrés sans encombre à Cobán, Alvarado, sans tenir compte du privilège obtenu en 1537 par les moines (document qui ne comportait aucune précision géographique), donna ce village en encomienda à un certain Barahona2. Les Indiens du Tezulutlân, auxquels Las Casas avait donné l'assurance qu'ils relèveraient directement de la couronne s'ils se laissaient évangéliser en paix, durent se demander qui les trompait. Mais on comprend que, dès les préparatifs de Maldonado pour envahir les Lacandons, le moine ait vu son entreprise menacée. C'est peut-être cette expédition qui le fit partir précipitamment pour le Mexique, autant ou plus que l'obligation de répondre à l'appel de son Ordre. Et le recours au vice-roi pour protéger sa « conquête » s'explique dès lors. L'accord avec Maldonado et sa confirmation furent-ils effectivement publiés par crieur au Guatemala en 1539? Ou Alvarado mit-il l'ordre dans sa poche? Peu importe. La publication était inopérante, puisque l'accord visait en termes généraux les territoires insoumis que les moines réduiraient par leur action pacifique, et puisque les tractations des moines avec le Tezulutlán étaient restées confidentielles. Si l'évêque Marroquin eut connaissance du document officiel, il dut n'y attacher aucune importance, et le considérer comme une manifestation du désir général qui animait Las Casas et ses compagnons de travailler à la conquête pacifique, idéal, alors, de toute l'avant-garde des évangélisateurs. Le bruit des agissements de Las Casas n'éclate vraiment, comme une bombe, au Guatemala, qu'en avril 1540. En même 1. Cette enquête n'est connue jusqu'ici que par Ximénez (op. cit., t. 1, p. 208-209, 247, 385) et par Fuentes y Guimán, Recordación Florida (Parte I, Lib. XIV, cap. 3). 2. Si le témoignage cité par Ximénez est exact et correctement reproduit, Y encomendero était le môme qui possédait déjà la moitié d'Atitlân (cf. p. 283, n. 2). 264 BULLETIN HISPANIQUE temps qu'il recourait au vice-roi, le moine avait déjà intéressé la Cour à son entreprise, il avait demandé au souverain de ratifier les engagements de Maldonado et de les notifier à qui de droit. C'est ce que l'Empereur avait fait, de Tolède, le 26 juin 1539 K Les transmissions étaient lentes. La notification royale est connue du Conseil de ville de Santiago de Guatemala au printemps suivant. Et c'est un beau scandale dans cette assemblée de conquistadores et de pobladores. Las Casas et Maldonado avaient été clairvoyants en craignant leur colère. Ces messieurs sentent qu'ils ont été joués par le moine : Si nous ne l'avons pas encore démasqué, écrivent-ils à CharlesQuint, si même nous lui avons confié une petite lettre pour Votre Majesté, c'est que nous pensions que ses intelligences n'allaient pas si loin. En trois ans qu'il a passés dans cette contrée, il n'est pas resté à demeure ici pendant un an en tout. Avec ses nouveautés, il n'a cessé d'aller et venir au Nicaragua, par mer et par terre, et au Mexique ; et malgré tous les bons procédés qu'on a eus pour lui, nous n'avons pu faire qu'il tienne en place et administre les naturels. Plût à Dieu qu'il tint sa promesse d'amener pacifiquement au service de Dieu et de Votre Majesté les indigènes insurgés de cette contrée. Car nous ne sommes pas de mauvaises gens, et si, en exigeant de nous de grands cruauté^ efforts, la chose eût été possible, sans céder à l'intérêt et à la que nous reproche Fr. Bartolomé de las Casas, nous l'aurions essayée et réalisée, nous y aurions travaillé plus que lui qui n'a jamais vu ces Indiens. Nous croyons qu'il n'a lié aucune intelligence avec eux, mais qu'il a voulu faire savoir à Votre Majesté qu'il était dans ce pays et qu'il y faisait le bruit qu'il a fait partout où il est passé, mu par des passions et agitant des contrées plutôt que travaillant à attirer les Indiens et à les convertir comme il dit. Votre Majesté ordonne à l'Évêque et au Gouverneur de la renseigner sur ce qu'il a fait en .cette matière. Ils le feront. Que Votre Majesté ne nous tienne pas pour passionnés, mais bien pour offensés par cette sinistre nouvelle. Nous supplions Votre Majesté de nous faire la grâce de nous envoyer des religieux s'occupant de la conversion des indigènes, et non d'écrire des nouveautés 2. 1. Archivo de Indias, Guatemala, 393, fol. 56-57. L'Empereur à Alvarado et, à la suite (fol. 57 v°-58), l'Empereur à Pévêque Marroquin. 2. Lettre du Conseil de Ville de Santiago de Guatemala à l'Empereur, 20 avril 1540, publiée par Rafael Arévalo, Colección de Documentos antiguos del Archivo del Ayuntamiento de la Ciudad de Guatemala, Guatemala, 1857, p. 15-16. Commence': < Habrá veinte días que vimos dos cédulas que V. M. fue servido mandar escrebir al Obispo y Gobernador desta provincia, de que no menos 6e escandalizó este pueblo... » La lettre LA VERA PAZ 265 IV Cette dénonciation marque la fin, au Guatemala, de la période des tractations secrètes que Las Casas avait menées pour la conquête pacifique du Tezulutlán. On ne voit pas que l'évêque de Guatemala soit retourné par la mauvaise humeur des conquistadora : il continuera pendant plusieurs années, dans ses lettres au Roi, à juger favorablement le moine. Celui-ci fait déjà voile vers l'Europe. Véritablement, lui et son compagnon Ladrada, de même que le Franciscain Fray Juan de Tastera, parti par le même bateau, ils s'en vont en Espagne comme des « lettres vivantes » chargées de toutes les doléances et de toutes les revendications des hommes qui travaillent à fonder l'Église du Nouveau Monde 1. Mais a-t-on assez réfléchi à tout ce que Las Casas porte en lui d'aspirations personnelles longuement réprimées? Depuis près de vingt ans qu'il est moine, l'ancien « clérigo » a vieilli sans désarmer, en concentrant, au contraire, sa vieille ambition de procurer « le total remède » des malheureux Indiens, comme il disait à son ami Rentería en 1515 avant son premier retour en Espagne. Combien de fois, par de véhémentes lettres, n'a-t-il pas cherché à remuer la conscience du Conseil des Indes et du souverain, et à faire miroiter devant eux d'immenses richesses, avec l'espoir qu'on l'appellerait et qu'il pourrait exposer ses vues, comme il l'avait fait en 1516 devant Cisneros, en 1518 et 1519 devant le jeune empereur? Lui, lui seul saura dire ce qu'il faut avec l'accent qu'il faut. En 1535, il écrit du Nicaragua, à un membre du Conseil : « J'ose affirmer à Votre Grâce, et, en vérité, je ne crois pas me tromper, vu mon expérience de trentecinq années ; comme je crois vous l'avoir écrit la dernière fois, le Roi peut être le plus puissant roi du monde en trésors et en richesses, de manière à tout dominer s'il le veut, et il ne faut pour à Charles-Quint à laquelle se réfèrent les regidores de Santiago au début du passage cité est sans doute celle que Fuentes y Guzmân inclut dans sa Recordación Florida (2» Parte, L. V, cap. 8. Édition de la Biblioteca t Goathemala », vol. VII, Guatemala, 1933, p. 266. Je dois la communication de ce volume à l'obligeance d'André Castel). 1. La lettre de Marroquin citée plus haut, du 20 novembre 1539, dit qu'ils vont baiser les pieds de l'Empereur « a petición de los perlados desta Nueva Spaña > parce que Sa Majesté a interdit aux prélats eux-mêmes de faire le voyage. Il s'agit évidemment des évêques et des provinciaux des Ordres apostoliques. 266 BULLETIN HISPANIQUE cela qu'une seule chose : que j'aille à la Cour... Je puis me vanter devant Dieu que, jusqu'au jour où je m'y rendis, au temps où vivait encore le catholique roi Ferdinand, on ne savait pas ce que c'était que les Indes, ni leur grandeur, opulence et prospérité, ni la destruction dont elles avaient été victimes ni les dispositions incroyables qu'elles offrent pour convertir les âmes1. » Les ministres n'aiment guère les personnalités si envahissantes. On n'avait pas appelé Las Casas en Espagne. Mais, Dieu merci, l'Amérique l'envoie. Il arrive comme émissaire des moines convertisseurs, des grands évêques fondateurs qui s'appellent Marroquin et Zumárraga, de tout un monde persuadé que la conquête de l'Amérique doit changer de caractère, sous peine de sombrer dans le désordre sanglant dont le Pérou offre le spectacle. Cette aspiration est confiée à l'indomptable volonté d'un homme qui n'oublie jamais son rôle ou, si l'on préfère, sa mission. L'affaire du Tezulutlán en est un moment décisif. Mais elle n'épuise pas son ambition. Rien n'est plus révélateur de son état d'esprit que sa lettre de Madrid, 15 décembre 1540, confiée à Fr. Jacobo de Tastera, qui part rejoindre l'Empereur en Allemagne2. Ce Franciscain vient de faire une rude expérience de conversion pacifique au Yucatán ; Las Casas le recommande à Charles-Quint comme « un homme apostolique qui a beaucoup servi Sa Majesté » ; mais comme il le protège, comme il le domine de tout son prestige de vétéran de la défense des Indiens 1 II ne va pas, lui, en Allemagne ; il demande à l'Empereur de lui ordonner d'attendre sa venue en Castille. Il se montre pris entre deux devoirs : d'un côté, la pacification de la Terre de Guerre, œuvre encouragée par Sa Majesté, œuvre en bonne voie, puisque déjà fes seigneurs de ces provinces ont eu avec les moines des entrevues secrètes ; d'un autre côté, un devoir qui concerne « la totalité du Nouveau Monde » et pour l'accomplissement duquel « il avait décidé » de venir baiser les mains au roi. Pas un mot, ici, de tous ceux dont il est le mandataire. Seul compte son vieux désir qui, enfin, se réalise. Il s'agit pour lui, Las Casas, d'exposer au souverain en personne des 1. Lettre publiée par le P. Benno Biermann, op. cit., p. 209-210. 2. Lettre autographe publiée par Fabié, op. cit., 1. 1, p. 489-490. LA VERA PAZ 267 choses « où réside en vérité le plus grand service et intérêt de Sa Majesté dans tout l'ensemble des royaumes qu'Elle possède, et le risque, aussi, de perdre la plus grande prospérité imaginable pour quiconque n'a pas vu les choses de ses yeux, si l'on n'y porte à temps remède ». L'importance de la première affaire n'est pas mince : on peut en espérer, sans crainte d'être déçu, grande augmentation et extension de la chrétienté, et grand accroissement de la souveraineté et des rentes royales. Mais, après tout, cette affaire du Tezulutlán ne courra pas grand risque à attendre un peu. C'est pourquoi Las Casas espère qu'on lui dira d'attendre, tout en se déclarant prêt à repartir, s'il le faut, pour sa conquête. Déjà il a bien travaillé pour elle et fait prendre telles mesures qui la mettront en état de se passer de lui. Dès le 17 octobre, on a signé en un seul jour, au Conseil des Indes, une douzaine d'ordres aux autorités les plus diverses, depuis le vice-roi de Nouvelle-Espagne jusqu'aux caciques d'Atitlán, Tecpan Atitlán, Chichicastenango et Tequecistlán1 : luxe de décisions stupéfiant en vérité tant que l'on croyait, avec Remesal, la conquête réussie depuis 1538, mais qui prend une signification nouvelle si c'est la mise en train minutieuse d'une action longuement méditée. Pour cette phase de réalisation au grand jour, on table dès le début sur l'absence de Las Casas, qui « s'attardera en Espagne quelque temps et ne pourra aller de si tôt aider à cette bonne œuvre ». On charge Fr. Pedro de Ángulo d'en prendre la direction. Et l'ordre envoyé à ce sujet au Provincial des Dominicains de NouvelleEspagne le désigne comme « la principale personne qui s'est occupée et doit s'occuper de cette affaire2 ». On ne dit pas la principale après Las Casas. Et il est assez croyable que seul Ángulo, dans le trio des initiateurs, ait su le quiche au point de négocier utilement. Parmi les mesures originales qui trahissent le génie inventif de Las Casas en même temps que son expérience de l'Amérique centrale et du Mexique, on a souvent relevé la requête adressée au Provincial des Franciscains de Nouvelle-Espagne pour qu'il fournisse « quelques Indiens sachant jouer des instruments à vent, challemies, sacquebuttes et flûtes, ainsi que quelques chan1. Archivo de Indias, Guatemala, 393, fol. 123 v°-130 r°. Documents en partie publiés par Remesal. 