Communications Baranne est une crème Sophie Fisher, Eliseo Verón Citer ce document / Cite this document : Fisher Sophie, Verón Eliseo. Baranne est une crème. In: Communications, 20, 1973. Le sociologique et le linguistique. pp. 160-181; doi : https://doi.org/10.3406/comm.1973.1301 https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1973_num_20_1_1301 Fichier pdf généré le 10/05/2018 Sophie Fisher et Eliseo Veron Baranne est une crème1 Dans ce qui suit, nous avons l'intention de nous engager, à partir d'une analyse de texte, dans une double discussion. Il s'agit d'une part de nous demander quelle est la valeur relative et le comportement des instruments disponibles d'analyse linguistique, face au texte pris comme un objet complexe où les phénomènes de sens dépassent largement le cadre de « la phrase ». L'activité langagière est toujours, par sa nature même, discursive; par contre, pendant la plus grande partie de son histoire, la linguistique s'est donné des conditions très restrictives quant à la détermination de son objet, obéissant habituellement (d'une façon explicite ou implicite) aux principes constructifs d'une grammaire « context-free ». On a fait ainsi coïncider les limites de la phrase avec les frontières de la linguistique. Il faut noter que ce point de vue peut tout aussi bien être soutenu par ceux qui, voulant se débarrasser d'un certain nombre de problèmes (certainement très complexes) laissent cet « au-delà de la phrase » entre les mains d'autres sciences possibles — mais toujours suspectes — , que par ceux qui sont directement intéressés à prendre en charge le langage là-même où les linguistes semblent l'abandonner. Dans un cas comme dans l'autre, une délimitation méthodologique et provisoire, qui a été sans doute historiquement nécessaire au développement de la linguistique, apparaît comme inscrite dans la nature des choses. D'autre part l'étude des phénomènes textuels exige, bien entendu, la mise en rapport des instruments et des hypothèses linguistiques avec un savoir extralinguistique (psychologie, sociologie, psychologie sociale, etc.). Il faut donc s'interroger sur la nature de ce rapport et sur la manière la plus appropriée de l'établir dans la pratique de l'analyse textuelle. Puisque « le discours » est un objet presque aussi inconnu des linguistes que des non-linguistes, nous sommes convaincus qu'aussi bien les uns que les autres peuvent beaucoup1 apprendre d'un travail en collaboration. Nous allons donc nous pencher sur un texte en laissant de côté les questions de frontière qui découlent finalement de la cristallisation des conditions universitaires de la pratique scientifique plutôt que d'une contrainte imposée par l'objet. Cette attitude nous sépare, croyons-nous, à la fois de ceux qui continuent à se battre au nom de la « pureté » de la linguistique et de ceux qui, se donnant le 1. Nous remercions MM. Bresson et Culioli d'avoir bien voulu lire ce texte et nous faire un certain nombre de remarques dont nous avons essayé de tenir compte. 160 Baranne est une crème discours comme objet, ne peuvent concevoir l'autonomie de leur domaine qu'en le coupant radicalement du savoir linguistique actuel. Le texte choisi l'a été tout à fait par hasard, si c'est le hasard qui détermine l'utilisation du réseau métropolitain, de Paris. En effet, vers la fin de 1971, nous avons repéré dans les stations de métro, une affiche dont une particularité attirait d'abord l'attention : c'était l'absence presque totale d'images (sauf une photographie de l'objet de promotion, relativement très petite, placée en bas et à droite du placard). Le texte occupait la plus grande partie de la surface blanche et de l'affiche ce qui, étant donné les grandes dimensions de cette dernière et les conditions de visibilité dans les stations de métro, produisait un effet très particulier de présence presque « physique » du textuel : autrement dit, il n'est pas exclu que le texte ne fonctionnât à un certain niveau, comme substitut des images que le consommateur est habitué à trouver à cette place et donc qu'il ait pu être perçu comme groupement de formes sensibles. En tout cas, il fallait prendre une certaine distance — ce qui n'est pas toujours facile dans le métro — pour pouvoir le lire. Bien que nous n'entendions pas nous occuper de la totalité des conditions de réception, ces remarques nous permettent déjà de signaler un problème de méthode. Tout message détermine ses propriétés par rapport à d'autres messages et d'abord, mais pas seulement, à l'intérieur de chacun des « univers discursifs » de la communication sociale et dans ce cas particulier à l'intérieur de ce qu'on peut appeler le genre « publicité ». Une bonne partie de la « force » du texte dont on va faire l'analyse, en tant qu'annonce publicitaire, résulte de sa différence par rapport à la publicité environnante (ce qui est d'ailleurs vrai de toute « bonne » publicité) comme par rapport aux habitudes acquises. On connaît l'un des procédés les plus fréquemment utilisés dans les affiches des espaces publics : ce sont ces énormes photographies dont la parfaite technique d'agrandissement suffit à attirer l'attention et à produire un certain plaisir sensoriel. Dans un environnement où l'image joue un rôle très important, mais où l'on court aussi toujours le risque de la saturation, l'affiche que nous avons pris comme exemple se définissait donc, par contraste, par une inversion des rapports, le texte occupant la place habituellement remplie par l'image et l'image apparaissant dans un rôle secondaire, comme une sorte de complément du textuel. Cette loi de co-détermination (qu'il faut traduire en principe de méthode) est, bien entendu, valable pour l'ensemble du message : on verra comment le texte que nous avons choisi se différencie en tant que structure argumentative de l'environnement courant des textes publicitaires 1. Nous n'allons reprendre ces considérations générales que plus tard, cependant nous pensons que la nature publicitaire de notre texte n'est pas indifférente à l'analyse « linguistique » elle-même, comme nous espérons pouvoir le montrer. Voici donc le texte, que nous donnons dans la disposition originale de l'affiche : Baranne est une crème. C'est parce que Baranne est une crème Que Baranne pénètre le cuir si profondément. C'est parce que Baranne pénètre le cuir si profondément 1. Le texte choisi était le dernier d'une série d'affiches sur le même produit. 161 Sophie Fisher et Eliseo Verôn Que Baranne nourrit le cuir. Tous les cuirs. /Photo/1 1. Baranne n'est pas une crème, , Certaines des procédures qui ont été proposées pour l'analyse de séquences discursives reposent, en dernière instance, sur une conception d'après laquelle le discursif se constitue en tant qu'agrégat d'un nombre n d'unités minimales. Quelles que soient les variantes possibles de cette conception, elle ne peut qu'aboutir à une réduction de l'objet complexe texte à un modèle quelconque de « l'énoncé ». Une telle perspective peut se déployer au niveau de surface au moyen de critères distributionalistes, comme c'est le cas chez Harris : « Discourses analysis is a method of seeking in any connected discrete linear material, whether language or language-like, wich contains more than one elementary sentence, some global structure characterizing the whole discourse (the linear material) or large sections of it. The structure is a pattern of occurrence (i. e. a recurrence) of segments of the discourse relative to each other; such relative occurrence of parts is the only type of structure that can be investigated by inspection of the discourse without bringing into account other type of data, such as relations of meanings throughout the discourse 2. » Ou bien elle peut prendre la forme d'une sorte de métaphorisation du modèle de l'énoncé qui permet de postuler des niveaux « immanents » ou « profonds », mais où l'arbitraire de la réduction devient plus flagrant, comme c'est le cas chez Greimas 3. Dans un cas comme dans l'autre on trouvera toujours, à un moment donné, la traduction méthodologique de cette conception sous la forme d'une définition de ce qu'est un « énoncé minimal » ou « canonique », ce qui exigera nécessairement une « normalisation » du texte 4. Dans une première étape de notre discussion, nous allons appliquer au texte choisi les instruments forgés par Michel Pêcheux pour l'analyse du discours. Il faut d'abord justifier une telle décision. En effet, l'auteur lui-même signale que « du point de vue de la méthode, Vanalyse d'un seul texte (discours) n'a rigoureusement aucun sens 6 ». Cependant, il semble bien que ce principe, entièrement valable quand il s'agit de l'analyse d'un type de discours déterminé par rapport à des conditions de production déterminées (nous avons posé, au début de cet article, un principe analogue) n'est pas nécessairement applicable quand il est question de discuter des propriétés de la méthode elle-même. La preuve est fournie par Pêcheux lui-même qui, malgré cet avertissement, a essayé son système 1. La photographie montrait une image du tube contenant le produit; le tube était ouvert et par l'ouverture sortait une petite quantité de crème. 