Mémoire, exil et identité dans l`oeuvre de Daniel Moyano

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UNIVERSITE © E BORDEAUX HÎ
• U Ï J L D:ETTJDES-IBERIQUES~ET ^EKO^AMERIGAINES-J
Thèse-àe Doctorat dé Troisième-Cycle
: - . ; " : . : présçritée^paf
^ Sara B0MNTARDEL
Directeur .
"
- Monsieur: le Professeur Yves AGUHA
-
]XJW Ï989 '
:
:
Nous tenons a exprimer notre reconnaissance à Monsieur le
Professeur Yves Aguila pour le soutien qu'il nous a apporté tout
au long de notre travail ainsi que pour ses précieux conseils.
Notre
gratitude
disponibilité
dont
il
va
a
aussi
fait
à
Daniel
preuve
et
Moyano
1'intérêt
pour
qu'il
la
a
manifesté envers notre recherche.
Enfin,
l'I.U. T
B
prodigués.
nous remercions nos collègues de Bordeaux I et de
pour
les encouragements
constants
qu'ils nous ont
"Las obras literarias
no estân fuera de las
culturas
sino que las coronan y en la medida en que estas
culturas
son invenciones
seculares
y multltudlnarias,
hacen del
escrltor
un productor
que trabaja
con las obras de
innumerables nombres. Un compilador,
hubiera dicho Roa
Bastos. El génial tejedor,
en el vasto taller histôrico
de
la sociedad amerlcana. "
Angel Rama, Transculturaclôn narrativa en America Latlna
"Por si tamblên lo ha olvidado, sepa que esta acabando
un siglo terrible.
Hay hombres y armas que pueden
destrulrlo
todo mientras aqui tratamos de reconstruir
con palabras un
pueblo olvidado que ni siquiera
esté en los mapas, vive
saltando de un lugar a otro por la cordillera
para poder
sobrevlvlr.
Minas Altas es un puttado de tlerra, pero también
pertenece a este planeta y vamos a rescatar sus pequeffas
cosas de terrôn porque son nuestra verdad. "
Daniel Moyano, Très golpes de tiabal
"Me ocupo de pensar un hecho para que pueda suceder. SI
no las pensamos, las maravillas se cansan y se van. "
Daniel Moyano, Libro de navlos y borrascas
SOMMAIRE
INTRODUCTION
Littérature nationale et littérature régionale
6
L'ECRIVAIN ET SON CONTEXTE
1. 1. L' écrivain, sa vie et son temps
1. 1. 1. L' enfance à La Falda
1. 1. 2. La découverte de la ville
1. 1. 3. La patrie chica
1.1.4. L'exil
1. 2. La Rioja : une province de 1' autre Argentine
1. 2. 1. La ville coloniale
1. 2. 2. Le temps des caudillos.
1. 2. 3. La Rloja et 1' Argentine de 1' immigration
Notes
25
26
30
40
53
59
59
70
96
115
LES RECITS OU MONDE INTERIEUR
2. 1. Les trois axes thématiques de 1' oeuvre
123
2. 2. L' apprentissage de la mémoire et de 1' exil
2. 2. 1. Le cycle des fictions autobiographiques
2. 2. 2. Les nouvelles du premier exil
2. 2. 3. Les récits de 1' exil dans la ville
2. 2. 3. 1. Le roman de 1' identité aperçue
130
130
153
164
173
2. 3. Vers la région
Notes
193
201
LES RECITS DU MONDE EXTERIEUR
3. 1. L' Argentine de la violence
206
3. 2. L' écriture de la violence
3. 2. 1. L' identité reniée
3. 2. 2. La répression et 1' exil intérieur
3.2.3. La violation de la mémoire et la dissolution
de 1' identité
221
226
236
3. 3. La région et le pays
Notes
246
282
294
LES RECITS DU MONDE DE L'EXIL
4, 1. Exil et littérature argentine
299
4. 2. Le roman de la première étape de 1' exil
4. 2. 1. Les ruptures et les liens
4. 2. 2. Le narrateur du roman
4. 2. 3. L' histoire nationale et régionale
4. 2. 4. In memoriam.
319
330
336
350
363
4. 3. Le roman de la deuxième étape de 1' exil
4. 3. 1. Le temps et 1' espace
4.3.2. Le peuple de l'exil : mémoire, imagination
et identité
374
375
386
4. 4. De la région au continent
Notes
396
404
CONCLUSIONS
408
BIBLIOGRAPHIE
418
INTRODUCTION
Littérature nationale et littérature
régionale
En i960, lorsque Daniel Moyano publie ses premières nouvelles, la
littérature argentine a une grande figure consacrée, Borges, qui
partage
les
jeunes
écrivains
de
l'époque
en
deux
groupes
irréconciliables : ceux qui l'admirent sans réserve et ceux qui le
critiquent durement. Il a déjà écrit ses textes fondamentaux réunis
pour la première fois en 1960 en une édition de ses oeuvres complètes.
La même année parait
Los premtos,
le premier roman de Cortazar,
considéré comme le disciple le plus talentueux de Borges, un auteur
qui dans Las armas sécrétas,
recueil publié en 1958, El
et surtout
perseguidor,
dans une nouvelle de ce
a déjà fait preuve d'une
écriture qui le démarque de son maître. Un autre magistère est aussi
indiscutable dans les années soixante : celui d'Ernesto Sâbato, bien
que son prestige relève plus de ses essais que de la littérature de
fiction car son premier roman, El
tûnel,
a été suivi d'une longue
période de maturation et le roman suivant, Sobre hêroes
y tumbas,
le
plus important de sa production, ne sortira qu'en 1962 .
Dans la décennie précédente une nouvelle génération d'écrivains a
fait une entrée bruyante dans la vie littéraire du pays. On les
appelle les parrlcidas
ou generaciôn
del 55. Il s'agit d'écrivains nés
- 6 -
entre 1920 et
1930, regroupés pour la plupart autour de quelques
revues dont la principale, Contorno,
annonce par son nom l'attitude de
ses fondateurs : Ils établissent avec le contexte social et politique
un rapport passionné et double. D'une part, ils
rendent compte des
conflits de la société argentine sur laquelle ils portent un regard
critique et d'autre part,
produisant
ils tentent d'agir
sur le contexte en
des oeuvres polémiques - parfois même agressives - et
destinées à susciter le débat.
L'année 1955 est celle du coup d'Etat militaire qui renverse le
deuxième
gouvernement
de
Perôn.
L'apparition
de cette génération
coïncide donc avec le début d'une période où le péronisme, loin de
quitter la scène politique, agira constamment sur les gouvernements
civils et militaires ultérieurs malgré la proscription de son parti.
Exilé pendant dix-huit ans mais toujours présent dans la vie politique
du pays à travers la puissante C. 6. T. argentine, Perôn a laissé des
traces indélébiles et à partir de 1955 les options des intellectuels
se placeront
elles aussi dans le cadre de la présence-absence du
péronisme et de toutes les questions qu'elle soulève.
Dès le premier numéro de Contorno,
les Jeunes écrivains vont
analyser l'attitude des intellectuels face au mouvement péroniste lors
des deux premières présidences de son leader. Ils amorcent par là une
critique et une autocritique qui conduiront plus tard à l'adhésion
d'un grand nombre d'intellectuels au péronisme apparemment rénové des
années soixante-dix. Mais l'ardeur révisionniste des parricldas
ne se
limite pas au passé proche. Ils se dressent en général contre tous
leurs aînés, à la fois écrivains et hommes publics, morts ou toujours
- 7 -
vivants, pour l e s démystifier et mettre en évidence l'hypocrisie d'une
élite
Intellectuelle
l'oligarchie.
qui
s'est
faite
complice
des
abus
de
Dans l e premier numéro de Contorno, Ismaël Vifias,
co-
directeur de la revue, écrit :
"Cuando empezamos a enterarnos del mundo al que
pertenecîamos, nos encontramos con una constelaciôn de
nombres que parecîan ocupar cumplidamente su tlerra y su
cielo
: nuestros
hêroes, nuestros
poetas,
nuestros
polîticos, nuestros profesores, nuestros fllôsofos, nuestros
maestros."
"Fuimos aprendiendo puntualmente que pocos de entre ellos
poseian algo de très de sus fachadas. No era el comûn
rechazo juvenil por los antepasados. Era que debajo de los
renunciamientos con aires beatlflcables,
se ocultaba la
ineptitud o la cobardîa ; que debajo de los
gestos,
accionaba el halago a las pasiones faciles y electoreras ;
que proclamas y vocaciones no eran mes que persecuclôn del
tlempo Inmedlato, falslflcaciones.IK'' *
Des
écrivains
Incontestés
sont
littéraire
d'écrire
'cross'
a la
du
passé,
Horaclo
les
Qulroga
des l i v r e s
seuls
et
maîtres
Roberto
"que enclerran
mandibula"*13* correspond
qui
Arlt
la
parfaitement
demeurent
dont
l'Idéal
violencia
de un
à l'Idéal
de
littérature engagée qui anime la nouvelle génération et auquel
les
théories de Sartre ne sont pas étrangères. Mais ces théories viennent
se greffer
sur une longue tradition née avec l e pays lui-même et
périodiquement réactualisée par l e débat de ses i n t e l l e c t u e l s .
Ainsi, en 1920, ceux qui commencent à écrire à une époque marquée
à la f o i s par la Première Guerre Mondiale et par l e s répercussions de
la Révolution Russe, trouvent dans l'Argentine,
encore prospère, des
présidents Yrigoyen et Alvear et dans un climat d'enthousiasme et de
- 8 -
liberté
d'expression
qui
ne
durera
pas
longtemps
la
possibilité
d'étaler leurs querelles au grand jour.
Deux groupes s'affrontent dans leur conception de la littérature.
Leurs quartiers généraux sont les deux revues littéraires qui les
représentent
respectifs
:
Martin
Fierro
et
Clarîdad.
V adresse
des
sièges
de ces deux revues permet d'identifier les membres de
chaque groupe.
A Boedo, un quartier ouvrier de Buenos Aires, a ouvert
ses portes la revue Clarîdad.
Dans Florida, l'élégante rue piétonne
aux magasins de luxe, se trouve le siège de Martin
A travers Martin
et Prlsmas,
Fierro
s'expriment
Fierro.
et deux revues qui l'ont précédée, Proa
les écrivains influencés par les différents
mouvements européens d'avant-garde. Borges rentre au pays en 1921 et
avec lui arrive la nouveauté de l'ultraïsme. Oliverio Girondo vient de
publier en France Velnte poeaas para ser
leidos
livre issu de la rencontre de l'auteur
avec
en el
tranvia,
un
le futurisme et le
dadaïsme.
De nombreux écrivains font partie du groupe Florida : à Borges et
Girondo s'ajoutent
Leopoldo
Eduardo
Gonzalez Lanuza, Raûl Gonzalez Tuffon,
Maréchal, Ricardo GUiraldes - un écrivain qui exerce une
sorte de magistère spirituel sur les plus jeunes -, Carlos Mastronardi
et
beaucoup
également
d'autres
moins
connus aujourd'hui.
Il
faut
signaler
la collaboration de Macedonio Fernandez, un auteur très
particulier qui sera découvert et très apprécié dans certains cercles
littéraires quelque temps après, et qui dans les années vingt rejoint
les jeunes de Florida.
- 9 -
Le
groupe
se
rassemble
autour
de
quelques
postulats
fondamentaux : affirmation de la singularité de l'oeuvre littéraire et
de la totale
liberté du créateur,
refus de la réthorlque post-
moderniste et du sentimentalisme, priorité à la recherche stylistique.
L'attitude
ludique,
irrévérencieuse
et
parfois
délibérément
provocatrice est une autre caractéristique des membres du groupe. Le
Manifiesto
du premier numéro
de Martin
Fierro
témoigne de cette
attitude typique de l'irruption des avant-gardes européennes :
'Trente a la impermeabilidad hipopotâmica del 'honorable
pûblico'.
Frente a la funeraria solemnidad del hlatortador y del
catedrâtico, que momlflca cuanto toca.
Frente al recetarlo que Inspira las elucubraciones de
nuestros
mes 'bellos'
espîritus
y a la aflciôn
al
ANACRONISMO y al MIMETISMO que demuestran.
Frente a la rldfeula necesldad de fundamentar nuestro
nacionallsmo Intelectual, hlnchando valores falsos que al
primer pinchazo se deslnflan como chanchitos.
Frente a la incapacidad de contemplar la vida sin escalar
las estanterias de las blbllotecas.
Y sobre todo, frente al pavoroso temor de equivocarse que
parallza el mismo impetu de la juventud, mâs anquilosada
que cualquier burôcrata jubilado :
'Martin Fierro slente
la necesldad imprescindible
de
deflnirse y de llamar a cuantos sean capaces de percibir
que nos hailamos en presencia de una NUEVA sensibilidad y
de una NUEVA comprenslôn, que al ponernos de acuerdo con
nosotros mismos, nos descubre panoramas insospechados y
nuevos medios y formas de expresiôn."*33
L'attitude
des membres de Boedo est
toute
autre.
Le groupe
commence à s'exprimer à p a r t i r de 1924, d'abord à t r a v e r s l e s revues
Dinamo et
Extrema
Izquierda,
plus
tard
à
travers
Claridad.
Les
écrivains de Boedo sont l e s h é r i t i e r s de la l i t t é r a t u r e sociale de
-10-
1900 elle-même produit du naturalisme de 1880. La littérature sociale
de 1900 est une littérature à thèse pratiquée par des écrivains
anarchistes qui trouvent leur thèmes dans les conflits découlant de la
croissance
vertigineuse
du prolétariat
bourgeoisie issue de l'immigration,
caudillo
radical
urbain
et
de la petite-
celle qui en 1916 vote pour le
Hipôlito Yrigoyen et le porte à la présidence de la
République. Le dramaturge Florenclo Sànchez, le romancier Julio Payrô
et
le
poète
populaire
Evaristo
Carriego
sont
les
principaux
représentants de ce naturalisme de la fin du XIXe siècle qui constitue
le point de départ des écrivains de Boedo.
Alvaro
Yunque,
Roberto
Mariani,
Leonidas
Barleta
et
Elias
Castelnuovo sont les membres du groupe qui ont atteint la plus grande
notoriété.
Leur position par rapport
à la littérature se trouve
synthétisée dans l'édltorlal de la revue Los pensadores
de janvier
1926 :
'la cuestiôn empezô en Florida y Boedo. El nombre o la
designacion es lo de menos. Tanto ellos como nosotros
sabemos que hay algo mes profundo que nos divide. Una
série
de causas fundamentales fomentaron la
division.
Excluidos los nombres de calles y personas, quedamos en
pie lo mismo, ellos y nosotros.
Vamos por caminos
completamente distintos
en lo que concierne a la
orientaclôn literaria ; pensamos y sentimos de una manera
distinta. Repitamos ahora que ellos carecen de verdaderos
idéales. Fuera del presunto idéal de la literatura,
no
tienen otro idéal. La literatura no es un pasatiempo de
barrio o de camorra, es un arte universal cuya misiôn
puede ser profética o evangélica."'*"
Le réalisme de Boedo est le résultat de la convergence de la
littérature sociale de 1900 et de la lecture de Barbusse, Romain
- 11-
Rolland, Andreiev et Tolstoï. L'oeuvre d'art, selon les conceptions de
Boedo, doit rendre compte du contexte social et sensibiliser les
lecteurs aux problèmes des plus démunis. Elle a donc un rôle important
et ne peut pas être réduite à un passe-temps ou à la recherche des
effets esthétiques qui profitent de la couleur locale de la banlieue
de Buenos Aires. La critique des poèmes de l'étape criollista
Borges perce dans les mots barrio
de
et camorra car les duels au couteau
des guapos de la banlieue et des rues où ils faisaient la loi grâce à
leur courage semblaient
Lima de enfrente,
exercer un charme secret sur le Borges de
un livre de poèmes publié en 1925.
Si pour les écrivains de Florida l'expérimentation des formes
nouvelles était d'une importance capitale, pour ceux de Boedo elle
est un jeu sans importance qui détourne la littérature de sa haute
mission humanitaire. Le désir d'émouvoir et d'éveiller la pitié des
lecteurs est à l'origine de l'utilisation
appelée hwnlldista
ou pietista,
d'une forme de réalisme
parfois lourde d'un messianisme qui
est à 1* origine du vieillissement rapide des textes des auteurs de ce
groupe.
L'admiration des membres de Boedo pour les écrivains russes fait
l'objet de la raillerie de ceux de Florida qui inventent l'adjectif
"boediska" pour qualifier la littérature de Claridad.
En fait, les uns
et
pour
les
autres
déploient
toute
leur
ingéniosité
s'attaquer
mutuellement et gagner une guerre qui a lieu sur le papier. Pris au
piège des enfants terribles de Florida les écrivains de Boedo oublient
-12-
souvent
leur
"mission
sacrée"
et
se lancent
eux aussi dans les
épigrammes et les portraits satiriques.
Les
différences
idéologiques
n* étaient
tranchées que l'artillerie verbale de l'époque
pourtant
pas
aussi
et les commentaires de
la critique ultérieure ont pu le laisser supposer. Un poète comme
Gonzalez Tufiôn, appartenant au groupe Florida, de par ses idées de
gauche et son penchant pour les thèmes populaires, était plus proche
des écrivains de Boedo que de ses collègues de Martin
Fierro.
Mais à
partir de l'expérience de ces affrontements une nouvelle antinomie,
réalisme social- avant-garde,
qui deviendra plus tard
l'antinomie
réalisme critique - littérature fantastique, vient s'ajouter sur le
plan littéraire à celles qui orientent les options du pays depuis le
XIXe
siècle
criollos
-
: civilisation
- barbarie
; capitale - intérieur ;
immigrés. Dans un pays jeune où le contraste entre la
pauvreté et
la richesse est
un peu moins spectaculaire que dans
d'autres pays latino-américains mais certainement beaucoup plus marqué
que dans les pays industrialisés, le lien de l'écrivain et de sa
communauté
est
rappelé
sans
cesse
par
les
urgences
de
la
vie
quotidienne. Ecrire n'est pas seulement réaliser une vocation, c'est
prendre position par rapport
grande
que
la réponse de chaque auteur
définition politique et une
fois le grand
diffusées
est
succès des théories de Sartre
réactualisées
ressentie comme une
obligation morale. Cela explique à la
dans les années cinquante et
périodiquement
parrlcldas
à une réalité dont l'emprise est si
par
les
sur la littérature
l'ardeur
nouvelles
des polémiques
générations.
Les
reprennent à l'aide de formes littéraires différentes la
- 13-
place des écrivains de Boedo. Ils préfèrent s'attacher aux contenus
que travailler les formes littéraires. Bien écrire est une valeur
secondaire mais au lieu d'émouvoir comme leurs aînés de Boedo Ils ont
choisi de démasquer et frapper.
Cette génération,
dont
le principal
représentant
est David
Vlfias, se dresse, à quelques rares exceptions près - c'est le cas de
Hector
Alvarez
Murena
-
contre
la
conception
irrationaliste
et
pessimiste de quelques auteurs d'essais ayant eu une grande influence
à partir de 1930. En effet, la crise économique et politique des
années trente est un constat d'échec du projet libéral mis en oeuvre
par les Padres
de la
essayistes
proposent
rassembler
dans
Patria
des
au XIXe siècle. Face à la crise, les
explications
une caractéristique
différentes
commune
qui
peuvent
se
: elles montrent
le
scepticisme radical qui s'est emparé de la classe moyenne quant aux
qualités du pays et de ses habitants. L'identité nationale devient une
préoccupation obsédante et l'on essaie
l'échec
en se tournant
vers
d'expliquer les raisons de
les sources
de la formation
de la
nationalité, produit d'une addition de mémoires fragmentaires du passé
qui sont privilégiées les unes au détriment des autres selon l'optique
des différents auteurs : les racines hispaniques ou indiennes, la
Bouche criolla
avec ses variantes patricienne et populaire ou 1'apport
des immigrés de la fin du XIXe siècle.
Radiografîa
una pasion
de la pampa de Ezequiel Martînez Estrada, Historia
argentins
de Eduardo Mallea, El pecado original
de H. A. Murena, Historia
del
desarralgo
argentine
de
de America
de Julio Mafud,
font partie du grand nombre d'essais consacrés à étudier le problème
- 14-
de l'identité à partir d'une sociologie intuitionniste influencée par
la pensée de Spengler, Keyserling, Ortega y Gasset et Waldo Frank. De
tous les auteurs cités, c'est Martinez Estrada qui fait figure de
maître.
Il
réactualise
l'opposition
civilisation
-
barbarie
en
l'appuyant sur un déterminisme tellurique : les maux de l'Argentine la pauvreté spirituelle,
déterminés
par
l'inauthenticité,
l'isolement
du
pays
la cupidité - ont
confiné
à
l'extrême-sud
été
du
continent et par l'élevage qui est source de déracinement. La barbarie
est
une fatalité qui ne touche pas seulement
le désert mais les
grandes villes.
Un courant nationaliste avec ses deux variantes : le courant
révisionniste de
droite - les historiens Ernesto Palacio, José Maria
Rosa - et le courant populiste - Raûl Scalabrini Ortiz et Arturo
Jauretche - cherche
les racines
de la crise dans la dépendance
économique du pays vis-à-vis de l'Angleterre au XIXe siècle. La remise
en
question
du rôle
joué par les libéraux
situation de dépendance aboutit
argentins dans cette
à une révision de l'attitude des
écrivains et de leur soumission aux modèles européens. Nacionalisao
europeîsmo,
est une autre
-
opposition mise en évidence par la crise de
1930 et un thème qui suscite des polémiques
passionnées. En 1972, à
l'occasion de la visite de Nathalie Sarraute à Buenos Aires, Ernesto
Sâbato critiquait l'attitude de certains intellectuels de Buenos Aires
face aux modes littéraires françaises :
"A raiz de la visita de Nathalie Sarraute, une vez mes se
manifesta ese colonialisme» intelectual que en otro tiempo
constituyô una de de nuestras mâs sérias calamidades
nacionales, y que todavîa hoy vuelve a reaparecer con
-15-
motivo de esta clase de turlsmo. Las declsiones de esta
escritora sobre la esencla de la llteratura, sus dictémenes
sobre la realldad y la novela, sus estâtutos sobre el
destina de la narrativa, sus ôrdenes, mandamlentos y
disposlclones al alumnado aborlgen fueron reclbidos en
medlo de un adecuado silenclo. (...) Séria fertilisante
llevar
a cabo una sociologïa y hasta una psicopatologïa de los
sentimientos y resentimientos
que dan origen a estos
fenômenos de éxtasis
venerativo ante ciertas
culturas
prestigiosas, y particularmente ante todo lo que nos llega
de Paris."<s>
Sâbato dénonce également l e s excès c o n t r a i r e s qui consistent
rejeter
à
l e s autres cultures afin de préserver la s p é c i f i c i t é de la
c u l t u r e nationale :
"Jorge Abelardo Rames acusa a los mejores
escritores
argentinos de estar lnfluldos por los europeos, de
inspirarse en la cultura literaria de judïos como Kafka,
franceses como Sartre, alemanes como Nietzsche o Htflderlin.
^Hace su acusaciôn utilizando el instrumental filosôfico de
los querandîes, o al menos de los aztecas ? No, seffor :
mediante una teorïa elaborada por el judio Marx, el francés
Saint-Simon, el aleman Hegel. Y escribe todo eso en
vénérable y longevo espatiol, en lugar de hacerlo en
charrûa o idioma pampa."<Si
Dans l e s années soixante-dix l e fossé qui sépare l e s
du nationalisme
littéraire
et
les
uni versaiistas,
défenseurs
s'élargit
avec
l ' a r r i v é e des nouvelles générations qui adhèrent à la c r i t i q u e de la
c u l t u r e de l ' é l i t e europeîsta
f a i t e par des auteurs issus des rangs du
péronisme ou des courants p o l i t i q u e s qui l e soutiennent.
Etant donné que la plupart des e s s a i s cherchant la s p é c i f i c i t é de
l'identité
argentine,
tentent
de la cerner dans l e s rapports
entre
l'Argentine et l e s pays modèles, l e s p a r a l l è l e s avec l e s a u t r e s pays
-16-
de l'Amérique
Latine
ne sont
pas établis,
ce qui constitue une
constante dans l'histoire du genre. Manuel Ugarte, qui avait écrit en
1910 El porvenir
de America Latina et, en 1924, La patria
Grande, reste
longtemps oublié. Ni ses livres ni ses conférences lors de tournées
faites dans les pays de l'Amérique Latine ne laissent de traces dans
la vie culturelle argentine et ses efforts pour faire comprendre
l'unité historique des pays latino-américains ainsi que la nécessité
de
l'union
politique
de
leurs peuples n'obtiennent
aucun succès.
Quelques Intellectuels de gauche, dont Abelardo Ramos, s'occupent dans
les années cinquante de le faire sortir de l'ombre.
Dans
la
polémique
suscitée
par
la
recherche
de
l'identité
nationale il faudrait introduire un autre clivage né de la diversité
du
paysage
physique
et
humain
et
du
développement
économique
irrégulier connu par le pays. Le déterminisme tellurique de Hartinez
Estrada et de ses disciples tient surtout compte de l'existence de la
pampa et du sentiment d'infini et de solitude qu'elle fait naître. On
applique au reste du pays - les habitants des forêts sub-troplcales de
Tucumân, les populations des vallées calchaquies et de Santiago del
Estero qui parlent encore le quechua, les descendants des Guaranis
(des métis
établis à proximité des grands fleuves du Littoral,
bilingues eux-aussi) - des théories sur 1'identité nationale élaborées
à partir des caractéristiques de la pampa humide dont le centre est
Buenos Aires. Bernardo Canal Feljôo,
medlterrânea
auteur de De la
(194-8) et de Teorîa de la cludad argentina
plus important parmi les rares
estructura
(1951) est le
essayistes qui ont cherché à envisager
le problème de la culture argentine à partir d'une perspective se
- 17-
plaçant du point de vue de 1' intérieur du pays et non de celui de la
région côtière où se situe la capitale. Cela n'est pas un hasard : il
est originaire de Santiago del Estero, la province qui compte la ville
la plus ancienne du pays et une population où les empreintes du passé
indien sont encore très évidentes.
Le
problème
de
la
littérature
régionale
est
justement
lié à
l'optique choisie pour étudier et classer la culture de l'intérieur et
pour définir la spécificité de l'identité nationale.
Lors
d'un
congrès
de
Littérature
régionale
ayant
eu
lieu
à
Tucuman en 1987, David Lagmanovich professeur à l'Université de Buenos
Aires et auteur du seul livre qui s'occupe de la littérature du NordOuest déclarait à la presse :
"Cuando Daniel Moyano, Tomes Eloy Martinez y Hector Tizôn
Vivian respectivamente en La Rioja, en Tucumân y en Jujuy,
escribian bien, muy bien, pero tenîan pocos lectores. Eran
escritores
'régionales'. Hoy, que tienen acceso a las
grandes editoriales e incluso al mercado internacional, son
escritores argentinos. Pienso que lo 'régional' es aquello
no procesado a travês de un mecanismo de acceso a la
cultura, que tiene sede en Buenos Aires. Entonces la
literatura
del
interlor
y
sus
autores,
quedan
7>
marginalizados. "*
La marginalité de ces écrivains ne fait que reproduire celle des
régions où ils habitent.
peut
Le problème de la littérature régionale ne
donc être envisagé sans tenir compte des contrastes existants
entre Buenos Aires et
l'intérieur
du
pays
où
sa région
seules
environnante,
quelques
villes
la pampa humide,
telles
et
que Côrdoba,
Rosarlo, Santa Fe, Mendoza et Tucumân ont réussi à avoir un certain
-18-
développement
Industriel.
Le
Gran Buenos
Aires
constitué
par
la
c a p i t a l e et l'anneau urbanisé qui 1* entoure concentre cinquante pour
cent
des
établissements
population
totale
de
Industriels
l'Argentine.
du pays
Les
et
un t i e r s
provinces
de
Isolées
la
par
l'Insuffisance des moyens de communication, r é d u i t e s aux mono-cultures
pour approvisionner en matières premières l e s centres i n d u s t r i e l s et
obligées de demander des aides au gouvernement central, souffrent
endettement
chronique
fonctionnaires,
bourgeoisie
seul
dû
en
partie
au
moyen de masquer
provinciale.
N'ayant
paiement
le
jamais
été
d'un
excès
de
chômage de
la
petite-
intégrées
au
projet
l i b é r a l du XIXe s i è c l e e l l e s sont r e s t é e s à l ' é c a r t
économique de l a
d'un
de l ' é v o l u t i o n
zone p r i v i l é g i é e du L i t t o r a l et reproduisent sur l e
plan interne la s i t u a t i o n du pays sur l e plan i n t e r n a t i o n a l .
Les écrivains de ces zones entretiennent avec l e centre c u l t u r e l
des rapports
semblables
entretiennent
avec la c u l t u r e des pays développés : i l s
entre l'admiration
à
ceux que l e s
auteurs
de Buenos
Aires
fluctuent
inconditionnelle et l e refus catégorique.
Adolfo
Prieto dit à ce propos :
'la gran polîtica se hace siempre en Buenos Aires, los
grandes negocios se resuelven siempre en Buenos Aires, el
gran arte existe cuando lo reconoce Buenos Aires. Si esto
es asî, suena natural entonces que un sector importante de
la poblaciôn résidente en provincias asuma una actitud de
satelismo frente a las decisiones, el gusto y las pautas
de prestigio
imperantes en Buenos Aires. Esa actitud
implica, ya sabemos, tanto la aceptaciôn reverenclal de
cualquier hecho o iniciativa que provenga de la metrôpolis,
como la incapacidad de comprender - y menos de
estimular - cualquier acontecimiento propuesto fuera de
los habituales
indlcadores porteftos. El pûblico que
corresponde a este sector de la poblaciôn estimaré solo la
- 19-
literatura
que se încluya en los catâlogos de las
editoriales porteffas. Sus escrltores îanguidecerén en la
espéra de la nota bibliogrâflca que consagre sus desvelos
en las paginas de 'la Nation" y 'la Prensa" o apostando al
ensuetio de un concurso que introduzca sus nombres en los
circuitos editores de Buenos Aires. (...)"
"En el otro costado de la vert lente se inscriben los signos
del regionallsmo. El reglonallsmo Juega en el orden interno
el papel que el nationalismo desempeffa en el orden
International. SI este actûa como una toma de contientia,
como un reto a una situation de minus valia histôrica,
aquêl se propone como una exaltation de los valores del
lugar o de la comarca marginados o sometidos a las
tendencias de un proceso que las desborda.""1*3
Pour l e s écrivains régionaux qui veulent échapper à l'hégémonie
de Buenos Aires, l'engagement et la quête de l ' i d e n t i t é deviennent un
problème beaucoup plus complexe que celui des écrivains de la capitale
I l ne s'agit pas seulement d'affirmer une personnalité l i t t é r a i r e par
rapport aux modèles étrangers mais de se définir dans un contexte
national qui n'est pas homogène. Face à la culture de la pampa humide
transformée
processus
par
l'apport
de
d'industrialisation,
l'immigration
il
y
a
européenne
des
cultures
et
par
le
populaires
régionales qui restent plus proches de c e l l e s des pays voisins que de
la culture portègne. La diversité du pays n'est donc pas seulement le
fruit de son extension mais aussi des temps différents vécus par l e s
régions qui l'intègrent et leurs traditions culturelles.
Il suffit
de comparer quelques romans é c r i t s aux environs des
années cinquante
t e l s que Donde haya Dios d'Alberto Rodriguez et
Shunko de Jorge Abalos à des romans qui récréent l e milieu urbain
portègne à la même époque pour mesurer le fossé existant entre la
culture et le degré d'évolution socio-économique de la pampa humide et
-20-
c e l l e s de quelques régions de l ' i n t é r i e u r .
Donde haya Dios
raconte l ' h i s t o i r e de la l e n t e agonie des laguneros,
(1955)
l e s descendants
des indiens Huarpes qui habitent encore l e s t e r r e s autrefois
fertiles
de la lagune de Guanacache s i t u é e sur la f r o n t i è r e commune à t r o i s
provinces argentines : San Juan, Mendoza et San Luis. Shunko (1949) de
Jorge Abalos, fruit
de l'expérience acquise par l ' a u t e u r l o r s de son
séjour à Santiago del Estero en tant q u ' i n s t i t u t e u r ,
est un roman qui
décrit l e monde de la c u l t u r e quechua du Nord-Ouest et l a misère de
l'une
des provinces l e s plus délaissées du pays.
Les deux
récits
trouveraient plus naturellement leur place à côté de El mundo es ancho
y ajeno ou de Huaslpungo
qu'à côté
pour ne c i t e r que
représentants prestigieux de deux courants
deux
de l'oeuvre d'Arlt ou de Borges
divergents de la l i t t é r a t u r e nationale.
Eloignés des b a t a i l l e s l i t t é r a i r e s de Buenos Aires, l e s auteurs
régionaux ont néanmoins leur propre débat dont témoigne entre a u t r e s
une revue l i t t é r a i r e de Tucuman. En 1944, quelques poètes du NordOuest forment un groupe - La Carpa -
et définissent dans un manifeste
leur a t t i t u d e face au régionalisme :
"Se esta aqui en mes cercano contacto con la tlerra, con
las tradiciones y el pasado, elementos
auténticamente
poétlcos que no son responsables de las secreciones de
cierto nativismo mezquino que encubre su prosa con el
înjerto de glros régionales y de palabras aborigènes. Por
ello proclamamos nuestro
absoluto divorcio
con esa
floraciôn
de poetas
'folkloristas'
que ensucian
las
expresiones del arte y del saber popular
utilizândolas
como lngredlentes supletorlos de su Impotencia lîrica."*5'3
-21-
Le folklorlsme est, d'après ce manifeste, un danger à écarter par
la littérature régionale au même titre que le plat réalisme désuet
l'est par rapport à la littérature nationale. Mais dans le cas de la
littérature
régionale
le
danger
est
plus
grave
du
moment
que,
soupçonné de se tourner vers le folklore, l'écrivain verra son nom
inscrit dans les chapitres spéciaux des histoires de la littérature
argentine
consacrés
à
la
littérature
folklorique,
de
véritables
dépotoirs d'oeuvres, dont certaines sont pourtant assez éloignées de
l'inspiration
qu'on
literatura
argentine
Capltulo*11
*,
leur
attribue.
bien
l'Historla
de
la
en six tomes de Rafaël Alberto Arrieta<10> que
l'histoire
fascicules par le Centro
de
la
Editer
littérature
argentine
de America Latina
critères semblables
le matériel
partiellement
vielles
aux
Aussi
en
organisent selon de
littéraire ayant
coutumes,
publiée
trait
même très
ou
croyances
traditions
régionales : un dernier chapitre traite conjointement ce matériel et
quelques
formes
du
folklore
cancioneros,
(légendes,
contes
populaires).
En raison des circonstances de sa vie d'abord, puis comme fruit
d'un
choix
convergence
vital,
de
la
Originaire
de
Daniel
Moyano
littérature
vient
nationale
se
et
placer
de
en
la
point
de
littérature
régionale.
1'intérieur
du
pays,
autodidacte,
ayant
pris
contact avec le monde du travail à l'âge où d'autres jeunes font
encore leurs études secondaires, Moyano a suivi un chemin particulier
-22-
qui le démarque de la plupart
de ses collègues,
les écrivains des
années soixante.
Aux
différences
provinciale
découlant
de
sa
formation,
de
son
enfance
et de son lieu de résidence - 1'une des régions les plus
frappées par la misère au Nord-Ouest du pays -, s'ajoute une attitude
maintenue et réaffirmée même lorsque, à la suite de la publication de
ses oeuvres mûres, il commence à occuper une place importante dans la
littérature argentine :
Moyano se montre peu enclin à débattre des
théories
à
littéraires
renouvelées
dans
les
et
se
revues
mêler
et
les
des
polémiques
suppléments
périodiquement
culturels
de
la
capitale. C'est dans son oeuvre qu'il faut trouver des réponses et des
définitions sur la place et la fonction de l'écrivain dans la société
et sur la question de l'identité, deux préoccupations constantes dans
la littérature argentine.
Sa condition d'écrivain "régional", sa présence discrète dans le
monde
des
l'origine
lettres
d'une
et
sa
situation
modestie
qui
exceptionnelle
serait
autrement
sont
peut-être
inexplicable
:
à
la
critique argentine ne lui a consacré en général que quelques articles
brefs
et
toujours
élogieux,
mais
qui
n'ont
pas
été
suivis
d'une
analyse plus poussée de l'oeuvre. Et en cela, Hoyano a partagé l'exil
intérieur de l'écrivain provincial, reflet d'un déséquilibre de longue
date qui dépasse largement le cadre de la vie littéraire.
-23-
Notes
(1)
H.
LAFLEUR,
S. D.
PROVENZANO,
Las
F. ALONSO,
literarias
argentinas
(1893-1967), Buenos Aires
Editor de America Latina, 1962, p. 256.
(2)
R. ARLT, prôlogo
a Los lanzallamas,
revistas
:
Centro
Barcelone : Brughera,
1980.
<3>
El periôdico
Martin Flerro, Selecciôn y prôlogo de A. PRIETO,
Buenos Aires : Galerna, Coleccion Las Revistas. I., 1968,
p. 13.
(4)
Cit.
par C. R. GI0RDAN0,
Capitulo. la historia
de 1968, p. 975.
(5)
E.SABATO, La cultura
"Boedo
y el
de la literatura
en la
tema
social",
argentins
encrucijada
in :
(41), mayo
nacional,
Buenos
Aires : Edlciones de Crisis, 1972, p. 71.
(6)
Ibid.,
(7)
D. LAGMANOVICH, "La literatura régional argentina
claves", in : La Gaceta. 16 de octubre de 1988, p.11.
(8)
A. PRIETO, Literatura
y subdesarrollo,
Biblioteca, 1968, p. 155.
(9)
D. LAGMANOVICH,
p. 27.
La
llteratura
del
y sus
Rosario : Editorial
noroeste
argentino,
Rosario : Editorial Biblioteca, 1974, p. 22.