2. Ibid., fol. 129 v». Bull, hispanique. 18 268 BULLETIN HISPANIQUE teurs comme il y en a dans les monastères de cette province, parce que, grâce à la musique, ils pourront plus rapidement attirer les Indiens des provinces de guerre à la connaissance de notre sainte foi1 ». Qui sait si ce n'est pas cette requête, jointe à un secret besoin de transfigurer le requerimiento odieux en un message séduisant, qui mettra en branle l'imagination romanesque de Remesal et nous vaudra l'épisode des marchands transformés en ménestrels du Dieu chrétien? Une autre idée non moins intéressante, dont la précédente n'est qu'une application, se fait jour dans divers ordres mettant à la disposition des conquistadora évangéliques tous les Indiens qui voudront les aider. Un ordre au vice-roi prévoit le cas des Indiens élèves des monastères ou artisans de toutes corporations2. Un autre, postérieur de quelques semaines, aux gouverneurs de Guatemala, Chiapas et Honduras, concerne les Indiens mexicains et tlaxcaltèques qui se trouvent dans ces provinces et qui voudraient participer à la conquête pacifique pour s'installer ensuite dans le pays pacifié avec leur famille 8. Bientôt va partir le moine qui, avec Ángulo et plus en pointe que lui, sera le principal ouvrier de l'entreprise : Fr. Luis Cáncer, premier Dominicain entré au Tezulutlán selon Las Casas luimême. Les ordres émanant du Conseil des Indes ne le mentionnent pas, ou plutôt ils l'englobent dans l'anonymat des « otros religiosos de su Orden » prévus aux côtés du trio des premiers négociateurs. Où Las Casas l'a-t-il recruté? Peut-être à l'escale de Puerto Rico ; plus probablement en Espagne même où il avait devancé Fray Bartolomé. Il déclare aux fonctionnaires de la Casa de Contratación de Séville qui s'occupent de son départ, en janvier 1541, « qu'il y avait vingt-trois ans qu'il était à San Juan et autres lieux des Indes et qu'il n'y avait guère plus d'un 1. Guatemala, 393, fol. 127 r°. Le document est cité par Remesal, op. cit., p. 156. Sur l'attrait de la musique pour les Indiens, voir la remarque de Zumárraga dans sa longue lettre du 17 avril 1540 à l'Empereur (celle même où il annonce le récent départ de Las Casas pour l'Espagne, cf. p. 260, n. 1) : « Son muy dados a la música, y los religiosos que oyen sus confesiones nos lo dicen, que más que por las predicaciones se convierten por la música, y los vemos venir de partes remotas para la oir y trabajan por la aprender y salen con ello. » 2. /¿id., fol. 130 r«. 3. Ibid., fol. 139 v°, Madrid, 14 novembre 1540. LA VERA. PAZ 269 an qu'il était venu1 ». Cancer part donc rejoindre Fr. Pedro de Augulo. Las Casas reste, avec Ladrada. Il va travailler en Espagne. Autorisé sans doute à attendre l'arrivée de l'Empereur, il lui faudra l'attendre plus d'un an. 1541 : année de pérégrinations impériales, année de l'échec d'Alger, année d'alarmes pour le lointain empire américain. 15421543 : dernier séjour de l'Empereur en Espagne avant la retraite à Yuste. Année de grandes décisions pour l'Amérique, année des fameuses Lois Nouvelles des Indes. Faut-il pour autant parler de révolution « coperaicienne2 » dans le gouvernement de l'Empire? Faut-il dire que cette révolution s'accomplit en Espagne parce que Las Casas est là? Regardons de plus près. Que Las Casas ait pesé, agi efficacement à cette heure décisive, nul n'en saurait douter. Mais comment et sur quel point? Il ne semble pas qu'il ait eu, comme en 1518-1519, l'honneur d'une audition spectaculaire en plein conseil du souverain. Il a été entendu, certes, et il a beaucoup parlé. Il a parlé parfois torrentiellement, en homme qui se vengeait d'un trop long silence. C'est à ce moment qu'il a dressé son réquisitoire contre la Destruction des Indes. Telle page, d'actualité plus brûlante, a dû être parlée par lui (et par son compagnon le Franciscain Tastera) avant d'être écrite. On a été très impressionné dès 1540 par l'histoire de ces Espagnols «tyrans », qui un beau jour détruisent l'évangélisation pacifique du Yucatán en apportant des chargements d'idoles et en obligeant les caciques à les payer en cheptel humain, à raison d'un esclave pour une idole3. En 1542, après l'arrivée de l'Empe1. Cf. supra, p. 244-245. 2. L. Hanke, op. cit., p. 231 : » El fraile dominico Bartolomé de las Casa3 había provocado un cambio tan revolucionario en la administración del gran imperio español en Ultramar como el astrónomo polaco Nicolas Copérnico, cuyo De revolutionibus orbium celestium se imprimió el mismo año que las Leyes Nuevas. > 3. Brevísima relación de la destrucción de las Indias, ch. xxx (rééd. en appendice à Fabié, op. cit., t. II, p. 138). Sur le retentissement à Madrid, voir une lettre du Conseil de l'Inquisition à Zumárraga, Madrid, 22 novembre 1540, blâmant l'exécution du cacique Don Carlos par l'Inquisition mexicaine : « porque dicen que se ha recibido mucho escándalo por los indios, los cuales piensan que por cobdicia de los bienes los queman ; y no es cosa justa que se use de tanto rigor por escarmentar a otros indios, y creemos- que tomaran mejor escarmiento y se hubieran mejor edificado los dichos indios, si se hobiera procedido contra los españoles que diz que les vendían ídolos, que merecían mejor el castigo que los mismos indios que los compraban » (Un desconocido cedulario del siglo XVI perteneciente a la Catedral Metropolitana de México, 270 BULLETIN HISPANIQUE reur, et sur son ordre1, Las Casas expose devant une commission de prélats et de conseillers ses remèdes pour le salut des Indes. Il n'a publié que VOctavo reihedio. Nous savons par un autre document2 qu'il en présenta au moins dix-huit. La série devait couvrir tout le champ de la réforme des Indes. Le huitième démontrait longuement, par vingt bonnes raisons, que les Indiens ne devaient pas être donnés en encomienda, ni sous aucune forme de vasselage, à des Espagnols. Cela finissait par un avertissement d'une grandeur biblique où cet. homme « qui n'avait plus longtemps à vivre » annonçait, en cas de repartimiento général des Indiens, le dépeuplement total des Indes. Ce sera la destruction de la Española étendue à trois mille lieues de pays. Mais, pour cette catastrophe, « Dieu châtiera toute l'Espagne par d'effroyables châtiments et peut-être par sa destruction totale3 ». L'intraitable vieillard a bien mérité, moralement, d'être désigné comme le responsable des Lois Nouvelles. Celles-ci, entre autres choses, prétendirent supprimer la encomienda par extinction, à mesure que disparaîtraient les encomenderos alors nantis. Pour avoir voulu cela (mais il voulait bien davantage!), Las Casas a été maudit dès le lendemain par les conquistadora et les colons depuis le Mexique jusqu'au Pérou. Et presque aussitôt, c'est devenu un cliché, dans toute chronique des guerres civiles du Pérou, que d'insérer un chapitre sur les Leyes nuevas et sur Las Casas leur inspirateur4. Il est si commode, pour ceux que lèse une révolution, de déchaîner leur colère contre un responsable 1 Mais aucun historien n'est dupe de formules telles que « c'est la faute à Voltaire... ». Et puis, si impressionnante que soit éd. A. M. Carreño, Mexico, 1943, p. 161. La signature du document doit être évidemment rectifiée : H. Epn» Pacen., Francisco de Navarra... D. Jerónimo Suárez, qui jusqu'en 1532 signe H. EpM Mindoniensis, une fois devenu évêque de Badajoz, signe H. Ep°» Pacensis. t Don Francisco de Navarra », encore prieur de Roncevaux, est entré au Conseil de l'Inquisition en 1537. Leurs deux signatures voisinent normalement au bas des lettres de la Suprema). 1. Voir le titre de YOctavo remedio reproduit dans Fabié, op. cit., 1. 1, p. 331. 2. Le Parecer (cf. infra, p. 275) publié par Fabié, op. cit., t. II, p. 459-464, où il est question des « Remedios > en général (p. 463) et du » décimo octavo remedio > en particulier (p. 460). 3. La < Protestación > únale est reproduite dans Fabié, op. cit., t. I, p. 333-334. 4. Voir sur ce point mon article de Symposium (1952), Cheminement ¿Cune légende : les i pardos cruzados » de Las Casas. LA VERA PAZ 271 pour nous la lecture de VOctavo remedio, ne nous figurons pas pour autant que la encomienda soit, en 1542, le grand point aux yeux de Las Casas. Sur la longue suite de critiques dont elle avait fait l'objet depuis trente ans, depuis les lois de Burgos, il suffit de renvoyer au livre classique de Silvio Zavala intitulé La encomienda indiana. Ensuite, autant qu'on peut voir, il y avait en 1542 une forte majorité au Conseil des Indes contre la encomienda ; celle-ci, bruyamment condamnée dans les commissions par Las Casas, l'était au sein même du Conseil par des hommes de la taille de Ramírez de Fuenleal, Bernai Díaz de Luco, Gregorio López1... Dira-t-on que c'est la véhémence de Las Casas qui fit cristalliser les décisions? Peut-être. Mais considérons ceci. La encomienda, dans le gouvernement des Indes à réformer, c'était l'héritage du passé, héritage lourd, légalisé, encombré de réglementations inefficaces. Impossible à supprimer d'un trait de plume, cette institution, ou ce qu'on devrait en conserver, ne durerait que si les encomenderos prenaient conscience de leur propre intérêt à la conservation de leurs indiens. On sait que devant la grande levée de boucliers des conquistadora et colons atteints dans l'avenir de leur famille par les Leyes nuevas, le visiteur royal Tello de Sandoval va faire cause commune, au Mexique, avec toute une élite d'évangélisateurs qui adoptent la encomienda perpétuelle comme ligne de repli, comme solution susceptible d'amener cette prise de conscience 2. Mais, au delà de la situation acquise, des territoires « pacifiés », il y avait tout le présent et l'avenir des « conquêtes » qui pouvaient être soit pourvoyeuses d'esclaves, soit créatrices de nouvelles chrétientés dans un immense continent. Il y avait la question de l'esclavage présent d'innombrables Indiens, étroitement liée, comme on le voit, à la précédente ; elle pouvait offrir à la révolution des évangélistes un terrain d'action solide, puisque cet esclavage, en dehors de quelques cas d'expéditions punitives, n'avait jamais eu de base légale. L'effort personnel de Las Casas, en 1542 et dans les années suivantes, se porte, bien plus que contre le mal invétéré de la encomienda, contre les conquistas et contre Yesclavage. Et 1. L. Hanke, op. cit., p. 224-227. 2. Silvio Zavala, La encomienda indiana, Madrid, 1935, p. 103 et 6ujv, 272 . BULLETIN HISPANIQUE avec quelle vigueur! La conquête de la Vera Paz, sa conduite dans son évêché, vont en être deux manifestations concrètes, étroitement solidaires. Mais cette action ne trouve alors passage que parce qu'elle s'insère dans une vaste conjoncture favorable. Nous avons dit qu'elle répondait à des aspirations profondes des gouvernants temporels et spirituels du Nouveau Monde. Elle trouvait un terrain préparé à la cour par de nombreuses lettres de Zumárraga, de Marroqufn, du vice-roi de Nouvelle-Espagne, sans parler de l'étonnante Información en derecho de D. Vasco de Quiroga. Mais ce n'est pas tout. L'Empereur et ses conseillers se décident en 1542 à mettre ordre aux affaires des Indes, à changer le personnel comme la législation, parce que de mieux en mieux en 1541 l'immensité du continent est imaginable, et que pour la première fois, du moins aux yeux des Espagnols, il pose un problème international. Sur lequel se greffe bizarrement un problème cosmologique !... Le partage des terres nouvelles, découvertes ou à découvrir, entre la Castille et le Portugal, est contesté par François Ier, qui demande à voir « le testament d'Adam ». On s'émeut des expéditions de Jacques Cartier et de Roberval au delà de la Terre des Morues, dans ce vaste estuaire dont on ne sait où il mène. Mais l'inquiétude est double. De ce côté, sur les cartes, il y a tout l'inconnu qui s'appelle Floride. Les Français vont-ils obliquer vers le sud et venir menacer les communications et les possessions des Espagnols sur la mer Caraïbe? On le craint assez pour qu'il y ait un grand branle-bas aux Antilles, des ordres donnés pour construire des forteresses. On cherche aussi une ligne de défense diplomatique et juridique1. En 1539 encore, Vitoria se faisait rappeler à l'ordre pour avoir débattu dans ses fameuses Relectiones le droit de guerre, c'est-à-dire le droit de conquête de l'Espagne en Amérique. Et voici que deux ans plus tard la justification de l'Empire est publiquement en crise. L'Empereur, qui cherche l'appui du roi de Portugal pour la défense de leurs intérêts communs, écrit au cardinal de Tolède : II faut faire valoir 1. Ch.