2. Zellig S. Harris, Discourse analysis Reprints, The Hague, Mouton & Co., 1963, p. 7. Voir en français : « Analyse du discours », Langages, 13, p. 8-45 (1969). Il ne s'agit pas du même texte; celui que nous citons date de 1957, l'article traduit en français de 1952. 3. Greimas (A. J.), Sémantique structurale, Paris, Larousse, 1966. 4. Sur le modèle de la phrase par rapport à la conception de la sémantique, voir aussi la postface à ce même numéro de Communications. t 5. Claudine Haroche, Michel Pêcheux, a Manuel pour l'utilisation de la méthode d'analyse automatique du discours », T. A. Informations, XIIIe année, 1972, n. 1. 162 Baranne est une crème d'analyse sur un seul texte — une page d'Alice au pays des merveilles — dans le livre où il donne une première présentation de sa méthode 1. Nous croyons pourtant que la réponse que nous venons de donner à cette possible objection ne constitue pas au fond une bonne réponse. Ce. qui nous paraît justifier l'application à notre texte des règles proposées par Pêcheux pour l'analyse du discours est tout à fait différent. En effet, nous sommes d'accord sur le principe de base, à savoir qu'on ne peut pas analyser un seul texte. On travaille toujours, bien entendu, par comparaison, et nous allons montrer qu'en analysant le texte Baranne, nous sommes obligés de postuler des variantes qui constituent, en fait, autant de textes différents. Or le problème est de décider sur quelles bases on va comparer ; autrement dit, quels sont les aspects, propriétés ou dimensions des textes qu'on va mettre en relation. N'importe quelle méthode s'applique à un moment donné à chaque texte composant le corpus, et si la méthode empêche de repérer certaines propriétés, celles-ci ne seront jamais récupérées, quel que soit le nombre de textes qu'on puisse rajouter au corpus. Il s'agit pour nous de savoir d'abord sous quelles conditions on va manipuler chaque texte pour arriver à des invariants inter-textuels ayant un quelconque intérêt. Les procédures de « normalisation » en termes d'un modèle de l'énoncé « minimal » ont des conséquences extrêmement importantes par rapport au problème que nous venons d'évoquer. Il nous semble donc tout à fait légitime de nous demander dans quelle mesure le type de manipulation linguistique impliqué par de telles méthodes détermine déjà les comparaisons possibles, en excluant du même coup l'identification de certaines classes d'invariants. Il convient de remarquer, enfin, que les procédures de « normalisation » supposent toujours une certaine conception du rapport entre les phénomènes discursifs et le « système de la langue »; plus particulièrement, elles confirment en principe, les limites traditionnellement établies entre syntaxe et sémantique. Ainsi, dans l'Analyse automatique du discours, l'un des deux ordres de recherche impliqués par l'étude des processus discursifs est caractérisé de la façon suivante (l'autre ordre concerne les conditions de production) : « ... Étude des variations spécifiques (sémantiques, rhétoriques et pragmatiques) liées aux processus de production particuliers considérés sur le fond invariant de la langue (essentiellement : la syntaxe comme source de contraintes universelles) 2. » Dans un autre travail, écrifen collaboration avec G. Gayot, il est dit : « ... La langue apparaît désormais comme la base du processus discursif, c'est-à-dire comme ce qui supporte ce processus, sans s'identifier à lui; ainsi, le système lexical de la langue aussi bien que l'ensemble des règles syntaxiques qui sont étudiés par la linguistique préexistent à tout effet discursif, comme base matérielle de cet effet 3. » Bien que ces deux formulations ne soient pas du tout équivalentes (dans la seconde on trouve le lexique en plus de la syntaxe comme faisant partie de la « base » universelle constituée par « le système de la langue »), elles illustrent une certaine approche dont nous voudrions discuter les aspects techniques concernant la manipulation 1. Pêcheux (M.), Analyse automatique du discours, Paris, Dunod, 1969. 2. Pêcheux (M.), op. cit., p. 12. 3. Gérard Gayot, Michel Pêcheux, « Recherches sur le discours illuministe au xvine siècle. Louis-Claude de Saint-Martin et les a circonstances » », Annales, 26 (3), p. 681-704; p. 687. Sur l'histoire des limites syntaxe /sémantique, voir aussi la postface à ce numéro. 163 Sophie Fisher et Eliseo Verôn du texte. Ajoutons seulement que tout serait plus commode si une approche de ce genre était justifiée. En fait elle revient à « laisser la langue aux linguistes » et à commencer, après avoir tracé cette frontière, le travail sur le discursif. Belle répartition qui, d'ailleurs, permettrait d'éviter pas mal de conflits de juridiction. Mais les choses, hélas, ne sont pas à notre avis aussi faciles. D'abord, et surtout : quelle linguistique? Parce que c'est dans la réponse à cette question que se joue le type de frontière qu'on pourra tracer. Reprenons la définition proposée par Pêcheux : « Un énoncé élémentaire est un ensemble ordonné de dimension fixe dont les éléments sont des signes linguistiques (ou éventuellement méta-linguistiques) appartenant à des classes morphosyntaxiques définies 1. » On va donc rechercher dans notre texte ce que Pêcheux appelle « l'unité minimale d'assertion » possédant un seul verbe à un mode personnel. Ces énoncés seront par la suite ordonnés en fonction de règles relevant d'une théorie des dépendances. Il nous semble que toute réduction d'une surface discursive à des « énoncés minimaux » présuppose l'existence d'au moins deux types d'invariants : a) au niveau des relations fondamentales entre éléments linguistiques pré-ordonnés, c'est-à-dire, au niveau d'une structure profonde repérable; b) au niveau des moyens utilisés pour justifier le passage de chaque phrase aux énoncés réduits. Ce qui introduit le postulat (fort) qu'il y a des opérateurs linguistiquement repérables où s'imbriquent les deux niveaux. Pêcheux propose le schéma suivant qui est une « suite ordonnée de huit éléments morpho-syntaxiques » dans lequel seront classées les unités lexicales qui constituent chaque énoncé minimal : F Di Ni V ADV P D2 N2 F = forme de l'énoncé (voix, modalité, mode et temps de l'énoncé). Dj, D2 = déterminants de sujet et de complément de l'énoncé. Nx = sujet. V = verbe. ADV = adverbe. P = préposition. Na = complément 2. En appliquant ce schéma à notre texte, nous obtenons le résultat présenté au tableau 1. La deuxième étape, en suivant la méthode proposée par Pêcheux, est celle qui consiste à se donner des modes de composition entre énoncés, en d'autres termes, à se donner une théorie des dépendances. Ce niveau d'analyse est lié au premier découpage, qu'il complète, et fournit une première interprétation des relations phrastiques (voir tableau 2). 1. Cl. Haroche-M. Pêcheux, loc. cit, p. 18. 2. G. Gayot-M. Pêcheux, loc. cit., p. 690. 164 Baronne est une crème F V ADV P D2 N2 1 0000 0 Baranne est 0 0 une crème 2 0000 0 c' est 0 0 0 0 3 0000 0 Baranne est 0 0 une crème 4 0000 • 0 Baranne 0 le cuir 5 0000 0 c' est 6 0000 0 Baranne pénètre profondément 0 le cuir 7 0000 0 Baranne nourrit 0 0 le cuir 8 0000 0 BARANNE NOURRIT 0 0 les cuirs , n N, pénètre profondément 0 0 0 0 Tableau 1 Ex// E, ►E, ►E, //E, // : signale les marques d'arrêt réalisées en surface par des points. <px : parce que <p2 : que 2 Tableau 2 1. Pour la colonne concernant la « forme de l'énoncé », nous avons suivi les critères définis par Pêcheux {Manuel..., p. 18). Pour les E7 et E8 un problème se pose : comment les coder? Dans la mesure où les formes de l'indicatif présent et du passé simple sont les mêmes, le choix reste à faire... mais est-il faisable? Par ailleurs, si l'adverbe est considéré seulement en tant que modificateur du verbe (loc. cit., p. 21) alors nous n'avons pas le droit d'introduire l'adverbe si modificateur d'un autre adverbe. 