(10)
Varios
autores,
Historia
de
la
literatura
argentina
(dirigida por Rafaël Alberto Arrieta), tomos I a VI, Buenos
Aires : Peuser, 1960.
(11)
Varloa autores, Capitulo,
la historia
de la
llteratura
argentina. (Lectura final a cargo de Adolfo Prleto),
59
fasciculos,
Buenos Aires
: C.E.D.A.L.,
mayo de 1967setiembre de 1968.
-24
L« ECRIVAIN
ET SON CONTEXTE
1.1. L ' é c r i v a i n ,
sa v i e e t son
temps
En a v r i l 1987, un soulèvement m i l i t a i r e met en danger 1* existence
du régime constitutionnel
que l'Argentine vient
de retrouver
après
presque huit ans de d i c t a t u r e m i l i t a i r e . A c e t t e occasion, l e journal
espagnol El Pals publie un a r t i c l e de Daniel Moyano qui nous fournit
l'occasion
peu
banale
d'amorcer
une
approche
de
l'homme
et
l ' é c r i v a i n avant même sa date de naissance car dans cet a r t i c l e
remonte de façon imaginaire à sa vie prénatale :
'ïtescte hace poco mes de medio siglo, cuando los militares
argentinos son noticia es porque algo sucio se Juega, Aîgo
que puedé llevar otra vez el péndulo democracla-dictadura
para el lado de la segimda, El Juego comenzô el 6 de
setiembre de 1930, cuando las fuerzas armadas salieron a
la calle por primera vez para derrocar al Gobierno legittmo
del présidente Yrigoyen, perteneclente
a la Union Civica
Radical <UCR), el mismo partido polîtico al que pertenece
el actual présidente Alfonsïn. Los carros de combate por la
entonces apacible Buenos Aires, los milltares exaltados y
los sables desnudos buscando el cuello de Yrigoyen
provocaron, segûn crônicas familiares,
centenares
de
nacimientos prematuros, amên de abortos, sîncopes y otras
calamidades. Yo estaba en Buenos Aires, aunque dentro del
vientre de mi madré aquel 6 de setiembre, me faltaba un
mes Justo para nacer. Le tuve miedo al golpe, y supongo
que rabia, desde dentro. "Casi naciste de un susto", me
dijo mi madré affos después, Por eso, cada vez que oigo
ruidos de sables siento miedo y rabia, una regresiôn a
contravida que me coloca otra vez en una situaciôn
intrauterina"
"J
-25-
de
il
Pour celui qui a parcouru les récits de Moyano et surtout pour celui
qui connaît les nouvelles et les romans écrits à partir de 1966, ces
coordonnées
spatio-temporelles,
Buenos
Aires-1930,
avec
toutes
les
connotations qu'elles prennent dans la vie du pays, suscitent une première
réflexion: elles apparaissent comme
deux symboles du pouvoir contre
lesquels réagit l'oeuvre sur le plan des réponses aux réalités sociales,
politiques
et
culturelles
de l'Argentine.
Le substrat
idéologique
des
narrations
de Moyano, en particulier celles écrites après 1966, semble, en
effet, se nourrir du refus de ces deux circonstances qui ont marqué la
naissance de l'auteur: le
pouvoir militaire qui à partir de 1930 fait
irruption périodiquement dans le pays, et Buenos Aires, capitale abusive et
démesurée, devenue l'image d'un autre pouvoir exercé au long du temps. Les
circonstances de la vie de notre auteur et l'histoire de sa région
aideront à déterminer
nous
les origines, la nature et l'évolution de ce refus
dans les formes littéraires.
Pour brosser un tableau rapide de la vie de Moyano, nous allons nous
appuyer A la fois sur des reportages, des entretiens avec l'auteur et sur
quelques-unes des nouvelles appartenant principalement
étape
de
son
oeuvre,
dont
Moyano
n'a
jamais
à
caché
la première
la
filiation
autobiographique.
1.1.1.L'enfance à La Falda
Le coup d'Etat d'Uriburu, événement qui détermine le début d'une
tradition de rupture des cadres institutionnels et qui conditionne ainsi
toute l'étape historique dans laquelle se déroulera la vie de Moyano, a des
-26-
effets Immédiats sur la situation familiale. Le père, employé municipal
partisan d'Yrlgoyen, perd son emploi et part en province avec sa famille.
Ils s'installent
immigrants
à La Falda où habitent les grands-parents maternels,
italiens
qui s'étaient
établis
d'abord au Brésil,
Argentine. La Falda est une petite ville touristique
puis en
de la province de
Côrdoba, située au milieu des sierras centrales. Elle apparaît en filigrane
dans une des dernières nouvelles de Moyano:
"Ahî te dejan, dando vueltas en el jardin amurallado. Y
culdado con salir, los rios serranos en verano son
tremendos. Ademés del peligro permanente de ahogarse estân
las corrientes imprevlstas."
"En ese lugar habîa dos posibilidades
de sobrevivir:
fabricar dulces o tener muchos caballos para alquilar a
los turistas que inventaron ese pueblo. Lo inventaron para
el verano y se iban en -invierno" CS3
A partir de 1936 avec la mort de sa mère, commence une période de
continuels changements. L'enfant
passe d'un village à un autre, d'une
famille à une autre, sous la tutelle de différents oncles. Les conditions
matérielles de vie -"aunque habîa algunos de fortune, a mi siempre me
tocaron los tîos pobres"ts*-
et le sentiment de marginalité résultant de la
vie au sein de familles où i l ne trouve pas le substitut du foyer perdu ni
du père absent, le marquent d'une profonde empreinte à en juger par les
thèmes abordés dans la première étape de son oeuvre. La première nouvelle
que l'auteur se rappelle avoir écrit, parle
d'un enfant solitaire, vivant
entouré de parents peu affectueux. Ces derniers ne cachent pas leur
animosité envers le père de l'enfant sur lequel le narrateur laisse planer
l'ombre d'une faute qui aurait Impliqué un châtiment mais qui ne suffit pas
à l'éloigner de l'amour de son fils:
-27-
"Ahora que el padre era una figura despojada e inocente,
ahora que sua recuerdos nacian de él como una gran luz
purificada, el padre no venia, Y esa imagen,esos recuerdos,
lo sustituîan
tristemente, valïan de algûn modo por el
padre mismo. Dio unos pesos por el patio y slntlô que si
el padre no venia tendria que golpear la puerta y pedlrles
perdôn. Fero ahora ios poseîa de algûn modo, habîa
rescatado de las tinieblas el rostro bueno y castigado y
los labios resecos por el alcohol." ***
La personnalité de l'un des tuteurs chez qui le hasard le conduit,
constituera
un
noyau
obsessionnel
de
la
mémoire
a
partir
duquel
s'articulent
des nouvelles telles que La lombriz, publiée en 1964, et
plusieurs autres, écrites dans les années suivantes. L'expérience marque s i
profondément l'enfant que Moyano avouera en 1975 avoir commencé à écrire
pour essayer de comprendre les raisons des attitudes de son oncle*6'Un épisode banal, un jour où l'enfant s'amuse à lancer des pierres sur
les
trains
qui
traumatisante que
passent,
va
l'entraîner
dans
une
expérience
les précédentes:
"Yo vivîa en Alta Gracia con los tîos que aparecen en "La
lombriz". Era un infierno, un mundo terrible. Parece que
nosotros, los niffos, habîamos apedreado un tren. Es posible,
Para asustarnos y a causa de la histeria en que vivîan
mis tîos, nos llevaron a todos a la comisarîa. Un tal De la
Vega, alto, flaco, me tira de las orejas y dijo; "Aqui esté
el sujeto". Allî empezô ml terror hacia todas las formas
instltucionalizadas
del poder. Le escribî entonces a un
Suez de menores explicândole nuestra sltuaciân, la de mi
hermana y la mîa. Un coche del Juzgado vino a buscarnos
para llevarnos a la ciudad de Côrdoba. A ella la pusieron
en un colegio religioso, para mi no habla ningûn lugar
aceptable. Me mandaron a un Reformatorio con una carte de
recomendaciôn del Juez para que obtuviera un tratamiento
especial. Estuve très dîas en el Cuerpo de Bomberos hasta
que me trasladaron al Reformatorio pero el dlrector estaba
de vacaclones y cuando volviô un- mes después, los
celadores ya me habian aplicado "su" tratamiento, el mismo
que aplicaban a todos mis compafferos que eran pequeffos
delincuentes. No me animé a darle la carta. Yo ya me
-28-
plus
sentîa solldario
un elegido.ues>
Le séjour dans la
con los otros
maison
y me parecïa
de redressement
horrible
a été
ser
raconté
dans
Otra vez Vaffka, une nouvelle qui fait partie de El fuego interrumpido. La
nouvelle
n'est
pas seulement
l'élaboration
littéraire
d'une
expérience
autobiographique, mais comme le t i t r e l'Indique, un récit où les références
è
la
nouvelle de Tchékhov créent
une lntertextualité
fondée sur
la
coïncidence de la situation des deux protagonistes. Avec une technique très
fréquente chez Moyano, les sentiments du protagoniste du récit principal
-l'enfant enfermé dans la maison de redressement-, sont exprimés par le
personnage de Tchékhov, l'apprenti
qui, dans sa lettre, lance un appel au
secours à son grand-père, et qui fait partie du récit second: "Todo el
mundo me pega, se burla de mi, me insulta.
Y ademâs tengo hambre. Y ademâs
me aburro. atrozmente y no hago mes que llorar ,.."<T*
Recueilli par son grand-père maternel, l'enfant retourne â La Palda,
termine l'école primaire et reçoit une éducation religieuse protestante.
C'est l'époque où commencent ses premiers
essais
d'écriture liés à la
découverte des classiques :"yo le leia a mi abuelo que era corto de vista
'Don Quijote',
gauchesca'Ke,\
l'enfance:
'Don Juan
Tenorio',
la
'Divtna
Comedia',la
C'est dans la paisible maison du grand-père que
"Se comîa lo que daba la
tierra,
se termine
se amasaba el pan, El no
escrlbîa poesîa pero la improvisaba. Y decia que descendis de
-29-
literatura
Bellini'K9>
1.1.2. La découverte de la ville
Moyano est âgé d'environ 16 ans lorsqu'il s'installe seul dans la
ville de Côrdoba. Il y vivra jusqu'en 1959, alternant les métiers manuels
et la lecture. L'ambiance de la ville sera déterminante pour sa formation
et . fournira le décor des histoires racontées dans les oeuvres Initiales,
Uha luz muy lejana, le premier roman, et Artistas
de variedades, recueil de
nouvelles.
La ville que l'adolescent découvre au milieu des années quarante est,
par son Importance et par les relations entretenues tout au long de son
histoire avec la capitale du pays, la Barcelone argentine. Côrdoba "la
docte" comme on la surnomme depuis longtemps en raison du prestige de son
université fondée par les Jésuites en 1613, est la capitale de la province
du même nom, située en plein coeur du pays et à la lisière de la pampa
humide.
Le détachement que Don Jerônimo Luis de Cabrera avait envoyé sur le
territoire de l'actuelle Côrdoba, revint avec des nouvelles encourageantes:
la région
avait
des fleuves,
des ruisseaux
et
des bols, des bons
pâturages, du gibier abondant .et des Indiens amicaux. Le conquistador se
mit alors en route pour fonder en 1573 une nouvelle ville sur la ligne de
pénétration que les espagnols étalent
en train d'établir
à partir de
Tucuman. La nouvelle ville fut bâtie
"al pie de una cordillera
destas
entre dos rïos caudales que de allas nacen y descienden corriendo hacia el
oriente al Rio de la Plata y la mar del Norte'":10\
que le fondateur avait
Un peu plus tard, alors
déjà fini ses jours sur l'échafaud, la ville fut
-30-
transférée dans une dépression voisine du fleuve Prlmero où les techniques
d'Irrigation, copiées
sur celles
pratiquées
par les indiens, étalent plus
simples. La situation stratégique de la nouvelle agglomération habitée par
les Espagnols de l'expédition de Cabrera, la fertilité de la terre et le
caractère paisible des Indigènes en firent bientôt une ville prospère. Il
reste de cette splendeur des témoignages palpables: Cârdoba est la ville
argentine qui possède le plus harmonieux ensemble architectural datant du
temps de la Colonie espagnole. Aux XVIIe et XVIIIe siècles
la richesse des
temples trouvait son équivalent dans la richesse de la vie culturelle,
beaucoup plus importante que celle de Buenos Aires à la même époque. Elle
s'organisait autour de l'université fondée par les jésuites. C'est à Cârdoba
que Mateo Rosas de Oquendo remit son poème "Famatina" à Gaspar de Médina,
et à Cârdoba que vécut Luis Tejeda y Guzmén, le premier poète de l'actuel
territoire argentin.
La physionomie de la ville se dessinait peu à peu. Elle était flère
de ses lettrés et de l'Importance de sa vie religieuse, dirigée d'abord par
les Jésuites, puis par les Franciscains, et plus tard à nouveau par les
Jésuites dont l'influence se fit sentir jusque dans les premières années du
XXe siècle. Les natifs des couches populaires parlaient déjà une forme
chantante de l'espagnol qui s'étendit par la suite aux autres
niveaux de
la société et qui est caractérisée par l'émission prolongée des voyelles.
Ceci provoque une anomalie dans la distribution des accents à l'intérieur
du mot et crée des phrases à la ligne mélodique nettement ondulante. C'est
la
tonada cordobesa, particularité phonétique qui permet de reconnaître
encore aujourd'hui les natifs de la région. Dans
Moyano nomme l'un de ses
personnages
référence voilée au parler régional:
-31-
Tr&s golpee de TîmbaJ,
Ondulatorio,
faisant
ainsi
une
"Luego hablô de sa lit raies y espejismos,
palabras a medio decir en un ritmo ondulante.
"El hablar ondulante de la
para los oidos montatieses.
delelte los saltos de la
palabras largas en las que
sîlabas»""
en&artando
gente del llano, buen regalo
Lo escuchaban sîgutendo con
yoz, haciéndole repetir
esas
el viejo acentuaba hasta très
L'Importance croissante de Côrdoba et l'affirmation de son identité
culturelle établirent une rivalité avec Buenos Aires dès l'époque coloniale
mais elle devint
plus évidente après l'Indépendance du pays, pendant les
luttes entre fédérales et unitarlos
qui jalonnèrent une bonne partie du
XIXe siècle. L'historien Félix Luna énumère quelques étapes de cette
rivalité acharnée entre Buenos Aires et Côrdoba:
"Si aquî se produce el golpe que cancela la autoridad del
virrey, allé se implementarâ una contrarrevoluciôn apoyada
por la flor de la sociedad cordobesa. SI en Buenos Aires el
Directorio prétende mantener una conducciôn centralizada
de la Revoluciôn, en Côrdoba se afianzaré la influencia de
artiguistas y fédérales con mayor riesgo que la que ejerce
sobre las regiones litorales
el caudùlo oriental. Si
Bustos, duefio de Côrdoba, convoca a un gobierno
organizador, sera el portetîo Rivadavia quien desdeffe el
intento y lo malogre. Y, a su vez, cuando Buenos Aires
instrumente el Facto Fédéral de 1331 como una norma
constltucional provisoria,
Côrdoba sera la sede de la
antagônica Liga Unitaria liderada por el "Manco" Paz."*11**
Pendant la période de l'organisation nationale, après la Constitution
de 1853, s i les différends devinrent moins sanglants, la lutte politique
n'en disparut pas pour autant. Plus tard, en 1916, alors que
soutenait
massivement
le
radical
Yrlgoyen,
Côrdoba
vota
le pays
pour
les
conservateurs. En 1945, Perôn remporta les élections pour la première fois
mais il le fit sans les suffrages de Côrdoba qui devint le bastion de
l'opposition radicale. Le Général Onganla Imposa en 1966 la Revoluciôn
Argentina face au silence attentiste des cadres syndicaux de la C.G.T. de
-32-
Buenos Aires, mais les dirigeants syndicaux de Côrdoba, se mettant & la
tête de l'insurrection
connue dans tout le pays sous le nom de
el
cordobazo, furent à l'origine de la chute d'Onganïa.
Tour à tour tradltionnallste ou contestataire, catholique ou libérale,
Côrdoba a été le foyer de troubles qui se sont étendus par la suite au
reste du pays. Tel est le cas
de la Réforme Universitaire de 1918.
Entre 1903 y 1906, l'université de Buenos Aires avait réussi à
démocratiser
la
sélection
des
professeurs
et
à moderniser
certains
enseignements. A Côrdoba, l'université était en revanche aux mains de
l'oligarchie locale étroitement secondée par l'Eglise sur le plan culturel.
Les statuts établissaient l'assistance obligatoire à la messe le jour de
la Vierge pour les enseignants et les étudiants, les programmes d'étude
étaient archaïques, les professeurs devaient être nommés avec l'aval des
autorités ecclésiastiques et toute initiative de réforme était taxée de
subversive. Quand la grève des étudiants éclata en 1918, la répression fut
féroce. L'université ne se contenta pas d'avoir recours aux forces de
l'ordre mais engagea des hommes de main pour disperser les manifestants à
coups de couteau. La grève se durcit et le président Yrlgoyen en profita
pour infliger une défaite à l'oligarchie de Côrdoba: i l mit en place un
Hnterventor, c'est-à-dire un agent désigné par le gouvernement central,
doté de pouvoirs spéciaux, afin de régulariser la situation, mais en
réalité Yrlgoyen encourageait officieusement les étudiants grévistes.
Lorsque
le
mouvement
ouvriers vinrent renforcer
étudiant
se
durcit
et
que les
syndicats
la révolte avec leur propres revendications,
les exigences des étudiants furent finalement satisfaites et la Réforme
-33-
adoptée:
élection
constituées
par
des
le
autorités
même
universitaires
nombre
de
par
représentants
des
assemblées
des
professeurs
titulaires, des contractuels et des étudiants, liberté d'enseignement
et
présence aux cours non obligatoire, ce qui facilitait théoriquement l'entrée
des travailleurs à l'université.
Le mouvement s'étendit aux autres universités du pays en 1919. En
1921, ls délégués argentins exposaient les résultats de leur expérience à
leurs camarades latino-américains réunis à Mexico à l'occasion de Congrès
International des Etudiants. A partir de ce moment, l'esprit polémique de
la réforme universitaire réapparaît
périodiquement
chaque fois que le
pouvoir de l'Etat s'immisce trop visiblement dans les affaires Intérieures
de l'université. Nous verrons comment est évoqué
dans El Qscura, le
deuxième roman de Moyano, le conflit étudiant de 1966 à Côrdoba.
Pendant les années 30 et plus encore pendant la Seconde Guerre
Mondiale,
Côrdoba
connut
une
croissance
industrielle
accélérée,
les
gouvernements conservateurs des présidents Justo et Ortiz implantèrent des
usines d'armement et l'industrie aéronautique. Perôn développa l'Industrie
métallurgique et dans les années cinquante, les firmes Renault, Fiat et
General Motors Introduisirent la fabrication d'automobiles et de machines
agricoles. L'Immigration étrangère des premières années du XXe siècle qui
s'était
Implantée dans la région à cause de sa richesse céréalière, fut
suivie par l'immigration intérieure en provenance
En même temps,
naissait
un
prolétariat
des régions limitrophes.
qualifié
et
un
secteur
de
marginaux, ouvriers des provinces voisines qui arrivaient à la ville pour
effectuer les travaux les plus mal payés, travaux qu' ils ne trouvaient
d'ailleurs
pas
souvent.
Dans
les
-34-
années
cinquante,
Côrdoba
perdit
définitivement
son rythme provincial pour se transformer en une ville
cosmopolite, la deuxième de l'Argentine, capable de faire valoir ses droits
face à Buenos Aires.
Lorsque Moyano arrive dans la ville, cette métamorphose est en cours.
11 n'a pas encore 18 ans, 11 arrive sans papiers et a besoin de travailler.
Lors d'une Intervew, 11 explique ce manque de pièces d'Identité : "mi madré,
que era muy rellglosa
no qulso que ml padre me anotara en el
civil porque decîa que yo ya estaba anotado en el cield,<,,s\
reglstro
Il n'obtient
son permis de travail qu'en donnant une fausse date de naissance: 1929 au
lieu de 1930. A partir de ce moment 11 vit dans des pensions de famille,
exerce différents métiers: ouvrier métallurgiste, gazier, et celui que lui a
légué son père, plombier.
Son projet d'obtenir le baccalauréat est contrecarré par les problèmes
financiers : i l ne parvient pas à concilier le travail et les études mais,
au moins, i l peut suivre des cours du soir dans une école de musique. La
lecture des classiques commencée chez le grand-père
est remplacée par la
découverte des écrivains contemporains, argentins et étrangers. Le jeune
Moyano est fasciné par Leopoldo Lugones, en particulier par le langage de
Lunario sentimental
et les récits hallucinants de Las fuerzas extradas. Il
lit Faulkner, Melville, Hawthorne, James, Horacio Quiroga. Mais ses deux
découvertes fondamentales sont Kafka et Pavese. Il étudie l'allemand pour
lire le premier dans sa langue étant donné que le monde du deuxième lui
est beaucoup plus proche de par la nationalité et la langue des grandsparents maternels. Avec les deux auteurs, les coïncidences vont au-delà des
simples affinités littéraires: Kafka parle d'un univers intime que Moyano
ressent comme étant apparenté au sien. I l a déjà fait l'expérience d'une
-35-
sentence injuste car rendue d'après une Loi inconnue, et dans l'obsession
du rapport au père, omniprésente dans les fictions de Kafka, i l peut très
bien trouver l'écho de sa propre obsession, que nous verrons maintes fois
revenir dans les nouvelles et dans les romans. Il a laissé de ces années
d'apprentissage et de son admiration pour l'auteur de La métamorphose une
nouvelle dans laquelle sont recréés quelques aspects de cette période de
sa vie:
"A la edad de veintiûn affos, el Joven y taïentoso Amadeo
habîa leîdo a William Blake. Era endeble, requîtico. Contaba
en su haber con très o cuatro idiomas mal sabidos y habîa
intentado la traducciôn de un artiste del hambre de Kafka.
Aquella mafiana se alzô del lecho y echô una ojeada al
cuarto. Desde el techo del ropero lo mîraba sin ojos el
caparazôn de una mulita relleno de papel, y êl sonrlô
pensando en Gregorio Samsa"*1**
Il
s'identifie
l'enfance avec
à Pavese dans l'amour de l'univers
le rythme de la Nature
champêtre de
se substituant aux horloges
urbaines et dans l'incessant retour en arrière pour découvrir le sens caché
des événements. Mais ce qui l'attire le plus chez l'auteur italien c'est
l'intensité de l'engagement existentiel dont son oeuvre témoigne. En 1975,
au cours d'un reportage où i l établit la différence entre un homme de
lettres et un vrai écrivain, i l
dira sur Pavese:
"Pagô con su vida. No era un literato. Se Jugaba en lo que
hacîa. Los que se Juegan asi pagan con la vida o la razôn.
Coma Quiroga"111**
Compagnon de jeunesse, Pavese hante encore les derniers récits de
Moyano. Maria Violîn, l'une des
nouvelles écrites à Madrid, en est la
preuve:
-36-
"Apagô définitivamente su luz, y el tiempo, mezclândose con
la oscuridad, pénétra en su memoria Ilevando palabras de
Pavese, verra la morte e avrà i tuoi occhi, porque si no
habîa amor podîa venir lo otro, la setiora muy blanca, muy
mes que la nieve fria.u<1**
Les années à Côrdoba sont riches non seulement de lectures mais
aussi d'expériences humaines. Le travail de plombier le met en contact avec
deux mondes différents:
le
monde des petits bourgeois et
celui des
ouvriers qu'ils emploient:
lo hice alegremente hasta los 25 atios. Era un trabajo
libéral. Podîa tomar una obra y vivir después por un
tiempo de lo que ese trabajo me dejaba, leyendo y
escribiendo. Cuando se me acababa el dinero volvïa a tomar
otra obra. La variedad de tipos humanos que descubrî
trabajando era el complemento de lo que yo leia"*17'*
Il commence à écrire des poèmes que son ami, Emlllo Sosa Lôpez,
poète, essayiste et professeur de littérature à la Faculté de Lettres de
Côrdoba, lit et critique. La poésie devient un péché de Jeunesse qui sera
bientôt
remplacé par la narration. Lorsqu'en 1960 Moyano publie son
premier livre, 11 réside déjà à La Rloja. La raison du départ est une
possibilité de travail dans une filiale du Consejo Editorial del Estado où
il aura un poste de conseiller, mais dans cette décision pèsent également
d'autres raisons liées aux transformations subies par Côrdoba dans les
années cinquante.
"La 'Côrdoba azur*1** de Arturo Capdevila ya no existîa.
Côrdoba perdia
su aire
dulce y provinciano
para
convertirse en una sociedad conflictiva.
Era el mundo del
dinero para el que yo no estaba preparado."'193
-37-
Dans
les
nouvelles
de
Artistes
de
variedades,
notamment
dans
El Monstruo, on perçoit déjè ce choix de vie qui le pousse à s'éloigner de
la grande ville pour chercher un monde différent où les relations avec les
autres soient moins chargées de conventions stérilisantes. Mais i l devra
toujours à Côrdoba sa formation intellectuelle, les lectures qu'il appelle
"perplexes", la découverte de l'amitié dans les chambres partagées des
pensions familiales, les premiers essais littéraires, et surtout
cette
fierté du provincial qui ne se laisse pas impressionner par la capitale .
La fin de l'adolescence et la première Jeunesse se sont déroulées
dans le climat créé par l'irruption du péronlsme sur la scène politique
argentine. Des années plus tard, Moyano se rappelle à travers la figure
d'Eva Perôn son attitude d'adolescent découvrant le péronlsme au milieu des
années quarante:
"Los que en 194-5 tenïamos 15 afios y empezâbamos a andar
par el mundo -en este caso, la parte mes aguda del Cono
Sur llamada Argentina-, mirando con ojos asombrados y
todavîa sln comprender eso que desde la perspective actual
llamamos Hlstorla y que entonces era simple vida cotidiana,
fuimos testigos mes o menos asombrados (y desplstados) de
dos estridenclas
histôricas:
en el mundo, y cas! en
nuestras antîpodas, el terrible coletazo final de una
guerre
incomprensible
llamado
"bomba atômica", o
"centenares de miles de muertos simultàneamente", o
slmplemente "Hiroshima"; en nuestro pais, centenares de
miles de obreros en las celles, en el movimiento de masas
mes importante de Argentine, alrededor de algo que se
Uamaba peronlsmo, uno de cuyos simbolos era una mujer que
se Uamaba Eva Perôn.
'Empezâbamos a entrer en la vida, a poner los pies en
serio en el mundo que viviamos, y esa estridencia lejana
de mlllares de japoneses que morîan con los ojos abiertos
en el relâmpago de una bomba, y esta otra de las masas
exultantes que ganaban la calle, actuaban sobre nosotros
que acabâbamoB de terminar la escuela primaria, como una
lecciôn de posgrado, lecciôn de historia, pero en vivo. Como
si nos dijeran: "Muchachos, mucho cuidado en adelante, esto
no es tan fécil como escribir la lecciôn en • el cuaderno;
como pueden ver, es en las celles donde se escribe
-38-
realmente". Nos quitaban el cuaderno y la inocencia y nos
echaban a andar por una calle
repleta
de gritos
y
relâmpagos. Como primera lecciôn fue muy dura, al menos
para mi. No comprenais nada. Era como si con la primera
lecciôn directa, la Historia me hubiera dado un golpe para
aturdirme
y
meterme
en
su juego real fuera del
cuaderno"<ao>
Ce que
Moyano avoue
si
sincèrement,
sa
perplexité
devant
un
phénomène politique que les intellectuels argentins ont analysé Jusqu'à
l'épuisement et qui a été un facteur déterminant du comportement ambigu
de la gauche traditionnelle, dure le temps de son adolescence. Dans sa
Jeunesse,
il
réagit
comme les
Jeunes
intellectuels
de
l'époque
qui
fluctuent entre le qualificatif de bonapartiste et celui de fasciste pour
caractériser le mouvement populiste dirigé par Perôn et qui rejettent la
censure que le gouvernement exerce sur les moyens de communication ainsi
que sa politique culturelle. Une perspective différente
fin de l'article que nous venons de citer
se dégage de la
où des éléments pour une
définition du mythe d'Eva Perôn sont apportés:
"Evita y el peroniamo pasando por nuestra
infancia
y
adolescencia como gestores
de una sociedad "con menos
pobres y menos rlcos",
en una Argentine
"socialmente
Justa,econômicamente libre y polît icamente soberana". Mit os
de la juventud que volvieron luego, tras dieciocho atlos de
exilio, con una "patria socialista"
que terminé en 'patrie
lopezrreguista"
y casi inmediatamente en esa especie de
terremoto que fue el golpe milltar
de marzo del 76, en
cuyo eplcentro
vlven los que ahora tienen 15 atîos, sin
saber claramente que sucede y por que, como nosotros en
1945,
Evita
y Perôn pasaron
llevândose
infancia
y
adolescencia entre sueffos y aturdimlentos, y cuando ellos
desaparecleron, las cosas seguîan como siempre, la riqueza
en un lado, la pobreza en otro, cada una en su sltio. Lo
que no ha pasado es el peronismo. Subyace en el pais con
fuerza mïtica y condicionarâ todavîa un buen trayecto de
la Historié". «*»»
-39-
Quarante
ans
après
le
premier
gouvernement
péronlste,
Moyano
reproche aux dirigeants du parti la contradiction entre l'ambiguïté de leur
discours prometteur
et
les résultats d'une politique qui s'est révélée
incapable d'effectuer ne serait-ce qu'à une petite échelle, les changements
nécessaires pour une meilleure répartition de la richesse. Il s'agit là de
sa position actuelle, mais à l'époque de son séjour à Côrdoba,les problèmes
politiques
n'étaient pas au centre de ses préoccupations. Moyano règle
alors ses comptes avec les fantasmes de l'enfance, avec cette famille qui
sera présente plus tard dans ses nouvelles, et il est en quête d'une
identité que la ville n'a pas pu lui donner. L'offre du poète Ariel Ferraro,
originaire de La Rioja, est, bien que Moyano ne le soupçonne pas encore, la
réponse à cette quête.
La
Rloja,
l'une
des
provinces
deviendra pour lui une patria
de Moyano
chica
les
plus
pauvres
de
l'Argentine,
d'adoption ; elle entrera dans la vie
avec ses problèmes d'aujourd'hui et d'hier, avec la force de ses
mythes et de ses personnages en chair en os propres à un continent où
coexistent
les
différents
âges
de
l'homme.
Dans
le
cône
sud
de
ce
continent, La Rloja, telle une belle au bols dormant, dort d'un sommeil
profond depuis le XIXe siècle.
1.1.3. La patria chlca
La Rioja comptait dans les années soixante quelques quarante mille
habitants. C'est le chef-lieu de la province du même nom, située au NordOuest de l'Argentine et très faiblement peuplée. Moyano l'imagine comme un
endroit tranquille où il compte s'installer provisoirement pour disposer de
-40-
plus de temps libre et pouvoir ainsi mettre en oeuvre un projet littéraire
rendu impossible par la vie qu'il a été obligé de mener à Côrdoba. C'est
aussi pour lui la possibilité de trouver dans l'une des régions les plus
défavorisées du pays une authenticité que le milieu urbain lui refuse.
La province existe dans son souvenir sans que Moyano l'ait Jamais
visitée:
"Mi padre me hablaba de su infancia en Olta y de
Cortaderas, un pueblo que ha desaparecido; de mi abuelo
que era un gaucho apodado "Ampalagua" y de mis primas
riojanas, Nunca he tenldo vocaciôn de escritor social, pero
a La Rioja fui a buscar cosas que estuvieran mes prôximas
a la vida, a lo que Joyce llamaba "el corazôn salvaje de la
vida". No fui en busca de mis raîces. Solo cuando estuve
alli me di cuenta de que habia llegado a la tierra de mis
antepasados. Luego supe que el primer Moyano que llegô a
la Argentine era un arcabucero de Ramîrez de Velazco,"'***
Le poète Ariel Ferraro qui lui a offert la possibilité d'un emploi à
La Rioja, fait partie d'un noyau d'artistes qui se proposent de créer
l'infrastructure
culturelle
stabilité institutionnelle
de
la
province
profitant
de
la
relative
que connaît l'Argentine au début des années
soixante avec le gouvernement de Frondizi. C'est le groupe "Calibar", formé
de peintres,
écrivains
et
musiciens. Moyano participe
activement
aux
initiatives du groupe qui bénéficient du soutient officiel. C'est ainsi que
sont fondés le Museo de Bellas Artes ,1e Histituto
Plâstlcas,
le Consejo Editorial
Nacional de
Artes
del Estado,où Moyano commence a travailler,
le Conservatorio Provincial avec son cuarteto, la Escuela de Dibujo y de
Técnicas Artesanales. Jusqu'en 1965, l'activité du groupe est débordante et
répond à une constante de la vie culturelle argentine : chaque étape de
relâchement de la censure, chaque faille dans la structure monolithique
-41-
imposée par
les gouvernements dictatoriaux -aussi bien ceux que les
argentins appellent
dictablandas
que les autres encore plus répressifs-
entraînent une participation active de nombreux groupes
d'intellectuels
généralement marginalisés par les ressorts du pouvoir. Le groupe "Calîbar"
ne connaît pas un destin différent de celui des autres groupes ailleurs
dans le pays. Moyano dit: "Con el golpe militar
de Onganîa vino la caza de
brujas, el grupo se dispersa y la mayoria de las instituciones
creadas
desaparecieron" *•S?!S,J,•
Nous
avons
déjà
dit
que
son
premier
recueil
de
nouvelles
"Artistes de variedades", écrit avant son départ à La Rioja est publié en
1960. I l
est
édité
par
une maison d'édition
de Côrdoba,
Assandri,
organisatrice du
concours où le livre avait remporté le premier prix.
Quelques-unes
nouvelles
La puerta,
des
La espéra
qui
y La fébrica
font
partie
du
recueil,
telles
que
ont été réécrites plus tard pour
l'anthologie publiée en 1967 qui réunit les récits du premier livre et ceux
de La Lombriz, publié en 1964. Ces deux premiers livres ne font
connaître
Moyano à Buenos Aires, seule possibilité
pour
pas
un écrivain
argentin de sortir de l'anonymat, car les deux maisons d'édition réalisent
un tirage et une distribution faibles sans aucune Incidence sur le marché
du livre.
La lombriz paraît avec une préface d'Augusto Roa Bastos qui est
alors exilé en Argentine et qui encourage les jeunes écrivains de province.
L'écrivain paraguayen définit dans son prologue les caractéristiques de ce
qu'il appelle le "réalisme profond" des premières nouvelles de Moyano:
"Como Quiroga, coma los grandes cuentistas de todos los
tiempos, êl procède por excavaciôn y no por acumulacion,
-42-
por la creaciôn de atmôsferas, de un cierto clima mental y
espiritual mes que por el abigarrado
tratamlento de la
anêcdota...
No busca
reproduclr
las
cosas
sino
representarlas; no trata de duplicar lo visible -môdica
operaciôn que se resuelve siempre en falsificationsino,
principalmente,
de ayudar a ver en la opacidad y
ambigUedad del mundo: no solo en la realidad fisica, sino
también en la realidad metafïslca; eso que, slendo reflejo
de lo real, solo un ojb lïmpido, educado en la vision
interior, puede percibir. (No hace falta aclarar que empleo
la palabra no en sus connotaciones finalistas
o
escatolôgicas, sino en su sentido psicolôgico y moral)"***'
Un hasard est a l'origine de la publication par l'une des plus grandes
maisons
d'édition
d'Argentine
du
premier
roman
de Moyano:
culturel de l'ambassade allemande en Argentine trouve
tas de livres achetés au poids et
le fait
l'attaché
La lombriz parmi un
connaître aux conseillers
littéraires de Sudamerlcana. Une luz muy lejana parait ainsi en 1966 publié
par la même maison d'édition qui obtiendra en 1967 un record de ventes en
publiant Clen afSos de soledad
De même que pour les deux recueils de
nouvelles, le matériau du roman est d'inspiration autobiographique, mais
commencent déjà à s'Introduire des formes qui éludent les référents extralittéraires et qui situent l'auteur hors du courant du réalisme critique de
la génération de 1955. Ainsi, la ville
où habitent les personnages de Uha
luz muy lejana est dessinée à partir de quelques t r a i t s de Côrdoba mais
ces t r a i t s ont été dépouillés de toute précision et le nom de la ville
n'est
jamais évoqué. Dans El fuego înterrumpido,
évolution s'accentue. Les nouvelles
évidence
un
processus
de
paru
en
1967,
cette
qui composent le recueil mettent en
transfiguration
poétique
des
thèmes
et
personnages traités dans les premières oeuvres.
La vie de Moyano est dans cette période de plus en plus liée à la
région qu'il a adopté. En 1960, grâce à l'aide de ses amis de La Rioja i l
-43-
enlève celle qui aéra sa femme et qu'il a connue à Cordoba:
Irma, fille de
Plémontals farouchement opposés au mariage à cause de la profession du
futur gendre. De connivence avec le juge des mineurs qui lui prête l'argent
pour le voyage, 11 met à exécution le plan de l'enlèvement et se marie
dans un petit village andin de La Rioja:
"El rapto fue toda una confabulaclôn de la gente de La
Rioja. Yo no tuve culpa de nada, ellos lo planearon todo.
Nos casamos en Sanagasta donde los vecinos, que no sabïan
quiénes êramos, nos convidaron con vino y empanadas"'1***
La vie Instable qu'il a toujours menée depuis son enfance s'achève
ainsi à La Rioja. C'est là qu'il fonde son foyer, que ses enfants naissent
et qu'il trouve
la chaleur de l'amitié et de la solidarité. La ville
devient une sorte de deuxième foyer qui prolonge le foyer familial et le
charme avec ses vielles traditions criollas et ses vestiges de culture précolombienne. Dans la simplicité de la vie provinciale, Moyano peut se
consacrer davantage à l'écriture et faire de la musique un vrai métier: i l
réussit, en effet le concours qui lui permet de devenir professeur d'alto
au Conservatoire et fait partie d'un Quatuor à cordes. Ses deux vocations,
la musique et
l'écriture sont alors réalisées mais i l doit payer ce
privilège en alternant, comme beaucoup d'autres écrivains latino-américains,
ses deux passions avec un emploi de journaliste. Il devient correspondant
de Clarîn, journal de
Buenos
Aires,
et
rédacteur de El Lidependiente,
un nouveau journal de La Rioja qu'il a contribué à créer.