-André Julien, Hist. de l'expansion et de la colonisation françaises. I : Les voyages de découverte et les premiers établissements (XVe-XVI* siècles), Paris, 1948, p. 141-147. LA VERA PAZ ' 273. auprès du Pape « le fait que nous avons découvert, conquis et peuplé ce pays, nous et nos prédécesseurs, au prix de grandes dépenses, que nous l'avons occupé et possédé pacifiquement sans interruption, et ne pas insister trop sur la concession du Saint-Siège Apostolique, à cause du peu de cas qu'en fait le roi de France1 ». Mais, « ce pays », quelle en est la dimension? Ici intervient l'autre incertitude. Le « Saguenay » vers lequel s'oriente la « codicia » des Français (comme celle des Espagnols vers les Sept Cités de Cibola), est-ce un nouveau Pérou? Est-ce une étape vers le Pérou des Espagnols et vers les lointaines Épiceries de la mer du Sud? C'est l'époque où la mappemonde de la Cosmographie de Munster porte, au nord du continent américain, à l'ouest de Terre-Neuve, un bras de mer qui va déboucher au nord de Cipango, avec cette inscription hallucinante : « Per hoc fretum iter patet ad Molucas. » Un informateur de l'ambassadeur de CharlesQuint à Paris va questionner les lecteurs royaux de mathématiques, Juan Martín Población et Oronce Finé, pour savoir si l'expédition de Roberval vers le Saint-Laurent peut tendre, en définitive, vers ces objectifs lointains. La réponse est rassurante. La mer, à ces latitudes septentrionales, doit être toujours gelée ou obstruée par des icebergs. Et probablement il n'y a même pas de passage maritime. Les mappemondes d'Oronce Finé montrent le nouveau continent largement soudé à l'Asie : TenuxtitlánMexico y voisine presque avec le Catay2. De toute façon, la distance est immense entre l'hypothétique « fretum » septentrional et le détroit de Magellan. Vision tranquillisante au point de vue stratégique. Depuis une dizaine d'années, bien que le Yucatán figure encore sur la plupart des cartes comme une île, on s'habitue à l'idée que les terres découvertes par Colomb et après lui ne sont pas un alignement d'Iles 1. H. P. Biggar, A Collection of documents relating to J. Cartier and the Sieur of Roberval, Ottawa, 1930, p. 281 : lettre de Charles-Quint au cardinal de Tolède, du 7 mai 1541. Sur le changement d'attitude de l'Empereur envers les théologiens-juristes dominicains, cf. Fr. Luis G. Alonso Getino, El Maestro Fr. Francisco de Vitoria, Madrid, 1930, p. 222. 2. Cf. M. Bataillon, Les lecteurs royaux et le Nouveau Monde, dans Bibliothèque d'Humanisme et Renaissance, t. XIII, Genève, 1951, p. 237, 274 BULLETIN HISPANIQUE plus ou moins vastes en direction de l'Asie, mais un continent gigantesque formant écran entre l'Asie et l'Europe ; et les Er.pagnols en tiennent les deux faces, Atlantique et Pacifique, Mar del Norte et Mar del Sur. Mais alors, du point de vue humain — et pour des gouvernants d'alors, qui s'interrogent sur les desseins de la Providence — quelle formidable responsabilité 1 Toutes les côtes, toute l'épaisseur de ce continent vont-elles être livrées aux conquistadors, à leurs raids anarchiques, pour aboutir à un chaos comme celui du Pérou, dont la richesse déjà fabuleuse est noyée dans le sang? Telle est la grande inquiétude de 1542. Telle est la conjoncture favorable pour Las Casas et pour la conquête évangélique dont les responsables du Nouveau Monde l'ont constitué le porteparole. Sa conquête personnelle du Tezulutlán est peu de chose. Nous verrons qu'en 1542 et même en 1543 il ne se passe rien encore là-bas. Mais l'entreprise est grande par l'ensemble dans lequel elle prend place. Il ne s'agit de* rien de moins que de la transmutation des conquêtes guerrières en pénétration évangélique. Ce qui, vingt ans plus tôt, lors du contrat de Las Casas pour la côte de Cumaná, apparaissait comme une modalité de pénétration à essayer avec le soutien d'intérêts commerciaux peut se présenter maintenant comme la méthode de V avenir. Car il y a des problèmes qui changent de nature en changeant de dimensions. Peut-être commence-t-on à voir que les pages qui précèdent ne sont pas une digression. C'est sur le problème des conquistas que le vieux Las Casas remporte dans les premiers mois de 1543 sa plus étonnante victoire. C'est comme expert en la matière, en même temps que comme porte-parole des évangélisateurs, qu'il est appelé, enfin I au sein du Conseil des Indes avec son compagnon Ladrada, le 1er mars 1543. On sait aujourd'hui, grâce aux recherches de Schâfer1, que le Conseil des Indes se réveille alors métamorphosé par un long sommeil apparent de huit mois qui est une remise en ordre : élimination des indignes, réorganisation 1. E. Schâfer, El Consejo Real y Supremo de las Indias, t. I, Sevilla, 1935, p. 61-70. LA VERA PAZ 275 du travail. Le vieil archevêque de Séville, Loaysa, n'exerce plus guère qu'une présidence nominale. La direction effective est passée aux mains de Ramírez de Fuenleal, l'ancien président de la grande audiencia réformatrice de Mexióo. Dans cette atmosphère purifiée, et en présence de Las Casas, le Conseil va élaborer de nouvelles instructions de découverte « a lo divino » qui étonnent aujourd'hui par leur originalité et leur grandeur. C'est probablement pendant la période de sommeil du Conseil des Indes que Las Casas avait rédigé un très intéressant Parecer publié par Fabié1. Le document est, en tout cas, postérieur aux remedios de 1542 auxquels il se réfère à plusieurs reprises (il parle en particulier du dix-huitième remède qui était l'encouragement à la colonisation par agriculteurs). Ici, plus de style biblique ni de prophéties menaçantes : des propositions concrètes. Une première partie — deux pages — résume les vues de Las Casas sur les solutions qui doivent les unes sauver les Indiens, les autres tirer les Espagnols d'embarras. Il apparaît là que le vieillard n'était pas satisfait par les premières Leyes nuevas dont on lui attribue la responsabilité. Il tient ferme à son idée de l'incorporation de tous les Indiens à la couronne par suppression immédiate « de toutes les encomiendas existant dans toutes les Indes ». Les lois promulguées en novembre 1542 étaient bien moins radicales. Il aborde aussi la question des pobladores espagnols à encourager, des esclaves nègres à leur fournir. Mais surtout il aborde les questions dont le Conseil va s'occuper en mars-avril 1543 : les esclaves, les conquêtes, les découvertes. Les esclaves? Interdiction totale de transformer à l'avenir des Indiens en esclaves sous quelque prétexte que ce soit, même à titre punitif ; et, quant aux esclaves déjà faits, proclamer le principe de leur liberté, donner aux Audiencias des ordres pour que la libération se fasse partout où elle est possible sans provoquer de troubles graves. Quant au problème des conquêtes et découvertes, Las Casas le 1. Fabié, op. cit., t. II, p. 459-464. Le document est signé Fray Bartolomé de las Casas, d'où l'on peut déduire qu'il a été rédigé entre les Remedios de 1542 et l'élévation du moine à l'évêché de Chiapas (1« mars 1543). Une fois évêque élu, Las Casas signe « Fray Bartolomé de las Casas, electo obispo » et, après sa consécration, « Fray Bartolomé de las Casas, obispo i {Ibid., t. 1, p. 513, 515, 522). 276 BULLETIN HISPANIQUE traite avec une ampleur toute nouvelle. Il condamne le terme même de conquête, « terme et vocable tyrannique, mahométique, abusif, impropre et infernal ». Il réprouve les maudits « requerimientos » par lesquels on a prétendu intimer aux Indiens la vérité du christianisme. Non I Pas de « requerimiento », pas de conquête ; mais « prédication de la foi, conversion, salvation de ces infidèles, qui sont prêts sans délai aucun à recevoir Jésus-Christ pour universel Créateur et Sa Majesté pour catholique et bienheureux Roi : voilà le vrai nom et le nom chrétien de cette affaire des Indes ». Le Parecer distingue le cas des terres découvertes, mais pas encore pénétrées. On doit commencer à les gagner en employant des religieux. C'est le cas de toute la Terre Ferme depuis le Venezuela jusqu'au Pérou. Las Casas dit qu'il a exposé la méthode dans les remedios, et il la résume en termes presque identiques à ceux qu'il appliquera dix ans plus tard à la Vera Paz (s'il ne la nomme pas ici, c'est que l'entreprise est encore en gestation) : en commençant à partir de la plus proche province ou village de chrétiens cette conversion, prédication et pacification, on pourra, avec le temps, faire des villages de chrétiens plus à l'intérieur, selon les heureuses dispositions et la richesse que ce pays offrira, jusqu'à gagner et pénétrer le cœur de la Terre Ferme et en amener les peuples à la connaissance de leur Dieu, qui est le nôtre, et à la soumission au pouvoir de Sa Majesté. Enfin, nouveauté sensationnelle, l'horizon s'élargit jusqu'aux pays pas encore découverts et << totalement inconnus par terre et par mer ». Déjà dans les Leyes nuevas promulguées en novembre 1542, il y en a quelques-unes (nos 34-37) qui posent des principes généraux pour les « descubrimientos » et qui s'inspirent sans doute de l'émotion soulevée au Mexique et au Guatemala quand le vice-roi Mendoza et Alvarado se disputèrent la découverte, par la mer du Sud, des terres entrevues par Marcos de Niza. La loi 36 interdisait aux gouverneurs et vice-rois de partir personnellement en expédition de découverte ni par mer ni par terre. La loi 38 plaçait les découvertes sous le contrôle des Audiencias et stipulait que celles-ci devaient envoyer avec chaque décou- LA VERA. PAZ 277 vreur un ou deux religieux, personnes recommandables1. — Dans le Parecer de Las Casas, le rôle des religieux apôtres des terres inconnues prend un tout autre relief. Sa Majesté devra entretenir continuellement à ses frais des navires de découverte. Chacun de ceux-ci partira avec un capitaine, six religieux éprouvés et vingt ou trente marins, non point quelconques, mais triés. Si l'expédition découvre une terre, elle en prendra possession juridiquement pour qu'aucun roi chrétien ne puisse s'y ingérer avec bon droit (on voit percer ici la préoccupation nouvelle du roi très-chrétien François Ier). Les découvreurs auront de la pacotille appartenant au roi de Castille pour faire du commerce et pour se concilier les seigneurs et les notables. Ils devront tout faire pour laisser les populations contentes et amies. Les moines, s'ils jugent le pays favorable, pourront y rester comme apôtres, tandis que l'équipage retournera rendre compte à l'Audiencia. Telles sont, sans nul doute, les vues de Las Casas au moment où on l'introduit comme expert au Conseil des Indes, avec le prestige d'un évêque élu. Car c'est juste au même moment (1er mars 1543) qu'on honore à la fois ses idées et sa personne en le proposant pour l'évêché de Chiapas 2. Deux mois plus tard exactement, le 1er mai, alors que Charles-Quint va s'embarquer à Barcelone pour une absence qui se prolongera jusqu'à l'abdication, alors qu'il rédige son premier grand testament politique3, le souverain signe, avec une masse de décrets et de nominations réorganisant les Indes, un paquet de textes qui portent plus évidemment la marque du nouvel évêque et de son intervention comme conseiller extraordinaire : les uns concernent la grande affaire des découvertes par religieux, les autres la conquête personnelle de Las Casas, le Tezulutlán. Ceux-ci ne prennent toute leur valeur que par confrontation avec ceux-là. 1 . Voir le fac-similé du texte authentique dans Las Leyes nuevas 1542-1543, avec transcription et notes par Antonio Muro Orejón, dans Anuario de Estudios Americanos, Sevilla, 1945, t. IL 2. La présentation au Pape, datée du 1er mars 1543, est copiée dans le registre de Partes de Guatemala déjà cité : Guatemala, 393, fol. 199 v°-200 r°. La lettre du même jour ordonnant au Conseil des Indes d'entendre Las Casas et Fr. Rodrigo de Ladrada est publiée par Manzano, op. cit. (supra, p. 235, n. 2), p. 135 (cf. p. 136, la notification de cette décision aux deux moines). 