2. Pêcheux se donne deux types de dépendances : 1) S : détermination de l'énoncé déterminé (ou énoncé central) par l'énoncé déterminant, et 2) <p : dépendances fonctionnelles ou connecteurs qui permettent de reconstituer la séquence. Cf. Analyse automatique du discours, op. cit. 165 Sophie Fisher et Eliseo Verôn Nous avons donc simplement « remis en place » les connecteurs que et parce que, ce qui nous a donné une représentation combinatoire : a) Une flèche horizontale qui unit E2 et E5 à E3 et E6, en fait reliant une deixis à son complément, lien interprétable dans ce cas particulier comme un type de conséquence, b) Une flèche verticale qui, dans les deux cas, introduit une seconde conséquence différente de la première et portant sur l'ensemble des deux énoncés E2-E3 et E5-E6 pris comme un tout. Nous allons essayer d'analyser un peu plus longuement pourquoi Pêcheux renvoie les connecteurs ç au niveau d'une théorie des dépendances et comment il s'y prend pour en rendre raison. Pour cela nous ferons appel à un cas particulier où apparaissent dans un énoncé d'un corpus les çj et les ç2 rencontrés dans notre texte. On verra que son analyse ne dépend plus de la « base linguistique » mais de la structuration d'une sémantique de l'énoncé nulle part définie. Dans son Manuel, au chapitre « Organisation des résultats », Pêcheux, après l'analyse d'un corpus obtenu avec une consigne qui était de trouver « une explication » à une histoire donnée par l'expérimentateur, est amené à se poser les problèmes des significations. En d'autres termes, possédant un certain nombre de réponses qui portent sur l'explicitation d'un contenu, il se heurte au décodage de chaque réponse et à leur structuration en « domaines ». D'où la nécessité de justifier les passages de l'un à l'autre des niveaux d'analyse. Pêcheux écrit donc : « Nous persistons cependant à écarter tout recours direct à la « structure profonde » de chaque phrase, dans la mesure où nous pensons : 1) que ce qu'on désigne par « structure profonde » caractérise non chaque phrase, mais un rapport (ou effet de sens) entre des phrases, 2) que la description des effets sémantiques liés à un ensemble de phrases constitue un résultat à produire, non une donnée. Le véritable problème est plutôt, à notre sens, de neutraliser les effets différentiels de la syntaxe, et cela par un affinement de l'analyse syntaxique elle-même. » Dans une phrase comme celle qui suit : « C'est parce qu'une catastrophe se produit dès X que les personnes évitent X » vraisemblablement restructurée à partir d'un énoncé correct, et qu'il caractérise comme « un rapport non-symétrique de déductibilité », on peut se demander ce qui l'autorise à en donner la représentation suivante x : une catastrophe se produit dès I les personnes évitent J l'ouverture de la porte où les flèches représentent les termes que nous avons soulignés, laissant de côté l'apparition en surface de l'expression : « c'est parce que... que » trouvée dans la phrase. Il y a donc là un problème d'interprétation sémantique des connecteurs et non seulement une simple mise en place de relations entre énoncés réduits. Nous pensons donc qu'on retrouve ici le nœud de la question posée par ce genre de démarche et que nous avons signalé plus haut : faire une analyse du discours consiste à poser, tôt ou tard, des relations entre domaines qui ne dépendent pas de P « affinement de la syntaxe ». Le cas le plus simple étant celui de la mise en regard de plusieurs textes portant sur un même contenu et obtenus approximativement dans des conditions expérimentales c'est-à-dire dans une situation 1. Haroche, Pêcheux, loc. cit., p. 46-48. 166 Baronne est une crème de simulation. Or, Pêcheux le remarque fort justement, il y a dès le départ une question à résoudre et celle-ci se pose avec chaque énoncé et sa constitution en tant que tel. Nous avons dévié sur le problème de l'interprétation des connecteurs avant de tirer des conclusions sur l'analyse proprement syntaxique, car nous ne voyons pas encore clairement comment on peut rétablir des dépendances, si on ne les qualifie pas auparavant, c'est-à-dire si on n'en donne pas une lecture au niveau des significations des éléments codés sous le nom de connecteurs. Il a donc suffi de dresser ces deux tableaux pour faire apparaître un certain nombre de problèmes. En premier lieu, un modèle d'énoncés minimaux comme celui de Pêcheux — et de bien d'autres •— amène à poser au moins deux vocabulaires non terminaux, le premier renvoyant à une catégorisation grammaticale, c'est-à-dire à la taxinomie des classes de formes (cf. : V, N, P, ADV) et le second au fonctionnement syntaxique de l'énoncé (cf. : sujet, complément, déterminant et forme de l'énoncé). Le problème que nous soulevons n'est pas celui de l'emploi d'une métalangue, mais celui de sa cohérence en ce qui concerne la séparation entre une appellation (classes grammaticales) et une fonction (attribuée à chaque énoncé), problème central lorsque l'on veut analyser des séquences discursives sans préjugés. Les difficultés d'une telle approche ont été discutées dès le début dans le cadre de la théorie transf ormationaliste « standard » 1, mais ce qui nous intéresse ici ce sont ses conséquences : cette perspective est toujours associée à la prétendue différence entre syntaxe et sémantique. La postulation de cette différence semble autoriser une normalisation « purement syntaxique » du texte, préalable à 1' « analyse sémantique », normalisation qui, en fait, revient à manipuler sémanti~ quement le texte sans le savoir (ou sans le reconnaître). Nous allons signaler tout de suite, par rapport à l'application de la méthode proposée par Pêcheux à notre texte, des opérations sémantiques non définies. Mais on pourrait nous objecter que le problème réside soit dans l'interprétation que nous avons donnée de la méthode, soit dans l'application erronée des règles. Il nous sera donc permis de nous rapporter pour un instant à l'utilisation que l'auteur lui-même fait de ses procédures. Dans un article déjà cité, nous lisons : Soit l'exemple suivant : Portrait, paragraphe 396. a J'ai senti dans cette circonstance combien les hommes étaient aveugles de solliciter les emplois publics, puisque cela les plaçait dans des positions qui les condamnaient à ne pas croire à l'honnêteté a. » Ce texte, qui ne compte qu'une phrase, est transformé de la manière suivante afin d'en dégager les « propositions » : J'ai senti dans cette circonstance QUE les hommes sont aveugles SI les hommes sollicitent les emplois publics 1. Voir par exemple la longue discussion chez Chomsky, Aspects de la théorie syntaxique, Paris, Éditions du Seuil, 1971, chap, n, « Catégories et relations dans la théorie de la syntaxe », p. 93 sq. 2. G. Gayot, M. Pêcheux, loc. cit., p. 688. 167 Sophie Fisher et Eliseo Verôn PARCE QUE les hommes sont ainsi placés dans une position position condamne les hommes A CE QUE les hommes ne croient pas à l'honnêteté. Il suffit de comparer ce schéma avec le texte original pour repérer les transformations. Pour n'en signaler que quelques-unes : quel droit a-t-on de considérer que « parce que » est équivalent à « puisque »? Quel droit de changer le mode de présence de l'énonciateur en transformant un « combien » en un « que »? Sur quelle base passe-t-on d'un temps verbal à un autre? Sur quoi se fonde-t-on pour dire que « cela les plaçait » équivaut à « sont ainsi placés », transformation qui, associée à celle de « puisque » en « parce que » change sensiblement la modulation du discours? Ces questions, qui se poseraient déjà, s'il s'agissait tout bêtement d'une analyse du texte en tant que « français », sont encore plus importantes quand la technique est censée servir de base à une analyse de l'idéologie dans le texte. Sur quoi se fonde-t-on pour dire que les aspects du texte qui ont été transformés ou éliminés ne sont pas importants? Voici le commentaire que font les auteurs : « On remarquera par l'analyse en propositions que les modifications introduites (sur le contenu de certaines conjonctions et sur le temps de certains verbes) laissent intacts les substantifs, verbes et adjectifs tels qu'ils apparaissent dans la séquence 1. » Mis à part le fait que la remarque est loin d'être vraie, elle permet de deviner la conception du discours qui la sous-tend : ne nous inquiétons pas, on a quand même conservé intacts les substantifs, les verbes et les adjectifs. Y a-t-il autre chose dans le discours 2? Un deuxième problème général concerne le statut relatif des énoncés ainsi obtenus, les uns par rapport aux autres. Étant donné qu'il s'agit de normaliser le texte en le transformant en une suite d' « unités minimales d'assertion », on voit bien que (par définition), les unités sont toutes équivalentes en ce qui concerne la nature de l'opération référentielle qu'elles renferment. Le texte devient ainsi, comme résultat de la normalisation, une surface uniforme de contenus posés. L'effort d'enregistrer dans la première colonne (F) « voix, modalité, mode et temps de l'énoncé » ne change rien à cette situation, puisque comme les travaux de Ducrot l'ont bien montré, des phénomènes tels que l'altération de l'ordre des mots ou le remplacement d'un déterminant défini par un indéfini peuvent changer complètement dans une phrase, la distribution entre le posé et le présupposé 3. En outre cette distribution n'est pas le produit d'éléments « morpho-syntaxiques » isolés; pour la comprendre il faut se donner une méthode sensible tout au moins à la structure d'ensemble d'une phrase. Une fois encore on pourrait nous objecter que nous ne sommes pas justes : il semble évident que la méthode proposée par Pêcheux n'a pas été conçue pour rendre compte de phénomènes tels que la 1. Ibid., p. 689. 