Le cercle d'amis qui l'entourent s'enrichit
de la présence d'autres
écrivains, auteurs de livres publiés par le Centro Editor de America Latina
(C.E.D.A.L.), qui sont arrivés à La Rioja en . 1967 dans le cadre d'une
-44-
campagne de promotion de la nouvelle littérature argentine. Parmi eux
se
trouve Haroldo Conti, auteur de En vida, Con otra gente, Balada del âlamo
carolino et de Mascarô, el cazador anericano, un roman dont Moyano dira en
1980 qu'il lie le destin et le paysage de La Rioja à ceux du village natal
de Conti
cas>
. L'amitié entre les deux hommes, qui se prolonge jusqu'à la
tragique disparition de l'auteur de Mascarô, enlevé et mort dans un camp
de concentration en 1977, est à l'origine d'un échange d'expériences dont
témoignent le dernier roman de Conti et Libro de navîos y borrascas de
Moyano.
En 1967, la maison d'édition Sudamericana et la revue Primera Plana
organisent un concours l i t t é r a i r e avec un jury formé par Gabriel Garcia
Marquez, Augusto Roa Bastos et Leopoldo Maréchal. Moyano présente son
roman
£3
oscuro
qui
remporte
le
premier
prix.
L'importance
des
co-organisateurs et la renommée du jury placent Moyano au premier plan de
l'actualité littéraire du pays. C'est à cette époque que les journaux et les
revues l i t t é r a i r e s commencent à publier des reportages et des commentaires
sur son oeuvre passée jusque là presque inaperçue auprès des lecteurs
argentins.
£Z oscuro est le résultat de la confluence des différentes activités
auxquelles se consacre l'auteur et des expériences que celles-ci lui ont
apporté. D'une part, son travail de journaliste le met en contact avec les
chefs militaires régionaux à une période d'agitation politique et sociale,
celle du gouvernement d'Ongania. Un épisode de la répression ébranle le
pays : la mort de Santiago Pampillon, ouvrier chez Ika-Renault et étudiant
à Côrdoba, abattu par la police au cours d'une manifestation contre la
violation de l'autonomie universitaire. Cet événement vient se greffer sur
-45-
un thème qui a longtemps hanté
rapports
père-fils.
D'autre
Moyano : la conscience du mal dans les
part,le
monde de
la
musique
commence à
s'introduire dans la structure de la narration; l'organisation du roman
s'inspire de la structure d'un quatuor de Brahms :
"La idea de "El oscuro" se concretô con la muerte de
PamplUon. Una anotaciôn
inicial
en un
papelito
decïa:"escribir la historia de un nombre que obsesionado
por el mal lo destruye todo para descubrir al final que el
mal es un drama de su conciencia". La novela se iba a
llamar "El coronel". Pero me detenîa el hecho de que no
conocia bien a los personajes. En los reportajes procuraba
captar el lenguaje de los militares, analizar esa falsedad
con que suelen expresarse. Se consideran nombres fuera del
tiempo y viven aferrados a sus obsesiones. La muerte de
Pampillôn fue lo que me llevô corriendo a la méquina de
escrlbir. Escribî In novela con desesperaciôn para conjurar
los hechos y encontrar una explicaciôn a su muerte, una
explicaciôn que fuera mes allé de lo polïtico. Me apoyê en
la mûslca para escrlbir, en el cuarteto n' 25 en sol menor
para cuerdas y piano de Brahms. Me dije: "Quiero que ml
novela suene asî". <S'T>
A partir de 1968 commence une période difficile de la vie de Moyano.
La mort de sa petite fille interrompt l'élan créateur trouvé à La Rloja. I l
met longtemps à s'en remettre et se désintéresse de son roman au point de
ne pas rendre les épreuves à l'éditeur, C'est pourquoi £2 Oscuro ne parait
que deux ans après le concours où i l a remporté le premier prix.
Une invitation du gouvernement espagnol en 1969 est à l'origine de
son premier voyage en Europe. Il visite d'abord l'Espagne, puis la France,
l'Angleterre et l'Italie. C'est la première fols qu'il quitte l'Argentine et
i l n'a jamais vu la mer. En Italie i l se rend a Forli, le village de son
grand-père
maternel
et
dans
un autre
traduction
française
de
Una luz
village
muy lejana,
-46-
italien
dont
il
11 ne
trouve
la
connaissait
d'ailleurs pas l'existence et qui avait été publiée
à l'Initiative de Roger
Caillois.
De retour en Argentine, Moyano ne reprend pas dans l'immédiat
le
rythme de travail de la période antérieure à 1968. Durant les quatre
années suivantes i l écrit quelques nouvelles qui paraissent dans deux
recueils:
Mi
mûsica
es
para
esta
gente,
publié
en
1970,
et
£2 estuche del cocodrilo , en 1974.
La Rloja continue de l'émouvoir
avec son passé légendaire et ses
problèmes présents, caractéristiques d'une zone marginale. I l ne se lasse
pas de parcourir tout le territoire de la province mais ce qui exerce sur
lui la plus grande fascination ce sont les Llanos, la terre des
caudillos
des guerres civiles. Pendant des années i l pense à un futur roman sur la
vie de Facundo Quiroga qu'il n'écrira jamais:
"Voy a escriblr un Facundo, una novela que me llevarâ atSos,
en la que quiero poner todo eso: la historia y la leyenda,
el pasado y el présente de La Rioja, el Chacho reventando
caballos para vengar a su hija vlolada por Bércena (...)
Porque acê el tiempo no es mes que un accidente"**8*
Lorsque le journal Clarîn lui confie la rédaction d'un article sur la
vie dans les Llanos, i l trouve sans le vouloir le thème d'une des nouvelles
de El estuche dei cocodrilo.
I l s'agit
de Cantata para los hijos
Gracimiano :
"En Villa Nidia, en el corazôn de los Llanos, ya casi en el
limite con San Luis y Côrdoba, vivia Hector David Gatica
que ha escrito "Memorias de los Llanos". Editaba una
revista de poesïa en mimeôgrafo: "Poesïa amiga". La Uevaba
a lomo de mula a la estafeta de Nueva Esperanza, lejos de
alli, y la desparramaba por el mundo. Con êl recorri la
zona. No pude ir en coche. Lo hicimos a lomo de mula. Mi
-47-
de
amlgo me conta la historia de una pareja con muchos hijos
que habîa debldo ir regaléndolos a todos para que no se
murieran de hambre, hast a quedarse sola. Vacilé mucho en
escribir la historia. Me sente a escribir el cuento a las
dlez de. la noche y lo terminé a las seis de la maflana. Lo
publicô el diario "La opinion" antes de que se incluyera en
"El estuche del cocodrllo". Ese cuento représenta mi
contacto mes brutal con La Rioja"'*9'
Ce n'est pas la première fois que la région inspire l'une de ses
nouvelles. Peu après son arrivée à La Rioja, i l avait écrit El rescate, une
nouvelle qui traduit la force du paysage physique et humain des Llanos
dans une histoire de crime et de pardon racontée avec un style très
faulknérien, moins dépouillé que celui de Cantata... . En 1985, El rescate a
été adapté pour un film de la télévision argentine.
En 1970, Arturo Jauretche s'installe temporairement à La Rioja pour
y écrire ses mémoires. Attiré par la personnalité du vieux combattant du
nationalisme populiste, Moyano lui propose de prendre sous la
manuscrit
de ses
mémoires. L'anticonformisme,
l'attitude
dictée le
combative
et
l'humour provocateur que Jauretche a s i longuement exercés contre les
Intellectuels argentins, font de chaque rencontre un motif de réjouissance.
Moyano
gardera
de
l'auteur
de
Los profetas
del
odio
y
la
yapa,
El medio pelo en la sociedad argentina et Manual de zonceras argentinas un
souvenir chaleureux:
"No se consideraba un escritor sino un polîtico que usaba
la literatura como medio combativo. Fumaba, pensaba, se
reîa como loco de sus propias ocurrencias y después
dlctaba. Tarde en la noche con cuarenta grados de calor
nos fbamos a corner mariscos traldos de Buenos Aires. Fue
una convivencia muy linda. Yo sentîa mucho cariffo por él,
por su actitud combative. El creîa en cosas en las que yo
no puedo créer, creîa en la lucha. La literatura para él
era secundaria,"<so*
-48-
Pour bien comprendre la portée de ces paroles de Moyano, i l est
nécessaire de les situer dans le contexte des années soixante-dix et de se
rapporter aussi bien à El Oscuro qu'aux
El trlno
romans écrits par la suite :
del diablo et £2 vuelo del tigre,
tous les deux profondément
enracinés dans les conflits qui agitent le pays à cette époque.
moment où
problème
Mais au
Moyano fait les déclarations que nous venons de citer, le
de l'engagement politique des Intellectuels se pose dans de
nouveaux termes. Face à l'escalade de la violence, i l ne suffit plus de
définir
idéologiquement,il s'agit maintenant de
politique, de
se
militer dans un parti
mettre son oeuvre au service du militantisme et même, de
laisser de coté la littérature afin de prendre les armes, comme cela a été
le cas de Francisco Urondo*31 \ A cette époque, Cortâzar, au moment de la
parution de El libro de Manuel, répondait à la gauche radicale partisane de
la
lutte
armée qui
lui
reprochait
de se
limiter
aux
dénonciations
littéraires depuis son confortable refuge parisien :
"En este tlempo hay quien dice que lo ûnlco que cuenta es
el lenguaje de las ametralladoras. Yo te voy a repetlr lo
que le dlje a Collazos en nuestra polémica: cada uno tiene
sus ametralladoras especïflcas. La mîa, por el momento, es
la
literatura"'3*'
En ce qui
l'expliciter
non
concerne
seulement
Moyano à
et
l'occasion
il
s'est
lui-même chargé
d'interviews
mais
dans
de
ses
oeuvres - l'engagement est compris comme une démarche qui déborde les
limites restrictives de partis ou de groupes et qui consiste à assumer une
attitude éthique face aux grands problèmes de sa région, de son pays et de
son temps. Dans son métier d'écrivain ses principes sont :
ne pas renier
la littérature, ne pas escamoter la réalité mais ne pas l'enfermer
-49-
non
plus dans des formes désuètes au nom d'une prétendue éducation politique
du lecteur.
De même que Cortézar qui faisait une distinction entre l'engagement
politique et l'engagement idéologique, ce que refuse le Moyano des années
soixante-dix n'est pas la solidarité avec les forces oeuvrant en faveur du
changement social mais le fait
de rentrer dans des systèmes fermés,
enclins aux virages et retournements politiciens. Fidèle à ces principes,
dès que le gouvernement Issu des élections de 1973 se met en place, i l
accepte l'Invitation à faire partie d'un groupe de personnalités régionales
Indépendantes ou adhérant aux courants proches du nouveau gouvernement.
Ce groupe Intègre le Consejo Tecnolôgico Provincialt organisme
chargé
d'élaborer un projet de développement socio-culturel pour La Rioja. La
collaboration avec le Consejo Tecnolôgico, le contenu de ses dernières
oeuvres
et l'amitié qui liait notre écrivain a Monseigneur Angelelli,
évêque de La Rioja depuis 1968, seront les causes de son emprisonnement
en 1976.
A partir de son arrivée au diocèse de la province, Monseigneur
Angelelli, l'un des rares évêques post-conciliaires de l'Argentine et le
plus censuré par la hiérarchie ecclésiastique, n'avait cessé de dénoncer
l'exploitation dont étaient victimes les travailleurs agricoles. Il ne se
contentait
pas de prêcher mais appuyait
agricoles pour faire face au
la création de coopératives
pouvoir des grands propriétaires terriens de
la région. Cela suffit à placer l'église de La Rioja dans la ligne de tir
des forces armées. Un journal régional, El sol, qui défendait les intérêts
des
propriétaires
terriens,
et
des
associations
de
catholiques
traditionnallstes avalent multiplié pendant des années les attaques contre
-50-
Angelelll et
ses proches, mais à partir de
1975 ces agressions
se
généralisent : La Rioja fera désormais figure de foyer de subversion animé
et entretenu par son évêque.
Malgré la campagne de dénonciation dont 11 est l'objet, Angelleli ne
se
lasse
pas d'encourager
ses
fidèles
à lutter
contre la
mortalité
Infantile, la faim, l'exode rural et à réfléchir également sur leur origine.
En 1974, au cours d'une interview,
resignadosu<ss,:',
il
dit:
T>ios no quiere hombres
après avoir étalé tous les problèmes d'une société injuste
et Insisté sur l'indifférence des Institutions à l'égard des plus démunis.
Les intimidations qu'il a ignorées sous les gouvernements antérieurs
deviennent ouvertes et presque quotidiennes a partir du coup d'Etat de
1976 mais elles ne parviennent pas à dissuader l'évêque. Il pousse les
autres évêques à condamner officiellement les méthodes des forces armées
et
assume la défense des victimes de la répression, qu'il s'agisse des
prisonniers politiques ou des licenciés sous l'ordre des militaires. Des
prêtres de son diocèse sont emprisonnés, le responsable des coopératives
agricoles et deux prêtres français sont assassinés. En aôut 1976, Angelelll
meurt victime d'un attentat alors qu'il s'apprêtait à rendre publics les
documents prouvant l'Implication des forces armées dans l'assassinat des
deux prêtres £Sul) - Moyano ne cache pas son admiration pour lui:
"Tuve la suerte de ser amigo de Angelelll, de conocer un
nombre que crela en la poslbllldad de transformation de
esa realidad intolérable de La Rioja. Ténia ideas muy
claras y trabajaba como loco en la promotion de la
comunidad. Lo conoci el dia en que llegô a su diôcesis y
tuve que hacerle un reportaje. Despuês me acerqué a êl. Me
fastinaba
verlo trabajar. Escribîa poesia, no le importaba
perder su cargo de obispo, decia que en La Rioja se
encontraba al hombre latinoamerlcano que no se encuentra
en Buenos Aires, en Côrdoba, en Mendoza, en Rosario, donde
las cosas son mes importantes que las personas. La mejor
-51-
gente de La Rioja lo acompafiaba. A pesar de que no soy
creyente coîaborê con êl en pequettas tareas conservando mi
independencia.WC3S *
De
la
situation
reste le témoignage
El poder, la gloria,
des
chrétiens
d'une
nouvelle
tiers-mondistes
de
El estuche
La
Rioja
del cocodrîlo i
etc . En outre, le climat de plus en plus tendu des
annés soixante-dix se glisse dans deux autres nouvelles
même
de
époque: Kafka 72 et
écrites à
la
Tiersmusîk, des récits presque prophétiques
parce que créant des personnages et des situations qui feraient partie de
la réalité argentine à partir de 1975. Benedetti dit : "cuando la vida Imita
al arte es porque el arte ha logrado anunclar la vida*3**, Moyano, dans ces
nouvelles et dans El trlno del dlablo, roman publié en 1974, annonce ce
qu'aucun
autre
narrateur
argentin
n'était
parvenu
a
percevoir
aussi
clairement à cette époque : la mise en place d'un pouvoir capable de
pousser
la
cruauté
jusqu'aux
limites
de l'irrationnel
et
d'introduire
l'absurde en plein coeur de la vie quotidienne.
El trîno
del
dîablo,
roman court, parodique et
d'un humour grinçant,
représente une rupture très nette avec le style des oeuvres antérieures et
c'est le dernier que Moyano écrira intégralement en Argentine. Le brouillon
du suivant, El vuelo del tigre, connaîtra le même sort que les livres et
les disques
protégés de l'éventualité des perquisitions par l'ingéniosité
de la plupart des Argentins: i l est enterré dans le jardin de la maison.
-52-
1.1.4. L'exil
Le lendemain du coup d'Etat de mars 1976, trois militaires vont
chercher Moyano chez lui. I l est arrêté,
enfermé dans un cachot, soumis à
des interrogatoires. Après sa mise en liberté, i l décide de partir en
Europe avec sa famille. I l dit de la période suivante :
"Fueron siete affos de oscurldad, de escrltura sombrîa, de
pesadillas nocturnas. Como si hubiera seguido estando
presoH<ay':'
A
peine
installé
à
Madrid,
il
entreprend
de
réécrire
El vuelo del tigre . Il vivra en Espagne avec la même simplicité qu'à La
Rioja, éloigné des chapelles littéraires et des hautes instances du pouvoir
de l'édition mais
l'exil lui a fait perdre son foyer social et avec celui-
ci le sentiment d'utilité que lui donnait sa participation active à tous les
niveaux de la vie régionale.
A la fin de 1977, le résultat d'une enquête effectuée par un journal
de Buenos Aires près de
consacre
Moyano comme l'un
vivants*3*9'.
Reconnaissance
109 critiques et professeurs de littérature
des
trois
tardive
qui
meilleurs
arrive
narrateurs
à
un
moment
argentins
où
les
difficultés matérielles et la nostalgie rendent difficile l'Intégration à la
nouvelle société.
Une fols terminée la deuxième version de El vuelo del tigre, grande
métaphore de la répression en Argentine, Moyano connaît une période de
s t é r i l i t é créatrice due non seulement au sentiment de perte propre à l'exil
-53-
mais au fait que pour survivre en Espagne il a été obligé de
commencer à
travailler comme ouvrier dans une entreprise. La fatigue physique
découragement
l'éloignent
peu
à
quelques nouvelles courtes: Extîio
un
récit
sombre
dont
peu
de
cortado
l'atmosphère
l'écriture. Il écrit
de raîz
recrée
et le
cependant
en est la première. C'est
la
pathologie
que
les
psychologues décrivent comme étant caractéristique de la première étape de
l'exil: anxiété, dévalorisation du moi, perte d'identité.
En
1980 il est
littéraire Casa de las
invité à Cuba comme membre du jury du concours
Américas,
quelque temps plus tard, la revue du même
nom publie son article en hommage à Conti, Haroldo
moment où la mort de l'auteur de Mascaro
andaba
en la
luz,
au
est quasiment une certitude.
Revitalisé par le voyage à Cuba qui le met en contact avec une
Amérique Latine différente, celle
écrire un autre roman: Lîbro
de
des Caraïbes, en 1981 il commence à
navîos
y
borrascas.
Il peut seulement
écrire quelques lignes le soir au retour de son travail mais ce qu'il
appelle
le
ton,
avec
un
mot
emprunté
à
la
musique,
s'installe
progressivement dans le texte. Moyano termine le roman à marche forcée,
pressé par l'éditeur qui le publie en 1984. Ce sera le troisième roman de
Moyano traduit en français. En 1983. le second, Le trille
du diable,
chez Robert Laffont. L'édition
traduction de la
première
version de El trino
française joint
del
dtablo
à la
parait
- la deuxième a été écrite et
publiée en Espagne - une nouvelle appartenant à un recueil resté inédit :
El halcôn y la flauta.
Le hasard est à l'origine d'un changement fondamental dans la vie de
Moyano. La télévision espagnole dans le cadre de "Vivir
-54-
ahora",
une série
d'émissions dont le responsable est José Luis Puértolas, Invite Mario
Benedetti à participer à une émission consacrée à l'exil des écrivains
sudaméricains en Espagne. Benedetti, conscient
de vivre une
situation
privilégiée par rapport à beaucoup d'autres écrivains moins connus, propose
le nom de Moyano. Le film, dirigé par Tavier Recua, est tourné en partie en
Argentine, en partie à Madrid. Le retour à La Rioja pendant les quinze
journées prévues pour le tournage, au moment où le drame de la guerre des
Malouines est un souvenir récent et la dictature militaire reste
encore
en place, ne facilite pas les retrouvailles avec le pays. Pour répondre aux
exigences du scénario Moyano doit retourner au Conservatoire vidé de ses
élèves d'autrefois et visiter des lieux qui lui rappellent les événements
antérieurs à son départ d'Argentine. Au sentiment de perte que le tournage
ravive viennent s'ajouter des soucis liés à ses problèmes de travail. En
effet, l'entreprise où i l travaille lui ayant refusé le congé nécessaire
pour son voyage à La Rioja, i l a fait appel A la justice. Le film s'achève
sur une anecdote non prévue par le scénario : la sentence du juge
favorable à l'entreprise et le licenciement de Moyano que Recua intègre
aux dernières scènes tournées
en Espagne pour mieux illustrer le sujet de
l'émission.
L'initiative de la télévision espagnole a des conséquences positives
dans la vie de l'écrivain : l'émission révèle la présence de Moyano à
Madrid et celui-ci, libéré d'un travail fatigant, dispose maintenant de
temps pour écrire un autre roman. Il a pour ce roman un t i t r e provisoire :
La cordillère,
le t i t r e du roman de Rulfo qui n'a jamais vu le Jour. Sous
un autre t i t r e : Très golpes de timbal, ce roman
-55-
sera terminé en 1987.
La nouvelle Relato
del halcôn verde y de la flauta
maravillosa
reçoit en 1985 le prix "Juan Rulfo" de l'Institut de Culture Mexicaine à
Paris. Des écrivains très prestigieux ont fait partie du jury: Severo
Sarduy, Caballero Bonald, Jorge Adoum, Otero Silva, Claude Fell, Augusto
Monterroso, Roa Bastos, Julio Ribeyro. A la suite du concours, Moyano est
invité au Mexique où i l séjourne pendant deux mois. Si sa vie à La Rioja
lui avait
permis de connaître une certaine Amérique Latine absente de
Côrdoba et de Buenos Aires, le Mexique lui apporte l'ébloulssement face à
la continuité
du passé indien dans ses formes culturelles les plus riches.
Mais le Mexique est aussi le monde de Rulfo, un écrivain qu'il sent
beaucoup plus proche de sa sensibilité que Borges ou Cortazar:
"La cultura
del tnterior no es ni india, ni portefîa ni
europea pero los escritores del noroeste nos senttmos mes
prôximos a Rulfo
que a Borges o a Cortazar. Rulfo ha
sustituldo,
en ml caso, a los otros maestros, Kafka y
Pavese. Borges me parece un gran escritor pero no me
conmueve como Rulfo. Me gusta, halaga mi inteligencia, pero
no me conmueve profundamente como me conmueve cualquier
cuento de Rulfo. Tambiên me gusta mâs el castellano que
se escribe en Mexico que el escrito en Buenos Aires, me
suena mejor. Y digo esto porque cuando leo a un escritor
oigo el sonido de su lengua. El castellano del interlor de
Argentina no ha adquirido el status del portetto, en el que
se han lntroducldo giros lunfardos; si nosotros
utilizamos
nuestros giros nos acusan de folklorismo."*3**
Le voyage au Mexique sera suivi par beaucoup d'autres effectués pour
participer à des rencontres d'écrivains latino-américains ou pour donner
des cours et des conférences dans les universités espagnoles - Granada,
Leôn, Vitorla, Sevilla, La Laguna, Oviedo et
Complutense-, et étrangères
Mac Guill au Canada, Vermont et New London aux Etats-Unis, et Paris III.
-56-
-
Moyano
renouvelle en Espagne une expérience déjà vécue à La Rioja :
envisager un court séjour, puis s'installer définitivement: 11 sollicite et
obtient
la nationalité espagnole. Avec les deux derniers romans 11 a
exorcisé les phantasmes de l'exil et à travers l'enseignement et l'animation
d'un atelier littéraire qui le rapproche des jeunes, Moyano
retrouve en
quelque sorte son activité en tant que professeur du Conservatoire. Dix
ans après son départ de l'Argentine i l a appris à maîtriser la nostalgie et
à mesurer les avantages apportés par une vision en perspective
des
problèmes de son pays et de sa propre vie:
"Yo tuve dos actitudes con respecte a Espafia. La primera
fue la respuesta viscéral de muchos exiliados: el rechazo a
todo lo europeo y la afirmaciôn de la maravilla que
habïamos dejado atrés. Me parecia que este pais era de
utileria, de carton pintado, y con esa vision empezarâ ai
prôxima novela, "El libro de caminos y de reinos". Pero
poco a poco, si uno es sincero, se va dando cuenta de que
no es asî. Las cosas empiezan a mostrarse de otra manera y
uno advierte la importancia de haber tenido la oportunidad
de ampliar sus horizontes perceptivos. Los mîos se han
triplicado en el exilio. Si me hubiera quedado en La Rioja
no hubiera escrito nunca "Libro de navios y borrascas"
pero sobre todo, no hubiera avanzado nunca en el
conocimiento de mi mismo." f * e o
Il faudrait peut-être relativiser l'optimisme qui se dégage de ces
paroles en y en ajoutant celles qui font voir un aspect différent du
problème de l'exil. Ces dernières révèlent que dans la longue quête de soimême et dans les substitutions réparatrices qui Jalonnent la vie et
l'oeuvre de Moyano, l'exil est senti comme un apprentissage difficile qui
se solde par une sagesse non dépourvue de désenchantement :
"Hay una frase del Marqués de Sade que yo relacionaria con
el exilio. En el "Diâlogo entre el sacerdote y el
moribundo", el libertino le aconseja al sacerdote envldioso
de su serenidad, de su conformidad ante el mundo que va a
-57-
dejar, que ses hombre sin temor y sin esperanza. Yo creo
que el exilio
es, un poco, vivir
sin
temor y
sin
esperanza"'*'1 '
Libéré de son rôle social dans un pays où la réalité harcèle les
écrivains
de ses
questions
pressantes
et
les
force
à réagir
et
à
s'Impliquer, Moyanq vit l'exil selon la formule de Spinoza : nec spe nec
metu, ne rien espérer pour ne rien craindre, reprise par Sade. L'analyse
des
romans
écrits
en Espagne
nous
permettra
de déterminer
si
ce
détachement connoté par le refus de la crainte et de l'espoir atteint les
structures
de la narration, le choix des thèmes et en particulier, l'Image
littéraire de La Rloja qui avait été forgée à partir de l'adhésion affective
de l'auteur.
Région Imaginée puis rencontrée, explorée, aimée et finalement perdue,
La Rloja devient pour Hoyano, à partir de la deuxième étape de son oeuvre,
une
source
permanente
d'inspiration.
Nous
avons
déjà
signalé
ces
circonstances de la vie de notre auteur qui contribuent à l'attacher à la
région, transformée en lieu matriciel capable de combler les vides de son
enfance et de son adolescence. Il nous faut maintenant considérer ce que
La Rioja représente dans un pays où l'immigration massive du XIXe siècle
a créé ce type de culture que Darcy Ribeiro appelle "cultura de
pueblos
los
trasplantados"***3. Une approche du passé et du présent de La
Rioja et de leur signification dans la culture du pays
nous aidera à
mieux cerner la nature de l'Imaginaire de Moyano et à déterminer la place
qu'il occupe dans la littérature argentine.
-58-
1.2. La R i o j a : une p r o v i n c e de l ' a u t r e
Argentine
1. 2. 1. La v i l l e coloniale
Màteo Rosas de Oquendo, soldat espagnol en I t a l i e ,
puis dans l e
Nouveaux Monde à la fin du XVIème s i è c l e , a été l e premier à raconter
la
fondation
Irrévérencieux,
El trino
de
La
Rioja.
Son
récit
témoigne
humour
proche du celui qui parcourt l e s premières pages de
del dlablo où Mbyano décrit
l a journée du 10 mai 1591. Dans
l e r é c i t du poète espagnol, la geste des conquistadores
peu
d'un
de son éclat épique:
M
Una vez fui a Tucuman
debajo del estandarte
atronando de trompetas
de pîfanos y atabales
y caminamos très dias
unos llanos adelante ;
fundamos una cludad
si es ciudad cuatro corrales,
Y cuando el Gobernador
tuvo nombrado Alcaldes
hîzome juez oflcial
de las haciendas reaies,
Juntâmonos en Cabildo
todos los capltulares
y escrlbimos al Virrey
un pliego de disparates
que por franquear el sitio
para pueblos y heredades
fuimos con mucho trabajo
para romper adelante
que peleamos très dias
con veinte mil capayanes,
salimos muchos heridos
sin saber quién nos curase;
-59-
perd aussi un
que en pago de este servicio
nos acudiese y honrase
enviândonos exenciones,
franquicias y llbertades.
Mas pues viene la Cuaresma
y tengo que confesarme
yo restltuyo la honra
a los pobres naturales
que ni ellos se defendieron
ni dieron taies seffales
antes nos dieron la tierra
con muy buenas voluntades
y partieron con nosotros
de sus haciendas y ajuares
y no me dé Dios salud
si se sacô onza de sangre." '
La pétition à laquelle fait allusion Rosas de Oquendo dans sa
chronique existe toujours dans les archives et le poète fut d'ailleurs
l'un de ses signataires, peut-être même son rédacteur'***. La ville de
Todos los Santos de La Rioja venait d1 être fondée le 10 mai 1591 par
Juan Ramlrez de Velasco, cinquième Gouverneur du Tucuman, et un mois
plus tard les nouveaux habitants essayaient déjà d'accroître leurs
droits
et privilèges. Le document énumérait, comme l'indique notre
poète aventurier, les demandes formulées à Philippe II. La première et
la plus importante concernait la durée des encomiendas,
moment de la fondation de La Rioja pour deux vies
octroyées au
en vertu des lois en
vigueur mais que les hommes de Ramlrez de Velasco voulaient prolonger
à trois.
Les pétitionnaires
personnel de chaque habitant,
demandaient
ensuite,
l'attribution
pour le service
de 50 indiens mariés,
choisis dans les communautés assujetties par le régime de 1' encomienda
(.pueblos
encomendados).
En
outre,
ils
demandaient
les
mêmes
franchises, droits et privilèges qui étaient ceux des habitants de
-60-
Cuzco car la nouvelle ville se situait, elle aussi, loin des ports et
des Audiences Royales.
Pour justifier les demandes présentées au Roi, surtout celle qui
concernait la prolongation des encomlendas,
le
fait
que
les
habitants
de
la
le document Insistait sur
région
étalent
des
chasseurs
belliqueux et qu'il faudrait compter plus de deux générations pour les
évangéllser
et
les
réduire
aux
travaux
agricoles.
Or,
cette
argumentation reposait sur un mensonge dont témoigne le récit de Rosas
de Oquendo. Loin
cueillette,
l'actuel
les
d'être un peuple ne vivant que de la chasse et la
différents
groupes
de
Diaguîtes
territoire de La Rioja avaient
atteint
qui
habitaient
un développement
technique et artisanal considérable. Ils cultivaient la terre à l'aide
d'un système d'irrigation tout à fait adapté au milieu, pratiquaient
l'élevage du lama, chassaient
devenus
la vigogne et le guanaco et étaient
des potiers, des orfèvres et des tisserands très adroits. La
langue commune était le cacân mais elle se perdit à la fin du XVIIe
siècle et fut remplacée par le quechua parlé par les évangélisateurs,
langue qui n'était pas inconnue des habitants de la région. En effet,
l'Empire Inca avait déjè fait une pénétration dans le territoire du
Tucuman
à une époque antérieure à l'arrivée des Espagnols.
Le site choisi par Ramfrez de Velasco
ville qui en
Rioja,
appelée
pour la fondation de la
hommage à son lieu de naissance
porterait le nom de La
fut la vallée de Yacampis ou Llacampis, près d'une chaîne
aujourd'hui
Sierras < de
Velasco.
A
l'Ouest,
une
chaîne
parallèle, celle de Famatina, d'une altitude maximale de 6 000 mètres,
ralluma
encore une fois le rêve de l'or, au point que le fondateur
-61-
était persuadé d'avoir découvert un nouveau Potosl. Mais si le Rio de
la Plata compensa l'absence de métaux précieux par la fertilité de la
pampa, le
Tucuman par la splendeur de sa végétation subtropicale et
la Mésopotamie argentine par la richesse hydrographique, La Rioja,
elle,
ne put
conquistadores
fournir aucun substitut
capable de dédommager les
de leurs rêves déçus. "Tierra de buen temple", disaient
les colonisateurs, mais avec un ciel avare de pluie et ne comptant que
très peu de rivières et de ruisseaux,
La juridiction de La Rioja coloniale couvrait
une superficie
supérieure à celle du territoire actuel qui s'étend sur 89.000 kms,
répartis entre la montagne et la plaine, mais cette réduction
fondamentalement
Espagnols.
changé
A l'Est,
les
types
de
la province fait
paysage
que
n'a pas
connurent
les
partie de l'un de grands
ensembles physiques du pays, celui des Sierras pampéennes, caractérisé
par
la
présence
de
blocs
montagneux
aux
contours
bien définis,
émergeant au milieu des vallées et des plaines. Dans La Rioja
il y a
trois chaînons de ces sierras, qui traversent le département
de Los
LLanos du Nord au Sud atteignant une altitude maximale de 1700 mètres.
Au fur et à mesure que les plaines s'éloignent des sierras, l'aridité
augmente et l'on voit apparaître la steppe arbustive qui va se perdre
dans les blanches étendues des Salinas
dans Libro
naturelle
de
navlos
y
borrascas,
entre quatre provinces:
Grandes,
et
qui
évoquées par Moyano
constituent
la limite
Santiago del Estero, Catamarca,
Côrdoba et La Rioja. Près des sierras, en revanche, les cactus et les
pâtures
grasses
rendent
possible
l'élevage,
fournissent du bois et de la nourriture.
-62-
et
les
caroubiers
Aussi bien
Martin de Moussy, voyageur français qui connut La
Rloja en 1857 que Domingo Faustlno Sarmlento dans son l i v r e Facundo,
é c r i t dix-sept ans auparavant, ont perçu c e t t e alternance de l ' a r i d i t é
et de la f e r t i l i t é , c a r a c t é r i s t i q u e du paysage de l a province. L'auteur
argentin é c r i t : :
"El aspecto del paîs es, por lo gênerai desolado; el clima,
ébrasador; la tierra, seca y sln aguas corrientes. El
campesino hace represas para recoger el agua de las
lluvlas y dar de beber a su ganado. He tenido siempre la
preocupaciôn de que el aspecto de Palestlna es parecido al
de La Rloja, hasta en el color rojizo u ocre de la tierra,
la sequedad de algunas partes y sus cisternas; hasta en
los naranjos, vides e higueras, de exqulsitos y abultados
frutos, que se crîan donde corre algûn cenagoso y llmitado
Jordan. Hay una extraffa -combinaciôn de montafias y llanuras,
de fertilldad y aridez, de montes adustos y erizados y
colinas verdlnegras tapîzadas de vegetaciôn tan colosal,
como los cedros del Liïâno. "*•**•*
Dans Facundo, Sarmlento se préoccupe essentiellement de planter
l e décor nécessaire à l ' e n t r é e de son personnage,
Facundo Quiroga,
o r i g i n a i r e des Llanos, c ' e s t pourquoi 11 n' évoque qu 1 accessoirement la
région andlne.
Joaquln V.
C'est
Gonzalez,
un autre auteur
qui
argentin
nous a l a i s s é
du XIXème
siècle,
dans Mis montafias,
livre
publié en 1893, la description de La Rloja andlne. I l a recréé non
seulement l e paysage mais l e s coutumes et l e s t r a d i t i o n s conservées au
long
des
siècles
par
les
villages
blottis
dans
des
vallées
verdoyantes où l e s cultures sont possibles grâce à l ' e a u du dégel.
C'est dans ces vallées qu'étaient é t a b l i e s l a plupart des communautés
diaguites
au
l'emplacement
moment
de
de
dernière
la
l'arrivée
des
Espagnols.
forteresse
ipucaral
Indiens Calchaquls sur l ' u n des sommets des s i e r r a s
-63-
Gonzalez
bâtie
décrit
par
de Velasco:
les
"Marchamos larges horas por aquella quebrada estrecha, de
vueltas interminables,en medio de las emociones mes
variadas, desde el temor supersticioso
hasta la suave
sensaciôn de un suetto paradisîaco; y de pronto vimos
abrirse
ante nuestros
ojos
un ancho valle
casi
clrcular,adonde tienen acceso todas las vertientes de las
serrantes que la clrcundan. (...) Es el valle donde los
calchaquies tuvieron su fuerte avanzado sobre la llanura,
el Pucaré, que corona un pico casi aislado en medio de la
planicie, y situado de manera tan estratêgica como pudiera
imaginarla el mes experto de los guerreros. C-**J
Dans l e cadre d'une littérature où la montagne n'a fait que de
très rares apparitions, avec Très golpes
de timbal Moyano rappellera
ce bastion de la résistance Indienne en bâtissant une forteresse de la
mémoire, un pucaré symbolique qui se dresse sur un sommet andln.
I l y a encore un autre paysage au Nord-Ouest de la province:
celui de la Puna, frontière méridionale d'une région qui s'étend sur
tout
l e flanc
andin du Nord du pays.
Ce sont
des hauts plateaux
entourés de sommets volcaniques, dont le- principal, El Bonete, atteint
6.850 mètres d'altitude.
sur l e t e r r i t o i r e
Les quelques lagunes et salines éparpillées
de la Puna reçoivent l e maigre débit de p e t i t e s
rivières de la montagne.
La menace de la sécheresse a
Rioja.
conditionné toute l ' h i s t o i r e de La
Donc, i l n'est pas étonnant
que l e s l i t i g e s pour l e droit
d'irrigation
(derecho
de aguà) se soient ajoutés dans la v i l l e de
Ramlrez
Velasco
aux
de
querelles
typiques
des
autres
villes
coloniales: des disputes entre l e s notables à propos de l'attribution
des encomlendas,
accordés
par l e s
encomenderos et
des protestations contre l e s traitements de faveur
autorités
en place,
l e s ordres religieux.
-64-
et
des conflits
En effet,
les
entre
les
Franciscains,
fondateurs du premier couvent de La Rloja et plus tard les Jésuites,
organisateurs d'une école primaire, dénoncèrent à plusieurs reprises
encomenderos
les abus des
et
demandèrent
l'abolition
du service
personnel auquel étalent contraints les Indiens.
En
1593
arriva
Francisco
Sânchez
cannonlsé en 1726 sous le nom de San
tradition, toujours vivante dans
El
trino
del
dlablo,
attendrissant
les
11
Francisco
qui
devait
Solano.