3. Karl Brandi, Kaiser Karl V, München, 1937, p. 415 (et t. II, Quellen..., p. 49). 278 BULLETIN HISPANIQUE On doit au professeur Juan Manzano 1 l'exhumation de la surprenante instruction que donne Sa Majesté, le 1er mai 1543, pour de nouvelles découvertes. Il ne s'agit de rien de moins que d'une ambassade spirituelle envoyée à des païens inconnus au delà des océans. L'instruction est complétée par les lettres de créance dont les envoyés du roi de Castille seront porteurs : les ambassadeurs y sont nommés; ils s'appellent Fr. Juan de Zumárraga, premier évêqùe de Mexico, Fr. Domingo de Betanzos, fondateur de la province dominicaine de Nouvelle-Espagne, et Fr. Juan de la Magdalena, également Dominicain de la même province. Ces documents éclaircissent, enfin, une énigme longtemps troublante dans l'histoire de Zumárraga et de ses rapports avec Las Casas. Il y avait une sorte de contradiction entre l'œuvre fondatrice du premier évêque de Mexico — Basque de sensibilité rurale, acharné à créer une Nouvelle-Espagne plus belle que l'ancienne — et le rêve, qui semble le posséder entre 1543 et 1545, d'une conquête apostolique et aventureuse pour laquelle il renoncerait à son évêché2. Il ressortait bien de ses lettres qu'il avait voulu partir à la découverte dans le Pacifique, en quête de ces populations raisonnables et policées que déjà vers 1530 Fr. Martin de Valencia, déçu par les idolâtres du Mexique, avait rêvé de convertir. Il apparaissait aussi que Betanzos et Zumárraga étaient associés dans ce projet, que Las Casas, alors en Espagne, avait 1. Op. cit., p. 139-145. Le professeur Manzano avait remis ces documents au jour dès 1941 dans un article de la Revista de Estudios Políticos de Madrid, 1. 1, p. 108-114 : El sentido misional de la empresa de las Indias. L'instruction avait été incluse dans le « cedulario » de Diego de Encinas, Provisiones, cédulas... tocantes al buen gobierno de las Indias..., Madrid, 1596. La lettre de créance a été retrouvée par Manzano aux Archives des Indes. 2. Je me suis occupé de cette question dans le cours déjà cité (résumé dans Annuaire du Collège de France, 1950). J. Garcia Icazbalceta l'avait abordée dès 1881 au chapitre xiv de son Zumárraga (éd. citée, t. I, p. 200-201) sous le titre de « proyecto de viaje a China » et avait critiqué les erreurs commises à ce sujet par Mendieta. Icazbalceta avait reproduit (cf. Ibid., t. III, p. 241 sq.) la lettre de Zumárraga et de Betanzos au prince Philippe en date du 21 février 1545, où il est question de cette « conquista apostólica > dont Las Casas avait offert d'être « capitán y caudillo » (déjà parue dans D. I. /., t. XIII, p. 531-537). Ensuite a été remise au jour par Fabié [Bol. de la Real Academia de la Historia, Madrid, 1890, t. XVII) la lettre où Zumárraga dit au prince, le 2 juin 1544 : c me he determinado a ser uno de los embajadores para aquellos principes y señores infieles de que se tiene acá noticia » (reproduite dans Zumárraga, éd. citée, t. IV, p. 174 sq.). Manzano, op. «t.,#p. 138, n. 129, renvoie, pour les documents pontificaux sur cette expédition, au 1. 1 d'un Bulario Indico (ms.) conservé à la Biblioteca del Palacio Real de Madrid. LA VERA PAZ 279 accepté d'abord d'être « leur capitaine et leur chef ». Beau trio d'apôtres septuagénaires 1 S'il avait réussi, il aurait passé à l'histoire en parfait contraste avec le trio Pizarre-Almagro-Luque. Mais Las Casas avait fait faux bond à ses associés en acceptant un évêché, au lieu d'aller à Rome obtenir que Zumárraga fût exonéré du sien. Bien que ces données fussent connues par une lettre de Zumárraga au prince Philippe, on pouvait se demander dans quelle mesure l'autorité royale avait soutenu cette entreprise apparemment quichottesque. Le P. Cuevas n'a pas craint de traiter de « ridicule et extravagante » l'idée d'une mission apostolique devant partir du Mexique pour aller « nada menos que a China1 ». Les documents officiels sont là. Il s'agit bien d'une idée acceptée en haut lieu et d'une révolution dans les « descubrimientos ». Un jésuite historien de l'Église du Mexique peut considérer comme aberrant, condamné d'avance par le ciel, un projet qui aurait privé l'Église mexicaine de son premier évêque et qui aurait frustré la Compagnie de Jésus de l'honneur d'aborder bonne première la Chine avec saint François-Xavier. Mais de grâce 1 avant de le ridiculiser, essayons de le comprendre en tenant compte de la géographie de 1540 1 Jetons un coup d'œil sur les mappemondes d'Oronce Finé — elles n'étaient pas les seules — où le Catay est proche du Mexique, donc porte à porte, on peut le supposer, avec les pays découverts par Fr. Marcos de Niza2. Comment et quand l'idée de la découverte « a lo divino » dans ces parages a pu germer dans ces vieilles cervelles apostoliques, on le verrait peut-être mieux si l'on avait une histoire détaillée des voyages de découverte préparés d'Amérique vers l'Extrême-Orient3. Il faut songer, de toute évidence, à l'entreprise que se disputèrent, puis se partagèrent le vice-roi Antonio de 1. Mariano Cuevas, S. J., Historia de la Iglesia en México, t. I, Tlalpam, 1921, p. 250. 2. Cf. supra, p. 261. Notons que la « Chine » n'est expressément nommée dans aucun des documents qui nous occupent, ni à plus forte raison à propos de Fr. Martín de Valencia. Le nom de China, avant 1550, avant l'écho des voyages de saint FrançoisXavier, est bien inconnu des missionnaires d'Amérique. 3. On en trouve une utile esquisse, avec une note bibliographique et une carte, dans Greater America, Essays in honor of Eugen Bolton, Univ. oí California Pres3, 1945, p. 59-78 : Ione Stuessy Wright, Early Spanish Voyages from America to the Far East, 1527-1565. 280 BULLETIN HISPANIQUE Mendoza et PAdelantado de Guatemala. Après la mort d'Alvarado, Mendoza, ayant les coudées franches, envoya vers les Iles de l'ouest l'expédition de son parent Ruy López de Villalobos, qui toucha à Mindanao le 29 janvier 1543 et baptisa les Philippines. Est-ce en 1542, quand Villalobos préparait son départ, est-ce trois ans plus tôt, quand Alvarado s'agitait, que Betanzos et Zumárraga rêvèrent de partir dans leur sillage ou à leur place? Betanzos avait été, comme Fr. Martín de Valencia, profondément déçu par les Indiens du Mexique, dont il parle avec si peu d'illusions 1. Il a pu, comme lui, être attiré par le mirage de populations répondant à l'image idéale qu'on se faisait des Asiatiques, de populations non idolâtres dont les ancêtres avaient peut-être été touchés par le mythique apostolat de saint Thomas, disciple direct du Christ. Zumárraga date une de ses lettres « Víspera de Santo Tomás Apóstol Indiano2... ». Même si le pieux complot avait été ébauché à Mexico avant le départ de Las Casas pour l'Espagne, il est certain qu'il fut précisé par correspondance quand Las Casas put assurer les deux autres conjurés du bon accueil fait à l'évangélisation pacifique dans les sphères officielles. Mais au moment où Las Casas fut en situation de faire aboutir le projet, en mars-avril 1543, il était déjà évêque élu de 1. A. M. Carreño, Fray Domingo de Betanzos, 0. P., Mexico, 1924-1934, p. 115 sq., discute longuement l'attitude de Betanzos à l'égard de la prétendue < irracionalidad de los indios ». En réalité, Ramírez de Fuenleal l'a accusé en 1533 (Ibid., p. 118-119) de nier < la capacité » des Indiens du Mexique pour la foi chrétienne. Les évangélisateurs du Mexique semblent avoir douté longuement de cette capacité, et, en présence des épidémies gigantesques dont ces populations furent victimes à plusieurs reprises, ils doutèrent des intentions de la Providence à leur sujet. Betanzos prophétisait solennellement la disparition rapide de tous les Indiens {Ibid., p. 96-97). Est-ce à lui que pense Sahagun quand, en 1576, il écrit que « el acabamiento de esta nación » a été prophétisé par « un santo varón dominico »? Sahagún lui-même voit ces populations détruites à un rythme accéléré « no tanto por los malos tratamientos que se les hacen como por las pestilencias que Dios les envía », et il voit ce qu'il appelle la c pérégrination » de la religion chrétienne à travers le globe atteindre une nouvelle étape avec l'arrivée des Augustins en Chine < donde hay gente habilísima, de gran policía y gran saber ». Il aperçoit là-bas pour le christianisme un avenir durable, et il affirme sa conviction que la foi n'aura fait que passer par les Antilles, la NouvelleEspagne et le Pérou pour arriver aux Chinois (Fr. Bernardino de Sahagún, Historia general de las cosas de Nueva España, éd. Miguel Acosta Saignes, t. II, México, 1946, p. 484-488 et 491). 2. J. García Icazbalceta, Zumárraga, éd. citée, t. III, p. 139. Las Casas, dans la Apologética Historia de las Indias (N. B. A. E., t. XIII), p. 685 b, parle de l'évangélisation de saint Thomas dans l'Inde et de saint Barthélémy à l'extrémité de l'Inde ultérieure < que por ventura estuvo cerca destas nuestras Yndias ». LA VERA PAZ 281 Chiapas. Le troisième nom qu'il fait inscrire dans l'Instruction et les lettres de créance n'est pas le sien, mais celui de Fr. Juan de la Magdalena. L'ambassade de ces apôtres du Christ s'adressait aux futurs chrétiens inconnus. Si la destination géographique était indéterminée, du moins l'instruction disait-elle où il valait mieux ne pas aller. Les « îles des Moluques et de l'Épicerie », cédées par CharlesQuint, en 1529, à son beau-frère le Portugais, devaient être laissées de côté1. Mais, cet archipel exclu, il restait toutes les terres et îles dont les ambassadeurs avaient connaissance « au Midi et au Ponent », c'est-à-dire dans la « mer du Sud » en direction de l'ouest. Les trois vénérables personnages étaient accrédités auprès de « tous rois, princes, seigneurs, républiques et communautés » pour leur prêcher l'Évangile, établir avec eux des rapports d'amitié et paix perpétuelle, et aussi des rapports commerciaux. Ils devaient les persuader que leur unique objectif était de leur faire connaître un vrai Dieu et de les faire entrer dans l'Église universelle hors de laquelle il n'est pas de salut. On leur représenterait les avantages matériels et spirituels de la christianisation. C'est seulement une fois la confiance établie qu'on dresserait des croix pour exalter la foi chrétienne et qu'on installerait des villages chrétiens et des monastères2. On garantirait aux gouvernants indigènes tous « leurs privilèges, prééminences, souverainetés, libertés, lois et coutumes ». Les ambassadeurs, vu leur qualité exceptionnelle, avaient carte blanche pour adapter leur mission à la diversité des pays et des peuples. Plus étonnant encore est le texte des lettres de créance, qui s'adresse aux rois et aux chefs de ces peuples inconnus du Pacifique. Las Casas a beau dire, dans le De unico modo, que la communication des vérités de la foi exige une longue préparation de paix et de confiance, le rédacteur de notre document, que ce soit Las Casas ou tout autre, ne peut s'empêcher d'inculquer, dès le premier contact cérémonieux qu'est une remise de lettres de créance, quelques-unes des vérités que les conquistadora intimaient dès l'abord comme une sommation. Si tyrannique était1 1. Manzano, op. cit., p. 143. 