2. Cf. aussi : ... Le discours est régularisé de telle manière que les différences dues à la variation des constructions syntaxiques sans variation sémantique se trouvent autant que possible éliminées. » M. Pêcheux, Analyse automatique du discours, op. cit., p. 85. C'est l'auteur qui souligne. 3. Oswald Ducrot, Dire et ne pas dire, Paris, Hermann, 1972. 168 Baranne est une crème presupposition. Mais comment donc la présenter comme une technique pour l'étude de l'idéologie dans le discours? Si nous reprenons le cas particulier de la présupposition, il semble bien à un niveau purement intuitif, qu'il s'agisse de quelque chose qui devrait avoir une certaine importance, probablement plus d'importance que les contenus isolés des substantifs, verbes ou adjectifs. Or il n'est peut-être pas nécessaire d'aller aussi loin que la question de l'idéologie. Si l'on veut tout simplement se donner l'amorce d'une théorie du discursif, il nous paraît extrêmement important d'adopter une approche sans préjugés, qui requiert beaucoup de précautions : ce que notre technique a détruit au départ, nous ne le retrouverons jamais 1. Troisièmement, il est clair que ce que nous venons de dire a une signification particulière par rapport au texte que nous nous sommes donné. En effet, même à un niveau purement intuitif, notre texte présente une structure argumentative, il « a l'air » d'un syllogisme, et cet « air » était évidemment une des propriétés « attirantes » de l'affiche du point de vue publicitaire. On y reviendra par la suite. Faisons maintenant dans le détail, la liste des difficultés que les deux tableaux nous ont permis de repérer. a) Pour le moment nous avons deux énoncés tronqués, à savoir E2 et E3. Il nous faudra rechercher la façon de rendre compte du c'est. Il est en tout cas déjà possible de penser qu'il y a là un problème concernant l'ordre des énoncés (et dans le tableau et dans la chaîne) et qu'il renferme très probablement — entre autres — une opération qui établit des relations de dépendance à l'intérieur de notre texte, dépendance dont on ne peut pas rendre compte par la seule analyse du parce que... que. b) Le critère qui consiste à repérer « un verbe à un mode personnel » nous a donné sept énoncés. Pour E8 nous avons dû reconstruire le Nx / V afin d'aboutir à la normalisation. c) Nous laissons ouvert le problème des critères d'analyse concernant ce que nous avons placé dans la colonne des Nx : comment tenir compte du fait que Baranne est un nom propre? Il en est de même d'ailleurs pour les autres colonnes. On y reviendra. d) Le Tableau 2 nous a donné deux « paquets », apparemment identiques, de relations de dépendance. Mais quelle est la relation entre les deux paquets? On voit que le texte est fortement intégré tout au long de son déroulement. Et il semble que le c'est ait quelque chose à voir avec ce phénomène. Arrivés à ce stade, nous sommes revenus au texte en nous demandant avec une certaine inquiétude : est-ce que Baranne est encore une crème? 2. Oui! Nous venons de voir qu'une analyse en termes distributionnels est peu satisfaisante et que d'autres relations sont implicitement posées. Ceci nous oblige à voir de plus près certains aspects que nous avons jusqu'ici négligés. En particulier celui du type d'enchaînements qu'on retrouve dans le texte. Quel est le rôle des marques d'arrêt, comment fonctionnent les joncteurs, comment rendre 1. Précisons encore notre pensée. Il est évident que bon nombre de décisions de Pêcheux lui sont imposées par son but spécifique : le traitement automatique. Il ne faudrait en tout cas pas appeler ceci « analyse du discours », autrement dit : à l'heure actuelle l'analyse automatique du discours noua semble bel et bien une tâche impossible. 169 Sophie Fisher et Ëliseo Verôn compte des intensifs? Une partie de l'analyse qui en dépend relève d'une théorie de l'argumentation et des relations entre une « application » de la syllogistique et le raisonnement qui sous-tend le texte. Nous laisserons pour plus tard cet aspect, qui nous semble fondamental, pour nous attacher d'abord à rechercher le rôle des opérateurs dans le discours. Nous allons repérer au moyen de paraphrases (autant de variantes du texte de départ) différentes portées de certaines marques de surface, par exemple ce qu'on appelle les déterminants, entendus comme des opérations sur des éléments préalablement catégorisés \ Par exemple, sur ce qu'on appelle « nom », quelle est la portée des marques (ou dans certaines langues de l'absence de marques) qu'on désigne comme « indéfinis », « définis », « tons », « classificateurs »? De même pour les « verbes » (ou mieux encore, les « prédicats »), qu'est-ce qu'une modalité, un mode? Commençons par reprendre une définition d'Antoine Culioli : « On peut ramener les opérations sur les unités dans l'ensemble de départ et dans l'ensemble d'arrivée à une liste finie d'opérateurs que l'on pourra ensuite combiner (par exemple : opérateur de classe : le chat est un félin domestique, pour ne prendre que le cas le plus trivial; flécheur, qui distingue un élément, soit un individu, soit une portion : le (dans certains de ses emplois), ce, mon, etc,; extracteur, par exemple, tout, quiconque, anglais any; opérateur qui fait que l'on considère la classe comme renvoyant à la <c notion » : un bruit de machine, une odeur de rose 2. » Redonnons d'abord un numéro à chaque énoncé de notre texte. Nous considérerons comme critère d'identification de la phrase la marque d'arrêt en surface (le point) et non plus la présence d'un verbe à un mode personnel; ce qui nous permettra de ne pas faire d'hypothèse concernant les relations à l'intérieur de ce qu'on appelle habituellement une phrase. Les phrases sont donc ici celles qui se trouvent dans le texte, c'est-à-dire des « fragments » limités par deux marques d'arrêt. Ce critère nous donne : (1) Baranne est une crème. (2) C'est parce que Baranne est une crème que Baranne pénètre le cuir si profondément. (3) C'est parce que Baranne pénètre le cuir si profondément que Baranne nourrit le cuir. (4) Tous les cuirs. Prenons d'abord (1) et (2). Nous avons à deux reprises l'indéfini une et nous ferons l'hypothèse que les deux emplois de ce terme ne sont pas identiques. Par ailleurs, et dans aucun des deux cas, nous n'avons affaire à un générique. Pour le premier énoncé nous poserons que une est en quelque sorte une détermination zéro, dans la mesure où, sauf pour les noms propres, le français nécessite un classificateur qui catégorise l'objet linguistique. Il nous semble qu'il y a une première opération qui consiste justement à poser un objet comme étant l'objet dont on parlera en relation aussi bien avec un réfèrent (qu'il s'agira de définir), 1. Nous pensons qu'il y a des opérations linguistiques primitives (ou premières) portant sur des classes de termes qui deviennent dès lors susceptibles de supporter d'autres opérations, par exemple celle de détermination ou celles qui relèvent du système des modalités de renonciation. 2; Culioli (A.), Fuchs (C), Pêcheux (M.), Considérations théoriques à propos du traitement formel du langage, Documents de linguistique quantitative, Paris, Dunod, 1970, p. 10 et 29. 170 Baronne est une crème qu'avec des propriétés : est-il donné comme un objet discret ou bien a-t-on affaire à du continu? Est-il pris en compréhension ou en extension? Ces différentes façons d'envisager un objet linguistique permettraient d'obtenir une classification croisée où toutes les classes ne seraient pas possibles en même temps et dont les contraintes viendraient tout autant de la langue que du discours qui en est le lieu d'analyse. Or c'est bien parce que nous avons choisi de prendre les deux énoncés ensemble pour déterminer leurs différences que nous pensons que dans (1) il y a une opération qui permet d'identifier le premier terme (Baranne) au second (crème), en faisant de celui-ci le prédicat du premier. Nous allons donc poser qu'on prédique une propriété, la « crémosité », d'un objet repérable simplement par un nom propre (nous reviendrons sur la question du nom propre) : il y a identification d'un objet par une propriété, quelque chose que l'on pourrait représenter par « = ». Cette identification étant posée dans (1), (2) spécifie une propriété de Baranne qui découle du fait qu'il s'agit précisément d'une crème. On voit bien que nous sommes en train de paraphraser le texte. Comparons donc (1) avec : (la). Baranne c'est une crème! (16). Baranne // c'est une crème. (le). x ' Baranne c'est (] effectivement „ .. . )> une crème. Dans (la) et (16) nous avons affaire à des modulations, à des traces de l'énonciateur, que nous avons représentées par