être
Selon la
La Rloja et rappelée par Moyano dans
aurait
encomenderos
Solano,
les
prêché
plus
en
faveur
cruels
et
des
Indiens
pacifié
les
communautés rebelles à 1'aide de la musique de son violon. Des
méthodes
très
différentes
furent
celles
employées
par
les
colonisateurs lors de la première révolte locale, survenue quatre ans
après la fondation de la ville. Rapidement noyée dans le sang, cette
révolte annonçait l'agitation des années à venir. En 1630, les Indiens
Calchaquis
du Tucuman,
qui avalent
résisté à 1'évangélisation et
refusé d'être assujettis par les encomenderos,
aux Espagnols. Les hostilités débutèrent
Oran Alzamlento
déclarèrent la guerre
par ce que l'on a appelé le
(le Grand Soulèvement) et bientôt la guerre gagna
tout le territoire du Tucuman. Au cours de cette guerre qui dura
trente six ans, La Rloja fut assiégée et échappa de Justesse à la
destruction totale, contrairement â la ville de Londres (aujourd'hui
Catamarca)
qui fut, elle, entièrement rasée. Une fois la guerre
terminée, l'octroi de terres, l'attribution des familles indiennes et
autres faveurs accordés par la Couronne aux beneméritos
Joué
un
rôle
déterminant
dans
la
répression
qui avaient
des
rebelles,
contribuèrent à constituer les grandes fortunes du patrlclat créole
-65-
local dont le pouvoir ne cessera de
croître
tout au long du XVIIIème
siècle.
Les guerres calchaquies
et, plus tard, l'obligation de fournir
des ressources matérielles et humaines pour la lutte contre les tribus
indiennes
à
la
frontière
du
Chaco
retardèrent
le
développement
économique de la région qui avait bien débuté. Depuis 1620, La Rioja
était intégrée au marché inter-régional du Tucuman et son abondante
production de vin et de raisins secs lui avait permis de devenir l'une
des provinces qui approvisionnaient
Famatina ne s'était
Velasco
ne
croyaient
le Potosi. Le rêve de l'or de
jamais réalisé. Les successeurs de Ramlrez de
guère à
la
prétendue
abondance
des métaux
précieux. Ce n'est qu'à partir de 1804 que l'exploitation de ces mines
commence à s' intensifier sans que personne ne parvienne à imaginer le
rôle décisif qu'elles allaient jouer dans la période suivante.
En
1778, quatre
ans avant
la modification de la structure
territoriale et administrative qui détermina le rattachement de La
Rioja à l'Intendance de Cordoba et cinq ans
après la création de la
Vice-Royauté du Rio de la Plata, un recensement ordonné par l'êvèché
du Tucuman'*7' révèle la composition de la société. Premièrement on
observe une nette majorité d'Indiens (54% de la population totale) ce
qui
plaçait
l'Intendance,
Deuxièmement,
nombreuse,
La
Rioja
après
la
au
Jujuy
population
seulement
deuxième
où
rang
parmi
les
l'on
comptait
82%
d'origine
africaine
était
20%, alors qu* à San Miguel
villes
de
d'Indiens.
très
peu
de Tucuman elle
représentait 64% de la population. L'introduction massive d'esclaves
noirs dans les annés suivantes devait inverser ces pourcentages de
-66-
sorte que la population africaine devint la composante majoritaire de
la société de La Rioja, comme le montre le recensement de 1814(Ae>. A
partir
de
1813, beaucoup
d'esclaves
noirs
furent
affranchis ou
"donnés" par leurs maîtres aux autorités militaires créoles de la
guerre de l'Indépendance. Quant à la population indienne, la rapidité
de sa diminution peut être mesurée en comparant les recensements de
1778 et de 1814. Parmi les natifs du département de Los Llanos, qui
deviendra le lieu mythique de la montonera
proportion
de Facundo Quiroga, la
de blancs révélée par les deux recensements est plus
importante que sur la région andine.
La fin du XVIIIe siècle vit apparaître les premiers germes de
l'antagonisme entre Buenos-Aires et les provinces.
L'élevage et le
commerce avaient fait de notables progrès dans la ville portuaire,
capitale de la vice-Royauté du Rio de La Plata,
mais cela signifiait
la mort de quelques industries et de l'artisanat des villes éloignées
de la côte. . L économie
des villes qui jusque là avaient résisté à
la contrebande introduite à travers le port,
est brisée par la
liberté de commerce et l'importation de produits étrangers. En outre,
la politique administrative des Bourbons concrétisée dans 1' Ordenanza
de
Intendentes
de
Ejército
y
Provinctas
de
1792
instaure
un
centralisme qui sera l'antécédent direct du centralisme portègne des
années à venir.
L'historien
argentin Ernesto
Palacio
dit à ce
propos:
"Esta organlzaciôn,en la que se ha pretendido ver la
génesia de nuestro fédéralisme, signlflcô al contrario la
implantation de un centralismo implacable,en que los
cabildos locales eran absorbldos por la junta provincial y
el Intendente, y êstos a su vez por el Virrey, quien
-67-
gobernaba para los intereses del puerto ûnico, del que
extrais la renta mes cuantiosa. La descentrallzaciôn solo
funcionaba en materias de pollcîa o de exacciôn fiscal.
(...) Todos los movimientos en que se originarâ luego la
tendencla fédéral, tienen su origen en la resistencia que
provocô desde el comienzo la "Ordenanza de Intendantes" y
se manifestarén como reacciôn de los pueblos
interiores
contra el gobernante arbitrario y despôtico que mandaba
desde la capital, "<**>
La Rloja a gardé peu de vestiges matériels de son passé colonial.
Les catastrophes n a t u r e l l e s et l e s guerres n'ont épargné que l ' é g l i s e
de Santo Domingo bâtie à l ' i n i t i a t i v e de Juan Ramlrez de Velasco,
du fondateur,
dans la première moitié du XVIIème. En revanche,
fils
les
contes populaires i n t r o d u i t s par l e s Espagnols dans l e Nouveau Monde
ont longtemps survécu et
campagne de La Rioja,
provinces
du
i l s résistent
encore à l ' o u b l i dans la
aussi riche en t r a d i t i o n orale que l e s autres
Nord-Ouest
argentin.
Il
n'y
professionnels mais des conteurs prestigieux,
a
pas
de
conteurs
analphabètes ou semi-
analphabètes, en général des v i e i l l a r d s doués d'une excellente mémoire
et d'une grande capacité d'expression,
f r o n t i è r e du
dont la réputation dépasse la
village. Moyano a prêté ces q u a l i t é s à Aballay, l ' u n des
personnages de son roman El vuelo del
Le c u l t e de San Nicolas
de Bari,
tigre.
protecteur de l a v i l l e , l i é au
souvenir
de la période des r é v o l t e s indiennes constitue une autre
tradition
conservée j u s q u ' à nos jours.
Joaquïn V. Gonzalez dans
le
l i v r e que nous avons déjà c i t é , décrit l e s personnages de la cérémonie
du 31 décembre à midi,
appelée Tinkunaco
(rencontre) ou Fiesta
Nitio Alcalde.
"Existe en la ciudad una instituciûn que recuerda y explica
aquellos sucesos lejanos: es la dinastia politico
religiosa
-68-
del
de los Nina, quienes conservan el derecho de celebrar
la
gran solemnidad de la conversion
religlosa
realizada
por
San Nicolas de Bari, auxlliado
milagrosamente
por el Niffo
Jesûs en un momento supremo. Los padres Jesuitas
dieron
forma litûrgica
y social
al hecho histôrlco,
organizando
una cofradla de indîgenas devotos al milagroso apôstol y a
su divino protector.
Eligieron
al mes respetable
de los
indios convertidos
y lo cubrieron
con la investidura
regia
de los incas; diéronle
el gobierno inmediato de todas las
tribus
sometidas y el carécter
de gran sacerdote
de la
instituciôn,
como un
trasunto
del
que revestîa
el
emperador del Cuzco. Los caciques obtuvieron
el nombre u
oficio
de alféreces
o caballeros
de la improvisada
orden,
especie
de guardia
montada que obedece idealmente
al
Patrlarca
conquistador.
Doce ancianos llamados cofrades, forman el consejo de
aquella majéstad extraffa, como el colegio de los
sacerdotes
que asistîa
a los reyes del Perû. Viene enseguida la clase
popular de los allds,
u nombres buenos, que son los que
reconociendo
la dignidad
real
del Inca y adlctos
a la
festlvidad
del santo, dedlcanse al culto y a la
devociôn
del Niffo Dios, erigido
segûn la tradiciôn
en "Alcalde
del
Mundo", Se le Uama el Niffo Alcalde, y San Nicolas es su
lugarteniente
en la t i e r r a " * * 0 *
La cérémonie
actuelle
du
Tinkunaco est
confluence d'éléments hétérogènes : d'une part,
révolte des Indiens de
Francisco
Pardecitas
le
résultat
de
la
l e souvenir de la
pacifiée par l e violon de San
Solano et d'une autre, l'intention didactique des Jésuites
qui ont rassemblé dans un même r i t e l e s symboles du pouvoir c i v i l et
du pouvoir religieux et l e s représentants des trois races qui ont
peuplé
l'Amérique
Latine.
La cérémonie
consiste,
comme son nom
l'indique, dans la rencontre de deux colonnes de fidèles: c e l l e de San
Nicolas
des
de Bari, un saint noir, suivi de ses porte-étendards arborant
enseignes
de s t y l e
espagnol,
l'enfant Jésus porté par l e s allis
et
celle
de l'Image
blonde de
en costume d'indien. La rencontre a
lieu face au siège du Gouvernement et l e s deux colonnes continuent
ensemble leur chemin vers la cathédrale. La proceslôn est rythmée par
l e s ayllls,
hymnes de j o i e en hommage de San Nicolas
-69-
de Bari,
Leur
paroles,
répétées
aujourd'hui
mécaniquement,
inintelligibles et de ce fait
étaient
devenues
considérées comme le produit
d'une
dégradation progressive du quechua survenue au cours des siècles par
la non-utilisation courante de la langue. Récemment on a découvert
qu'elles
proviennent
d'un
dialecte
du
quechua
parlé
dans
le
département de Chichas, en Bolivie. Moyano reprend quelques paroles de
ces ayllts
dans Libro de navîos y
1.2.2. Le temps des
A partir
l'année
de
borrascas.
caudillos
l'indépendance
argentine,
en particulier
depuis
1826, La Rioja joua un rôle capital dans les luttes qui
s'engagèrent entre unitartos
et fédérales,
mettant face a face Buenos
Aires et les provinces du nouveau pays.
Nous avons déjà mentionné la nature de l'antagonisme qui opposait
les villes de la province â la capitale de la Vice-Royauté du Rio de
la Plata, mais ce conflit naissant prit dans la période suivante une
ampleur et une gravité telles que ses retombées ont continué de peser
sur la vie du pays bien au delà du XIXème siècle. Problème majeur de
l'Histoire argentine car ces luttes sont à la base du modèle de
société qui a donné naissance à l'Argentine contemporaine, le sujet a
suscité
d'innombrables
polémiques parmi les historiens du courant
libéral et ceux de la tendance révisionniste. C'est ainsi que les
mêmes personnages deviennent tour à tour et selon la perspective de
-70-
leurs biographes, des héros ou des bandits, des patriotes ou des
traîtres. Borges a essayé de résumer l'essence du problème dans une
formule très connue et citée par Alain Rouquié < eiï , en disant que
seul les pays jeunes ont une Histoire. Le concept d'Histoire qui se
dégage de la phrase de Borges place celle-ci davantage du côté de la
mémoire collective que de la somme d'événements cristallisés dans un
récit dont le rapport au présent passe fondamentalement par l'analyse
rationnelle des faits. Dans, la mémoire collective, par contre, les
événements du passé gardent la capacité de s'immiscer dans le présent,
de réveiller les passions et d'appeler à des adhésions ou à des refus
relevant
de réflexes perpétués par la tradition. Facundo Quiroga,
Vlcente Pefialoza et Felipe Varela, les trois caudlllos fédérales
du
XIXème siècle, hantent encore la mémoire collective de La Rioja et
continuent
de livrer leur bataille contre le pouvoir central. La
survivance de cette tradition ne saurait seulement s'expliquer par la
jeunesse
d'un
pays
qui
compte
moins
de
deux
siècles
de
vie
indépendante, ce à quoi fait allusion la phrase de Borges, mais par la
situation
spéciale d'une
structures sociales
région
n'est
délaissée où aucun changement
de
intervenu pour que ces vieilles luttes
soient définitivement enfouies dans le passé. Devenus légende, les
trois caudlllos sont le symbole de la volonté
justice sociale élémentaire s'exprimant
de restitution d'une
par toutes les formes du
folklore régional sur le plan culturel et par l'adhésion au péronisme
sur le plan politique.
Pour
brosser
le
portrait
de
ces
caudlllos
et
comprendre
l'attitude de Mbyano à leur égard il est d'abord nécessaire de définir
-71-
les deux factions qui se sont opposées pendant
années
d'histoire
tendances apparaissent
premiers
pas
fédérales
argentine:
pour
aussitôt
se
des
autorités
l'opposition sera clairement établie
quand
pampas"*63*,
et
Restaurador de las
de
Buenos
pouvoir
Les
deux
à faire les
espagnoles
mais
Rosas, le "Louis XI des
s'attribue
le
titre
de
leyes.
Le parti unltario,
port
au
unitarios.
et
que le pays réussit
dégager
s'installe
plus de cinquante
expression des réussites et des projets du
Aires,
regroupait
les membres
d'une
bourgeoisie
commerciale très prospère, enrichie pendant le règne de Carlos III
grâce aux
mesures prises en faveur de la liberté de commerce. La
jouissance d'une fortune considérable leur avait permis d'assurer une
éducation supérieure à
leurs enfants qui furent pour la plupart
formés dans les idées de la philosophie des Lumières enseignée au
Collège de San Carlos. Ces doctrines s'adaptaient d'ailleurs fort bien
à leur intention
de bâtir un pays capable de répondre aux besoins du
marché international que l'Angleterre commençait à dominer. Pour ce
faire il fallait éduquer et réprimer, selon la formule du despotisme
éclairé dont nous connaissons la version criolla,
par Sarmiento en 1861: "clencia
Le
programme
nécessitait
de
ennoncée
y palo". < B S >
gouvernement
la mise en place
tardivement
élaboré
par
l'unitarisme
d'un pouvoir central capable d'imposer
l'ordre et l'uniformité et susceptible de préparer l'avènement de la
société moderne. Chaque fois que les provinces voulurent donner au
pays une organisation constitutionnelle, les représentants de l'élite
du
port
essayèrent
d'imposer
un centralisme
-72-
qui
ne
faisait
que
prolonger les aspirations de la capitale de l'ancienne Vice-Royauté et
réactualiser
le conflit
déjà existant.
L'urbanisation
croissante du
port, les besoins de raffinement que les nouvelles fortunes créaient
et l'influence
de la culture européenne firent apparaître une élite
cultivée qui se sentait supérieure et "civilisée". Ses membres étaient
persuadés d'être les seuls représentants de l'esprit
d'après
leurs convictions
l'Espagne
rejetait
l'Angleterre offraient généreusement
Lumières, ils s'engagèrent
de progrès que
mais que la France et
au Nouveau Monde. Messagers des
dans une croisade contre l'obscurantisme et
dans une lutte sans merci pour remplacer le pays réel par le pays de
leurs rêves.
En revanche,
la tendance fédéraliste défendait
proche de celui qui avait
trois
siècles.
Les
caractérisé les villes coloniales pendant
habitants
l'autonomie qui résultait
un mode de vie
de
ces
villes
de l'éloignement
étaient
habitués
à
des autorités centrales :
ils devaient s'organiser pour se défendre des indiens révoltés et pour
écouler les produits de la région ; ils concluaient des alliances avec
les
villes
voisines
et
géraient
le
fonctionnement
des
services
communaux. Malgré leur soumission théorique au Roi et au Vice-Roi, le
gouvernant envoyé par la Couronne
était considéré comme un
ennemi
naturel et il devait chercher l'appui d'une fraction locale pour faire
face aux multiples et interminables contentieux que ses administrés
entamaient
contre lui. La fierté et le sentiment
communauté
auto-suffisanté
essentielles
administratifs
des
habitants
coloniaux.
De
furent
des
toute
-73-
donc,
villes
les
d'appartenir à une
caractéristiques
éloignées
évidence,
la
des
rupture
centres
avec
la
Couronne espagnole éveillait en eux l'espoir de ne plus être dérangés
par
l'arrivée
susceptibles
de
de
fonctionnaires
modifier
le
étrangers
rapport
de
a
leurs
forces
soucis
instauré
et
depuis
longtemps. La Fédération d'Etats souverains leur paraissant le seul
régime
capable
s'attachèrent
de
préserver
cet
équilibre
séculaire,
ils
à le défendre avec la même passion que l'unitarisme
consacrait à la mise en place de la nouvelle société.
Lorsque les chefs de la révolution du 10 mai 1810, date du
renversement du dernier Vice-Roi de Buenos Aires, durent
former des
armées pour se défendre des troupes espagnoles, ils établirent le
système de
leva
des gauchos,
recrutement forcé
effectué d'abord pour
les luttes de l'Indépendance, plus tard pour les guerres civiles et
pour la conquête des terres encore habitées par les indiens.
La cavalerie gaucha,
guidée par ses
caudillos,
lutta contre
l'Espagne jusqu'à la victoire de la révolution mais devint tout de
suite après, l'armée des régimes provinciaux et des intérêts qu'ils
représentaient, ceux des hacendados
et
des
commerçants
qui
mais
voyaient
ceux également des artisans
dans
l'entrée
des
marchandises
étrangères un danger pour l'économie régionale. Danger réel, car si
pendant la période coloniale les différentes régions
avaient appris à
produire des biens et des services d'une diversité considérable,
sous
les gouvernements indépendants ces mêmes régions se virent forcées de
reconvertir leur production, quand les moyens financiers et humains et
même
la
géographie
international. C'est
conservation
de
le
permettaient,
pour
entrer
dans
le marché
ainsi que l'élevage et les établissements de
viande,
les
saladeros,
-74-
devinrent
la
base
de la
nouvelle économie et la raison du pouvoir croissant des propriétaires
terriens et des hommes d'affaires
revanche, l'artisanat
liés à l'exportation, mais qu'en
du Nord-Ouest ne put pas survivre face à la
concurrence des produits Importés.
L'historiographie libérale a expliqué l'attitude des caudîllos à
partir
de l'antinomie civilisation-barbarie énoncée par Sarmiento
dans son livre Facundo.
D'un style percutant il forgea l'image d'un
Facundo Quiroga primitif et barbare, entraînant derrière lui la masse
des llanistos,
les gauchos
soumission servile.
excluant
l'examen
des Llanos, liés à leur chef par une
Le livre était
pondéré
le fruit
d'un état d'esprit
des faits car il s'inscrivait
dans la
campagne organisée par les exilés argentins pour obtenir l'appui des
puissances étrangères
et pouvoir ainsi renverser le gouvernement de
Rosas. Mais cent ans après, alors que les événements qu'il rapportait
faisaient déjà partie de l'histoire, le livre de Sarmiento et ceux des
autres auteurs de sa génération, engagés tous dans l'une des factions
en lutte, restaient la seule référence pour juger l'étape des guerres
civiles et
la personnalité
des
Ramlrez, Rosas et les caudîllos
représentants. La nature
caudîllos
fédérales
dont Artigas,
de La Rioja furent les principaux
du rôle qu'ils jouèrent au moment où le pays
avançait à tâtons vers l'organisation nationale n'était pas analysée
en
tenant
compte
l'impossibilité
des
d'un
différentes
structures de l'économie
s'affirmer
fait
capital
:
la
provinces
de
s'intégrer
libérale dont
et se développer.
C'est
le port
pourtant
entre Buenos Aires et La Rioja que quelques
-75-
possibilité
avait
le conflit
ou
dans les
besoin pour
d'intérêts
historiens révisionnistes
ont souligné, qui détermina l'entrée de Facundo Quiroga sur la scène
politique argentine.
d'un hacendado des LLanos, une région qui
Quiroga était le fils
commençait à compter dans la vie économique régionale dominée jusque
là par deux familles de 1'aristocracie
l'époque
coloniale possédant
depuis
de Ramfrez de Velasco les meilleures terres de pan
llevar,
celles où la fertilité de la terre et la bonne irrigation avaient
facilité le progrès de la viticulture. Promu
commandant des milices
des Llanos, le jeune Quiroga semble avoir mené une vie sans relief,
beaucoup moins romanesque que celle racontée par Sarmiento. Face aux
deux courants qui pointaient dans la politique du pays il se sentait
plus proche du projet institutionnel de l'unitarisme, tout au moins
avant l'affaire des mines de Famatina.
Nous avons déjà signalé que ces mines avaient commencé à être
exploitées
dans la dernière période de la colonie espagnole. La
reprise des travaux devint urgente quand les frais occasionnés par la
guerre de l'Indépendance et le recrutement des anciens esclaves et des
travailleurs ruraux dans les armées révolutionnaires épuisèrent les
ressources
financières
et
humaines
sur
lesquelles
reposait
la
production traditionnelle. Sûr de pouvoir relancer l'exploitation, le
gouverneur Davila fonda la Casa de la
Moneda,
une banque régionale
destinée à frapper la. monnaie à partir de l'argent de Famatina. Mais
il était
nécessaire
techniciens.
En
de renforcer
1824,
Facundo
l'équipement
Quiroga
capitalistes portègnes et anglais
et
de trouver les
s'associa
à
quelques
pour créer la Famatina Minning
Company .sur la base d'un contrat prévoyant l'apport de techniciens
-76-
anglais et l'embauche de mineurs argentins. Le
projet était voué à
l'échec car l e Gouvernement de Buenos Aires, sans demander l ' a v i s des
autorités
de La Rioja,
avait
commissionné l e
Ministre
Bernardino
Rivadavia pour conclure à Londres des accords avec des compagnies
anglaises,
parmi lesquels se trouvait
mines du territoire.
la concession de toutes l e s
A la fin de la même année de 1824, naissait la
Rio de la Plata Minning Association dont la direction & Buenos Aires
était
confiée à l ' e f f i c a c e médiateur, l e Ministre Rivadavia.
La
campagne
de
promotion
de
cette
dernière
compagnie
est
révélatrice de la fièvre qui s ' é t a i t emparé de la Bourse de Londres
face aux
richesses
réelles
ou imaginaires de l'Amérique Latine.
L'auteur du prospectus imprimé pour l e lancement des actions
fait
preuve d'une fantaisie qui n'a rien à envier à c e l l e des chroniqueurs
de la conquête espagnole :
"Podemos imaglnar sln hipêrbole que las minas del Famatina
contienen las riquezas mes grandes del Universo. Voy a
probarlo con una simple aserclôn de la que dan fe miles de
testlgos: en sus campos (Chilecito) el oro brota con las
lluvlas como en otros las semlllas (...) las pepitas de oro,
grandes y pequeflas, aparecen a la vista cuando la lluvîa
lava el polvo que cubre la superficie (...) después de una
lluvla algo fuerte, una setîora encontrô a pocas yardas de
su puerta una mole de oro que pesaba velnte ornas; otra,
al quitar unas matas de yuyos de su Jardin descubrlô en
las raîces una peplta de très o cuatro onzas (...) cuando
se barren los pisos de las casas o se llmplan los establos,
slempre se encuentra oro confundldo entre el polvo t..}'***
Les acheteurs se précipitèrent sur l e s actions sans savoir que
l'aventure de la Compagnie serait de courte durée. Arrivés â Buenos
Aires, l e s fonctionnaires anglais se trouvèrent face à leurs collègues
de la Famatina Minning Company dont l e s droits ne pouvaient
-77-
être
la Ley Fundamental,
contestés car Ils avalent pour cadre
juridique d'Inspiration fédérale
1'Instrument
à appliquer jusqu'à la sanction de
la Constitution.
Un coup de maître réussi par Buenos Aires, la violation de cette
loi, est à la base d'une série d'affrontements qui allaient se solder
par la guerre civile des années à venir. En 1826, le Congrès réuni
pour dicter la Constitution se détourna de ses objectifs et nomma un
Pouvoir Exécutif permanent avec Rivadavia à la tête du gouvernement.
Les
premières
mesures
du
nouveau
Président
portaient
une
grave
atteinte aux intérêts provinciaux : la loi de consolidation de la
dette contractée par Buenos Aires avec la banque Baring Brothers
rendait
les provinces débitrices de l'Angleterre
les obligeant à
accepter l'hypothèque de leurs terres publiques pour cautionner un
emprunt
dont
elles
n'avaient pas demandé.
n'obtiendraient
aucun
bénéfice
et
qu'elles
Cet emprunt, que l'Argentine termina de payer
en 1901 et qui au moment de l'extinction de la dette représentait un
montant huit fois plus élevé
que celui de la somme obtenue, mit le
pays dans d'une situation de dépendance vis à vis de l'Angleterre et
conditionna toute l'évolution économique de l'Argentine.
Quant aux
mines de Famatlna, la loi qui créait la Banque Nationale et qui lui
réservait
disparition
le
droit
exclusif
de
frapper
monnaie
signifiait
la
de la banque Casa de la Moneda et de la compagnie minière
fondée à La Rioja.
A partir de ce moment, l'histoire de Facundo, l'homme d'affaires,
s'achève et commence l'histoire de Facundo, eJ tigre
chef
de la montonera
constituée de
-78-
groupes
de los
de gauchos
Llanos,
au nombre
variable qui se soulevaient spontanément
c'est-à-dire,
étaient
d'hommes
ennemis
et
attaquaient
en mont an,
en formations irrégulières et toujours changeantes.
cent au matin,
apparaissant
mille au soir,
et
Ils
puis à nouveau une poignée
disparaissant
vertigineusement
face
aux
désorientés.
Le courage de ses hommes, l'immense popularité dont i l jouissait
et sa nature passionnée
ont fait de Facundo un personnage mythique.
Aucun autre caudlllo argentin n'a suscité autant de légendes,
aucun
autre n'a été l'objet d'autant de biographies qui se contredisent
n'a inspiré autant d'oeuvres l i t t é r a i r e s .
David Pefia,
Manuel Gâlvez,
Ricardo GUiraldes,
Leopoldo Lugones,
ou
L'historien et dramaturge
auteur de Segundo Sombra, Borges,
Ricardo Molinari,
Francisco
Luis
Bernardez font partie de la l i s t e d'écrivains a t t i r é s par "l'ombre
terrible de Facundo" que Sarmiento invoquait au début de son livre.
Félix
Luna
témoigne
de
l'existence
d'un
mythe
populaire
particulièrement puissant dans la région des Llanos:
"Esa sensaciôn esta viva en los llanos de La Rioja, donde
perduran
las leyendas que en su tiempo contribuyeron
a
conformar el mlto: el gênerai no dormïa nunca, el gênerai
leîa el pensamiento, al gênerai no se lo podîa engaflar, el
gênerai no estaba muerto sino escondido "en los relnos de
arriba",como
le aseguraba a ml abuelo el arriero
que lo
llevaba
a estudlar
a Côrdoba, veînte
attos después de
Barranca Yaco. El gênerai se aconsejaba con su moro,que le
decîa
cuândo debla pelear
y por
dônde debîa
atacar
primero, (...) el célèbre
caballo
que juega un papel de
intermediarlo
entre
el mundo infernal
y Qulroga,
Jefe
misterioso
del ejêrcito
de "captangas",
aimas en pena
reclutadas
en el Infierno,
que forman su escolta y a cuya
aproximacion
hasta los oficiales
de Paz -lo
cuenta
el
Manco en sus 'Memorias' - palidecîan
de
miedo"'***
-79-
A côté de ce Facundo légendaire 11 y a celui révélé par
les
l e t t r e s et l e s nombreux documents de ses archives personnelles publiés
partiellement
de longues années après sa mort tragique à Barranca
Yaco. Dans l e s l e t t r e s , é c r i t e s pour l a plupart de sa propre main, 11
e x p l i c i t e parfois l e s raisons de sa révolte et de l'adhésion de ses
hommes à la
cause du fédéralisme.
La l e t t r e
du 10 janvier
1830,
adressée au Général José Maria Paz, l ' u n des t r o i s principaux chefs
militaires
de
l'armée
Dans c e t t e l e t t r e
de ses troupes
soldats
unltarla,
est
particulièrement
révélatrice.
Qulroga souligne la différence entre la composition
et
c e l l e de l'armée de Buenos Aires, conduite par des
professionnels,
et
dénonce
la
campagne
de
diffamation
orchestrée par l a presse de 1' unitarisme:
"Las prensas se han hecho sudar para abrir heridas al
Indivlduo, no al nombre pûblico; bajo el pretexto de hacer
manifiestos justificando una atroz e injustificable
guerra
y un aseslnato sln ejemplo, no se ha hecho otra cosa que
desahogar pasiones Innobles y estampar insuit os personales
no menos falsos que vergonzosos. El que firma es hombre y
provoca sln embargo a que se le cite un solo acto de esta
clase
contra
encarnizados
enemigos. (...) Bajo est os
princlpios ha combatido el infrascripto por dos veces y
aunque en una y otra ocasiôn se le ha hecho la guerra a
muerte, el que figura la ha regularlzado y la ha hecho lo
menos afligente que le ha sido dado. Asi ha debido ser,
seftor gênerai, cuando entre los soidados de sus filas no
se ven sino ciudadanos pacîficos, pero que decididos a ser
libres se enrolan voluntarios, dejando sus fortunes y
comodidades, al paso que han tenido siempre que batirse
con los que profesan el oficio de la muerte."
"La sangre se vierte ahora, es verdad. Se verterâ acaso
infinito. Pero el mundo imparclal y la severa historia daré
justlcia al que la tenga entre los que intentan dominer y
los que pelean por no ser esclaves."*®6*
Dans
la
même
lettre,
Qulroga
maladresse v i s - à - v i s de l'Uruguay,
reproche
la provincia
-Ô0-
aux
unitarios
de Oriente d i t - i l ,
leur
et
du Paraguay,
envahis par Buenos Aires dans le cadre de la même
politique dictatoriale qui s'exerçait contre les autres provinces. En
ce
qui
concerne
l'Uruguay,
fédéralisme, le caudillo
le souvenir
du
premier
José Artigas, neutralisé
de Buenos Aires, était encore très présent
Paraguay,
l'aboutissement
de
la politique
défenseur
du
par les politiciens
en 1830. Et quant au
libérale
critiquée
par
Quiroga, allait entraîner la guerre de la Triple Alliance, la plus
impopulaire des guerres livrées par l'Argentine.
Toujours dans la même lettre, les remarques de Quiroga sur le
rôle
de
l'Armée,
utilisée
contre
les
civils
des
provinces
de
l'intérieur et donc, détournée de l'objectif pour lequel elle avait
été
constituée,
sont
toujours
particularités de l'Argentine, un
d'actualité
en
raison
des
pays où les secteurs qui ne peuvent
plus contrôler le jeu électoral ont mis à
leur profit ce détournement
des fonctions spécifiques des Forces Armées.
"iQué resta, setior gênerai? Un ejérclto que habîa costado
inmensos sacrificlos, un ejêrcito que en alas del pundonor
nacional se habîa formado a Incalculables esfuerzos de las
provincias y que costaba média exlstencia a los argentinos,
ni bien se distrae de su objeto, cuando lanzado sobre las
provincias, se ha proclamado conquistador."*973
La l e t t r e se termine par une mise en garde:
l a s armas que hemos tomado en esta ocasion no serén
envainadas sino cuando haya una esperanza siquiera de que
no serén los pueblos nuevamente invadldos. Estamos
convenidos en pelear una sola vez para no pelear toda la
vida."tBB>
Quel est cet espoir qui pourrait empêcher la guerre de continuer?
Facundo écrit
cette l e t t r e quatre ans après la tentative
-81-
unitaria
d'imposer
une constitution
président
de
décembre
la
1825,
province.
centralisatrice
République
avait,
le
de nommer l e s
En outre,
pouvoir
les
selon
journaliers,
et
antidémocratique.
Le
le
texte
en
sanctionné
gouverneurs
analphabètes,
de chaque
domestiques
et
soldats non professionnels étant privés de d r o i t s civiques, seul une
poignée
plus
de citoyens pouvait voter. Le député fédéral
durement
opposé
à
la
Constitution
de
qui s ' é t a i t
l'unitarisme,
le
Manuel
Dorrego, sur lequel nous aurons l'occasion de revenir car un chapitre
de Libro de navios y borrascas
l u i est consacré, avait été exécuté en
1828. L'indignation des habitants des provinces face à la c o n s t i t u t i o n
unltaria
s ' é t a i t doublée de l ' h o r r e u r provoquée par la mort de Dorrego
et tout conduisait à penser que l e s espoirs d ' a r r i v e r à un accord avec
Buenos
Aires
devenaient
de
plus
en
plus
minces.
Mais
Facundo
continuait à c r o i r e à l a p o s s i b i l i t é d'obtenir une Constitution qui
serait
l'expression de la volonté de la majorité. Une volonté q u ' i l
ne partageait pas mais qu' i l r e s p e c t a i t . Dans une l e t t r e du 12 janvier
1832 adressée à Rosas, i l dit :
"Usted sabe, porque se lo he dicho muchas veces,que yo no
soy fédéral, eoy unitario por convencimiento; pero si con
la dlferencla de que mi opinion es muy humilde y que yo
respeto
demaslado la de los pueblos
constantemente
pronunciada por el sistema de gobierno Fédéral; por cuya
causa he combatido con constancia contra los que han
querido hacer prevalecer por las bayonetas la opinion a la
que yo pertenezco, sofocando la gênerai de la Repûblica; y
siendo esto asi, como efectivamente lo es icômo podré yo
darle mi parecer en un asunto en que por las razones que
llevo expuestas necesito explorer a fondo la opinion de
las provincias, de las que Jamâs me he separado sin
embargo de ser opuesta a la de ml indlviduo? Aguarde pues
un momento, me informarê y sabré cuil es el sentimiento o
parecer de los pueblos y en tonces se lo comunicaré, puesto
que es Justo que ellos obren con plena libertad porque
todo lo que se qulera o prétende en contrario, sera
violentarlos, y aûn cuando se consiguiese por el momento
lo que se qulera, no tendrîa consistencia, porque nadie
-82-
duda de que todo lo que se hace por la fuerza o
arrastrado por un înflujo, no puede tener duraciôn siempre
que sea contra el sentlmiento gênerai de los pueblos."'**3
La ton de Quiroga laisse transparaître une certaine agressivité
et la demande de Rosas à laquelle 11 répond par sa lettre en est la
cause. Le caudillo
de Buenos Aires voulait retarder
régime fédéral à adopter dans le
le débat sur le
pays et avait besoin de l'accord de
Quiroga. Les deux hommes, bien qu'alliés pour s'opposer au pouvoir du
port,
avaient des Intérêts et des points de vue différents. Quiroga
croyait que la seule solution possible résidait dans l'organisation du
pays sous le régime fédéral.' voulu par la majorité et il ne cessait
d'inciter les autres provinces à l'institutionnaliser
définitivement.
Rosas argumentait
se donner
Constitution.
que
le pays n'était
Son projet
personnel était
exécution une fois que Facundo,
aurait
pas mûr
pour
une
tout autre et il le mit à
le seul caudillo dont la popularité
pu représenter une entrave à ses ambitions,
fut assassiné à
Barranca Yaco, le 16 février 1835.
La mort de Quiroga bouleversa non seulement
Rioja mais le pays tout entier. Dans le climat
la nouvelle,
et
les habitants de La
de crise provoqué par
Rosas accepta d'assumer le gouvernement de Buenos Aires
l'attribution
de l'ensemble
des pouvoirs publiques.
indiscutable qu' il tira de cette mort
Le profit
fit peser sur lui le soupçon
d'une éventuelle complicité avec les auteurs matériels du meurtre.
Ce
soupçon ajouté au fait que sous sa dictature les provinces durent se
soumettre à sa main de fer et que la politique économique favorisa
presque
seulement
les
intérêts
des
-83-
propriétaires
terriens
de
la
campagne de Buenos Aires
caudillo
fut à la base de la révolte du deuxième
de La Rioja : Angel Vicente Pefialoza.
Peflaloza s'était formé aux côtés de Facundo. Ils avaient lutté
ensemble contre les armées de Buenos Aires dans les batailles de
Qncatlvo,
La Tablada et Rincûn et de cette époque datait la renommée
du jeune Peflaloza pour son courage et
son extrême habileté à sortir
les canons ennemis de la ligne de tir seulement à l'aide de son lasso.
Facundo
avait
été
un
riche
connaisseur de la nature, du travail
capable aussi de s'adapter
Pefialoza,
hacendado
provincial,
excellent
et des hommes de sa région mais
et d'apprécier les moeurs
Chacho comme le surnommaient
de la ville.
ses compagnons d'aventures,
n' avait en revanche, aucun penchant pour une vie urbaine où il se
serait senti humilié car il était presque illettré. Les lettres qui
nous sont parvenues, presque toutes dictées au milieu des campagnes
militaires
qu'il
dirigea,
sont
l'oeuvre
matérielle
de différents
assistants, des hommes simples qui écrivaient mal. C est justement
l'absence d'artifices formels
qui les rend aussi authentiques et
parfois même touchantes. Dans ces lettres Peflaloza se montre comme un
homme
modeste,
sans
ambitions
personnelles,
d'une
droiture
peu
fréquente à une époque où la durée des conflits et le sang versé
rendaient possibles tous les abus. Le 6 décembre 1854, après avoir
reçu une distinction accordée par le gouvernement de la Confédération
Argentine, il écrit à Urquiza:
"Yo soy un gaucho que nada otra casa entiende que de las
cosas de campo, donde tengo mis reuniones, y la gente de
ml clase no se porqué me quieren ni porqué me siguen; yo
también los quiero y los sirvo con lo que tengo
haclêndoles todo el bien que puedo; de esta suerte Sefior,
-84-
los Gobiernos y los Jefes Militaires siempre me han ocupado
y me solicitan y alguna vez me han entrado a los ejércitos
creyêndome capaz de algo; los Superlores no se han
desagradado conmigo, pero le aseguro ml General, que yo en
buena plata nada valgo.