2. Ibid., p. 144. 282 BULLETIN HISPANIQUE l'obsession du trop célèbre « requerimiento » ! Mais il fallait bien sanctifier le premier contact... Une différence notable avec le « requerimiento », c'est que notre document ne mentionne pas le Pape ni la « concession du Saint-Siège ». Mais il affirme parallèlement la toute-puissance du Créateur et la très haute puissance du grand Empereur sur la tête duquel Dieu a réuni tant de royaumes déjà considérables : « II Lui a plu en outre, depuis que nous avons commencé à régner, que notre Royale couronne se soit grandement étendue en de vastes provinces et contrées découvertes et dominées vers le sud et le ponent de nos royaumes. » C'est ce développement qui lui crée une obligation supérieure à celle des autres princes, de faire connaître dans le monde entier le vrai Dieu1. Il n'est pas question d'analyser ici tout ce texte capital. Notons du moins avec quelle habileté il fait appel à un « appétit naturel » des choses divines, qui les recherche à tâtons, et évoque une prédication antérieure du christianisme (la prédication de saint Thomas évidemment) dont le souvenir avait pu s'effacer2. En même temps qu'une invitation au christianisme, c'était une invitation à des échanges de produits naturels et de biens de civilisation ; le message offrait, contre des produits utiles à l'Europe, a tout ce que l'ingéniosité et l'industrie » des sujets européens de l'Empereur « a trouvé et inventé au cours de tous les siècles 3 ». Le concept et le nom même de la conquête sont ici non moins radicalement condamnés que dans le Parecer de Las Casas. Est-ce à dire que la conception nouvelle comporte, sur le terrain politique, et même sur le terrain économique, la réciprocité et l'égalité que fait miroiter une promesse d' « échanges »? Évidemment non. L'empire mondial de Charles-Quirft propose son protectorat. Mais l'engagement de respecter les souverainetés locales est bien conforme à la politique de Las Casas pour les Indes, telle qu'il l'exposera une dizaine d'années plus tard dans les Trente propositions très juridiques et dans le Traité comprobatoire. Le roi de Castille 1. Manzano, op. cit., p. 140. 2. Ibid., p. 141 : « o por ventura por la negligencia y flaqueza de vuestros antecesores se ha perdido la memoria de la predicación de su Nombre y Fe que en ella se hizo en los tiempos passados ». 3. Ibid., p. 142. LA VERA PAZ 283 et de Léon ne doit pas supprimer, aux Indes, les rois, roitelets ou caciques, il doit se superposer à eux pour être « empereur audessus de nombreux rois ». C'est dans ce contexte qu'il faut lire les décisions nouvelles en faveur de la conquête pacifique du Tezulutlán, signées le même jour que le double document concernant la grande ambassade spirituelle dans la mer du Sud. Cette dernière n'eut pas lieu, Zumárraga n'ayant pas été autorisé à quitter l'évêché de Mexico. L'affaire du Tezulutlán, au contraire, sortira de l'ornière, énergiquement poussée par Las Casas. On entend, dès le 1er mai 1543, donner aux caciques amis et aux caciques à conquérir l'assurance que la situation est radicalement changée. Jusque-làj on avait octroyé des témoignages de satisfaction et des encouragements à Don Juan, cacique d'Atitlán, à D. Jorge de Tecpán Atitlán, à D. Miguel de Chichicastenango et à D. Gaspar de Tequecistlán. Voici qu'on leur octroie des privilèges substantiels. On leur promet que leurs pueblos seront rattachés directement à la couronne, dont ils ne pourront plus être détachés1. Le fait est gros de signification et de conséquences. Car, ne l'oublions pas, il s'agit là du territoire de paz, pacifié avant l'entrée en jeu des moines, et dont les Indiens avec leurs caciques étaient en encomienda. Il s'agissait de les « desencomendar », si l'on nous permet ce néologisme, de les enlever à leurs « encomenderos », en donnant à ceux-ci les dédommagements raisonnables. C'est exactement ce que prévoient les ordres royaux2. Et puis, pour mieux séduire les caciques de la Tierra de Guerra auxquels le même traitement est promis, on veut marquer hautement que les seigneurs indiens favorisés reprennent leur prééminence sous la suzeraineté directe du roi d'Espagne. Charles-Quint — « emperador sobre muchos reyes » selon la conception de Las Casas — confirme le pouvoir de ces « seigneurs naturels » et leur octroie des armoiries tout comme aux conquistadora qu'il anoblit. Ces blasons, minutieusement 1. Guatemala, 393, fol. 192 v°-193 v°. 2. Ibid., fol. 190 v°, Barcelone, 1er mai 1543, le roi à l'Audience des Confins. C'est là qu'on voit que « Baraona, vezino de la ciudad de Santiago de la provincia de Guatimala », possédait en encomienda la moitié d'Atitlán, « e que tanbién otras personas tenían encomendados los pueblos de los dichos caciques » (il s'agit des quatre mentionnés ci-dessus et de < el cacique de Caçatepeque » (cf. p. 284, n. 2). Bull, hispanique. 19 284 BULLETIN HISPANIQUE fignolés, seront décrits par de nouvelles cédules deux mois plus tard. On y a prodigué tout le. bariolage héraldique d'azur, de gueules, de sinople, d'argent et d'or, avec des châteaux, des donjons, des coquilles Saint- Jacques, des Ave Maria, des étoiles. L'étoile est, naturellement, l'attribut de D. Gaspar de Tequecistlán, en souvenir du roi mage dont il porte le nom1. Mais une autre surprise nous attend. Les caciques auxiliaires de la diplomatie de Las Casas formaient, avons-nous dit, une chaîne allant du lac Atitlán à ce Tequecistlán limitrophe de la Tierra de Guerra. Aux seigneurs déjà favorisés par les cédules royales du 17 octobre 1540, celles du 1er mai 1543 et des mois suivants en ajoutent deux nouveaux : ce sont D. Pedro et D. Diego, caciques des pueblos de Sacatepéquez2. La chaîne s'allonge, si l'on peut dire, vers l'arrière, au lieu de se prolonger vers l'avant. Le nouveau jalon se situe entre le lac Atitlán et la frontière du Chiapas, plus près de cette frontière que du lac. N'est-ce pas un signe clair que l'affaire du Tezulutlán mûrit en même temps que la métamorphose de Las Casas en évêque, et qu'elle est mûre maintenant à la fois parce que l'idée de conquête pacifique triomphe et parce que Las Casas devient évêque de Chiapas? VI Sur ce point encore, il faut avoir le courage de déblayer le terrain des édifiantes inventions dont Remesal l'a encombré. Rappelons-nous3 : on offre à notre moine l'évêché de Cuzco. Il refuse par humilité; on nommera à sa place son frère dominicain Fr. Juan Solano. Puis, un peu plus tard, comme il faut pourvoir l'évêché de Chiapas^ on insiste tant qu'il se laisse persuader de l'accepter : la Nouvelle-Espagne lui semble moins entamée par la destruction, et il admet que l'autorité d'une mitre le rendra 1. Guatemala, 393, fol. 203 v°-205 r°, Valladolid, 30 juin 1543. 2. Les documents que Las Casas fait signer le 1er mai 1543 disent seulement « el cacique Cacatepeque (ou Cacatepeque) ». On ne connaît pas encore ce personnage par son nom. C'est à la date du 30 juin (fol. 203 v°) qu'on le voit se dédoubler en « Don Pedro y Don Diego caciques de los pueblos de Cacatepeque que son en la provincia de Guatemala ». On leur accorde conjointement des armoiries. 3. Cf. supra, p. 241-242. LA VERA PAZ 285 plus fort pour défendre les Indiens. Le moine qui refuse d'être évêque par humilité, c'est un bon thème hagiographique. Il convient à plus d'un grand prélat qui accepta la mitre à son corps défendant. Convient-il au cas d'un moine qui n'était pas un saint, mais un politique chrétien de grande envergure, avide d'influence et d'action1? Écoutons plutôt son plus ancien biographe, qui écrit, semble-t-il, du vivant même de Las Casas. Il refusa, dit-il, l'évêché du Cuzco, ainsi que d'autres évêchés des Indes ; « il préféra celui de Chiapas » (« antes escogió el de la provincia de Chiapa ») 2. A la bonne heure ! Pourquoi Remesal farde-t-il cette simple vérité. Il a peur qu'on n'accuse Las Casas d'ambition, qu'on ne le soupçonne, peut-être, d'avoir longuement guigné l'évêché de Chiapas... Et en vérité est-il invraisemblable que le moine y ait pensé depuis longtemps? Il n'avait pas besoin de l'aide des autres pour concevoir et pour ambitionner le pouvoir nouveau que lui donnerait un évêché pour la défense des Indiens. Un grand ambitieux, si c'est en même temps une âme noble et un homme sûr de sa mission, ne réclame rien pour lui : il attend son heure. Mais ceci empêche-t-il qu'il la prépare?. Las Casas n'entrevoyait-il pas son élévation prochaine dès le temps où sa diplomatie travaillait les abords du Tezulutlan et où il en gardait jalouse. ment le secret même à l'égard de l' évêque Marroquin, surtout à l'égard de Marroquin? On ne peut se défendre de penser que Remesal a été effleuré, sinon tenaillé de ce soupçon, et que c'est pour cela principalement qu'il a, avec une étrange audace, changé tout le caractère des faits et leur chronologie : la préparation secrète de 1537-1538 étant transformée en une action immédiatement triomphante que sanctionne la protection de Marroquin 1. Cisneros et Fr. Hernando de Talayera auraient résisté par répugnance à mener la vie princière des prélats (cf. M. Bataillon, Érasme et l'Espagne, Paris, 1937, p. 4). Mais il faut remarquer que Talavera, d'après sa meilleure biographie, t diversas veces tentaron de le hacer obispo, y especialmente le requirieron que tomase el obispado de Salamanca, lo cual por entonces no quiso acceptar, porque muchas veces, como por burla, decía que no habla de ser obispo sino de Granada ». Il disait cela bien longtemps avant que Grenade ne fût prise. Il accepta pourtant l'évêché d' Avila, d'où il passa en 1492 à l'archevêché de Grenade. Sa « burla » exprimait une ambition avouable qu'un Las Casas pouvait partager : celle de fonder une nouvelle église (Alonso Fernández de Madrid, Vida de Fr. Fernando de Talavera, éd. Félix G. Olmedo, Madrid, 1931, P-47). 2. Gutiérrez de Santa Clara, op. cit., 1. 1, p. 40. 286 BULLETIN HISPANIQUE et d'Alvarado, tout soupçon d'ambition et de compétition avec Marroquin était écarté. La conquête du Tezulutlán ne pouvait plus apparaître comme une fin longuement poursuivie, encore moins comme un moyen longuement ménagé. Elle était un miracle accordé, dès 1538, à la foi de Las Casas dans l'évangélisation pacifique. Si ceci se reliait à son élévation, en 1543, à l'évêché de Chiapas, c'était de loin et comme un titre éclatant à un évêché des Indes. Mais interrogeons les faits. Cet évêché, dont la création était sans doute envisagée un peu plus tôt, est créé en 1539, à l'époque où Las Casas est à Mexico et voit la possibilité de partir enfin pour l'Espagne. On apprend bientôt que le premier titulaire désigné a refusé. C'était le hiéronymite Fr. Juan de Ortega (le père, peut-être, du Lazarillo de Tonnes I). L'Empereur nomme à sa place D. Juan de Arteaga (un disciple et ami de saint Ignace, dont la Compagnie est en train de se fonder). Mais Arteaga meurt à Mexico le 8 septembre 1540, avant d'avoir pu gagner son diocèse *. La vacance de celui-ci se prolonge. Marroquin se charge de l'administrer, lui qui avait espéré trouver en Arteaga « un bon coadjuteur ». Dans une lettre à l'Empereur, le 20 février 1542, il expose les dispositions prises par lui à la cathédrale de Chiapas et il ajoute : « Je gagnerai à ce qu'on nomme un nouveau prélat. Mais comme il semble que je suis juge et partie, je ne veux rien dire ni pour ni contre. Le Honduras va très mal sans gouverneur et sans prélat2. » La solution traîne encore pendant toute la phase de réorganisation du Conseil des Indes. Une des mesures auxquelles aboutit ce travail est l'élévation de Las Casas à l'évêché de Chiapas, en même temps qu'on recourt à lui comme expert sur le grand problème des conquêtes et découvertes. Il n'a pas besoin, pour accepter, et pour préférer cet évêché à d'autres, d'être un monstre d'ambition. Aussitôt évêque élu, Las Casas fait prendre par le Conseil toute une série de mesures destinées à lui donner les coudées franches, à faire de son évêché le terrain d'action qu'il a pu rêver. Il veut 1. Voir la note des Monum. Hist. S. J., t. LXVI, Fontes narrativi de S. Ignatio, Rome, 1943, p. 170, n. 8. 