un point d'exclamation et par le signe (//), pause ou rupture prosodique respectivement. La prise en charge de l'énoncé par l'énonciateur, illustrée par ces deux variantes, semble bien renvoyer à une interprétation de l'indéfini comme étant égal à « une (des) crèmes », quelque chose comme « Baranne, ça, c'est une crème » et donc : « une parmi les crèmes, et la meilleure ». Si nous interprétons (la) et (16) comme renfermant un partitif (« une (des) crèmes »), nous avons affaire à une discrétisation, à une opération sur du discontinu. Ce qui ne semble pas du tout être le cas pour (1). Nous poserons donc que (la) et (16) ne sont pas équivalents à (1). Mais en fait c'est la suite de notre texte qui nous permet de fonder cette hypothèse. La nouvelle opération qui commence en (2) nous autorise à poser (1) comme présentant la « notion » de crémosité, et donc comme présentant une qualité adhérente et non accidentelle. Si on essayait de dégager le schéma contenu de ce point de vue dans le texte, on pourrait dire : B est un x (dans le sens où Lesniewski dit : B e x). Or, x a des propriétés spécifiques : ax : pénétrer; bx : nourrir. D'où, pour tout x : a et 6 de x. Ici s'arrête, d'ailleurs le parallélisme avec une possible notation pseudo-logique qui ne sert qu'à réécrire une surface. Nous ne l'avons mentionné que pour faire allusion à Voilure syllogistique du texte, dont (1) possède la même structure que la deuxième prémisse du syllogisme : « Socrate est un homme ». Il ne s'agit donc pas de comparer (1) à (la) ou (16) en tant que phrases isolées. Nous constatons seulement que, par rapport à l'apparence syllogistique de notre texte, (1) exclut des modulations possibles de renonciation telles qu'elles apparaissent en (la) et (16) et que cela s'explique par la suite du texte. Nous voyons également qu'en postulant que (la) et (16) = « Baranne, ça c'est une crème! » et donc = « une (des) crèmes » et peut-être = « la meilleure »; nous nous éloignons décidément du sens de (1). Dans (la) et (16) on aurait une opération définie sur la classe des 171 Sophie Fisher et Eliseo Verôn crèmes existantes, ce qui neutraliserait une bonne partie de l'effet contenu dans (1) : Baranne = crémosité. Il y a encore un argument extérieur au texte qui semble confirmer notre interprétation, argument que nous croyons valable dans la mesure où nous ne voyons aucune raison de nous interdire ce genre d'information. Au contraire, cette information « externe » nous permettrait peut-être d'expliquer pourquoi l'énonciateur de ce texte a voulu poser le rapport entre Baranne et la crémosité au niveau de la « notion » et non pas au niveau du discontinu (« une parmi les crèmes »). A notre avis, la réponse est bien simple : le problème n'était pas d'extraire Baranne au moyen d'une opération de fléchage de la classe des crèmes en laissant au récepteur la charge d'effectuer les autres opérations préalables de repérage, mais plutôt d'associer Baranne à la notion de crème. Et cela parce que Baranne a dû être détaché de la classe des cirages. On voit bien comment un texte n'est lisible que par rapport à ses conditions de production, mais celles-ci ne sont pas quelque chose d'abstrait ou de générique; il serait trop facile de renvoyer le lecteur au « mode de production ». Les conditions de production, dans l'analyse d'un texte spécifique ce sont d'abord d'autres textes, et dans ce cas particulier, d'autres textes qui font partie du « discours de la publicité ». Ce discours a déjà partagé le monde des objets en classes et a déjà attribué à ces dernières des propriétés. Or, il se fait que ce monde semble être articulé, à l'une de ses extrémités, entre « cirages » d'une part, et « crèmes » d'autre part et que les produits d'entretien du cuir sont traditionnellement assimilés aux cirages. On voit bien dans le texte de Baranne un « décrochage » de l'univers des cirages, et un « accrochage » à l'univers des crèmes. Mais comme cette dernière opération n'est pas évidente, ne peut pas être prise comme allant de soi (en raison justement de ce partage préexistant), il ne suffit pas d'extraire Baranne des crèmes, au contraire, il faut d'abord l'y placer. Et c'est sa différenciation par rapport aux produits concurrents qui expliquera, comme on va le voir, ses qualités. Il peut être utile de tenir compte des définitions que le dictionnaire donne du mot « crème » sur le fond des considérations que nous venons de faire. Le recours au dictionnaire n'a de sens pour nous que s'il s'agit d'y retrouver la cristallisation d'opérations sémantiques qui ont d'abord été des opérations discursives. Le dictionnaire ne fait donc que « fixer » (transitoirement) un travail qui se fait dans le discours. Voici les définitions que donne, parmi d'autres, le Robert du mot crème : (1) Matière grasse du lait dont on fait le beurre; (2) Préparation utilisée dans la toilette et les soins de la peau; (3) Se dit (c'est nous qui soulignons) de produits d'entretien à base de cire ou d'oléine. Crème pour chaussures. V. Cirage. La définition (3) ne se trouve pas dans le Dictionnaire du français contemporain, ce qui montre bien que nous avons affaire à un glissement sémantique en cours et dont le texte que nous avons choisi est un bon exemple. On en reparlera puisque on peut déjà deviner que le rapport de la crème à la peau (définition 2) a quelque chose à voir avec les propriétés que notre texte se propose d'associer à un produit pour le cuir. Nous pouvons maintenant revenir à nos paraphrases. On comprend mieux à présent pourquoi (le) n'est pas équivalent à (1) : elle aussi contient une modulation de renonciation par le moyen de l'adverbe; or elle traduit très bien le sens que nous allons retrouver dans (2). En effet, dans (le) nous avons introduit un adverbe qui fonctionne comme un intensif, c'est-à-dire une anticipation de ce 172 Baronne est une crème qui va être prédiqué. L'élément adversatif ressort clairement si nous imaginons une paraphrase de (2) : (2a). C'est parce que Baranne est ( bien ) une crème et non pas ( effectivement ) un cirage, que Baranne... ce qui renforce l'interprétation donnée plus haut. On pourrait tout aussi bien avoir : (2b). C'est parce que Baranne c'est de la crème, que Baranne... Dans (26) le problème n'est plus du même ordre que dans (2) puisqu'il y a eu remplacement de l'indéfini une par le partitif de la, et par là on pose une opération de discrétisation d'un objet appartenant à la classe du dense. Nous avons dit que, dans (1), crème était pris comme un objet unique bien que pas singulier, il n'y avait pas de quantification (dans le sens de : une crème, opposé à : deux crèmes) il s'agissait plutôt de la « notion » de crème. Dans (26), en remplaçant l'indéfini par un partitif, nous nous heurtons à un usage de ce partitif qui n'indique pas la discrétisation mais qui signale un rapport entre classes d'objets caractérisés comme continus. Il faut se demander à nouveau pourquoi nous avons dans notre texte (2) et pas (26), et, bien entendu, c'est l'ensemble textuel qui peut servir de preuve. Nous croyons que la différence entre (2) et (26) (en ce qui concerne l'indéfini) tend à confirmer notre interprétation antérieure : c'est le lien entre Baranne et crème qui fait problème (si l'on veut : le problème auquel le publicitaire avait à faire face). On ne pouvait pas le résoudre au niveau d'opérations appliquées soit à du discontinu (une, parmi les crèmes), soit à du continu (de la crème) qui présupposent déjà une opération préalable au niveau de la « notion ». Et c'est précisément cette opération qui est posée dans V ouverture de notre texte, sous la forme la plus explicite possible: celle d'une « prémisse ». On voit d'ailleurs pourquoi, si notre hypothèse est correcte, l'indéfini une dans (1) n'est pas le même que dans (2) : une fois l'opération accomplie au niveau de la « notion » — c'est-à-dire, une fois Baranne en sécurité dans l'univers de la crémosité — on peut re-prendre cette opération pour fonder l'argument qui va suivre, mais on ne la re-fait pas. Ce n'est pas tout. On pourrait même dire que tout le problème de la publicité est contenu dans la question du rapport entre le nom et les qualités du produit identifié par ce nom. Toute la rhétorique de la publicité se joue à ce niveau-là. (On a souvent dit que toute publicité transmet en fait le message : « achetez X » ou bien « X est meilleur ». Le problème est de savoir comment l'on peut fonder une norme (« achetez X ») ou un appréciatif (« le meilleur ») dont la conséquence est, bien entendu, la norme.) D'où l'importance de la problématique des noms propres. Quel est le rapport entre le nom propre et l'objet qu'il désigne? Est-ce que le nom propre « occupe la place » d'une description? Comment interpréter le lien entre le nom propre et ce qu'on sait de l'objet nommé1? Dans le discours publicitaire, ce problème n'est pas du tout un problème abstrait relevant de la philosophie du langage. Les conditions pour le résoudre sont d'ailleurs extrêmement variables et complexes, elles dépendent à leur tour de la situation 1. Cf. John Searle, « Proper names », Mind, 67 (266) : 166-173 (1958). Voir aussi Les Actes de langage, Paris, Hermann, 1972, p. 215-227. 