No se vestlr, cargar insignias, ni entiendo toda la
têctica
ni ceremonias menudas que acostumbran los
ejércitos; pero tambiên le aseguro que jamâs he hecho mal
a nadle ni he traiclonado a ningûn Jefe ni amigo, esto es
naturel en mi asi no tengo resentido a nadle en ml vida.
Si yo le recibo mi General el tîtulo que manda es porque
quiero ser su amigo por la gran bat alla que ganô en
Caseros y la Constituciôn que nos ha dado."<so>
La d i s t i n c t i o n dont Peflaloza parle dans l a l e t t r e ci-dessus , l u i
avait été accordée pour son intervention dans la l u t t e contre Rosas
qui venait de se terminer en 1652 avec la b a t a i l l e de Caseros, gagnée
par un caudillo
de l a province d'Entre Rios, Justo José de Urquiza
avec l ' a i d e des e x i l é s et de troupes brésiliennes. Mais la révolte de
La Rloja contre l e Restaurador
de las Leyes é t a i t plus ancienne. La
province
de
avait
fait
partie
la
Coalition
gouverneurs opposés à Rosas et appuyés
du Nord,
ligue
de
par l'armée u n i t a i r e qui en
1838 t e n t a de renverser l e gouvernement. Confrontées aux troupes de
Rosas l e s forces r e b e l l e s subirent plusieures défaites et ses membres
durent p a r t i r en exil. Parmi eux se trouvait Peflaloza qui n'abandonna
pas pour autant la l u t t e contre celui q u ' i l considérait comme étant
responsable de l ' a s s a s s i n a t de son chef et de la misère croissante de
sa province. Celle-ci é t a i t ,
en effet,
plus étranglée économiquement
que jamais depuis que Rosas avait i n t e r d i t l e s échanges commerciaux
avec l e Chili,
cause
de
cela,
base d'opération d'un groupe nombreux d ' e x i l é s et à
devenu
officiellement
un
pays
ennemi
de
Confédération Argentine, mais historiquement et géographiquement
lié à
La Rloja.
-85-
la
très
Incapable de supporter 1'élolgnement
du cadre naturel de sa vie,
l e s Llanos, Pefialoza f i t clandestinement et
chemin
de Copiapô à La Rioja.
à plusieures r e p r i s e s l e
Chacun de ses
retours
signifiait
l ' é v e n t u a l i t é d'une nouvelle révolte mais i l ne fut jamais
emprisonné
grâce à la complicité des h a b i t a n t s des campagnes et même de quelques
gouverneurs
fédérales.
Car s i Facundo avait é t é un caudillo
admiré
mais aussi redouté, Peflaloza fut l e plus aimé de tous l e s caudillos
de
La Rioja et des provinces voisines. Le réseau de loyauté qui sous-tend
les
rapports
du caudillo
avec ses hommes et qu'Alain Rouquié**513
considère plus important que l e pouvoir
charismatique
joua dans l e cas de Peflaloza un r ô l e e s s e n t i e l .
ses l e t t r e s ,
gauchos
du
leader,
Dans presque toutes
on trouve la même préoccupation pour la pauvreté de ses
qu' i l
essayait
de soulager
par
ses
propres moyens,
très
l i m i t é s et en rien comparables à ceux dont disposait Quiroga.
Cela
explique l'immense popularité dont i l j o u i s s a i t
et l e s acclamations
qui saluaient son passage par l e s provinces voisines bien q u ' i l
fût
toujours l e perdant dans une guerre où la disproportion des forces
entre
les
adversaires
laissait
ressources des armées r é g u l i è r e s ,
prévoir
le
Peflaloza et
résultat.
Face
ses hommes n1 avaient
qu'un équipement rudimentaire:
"El Chacho no tenïa artillerîa,
pero sus soldados la
fabrlcaban con cationes de cuero y madera, que se servîan
con piedra en vez de metralla, pero piedra que hacia
estragos entre las tropas que lo perseguîan. No tenîa
lanzas, pero aunque fuera con clavos atados en el extremo
de su palo, sus soldados los improvisaban y se creian
invenclbles. El que no tenîa sable lo suplîa con un tronco
de algarrobo convertido en sus manos en terrible mazo de
armas, y si faltaba el alimento comian algarrobo y era lo
mismo."***'
-86-
aux
Il n'est pas difficile d'imaginer la répugnance que les hommes
cultivés ressentaient face à ce primitivisme qui était alors imputé à
la barbarie des moeurs et à l'absence d'éducation et non à la misère.
Les membres de la montonera étaient donc
considérés par leurs ennemis
comme des sous-hommes guidés par des instincts sanguinaires et opposés
à toutes les valeurs de l'esprit. Mais dans le cas de Peflaloza, on ne
lui reprochait pas
seulement
son
farouche refus des
bienfaits de
la civilisation venant de Buenos Aires mais surtout son opposition aux
familles les plus riches de la région, celles qui, en détournant le
cours des rivières et des ruisseaux pour irriguer leurs propriétés
avaient condamné les terres voisines à l'improductivité. La haine que
les paysans pauvres vouaient à ces familles eut une parfaite réplique
dans la haine que les puissants de La Rioja vouèrent au caudillo,
ce
qui explique la mort atroce que lui fut infligée.
Lorsqu' en février 1852 le gouvernement de Rosas fut renversé par
la coalition des forces conduites par Urquiza, les vieilles luttes
entre
Buenos Aires
unitarios
et
les provinces
recommencèrent.
Les anciens
s'appelaient maintenant libéraux et parmi certains d'entre
eux, les integracionistas,
pointait la volonté de trouver un terrain
d'entente avec les provinces, toujours fédéralistes. Mais ce fut le
libéralisme "dur" qui s'imposa et détermina le refus de Buenos Aires
de
participer
à
l'élaboration
d'inspiration fédérale, laquelle
Cette constitution n'était
de
la
Constitution
de
1853,
fut approuvée par le reste du pays.
pourtant pas contraire aux intérêts des
libéraux car elle accordait aux étrangers les mêmes droits civiques
qu'aux
nationaux, ce qui permettait la mise en place d'un projet cher
-87-
à l'élite éclairée de Buenos Aires, celui
de l'ouverture du pays à
l'immigration européenne. En outre, elle facilitait l'implantation des
capitaux étrangers
et ouvrait les fleuves intérieurs aux bateaux de
toutes les nationalités. L'application de ces principes ne pouvait que
favoriser les secteurs liés à l'élevage et au commerce
des provinces
du Littoral argentin, Entre Rios et Buenos Aires, mais l'adoption du
système fédéral était un obstacle que la ville portuaire ne voulait
pas franchir.
C est
pourquoi
, en
1854, elle se donna son propre
gouvernement et sa propre Constitution calquée sur le
texte
unltario
de 1826, le même qui avait déclenché les guerres civiles du temps de
Facundo.
Jusqu'en 1861, les deux gouvernements firent une tentative de
cohabitation qui tourna vite a la catastrophe. Le premier, celui de la
Confédération des provinces, essaya vainement de faire face au pouvoir
économique de l'autre, qui disposait des revenus du port et du soutien
international.
Aux
difficultés
économiques
de
s'ajouta la pression des minorités libérales de
l'élite portuaire.
la
Confédération,
province alliées à
La guerre éclata finalement en 1861 et les troupes
de Buenos Aires, conduites par 1'idole des jeunes libéraux portègnes,
Bartolomé
Mitre,
rencontrèrent
l'armée
de
la Confédération
à la
bataille de Pavôn qui fut remportée par Buenos Aires. Urquiza sortit
sans peine et sans gloire de la scène politique argentine pour se
consacrer à ses nombreuses haciendas
et au parti fédéral de sa propre
province. C'est alors que commence la dernière étape des luttes des
caudillos
de La Rioja et leur défaite finale.
-88-
Après avoir triomphé de l'armée de la Confédération, les troupes
de
Buenos
Aires
occupèrent
progressivement
toutes
les
provinces.
Sarmlento écrivait à Mitre en 1861:
"No trate de economizar sangre de gauchos. Este es un
abono que es preciso hacer util al pais. La sangre es lo
ûnico que tienen de humano."<ss:>
En février
villages,
publique
la
1862, ce fut
confiscation
suivies
de
le tour de La Rloja. L* incendie des
de
biens, les
l'exposition
exécutions
des
corps
des
l'enlèvement des femmes et des filles des montoneros
derniers
à
se
rallumèrent
et
rendre
et
à
révéler
la
sur
la
place
victimes,
et
pour forcer ces
cachette
de
leur
chef,
la haine de l'époque de Rivadavia. Peftaloza apparassait
disparaissait,
attaquait
et
reculait,
selon la vieille
tactique
apprise aux côtés de Quiroga. Il perdit les batailles mais épuisa ses
adversaires obligés finalement à signer un traité de paix, le traité
de La Banderita
que Moyano mentionne dans El trino
del
vertu de ce traité l'armée de Buenos Aires s'engageait
province,
et
Pefialoza A reconnaître
le Gouvernement
diable
a quitter la
national
déposer les armes. José Hernândez, l'auteur de Martin
Flerrt)
la scène qui suivit
les uns et
la signature du traité,
quand
En
et à
raconte
les
autres devaient se rendre mutuellement les prisonniers de guerre. Seul
Pefialoza
fut
en
gouvernementale
La
paix
mesure
avait
était
d'accomplir
cette
exécuté tous les siens.
fragile
parce
qu'elle
formalité.
L'armée
t6A>
était
fondée
sur
la
méfiance : ni les paysans de La Rloja ne croyaient A la bonne volonté
du
Gouvernement
ni
les
hommes
de
-89-
Buenos
Aires
à
la
loyauté
de
Peflaloza,
chargé selon l e s termes du t r a i t é de l a démobilisation des
groupes rebelles.
Bientôt,
Felipe Varela,
lieutenant de Peflaloza et
continuateur de ses l u t t e s , commença à v i s i t e r tous l e s recoins de la
province et à r e c u e i l l i r l e s p l a i n t e s de ses habitants. De son côté,
Sarmiento,
gouverneur
de San Juan,
province
voisine
de La Rioja,
dénonçait l e s incursions de bandes armées dans son t e r r i t o i r e ce qui
c o n s t i t u a i t une violation des termes du t r a i t é . Devant des signes de
plus en plus alarmants,
problème
de
La
Rioja
Mitre décida de mettre un point
et
confia
à
Sarmiento
la
final
direction
au
des
opérations.
A la
fin
de
l'année
dernières b a t a i l l e s
v i l l a g e de La Rioja.
rendit en
1863,
s'était
Peflaloza,
réfugié
avoir
chez un ami à Olta,
perdu
ses
un p e t i t
Retrouvé par un détachement de l'armée,
présence de sa femme, qui l ' a v a i t
ses campagnes, et
après
il
se
accompagné dans toutes
fut tué sur place:
"Luego hacen toda suerte de vejaclones con su cadâver. Le
cortan una oreja y se la mandan, ensobrada, a don Natal
Lima, en La Rioja. Degtlellan su cabeza y la clavan en una
plca, en la plaza de Olta. Hasta hace poco, decîan los
viejos de la région que Olta séria desgraciada "hasta
donde llegara el 'fedor' de la cabeza del Chacho."ess:>
Dans Libro de navlos y borrascas,
Moyano consacre à Peflaloza quelques
pages du chapitre X où l a remémoratlon du passé personnel du narrateur
se mêle au passé de la région:
"Los molinos, las bandadas de pâjaros, los rïos dulces alla
abajo y las casitas y la gente que se asoma a las galerîas
para ver pasar el 4L que vlene de las Salinas Grandes y
todavia falta rato para llegar a Côrdoba. Por el espejo
retrovisor le echamos la ûltima mirada a la barbarie, la
cabeza del Chacho clavada en una lanza très dias y très
noches en la plaza de Olta para castigo y escarmiento, las
-90-
hormigas que van subiendo por el asta atraidas por el olor
del General que galopaba por los salttrales".****
La mort de Peffaloza n' eut nullement les effets escomptés par le
gouvernement. Dans les campagnes, la guitare accompagnait les
copias
annonçant une nouvelle et dernière étape de révoltes:
'Peffaloza diz que es muerto,
no hay duda que asi sera
Tengan cuidado, salvajes,
no vaya a resucitar!.'"r*y')
Celui qui succéda à Peflaloza, Felipe Varela, avait lutté aux
côtés de el
Chacho en 1862-63. 11 était originaire de Catamarca mais
avait été élevé à Guandacol, un village de La Rloja où l'hostilité
envers le patrlclat local était particulièrement forte. Propriétaire
d'une hacienda
dans son village d'adoption,
il n'hésita pas à la
vendre pour se lancer dans une aventure qui est la plus courte et la
plus curieuse de celles vécues par la montonera.
Au moment
où Felipe Varela entre dans l'histoire des luttes
régionales, l'Argentine,
alliée au Brésil et à l'Uruguay était en
guerre avec le Paraguay. Nous avons déjà mentionné l'impopularité de
cette guerre due à plusieurs causes.
D'abord, l'ennemi traditionnel
était le Brésil et non le Paraguay. Deuxièmement, il y avait des liens
de sang et d'amitié entre les habitants de la Mésopotamie argentine et
les Paraguayens et, finalement, dans l'esprit des gauchos de province,
c'était Buenos Aires qui voulait cette guerre, ce qui suffisait à la
rendre impopulaire.
-91-
Sauf
à
Buenos
Aires
où quelques
volontaires, dans l e r e s t e du pays
enthousiastes
les autorités
se
portèrent
durent employer la
force pour réunir l e s contingents exigés a chaque province.
"Julio Campos, porteffo impuesto como gobernador a La Rloja,
informa el doce de maya: "es muy dificil
sacar nombres de
la provincia en contingente para el Litoral
(...) a la sola
noticia, que iba a sacarse, se han ganado la sierra". Los
"voluntarios"
de Côrdoba y Salta se sublevan en Rosario
apenas les quitan las maneas; el gobernador Maubecin, de
Catamarca,
encarga
200
pares
de grillos
para
el
<se:>
contingente de su provincia".
Felipe Varela,
d'extermination
Peflaloza,
de
réfugié
la
à Coplapo
montonera
qui
revint en Argentine et
fut
(Chili)
se
depuis
termina
par
la
campagne
la
mort
de
témoin de l ' é p i s o d e l e plus
déshonorant de l ' h i s t o i r e de l'armée gouvernementale : l a dispersion
de Basualdo. Profitant de 1'absence de leur chef, l e général Urquiza,
t r o i s mille s o l d a t s de l a force cantonnée au L i t t o r a l s'enfuirent
nuit de j u i l l e t
continuèrent.
1866. Malgré l e s menaces d'exécution,
Pour ne pas perdre la face,
une
l e s désertions
Urquiza dut l i c e n c i e r
le
r e s t e de son régiment.
Face à la révolte des contingents des provinces et à l a désertion
massive de Basualdo,
Varela décida de reconstituer
les
forces
de
L'agression de Walker au Nicaragua en 1856, l a r é i n t é g r a t i o n
de
Peflaloza à l ' a i d e d'un groupe de Chiliens.
Saint-Domingue à l'Espagne en 1861 et l ' i n s t a u r a t i o n de l'Empire de
Maximillen
d'Autriche
au
Mexique
importantes en Amérique Latine.
événements,
fut
avaient
En 1862,
fondée à Valparafso
-92-
et
eu
des
répercussions
comme réaction à ces
1' Union Americana,
association
destinée à lutter pour
la survie des Idées
républicaines et à
promouvoir les rapports d'amitié entre les nations d'Amérique Latine
dans le but de défendre leur autonomie. L'association de Valparafso
eut bientôt des filières à La Serena, Santiago, Quillota et Coplapô.
C'est à la filière de Coplapô que Varela adhéra un peu avant son
retour en Argentine.
Lorsque les termes du traité de la Triple Alliance tenus secrets
par les gouvernements d'Argentine, Brésil et Uruguay, furent rendus
publics,
le
plan
de
spoliation
du
territoire
paraguayen
et
l'intervention de l'Angleterre dans la guerre qui était en train de se
livrer, ajoutèrent une autre revendication à celles déjà défendues par
1' Union Americana.
Le sentiment anti-impérialiste
assez naïf et rudiment aire, eut
de cette époque,
en 1868 et en ce qui concerne la
Bolivie, des résultats surprenants: invité à une réception par le
président Melgarejo, le représentant de la reine Victoria décida de ne
pas y assister. Melgarejo, vexé, le condamna à faire trois fois le
tour de la place à dos d'âne. Lorsque la nouvelle parvint à Londres,
"la reine
décréta:
Victoria
se saisit
"La Bolivie
n'existe
d'un crayon,
plus"****-
barbouilla
la carte
et
Il s'agit peut-être d'une
coïncidence, mais c'est aussi en 1868 que Melgarejo donna asile à
Felipe Varela avant son départ en exil pour le Chili. La
récente du caudillo
argentin, membre de l'Union
Americana
défaite
a laquelle
Melgarejo avait promis l'envoi d'une force de dix-huit mille hommes si
nécessaire a donc pu avoir un certain rapport avec la promenade de
l'ambassadeur anglais en Bolivie.
-93-
L'enthousiasme de Varela avait été t r è s naïf.
trouver
comptant
l'appui
populaire et
sur l ' a i d e
celui,
de l ' a n c i e n
Il était
indispensable,
Président
sûr de
d'Urquiza.
En
de l a Confédération,
il
renouvelait l ' e r r e u r qui avait coûté la vie à Pefialoza. Mais en 1866
il
ne l e savait
pas encore.
Emporté par son élan américaniste,
il
i n v e s t i t la somme reçue pour la vente de sa propriété dans l ' a c h a t de
deux canons et quelques f u s i l s
et traversa la c o r d i l l è r e avec deux
cents hommes recrutés parmi l e s Argentins e x i l é s et l e s Chiliens. Leur
manifeste enflammé et grandiloquent
dans l ' h i s t o i r e des caudillos
est r e s t é comme une pièce rare
de La Rioj-a:
"Argentinos! El pabellôn de Mayo, que radiante de gloria
flameô victorloso desde los Andes hasta Ayacucho, y que en
la desgraciada Jornada de Pavôn cayô en las îneptas y
febrlnas manos del caudlllo Mitre, ha sido cobardemente
arrastrado por los fangales de Estero Bellaco, Tuyuty,
Curuzû y Curupayty(...)Nuestra Naciôn tan feliz
en
antécédentes , tan grande en poder, tan rica en porvenir,
tan engalanada en glorias, ha sido humillada como una
esclava."
"Nuestro programa es el orden comûn, la paz y la amistad
con las demâs repûblicas americanas(...)La guerra del
Paraguay es un acontecimiento calculado, premedltado por
el gênerai Mitre", dice haciendo la historia de la invasion
de Flores, intervenciôn brasileffa en el Uruguay y defensa
de Lôpez en la libre determlnaciôn oriental (...)"Guerra
premeditada, guerra estudlada, guerra amblciosa de dominio,
contraria a los santos principios de la Union Americana
cuya base fundamental es conservarse incôlume la soberanta
de cada Repûblica". Menciona la intervenciôn britânica y la
"verdad innegable de que la guerra del Paraguay jamâs ha
sido una guerra naclonal"; recuerda que la polît ica
librecambista centralizadora de Buenos Aires empobrece las
provincias, y llama a Urquiza a ponerse al frente del "gran
movimiento nacional". Termina: "Compatriotas nacionalistas!
En el campo de la lid os invita a recoger los laureles del
triunfo
o
la muerte, vuestro jefe y amigo FELIPE
VARELA.-'™»
-94-
Ce n'est pourtant pas ce manifeste déterré par les historiens
révisionnistes
qui a
gravé le nom de Felipe Varela dans la mémoire
populaire mais la particularité d'une guerre faite au son de la
musique. En effet, parmi les Chiliens qui accompagnaient Varela il y a
avaient
des musiciens populaires qui jouaient
zambacuecas
(aussi samacuecas,
ou cuecas)
et chantaient des
* r " révolutionnaires. Le
groupe musical, la banda de son armée, - c'est une banda le groupe qui
tuera, avec une chanson, le mal représenté par Sletemeslno dans le
dernier roman de Moyano- eut un rival de taille dans l'armée ennemie,
celle
du
chacareras
caudillo
Taboada
armé
par
Buenos
Aires,
expert
en
(7St3. En faisant abstraction du concours de Buenos Aires,
on serait tenté de dire que la bataille du Pozo de Vargas,
fut remportée par une chacarera,
en 1867,
car Taboada battit Varela. Ainsi,
c' est au son de la musique qu' avait commencé et que se terminait
l'intervention du dernier caudillo de La Rioja, mort en exil.
nombreuses chansons de ce qui reçoit le nom de ciclo
varellano
Les
nous
sont parvenues des deux cotés : celui de ses partisans et celui de ses
adversaires. Quelques unes appartenant
au groupe des chansons qui
accompagnaient les déplacements des forces de Varela annoncent déjà le
ton de Martin
Fierro
dans la plainte du gaucho
force:
"La Patria que ha reinado
no nos era conveniente
al que mes bien se ha portado
lo marchan al contingente
Alto. iQuiên vive?
La Patria que es gente paisana,
derecha como una vêla
jViva el gênerai Varela!
Nada vale ser prudente
y amistoso en la ocasiôn
porque ni razones tiene
-95-
pauvre recruté de
el pobre con mes razân
Alto. ïQuién
vive?...<7S,>
C'est aussi une copia anonyme des Llanos qui résume la t r i s t e s s e
de La Rloja à la fin des temps des caudlllos,
une t r i s t e s s e imprégnée
de scepticisme :
"Y asî se escribe la
historié
de nuestra tierra paisanos :
en los libros con borrones
y con cruces en los
llanos""^^
1.2.3. La Rio.la et l'Argentine de l'immigration
Le caudillo
de la première moitié du XIXe s i è c l e n'était pas très
différent des hommes qui l e suivaient. I l
partageait avec eux l'amour
des vastes espaces, la connaissance de chaque recoin des sierras
et la
fatigue des chevauchées à travers l e s plaines et l e s salines. I l avait
en commun avec eux
l e s croyances et l e s l o i s i r s de la campagne et
connaissait comme eux la faim, la soif et l e s dangers quotidiens. Ce
caudillo
compagnon d'aventures fut remplacé à la fin du s i è c l e par
l e caudillo
disparu.
politicien,
Juan
Bautista
argentins, l e disait déjà
copie urbaine et inauthentique d'un modèle
Alberdi,
l'un
des
premiers
essayistes
peu de temps après la fin de la guerre de
la Triple Alliance:
"Al caudillo
de las campattas sigue el caudillo de las
ciudades, que se eterniza
en el poder, que vive sin
trabajar del tesoro del pais, que persigue y fusila a sus
opositores, que hace guerra de negocios pero todo en forma
-96-
y en nombre de la ley que, en sus manos, es la lanza
perfeccionada del salvaje. No mata con cuchillo pero
destroza y dévasta con el soflsma, que es su cuchillo. No
es el caudillo de chiripé pero es el caudillo de frac; es
siempre un bérbaro, es decir, las dos cosas unidas
formando un solo todo; una civilizaciôn
bérbara, una
barbarie civillzada.n< TS *
Trente ans plus tard,
ces caudillos
urbains étalent devenus des
experts dans la fraude é l e c t o r a l e . I l s s'entouraient d'hommes de main,
l e s guapos,
Issus du milieu rural
mais I n s t a l l é s dans l e s
villes
depuis que la transformation de la campagne, consécutive à l ' e n t r é e
massive
d'immigrants
disparition
des
européens
conditions
dans
permettant
le
pays,
avait
l'existence
entraîné
du gaucho.
la
Les
affrontements armés de l a période précédente avaient cédé la place aux
l u t t e s p o l i t i c i e n n e s d i r i g é e s depuis l e comité de chaque p a r t i . Dans
ces centres d'opération qu'étaient l e s comités,
caudillo
l e s guapos fidèles au
de service é t a i e n t encore capables de tuer ou de mourir pour
lui, mais maintenant leur mort ou c e l l e de l ' a d v e r s a i r e qui au coin
d'une rue ou dans un t e r r a i n vague rendait
l'âme avec un couteau
planté au milieu de l a p o i t r i n e , n ' é t a i t plus qu'un fait divers.
Après 1868, l a vie p o l i t i q u e de La Rioja fut contrôlée pendant
plus de quarante ans
CarrefSo
et
les
par deux familles de l ' o l i g a r c h i e locale:
Gonzalez.
Cette
dernière,
à
laquelle
les
appartenait
l ' a u t e u r de ffls montafias, avait subi des attaques violentes de la part
de
la
montonera,
surtout
de
celle
qui
répondait
aux
ordres
de
Pefialoza. Le souvenir de el Chacho a i n s i que celui de Qulroga et de
Varela
fut
donc
officiellement
banni
-97-
de
l'histoire
régionale
et
nationale
mais
subsista
dans
les
couches
populaires,
grâce
au
folklore, comme un courant souterrain prêt à émerger l e moment venu.
La p o l i t i q u e régionale se p l i a i t
central, volontairement
faire
autrement.
aux exigences du gouvernement
ou involontairement, car e l l e n ' a u r a i t pas pu
Snow -explique
les
raisons
de la
dépendance
des
gouvernements provinciaux v i s à vis du Président de la République:
"La maquinaria gubernativa tenîa por centro la persona del
présidente.
En
las
provincias,
las
législatures
generalmente eran leales à los gobernadores a quienes casi
todos los miembros debîan su élection.
El gobernador
tàmbiên tenîa mucha influencia
en la sélection
de los
diputados que representarïan
a su provintia.
Su
législature
elegïa a los miembros de la cêmara alta del Congreso y él
y el partido
conservador controlaban en la préctica
la
maquinaria électoral,
lo que aseguraba la sélection
de
nombres seguros para la câmara baja. Los gobernadores, por
su parte, eran casi agent es personales del présidente,
a
quien no le resultaba
difîtil
asegurarse de su
lealtad
mediante el uso -o simplemente la amenaza- de utilizar
su
poder de intervention
en las provincias,
El sistema se
perpetuaba
a sî
mismo, pues
el
présidente
y
los
gobernadores se mantenian mutuamente en el poder mediante
la violencia y el
fraude."*7''33
Le pouvoir d ' i n t e r v e n t i o n
dans l e s a f f a i r e s
intérieures
des
provinces que l e Président exerçait sans aucune s o r t e de scrupules l u i
était
accordé par l ' a r t i c l e
article,
toujours
fédérales,
en
une pratique
six de la Constitution Nationale.
vigueur,
rend
possibles
les
Cet
intervenciones
supprimant de f a i t l e fédéralisme é t a b l i en
théorie par l a c o n s t i t u t i o n de 1853. En effet,
l ' a r t i c l e six octroie
au Pouvoir Exécutif National l e droit de se s a i s i r des gouvernements
provinciaux par l ' i n t e r m é d i a i r e
(.Interventor)
pour
rétablir
d'un délégué aux pouvoirs
l'ordre,
protéger
les
républicaines ou pour repousser des invasions extérieures.
-98-
spéciaux
institutions
En 1873, un français résidant en Argentine avait déjà compris l e
danger de l ' a p p l i c a t i o n de
professeur
suisses.
d'histoire
Au moment
et
de
t e l l e s dispositions. C ' é t a i t Alejo Peyret,
administrateur
la
d'une
intervenciôn
colonie
fédéral
province où i l vivait et enseignait, Peyret
publia
d'immigrants
à Entre
dans
Rios,
le
la
journal
Le Repûblica de Buenos Aires six l e t t r e s signées sous l e pseudonyme de
"Un extrenjero".
Ces l e t t r e s , qui étaient en r é a l i t é au nombre de dix
mais qui ne furent pas rendues publiques dans leur t o t a l i t é à cause de
la censure, c r i t i q u a i e n t l ' a t t i t u d e du Gouvernement National vis à vis
des provinces.
Pour Peyret,
l e mépris des d r o i t s provinciaux et
les
abus que cela e n t r a î n a i t étaient l e r é s u l t a t d'une politique découlant
de l ' a c c e p t a t i o n de la formule de Sarmiento :
'las formulas en la historié tienen un gran inconveniente,
parque nunca pueden ser bastante comprensivas para
abarcar todos los sucesos, y por este motivo deberîan
dejarse a las clencias matemâticas. ,
"Unos dicen que la teorîa del Sr, Sarmiento es un
anacronismo; yo pretendo que nunca pudo considerarse como
la expresiôn de la realidad historiée y social; es un
verdadero sofisma que debe relegarse al arsenal de las
armas enmohecidas, al almacén de lo que los franceses
llaman el "bric-à-brac" y que vale poco mes que nada"(...)
El instinto de las masas "barbares" veia mes claro que le
razôn ilustrada de los hombres "clvilizados" que pretendien
dirigir la revoluciôn. (Certe segunda)"''7'^
"Tenemos el nombre de Repûblica Fédérât iva, no tenemos la
realidad de le cosa; y lo mes extraffo es que los
sostenedores de ese sistema interventor a troche y moche
se llaman ellos mismos libérales. (...) Asî volvemos por un
circuito al sistema uniterio, menos con le franqueza, pero
si con refinada hipocresïa. (Carta tercere)."*7'6'*
L'article
six
ne
fut
pas
le
seul
instrument
de
l'emprise
grandissante
de Buenos Aires sur l e s provinces. La c o n s t i t u t i o n de
1853 l a i s s a i t
sans définition
un bon nombre de compétences que l e
-99-
gouvernement
central assuma sans difficulté. Le régime fédéral se
transforma en régime centralisateur
Buenos
Aires,
centre
sans violenter la constitution et
indiscuté
de
la
transformation
économique
impulsée par l'oligarchie, devint la ville riche, belle et tyrannique
dont
faisaient
l'éloge les voyagera étrangers. La liste des lois
dictées entre 1860 et 1915 montre l'attention exclusive que les hommes
d'Etat portèrent à la capitale du pays. Ils ne créaient pas seulement
une ville où chaque édifice prétendait être une oeuvre d'art, ils
créaient leur propre image, reflet de celle envoyée par l'Europe. Les
diplomates et les envoyés spéciaux des pays étrangers renforçaient la
fierté de la ville et de ses habitants avec des commentaires mettant
en relief la supériorité des portègnes. James Bryce, Ambassadeur de la
Grande Bretagne
à Washington,
écrivait
en
1911 à la fin de sa
tournée en Amérique Latine:
"En suma, el porteffo es el tlpo représentative}, la flor de
la Argentine, el représentante de su carâcter, la flor de
su civilizaciôn. Cuando tratamos de comprender y apreclar
la Naciôn argentina -en tanto entendemos por tal pais
aquello que es lo mes importante y junto a las
estadisticas
de producciôn el verdadero tema de estudioes sobre todo en el portetio donde debemos fijar los ojos
ya que se nos présenta coma su factor
ûnico.^79'
A le même époque de développement vertigineux de Buenos Aires et
de sa région environnante, La Rloja s'enfonçait progressivement dans
la misère et l'oubli tout comme ses soeurs du Nord-Ouest. Les deux
factions qui se disputaient le pouvoir local à la fin du XIXe et au
début du XXe siècle , le parti Nacional
représentaient
et le parti Autonomiste,
qui
tous deux les intérêts des secteurs conservateurs,
n'hésitaient pas à faire appel au gouvernement central pour mater les
-100-
mouvements de révolte contre leur politique
ou pour trancher dans des
situations où Ils se disputaient des voix et des privilèges. Aucune
période présidentielle ne se termina sans qu111 y eût
intervenciân.
Même les gouvernements populistes d1 Yrlgoyen et de Peron se saisirent
de l'exécutif
provincial.
trente-six intervenciones
En cent
dix-huit
ans La Rioja connut
décidées par le pouvoir civil ou militaire
en place à Buenos Aires.
Les catastrophes naturelles s'ajoutèrent à la fin du siècle aux
difficultés économiques et politiques. En 1894, un tremblement
de
terre rasa la capitale de la province. Seul le temple de Santo Domingo
échappa
à
la
destruction
pour
témoigner
épidémie de variole dans 1'Ouest
du
passé
colonial.
Une
de la province, des périodes de
sécheresse suivies d'inondations et
les nuées de criquets s'abattant
sur les cultures, achevèrent ce que la politique du port avait déjà
innauguré: l'étranglement économique de la région.
En 1895, La Rioja était la seule capitale provinciale à ne pas
être reliée par le chemin de fer aux autres villes argentines, mais
elle avait contribué avec ses bois à la construction du chemin de fer
des autres provinces et à l'implantation des vignobles de San Juan,
une province voisine qui concurrençait
La Rioja dans la production de
vin. Le déboisement aggrava le problème du manque d'eau et entraîna le
départ d1 un bon nombre d'agriculteurs. Quand le chemin de fer fut
finalement installé, La Rioja connut les mêmes déboires que les autres
provinces du Nord-Ouest : étant donné que toutes les lignes menaient à
Buenos
Aires
il
fallait
absolument
passer
par
la capitale
pour
commercialiser les produits dans le reste du pays. La perte de temps
-101-
entraînée par les énormes
distances à parcourir et la multiplication
des frets renchérissaient à tel point les rares produits qui avaient
réussi à subsister que les marchandises étrangères, surtout anglaises,
les remplacèrent entièrement. Quelques produits de l'artisanat local
purent survivre à grand-peine. Les métiers à tisser continuaient à
tenir la promesse faite par Facundo à ses llanistos
: les hommes de la
montonera ne porteraient jamais de ponchos fabriqués
à Manchester.
Le fossé qui sépara progressivement la population de La Rioja de
celle
de
économique.
la
pampa
céréalière
Le résultat
n'était
pas
de la concentration
région de Buenos Aires, Côrdoba,
seulement
de
d'immigrants
nature
dans la
Entre Rïos et Santa Fe fut la
transformation culturelle de la zone la plus riche de l'Argentine.
Plus de deux cent mille immigrants entrèrent dans le pays en
1869 ; en 1914 ce chiffre était dix fois plus élevé. La majorité
venait d'Italie et d'Espagne mais il y avait aussi des Anglais, des
Français, des Juifs d'Europe centrale (que les Argentins appellèrent
bientôt
rusos),
de vrais Russes, des Arabes et des Turcs désignés
indistinctement sous le nom de turcos
h Buenos Aires. La ville se
transformait en une Babel étourdissante et les portègnes
confondaient
les langues et les nationalités des nouveaux arrivés.
Ces immigrants débarquaient dans le port d'un pays peu peuplé,
avec un immense territoire débarrassé des Indiens par les soins du
Président Roca et de sa Campaffa del Desierto.
Le rêve d'une Argentine
blanche et civilisée devenait une réalité. Une réalité quelque peu
ternie par une erreur de calcul: 1' immigration nordique que les hommes
-102-
d'Etat de la génération de 1837 souhaitaient pour peupler l'Argentine
fut plutôt
envoyer
rare. A la place des grands contingents qu'aurait
l'Angleterre,
l'Allemagne
ou la Norvège,
dû
le pays dut se
contenter des immigrants du sud de l'Europe dont la blancheur de la
peau était moins éclatante.
La vague d'immigration des années 1869-1914 toucha de façon très
irrégulière le territoire argentin: 33% des immigrés se fixèrent dans
la capitale, 29%
dans
la province de Buenos Aires, 13% à Santa Fe et
le restant surtout à Côrdoba et Mendoza. En 1914 La Rioja ne comptait
que 0,1% du total d'étrangers vivant en Argentine, le pourcentage le
plus faible du pays égal à ceux de
Catamarca, une province voisine de
La Rioja, et de la Terre de Feu e e o \
Au moment de parler
de la composition de la population de La
Rioja à la fin de la colonie espagnole et dans les premières années de
la vie du nouveau pays nous avions constaté l'existence des trois
groupes qui ont formé la population de l'Amérique Latine dans son
ensemble:
Espagnols,
Indiens
et
Noirs.
L'absence
d'immigration
étrangère laissa la population de La Rioja, et en général celle des
provinces
du
Nord-Ouest,
affrontements entre unitarlos
telle
qu'elle
et fédérales:
était
au
moment
des
une population métissée
qui avait créé une culture propre de souche hispanique mais adaptée au
nouvel environnement et enrichie par quelques apports africains et
indiens.
Les changements de société entraînés par l'intégration des masses
d'immigrants
fixées en particulier à Buenos Aires mais aussi dans
-103-
toute l'étendue de la pampa céréallère produlrent une nouvelle culture
issue des échanges des deux types de population
grande
voisin,
ville vivait
l'Uruguay,
une métamorphose qui
y
naquirent
culture
"rioplatense"
Dans
touchait
aussi
le pays
séparé de l'Argentine par le Rio de la Plata.
Autour de ce fleuve "de suefiera
les
mises en contact. La
formes
de
la
de barro"
que Borges a chanté,
appelée
très
justement
avec ses deux versants, cultivé et populaire.
les bas-fonds de Buenos Aires apparut
le
lunfardo,
le
langage utilisé par les délinquants argentins et étrangers, un jargon
d'abord inintelligible pour les portègnes mais bientôt popularisé par
le tango et le sainete
rloplatense.
et
deux formes typiques de la culture
Des mots de ce jargon, dépouillé et trié au cours du
temps, ont été
poètes
criollo,
intégrés au parler des portègnes et repris par les
les romanciers
contemporains.
Dans
les provinces
du
Littoral argentin touchées par l'immigration, l'accent, le vocabulaire
et les modismes changeaient
rapidement,
ce qui n'était
pas
le cas
de la langue parlée dans les provinces éloignées de la côte atlantique
où
le
vieil
espagnol
des
conquistadores
avait
intégré
quelques
éléments phonétiques et lexicaux des langues indiennes locales. Le
guarani
survécut dans le
Nord-Est du pays
ainsi que le quechua dans
le Nord- Ouest.
Le développement
industriel
des annés trente et quarante se
concrétisa dans la zone d'influence du port puisqu'elle possédait déjà
l'Infrastructure nécessaire à l'implantation des nouvelles industries.
De ce fait, le déséquilibre économique entre les provinces de la pampa
céréallère
et le reste du pays atteignit un point limite. A partir
-104-
des années quarante,
Estero,
Formosa,
fournisseurs
La Rioja
Chaco
et
ainsi
que Catamarca,
Corrlentes
devinrent
pour l e s
centres
de main d'oeuvre
Santiago del
les
principaux
industriels.