2. Coll. Muñoz, t. LXXXIII, fol. 54 v». LA VERA PAZ 287 un chapitre vertueux et docile. Il réclame de Rome un statut que Cisneros avait autrefois souhaité pour Tolède, que Zumárraga avait proposé récemment pour les cathédrales du Nouveau Monde, et qui ferait vivre les chanoines en communauté à l'ombre du cloître de leur cathédrale1. Mais surtout Las Casas apparaît très préoccupé des limites de son diocèse. D'abord, on a décidé qu'elles seraient fixées par la nouvelle Audience des Confins dont le président est le licencié Maldonado, premier protecteur et confident des moines évangélisateurs de la Terre de Guerre. Mais Las Casas se souvient-il de l'expédition manquee du Licencié chez les Lacandons? Sait-il que Maldonadoest passé au parti des conquistadora par son mariage avec la fille de Montejo, 1' Adelantado du Yucatán? On voit l'évêque prendre ses précautions. Au début de 1544, il n'est pas encore parti pour l'Amérique. Il attend que ses bulles arrivent de Rome ; il se fait consacrer à Séville. Il fait notifier à l'Audience des Confins, par une cédula du 13 février, l'inclusion des provinces « de Tezulutlán et Lacandón » dans son diocèse. Il a demandé cette grâce au Roi, dit le document, afin de pouvoir, « les abordant avec plus d'amour et de bonne volonté qu'aucun autre prélat, tâcher d'en amener les naturels à la connaissance de notre sainte foi catholique ». Même l'ordre stipule que, si ces provinces sont reconnues comme extérieures à son diocèse, il les prendra en charge comme prélat (« las tenga en encomienda como prelado ») en attendant que l'Empereur et le Pape désignent un prélat exprès pour cette région 2. Le même jour, un autre ordre rattache à l'évêché de Chiapas la province de Soconusco, en bordure du Pacifique, à la frontière de la Nouvelle-Espagne et du Guatemala. Ainsi Las Casas se fait tailler une principauté spirituelle qui va du Yucatán au Soconusco, de la mer du Nord à la mer du Sud, et qui inclut, en particulier, le vieil objectif de sa conquête spirituelle, en direction du Golfo Dulce. Et tous ces territoires qu'il revendique, à quel voisin 1. Guatemala, 393, fol. 201 v°-202 r° (l'Empereur à Juan de Vega, ambassadeur à Rome, Valladolid, 16 juin 1543). Cf. Bataillon, op. cit., p. 3, et Garcia Icazbalceta, op. cit., t. IV, p. 147. La requête adressée au Pape au nom de Las Casas invoque un précédent, celui de c los canónigos de la Iglesia de Osma ». 2. Guatemala, 393, 1, fol. 226, Tçxte publié par Fabié, op. cit., t. I, p. 49$ 288 BULLETIN HISPANIQUE les soustrait-il? Au bon Marroquin qui, dans toutes ses lettres jusqu'en 1543, chante ses louanges à la Cour et qui, sur place, favorise les Dominicains et leurs amis les caciques sans attribuer trop d'importance à une entreprise d'évangélisation qu'il juge modeste. Las Casas va pluâ loin. Le 23 février 1543, il fait donner un avertissement au même Marroquin qui, nous l'avons vu, s'était mêlé des affaires du diocèse de Chiapas, sede vacante. Le digne évêque de Guatemala est prié de n'y plus intervenir et de laisser le chapitre gouverner en l'absence du prélat, comme c'est la règle *. VII En voilà assez pour faire comprendre avec quelle passion Las Casas a pris son rôle d'évêque de Chiapas et combien étroitement cette dignité, à ses yeux, était liée à l'honneur de conquérir le Tezulutlán par la seule action des missionnaires dominicains. Mais il faut revenir un peu en arrière pour voir ce que ceux-ci avaient fait, au juste, avant que l'initiateur de l'entreprise fît son entrée, en 1545, au cœur de sa conquête. Nous possédons, par chance, parmi les documents copiés au xvme siècle par Muñoz, l'évocation la plus vivante du retour des Dominicains dans ce pays qu'ils avaient abandonné depuis 1538. Le témoin est Marroquín en personne, qui ajoute à la fin de sa lettre du 20 février 1542 à l'Empereur : Comme je venais d'écrire ce qui précède, les religieux de Saint-Dominique arrivèrent pour installer leur couvent et ils amenaient avec eux deux seigneurs [indiens] de la frontière de la Terre de Guerre qui s'étaient portés à leur rencontre. Ils entrèrent avec eux dans cette ville [de Santiago de Guatemala], me montrèrent une décision de Votre Majesté rendue à la requête de Fr. Bartolomé de las Casas et sur son rapport. Elle fut présentée au Gouverneur et lue en présence d'une grande partie du peuple. Et les gens s'indignèrent : « Comment? Comment? les moines feraient la conquête de ce pays? C'était une plaisanterie. Ils feraient rapport à Votre Majesté ! » Pour éviter un désordre, je m'arrangeai pour les faire taire. S'ils écrivaient à Votre Majesté ou faisaient quelque rapport, tout cela n'est pas sérieux. J'espère qu'avec 1, Guatemala, 393, 1, fol. 232, et Fabié, 1. 1, p. 504. LA VERA PAZ 289 la grâce de Dieu les religieux serviront grandement Notre-Seigneur et Votre Majesté, et j'ai confiance que ce morceau de terre qui donne sur la mer du Nord et dont le chef-lieu est Tezulutlán parviendra à la connaissance de Notre Sainte Foi sans risque ni effusion de sang ni mort d'homme. Et dans le cas contraire ce sera plutôt un gain qu'une perte. Que Votre Majesté donne toute son aide aux religieux. Si un village qui est sur la frontière et qui s'appelle Tequeciztlán était mis sur la tête de Votre Majesté, ce serait important... En ce qui me concerne, mon aide ne leur manquera pas et, si ma personne est nécessaire, je l'engagerai sur ce point1. \ Nous ne savons pas avec certitude quels sont les religieux arrivés au début de 1542 pour reprendre l'œuvre interrompue. On peut dire sans grave chance d'erreur que les deux principaux, peut-être les deux seuls chargés du contact avec le Tezulutlán, étaient Fr. Diego de Ángulo et Fr. Luis Cáncer2. Les deux seigneurs indiens qui les accompagnent, on aimerait savoir qui ils sont. L'expression « señores de la raya » est vague. Peut-être s'agit-il de Don Gaspar, cacique de Tequecistlán, et d'un cacique de la Tierra de Guerra proprement dite qui était son voisin immédiat. Marroquin, on le voit, entre dans le jeu des évangélisateurs sans arrière-pensée, mais aussi sans passion et sans illusion excessive. L'enjeu lui paraît limité; un échec ne le désolerait pas. Mais, alors que les lettres royales de 1541 en faveur des caciques étaient vagues et prudentes, il n'hésite pas à conseiller, à l'égard de l'un d'entre eux — celui qui occupe une position-clef — l'importante décision que Las Casas triomphant, en 1543, fera prendre à l'égard d'une demi-douzaine de chefs : il faudrait que le cacique de Tequecistlán — Don Gaspar — fût soustrait à la encomienda pour devenir vassal direct de Sa Majesté. C'est probablement de 1542 qu'on doit dater un nouveau travail d'approche sur ce point, sans doute la fondation du village de Rabinal. Mais quoi? toujours les confins? Les missionnaires ne vont-ils pas enfin pénétrer, forts de la protection du Roi et de l'Évêque, dans la Terre de Guerre proprement dite? Pas encore. Les lettres 1. Coll. Muñoz, t. LXXXIII, fol. 54. Muñoz, qui très souvent abrège, cite ce passage entre guillemets et ajoute entre parenthèses : « Observo en las cartas deste Obispo mucha verdad, mucha bondad, candor, desinterés, zelo al bien spiritual i temporal, i talento para governar. » 2. Cf. supra, p. 244, la formule de Cancer : < lo que se hizo con solos dos religiosos », 290 - BULLETIN HISPANIQUE royales du 1er mai 1543 au Provincial des Dominicains de Mexico et à l'Audience des Confins n'invoqueront pas d'autres succès que d'avoir « amené pacifiquement à la ville de Santiago de Guatemala certains caciques qui étaient sur pied de guerre en ces provinces1 ». Succès diplomatique toujours. Qui craignait-on? Les belliqueux Indiens? Non : les conquistadora. La colère de ceux-ci, calmée par Marroquin en 1542 (comme sans doute en 1540), va éclater beaucoup plus vive en 1544, "quand on recevra les ordres royaux du 1er mai 1543 qui portent une atteinte directe et immédiate aux privilèges des encomenderos. Déjà tout le monde colonial d'Amérique est occupé à maudire le vieux Las Casas inspirateur des Lois Nouvelles. Dès le 10 septembre 1543, les conquistadora et colons de Santiago de Guatemala l'ont dénoncé au roi en termes plus amers encore que dans leur message de 15402. Ce vieillard responsable des lois qui dépouillent leurs fils, ils lui reprochent ses passions, lui dénient toute compétence pour parler de la Nouvelle-Espagne, l'accusent de ne pas faire la seule chose pour laquelle il a été envoyé dans la péninsule avec l'argent de l'Amérique : procurer des religieux. En juin-juillet 1544 arrivent des mesures royales qui dépouillent les conquistadora eux-mêmes et non plus leurs fils, en faveur de six caciques. Nouvelle explosion de mécontentement contre le trop célèbre évêque, contre ses moines et contre ses « seigneurs » indiens. Cette réaction, naturellement passée sous silence par Remesal, est éclairée par la chronique de Fr. Francisco Ximénez et par un document inédit. Il apparaît qu'à cette date les moines venaient seulement d'entrer dans la Terre de Guerre. Ce sont eux qui l'expliquent, un an plus tard. Les mesures royales de 1543 étaient venues bien à propos, « car les religieux étaient entrés dans ce pays » et leur position était déjà menacée. Jusque-là, disent-ils, « quelques caciques du pays nous avaient invités à venir et nous ne V avions pas fait parce que nous avions peur des entraves des Espagnols3 ». Les moines s'étaient décidés sans doute dans l'espoir de l'arrivée imminente des dépêches royales. 1. Guatemala, 393, fol. 192 r° et 194 r°. 2. Extraits de Muñoz publiés par Fabié, op. cit., t. I, p. 529-530. Cf. Col. de doc. ant. del Arch. del Ayunt. de Guatemala, éd. Arévalo, p. 16-20. 3. Coll. Muñoz, t. LXXXIV, fol. 37. Lettre collective à l'Empereur, signée de LA VERA PAZ 291 Au moment où elles arrivent, Fr. Pedro de Ángulo, chef de la mission, apprend que des Espagnols envoyés par Montejo, 1' Adelantado du Yucatán, entrent en conquérants dans ce domaine interdit. Et les Indiens « de guerre » sont hésitants. Ángulo, qui réside à Santiago de Guatemala, va voir le lieutenant de l'Alcade Juan Pérez Dardón, lui demandant de faire publier solennellement la défense royale d'envahir le territoire de mission. Pour rassurer les caciques, le trop naïf Dominicain ne voit pas d'autre solution que de leur faire remettre par les autorités de Santiago les privilèges qui leur sont destinés. Le moine propose cette procédure aú lieutenant. Il est convoqué au Conseil municipal, et là on lui arrache les privilèges des mains. Il va porter plainte à l'Audience des Confins, escorté de caciques et d'autres Indiens. Il fait lire devant eux et devant les magistrats des traductions en langue indienne des mesures protectrices de Sa Majesté. Les victimes demandent que les lois soient respectées. Les magistrats répondent qu'ils doivent en référer au roi. Enfin, ils rendent les privilèges pour qu'ils soient remis aux intéressés. Mais l'émotion de ceux-ci est telle qu'ils vont trouver Ángulo et lui disent : « Nous ne voulons plus de privilèges ni de faveurs, mais simplement mourir1. » A Santiago de Guatemala, l'indignation du Conseil contre les moines et leurs protégés se traduit par une enquête tendant à démontrer au Roi que toute l'affaire de la conquêie pacifique est pure comédie, que les caciques auxquels on octroie des blasons sont gens méprisables et sans honneur, qui se promènent nus et s'asseoient par terre. On trouve des témoins, entre autres l'archidiacre Peralta, pour attester que Marroquin et Maldonado sont allés dès 1539 à Cobán, et toutes les personnes* interrogées