173 Sophie Fisher et Eliseo Verôn du marché (c'est-à-dire de la concurrence), de 1' « histoire » du produit en question, non seulement par rapport à d'autres produits équivalents d'autre origine ou d'autres marques, mais aussi par rapport à d'autres produits de la même marque qui portent souvent le même nom; au « lien » que d'autres produits semblables sont arrivés à établir entre les qualités et les noms. Il est évident par exemple, que, s'il s'agit d'introduire une nouvelle boisson gazeuse et que si, en outre (ce serait la pire des situations!) elle a la même couleur rougeâtre-foncé que le coca-cola, le problème d'établir la relation entre le nom et le nouveau produit ne se posera pas dans les mêmes termes que si l'on a affaire — disons — à un nouveau détergent pour la vaiselle où l'univers des appellations est plus diversifié. En d'autres termes, ce n'est pas la même chose de tenir compte du lien Coca-Cola-bonheur-bien-être et du rapport Paie-vaisselle propre1. Il nous semble que notre texte se rapporte au problème de la relation entre le nom et les propriétés du produit désigné par ce nom, mais d'une façon particulière : avec l'accent mis sur le lien (et sur les propriétés qui en découlent) plutôt que sur le nom luimême. On verra comment on peut confirmer cette hypothèse par l'analyse de pénétrer et de nourrir. Pour le moment nous nous bornerons à (1) et (2). Si l'on imagine une variante du type : (Id). Il y a une crème qui s'appelle Baranne. suivie de (2) : on voit bien que l'effet est entièrement différent. Or justement (ld) pose ce que (1) présuppose : que Baranne existe et que les gens connaissent déjà V existence de Baranne. Ce que (1) pose c'est la nature crémeuse de Baranne en présupposant qu'il y a un produit qui porte ce nom 2. Les aspects présupposés d'un texte renvoient à des hypothèses faites par le producteur du texte quant à la situation d'énonciation. Cette caractéristique ressort très clairement quand on s'aperçoit que l'ensemble de notre texte peut être vu comme la réponse à des questions. En ce qui concerne (1), on peut très bien imaginer : « Baranne c'est quoi? » ou bien : « Qu'est-ce que Baranne » et la réponse : « Baranne est une crème ». Ayant essayé de décrire l'opération contenue dans (1), ce qui nous a déjà obligé de tenir compte au moins de (2), il nous faut maintenant porter l'analyse sur parce que... que et sur l'élément adverbial « si profondément ». Les deux expressions apparaissent deux fois, dans (2) et dans (3). Nous sommes déjà, de toute façon, rassurés : Baranne est bien une crème. 3. Si Baranne est une crème... Or, en ayant posé presque comme un axiome, la relation qui unit les deux termes du premier énoncé et qui devient par ce fait même le point de départ de l'argumentation renfermée dans notre placard publicitaire, nous avons à trouver quels sont les rapports entre (1) et ce qui suit. En d'autres termes, si nous avons 1. La relation entre nom propre et propriétés fonctionne relativement bien dans la vie courante, mais il arrive un moment où on se trouve devant un passage à la limite où l'effet s'inverse. Par exemple, Ricard est une classe de pastis. Si on demande un Ricard, et pour peu qu'on n'y prenne garde, on vous sert n'importe quelle marque! Il en est de même dans certains pays pour le Coca-Cola remplacée par n'importe quelle boisson rougeâtre. 2. Sur le présupposition, voir O. Ducrot, Dire et ne pas dire, Paris, Hermann, 1972. 174 Baronne est une crème dit qu'il s'agit bien d'une suite d'énoncés visant à argumenter, il devient nécessaire d'étayer notre point de vue. En premier lieu, puisque nous nous sommes donné le point comme marque d'arrêt entre des phrases, son fonctionnement reste à expliciter. Il nous semble qu'ici le point qui sépare (2) de (1) s'explique si on le considère comme une marque d'arrêt permettant de reprendre le raisonnement. Il serait nécessaire pour cela de se donner une théorie rendant compte des signes de ponctuation et de leur fonctionnement qui seraient liés à d'autres termes présents sur la chaîne. Par exemple, ici (2) « part » sur une reprise marquée par le c'est. La fonction anaphorique du c' doit être interprétée. Nous pensons qu'il y a deux manières de le faire : a) On interprète le c comme une image * de l'énoncé précédent. On a effectivement posé Baranne = crème, et, une fois cette équivalence posée, on va en parler. Ce serait la première fonction anaphorique du c' qui servirait en quelque sorte à transformer le point en une « virgule », c'est-à-dire en possibilité de poursuite d'un raisonnement. Si, par ailleurs, nous nous donnons les deux énoncés suivants : /Or, parce que Baranne est de la crème, Baranne pénètre le cuir profondément. Et/ le rôle des conjonctions est de permettre la transformation posée plus haut concernant le point et le c'. b) Si nous conservons c'est parce que... que, le c' opère comme une sorte de fléchage avant, c'est-à-dire qu'il « ouvre » le raisonnement vers les propriétés du terme crème (cf. l'interprétation donnée lors de l'analyse en termes de la méthode de Pêcheux, où nous avons dit qu'il s'agissait d'un type de conséquence). Mais, en outre, cela permet de reprendre le premier « axiome » à un deuxième niveau avec l'introduction du que qui apparaît ainsi comme une image du premier énoncé. On pourra essayer de donner un schéma de ces opérations de reprise : (1) // c' = = parce que image que image (explicitation, de de (1) ((1), (1')) explication) (1') où (1') est l'interprétation que nous avons donnée du deuxième « Baranne est une crème » inclu dans (2) ; et où la flèche indique qu'il y a ouverture vers les propriétés du terme « crème ». Ceci nous permet de dire qu'effectivement, dans (1), nous avions affaire à une propriété adhérente introduite (ou posée) au moyen d'un indéfini qui se comporte très exactement comme- la marque zéro dans les langues où on trouve un signe pour indiquer le défini, mais absence de marque pour l'indéfini qui, dès lors, ne peut être confondu avec un numéral, comme en français. Nous nous sommes attachés jusqu'à présent au fonctionnement de (1) et des rapports qu'on pouvait poser entre l'utilisation du déterminant une en (1) et dans ce que nous avons appelé (!'), c'est-à-dire l'énoncé imbriqué dans ce que 1. La notion d'image d'un énoncé a été formulée par A. Culioli, en particulier pour traiter le que des constructions complétives qui apparaît très exactement comme une opération de l'énonciateur au niveau de l'énoncé. Voir aussi, dans ce même numéro l'article d'A. Culioli. 175 Sophie Fisher et Eliseo Verôn nous avons appelé (2). La notion d'image nous a permis de voir que le publicitaire s'est donné les instruments qui lui permettront de nous convaincre qu'il y a bien là un raisonnement, et cela grâce à des traces repérables au niveau de la surface. Il nous faut maintenant essayer de voir comment on peut interpréter le c'est parce que... que. Nous faisons de nouveau appel aux paraphrases, compte tenu du fait que nous souscrivons entièrement à la question posée par A. Culioli : « Si l'on a autant de représentations métalinguistiques que de phrases équivalentes, comment repère-t-on (et comment note-t-on) la propriété commune aux énoncés d'une famille paraphrastique 1? » Car bien que nous entendions les paraphrases comme autant de variantes du texte, le problème de l'équivalence des énoncés en relation de paraphrase se pose. Autrement dit, y-a-t-il effectivement un invariant qui nous permette de produire et de comparer des énoncés dans le but de clarifier des fonctionnements qui ne sont pas simplement syntaxiques? (2c). Parce que Baranne c'est effectivement ) de la crème, Baranne bien j pénètre le cuir si profondément. Nous avons éliminé le c'est... que car nous pensons qu'il est possible de travailler sur un énoncé qui se présente comme une paraphrase (en tant que « fiction » scientifique). En d'autres termes, l'introduction d'une insistance au niveau des adverbes : effectivement, bien et le passage de une (identificateur de « Baranne » à « crème » dans (1)) à de la (quelque chose qui appartient à la classe des crèmes et qu'on peut poser comme une deuxième opération faisant suite à (1)) permet le glissement vers ce que nous avons amorcé lorsque nous parlions de la liaison entre (1) et (2) : 1' « ouverture » vers les propriétés de la crème et non plus la crémosité comme propriété d'un nom propre. Il est utile de remarquer que l'emploi de la virgule va nous donner deux propositions ayant à peu près la même structure : (2d). Parce que Baranne c'est effectivement de la crème, (2^'). Baranne pénètre le cuir si profondément. et nous n'avons que la relation causale pour identifier, mettre en relation, repérer en quelque sorte : « la crème pénètre le cuir » qui est ce qui sous-tend le raisonnement. A partir de ce moment, et puisque nous avons déjà réalisé des opérations d'identification et de détermination, on pourra avoir : (2e). ? La crème Baranne pénètre le cuir si profondément. Nous avons souligné le résultat des deux premières opérations et il nous reste à savoir comment se comportent les adverbes si et profondément. Lorsque nous avons fait le découpage de notre texte selon la méthode de Pêcheux, nous avons laissé de côté l'adverbe si dans la mesure où, en surface, il apparaissait comme modificateur d'un autre adverbe. Il s'agit de voir s'il est possible de remplacer si par très tout en conservant les relations posées par le publicitaire. En ce qui concerne notre énoncé (2e) nous avons l'impression que, donné hors contexte, il est tout juste acceptable. Par contre, 1. Culioli (A.), «Sur quelques contradictions en linguistiques », à voir dans ce même n°, p. 85. 