Une
population jeune fuyait l e chômage, l e s maladies endémiques et la faim
de leur
milieu
rural
et
se
dirigeait
vers
les
villes
les
plus
prospères, Buenos Aires fondamentalement.
Les nouveaux ouvriers n' étaient pas des f i l s d1 immigrants.
Ils
é t a l e n t métis et descendants des hommes qui avalent fait p a r t i e de la
montonera.
I l s arrivaient dans une v i l l e "blanche" qui l e s méprisait
et continuait
de l e s considérer comme des barbares.
" l o s cabecitas
negras",
"los grasas",
"la chusma".
r a c i s t e s qui se cachaient d e r r i è r e l e mot barbarie
c e t t e Invasion destinée à avoir
On l e s appelle
Les vieux préjugés
renaissaient avec
une importance c a p i t a l e dans la vie
p o l i t i q u e du pays.
L'arrivée des cabecitas
negras partagea l e p r o l é t a r i a t
en deux secteurs bien différenciés.
argentin
Alberto Belloni résume a i n s i
composition de chacun de ces secteurs:
'EZ viejù y minoritario
sector
proveniente
de la
immigration europea, cuya base de operaciones habîa sido
siempre Buenos Aires,
se encontraba encasillado
en
raquiticos sindicatos. Sus formulaciones eran anarquistas,
"sindicalistas" e internationalistes. <...)Con exception de los
anarquistas,
reducidos
en los gremios de plomeros,
portuarlos, etc., el grueso del sector se encontraba en los
gremios
de
servicios
pûblicos,
gas,
transportes,
trabajadores estatales y en grâficos, comercio, etc. Oran
parte de estos trabajadores integran las filas de la vieja
"socialdemocracia" argentina: el Partido Socialista. (...)
La otra ala del movimlento obrero del pais esté dada por
el caudal de los jôvenes nativos, descendientes de los
criollos y los gauchos de las montoneras que bajan a la
ciudad puerto.(...)Poseen una mentalidad virgen, sin mayor
experiencia y conciencia como clase en la sociedad moderna.
Hasta la tradition de sus antepasados se halla quebrada
-105-
la
por el triunfo de la oligarqufa portefia que habïa arrasado
con el Interior,"'*1 *
Le niveau de vie, les habitudes et les goûts des deux secteurs
étalent aussi très différents. Parmi les ouvriers de Buenos Aires la
qualification était devenue courante ce qui voulait dire des salaires
un peu plus dignes et une pauvreté moins contraignante. Les ouvriers
de province s'entassaient, - ils s'entassent
même en nombre plus important nom de Villa
proximité
Mlserla,
encore aujourd'hui et
dans des bidonvilles qui portent le
dont le plus important, Villa Jardin, situé à
de grandes entreprises,
comptait
en
1956 trente mille
habitants'*9*. Les conditions de vie dans ces agglomérats où l'on
découvre le vrai visage
£1 Trino
del
diablo
de
l'exil intérieur dépeint par Moyano dans
dressent le même tableau que partout ailleurs en
Amérique Latine: des constructions précaires bâties avec de rebuts sur
de terrains déprimés et souvent
inondés ou proches des décharges
publiques, manque de services communs, prolifération des insectes et
des rats favorisant le développement des maladies infectieuses.
La distribution des familles à l'intérieur des bidonvilles se
fait selon lés origines régionales ce qui permet de rendre moins
pénible le déracinement et de conserver dans la mesure du possible les
traditions
communes.
régionales
déjà
C'est
découvertes
ainsi
dans
que
les
les années
chansons
folkloriques
trente par
quelques
initiés de la capitale - Atahualpa Yupanqul fit connaître le folklore
du Nord-Ouest-, arrivèrent dix ans après à Buenos Aires nombreuses et
variées pour atteindre un public populaire habitué au tango.
-106-
Le 17 octobre 1945, une masse ouvrière envahit la Place de Mai
pour
acclamer
son leader,
un colonel
de l'armée
qui depuis sa
nomination au poste de Secrétaire d'Etat au Travail du gouvernement
militaire
de 1943 a gagné
travailleurs.
l'adhésion
de l'énorme
majorité des
La manifestation de masse du 17 octobre
1945 marque
un tournant décisif dans la vie du pays. C'est l'entrée de la classe
ouvrière sur la scène politique et le commencement
fédérales.
plonge ses racines dans les luttes
Sur la Plaza
de Maya,
d'un mythe qui
lieu de la concentration de soutien à
Perôn, se retrouvent en masse les
cabecitas
negras
Aires dans la période de l'industrialisation.
arrivés à Buenos
Ils croient voir dans
l'image de Perôn celle des anciens caudlllos.
Comme eux le
leader
utilise un langage simple et direct capable de les atteindre. Il les
appelle
"nuestros
hermanos
del
lnterior"
et lorsque
la campagne
électorale précédant les élections de février 1946 le conduit dans les
provinces les plus éloignées de Buenos Aires, il sait adapter ses
discours aux attentes de la population de chacune
il parle réforme agraire aux hacheros,
d'elles. A Tucuman
employés dans les plantations
de canne à sucre; à Tujuy il rencontre des indiens, inaugurant ainsi
une pratique ignorée des politiciens de Buenos Aires. Quand il arrive
à La Rioja, il s'empresse de visiter le sanctuaire de saint Nicolas de
Bari et en répondant indirectement aux attaques des adversaires qui
voient en lui un danger pour la liberté il dit:
"Propugnamos la llbertad como nuestro mes caro idéal. Pero
no es posible sentlrse libre mlentras est an cargadas las
espaldas
con
la
esclavitud,
la
miserla
y
la
desesperaciôn n< ® 3 •'
-107-
En revanche, les discours de 1' Union Democrâtica,
coalition des
partis appuyant le candidat d'opposition à Peron sont trop abstraits
pour les couches populaires. La campagne est centrée sur le thème de
la liberté et les dénonciations de l'idéologie antidémocratique de
Perôn qui avait été
favorable à l'Allemagne nazi
guerre
L'intervention
mondiale.
ouverte
de
pendant la deuxième
Spruille
Braden,
Ambassadeur des Etats Unis en Argentine et ardent défenseur de 1' Union
Democrâtica,
joue en faveur de Perôn. Les membres de la coalition,
socialistes, communistes,
Radical
démocrates-progressistes
à laquelle appartiennent
et l'Union
Cîvica
les candidats Tamborini et Mosca,
passent alors pour des satellites de Washington. Lorsque les élections
approchent et que la campagne bat son plein, Mosca utilise un langage
propre à éloigner encore davantage les
"turbas
asalariadas",
embrutecidas"'***.
travailleurs. Il les appelle
"hordas analfabetas
y alcoholizadas",
"alimafias
La vengeance de la foule se manifeste dans un
slogan qui a fait couler des fleuves d'encre: "Alpargatas
si,
libros
no". A La Rioja ce n'est pas un slogan mais une pluie de pierres qui
reçoit le train où voyagent les candidats de 1' Union Democrâtica
venus
faire leur réunion électorale.
En décembre 1945, Perôn avait contre lui le grand patronat, les
étudiants,
la
Société
Rurale
qui
regroupait
les
propriétaires
fonciers, les commerçants, les membres des professions libérales, la
communauté juive, assez importante en Argentine, les enseignants et
même les petits propiétaires ruraux. En février 1946 il remporte
les
élections: les ouvriers, les travailleurs agricoles et une partie de
la classe moyenne de province ont voté pour lui.
-108-
Félix Luna signale l e gaspillage de ce potentiel populaire que l e
péronisme n'a pas conduit vers de formes politiques plus évoluées:
"El rêgimen peronista fue un descubrimiento de la realldad
argentina en toda su crudeza. Cubriô desiertos que existïan
en el aima colectlva, dio voz a sent iraient os profundos que
nunca se habîan manifestado antes. El pals anterior a 194-3
(...Mesapareciô con Perôn y de la mano de su lider regresô
a su condiciôn sudamericana. 0 mes bien esta aflorô
desbordadamente al conjure del nuevo sistema.
Entonces
aparecieron élément os que componîan el mes burdo
primltivismo politico
ilider, consignas
simplificadoras,
objetivos
patrioteros,
paternalisme,
enemigos
torvos
acechando, traidores en todas partes, alegrias elementales
y adhesiones viscérales...A partir de estas realidades, todo
estaba permitido y nadie, Perôn menos que nadie, intenta
corregir la involuciôn que significaban(...)Este
saldo
gravita como una pesada carga histôrica sobre el énorme
adelanto que a su vez implicô la particlpaciôn de las
masas en un proceso que sent fan como propio."<0B:'
Les sentiments profonds auxquels fait allusion Luna avaient été
forgés au long du temps dans un pays qui en fait n' en était pas un.
Deux
Argentines
déséquilibre
différences
avaient
coexisté
économique,
culturelles
sans
s'Intégrer
les
conditionnements
ne l e
permettaient
parce
que
le
et
les
Dès qu'elle
put
historiques
pas.
s'exprimer, 1'autre Argentine f i t irruption dans la r é a l i t é quotidienne
du
pays
avec
ses
rancunes,
sa
misère,
ses
revendications
élémentaires,
criées plutôt que formulées dans l e langage politique
traditionnel
et
aussi
instinctives
qu'au
temps
de
Pefialoza.
Ce
deuxième pays qui était passé à côté du mythe du progrès avait des
traditions et
un folklore
devenus presque étrangers à
l'Argentine
"grenier du monde". Le Tinkunaco de La Rioja, comme beaucoup d'autres
traditions du Nord-Ouest,
était pour l'habitant de Buenos Aires plus
qu' un anachronisme : i l était, et i l 1' est
-109-
toujours, un exotisme.
Pendant
les
années
d'une
politique
c u l t u r e l l e qui l e stimulait, l e folklore musical s o r t i t des
radios et
petias de province
Pour
et
cinquante,
fit
son entrée
à
la
faveur
dans la
capitale.
les
i n t e l l e c t u e l s de l'époque c e t t e invasion du folklore venu de l ' a u t r e
Argentine n ' é t a i t que l a prolongation du chauvinisme péroniste proche
du fascisme ou dans l e meilleur des cas, un retour en a r r i è r e vers l e s
temps de l a barbarie.
devint
un f a i t
Confondre l e s péronistes et l e s
habituel
Razones de la côlera,
pendant
folkloristes
l e premier gouvernement
de Perôn.
un poème de J u l i o Cortâzar publié d'abord dans
l e recueil du même t i t r e et plus tard dans La vuelta
al dîa en ochenta
mundos, en est un bon exemple.
Cortâzar é c r i t l e poème peu de temps après son départ d'Argentine
dû entre autres au dégoût que l u i i n s p i r e la p o l i t i q u e péroniste. Tout
l e t e x t e est imprégné de douleur et de rage. Dans l e s derniers vers i l
dit:
"Tapândome la cara
(el poncho te lo dejo, folklorlsta
Infeliz)
me acuerdo de una estrella en pleno campo,
me acuerdo de un amanecer de puna,
de Tilcara de tarde, de Paranê fragante,
de Tupungato arisca, de un vuelo de flamencos
quemando un horizonte de baffados.
Te quiero, pais, patiuelo sucio, con tus calles
cubiertas de carteles peronistas, te quiero
sln esperanza y sln perdôn, sin vuelta y sln derecho,
nada mes que de lejos y amargado y de noche."(86)
Le mot
péjoratif
l'adjectif
Infeliz
ajouté
à
folklorlsta
et
pris
dans
le
sens
que l e s Argentins l u i donnent dans c e r t a i n s contextes où
équivaut à "imbécile", "moins que rien", révèle un mépris
seulement explicable par l a confusion de deux niveaux de la r é a l i t é
-110-
régionale: le niveau culturel fruit d'une tradition authentique et le
niveau politique résultat de l'identification circonstancielle d'un
secteur de la société avec une idéologie qui semble lui convenir. Rien
d'étonnant donc,
à ce que le même poème ait été modifié et ces lignes
barrées par l'auteur,
des années plus tard, quand le Cortazar des
années cinquante était devenu plus sensible aux problèmes de son pays
et de l'Amérique Latine.
Los
llanos,
un poème de Borges nous ramène directement
à la
vision de La Rioja. Il ne s'agit pas dans ce cas du mépris du folklore
ou des folkloristes mais d'un jugement
caudillos.
moral sur l'histoire des
Borges, petit-fils d'Isidoro Acevedo un militaire qui lutta
pour Buenos Aires dans les batailles de Cepeda et Pavôn, inscrit son
poème dans la tradition du livre de Sarmiento : d'une part, il est
sous le charme esthétique
du primitivisme des caudillos
comme le fut
l'auteur de Facundo et de l'autre, il refuse la légitimité de leur
révolte. Après avoir évoqué el imperio
forajldo,
el Imperio
de Facundo et Peflaloza, il qualifie ce souvenir de bochornoso,
dans ce contexte dans la deuxième de ses acceptions,
honteux :
"Todo ello se perdiô como la tribu de un ponlente
se plerde
o como pasa la vehemencia de un beso
sln haber enrlquecido los labios que lo conslenten
Es triste que el recuerdo incluya todo
y mes aûn si es bochornoso el recuerdo.'"0*'*
-111-
misérrimo,
utilisé
synonyme de
Etrangère à ce jugement
de Borges partagé d'ailleurs par la
plupart des intellectuels argentins avant les années cinquante et même
soixante, La Rioja est restée attachée au souvenir de ses caudillos
et
& leurs revendications doublées de cent cinquante années de misère et
de retard. Pacundo continue à être un souvenir si puissant que dans
les élections de
lorsque
1973 La Rioja
vote pour son double. En effet,
après dix-huit ans de proscription le péronisme reprend le
pouvoir, sur les écrans de télévision apparaît un Facundo ressuscité:
les mêmes pattes avançant sur les joues, le même port de tête, la même
fière allure et des traits qui l'imagination aidant, renvoient au
portrait de Quiroga. C'est
le Gouverneur de La Rioja, Carlos Saûl
Menem.
La ressemblance de deux personnages n'est pas un hasard dans les
années postérieures au coup d'Etat du Général Onganfa. Depuis 1969,
l'apparition de différents groupes de guerrîlleros
a posé une pièce
inattendue sur l'échiquier politique. L'un de ces groupes se nomme les
montoneros
ancien
et s'attribue l'enlèvement et la mort
Président
de
l'Argentine
responsable
du Général Aramburu,
de
l'exécution
des
péronistes révoltés en 1956, un an après la chute de Peron.
L'origine sociale des jeunes montoneros
est loin d'être celle des
troupes de leurs modèles, qu'ils souhaitent réhabiliter car pendant la
première étape du péronisme c'était surtout sur Rosas que le régime
avait concentré ses faveurs. Ils appartiennent en général à la classe
moyenne et beaucoup d'entre eux portent
des noms de famille qui
révèlent des ancêtres immigrants. Leur idéologie prétend concilier le
marxisme et le péronisme 6 une époque où le discours du leader est
-112-
suffisamment ambigu pour
faire croire a la sympathie de Perôn pour la
gauche.
Leur irruption dans la vie du pays est encadrée par un mouvement
de contestation plus vaste et moins violent mené surtout
jeunes. Ce sont les étudiants qui chanteront désormais
par les
des chansons
issues d'une réélaboration du folklore où se sont introduites les
formes de la poésie moderne de contenu social. Sur des airs qui
viennent de la province, l'on chante Che Guevara, Camllo Torres, la
libération,
débat
la réforme agraire, 1'anti-impérialisme
s'engage
sur
la
légitimité
de
la
non sans qu'un
modernisation
et
de
l'utilisation du folklore.
•
L'histoire des caudlllos
et le folklore qui la faisait survivre
sont sortis de l'histoire argentine, puis revenus avec le nationalisme
péroniste et plus tard avec l'utopie de la lutte armée. Quiroga,
Peftaloza, Varela ont été l'objet
de théories conçues hors du cadre de
leur révolte et de textes littéraires écrits ailleurs qu'à La Rioja.
L'isolement, les réalités présentes et l'exode qui continue à semer de
Comalas fantomatiques le territoire de la province n'avaient inspiré
que quelques auteurs régionaux peu connus. Finalement avec Moyano La
Rioja a trouvé
centre
d'un
l'écrivain qui place son passé et son présent au
monde
imaginaire
capable
de
la
faire
sortir
de
l'enfermement auquel elle semble condamnée.
Vivre de longues années dans une région typique de ce que l'on
appelle les "zones de colonisation intérieure" était un choix, plus
encore,
un engagement existentiel comme celui que Moyano signale dans
-113-
le cas de Pavese et de Quiroga. De même, écrire à partir de La Rloja
et sur La Rloja Impliquait un choix littéraire menacé par les pièges
d1 un régionalisme étroit. Ce sont les étapes de ce choix et les formes
littéraires
qui
l'expriment
l'analyse de l'oeuvre
que
nous
allons
aborder
à
travers
en nous appuyant sur trois thèmes constants
dans les narrations de Moyano: le recours à la mémoire, la quête de
l'identité et l'exil dans toutes ses formes.
-114-
Notp*î
(1)
"Desde Madrid, con rabia y con miedo", El Pals, lunes 20 de
abril de 1987, p. 10.
(2)
En la atmôsfera, in. : El halcôn
l'auteur, p. 1.
(3)
"Los trabajos y los dïas de Daniel Moyano", Primera
(245), Buenos Aires, 5 de setiembre de 1967.
(4)
La espéra,
in : El fuego
Sudamericana, 1967, p. 47.
(5)
Primera Plana, loc. cit.
(6)
Entretien du 9 août 1987 avec l'auteur.
(7)
El fuego interrumpido,
(8)
Entretien cit.
(9)
M. E. GILIO, "Daniel Moyano: la mûslca que brota de la tierra",
Crisis (22), Buenos Aires, febrero de 1975, p. 40.
y la
flauta,
interrumpido,
manuscrit de
Plana
Buenos Aires,
p. 83.
(10)
Acta de fundaclôn de Côrdoba citée par E. BISCHOFF,
Historié
de Côrdoba, Buenos Aires: Plus Ultra, 1979, p. 34.
(11)
Très golpes
de timbal,
Madrid : Alfaguara, 1989, p. 46.
-115-
(12)
Conflictos
y
armonîas
en la
historié
argentina,
Buenos
Aires: Editorial de Belgrano, p. 497.
(13)
Primera Plana, loc. cit.
(14)
El joven que fue al cielo,
in : El monstruo y otros cuentos,
Buenos Aires: Centro Editor de America Latina, 1967, p. 54.
(15)
Crisis. loc. cit.
(16)
Maria
1987.
(17)
Entretien cit.
(18)
C'est le nom d'un livre de poèmes de Arturo Capdevila,
écrivain argentin né a Côrdoba en 1889 et mort à Buenos
Aires en 1967. Membre de la Real Academia Espafiola de la
Vlolin,
in : El Pais Semanal (549), 18 de octubre de
Lengua, de la Academia Argentina
de Letras,
de la Academia
Nacional de la Historié.
Ardent défenseur de la pureté de la
langue et d'une écriture prolixe, sa conception de. la
littérature lui a value de devenir un classique des lectures
scolaires et un représentant
typique de la culture
officielle de la première moitié du XXe siècle en Argentine.
(19)
Entretien cit.
(20)
La calle. (148), Madrid, 20 de enero de 1981, p. 20
(21)
Article cit.
(22)
Entretien cit.
(23)
Lettre de l'auteur du 27 septembre 1988.
-116-
(24)
La lombriz,
(25)
Lettre du 7 septembre 1967 à Rodolfo Borello.
(26)
"Haroldo andaba en la luz", Casa de l a s Americas. XXI (121),
j u l i o - a g o s t o de 1980, p. 50.
(27)
Entretien c i t .
(28)
Primera Plana, loc. cit.
(29)
Entretien cit.
(30)
Crisis. loc. cit.
(31)
Journaliste
Mendoza au
autres, de
eso,
Al
(théâtre).
(32)
A. CARBONE, "Julio
(33)
S BARBIERI, "Yo no puedo predicar la resignaciôn", Crisis
(13), mayo de 1974.
(34)
Voir: E. MIGNONE, Iglesia
y dictadura,
del Pensamiento Nacional, 1986.
(35)
Entretien cit.
Buenos Aires: Nueve 64 Editera, 1964, p. 9
et écrivain né A Santa Fe en 1930 et mort à
cours d'une fusillade en 1976. Auteur, entre
Nombres, Del otro lado, Adolecer (poésie); Todo
tacto
(nouvelles);
Sainete
con
variaciones
Cortâzar",
-117-
Crisis. (2), junio de 1973.
Buenos Aires:
Ed.
(36)
"Despistes y franquezas", Crlsls (19), novlembre de 1974, p.
34.
(37)
Entretien cit.
(38)
La Qpini6n. Suplemento culturel del 27 de novlembre de 1977.
(39)
Entretien cit.
(40)
Entretien cit.
(41)
Entretien cit.
(42)
Las Amëricas y la civilizaclôn,
de Amérlca Latina, 1985,
(43)
F. LUNA, Confllctos
Buenos Aires: Centro Edltor
y armonîas en la hlstoria
argentina,
Buenos Aires: Ed. de Belgrano, 1983, p. 419.
(44)
A. BAZAN, Hlstoria
Ultra, 1979, p. 71.
de La Rioja,
(45)
Buenos Aires : Centro Edltor de Amérlca Latina, 1967, p. 87.
(46)
Buenos Aires : Ed. Atlantide, 1971, p. 57.
(47)
BAZAN, op. cit., p. 210
(48)
BAZAN, op. cit., p. 217.
-118-
Buenos Aires : Ed. Plus
(49)
E. PALACIO, Historié Argentine,
Editor, 1965, tomo 1, p. 137.
(50)
GONZALEZ, op. c i t . , p. 95.
(51)
Poder militer
y sociedad
Buenos Aires : A. Pefla L i l l o
politica
en la Argentine,
Buenos
Aires : Emecé, 1983, Tomo I, p. 25.
(52)
(53)
Amérique Latine.
Introduction
Seuil, 1987, p. 267.
à l'Extrême-Occident,
Carte del Archivo del General Mitre,
Paris:
IX, pp. 360-363, citée
par J. L. BUSANICHE, Historié
Solar-Hachette, 1973, p. 707.
Argentine,
(54)
J. M. ROSA, Historié
1970, Tomo 4, p. 38.
Buenos Aires : Ed. Oriente,
(55)
F. LUNA, Los ceudillos,
1975, p. 158.
(56)
D. PENA, Fecundo
159.
(57)
LUNA, op. cit., p. 159.
(58)
LUNA, op. cit., p. 159.
(59)
E. BARBA,
Argentine,
Aires :
Buenos Aires: A. Pefla Lillo Editor,
Quiroge,
Recopilaciôn,
Correspondencla
Buenos
citée par F. LUNA, op. cit., p.
notas y estudio prelimlnar a la
entre Lôpez, Quiroge y Roses, Buenos Aires :
Hachette, 1975, p. 388
-119-
(60)
LUNA, op. cit., p. 213.
(61)
ROUQUIE, op. cit.
(62)
E. GUTIERREZ, El Chacho,
69.
(63)
BUSANICHE, op. cit., p. 62.
(64)
J. HERNANDEZ, Vida del Chacho y otros escritos
Buenos Aires : C. E. D. A. L., 1967, p. 11.
(65)
LUNA, Los caudillos,
p. 202.
(66)
El libro de navlos
1984, p. 174.
y- borrascas,
(67)
ROSA, op. cit. , tomo 7, p. 44.
(68)
ROSA, op. cit., tomo 7, p. 139.
(69)
M. NZEDERGANG, Les vingt
1962, tome 2, p. 49
(70)
ROSA, op. cit., tomo 7, p. 175
(71)
Danse sud-américaine du XIXe siècle aujourd'hui appelée
chilena
(au Pérou) ou cueca au Chili et en Argentine. Elle
est une des danses populaires préférées des chiliens mais on
la danse aussi très souvent dans l'Ouest et le Nord-Ouest de
l'Argentine. La choréographie mime les gestes d'une
Buenos Aires: Hachette, i960, p.
Amériques
-120-
en
prosa,
Gijôn : Ediciones Noega,
Latines,
Paris : Seuil,
rencontre qui mène à 1* amour. Le public accompagne les
mouvements du couple de danseurs en battant des mains.
(72)
La chacarera (du mot quechua "châcere", puis "chacra":
ferme) est connue en Argentine depuis le XIXe siècle. La
chacarera
mita, de rythme assymétrique et très vif, était
dansée depuis le début du XIXe siècle à Santiago del Estero.
C'est
à sa vivacité
que la tradition
attribue
l'enthousiasme et la bravoure des hommes de Taboada. Elle
est encore dansée dans les fêtes campagnardes.
(73)
R. ORTEGA
revisionismo
17.
(74)
L. POMER, El soldado
1971, p. 105.
(75)
Cité par J. J. HERNANDEZ ARREGUI, Nacionallsmo
y
liberaciôn,
Buenos Aires : Corregldor, tercera ediciôn, 1971, p. 150.
(76)
P. G. SNOW, Fuerzas politicas
Emecé, 1983, p. 22.
(77)
Cité par F. CHAVEZ, Civilizaciôn
y barbarie en la culture
argentine,
Buenos Aires : Ed. Theoria, 1965, p. 125.
(78)
CHAVEZ, op. cit., p. 126.
(79)
A. J. PEREZ AMUCHASTEGUI, Ment alidades
argentines
1930), Buenos Aires : Eudeba, 1965, p. 209.
(80)
G. BOURDE, Le clesse ouvrière ergentine
L'Harmattan, 1987, tome 1, p. 128.
PENA et E. L. DUHALDE, Folklore
argentino
y
hlstôrico,
Buenos Aires: Sudestada, 1967, p.
criollo,
-121-
Buenos Aires : C. E. D. A. L.,
en la Argentine,
Buenos Aires,
(1929-1969),
(1860Paris :
(81)
A.
BELLONI,
Peronlsmo
y soclallsmo
nacional,
GOROSTEGUI de TORRES, "La Union Democrâtica",
Buenos Aires, 1971, p. 114.
(82)
G. BOURDE, op.
(83)
F. LUNA, El 45,
(84)
H.
RATIER,
El
cabecita
C. E. D. A. L. , 1972, p. 32.
(85)
F. LUNA, Perôn
y su tiempo
Sudamerlcana, 1984, p. 411.
(86)
cit.,
cité par H.
Polémica
tome 3, p. 902.
Buenos Aires : Sudamerlcana, 1973, p. 416.
negra,
(1946-1949),
Buenos
Buenos
Aires
:
Aires :
La vuelta al dia en ochenta mundos, Mexico : Siglo velntluno
editores, 1967, p. 85.
(87)
(75),
Poemas (1922-1943),
Buenos Aires : Losada, 1943, p. 81.
-122-
LES RECITS
DU
MONDE INTERIEUR
2.1.Les trois axes thématiques de
l'oeuvre
Avant d'aborder la première étape de l'oeuvre de Moyano, nous
essaierons de justifier le choix des trois axes thématiques à travers
lesquels nous étudierons ses récits : mémoire, exil et identité.
Dès les premiers récits, ceux que nous examinerons au cours de
cette deuxième partie, Moyano apparaît comme
le passé, obstinément
penché sur
appartenant aux
premiers
La lombriz,
deux
un écrivain obsédé par
la mémoire. Dans les nouvelles
recueils, Artistaa
de varledades
et
pointe déjà un narrateur qui cherche dans la mémoire un
sens qui est resté occulte et qui ne se livre que par bribes, en blocs
erratiques
souvenirs
parfois
au prix
récupérés
d'un
et
effort
replacés
conscient.
dans
la
L'activité
totalité
des
mnésique se
manifeste très souvent comme un examen systématique et minutieux des
souvenirs
Cette
visant à la reconstruction d'un certain moment du passé.
activité
rétrospective,
personne"*1J et
correspond,
qui "ne fait
d'après
qu'un avec
Pradines,
à
la
mémoire
la construction de notre
qui suppose plusieurs stades : un stade logique où
les souvenirs se font
présents dans le respect
des lois de la
causalité (degré sec de l'évocation); un deuxième stade où le souvenir
"redevient
à un certain point
l'état passé avec les formes, les
couleurs, les sons, les odeurs et l'atmosphère sentiment al e"eSî> et qui
-123-
correspond
à la poésie de la mémoire
(degré émouvant) ; et un
troisième stade (degré angoissant) où "le passé vit véritablement dans
toute
son
intensité"
<s>
.
C'est
le
passé
ressuscité
retrouverons dans une nouvelle de "Mi mûsica es para esta
que
nous
gente".
i
La reconstruction
du passé est
parfois faite à partir
présent où le personnage se sent isolé et
d'un
déraciné. Mais ce présent,
qui est en partie la conséquence d'un hiatus dans la continuité du
temps
dont les effets pèsent encore
les rapports avec
autrui,
sur la vie quotidienne et sur
exige pourtant
que le personnage
se
débarrasse des souvenirs encombrants. C'est alors que la mémoire
involontaire fait irruption dans le présent par le biais des "clichés
instantanés pris sur le courant de la vie antérieure"*** et renouvelle
les liens qui
rattachent le passé au présent. La mémoire prend donc,
deux significations divergentes dans les récits de Moyano : d'une part
elle est la voie royale qui mène à la connaissance de soi, choisie et
parcourue volontairement ; d'autre part, elle est l'obstacle à une
insertion
totale
dans
le
présent
car
l'intermédiaire de la volonté, une cassure
ramenant
à
lui,
sans
originelle où l'équilibre
bascule.
Dans la thématique de la mémoire, vérifiable
dans toute l'oeuvre
de Moyano, il faudrait introduire une autre classification dans les
types de mémoire
explorés par l'auteur : la mémoire individuelle et
la mémoire collective. La mémoire individuelle ou personnelle apparaît
surtout dans les premiers récits. Dans Très
golpes
de
tlmbal,
en
revanche, le thème de la mémoire collective est prédominant. Nous
définirons la mémoire collective d'après Maurice Halbwachs comme "un
-124-
courant de passé continu, d'une continuité qui n'a rien d'artificiel,
puisqu'elle ne retient du passé que ce qui en est encore vivant ou
1'entretient"esJ.
capable de vivre dans la conscience du groupe qui
C'est
cette
continuité
Histoire et
faits
permet
de
faire
mémoire collective. En effet,
séparés
didactique
qui
de
par
des
lignes
de
schématisation" CSi
distinction
entre
la première présente les
division
et
la
tenant
obéissant
compte
"au
des
besoin
changements
survenus dans la société ; dans le cas de la seconde,
"Le groupe, au moment où 11 envisage son passé, sent bien
qu'il est resté le même et prend conscience de son
identité à travers le temps(,..)Le groupe vise à perpétuer
les sentiments et les images qui forment la substance de
sa pensée. C'est alors le temps écoulé au cours duquel rien
ne l'a profondément modifié qui occupe la plus grande
place dans sa mémoire". ey,>
La problématique de la mémoire est donc étroitement liée à celle
de l'identité. Ces deux thèmes apparaîtront
dans les récits de Moyano
en rapport avec le besoin d'établir une continuité dans le temps
pouvoir lutter
individuel ou
pour
contre la mort et l'oubli - que ce soit sur le plan
sur
celui
d'un
groupe
et
d'une
culture - ou, au
contraire, d'effacer une période du passé liée à une identité que le
sujet
refuse.
Le
concept
différentes.
La
d'identité
première
implique,
consiste
au
à
moins,
voir
deux
perspectives
l'identité
comme
la
persistance des traits fondamentaux de la personnalité d'un individu,
ce qui lui permet de se reconnaître au
fil
du temps. La deuxième
tient compte de la relation existante entre l'individu et le groupe
-125-
dont
il
est
membre
et
représentations et des
avec
lequel
il
partage
l'ensemble
des
conventions qui font partie d'une certaine
culture. C'est par rapport à cette culture dont il est le sujet que
l'individu
aussi
par
constitue son identité
rapport
inconsciemment,
à
ses
elle
refus
que
et
et
envisage
se
manifestent,
ses
l'altérité,
et
c'est
consciemment
acceptations.
Se
ou
reconnaître
semblable et différent à la fois est un fait social. C est pourquoi la
première perspective ne peut ignorer la seconde.
A
son
coïncident
tour,
le
groupe,
dans
la
mesure
où
tous
ses
membres
dans l'utilisation d'une langue, l'acceptation des mêmes
croyances,
mythes,
reconnaissance
d'un
représentations
passé
historique
symboliques
commun,
et
possède
culturelle qui le différencie des autres groupes.
une
dans
la
identité
Dans le cas des
minorités, leur culture trouve un cadre qui est souvent hostile et qui
la condamne à l'exil intérieur. Nous avons suivi à travers l'histoire
de La Rioja les péripéties d'une culture populaire qui s'est forgée
dans le refus d'une certaine vision de l'histoire et des valeurs de la
métropole et qui a été longtemps considérée comme une culture de la
barbarie. L'oscillation
et
celui
d'une
"entre le pâle d'une singularité déconnectée
unité
globalisante
peu
respectueuse
des
différences"<e>, que Jean-Marie Benoist signale comme étant les bornes
de toute problématique de l'identité,
se pose en Argentine dans la
fracture existante entre la culture urbaine et celle des régions qui
sont restées à l'écart du projet libéral et des transformations qu'il
a entraînées.
En ce qui concerne la littérature de Moyano, c'est à
partir de cette oscillation qu'il nous faudra envisager le problème
-126-
des choix
de l'auteur
et
de l'évolution
des thèmes et
des
formes
littéraires plus ou moins liés à la culture régionale.
En
parcourant
l'oeuvre
perspectives de l'identité
nouvelles
du
premier
de Moyano
nous retrouverons
les deux
que nous venons de distinguer.
Dans les
cycle
de
1'oeuvre,
c'est
la
première
perspective, centrée sur l'évolution de l'identité individuelle
le Temps, qui apparaît le
Una luz
mty lejana
plus fréquemment.
et de El Oscuro,
dans
Peu à peu, à partir de
la deuxième perspective commence à
s* affirmer.
Le besoin de percevoir la substance et l'unité du moi, qui est à
la
base
du
concept
nécessairement
presque
tous
par
la
d'identité
et
dont
reconnaissance
les récits -
de
l'accomplissement
l'altérité,
d'une mise à l'écart
naît
prenant
passe
-
dans
aussi
des
formes différentes et même opposées. Le plus souvent, les personnages
se voient contraints
d'accepter une marginalisation imposée par un
agent
le
extérieur
:
pouvoir,
dans
toutes
ses
l'irréversibilité du temps qui exile les enfants de leur
en général,
tout
marginalisation
comportant
de
ce
qui
forcée
écarte
est
nombreuses
les plus
vécue
pertes
faibles
comme . une
dont
la
plus
conscience de l'identité propre. Marginalisation,
sentiment
de perte, ébranlement
variantes,
paradis et,
du bonheur.
La
expulsion
injuste
importante
est
la
différence imposée,
de la personnalité : voilà tous les
ingrédients de l'exil involontaire pris dans son sens le plus large.
Mais il peut y avoir aussi un choix volontaire et alors la mise à
l'écart,
décidée
par
l'individu
-127-
lui-même,
perd
son
caractère
angoissant
pour
devenir
une
quête
de nouvelles
valeurs
ou une
affirmation des anciennes valeurs dans un contexte plus favorable. Ce
choix, loin d'ébranler l'identité contribue à la consolider. Choisir
le déracinement pour s'enraciner
ailleurs - dans un autre espace
physique et spirituel -, c'est aussi l'une des possibilités
par les récits de
Moyano
à
partir
de Uha luz
explorées
muy lejana,
son
premier roman.
Nous avons choisi de traiter l'évolution de la thématique de la
mémoire, l'exil et l'identité, en trois parties correspondant à trois
moments différents dans l'oeuvre de Moyano.
Dans
la
première
étape,
les
récits
sont
plus
centrés
sur
l'analyse de l'intimité des personnages et des rapports au sein de la
famille que dans les étapes suivantes. C est pourquoi nous les avons
appelés "les récits du monde intérieur". Dans la deuxième étape, on
peut constater chez Moyano une ouverture plus importante aux conflits
qui ont agité la société argentine de 1966 à 1976, mais ceux-ci sont
envisagés à partir du contexte régional. Les récits de cette étape
seront
"les récits du monde extérieur". La troisième étape correspond
aux deux romans écrits en exil, ceux qui portent la marque d'une
situation
bouleverser
capable
tous
de
les
changer
la
procédés
perspective
littéraires
de
dont
l'auteur
et
il. s'est
de
servi
auparavant. Nous les appellerons "les récits du monde de l'exil".
Il est évident que l'unité de l'oeuvre littéraire s'accommode mal
des classements et des divisions que les exigences de l'analyse lui
imposent. Les grands ensembles thématiques et les formes qui les
-128-
expriment,
même
l'apprentissage
Quelques
décor
ceux
de
son
personnages,
subsistent,
établissant
appartenant
métier,
quelques
transfigurés
à
ne
la
période
disparaissent
situations
ou
où
l'auteur
pas
fait
complètement.
quelques
et porteurs d'une valeur
éléments
du
symbolique,
un lien qui aide à définir la singularité de l'oeuvre.
Aussi, dans notre
travail nous nous efforcerons de mettre en évidence
l'existence de ce lien.
Moyano a été connu d'abord par les lecteurs argentins au travers
de ses nouvelles. Il est devenu par la suite
romancier sans renoncer
pour autant à écrire des nouvelles. A partir de la deuxième étape, ces
récits courts ont une double fonction : ils annoncent, d'une part, les
changements
qui interviendront dans les romans suivants et, d'autre
part, ils reprennent avec des procédés différents des sujets anciens,
surtout ceux de la première étape.
Les rares critiques qui se sont penchés sur l'oeuvre de Moyano
ont préféré les nouvelles,
sauf des cas très exceptionnels que nous
soulignerons
l'analyse.
au
cours
de
Pour
combler
ce
vide,
nous
mettrons donc l'accent sur l'oeuvre romanesque et ce, principalement à
partir de la deuxième étape car les trois premiers recueils qui seront
étudiés
dans
cette
partie
éléments
de
l'oeuvre.
Nous ne ferons appel aux nouvelles suivantes que lorsque
comparaison
du
travail,
indispensables
l'analyse des romans l'exigera.