s'accordent à dire que les Dominicains, eux, n'y vont pas, parce qu'ils ont peur de se faire tuer. Ils étaient inquiets, avoue leur chroniqueur Ximénez, de la réaction des Indiens quand ils soupçonneraient l'Espagne de leur avoir manqué de parole. D'après cette même enquête de 1544, un moine exaspéré, Fray Juan [de Torres?], avait insulté la « tyrannie » du licencié Maldonado, déclaré que le pays était aux Indiens, non au Roi, et menacé Fr. Pedro de Ángulo, Fr. Domingo de Vico, Fr. Juan de San Lucas, Fr. Vicente Ferrer et Fr. Domingo de Azcona, « destas provincias de Teculutlan, a 5 de Julio de 1545 », 1. Coll. Muñoz, t. LXXXIV, fol. 37, etc. 292 BULLETIN HISPANIQUE d'aller en CastiUe, dût-il risquer sa peau, pour faire supprimer les tributs ; s'il mourait pour les Indiens, il serait sûr de mourir pour Dieu1. Voilà, certes, une conquête de la Vera Paz qui ne ressemble guère au tableau de Remesal. Malgré toutes ces difficultés, les moines se sont décidés à entrer. Peut-être ont-ils obtenu la promesse que les hommes de Montejo-ne pénétreraient pas dans le Tezulutlán. Toujours est-il qu'un an après ces incidents, en juinjuillet 1545, Las Casas peut se dédommager de son entrée tragiquement mouvementée dans le chef-lieu d&son diocèse, en faisant une joyeuse et solennelle entrée dans l'ancienne Terre de Guerre, enfin terre de mission. Nous ne parlerons pas des démêlés de l'Évêque avec ses ouailles. Là encore, le récit de Remesal aurait besoin d'être critiqué, et on ne pourrait le faire avec quelque assurance que le jour où l'on retrouverait" l'original du journal de Fr. Tomás de la Torre2. Il nous suffit de rappeler ici deux points sur lesquels le doute n'est pas permis. Las Casas, qui a gagné la cause des conquêtes pacifiques auprès du Conseil des Indes, a perdu la guerre du refus de confession engagée contre les Espagnols de son évêché pour la libération des esclaves. Et bien vite sa superbe intransigeance, qui l'a obligé à quitter la place, creuse un fossé entre lui et les plus illustres de ses compagnons de lutte, y compris Marroquín, Vasco de Quiroga, Betanzos,- Motolinia. Mais il a caressé peut-être en 1544, et jusqu'au milieu de 1545, ce rêve d'avenir : l'évêque de Chiapas faisant la loi aux Espagnols de son diocèse avec l'appui de l'Audience, écrivant, au milieu de ses livres, des traités sans réplique pour le salut général des Indes, visitant les missions des moines évangélistes qu'il a amenés d'Espagne et auxquels le succès de Tezulutlán "frayerait la voie. VIII Le voyage de l'Évêque au Tezulutlán est préparé par les mis1. Ximénez, op. cit., t. I, p. 208-209/247 et 385. Cf. supra, p. 263, n. 1. 2. Cf. p. 242, n. 2. Pour toute cette partie de son récit, Ximénez dit utiliser Fr. Tomás de la Torre. Malheureusement, son Historia, au moins telle qu'elle est imprimée, ne distingue pas par des guillemets les passages empruntés à cette source et ce que le chroniqueur y ajoute sans doute d'après Remesal. LA VERA PAZ 293 sionnaires dès le mois de mai. On le presse de venir avant la saison des pluies. On lui représente que deux caciques de terres chaudes du Tezulutlán se sont déplacés en terre froide pour venir au devant de leur prélat. On s'occupe de trouver des chevaux de tout repos pour que ces seigneurs puissent se joindre dignement à l'escorte1. Quand tout est prêt, en juin, Las Casas s'ébranle avec son compagnon Fr. Vicente Ferrer (qui remplace probablement le fidèle Ladrada, malade), son chanoine écolâtre Luis de la Fuente et huit ou dix serviteurs de sa maison ; enfin et surtout D. Juan, cacique, fils du seigneur de Cobán, est venu le quérir à Ciudad Real avec un bon contingent d'Indiens. En entrant dans le pays quiche, à Sacapulas, il trouve Fr. Juan de San Lucas qui l'attend avec quatre autres caciques. A Jatic, où l'on aborde la Haute Vera Paz actuelle, la population indienne accueille l'Évêque avec des danses, des chants, des présents de volailles et de plumes précieuses. Fr. Pedro de Ángulo est là pour recevoir Sa Seigneurie au milieu d'un grand concours de peuple. Il donne le baptême à des adultes déjà catéchisés. Enfin à Cobán, cœur de la mission, un grand rassemblement d'Indiens accueille aussi l'Ëvêque. Un cacique de Chamelco, village pas encore évangélisé, vient lui rendre hommage. C'est à Cobán que travaille Fr. Luis Cáncer, avec deux autres moines. C'est là que se dresse la première église de la Vera Paz, église somptueuse, grande et belle pour une église de bois coiffée de paille : elle ferait grand effet même en Castille, disent certains visiteurs de la suite épiscopale,... si elle était de pierre. Car nous avons une attestation de cette visite, une attestation par-devant notaire, que Remesal a voulu ignorer, aimant mieux nous montrer l'Évêque au comble de la joie parmi ses souvenirs de 1538. Chose plus curieuse, les historiens modernes n'ont pas tenu compte non plus de ce document, bien qu'il soit publié depuis 1867 2. Las Casas avait plus d'une raison de faire attester par1. Lettre de Fr. Juan [de San Lucas ou de Torres?], non datée, publiée dansD. /. /., t. VII, p. 241-243 (et plus incorrectement dans Fabié, t. I, p. 599, qui pourtant est plus complet pour la phrase finale « oy lunes in rogationibus) » : indication confirmée par ces mots au milieu de la lettre : t passada la Ascención me parto ». 2. D. I. /., t. VII, p. 216-231. Hanke, op. cit., p. 473, n. 42 c, ne mentionne que les extraits de la collection Muñoz, t. LXXXIV, fol. 140 (et non 110). 294 BULLETIN HISPANIQUE devant notaire ce qui se passait au Tezulutlán en 1545. D'abord, il fallait riposter à l'odieuse enquête menée l'été précédent à Santiago de Guatemala. Puis, d'une façon générale, il fallait pouvoir présenter au prince Philippe et à l'Empereur la preuve du succès annoncé depuis plusieurs années. Mais il semble aussi que Las Casas obéisse à des habitudes invétérées de méfiance et de précaution. On sait comment, quittant Cuba en 1514, et prévoyant que sa campagne contre le système colonial va lui attirer la haine de ses protecteurs Diego Velázquez et Narváez, le clérigo se fait donner par eux une attestation de ses bons services dans la pacification de l'île : il n'a pas tardé à avoir besoin de ce certificat 1. Ici, de qui peut-il se garder? De son ancien protecteur l'évêque de Guatemala, aujourd'hui son rival, Don Francisco Marroquin. Les deux évêques viennent de se rencontrer au village de Tezulutlán le 2 juillet 1545, quand Las Casas rédige un questionnaire pour faire interroger des témoins. Tout se passe comme si Marroquin, informé des préparatifs de visite pastorale de Las Casas, était venu en hâte lui couper son effet. L'évêque de Guatemala est à Tezulutlán depuis quatre jours quand Las Casas y fait son entrée, venant de la Haute Vera Paz. Et c'est pourquoi Las Casas tient à affirmer sa priorité et fait attester par des gens de sa suite qu'il est depuis le 12 juin dans l'ancienne Terre de Guerre. Sur les six témoins, il y en a quatre qui appartiennent à sa suite, deux qui sont venus avec Marroquin. Mais, visiblement, l'évêque de Chiapas a tenu à ce que ce soit un prêtre accompagnant son collègue qui fasse office de notaire, et à ce qu'ils lui confèrent tous deux cette qualité. La plus stricte courtoisie règne sans doute. Les deux évêques se font bon visage. On imagine Las Casas faisant les honneurs de la mission qui est sa fille, résultat d'une année de travail intensif, mais aussi aboutissement de huit ans de démarches tenaces, longtemps secrètes, poursuivies d'abord à l'insu de l'autre visiteur. Il se garde sans doute de trop jouer à son égard le rôle de maître de ces lieux. Mais comment ne sentirait-il pas le dépit de 1. Las Casas, Historia de las Indias, 1. III, ch. 81 (Col. Doc. in., t. LXV, p. 266), où il se vante de la « disimulación », grâce à laquelle < quedaron todos, Diego Velázquez y los demás españoles, descuidados ». LA VERA PAZ Marroquín? L'évêque de Guatemala l'exprimera quelques semaines après dans une lettre à l'Empereur, cette lettre du 17 août que Remesal a pudiquement escamotée 1 pour nous présenter les deux hommes cordialement unis dans la défense des Indiens. Marroquín, avec un naturel parfait, parle du Tezulutlán comme d'une dépendance de son évêché2 où le devoir pastoral l'appelle, bien que ses occupations l'aient empêché d'y aller plus tôt : « J'ai tardé un an, dit-il... Il y a tant à faire avec ceux qui sont dans le bercail de l'Église qu'il n'y a pas de temps de reste autant qu'il faudrait pour s'occuper des autres. Je suis arrivé au chef-lieu la veille de la Saint-Pierre, et, avant d'arriver, j'avais reçu force messages des seigneurs et notables qui me faisaient savoir combien ils se réjouiraient de ma venue ; et, une demi-heure avant le terme du voyage, tout le village, hommes et femmes, vint audevant de moi à grand renfort de danses, puis, à mon arrivée, ils me firent un discours pour me remercier d'avoir pris pareille peine. » II résume en deux mots l'histoire de la mission, le défi des conquistadora aux moines, le rôle d'intermédiaires joué par les caciques de Guatemala, l'entrée des religieux, le contentement des populations, desquelles on n'exige rien. L'Évêque, qui, en 1541, avait exprimé quelque scepticisme, se montre optimiste, reconnaissant à l'égard des bons religieux. Mais il ne voudrait pas qu'on se fît des illusions sur la valeur de cette conquête : Le pays est le plus montueux de par ici, trop montueux et trop pauvre pour que les Espagnols s'y installent, car les Espagnols ne se contentent pas de peu. Le chef-lieu est à quelque trente lieues de cette 1. Avec son habituelle désinvolture, Remesal, p. 372, non seulement passe sous silence cette lettre, mais en publie une autre, qui est censée y répondre. Elle commence : < Vi vuestra letra de 17 de Agosto del año pasado de 1545 que escrivisteys a S. M. », et finit : « De Madrid a 26 dias del mes de Junio de 1546. — Yo el Principe, — Por mandado de Su Alteza, Pedro de los Cobos. » — Son authenticité semble douteuse. Le P. Ximénez (op. cit., t. I, p. 388) reproduit ce document, mais il est à remarquer qu'il résume en quelques lignes (p. 389) la visite de Las Casas à la Vera Paz et il s'arrange pour ne pas parler d'une rencontre des deux évoques. 