176 Baranne est une crème (2e). La crème Baranne pénètre le cuir très profondément. convient sans difficultés. Une possible interprétation fait appel à la présupposition : dans (2e), l'énoncé en question nécessite une suite de repères : « C'est parce que Baranne est une crème que... », qui en fait constituent le texte donné et qui, éliminés, indiquent la carence du préconstruit obligatoire. Il n'est donc pas indifférent ici de nous placer dans une perspective « context-sensitive » où nous pouvons, au moyen de la notion de présupposition, introduire une modulation posée par le sujet énonciateur. On a donc relié (1) et (2) par une série d'emboîtements qui ne sont pas seulement d'ordre syntaxique mais qui relèvent de plusieurs « manières » ou méthodes d'analyse : depuis une analyse qui fait appel aux concepts posés par A. Culioli concernant les déterminants et la notion d'image jusqu'à celles de la présupposition et du préconstruit. Car nous pensons qu'il n'y a pas incompatibilité à rechercher dans des traces au niveau syntaxique des fonctionnements qui relèvent d'opérations posées par le sujet énonciateur. En ce qui concerne (3), nous avons de nouveau la présence du parce que... que et celle du si profondément. Nous continuerons à donner des paraphrases qui laissent de côté les connecteurs pour nous attacher à regarder les adverbes. ?(3a). Baranne pénètre le cuir si profondément que Baranne nourrit le cuir. (36). Baranne pénètre le cuir si profondément gu'elle nourrit le cuir. (3c). Baranne pénètre le cuir assez profondément pour nourrir le cuir. Il nous semble que (3a) et (36) renvoient en quelque sorte à ce que Gougenheim dit dans le Système grammatical de la langue française: « Si... que et tellement... que introduisent toujours un résultat acquis ou considéré à l'avance comme tel *. » Ce qui permet de poser le problème des prédicats qu'on trouve en (3) et de la relation qui les lie. Avant de poursuivre, signalons que si nous avons fait précéder (3a) de ? et pas (36), c'est bien parce que (3a) ne tient pas compte de l'opération de substitution-image introduite par le que et réalisée au moyen d'un anaphorique. Cette fonction d'anaphore que nous avons déjà vue avec le c' ne peut se comprendre simplement au moyen d'enchâssements comme le fait le transformationalisme, mais relève d'une théorie de renonciation, ce qui permet de rendre compte de nombreux phénomènes repérables en surface et apparemment très différents. Revenons à (36) et (3c). Si nous nous donnons une représentation de type topologique comportant des bornes, des passages à la limite, avec : [, ouvert et ], fermé1, et si à présent nous mettons en rapport pénétrer et nourrir, on peut poser que, dans le texte analysé, il y a une relation de modalisation qui implique une comparaison (entendue comme une mise en relation entre deux objets linguistiques) réalisée par le si... que. 1. Gougenheim (G.), Système grammatical de la langue française, Paris, 1938, p. 201. 1. Les termes d' « ouvert » et de « fermé » sont empruntés à la topologie, ils s'appliquent habituellement à la description du système aspectuel qu'on retrouve dans presque toutes les langues, y compris le français. Cf. Catherine Fuces, Contributions préliminaires à la construction d'une grammaire de reconnaissance du français, Thèse de 3e Cycle, Université de Paris VII, 1971, et aussi Anne-Marie Léonard, Étude des phénomènes aspectuels dans l'anglais contemporain, Thèse de 3e Cycle, Université de Paris VII, 1973. 177 Sophie Fisher et Eliseo Verôn On posera donc le schéma suivant : pénétrer SI] QUE [ profondément nourrir où la borne, la limite de pénétrer est donnée par deux termes : si en tant que « fermeture » et que en tant qu' « ouverture » vers nourrir. Nous retrouvons ici le problème du que qui ne peut s'interpréter simplement qu'en tant que deuxième terme d'une comparaison, et cela parce que, comme nous l'avons vu plus haut (2), le si considéré comme intensif est sa propre limite et renvoie en arrière vers un préconstruit. Ici, par contre, les paraphrases le montrent, on se trouve face à une structure différente, comparative dans la mesure où nous suivons un raisonnement et où tout raisonnement a besoin de relais, soit pour se projeter vers l'avant, soit pour reprendre, en insistant, une partie du raisonnement antérieur. C'est le propre de la structure syllogistique et, à ce titre, ce texte en relève. Par ailleurs, effet voulu ou non, on a bien le présent pour pénétrer, donc une forme non accomplie, mais il est possible de se demander, rhétoriquement, si pour nourrir on a un présent ou s'il s'agit d'une forme d'accompli, c'est-à-dire un parfait. Mais ceci revient à essayer d'interpréter la surface textuelle autrement que par des paraphrases et il nous semble que le problème soulevé plus haut fait partie des nombreux « indécidables » fournis généreusement par la langue. Il nous reste à voir de près (3c), où nous avons remplacé si profondément par assez profondément et que par pour ce qui équivaut à poser un bénéficiaire (nourrir le cuir) et une borne (pour nourrir le cuir et rien d'autre), compte tenu du fait que l'intensif change de valeur : il perd sa valeur absolue pour devenir la possibilité de poser un bénéficiaire. Mis à part le fait que le si perd de sa force en (3c) puisque le « jeu » entre le premier si et le deuxième n'est pas celui d'une simple reprise d'un terme mais celui du rapport présupposé /posé, la possibilité de faire de (3) une comparaison (au sens où nous l'avons définie), a l'avantage de poser un nouveau jalon dans la chaîne argumentative. En résumé, alors que deux occurrences — (2) et (3) — d'un même terme, ou suite de termes (si profondément), semblent équivalentes, leur position dans le discours et l'analyse faite en termes d'argumentation mettent à jour des différences et ces différences peuvent être perçues au moyen de paraphrases. Or il semble bien que nous ayions employé ces paraphrases comme des antiparaphrases car, a priori, elles ont été construites pour montrer que certaines traces syntaxiques ne renvoient pas aux mêmes opérations et donc qu'on n'a pas eu affaire à des « familles de paraphrases », mais bien à des paraphrases pour chaque énoncé considéré. 4. ... alors Baranne nourrit le cuir! Une fois posé le bénéficiaire de la relation : « Baranne (pénètre /nourrit) X », il faut voir de plus près comment cette relation est réalisée dans notre texte. Il nous semble que la validité de « pénétrer /nourrir » ne joue que si le domaine sur lequel cette relation porte est qualifié. X se réécrit donc : « Le cuir ». Mais aussi : « Tous les cuirs ». Si nous adoptons encore une fois la même méthode d'analyse, nous verrons que l'emploi des déterminants n'est pas indifférent à la conclusion du raisonnement. Le premier le est pris ici comme générique, il peut se remplacer par « tout cuir », ce qui revient à prendre la classe en compréhension. En paraphrasant pour être plus explicite, on aura : « le cuir en tant que cuir » ou alors : « tout ce qui possède les propriétés 178 Baranne est une crème du cuir et quelle que soit la forme sous laquelle il se présente ». Mais notre analyse ne peut pas porter seulement sur ce terme isolé, il faut la replacer dans le contexte : « tous les cuirs », c'est-à-dire (4). Quelle est la portée du quantificateur tous? L'indéfini pluriel renvoie-t-il à la totalité des cuirs donc à une quantification? Si oui — comme nous le pensons — on se retrouve devant une classe linguistique, c'est-à-dire « cuir » (que nous donnons sous la forme d'entrée de dictionnaire) prise d'abord en compréhension puis en extension ce qui permet de poser une opération de totalisation (que nous appellerons « parcours sur une classe ») reprenant, après les avoir « posés » chacun des éléments composant ladite classe. On se retrouve en quelque sorte devant le problème de l'induction complète qui, en fait, est un problème théorique et ne se réalise que peu souvent et jamais à l'aide du quantificateur. On voit bien comment ici l'apparence syllogistique devient fondamentale : il s'agit de « faire passer » sur une classe prise en sa totalité, des propriétés applicables en fait à chacune des réalisations (actualisation en termes aristotéliciens) de cette entité abstraite (ou matière) appelée cuir. Nous ne nous sommes pas arrêtés à l'analyse de la transformation « le — > tout » mais le problème est linguistiquement intéressant. Nous avons d'une part : a) le (générique) *■ tout (quantificateur) + N,^ b) tous les (quantificateur /déterminant) -(- ^piu le fait qu'il soit possible de remplacer un déterminant par un quantificateur quand on a du continu et que, pour du discret, il faille réitérer une opération de détermination sur chaque élément revient à poser le problème de la compréhension / extension en termes d'opérations sur des classes lexicales non définies a priori1. 