-129-
doivent
pour
la
nous
fournir
compréhension
des
de
2.2. L'apprentissage
de la mémoire et de l'exil
La plupart des nouvelles appartenant aux trois premiers recueils
écrits par Moyano peuvent
être classées en trois groupes que nous
allons appeler respectivement : cycle des fictions autobiographiques,
nouvelles du premier exil et récits de la découverte de la ville. A ce
dernier
groupe de nouvelles nous ajouterons le premier
Moyano, Uns luz
muy lejana,
roman de
car il est très lié aux thèmes et aux
formes littéraires des nouvelles de la même période.
2. 2. 1 Le cycle des fictions autobiographiques
Les nouvelles du premier groupe ont toutes une caractéristique
commune
:
elles
peuvent
être
considérées
autobiographiques. L'histoire est racontée
comme
des
fictions
à la première personne ou
à la troisième à focalisation interneeso et le narrateur qui est en
même temps personnage,
focalise
le
récit,
ou le personnage sur
évoquent
un
moment
lequel
du passé.
le narrateur
Les
récits se
présentent donc, comme l'évocation d'un passé lointain - le monde de
l'enfance et de la puberté -, faite à partir d'un passé plus récent
dans lequel
un
jeune homme qui cherche à se faire une place dans une
-130-
grande ville ou un homme
histoire
mûr se penchent sur les événements de leur
personnelle.
Philippe Lejeune définit ainsi les caractéristiques de la fiction
autobiographique:
"... Tous les textes de fiction dans lesquels le lecteur
peut avoir des raisons de soupçonner, à partir
de
ressemblances qu'il croit deviner, qu'il y a Identité de
l'auteur et du personnage, alors que l'auteur, lui, a choisi
de nier cette
Identité,
ou du moins, de ne pas
103
l'affirmer."*
Dans cette définition, le lecteur est supposé avoir une certaine
connaissance
de la vie de l'auteur, sans quoi il ne saurait
trouver
les éventuelles ressemblances entre les personnages figurant
récit
et
ceux
renseignements
superflus
: le
de
qui
la
vie
réelle.
pourraient
lecteur
sera
Dans
fournir
fatalement
autobiographisante, non seulement
le
les
amené
cas
de
interviews
à faire
sur le
Moyano,
les
deviennent
une
lecture
parce que, comme Lejeune le pense,
l'écriture du moi développée depuis le XVIIIe siècle ou
l'étalage de
la vie privée des écrivains dans les mass-media de notre époque ont
habitué le lecteur a une telle lecture, mais parce que les récits euxmêmes appellent à la faire.
En
effet,
la
réitération
lance le premier appel.
des personnages
et
des situations,
Les personnages des nouvelles évoquant
souvenirs d'enfance passent
des
d'un récit à l'autre ; ils apparaissent
sous des traits et des noms différents mais pour l'essentiel ils sont
toujours les mêmes. Les situations reviennent aussi, retouchées, vues
-131-
sous un autre angle,
contribue
examinées & la loupe. L'attitude du narrateur
également
autobiographique
à
créer
malgré
l'Impression
1'absence
mention du genre : il
du
mot
de
lire
un
autobiographie
récit
dans
la
fouille dans la mémoire pour s'expliquer le
passé, reprend ses pensées d'un récit à l'autre et même quand il est
en dehors de l'histoire, il
continue à porter le même regard sur les
autres personnages. Paradoxalement, les variantes introduites dans le
récit des
événements ne font que confirmer la première impression. Au
lieu d'apparaître comme des exercices
comme
les
étapes
contraintes
de
la
d'une
de style, elles sont ressenties
auto-analyse
vraie
où
autobiographie,
la
mémoire,
peut
jouer
libérée
un
rôle
des
de
structuration de la personnalité. Ces caractéristiques sont seulement
vérifiables
dans
les
récits
qui
sont
centrés
sur
ce
que
nous
appellerons la famille d'adoption car les personnages de ces premières
nouvelles appartiennent
la mère
sont
tous à un univers familial duquel le père et
absents.
Plus que par leur propres noms
évoqués par les liens qui les rattachent
partie
de
l'histoire,
ou
au
personnage
ils sont
au narrateur quand 11 fait
focalisé
:
oncle,
tante,
cousins.
Nous avons
cité dans la première partie de notre travail
des
textes de Moyano liés à son histoire personnelle - l'absence de son
père, la vie à La Falda, le séjour à la maison de redressement - mais
nous ne considérerons pas
ces textes comme faisant partie du groupe
des fictions autobiographiques. Les liens que l'on peut établir entre
ceux-ci
et la biographie de Moyano s'appuient
extérieures à l'oeuvre.
Ayant
choisi
-132-
sur des informations
la perspective du lecteur qui
n' est pas renseigné sur la vie de l'écrivain
et qui découvre ou croit
découvrir la filiation autobiographique de ces nouvelles seulement à
partir
du texte,
nous avons dû écarter
tous
les récits qui ne
suscitent pas ce type de lecture.
La première nouvelle mettant en scène la famille d'adoption est
Una partida
de tends.
Elle est structurée à partir d'une réminiscence
qui sort finalement du champ de la conscience pour se matérialiser
dans le présent.
Le personnage central,
désigné seulement
par le
pronom de troisième personne, est un adulte qui a réussi à échapper à
des situations limites grâce au hasard ou à la solidarité de quelqu' un :
ISiempre pensô que su vida se desarrollaba en ctclos
ascendentes,
desde la horrible
miseria que tuvo que
soportar durante su infancia y adolescencia hasta ahora,en
que la gente a la que habîa .logrado vincularse y cierta
cultura adquirida aqui y alla lo habian hecho llegar un
poco mes arriba. Pero esa noche pensaba, después de ver lo
que vio, que esos ciclos eran idénticos
entre sî; la
cronologîa les daba un tenue calor ascendante. <...)A1 fin de
cada ciclo el derrumbe llegaba y ya no habîa nada que
esperar. Pero he aqui que siempre aparecia el milagro, una
persona, un rostro inadvertido, y se iniciaba asî un nuevo
tlempo de salvaciôn."*1 ' •'
11 sait pourtant que le passé est toujours aux aguets dans la
personne de Pedro, le cousin venu d'un autre espace et d'un autre
temps et qu'il a aperçu dans la rue. La présence du cousin représente
le danger du retour à la situation de misère et de violence à laquelle
il
a échappé,
un monde
dont
la laideur
est symbolisée
par la
difformité de Pedro. Cette difformité a aussi une autre fonction. Elle
-133-
apparaît comme l e signe extérieur d'une maladie morale commune à toute
la famille et p e u t - ê t r e même au personnage c e n t r a l :
"El mismo no habla podido evitar muchas veces el contagio,
el fuego del tnfierno, y habia producido por si mismo esos
hechos absurdos ante los cuales el comisario, un nombre
que podîa recordar
por sus largos
bigotes,
reïa
solapadamente. 0 quizés no hubo jamâs tal contagio porque
êl fue siempre igual a ellos, y ahora era solo un
evadido. »<***
Maladie,
contagio,
péché et
délit
fuego del infierno,
(connotés respectivement
comisario)
par l e s mots
sont l e s mots qui servent à
c a r a c t é r i s e r l e s parents chez qui l'homme a vécu autrefois en tant
qu'enfant
adopté. Parmi ces parents qui risquent de f a i r e
irruption
dans la vie du personnage, l ' o n c l e est l e plus redouté :
"Y sobre todo estarîa su tlo, esa entidad implacable que él
habia temido siempre. No olvidaba que su tîo solia tener
siempre razôn, solo porque era su tîo o porque, aunque no
tuviera mêritos para serlo, era importante; y porque su
desorden, o mejor su esquizofrenia, era en aquella casa un
orden absoluto que habia que respetar.'"'"1'3
Le match de tennis avec la b a l l e rebondissant
devient
dans
une
atmosphère
représentation
des
mécanismes
récupérer l a balle,
proche
de
la
des
mémoire
l'homme doit traverser l a
récits
hors du court,
de
Kafka
involontaire
:
la
pour
même rue où i l a cru
apercevoir l'image fuyante de Pedro et pénétrer dans une maison. A
l'intérieur,
se sont
donné rendez-vous tous
enfance :
-134-
les
revenants de son
"Pedro, en la cabecera, lo saludô familiarmente con su
horrible
brazo corto. Los demâs empezaron a dar
exclamaciones de jûbilo. Algunos chicos, que él no conocîa,
se prendîan de su ropa y le pedlan monedas. Su tîo, que no
habia envejecido nada, se abrfa paso entre todos para
saludarlo.""*»
La
éléments
nouvelle
suivante,
Intitulée
La puerta,
reprend
quelques
de la première : l'oncle coléreux, les cousins, présentés
comme une horde
de petits démons affamés
personnage focalisé dans le
un peu moins âgés que le
récit. Dans la nouvelle
précédente,
l'adoption était à peine mentionnée ; dans celle-ci, sans en éclaircir
les causes,
circonstances
le narrateur
apporte des Informations concernant
de l'arrivée de l'enfant adopté, devenu maintenant un
adolescent. Par rapport à la première nouvelle, La puerta
être lue
les
pourrait
comme le développement d' un souvenir centré sur un moment de
l'adolescence du même personnage : la découverte de l'amour, perçu
d'abord comme un bien Inaccessible, plus tard comme un partage de
l'humiliation de la marginalité. Quelques éléments nouveaux qui seront
repris dans les nouvelles suivantes apparaissent en
ébauche : le
personnage de la tante, dont le suicide est à la base des événements
du récit, la description de la maison, qui se maintiendra presque sans
variantes et la mention du coffre où l'adolescent garde les souvenirs
de son enfance. Ce coffre revient souvent dans l'oeuvre de Moyano,
d'abord en rapport avec
progressivement il
1' image du
prend
grand-père, dans Los mil
dîas ;
une valeur symbolique : il est la mémoire
des origines, le lieu de sauvegarde
des survivances du passé et des
secrets de l'identité. C'est ainsi qu'il apparaît lié au thème de
-135-
l'exil, de l'Intimité
préservée et de
la
quête de l'Identité dans
Libro de navlos y borrascas et dans Très golpes
La lombriz
de timbal
est la nouvelle la plus longue du cycle des fictions
autobiographiques. Ecrite à Lai Rioja, elle donne son
qui
contient
quelques
racontée
autres
situations
introduite
central,
huit
qui
soient
élargit
appelé
nouvelles.
ici
toujours
la
Matïas
:
la
que
mêmes,
les
une
concernant
quasi-totalité
de
personnages
et
variante
est
le
personnage
l'histoire
est
par ses amis qui sont les destinataires des récits sur la
Le récit
événementiel
dense
indirect,
les
perspective
famille de l'oncle.
ajoutent
Bien
titre au recueil
plus
leurs
second,
mais
commentaires.
il
celui de Matlas, a un contenu
est
rapporté
L'alternance
des
la perspective multiple de l'histoire
des niveaux
temporels sont
par
les
discours
amis
qui
direct
et
et la superposition
les signes d1 une progressive
complexité
dans les structures qui modulent le thème.
La complexité formelle est parallèle à une complexité croissante
dans l'interprétation des faits. La présence de l'usine répandant une
poussière blanchâtre sur tout le village et le rêve des voisins de
Matlas de pouvoir y travailler en tant qu'ouvriers malgré la menace de
la maladie professionnelle qui les attend au bout d'un certain nombre
d'années,
créent
un
contexte
nouveau.
Dans
ce
contexte,
la
caractérisât ion des membres de la famille, présentés auparavant comme
atteints d'une maladie morale, commence à tenir compte des problèmes
sociaux :
"Alguien dijo una vez a Matïas, al oîr sus relatos, que los
mismos carecian de piedad. Le preguntô concretamente por
-136-
que trataba siempre de hundlr a su tîo. Y Matïas dijo
despuês que aqueîla vez slntiô
vergOenza, se
slntlô
asesino, como si los hubiera matado a todos ellos. Diremos
flnalmente que Matïas solîa olvidar cuidadosamente la
miseria que, segûn se advertia, padecîa su tîo con el resto
de la familia.»'1*9
Dans La lombriz,
confirment
son
Premièrement,
le lecteur
impression
la
de
trouve de nombreux éléments
lire
un
récit
situation narrative reproduit
autobiographique.
le
lecteur par l e biais du rapport que Hatlas établit
qui
rapport
auteur-
avec l e s amis qui
l'écoutent. Deuxièmement, l e s suppositions de ses
amis expliquent l e s
raisons de son volontaire retour au passé et
des variantes qu* i l
introduit dans ses histoires, ce qui écarte l'hypothèse de l'exercice
de s t y l e :
"Parecîa improbable, pero hubiera sido hermoso descubrir a
su tîo en un acto de bondad. Matïas Bursati vivîa
obsesionado con seméJante idea y para llevarla a cabo
habîa dedicado gran parte de su vida a la evocaciôn de los
hechos.""*'
"Asi eran las variaciones que hacîa Matïas de sus relatos.
Sus amigos suponîamos que en cualquier oportunidad podîa
contarlo todo con nuevos detalles. Y suponîamos tambiên
que asi trataba êl de explicarse a si mismo la existencia
y los conflictos de su tîo."*17'3
L'ambiguïté
substitut
amour,
de
crainte)
des rapports que l'enfant
l'image
paternelle
apparaît
aussi
(soumission,
La lombriz
respect,
le
répulsion,
dans cette nouvelle à travers
souvenirs de l'adulte. Dans La espéra,
et dans
a entretenus avec
les
une nouvelle du premier recueil
sont établis l e s fondements de presque toutes l e s
images paternelles des r é c i t s ultérieurs, y compris quelques-uns de la
-137-
deuxième étape ; Images opposées mais pouvant se rassembler dans la
même Incapacité d'exercer l a fonction qui leur revient au sein de la
famille.
Père absent - coupable d'un d é l i t non précisé
victime du refus de la famille - dans La espéra,
aussi victime de la misère dans La Lombriz-,
et à la fois
père bourreau - mais
leur rapport avec l e f i l s
est basé sur l a fluctuation innocence-culpabilité.
Les e f f o r t s soutenus de la mémoire, dans c e t t e troisième nouvelle
du cycle,
rétablir
réussissent
finalement
dans l e présent
l ' a d u l t e et l'enfant.
à trouver
le lien,
Ce lien,
l e souvenir capable de
inexistant
dans l e passé,
entre
f i c t i f et inventé par l ' a d u l t e prend
la valeur d'une réparation et annonce l e r ô l e l i b é r a t e u r accordé par
Moyano à 1' imagination :
"Se acordô finalmente de una noche de verano. El y su tîo
estaban sent ados ante una mesa, en medio del patio,oyendo
el rumor de una orquesta que venia desde un club
pr6xlmo.(,..)Era una orquesta famosa que por primera vez
habîa ido al pueblo, y toda la gente del lugar estaba allî
esa noche. Solo êl y su tîo, en medio de aquel patio,
permanecîan ajenos a los deseos, a la vida real, al mundo.
Pero su tîo hablô con êl, le dijo que aquellos eran tangos
muy viejos y, sin duda, de un modo u otro, lo hizo
participer de algo que el mundo poseïa. Y eso podîa ser un
acto de bondad."
"Cuando bajô del tren y comenzô a caminar por las calles
del pueblo donde êl vivia, tan famlliares que eran lo que
éi llamaba el lugar de su salvacidn, se dijo que nada podîa
valer un cielo para unos pocos elegidos, porque serîa un
lugar lleno de remordimlentos. Como gozar del cielo cuando
habîa un infierno. Y bastaba el dolor de un solo hombre
para impedir la alegria.u<'••'
Le
recueil
suivant
:
El
fuego
interrumpido,
contient
nouvelles qui continuent à développer des s u j e t s du même cycle.
-138-
des
Elles
alternent avec d'autres appartenant au groupe que nous avons appelé
"du premier exil" mais l'ensemble a un trait commun : les principaux
personnages sont des enfants confrontés à l'apprentissage du monde des
adultes et c'est leur vision de la réalité
que le narrateur place au
centre du récit.
Seules trois des dix nouvelles qui composent le recueil peuvent
être
rattachées
Etcétera,
El
nouvelles
que
au
cycle
crucificado,
nous
El
venons
des
perro
fictions autobiographiques :
y
d'examiner,
el
tiempo.
celles-ci
Comparées aux
témoignent
d'un
changement significatif dans l'ambiance des récits. Le glissement de
la perspective vers la vision enfantine des faits racontés entraîne la
création d'une atmosphère particulière, produit de la rencontre du
regard de l'enfant, pour qui la nature des rapports et des gestes des
adultes
demeure
insaisissable,
et
du
regard
du
narrateur
posé
nostalgiquement sur son propre récit. Le lyrisme de quelques textes
ultérieurs de Moyano prend racine dans ces nouvelles.
Etcétera
est
l'histoire
des retombées
milieu familial. La tante, qui dans La puerta
qui dans La lombriz
d'une absence dans le
a réussi à se tuer mais
est sauvée de sa tentative de suicide, part de la
maison en laissant une lettre ambiguë qui peut être comprise comme
la
lettre d'adieu de quelqu'un qui a l'Intention de se donner la mort. A
partir de cette rupture dans la continuité de la vie du groupe, la
nouvelle
expose tous les mécanismes
de réponse que la situation
suscite chez les enfants : sentiment premier
traduit
de libération qui se
par la transgression des interdits concernant
les rations
alimentaires, transfert du rôle de la mère à la fille aînée, efforts
-139-
du fils aîné et
décision
de l'enfant
collective
de
mystérieuse et Indéfinie
adopté pour
trouver
et
de
s'expliquer
tuer
el
la fuite, et
bicho,
bête
qui hante la tante dans ses cauchemars.
Les deux adultes, l'oncle et la tante, apparaissent
mais c'est
une
brièvement
la nature de leurs rapports qui est mise à nu par les
souvenirs des trois enfants plus âgés. A partir de ces souvenirs 11
est
possible de reconstituer l'ordre selon lequel s'échelonnent
les
rôles familiaux.
La soumission de la femme, caractéristique d'une société machiste
où l'autorité du mari se manifeste souvent dans les couches les plus
défavorisées
par
la violence
physique,
a sa contrepartie
dans les
punitions qu'à son tour la femme impose aux enfants et dont l'une des
formes habituelles
est la privation de nourriture. Etant donné que le
besoin élémentaire de manger se situe au centre des préoccupations des
enfants et
des exigences qu' ils expriment
dans le rapport
avec la
mère, la privation de nourriture constitue une punition sévère.
D'autre
part,
leur insatisfaction
les
enfants
deviennent
affamés manifestant
inlassablement
aux yeux de la femme les principaux
responsables de la violence de l'homme :
"Ella se detuvo ante el grupo de chicos y grltô "por culpa
de ustedes
pasa todo esto". Después, como enloqueclda,
tomando a uno y otro para castlgarlos, decîa "siempre los
disgustos son por ustedes, porque no hay plata que alcance
para llenarles las tripas, siempre pidiendo con la boca
abierta como las vfboras, siempre con hambre malditas
porquerîas", y ahora la voz se ahogaba en la lluvia sobre
el cinc que lo separaba del âmblto de los andenes."*"33
-140-
Presque toujours dans l e s r é c i t s de Moyano,
deuxième
victime, après l e s enfants,
la femme est
de la distorsion des rapports
familiaux entraînée par la misère. Dans cette nouvelle,
très bref,
fréquent
dévoile
la
un dialogue
l'aspect l e plus dramatique mais non l e moins
de la condition féminine dans la famille patriarcale des
milieux pauvres :
"Ella estaba sentada en la galerîa. Acababa de levantarse
de dormir la siesta.
La blusa entreabterta
dejaba ver
algunas cicatrices
en distintas
partes del cuerpo. Cuando
êl le preguntô, ella se tocô el hombro como si quislese
mirarse la espalda y dijo :
-Tu tio.
Después abriô la blusa y moatrô un costado:
-Esta fue con la plancha.
Mes tarde seffalô otras, indicando en cada caso el objeto
que la habia producido :
-Una botella.
-Las
tijeras.
-El cuchillo.
Habia otra mes grande que ella no mencionû.
- lEl tio? -dijo él tocando tîmidamente la cicatriz y
procurando desviar los ojos de las abultadas piernas de la
tia.
-No -dijo ella-,ésta
es de mi pape."*19*
Etcétera
est la seule nouvelle du cycle où la tante a un rôle
important.
Dans la suivante,
principaux
de
toutes
les
El crucificado,
fictions
l e s deux personnages
autobiographiques,
l'oncle
et
l'enfant adopté, sont à nouveau au centre du récit.
La nourriture avec sa double face d'objet
de la demande de
l'enfant et du devoir de l'adulte revient dans cette nouvelle enrichie
d'une
signification
entrevoir
plus
dans Etcétera
large.
L'histoire
de la
femme
son rôle de médiatrice dans l e
-141-
laissait
conflit
provoqué par la difficulté de nourrir les.enfants ; un conflit que les
enfants de la nouvelle ne comprennent pas et qui n'est pas mis en
rapport avec le départ de la mère. Dans El crucificado,
cette médiation n'existe pas,
ce qui met
en revanche,
face à face le besoin de
l'enfant et la réponse du père substitut.
Comme dans toutes les nouvelles de El
fuego
interrumpido,
un
événement Inhabituel entraîne la révélation d'un aspect de la réalité
resté jusque là inaperçu : l'approche du jour de la première communion
et l'enseignement religieux qui la précède modifient les jugements de
l'enfant. Les petits vols quotidiens de son oncle dans le magasin
d'alimentation qui l'emploie sont vus comme un péché grave. La notion
de faute souille désormais tout ce qui touche à la nourriture. Le mot
nourriture se déplace progressivement de sa signification la plus
directe dans la surface du texte à
un plan
symbolique.
Avec
un
derrière un énoncé monocorde,
attentes
de l'enfant
celle de demande d'affection
jeu d'allusions
soigneusement
sur
caché
la nouvelle dévoile la nature des
et de sa déception. Nourrir est une faute
puisque les aliments proviennent d'un vol mais aussi parce que l'oncle
en fait
n'est pas
un sacrifice, moins justifié dans le cas de cet enfant qui
son fils :
"En esos casos la comida tenîa casi un sentido de dédiva,y
él recibîa su portion sin avergonzarse por el recuerdo
permanente de unas palabras oîdas muchas veces a su tîo :
"tengo que alimentar a siete hijos y todavia a otro". El
otro era éi."'20'
Si nourrir est une faute par manque d'amour, manger est à la fois
une faute et une punition. C'est se nourrir de l'amour volé :
-142-
"Entonces dejô el trozo en la fuente pensando que corner
era tambiên una especie de castigo, de
crucifixion,
mientras sentîa la mirada oblicua con la misma blancura
relumbrante que habian tenido los ojos de su tîo en lo
alto del gancho."cs1 '
Le rapport
Desde
los
image paternelle-nourriture-punition reviendra dans
parques,
l'un des derniers
personnage qui depuis La lombriz
récits
de Moyano, lié à un
apparaît dans toutes les nouvelles du
cycle : le chien de la famille. C'est justement l'histoire de ce chien
qui donne sa substance à El perro y el
tiempo.
Comme la tante, comme les héros des vieux feuilletons, le chien
meurt et ressuscite d'une nouvelle à l'autre. Il meurt empoisonné par
l'oncle dans La lombriz
,
Etcêtera
crucificado.
et
dans
cauchemardesque
enfants, et
de
El
il est à nouveau vivant
Etcêtera,
Il
est,
imaginée comme
le ténia de La lombriz,
et
ainsi
étant
l'un des
vorace dans
que
la
bête
réelle par les
premiers représentants
du bestiaire de Moyano dont l'analyse pourrait suffire à se frayer un
chemin à travers l'oeuvre entière. Réels, imaginaires ou mythiques,
ils sont toujours porteurs de sens et révélateurs des niveaux les plus
secrets du récit. Nous verrons comment tout le cycle que nous sommes
en train d'analyser
Dans El perro
longue
consacrée
condense sa signification dans l'image du chien.
y el
au
tiempo se trouve la séquence narrative la plus
chien
et
la
seule
où
apparaît
clairement
l'attachement de l'enfant à son nouvel ami. L'histoire, très simple,
raconte 1'arrivée du chien à la maison, les problèmes posés par sa
présence, les rapports des enfants avec le chien et son départ par
décision
de
l'oncle.
Sur
le
canevas
-143-
des
événements
quotidiens,
l'adulte qui se tourne vers le passé et retrouve la perspective de
l'enfant qu'il était, jongle sur les différents plans de l'évocation ;
évocation plaisante de la chaleur du chien dans le lit, mêlée à la
saveur des épis de maïs grillés par la tante et au souvenir des
petites
complicités
l'évocation,
une
enfantines.
autre
Mais
histoire
est
dans
les
racontée
interstices
qui
complète
de
les
antérieures. La nouvelle commence par une phrase qui la relie à la
précédente :
*-Yo no puedo alimentar tamhién a ese perro- dijo su tîo
después de mirar a Gregorio y al perro, sent ados al borde
de la galerîa."'**3
Le discours direct situe le chien à la même place qu' occupe
l'enfant dans El
crucificado.
Todavla
et tambiên
renvoient dans les
deux textes que nous avons cités à la même notion d'adjonction et de
surcharge et toujours par rapport à la nourriture. Dans l'ordre rigide
de
la
famille,
échelonné
à partir
de l'autorité
patriarcale et
conditionné par la pauvreté, se dégage des paroles de l'oncle une
notion de rang établie à partir
du droit à la nourriture : il est
presque le même pour l'enfant adopté et pour le chien, sauf que dans
le
cas
de
ce
dernier,
le
alimentaires, de s'approprier
fait
de
transgresser
les
interdits
ce qui ne lui revient pas de droit, se
solde par le bannissement et peut-être par la mort. A partir de cette
nouvelle, le chien incarne le plus marginal des marginaux, le bouc
émissaire des victimes de la misère et l'innocent qui paiera pour
tous. C'est ainsi que nous le retrouverons dans Una luz muy lejana,
roman écrit à
la
même
période,
-144-
un
et dans une autre nouvelle du
recueil suivant, intitulé Mi mûslca es para esta
gente.
Mais dans le
cycle autobiographique auquel vient s'ajouter la nouvelle du recueil
cité, il a aussi une autre fonction : il dit métonymiquement la
situation limite de l'enfant qui est au centre du récit et sa place
dans la famille.
La seule nouvelle de Mi mûslca es para esta
gente
que 1' on puisse
rattacher au groupe des fictions autobiographiques est la première du
recueil : Al otro lado de la calle,
en el tiempo.
Le livre, publié en
1970 appartient à une étape de création beaucoup plus marquée, dans le
cas des romans, par un intérêt
croissant
pour les circonstances
politiques et sociales qui conditionnent l'évolution des personnages.
Les nouvelles de Mi mûslca es para esta
gente
continuent pourtant à
développer des sujets liés aux conflits personnels sans référence
explicite au contexte
socio-politique argentin et elles assurent la
continuité de la thématique des trois premiers recueils.
Al
otro
lado
l'aboutissement
de la
de
calle,
tout le
bien que dans Mi tîo sonreîa
en el
cycle
n' est pas seulement
des fictions autobiographiques -
en Navidad et dans Desde los parques nous
retrouvions l'écho de ce long retour au
passé - mais un texte qui
formes littéraires adoptées dans El vuelo
annonce déjà quelques
tigre
tiempo
del
et les romans ultérieurs.
Dans
toutes
les
fictions
autobiographiques
que nous
avons
examinées Jusqu' à présent, le récit des événements se faisait à la
troisième
personne
de La lombriz
du
singulier y compris dans la première partie
où le nous des amis de
-145-
Matias se limitait à
rapporter
et à commenter ses h i s t o i r e s . I c i , c ' e s t l e je de l'aveu qui remplace
la troisième personne et ce je sera aussi l e sujet de l a narration
dans
les
deux
nouvelles
personne produit
destinataires
lecteur,
des e f f e t s
de
inemployé dans
suivantes.
son
les
L'utilisation
de
la
première
de proximité entre l e narrateur et
discours,
recueils
effets
renforcés
précédents:
que Gérard Génette désigne
l'appel
par
un
les
procédé
à l'attention
du
sous l e nom de "fonction
de
communication du narrateur" «s*3»:
"Escuchen s quedaba un ûltîmo resto de sol en la galeria, y
lo que antes me pareclô brillo sobre el piso era ahora un
puro terciopelo"'11**
"(Debo anunclar que los pasos de ml tîo est an muy
prôxlmos, que ha derrotado el barro desde sus zapatos
énormes y que la comida esta lista desde hace bastante
tiempo...)<SB:>
La
nouvelle
l'évocation
avec
se
présente
ses
causes,
comme
ses
le
étapes
récit
et
du
son
processus
de
dénouement.
Le
narrateur raconte pourquoi et comment i l a convoqué l e souvenir d'un
moment du passé qu' i l veut revivre pour l a dernière fois :
"Ademâs, yo sabia que mi tîo llegarîa para que el recuerdo
se produjera. De lo contrario,
no podria
penetrar
totalmente sobre aquel brillo del piso que me permltirîa
rescatar un recuerdo para luego despedirme de él, porque
habîa resuelto decir adiôs a todos los recuerdos de esos
affos, para seguir
viviendo."(ss>
La narration a un cadre - l e r é c i t premier avec l ' h i s t o i r e de
l'évocation
-
où
le
narrateur
s'adresse
à
ceux
qui
1'écoutent,
recompose lentement l e souvenir et l e ramène au présent. Dans l e r é c i t
-146-
second apparaissent
d'un
dimanche,
partir
de
l e s événements q u ' i l veut revivre :
un jour
El
fuego
d'automne,
interrumpido,
à l'Intérieur
la
maison
l'histoire
de la
maison. A
s'est
dépouillée
progressivement jusqu'à devenir une véranda, une cour é c l a i r é e par l e
s o l e i l , un l i t réchauffé par l e chien et toujours une t a b l e où se joue
l e drame quotidien de la nourriture.
L'histoire
de ce dimanche,
comme d'habitude t r è s simple,
peut
ê t r e divisée en t r o i s moments : l e s p r é p a r a t i f s du repas f a i t s dans la
j o i e des enfants et de l a t a n t e ; l ' a r r i v é e de l ' o n c l e et son geste de
colère qui l u i
fait
renverser la nourriture,
v i t e avalée par le
chien ; l a haine et la f r u s t r a t i o n de tous se projetant sur l'animal.
Le va-et-vient entre l e r é c i t premier et l e r é c i t second,
retardent
l'émergence du noyau c e n t r a l du souvenir. La réfraction du temps de la
narration se double d'une perspective s p a t i a l e ,
titre
:
la rue est
déjà annoncée par l e
à l a fois espace et temps ; l ' o n c l e devra la
traverser pour que l e souvenir se complète de même
que l e narrateur
adulte l o r s q u ' i l veut rejoindre l'enfance :
"El barro se quebrô como una escarcha cuando estuvo por
llegar mi tîo. Y cuando estuvo por llegar, ya habîa
Uegado. El silencio de los niffos estallô entonces, y mi tîa
rejuveneclô sûbitamente, tuvo unas trenzas parecidas a las
de mi hermana menor cuando lo vio aparecer por la puerta
de calle. Entonces elle no sabîa, como yo, del otro lado de
la calle, que las cosas pueden interrumpirse en cualquier
momento y por eso sonreîa.'"*7'*
Les deux perspectives, s p a t i a l e et temporelle se situent dans la
fluctuation exprimée par l a première phrase de la nouvelle :
-147-
recuerdou<SSj
'î.a galeria estaba entre la imagination y el
Cette
fluctuation,
d'autobiographies
La Lombriz,
différentes:
qui
soucieux
énoncée
au
nourrit
de
début
les
scrupules
des
auteurs
v é r i t é et qui é t a i t en ébauche dans
de
la
nouvelle,
a deux
fonctions
e l l e renforce l e ton de s i n c é r i t é de l'aveu et préfigure
à la fois la fin du r é c i t .
Les personnages restent l e s mêmes que dans l e s
autres nouvelles
du cycle mais l ' a t t e n t i o n du narrateur se porte principalement sur l e
chien.
Le passage qui
lui
est
consacré commence par l e
relier
à
l ' h i s t o i r e de El perro y el tiempo ;
"El perro estaba vivo bajo el sol, muy cerca de la mesa,
pero por puro milagro. El aiïo anterior, cuando se comiô el
primer huevo que puso la gallinita, mi tîo estuvo a punto
de matarlo. Lo salvô el mismo cuchillo, entonces mellado y
la dureza de su cuero protector, que dejaba pasar el sol
sin embargo como para ayudar a alimentarîo. Mi tîa, que
habîa aceptado el sacriflcio del perro, me acuerdo que
dijo, que murmura casi ; déjalo, ya se moriré solo, de
hambre.'"1***
Il
y a deux visions, du chien dans l e
description
sommaire qui
l'Intègre
lorsque l e souvenir de 1'événement
imminent et
que l e narrateur
texte :
au tableau
d'abord,
de famille
une
;
mais
cherché dans la mémoire devient
s'approche
de son enfance,
le
chien
semble doué d'une i n t u i t i o n et d'une s e n s i b i l i t é presque humaines:
No era un perro guardiân, era un perro expectante. El no
esperaba la aproximaclôn de seres para alarmarse y
ladrar(...),' esperaba mes bien otras cosas, sucesos que
pertenecîan a un orden întimo de la casa. Cuando mi prima
llegô a la pubertad, por ejemplo, el perro tuvo actitudes
-148-
rarïsimas, como si algo Importante hubiese sucedido en la
casa, y
después,
cuando mi prima
se
convtrtiô
définitivamente en mujer, volviû a ser el perro taciturno
de todos los dîas.(...)A veces se pasaba dîas enteros en la
alto de la higuera, sin responder a nuestros llamados, como
si êl estuviese
ocultando allé arrlba algo malo para
<&o:
nosotros." '
La nouvelle se termine au moment où tous l e s personnages se sont
réunis. Dans l e s deux nouvelles suivantes, Moyano n'en reprendra que
quelques uns.
Dans
M
tlo
sonreia
en Navidad,
l'oncle
réapparaît
seulement dans l e s souvenirs de la tante, dépouillé de tous ses t r a i t s
négatifs ; et
parques,
de parler
dans
une
nouvelle beaucoup plus tardive, Desde los
é c r i t e en Espagne et sur laquelle nous reviendrons au moment
des r é c i t s de l a deuxième étape de l'oeuvre,
pourrait ê t r e l a prolongation du personnage de l ' o n c l e
face à l'enfant
celui
qui
apparaît seul
qui essaie d'empêcher la mort du chien. C'est donc
dans l e passage suivant que la f i c t i o n l e s réunit pour la dernière
fois sur l e même niveau n a r r a t i f :
"El perro saliô al patio posterior, del cual hubiera podido
escapar, pero allî se detuvo. En ese instante de vacilaciôn
Uegaron mis tîos, seguidos por todos sus hij'os, que
llevaban palos y cuchillos."
Entonces pude, cruzar la calle, plsando el barro antes
hollado por mi tîo, y me acerqué a ellos y senti sus
verdades, sus angustias, sus olores. Todo era familiar para
mi. Advertî que yo tambiên era un recuerdo y que ténia un
cuchillo en mis manos.
Bueno, cuando saitamos sobre él ,el perro después de
mirarnos inteligentemente un momento, se elevô en el aire.
Lo vimos, sin asombro casi, cruzar por encima de la
higuera, después mes arriba de la antena del vecino y
ganar, finalmente,
mes alla de los techos vecinos, las
colinas
distantes. (,..)Yo, cuando vi volar al
perro,
-149-
siapleaente
tratê de sonreïr y me dije
declr adiôs a todas esas cosas. , " 3 " •'
que era hora de
Toujours dans le cadre d'une lecture autobiographisante,
derniers mots du narrateur
l'auteur
lui-même
les
peuvent être perçus comme la décision de
de ne plus revenir sur les situations et les
personnages du cycle. Il semble tenir ses promesses car, contrairement
à ce qu' 11 a fait dans les recueils précédents,
qui est
la première du volume,
après cette nouvelle
l'auteur n'aborde pas la fiction
autobiographique.
Al otro
îado
de la
calle,
en el
tlempo conduit le lecteur à
travers les trois étapes de la mémoire rétrospective que nous avons
définies : le premier stade, correspond à l'affirmation de la volonté
du narrateur d'évoquer le passé dans un but précis ; le deuxième,
celui de la poésie de la mémoire qui rapproche le passé du présent
sans qu'ils soient pour autant confondus, correspond dans le texte au
moment où le narrateur peut contempler de loin le tableau de famille ;
le troisième, le degré angoissant de l'évocation, est atteint quand le
narrateur traverse le temps-espace qui le sépare du passé, ressucite
la scène la plus blessante de ce passé et la revit
Du souvenir
involontaire de Una partida
une dernière fois.
de
tenis,
placé aux
antipodes des délices proustiennes de la nostalgie et présenté comme
un traquenard de la mémoire, à cette dernière évocation répondant à la
volonté d'oublier, le cycle, qui aurait bien pu constituer un roman,
n' a pas seulement passé en revue les mécanismes de la mémoire mais il
a
suivi
aussi
l'évolution
d'une
-150-
conscience
dont
chaque
étape
correspond à un récit : Je suis la victime et Je condamne (Una
de tenis)
partida
; Je suis la victime mais Je ne suis pas la seule car la
misère avec ses différents visages existe derrière toutes les portes
(.La puerta)
; elle peut
comprendre et de leur
J'ai
excuser les coupables, donc J'essaie de
inventer une réparation posthume (La lombriz)
été un enfant victime parmi d'autres victimes
crucificado)
;
y el
tlempo)
; Je ne suis plus
une victime innocente car Je suis un adulte ("pude
el barro antes
autres ("ténia
sauvant le
El
le chien et moi avons été des victimes, donc les
innocents sont des victimes (El perro
pisando
(Etcétera,
;
hollado
un cuchillo
cruzar
la
calle
por mi tïo") aussi faillible que les
en mis manos"') et Je me libère du passé en
vrai innocent de l'histoire, le seul à ne pas avoir eu la
possibilité de s'en sortir <"eJ perro
C .. ) se elevô
Nous avions observé dans El perro
rapprochement
des
situations
et
y el
des
en el
tiempo
formes
aire").
comment, par le
linguistiques
les
exprimant, l'image du chien doublait celle de l'enfant. A partir d'une
lecture qui tiendrait surtout
compte de l'enchaînement des récits il
serait peut-être possible d'avancer l'hypothèse de l'existence
même rapprochement dans cette nouvelle ;
substitution,
de ce
et par là, de parler d'une
car l'image du narrateur-enfant ne fait pas partie du
tableau familial
; c'est l'adulte qui rejoint
les personnages de
l'histoire. Dans ce cas, Moyano aurait raconté à travers l'envol du
chien la délivrance d'un adulte sauvé finalement de son moi-enfant
victime
et
le cycle
entier
deviendrait
presque au même titre que Una luz muy
-151-
un roman
lejana.
d'apprentissage
L'image dynamique de l'envol
déjà
esquissé
l'irréel,
dans
La lombrtz
rend aussi compte d'un glissement
:
c'est
le
passage
du réel
vers
de la mémoire imageante vers l'imagination et en cela la
nouvelle
annonce l e
rôle
de l'imagination
dans les
romans de
la
deuxième et de la troisième étape. Dans ces romans Moyano ne cessera
de revendiquer la fonction éthique de l'imagination envisagée comme
une source inaliénable de l i b e r t é et par l à proche de la définition de
Sartre :
' l ' i r r é e l est produit hors du monde par une conscience qui
reste
dans Je monde et
c'est
parce
qu'il
est
transcendantalement libre que l'homme imagine.