2. Remesal, ami des situations nettes, dit que « aquel partido hasta el año de 1539 estuvo a su cargo y era de su jurisdición ». Le choix de la date de 1539 est cousu de fil blanc. La lettre de Marroquín, en 1545, parle du Tezulutlán comme d'un territoire soumis à sa visite, bien que Las Casas revendique ce droit. Bien entendu, la prétendue réponse ne fait pas allusion à cette divergence de vues. 296 BULLETIN HISPANIQUE ville [de Guatemala] ; et de là jusqu'à la mer [au golfe de Honduras] il peut y en avoir une cinquantaine ; dans tout ce pays, cinq ou six villages qui comptent. Et Marroquin, qui garde sur le cœur l'attestation notariée pour laquelle on a exploité sa présence, ajoute, laissant éclater ses sentiments à l'égard de Las Casas : Je dis tout cela parce que je sais que l'évêque de Chiapas et les religieux écriront merveilles, et il n'y en a pas d'autres que ce que j'écris là. J'étais sur le point de partir quand Fr. Bartolomé est arrivé. Que Votre Majesté aide les religieux et les encourage : c'est pour eux un fort bon pays : ils n'ont rien à craindre des Espagnols et nul ne les contrariera. Ils pourront faire la loi tant qu'ils voudront. Pour moi, je les visiterai et encouragerai de tout mon pouvoir ; encore que Fr. Bartolomé dise que c'est à lui que cela convient. Je lui ai répondu que je n'y voyais pas d'inconvénient. Je sais qu'il écrira des inventions et imaginations auxquelles il ne comprend rien lui-même, et auxquelles, sur ma conscience, Sa Majesté ne comprendra rien. Car tout leur échafaudage et son fondement sont à base d'hypocrisie. Il l'a bien montré aussitôt qu'il a reçu la mitre. Il a laissé déborder sa vaine gloire comme s'il n'avait jamais été moine, et comme si les affaires qu'il a prises en main ne demandaient pas plus d'humilité ou de sainteté pour confirmer le zèle qu'il avait fait paraître *. Le bon Marroquin comprend-il bien Las Casas et se comprend-il lui-même? Où et quand voit-il de l'hypocrisie chez Las Casas? A première vue, on a l'impression qu'il parle du présent ; les « imaginations » avec lesquelles l'évêque de Chiapas étourdit le souverain et se tourne la tête à lui-même, ce serait pure comédie : cet homme jouerait au grand évêque organisateur de la conquête pacifique. Mais, aussitôt après, Marroquin semble lui reprocher de ne pas jouer la comédie de la sainteté et de l'humilité. Lui en veut-il de l'avoir trompé sur son compte dans le passé quand il semblait être un bon moine défenseur des Indiens et cachait l'ambition qu'il a laissé déborder depuis? Peut-être devrait-il se 1. La lettre de Marroquin a été publiée par Fabié, t. I, p. 553-554, d'après la copie de la collection Muñoz, t. LXXXIV, fol. 85, qui est une copie intégrale collationnée par Muñoz lui-même. L'original est aux Archives des Indes, Guatemala, 156. Voir une autre lettre de Marroquin (Gracias a Dios, 1er décembre 1545, coll. Muñoz, Jbid.) où l'évêque de Guatemala répète : «... Lo de Teculutlan es según dige i nada mas. Se que Fray Bartolomé contara milagros. Alli no es aora necesario mas de animar los Religiosos a proseguir en su santo ofíicio. * LA VERA PAZ 297 reprocher plutôt de n'avoir pas été perspicace. Il n'a pas mesuré la vigueur de la personnalité de Las Casas, la véhémence de sa passion. Quand il errait chez les caciques aux confins de son évêché, il l'a pris pour un missionnaire modèle. Quand il est parti pour l'Espagne, il l'a pris pour le commissionnaire désintéressé de l'Amérique. Et le voilà évêque aux Indes, exerçant avec une ardeur jalouse toute l'autorité spirituelle dont il est investi, prétendant que son intransigeance dicte leur conduite aux autres évêques. Ni Marroquin ni les autres n'accepteront qu'il leur fasse la loi. Après l'assemblée de prélats de Mexico \ l' évêque de Chiapa sera jugé « impossible » en Amérique et ne gardera plus d'action qu'auprès du gouvernement central. Mais quelle force d'avenir encore, en ce septuagénaire 1 Ce n'est pas un saint. Il ne s'est fait moine peut-être que pour se hausser au mépris de l'or et au savoir qu'il admirait chez les Dominicains. Mais il ne retrouve un rôle à sataille que lorsque, à la robe de moine, il peut ajouter les insignes épiscopaux et parler dans les conseils du roi. C'est un grand homme d'action, grand même à l'échelle des conquistadors. Qu'advient-il de sa conquête spirituelle du Tezulutlán à l'époque où il obtient pour elle de changer son nom en Vera Paz2, où il lui prend Cancer pour l'expédier en Floride 2 Elle se défend. On lui renouvelle son privilège de terre interdite aux conquistadora3. Maldonado et son beau-père Montejo ont contribué à 1. Ximénez (op. cit., t. I, p. 407-409), plus honnête que Remesad, publie une longue lettre de Marroquin datée de Mexico, 20 juillet 1546, où le prélat évoque en ces termes la Junta de prelados alors réunie : « Después que llegué, cada dia nos habernos juntado, y se han tratado cosas más espirituales que corporales. En lo de los'esclavos y servicio personal de los Yndios acordamos que no se hablase y que los confesores se lo hubiesen entre si por no alborotar al pueblo. El Obispo de Chiapa llegó algo tarde y está muy manso y lo estará más cada día, aunque ayer quiso empezar a respingar y no se le consintió » (document publié aussi par Arévalo, Colección..., op. cit., p. 187). 2. Les Dominicains avaient déjà adopté ce nom pour leur usage dès 1545, comme on peut voir par une lettre de Fr. Luis [Cáncer] datée i Desta provincia de la Verapaz, 20 de octubre de 1545 » (D. I. /., t. VII, p. 236), lettre signée « Fr. Juan » d'après Muñoz, t. LXXXIV, fol. 140. La cédula du prince qui rend cette appellation officielle est du 15 janvier 1547 (dans Fabié, op. cit., 1. 1, p. 545-546). 3. Du moins dans un document publié par Remesal, p. 481 (L. VIII, c. 16, § 1. Provisión real de Monzón, 30 octobre 1547, pour le dépeuplement de la t Nouvelle Séville »), il est question d'une interdiction pour dix ans et non pour cinq ans, comme dans le privilège initial. 298 BULLETIN HISPANIQUE briser l'avenir de Las Casas en Amérique. Mais, à son tour, Las Casas a contribué à briser les reins à Maldonado. Il fait nommer à l'Audience des Confins le licencié Cerrato, un homme selon son cœur. Celui-là tiendra bon contre les hommes de Monte j o qui ont fondé une « Nouvelle-Séville » sur les bords du Golfo Dulce et qui ont déjà dépeuplé à quinze lieues à la ronde le versant maritime de la Vera Paz. La Nouvelle-Séville sera elle-même dépeuplée selon l'ordre royal ; inflexiblement, littéralement : ses habitants seront obligés de quitter la place 1. Le territoire de mission est si bien fondé que Las Casas, en 1561, verra ériger la Vera Paz en évêché distinct pour Fr. Pedro de Ángulo, puis pour Fr. Pedro de la Peña, malgré l'hostilité persistante du conseil de ville de Santiago de Guatemala, qui estime que « ce n'est point là pays de nature à sustenter un prélat2 ». Ce n'est peut-être pas non plus pays de tout repos pour les missionnaires. Rappellera-t-on qu'en 1556 un des meilleurs, Fr. Domingo de Vico, a péri massacré par les Indiens avec deux de ses frères, à l'instigation du démon3? Las Casas répondrait sans doute ce qu'il a répondu quelques années plus tôt au Dr Sepulveda, qui invoquait contre l'évangélisation pacifique l'immolation de Cáncer sur le rivage de la Floride : il est convenable qu'il y ait des martyrs ; ceux-ci aident leurs frères, du haut du ciel4. Le plus grave, dans ces inévitables réactions indiennes, ce sont les expéditions punitives qui ont lieu malgré les moines. Là où beaucoup de sang a coulé, l'idéal des conquêtes évangéliques a subi une irréparable défaite. Le visage de la terre de mission ne peut pas n'en être pas changé. Est-ce pour cela que, un demi-siècle plus tard, un Vargas Machuca nie tranquillement l'existence de vraies, conquêtes pacifiques? « Jusqu'à ce jour, écrira-t-il, on n'a pas connaissance aux Indes occidentales que des religieux aient réussi avec les Indiens en entrant 1. Voir là-dessus les documents publiés dansD. /. /., t. XXIV, p. 481, 501, 503. 2. Arévalo, Colección..., op. cit., p. 37 (lettre au roi du 26 janvier 1564). Fr. Pedro de Ángulo, devenu évoque le 27 juin 1561, meurt le 1er avril 1562 ; Fr. Pedro de la Peña restera évêque de la Vera Paz depuis le 1er mars 1564 jusque vers 1574 (Eubel, Hierarchia catholica medii et recentioris aevi, t. III, Munster, 1923). 3. Hanke, op. cit., p. 202 (d'après Archivo de Indias, Guatemala, 168). Vico trouve la mort non dans la Vera Paz proprement dite, mais chez les indiens d'Acalá, où il essayait d'étendre le territoire de mission. 4. Aqui se contiene una disputa o controversia..., Sevilla, 1552. Réponse à la douzième objection de Sepulveda. LA VERA PAZ 299 seuls chez eux, sans une force militaire ; ils ont déjà tenté de nombreux essais ; ils y laissent leur vie ; ou s'il y a eu quelque cas, ce fut chez les Indiens fatigués de la guerre, aspirant à la paix, et qui voyaient à proximité des soldats montrant leurs armes l. » Autre déchet dans les espoirs fondés par Las Casas sur cette région. On ne voit pas que les caciques s'y transforment en des seigneurs chrétiens respectables et respectés. Ce n'est pas un ennemi de Las Casas, c'est le licencié Cerrato lui-même qui, en 1552, se déclarera excédé de l'insistance des Dominicains pour qu'on laisse aux caciques « leur libre autorité sur les Indiens » et leur juridiction ancienne. D'abord la conquête, air Guatemala, les a si bien tués ou déplacés qu'il n'y a presque plus de caciques naturels et légitimes. Leur autorité, avant la conquête, était tyrannique. Elle continue à l'être. Un de ces seigneurs, s'il a à répartir dix maravédis. de tribut, en répartit vingt et empoche la différence. Les caciques, qui autrefois étaient révérés comme des dieux, ne sont plus respectés du tout2. Ceux même qui ont bien servi les moines et jouissent de toute leur confiance, quelle figure font-ils? Dès l'automne de 1545, quelques mois après la visite pastorale de Las Casas à la Vera Paz, Cáncer se lamente de ce que « le pauvre Don Gaspar », cet homme qui mériterait d'être gouverneur de toute la contrée, qui a rendu à Dieu et au Roi le plus grand service qu'aucun séculier leur ait rendu aux Indes, « n'a pas un sou s'il ne trafique pas3 ». Il vit de la charité des missionnaires. C'était bien la peine de lui donner un blason ! Mais il vit. Les Indiens vivent. S'il n'est pas né au Guatemala une mirifique fédération indienne sous la suzeraineté espagnole, si le plus pur christianisme n'y règne pas, la vie et la religion indigènes, telles qu'on peut les voir aujourd'hui sur les bords du lac Atitlán ou à Chichicastenango, disent éloquemment que les missionnaires ont tenu en respect, dans ces parages, la « destruction des Indes ». On ne peut parler d'échec ou de décadence lamen1. Bernardo de Vargas Machuca, Apologías y discursos contre le traité de la Des-, trucción de las Indias de Las Casas (à la fin de l'introduction ou « Exhortación », Appendices de Fabié, op. cit., t. II, p. 223-224). 2. D. I. /., t. XXIV, p. 561-563 (dans une longue lettre de Cerrato à l'Empereur, de Guatemala, 25 mai 1552). 3. D. I. /., t. VII, p. 234 : < no tiene una blanca si no lo mercaderea ». Bull, hispanique. 20 300 BULLETIN HISPANIQUE table que si l'on est dupe, au départ, du tableau enjolivé de Remesal. Il y a victoire, en fin de compte, de l'esprit de conquête pacifique. C'est vrai à l'échelle du Guatemala. C'est vrai à l'échelle continentale. Le rêve de la découverte évangélique qui s'empare d'un Zumárraga, qui inspire les textes étonnants de 1543 pour l'ambassade spirituelle dans le Pacifique, imprègne pour longtemps la doctrine officielle du Conseil des Indes. Il inspire en 1544 les instructions données à Orellana pour la découverte du Marañón. Le Conseil lui reste fidèle en 1549 quand il s'agit d'envoyer Valdivia au Chili et qu'on aspire à légiférer de façon définitive sur ces « conquêtes », dont Las Casas a proscrit le nom ; et encore en 1556 quand on rédige une instruction sur les « nouvelles découvertes » pour le vice-roi du Pérou D. Andrés Hurtado de Mendoza, marquis de Cañete1. La sinistre équipée d'Orsua et des chercheurs d'El Dorado, la sanguinaire insurrection de Lope de Aguirre, qui promène du Marañón à la Margarita et au Venezuela sa rage contre le Roi, les missionnaires et les magistrats 2, n'est-ce pas comme une sortie désespérée de l'esprit anarchique des conquistadors étouffé par les normes nouvelles? L'entreprise de la Vera Paz est belle par ce contexte historique, non par les couleurs romanesques qu'elle doit à Remesal. M. BATAILLON. 1. Voir Manzano, op. cit., p. 167-175 et 203-207. 2. Voir les relations publiées dans D. I. /., t. IV, p. 191-282, en particulier la scène de la p. 257, où Aguirre piétine une carte à jouer « que era el rey de espadas » et maudit le Roi ; puis voyant venir un Dominicain «y preguntando qué bulto negro era aquél, le dijeron era fraile, y dándose una puñada en los pechos, dijo : mátenle luego... porque tenia juradod e no dejar a vida ningún fraile, salvo mercenarios ; también había jurado de matar cuantos letrados topase, oidores, presidentes, obispos y arzobispos... ». Mais, bien entendu, il se proclame « cristiano viejo », parle avec horreur des vices de la t superba Germania » conquise avec l'or des Indes et se vante d'avoir « fait mettre en morceaux » un luthérien allemand qui s'est trouvé dans sa bande (p. 274, 276-277 et 278-279). Arturo Uslar Pietri n'a pas manqué de reproduire ces traits dans son roman historique El camino de El Dorado (Buenos- Aires, Losada, 1947).