1. Nous donnons ici le Tableau 3, tableau récapitulatif des différentes fonctions des déterminants dans le texte : cuir /une / /le (2) sélecteur /dense/ (3) (4) /discret/ générique /dense/ /les/ générique (dans les deux cas) /dense/ ' crème (1) a) classificateur, identificateur. b\ attribue une propriété. /dense/ parcours /discret/ Tableau 3 On reprendra ici le schéma posé par A. Culioli (Séminaire de linguistique formelle, École normale supérieure, 1971-1972) concernant les unités lexicales sur lesquelles portent les opérations de détermination. On se donnera les catégories suivantes : x : classe. Renvoie à du discontinu avec des éléments discernables; en d'autres termes, à du discret. 8 : dense. Possibilité de prélèvement d'une quantité, (i.e. « un peu de crème »). X : compact. On a affaire à du continu strict, c'est-à-dire, à du non sécable. (Dans le domaine linguistique, c'est ce qui pourrait permettre une interprétation des nominalisations). 179 Sophie Fisher et Eliseo Verôn Une approche différente de cette question revient à considérer que ce sont des conditions externes qui viennent déterminer (partiellement) la manière dont notre texte a été produit. Parce que le passage de le cuir à tous les cuirs peut être compris à la lumière du rapport entre un produit donné et la structuration préexistante d'autres produits et de leurs possibles utilisations. Nous formulons donc l'hypothèse (puisqu'il s'agit ici plutôt d'illustrer une démarche que de prouver quoi que ce soit) d'une liaison pré-existante au texte que nous analysons du type : cirage *■ chaussures. Une deuxième hypothèse mettrait à son tour cette liaison en rapport avec un réseau plus complexe d'associations entre des produits, des objets auxquels ces produits s'appliquent et les parties du corps avec lesquelles ces objets peuvent être en rapport. On pourrait ainsi suggérer que ce qui est « bon » pour les chaussures peut ne pas l'être pour d'autres éléments associés à d'autres parties du corps ou à d'autres usages. Et il faut tenir compte du fait que notre texte, au moyen du terme « crème » joue pour ainsi dire dangereusement avec « la peau ». « Tous les cuirs » n'est pas donc seulement, à un niveau plus abstrait, « toutes les choses faites en cuir », ce sont aussi des marchandises concrètes: chaussures, serviettes, etc., univers qui semble être habituellement partagé entre des produits différents. Baranne voulant être un produit non différencié à ce niveau-là, il était indispensable d'accentuer cette caractéristique, ce qui en même temps implique « aller contre » une configuration d'usages déjà établie. On voit bien comment le passage du cirage à la crème est en même temps une « généralisation », pour ainsi dire, de l'emploi. Si l'on nous permet une « homologie » tout à fait publicitaire, on pourrait dire : Baranne est au cuir (à tout cuir, sans restriction de « lieu » ou de « type d'objet ») ce que Nivéa est à la peau... sans distinctions, (sans « tabous »), concernant les parties du corps auxquelles cette dernière peut être appliquée. Qu'il nous soit permis d'insister sur le fait que des hypothèses de ce genre (qui nous semblent intuitivement plausibles) peuvent être mises à l'épreuve sans grande difficulté : il s'agit d'une part de comparer des textes et d'autre part d'enquêter sur les usages. Cette dernière tâche est bien connue des publicitaires. Les deux tâches, bien entendu, doivent pouvoir se rapporter l'une à l'autre : si l'analyse des usages a un intérêt quelconque pour l'analyste des textes, il doit y avoir, dans les textes, des « traces » qui seront mieux comprises à la lumière des usages. C'est, à notre avis, le cas. Autrement dit le producteur du texte tient compte — consciemment ou inconsciemment — des usages au moment de produire son texte et donc ces usages font partie de l'ensemble de contraintes qui définissent le processus de production. 5. Baranne , c'est bien du discours. L'analyse que nous venons de présenter (et qui, d'ailleurs est loin d'être « exhaustive ») voulait signaler la possibilité d'amorcer un travail sur le discursif consistant dans le repérage d'opérations sémantiques. Bien entendu, la théorie Par exemple, si nous prenons un terme du lexique, /arbre / qui appartient à la catégorie x. Après un premier repérage (marqué par : Sit0) qui équivaut à « poser » l'élément, une suite d'opérations se dessine : on peut passer du a qualificatif » (compréhension du terme) au « quantitatif » (possibilité d'opposer unicité et multiplicité). Par ailleurs, le passage d'une catégorie « dense » à du « discret » est faisable au moyen d'opérations dont on peut repérer la trace en surface en utilisant un « vecteur coulissant ». Voir aussi, dans ce même numéro, l'article d'A. Culioli. 180 Baranne est une crème qui pourrait fonder ces repérages n'en est qu'à ses débuts. Mais sans doute peuton déjà suggérer un certain nombre de critères méthodologiques. Premièrement, ces opérations sont des opérations discursives. Nous ne voyons donc pas de raison de postuler qu'elles ont lieu dans les limites de la « phrase » définie comme unité, soit en surface, soit au niveau profond. Deuxièmement, un même indicateur en surface (« une », « c'est parce que... que », etc.) peut impliquer des opérations différentes et cela dépend, justement, du contexte argumentatif donné par le discours environnant. Toute notre analyse a été réalisée en fonction de repérages successifs, d' « accrochages » à différents niveaux, d'opérations que nous posons comme étant des opérations sémantiques. Cela nous a permis en particulier de faire une analyse du déterminant « une » qui supposait deux types de repérages renvoyant à la fonction centrale de l'énonciateur sur son énoncé. Cette « présence » du sujet énonciateur est fondamentale pour une analyse qui refuse la simple taxinomie des formes rencontrées. Si cette publicité nous a séduit, c'est justement parce que nous avons pu déceler, à travers le jeu subtil des marques (ou « traces ») dans les énoncés, une série de repères qui se donnaient comme nécessaires. Essayons d'en donner une représentation : cela équivaudrait à peu près à cette formule « aveuglée » (on a ôté tous les termes de surface ne renvoyant qu'au lexique de l'affiche) : (1) « une /adhérence / <(C)> , « une » (2) /image / /de la / /présupposé/ (2) «si» /image/ ((C<)) , /comparatif/ «si»(3)_ (3) « le » > « les » (4) /générique / /parcours / Les interprétations que nous avons données tout au long de notre analyse permettent de voir le système extrêmement complexe mis en jeu pour « construire » ce faux syllogisme, qui est néanmoins un raisonnement cohérent, avec les opérations d'énonciation qu'on retrouve non seulement dans d'autres textes français mais aussi dans d'autres langues appartenant à des groupes non indoeuropéens. Troisièmement, ces opérations ne sont pas indifférentes aux contraintes « externes » : il ne s'agit pas d'analyser « du discours » en général; une systématisation des connaissances concernant la nature du (ou le type de) discours dont il est question dans un cas particulier, peut aider largement au repérage même des opérations. Bien entendu nous ne disposons encore ni d'une théorie de la production des discours, ni d'une théorie de l'univers des opérations mises en jeu, ni d'une théorie permettant de conceptualiser d'une manière adéquate ces conditions « externes ». Ce qui montre bien jusqu'à quel point ce genre d'analyse est nécessairement provisoire. Nous avons voulu proposer quelques-uns des critères qui peut-être nous permettront un jour de les avoir. Sophie Fisher Paris, Centre d'Études des Processus cognitifs et du Langage, École Pratique des Hautes Études. Eliseo Verôn Paris, École Pratique des Hautes Études