Mais à son tour, l'imagination
devenue une fonction
empirique et psychologique est la condition nécessaire de
la liberté de l'homme empirique au milieu du monde.M<si*3
Dans
les
d'évasion,
récits
de Moyano l'imagination
ni seulement
un
moyen
privilégié
n'est
ni
une
voie
de percevoir l e monde
- ce qui est d ' a i l l e u r s l e propre de tous l e s créateurs - mais la
p o s s i b i l i t é d ' i n t r o d u i r e l e désir dans la r é a l i t é pour q u ' e l l e puisse
changer.
Considérée a i n s i ,
l'imagination est la force de la
que l e pouvoir ne peut Jamais a t t e i n d r e .
faisant
appel
à
cette
liberté
Dans la nouvelle, c ' e s t en
transcendentaie
que l ' a d u l t e
finalement ê t r e sauvé du Joug de la mémoire. Dans El trino
El vuelo del tigre
l'imagination
et Libro de navïos y borrascas
devra se b a t t r e
liberté
del
peut
diablo,
l e contre-pouvoir de
contre l e s s t r u c t u r e s
d'une
société
i n j u s t e qui préfère l e s p r o f i t s aux hommes, contre la répression,
t o r t u r e et l ' e x i l . Elle n'en s o r t i r a pas toujours gagnante.
-152-
la
S' 11
fallait
résumer
"Al otro lado de la calle...
les
"
différences
existant
entre
et les autres nouvelles du même cycle,
1'envol du chien serait le premier élément à signaler. Placée à la fin
du récit
mémoire
et devenue symbole du dépassement
par
la force de l'imagination,
l'envol ne constitue pas
des contraintes de la
cette image dynamique de
une incursion dans le domaine du fantastique
ou du merveilleux. Bien au contraire, elle est perçue comme un envol
lyrique que le réseau métaphorique du texte - beaucoup plus dense dans
cette nouvelle que dans le
reste du cycle - a soigneusement préparé.
Surtout dans ses dernières oeuvres, pour rendre l'intimité ou pour
filtrer
images
quelques événements,
et
des métaphores
Moyano
qui
fera fréquemment
renforcent
le niveau
appel à des
expressif
au
détriment du niveau discursif, ce qui déplace la narration vers le
récit poétique,
2. 2. 2 Les nouvelles du premier exil
Lorsque l'on parle d'un écrivain argentin contemporain, le mot
exil évoque d'emblée l'histoire récente du pays et les circonstances
qui ont obligé un grand
nombre d'écrivains à quitter l'Argentine et à
se réfugier dans des pays étrangers. Dans ce contexte le mot exil
rejoint
1' exsllium
expatriation,
exsllium
de
l'Antiquité
proscription,
s'apparente
déportation,
dérive du verbe latin exsllire
donc, un verbe
et
ostracisme.
à bannissement,
Mais
le mot
: sauter, se lancer au dehors,
qui n'est pas directement rattaché comme exslllua
-153-
aux
circonstances historiques ou aux méthodes employées par un pouvoir
étatique quelconque pour éliminer ses opposants. Il renvoie à deux
notions
qui
sont
à la base
du mot
exil
mais
qui ne sont
circonstanciées : une référence spatiale double, dehors
dedans,
et le changement brusque signifié par saut.
perspective ouverte par exsilire
pas
qui suppose
C'est dans la
que nous nous placerons pour analyser
les nouvelles du deuxième groupe.
Ces nouvelles sont toutes centrées sur une expérience d'enfance
et le personnage focalisé est invariablement un enfant. Conditionnés
par la focalisation choisi, dedans et dehors
signifient respectivement
l'espace vital de l'enfant et celui de l'adulte. Le saut de l'un à
l'autre
se
produit
lorsq'une
expérience
qui
vient
changer
les
habitudes ou les croyances de l'enfant le projette vers l'espace des
adultes
ordonné
selon
une
autre
logique.
Dans
le saut
il perd
1'innocence, et donc le sens du merveilleux, les certitudes premières,
son immortalité ; il se retrouve exilé dans le nouvel espace dont les
codes lui sont
inconnus,
confondu parmi des objets et des êtres
devenus eux aussi étrangers à ses yeux mais par rapport auxquels il
doit se reconnaître et se redécouvrir.
L'âge des enfants n' est pas précisé ; souvent il doit être déduit
de
la
situation
où
se
trouve
le personnage
mais dans quelques
nouvelles, surtout quand il s'agit des plus petits, le narrateur le
suggère :
"El tîo lo alzô, le besô rozândole las mejlllas
'gracias hijo' poniéndolo otra vez en el suelo."
-154-
y le
ea9>
dijo
"Lo pusieron otra vez en el suelo y todo volviô a tener
una perception limitada por los ochenta centîmetros.*'*3*3
L'apparence physique des personnages est aussi seulement suggérée
et
en
cela
ce groupe
de nouvelles
rejoint
une caractéristique
constante des narrations de Moyano : le narrateur retient que quelques
traits
des personnages
ou de lui-même
lorsqu'il
fait
partie de
l'histoire. Mais ces traits ne sont pas là pour étoffer le personnage
et créer l'illusion d'un être sorti de la vie réelle ; ils sont des
signes qui intègrent le niveau des significations, et cela en deux
temps différents.
Dans un premier temps ils dénotent la vision que le narrateur a
du personnage. Cette vision est celle d'un regard qui ne scrute pas
mais qui fait un tri insconcient et saisit un trait à partir d'une
impression peu rationnalisée par la suite. Dans un deuxième temps ce
trait
connote
une
évolution,
un
changement
entraîné une nouvelle vision de la réalité,
élément
de
situation
et devient
ayant
ainsi un
significatif indispensable pour accéder au niveau du sens
global du récit. Nous pouvons le vérifier à l'aide de deux exemples
tirés de deux récits
La
du deuxième
groupe : El fuego interrumpido
et
col umna.
Dans La columna,
un enfant qui vient d'atteindre l'âge de la
puberté évoque l'image de l'homme qu'il croit
être un simple ami de
sa mère :
"Pensaba que Isldro, alla adentro, le estaba hablado a su
madré con la frente. No le gustaban los ojos de Isldro,
pero no porque fuesen huidizos como los de la madré sino
-155-
por la frente. Era una frente ancha, con un brilîo opaco
hacia la parte en que nacia el cabello. Ténia unas arrugas
profundas, como labios, en el aedto y cerca de las sienes.
Pocas veces habia oido bablar a Isldro pero se le ocurrîa,
recordando las palabras, que la voz brotaba de la frente,
de las arrugas, mien tras la boca permanecïa cerrada. El
nombre ténia los ojos altos y costaba llegar a ellos
porque parecia que allé los ojos tenian
resplandores
sûbitos
y desconocidos,
quizâs
como la
sensaclôn
ess:
multipllcada en lo alto de la columna." '
C'est tout ce que l e narrateur nous d i r a sur l'aspect physique du
personnage dans la nouvelle. Mais à l a fin du r é c i t , lorsque l'enfant
volt du haut du p i l i e r
l'homme et la femme
nus sur l e même l i t
et
découvre â la fois la nature de l e u r s rapports et la sensation intense
de son propre sexe,
ces t r a i t s ,
l e s yeux et
l e front,
reviennent
m a t é r i a l i s e r un double l i e n : celui de deux adultes, v i s u a l i s é comme
une contamination de l ' a s p e c t du front de l'homme atteignant l e visage
de la mère ; celui de l'homme et de l'enfant lorsque l e s yeux d ' I s l d r o
fixés sur la lucarne surprennent l'enfant au moment où i l franchit
s e u i l du monde des adultes :
"Se aferrô fuertemente a la columna poniendo todo su
cuerpo contra ella para apurar quién sabe hasta adonde
aquella horrible e Inévitable sensaclôn. Y en vez de mirar
hacia la estatua, que habia comenzado ya a mostrarle el
caballo y parte del jtnete, miré hacia la habitaciôn de la
madré por la banderola abierta. El ventilador giraba
enloquecldo. Ella estaba desnuda, boca arriba, con los ojos
cerrados y un sudor en la frente que le daba un brillo
similar a la frente de Isldro. El, con los ojos abiertos, a
su lado y desnudo también, parecia estar mirando hacia la
banderola."<s,e:'
-156-
le
Dans El fuego interrumpidot
dansent
et
s'amusent
un enfant perçoit l e s personnages qui
dans une fête
familiale comme étant
entourés
d' une auréole de beauté magique :
"Las guitarras comenzaron a tocar. El se para para ver
mejor los hermosos ojos de su tîa, esperândolos en cada
glro. La apariciûn de los ojos duraba un Instante para
perderse luego en las compllcaciones de la danza, pero de
pronto, al final de un giro, aparecîan largos y morenos,
coma si en el medio estuviesen Uenos de luz,"'9'1'*
Quand la fête se termine,
chronologique des adultes,
l e processus de découverte du temps
base du monde r é e l opposé au monde des
enfants, domaine du merveilleux et de l ' é t e r n e l , touche également à sa
fin.
Les
yeux
de
la
tante
réapparaissent
l ' é v o l u t i o n du regard de l ' e n f a n t ,
alors
pour
signaler
capable maintenant d ' é t a b l i r
une
séparation entre l e s apparences et l e s r é a l i t é s q u ' e l l e s cachent :
"En el espejo del bafio via los ojos de la tîa Elena. Uno de
sus ojos era redondo y pequefio ; con un algodôn se sacaba
la ptntura del otro ojo, largo y rasgado.*30*
Nous
pouvons
dégager
des
deux
exemples
cités
une
autre
c a r a c t é r i s t i q u e des personnages de Moyano : ce sont des personnages
qui évoluent parce que chaque r é c i t est l ' h i s t o i r e d'un apprentissage.
Cette affirmation
n'est
pas seulement applicable aux nouvelles que
nous avons appelées du premier
exil
mais à l'ensemble de l'oeuvre.
Les narrateurs et l e s personnages sur lesquels est focalisé l e r é c i t
ne cherchent pas à exercer une action quelconque sur leur contexte ou
sur l e s autres personnages ; leur
but principal n ' e s t pas d ' a g i r mais
d'apprendre. Confrontés à l'humiliation,
-157-
à l a violence et à l'absurde
Ils pourront les subir mais Ils ne cesseront de se poser des questions
et d'essayer de comprendre ;
vivre,
renonçant
ils se réservent
éternels
apprentis
du
métier de
une part d'espoir et de liberté en ne
jamais à l'élan qui les pousse vers l'exploration des
vérités rendues invisibles par l'écorce des conventions ou le discours
du pouvoir. Pour y parvenir, le personnage adulte emprunte
des voies
différentes et complémentaires. Lorsque la voie rationnelle s'avère
inefficace il fait un retour en arrière pour rechercher les voies que
l'enfant partage avec l'homme primitif et le poète et dont il s'est
écarté depuis longtemps. Arrivé à la maturité, l'enfant
que nous
voyons dans ces premières nouvelles de Moyano en train de perdre ses
écrans protecteurs, tentera de récupérer les capacités perdues lors de
l'apprentissage de la socialisation et de revenir à son temps mythique
pour y puiser la force de la curiosité et de l'authenticité. Mais les
retrouvailles avec les terres de l'enfance,
la patrie originelle,
sont seulement rendues possibles par une excavation du présent qui a
été explicitement formulée par Pavese :
"Y para recobrar este
estado, mes que un
esfuerzo
mnemônico se requière
una excavation en la realidad
actual, un desnudamiento de la propia esencia. Si hemos
visto con claridad nuestro fondo, no podremos no haber
tocado tambiên lo que fuimos de niffos.
En este punto de la indagaciôn el tiempo desaparece.
Nuestra niffez, el resorte de todos nuestros estupores, no
es lo que fuimos sino lo que somos desde siempre."'3193
Ismael, dans Una luz muy lejana,
plonge dans les origines de son
identité pour récupérer ce qu'il y a de plus précieux en lui-même et
pour redéfinir son
projet de vie. Sa réussite représente le salut
-158-
auquel tendent les personnages de Moyano mais qui sera pleinement vécu
lorsqu' 11 dépassera les limites de l'individuel et deviendra le salut
de tous : d'un groupe, d'une société, d'une culture.
Les personnages adultes de Moyano essaient donc de rattraper ce
que les enfants des nouvelles du premier exil ont perdu ou refoulé.
Les pertes touchent plusieurs aspects de l'image que l'enfant a de lui
même et des adultes qui l'entourent. La majorité des nouvelles situent
les
enfants
dans
exceptions: Otra
leur
vez
première, inspirée
milieu
familial.
Vafika et Paricutâ.
Il
y
a
seulement
deux
Nous avons déjà parlé de la
d'un souvenir d'enfance de Moyano. Ce que l'enfant
perd dans la maison de redressement,
c' est
la confiance dans la
justice qui cède la place à la peur du pouvoir. Dans Paricutâ
deux
frères se retrouvent dans un internat gratuit pour enfants de familles
pauvres. Le plus petit, un enfant handicapé, n'a pas encore l'âge
requis mais les parents ont menti pour qu'il puisse avoir droit aux
repas fournis par l'institution. Toute la nouvelle est articulée sur
l'alternance de deux mots : inmolaciân,
comprendre , et Curupayti
celui
qui devient Paricutâ
que l'aîné voudrait
dans la langue du plus
petit. Trahi par les imperfections de son langage, l'enfant handicapé
sera chassé de l'école. Le frère aîné comprendra alors le sens du mot
inmolaciân
et apprendra
que les plus faibles n'ont même pas le droit
de s'immoler ; ils ont déjà été immolés par les lois des plus forts.
Malgré
enfants,
la différence
l'unité
caractéristiques
du
des
groupe
milieux
des
auxquels
nouvelles
déjà citées : focalisation
est
appartiennent
assurée
par
les
les
sur le personnage de
l'enfant, séparation des personnages en deux mondes opposés, histoire
-159-
privilégiant le moment
qui s'ensuit.
du saut vers l'espace des adultes et la perte
Nous y ajouterons une autre caractéristique
formelle
bien qu'elle ne soit pas spécifiquee de ces nouvelles du premier e x i l
mais commune à
toutes l e s oeuvres de la première époque: la fonction
testimoniale du narrateur* 40 'par laquelle i l intervient en tant que
commentateur dans l ' h i s t o i r e
narrateurs
de
Hoyano.
Il
racontée,
en
est
de
apparaît
rarement
même pour
la
chez
fonction
les
de
communication. Nous avons v é r i f i é seulement une fois sa présence dans
l e cycle des fictions autobiographiques avec l'exemple de la dernière
nouvelle où le ton de 1' aveu et 1'illusion de proximité physique créée
par
la
forme
verbale
(escucheri)
rendaient
naturel
l'appel
à
l'attention du lecteur.
Le premier & avoir signalé l'effacement du narrateur dans ces
premiers récits de Mbyano a été Roa Bastos.
l'existence
premier
I l a également observé
de deux plans narratifs qui sont complémentaires : un
plan presque
sans
relief
et,
par derrière,
le
plan du
suggéré :
"El autor no interviene, comenta, interpréta ni explica
nada ; se limita a disponer la presencia de las cosas, de
los seres, de los sucesos, segûn la perspective de una
mlrada como abstraida en otra inquietud, en otra vision.
Gradualmente, a medida que la receptividad del lector se
acomoda a la difracciôn, se le révéla otra
perspective,
mucho mes rica y compleja, a la manera como sucede en
algunas narraciones de Melville o de James. Las dos irân
desarrollando
un sordo contrapunto, sosteniêndose
e
impregnéndose hasta engendrer una tercera dimension, hecha
a la vez de presentimiento
y de memoria. Aquî se
desarrollan otros acontecimientos que no se narran pero
-160-
que acaban contaainando la atnôsfera de los relatos con un
soplo secreto y ominoso"** ' •'
Le suggéré, le niveau le plus riche du récit, s'appuie sur des
éléments qui semblent à première vue secondaires et même négligeables.
Très souvent 11 s'agit d'objets, de matières et aussi de bruits qui
font partie du décor. La statue que l'enfant de La Espéra
voit d'une
façon fragmentaire et qu'il s'efforce de reconstituer dans sa mémoire,
traduit son impossibilité de reconstituer 1' image paternelle à partir
des données contradictoires dont il dispose. Les fenêtres et le son
des sabots des chevaux dans Clac clac
frontières
entre
la
événements que tout
vision
en disent beaucoup plus sur les
enfantine
et
la
vision
adulte
l'énoncé du récit. Dans El Fuego
des
interrumpido,
l'éclairage de la maison où se déroule la fête, les étoiles, la lune,
le feu de bois et l'éclat
traduisent
des yeux de la mère et de la tante
la fulguration du paradis de l'enfant
où la flamme de
l'éternité s'éteindra lorsqu'il aura intégré la notion d'interruption
et donc de mort. Le corps du chien de La columna,
tout en sang, les
viscères déchiquetés, expriment ce que le narrateur ne mentionne pas :
la déchirure du garçon qui découvre simultanément son sexe et la vie
sexuelle de sa mère. Dans la même nouvelle, la contiguïté de plusieurs
éléments : le couple nu, la honte suggérée par le regard de l'amant et
la chute de l'enfant
après l'expérience vécue en haut du pilier,
déplacent
le
subtilement
récit
vers
un
parallèle
avec
le
mythe
biblique du péché originel, de la chute symbolique de l'homme et de
son exil du Paradis ; et dans El
phrase
de
la nouvelle,
fuego
interrumpido,
la dernière
en italique dans le texte : " Era
-161-
una
vergtienza larga,
de muchoe atios. Algo que lo sobrevivïa",
autre dimension à l'histoire.
ajoute une
Il s'agit de la citation, seulement
signalée par le changement des caractères, d'une phrase de Kafka tirée
du Procès.
L'intertextualité vient souligner l'entrée de l'enfant dans
un univers où le sentiment
de culpabilité qui dépend des normes
morales établies bien avant sa naissance accompagnera désormais le
regard qu' il porte sur lui-même.
La coexistence des deux niveaux narratifs distingués n'implique
pas toujours un parfait équilibre entre l'importance que chacun d'eux
acquiert dans les récits. Dans les nouvelles de El fuego
interrumpldo,
le niveau du suggéré est plus riche que celui de l'explicité. Dans
Los mil dîas,
une nouvelle appartenant à La lombrlz,
c' est en revanche
le premier niveau, avec des références fréquentes au contexte extralittéraire qui prend le dessus. Les allusions au temps chronologique
et
à
1*espace
géographique
nouvelles du premier exil
plus précises.
de
l'histoire,
qui
dans
toutes
les
sont très vagues, deviennent ici un peu
Cette nouvelle présente pour la première fois un
personnage destiné à avoir une descendance nombreuse dans l'oeuvre de
Moyano : le grand-père. Il apparaît dans Los mil
dîas
sous les traits
d'un grand-père italien, inmigrant en Argentine et responsable des
nombreux petls-enfants de pères inconnus que ses filles ramènent à la
maison paternelle. Son lien avec l'enfant qui est au centre du récit,
lien fait de tendresse et de confiance, est très différent de celui
que nous avons observé dans les rapports des enfants des autres
nouvelles avec leurs vrais pères où leurs pères substituts. La
-162-
force
Intérieure du grand-père représente une note positive
Inhabituelle
chez l e s adultes de Moyano mais qui deviendra une constante dans la
caractérisâtIon des v i e i l l a r d s des récits suivants. A côté du grandpère
apparaît
le
coffre
avec
sa
réserve
de
pièces
de
monnaie
suffisante pour nourrir la famille pendant mille jours. I l garde aussi
l e s souvenirs des vieux jours et un portrait de la mère de l'enfant.
Le passage est important parce que le personnage de la mère est
le
grand absent de ces récits. Seulement en ébauche, très éplsodlque, ce
personnage n'atteint jamais la force des personnages masculins ; comme
dans cette nouvelle, i l n'est qu'une image diffuse accompagnée i c i du
meilleur exemple de la symbolique du père absent :
"El abuelo sacû un retrato y se lo dio. Tu madré', le dijo
y siguiô hurgando. Nunca habïa vlsto esa foto. Estaba
ajada, amarillenta.
La madré tendrîa entonces unos
dieciocho affos. Sonreia. En la mano ténia una ramita de
laurel. Frente a la madré, que estaba sentada en una silla
en medio del patio, se veîa una sombra large, la del
fotôgrafo.'iVes
esa sombra? Es tu padre.' El nifio no
contesta nada. Miraba la fotografîa perplejo y no podia
saber que lo que sentis era una especie de terror
incomunicable, arcalco, genéslco, no tanto por la foto sino
por todo, por esos documentos del tiempo que habïa en el
baûl inevitablemente envejecldos. Era como si la muerte
que el temîa saliera del interlor del mismo."****
Ce récit reste t r è s marginal par rapport aux nouvelles qui racontent
des expériences d*enfance. Le narrateur ne fait pas seulement l e récit
d'un moment de la vie de l'enfant,
11 connaît l e s empreintes l a i s s é e s
par sa relation avec l e grand-père et l e s évalue en tenant compte
d'événements qui ne sont pas précisés : l'enfant devenu adulte a pu
s'accrocher à ce souvenir sécurisant chaque fois qu'il a été confronté
-163-
à des épreuves pénibles. Le bilan positif de l'expérience suffit à
considérer
cette
nouvelle
comme
une
exception
parmi
les
récits
consacrés au monde des enfants.
2.2.3. Les récits de l'exil dans la ville
Dans
les
deux
groupes
précédents,
les
personnages
et
les
situations ne dépassaient pas en général le cadre familial ; dans
celui-ci, c*est une ville anonyme qui sert de cadre aux nouveaux
personnages. Ce sont presque tous des laissés-pour-compte qui végètent
dans de petits hôtels ou dans des logements collectifs projetant sur
les autres leurs propres
frustrations.
Parfois ils viennent
milieu rural proche de la ville ; ils peuvent
être aussi
d'un
des
déclassés qui ont perdu leur niveau d'origine et se sont prolétarisés,
des chômeurs partageant leur marginalité avec les victimes de l'exode
rural, des apprentis-écrivains tiraillés entre le rêve et la faim, de
petits employés enfermés dans la routine.
Les récits de Artistas
de variedades
et de La loabriz
que nous
pouvons classer dans ce groupe de nouvelles apparaissent comme une
ébauche
de
différents
Una luz muy lejana.
Ils
développent
tous
des
aspects
de la même situation : un homme isolé dans une grande
ville constate l'effondrement de ses espérances
et devient souvent
une victime de l'aliénation.
Avec
El monstruo
Moyano commence à explorer le monde du travail,
gris et mesquin, de la petite bourgeoisie. La nouvelle de l'apparition
-164-
d'un ê t r e monstrueux dans un dépôt de bols au Nord du pays s u s c i t e
chez l'employé d'une
banque un i n t é r ê t
passionné.
Il
découpe
a r t i c l e s de journaux et de revues se rapportant à l ' a f f a i r e ,
les
constitue
un dossier, interroge l e s r a r e s personnes qui ont pu voir l e monstre
et
fabule
inlassablement
sur
ce
qui
peut
se
cacher
sous
son
apparence :
"Al dia sigulente me sorprendi pensando que quizâs las
grandes bestias, marinas o terrestres, tenian de horroroso
solo el aspecto, y quiên sabe hasta dônde. Y estaba
convencido de que no habîa ningûn furor en sus aimas y
que en cambio estaban llenas de un gran amor que solo
podîan expresar a travês de rugidos."<ASI>
Ce qui est pour l u i
l'exceptionnel,
la p o s s i b i l i t é de découvrir l a nature de
n ' e s t pour ses collègues de t r a v a i l que r é p é t i t i o n et
banalité ; ses t e n t a t i v e s pour leur f a i r e partager son enthousiasme
deviennent
gênantes et plus i l fabule autour de l'événement
plus i l
se donne en spectacle et r e c u e i l l e de désapprobations. Le discours du
gérant,
résume
dans
le
récit
l'uniformité
du regard
usé par
routine :
"Ud. tabla y obra como si este fuera el ûnico en el mundo.
Me parece que exagéra un poco. Podrïa argilir que por sus
caracterîsticas este fenômeno es realmente inusitado, pero
yo puedo asegurarle que en el fondo es el mismo de
siempre. (,..)Yo me he acostumbrado a verlo todo con el
molde que me for je ante mi primer contacto con las cosas,
y asi nunca he tenido problemas de fondo. Claro esté, Ud.
ve al monstruo solamente, y comète entonces un grave error
de percepciôn. Ya se acostumbrarà a ver cualquier fenômeno
aparentemente inusitado sin alterar en nada su vida
cotidiana.***»
-165-
la
La nouvelle met en
parallèle deux évolutions : celle du monstre
et celle du narrateur. Le monstre fait d'abord la une des journaux qui
lui consacrent de nombreux articles illustrés par des photographies.
Il passe après à la rubrique spectacles et à la fin, il est relégué à
celle
des nouvelles régionales.
A travers les commentaires
de la
presse
il est possible de suivre son histoire depuis le moment où il
a été découvert : les autorités on fait appel à quelques scientifiques
dans le but de l'étudier, l'ont exhibé sur une place publique où il a
attiré une foule craintive, puis moqueuse ou indifférente. Son aspect
extérieur a changé et il
s'immobilise, s'ossifie devant les quelques
curieux qui viennent encore le voir. La situation du monstre est le
miroir de l'évolution du narrateur. Il se fixe aussi dans le silence
et l'apathie, il adopte le regard de ses amis pour ne pas être comme
le monstre, anormal, différent :
"Yo tambiên habîa perdido gran parte de mi interés. Pensé
que no habîa un hecho capaz de asombrarnos y me cuîpé a
ml mismo de exaltado. Sentla una gran vaciedad y muy pocas
ganas de marcharme pero ténia todo preparado y la licencia
concedida. El dîa llegô por fin. Llevaba conmigo todo lo
que pudiera servir de interés o de guîa. Cuando me asomé
por la ventanilla del tren que ya partis, los paRuelos
blancos saludaban. Pero no a mi. Nadie habîa ido a
despedirme y muy pocos sabian de mi partida. Yo alcê la
mano sin embargo y saludé à la invisible multitud como
queriendo decirles algû."***3
Lorsque le personnage est en mesure d'entreprendre le voyage qui
le rapprochera du monstre, la révélation exceptionnelle
n'aura
pas
n'existe
lieu,
plus.
car
le
regard
qui
Comme
le
monstre,
-166-
aurait
le
pu
narrateur
la
a
de là réalité
rendre
émis
possible
des
sons
Inintelligibles avant de se taire définitivement, une fois intégrée
1'indifférence de la majorité :
"No habîa pasado nada. Los hechos al produclrse morian en
el acto."<**>
Un thème semblable et traité comme le précédent à l'aide d'une
allégorie apparaît
dans Artistas
villageois installé depuis
de
variedades.
Ismaël, le jeune
quelques années dans un centre urbain, a
déjà épuisé la réserve des merveilles offertes par la ville et se
résigne à la routine de loisirs qu'il ne choisit pas et
aux étreintes
rapides avec les femmes de ménage des quartiers riches. Un spectacle
de variétés vu à travers une clôture, le met à nouveau en présence du
merveilleux. Lorsqu' entraîné par sa compagne occasionnelle il doit
s'éloigner du spectacle,
il parvient
à saisir une dernière image,
celle de l'homme aux mille visages. Cette vision lui semble
la preuve
de l'existence du miracle auquel il s'attendait lors de son arrivée en
ville : pouvoir changer de visage, ne pas se figer dans sa première
apparence.
La quête du merveilleux et l'éblouissement d'Ismaël face à de
médiocres artistes de variétés
rapproche cette nouvelle de Moyano
d'un texte de Cortâzar intitulé Hay que ser
para**73.
verdaderamente
idiota
Comme Moyano, Cortâzar oppose la vision naïve de la réalité,
source d'étonnement et de plaisir, à l'attitude critique qui opère par
classements, comparaisons et jugements de valeur effaçant ainsi le
plaisir. Les deux textes revendiquent l'enthousiasme inséparable du
sens du merveilleux comme une forme d'innocence créative, mais dans le
-167-
cas
de
Moyano,
cloisonnements
c'est
et
le
la
routine
pragmatisme
des
travaux
engendrés
misérables,
par
la
ville
les
qui
neutralisent l'état de grâce du jeune Ismaël en quête de découvertes.
Cortàzar,
en
revanche,
met
l'accent
sur
l'hypertrophie
de
l'Intellectualisme rationaliste. Mais si les causes sont différentes
suivant chaque auteur, la démarche est la même. Pour atteindre le
stade privilégié des premières révélations,
il est nécessaire de
retrouver le regard de l'enfant. Cortàzar y parviendra à travers le
jeu. Moyano, lui, s'appuie sur une sorte de foi perceptive : en se
fiant aux seules ressources de la perception on peut atteindre une
forme de connaissance directe qui révèle le merveilleux caché sous des
couches de regards usés. Dans l'un des derniers romans de Moyano, le
thème réapparaît avec quelques variantes. En effet, le timonier de
Libro
de
navlos
borrascas,
essaie de dépasser
la perception des
merveilles simples et quotidiennes en proposant de les créer comme une
compensation à la folie meurtrière du pouvoir.
El joven
que fue al cielo
de base de Artistas
et Nochebuena reprennent la situation
de variedades
avec quelques différences dans le
cas du personnage du second des deux récits, personnage qui n'est plus
un jeune homme naïf mais un adulte encore tourmenté par les souvenirs
de sa vie antérieure. Cette nouvelle peut, de ce fait, être mise en
rapport avec
La lombrtz
et Una part Ida de tennis
mais elle annonce
aussi les personnages de Marta et Teodoro dans le premier roman
que certains aspects de El
employé
oscuro.
Il s'agit de l'histoire
ainsi
d'un
de mairie, vieux-garçon solitaire, réfugié dans ses petites
habitudes. Il se croit à l'abri des séquelles d'une période difficile
-166-
de sa vie mais craint la rencontre avec des membres de sa famille
qu* il trouve indignes de lui. Dans une ambiance semblable à celle de
Una partida
de tenis,
le récit met l'homme face à la matérialisation
des fantômes de son passé la veille de Noël. Le geste fraternel
d'un
voisin lui offrant un verre de cidre et un bout de pain le soir de
Noël est la seule compensation à sa détresse. Ce geste prend dans la
nouvelle le sens d' un rapprochement presque miraculeux dans la vie du
personnage.
Eduardo
Romano'*60,
le critique
argentin
qui
s'est
le plus
intéressé à l'oeuvre de Moyano, et R. Barufaldi**9*, argentin lui
aussi, ont remarqué que Nochebuena
et en général tous les récits de
deux premiers recueils ont une charge éthique et religieuse très
importante ;
sujet de
l'américain Stephen Cliton(so> fait la même remarque au
Una luz muy lejana.
Ces opinions peuvent être confirmées par
quelques unes des citations déjà faites au cours de cette partie de
notre travail car la réitération des mots à résonance religieuse tels
que ciel, enfer,
crucifixion, péché, salut, est évidente dans les
fragments transcrits.
L'origine de l'utilisation de ces mots peut facilement être
attribuée à l'éducation protestante de Moyano, ce qui expliquerait
aussi sa prédilection pour Hawthorne dont les terreurs morales et la
confrontation obsédante de 1'innocence
points
communs
avec
les
premiers
et du mal ont beaucoup de
récits
de
notre
auteur ;
la
disparition de ces mots et du sens religieux dont ils sont porteurs,
-169-
vérifiable
dans les romans et nouvelles de la deuxième étape de
l'oeuvre , est aussi signalée par Romano.
11 nous semble
pourtant
que quelques textes de la première
période annoncent déjà le changement par une progressive laïcisation
de la symbologie chrétienne, surtout
à
partir
du deuxième recueil.
Le cycle des fictions autobiographiques peut nous fournir des exemples
suffisants pour essayer de le vérifier.
Nous avons déjà observé le fait que
La puerta,
dans La partida
de tenis
et
les portraits de l'oncle et de ses enfants sont présentés
selon une optique très influencée par la notion de péché. Le premier
des
deux récits raconte un moment de la vie d'un personnage essayant
d'échapper à une famille qui l'a "contaminé" et condamné à l'enfer.
Dans le deuxième, un adolescent
voit la misère et la corruption comme
une prédestination à l'enfer que l'on peut partager avec l'être aimé.
Les narrateurs de La lombriz
font indirectement la critique du
point de vue antérieur par le biais de la critique des récits de
Mat las. Celui-ci comprend tardivement que son oncle a été la victime
d'un
problème
touchant
tout
le
village
et
la
responsabilité
individuelle commence ainsi à se déplacer vers les conditionnements
sociaux. Dans la nouvelle, la compréhension de ces faits ne change pas
la qualification morale de l'oncle. Le geste de bonté que le narrateur
imagine a la valeur d'un acte de rédemption. Les mots infierno,
elegidos,
cielo
signifient toujours châtiment ou récompense divines.
A partir de cette nouvelle, l'appartenance de la famille à un
milieu où les actes individuels sont, en grande partie, les résultats
-170-
de ces conditionnements,
racontées.
C'est
le
constitue le cadre de toutes les histoires
cas
des
ultérieurement
et
qui
font
recueil
examiné
sous
déjà
crucifixion
apparaît
dans
fictions
partie
de
d'autres
l'une
des
autobiographiques
El
fuego
angles.
nouvelles
écrites
interrrumpido,
Le
au
un
symbole
de
la
sujet
de
la
formation religieuse de l'enfant. La notion de péché, en se déplaçant
ici vers les besoins d'affection,
annule sa signification religieuse
première. L'enfant comprend, par ailleurs, que le péché est une notion
relative
et
subjective.
Détaché
de
son
sens
religieux,
le
mot
crucifixion deviendra désormais le symbole des souffrances que doivent
endurer les hommes et perdra ses liens avec les notions de péché et de
rédemption.
Mais, avant ces trois récits, El joven
nouvelle
de
La
lombrlz
témoigne
aussi
de
que fue al cielo,
la même
progression.
une
La
situation du personnage central de l'histoire et le milieu urbain où
il évolue,
placent
le récit
dans notre troisième groupe.
Un jeune
écrivain au chômage, au bout de ses forces et n' ayant rien à manger,
fait le projet d'écrire sa dernière histoire en attendant la mort qui
le mènera au ciel.
Il rencontre un ami prédicateur désireux de le
convertir et accepte son invitation à une réunion de la secte. Dans un
décor qui essaie de recréer le paradis sur terre avec des plantes en
papier, des couples nus miment les gestes d'Adam et Eve. Sur la table,
le Jeune écrivain trouve ce dont
coca-cola.
Oubliés
le ciel
et
il a besoin : des sandwichs et du
la littérature,
paradis des affamés et des marginaux :
-171-
il a accès au vrai
"Entonces llorâ, sin dejar de corner. A él también lo
admltîan, pues, y de allï en adelante serïa uno mes entre
todos, podrfa hacer lo que quislese y participar de lo que
sin duda el mundo prodigaba lncesantemente a todas sus
criaturas."**'13
Dans ce récit
le mot
clelo
qui avait
le sens religieux de
récompense et de salut dans les trois premiers récits, devient le lieu
où
la
marginalité
cérémonies
gloires
de
la
célestes,
cesse.
Par
ailleurs,
dans
la description
des
secte et dans le portrait du naïf candidat aux
commence
à
pointer
un
humour
qui
libère
des
angoisses métaphysiques. Ce procédé, peu employé dans la première
partie
de
El trino
l'oeuvre déviendra à partir de
del
diablo
une
caractéristique constante des récits de Moyano.
Sur
la
base
de
ces
observations,
il
nous
semble
possible
d'affirmer que, dans la mesure où l'écrivain fait plus de place au
cadre
social
de
l'histoire
racontée
et
ne
se limite pas à la
perspective intimiste, les symboles religieux se déplacent vers un
sens
laïque et servent à définir les rapports de l'homme avec son
entourage. Cela expliquerait peut-être la disparition de ces symboles
dans la deuxième étape de l'oeuvre,
plus ouverte à des problèmes
collectifs.
Les images d'ascension et de chute, l'identification du haut avec
tout ce qui veut dire délivrance, joie, force créatrice et du bas avec
le poids de la souffrance, de l'échec et de la mort, images qui
reviennent fréquemment dans les derniers récits de Moyano pourraient
être envisagées comme des traces des anciens symboles disparus.
-172-
2.2.3.1. Le roiwin de l1 identité aperçue
Una luz
muy lejana
s* inscrit dans la lignée du
appelé aussi roman pédagogique, de formation,
d'éducation.
Le
roman
de Moyano rejoint
Bildungsroman
d'apprentissage,
ou
le genre au moment
où
celui-ci, contrairement aux linéaments que les écrivains du XVIIIe
siècle
lui
avaient
donnés,
a
depuis
longtemps
déjà
changé
d'orientation : l'objectif de suivre la formation d'un jeune homme
jusqu'à son accomplissement personnel dans le contexte du bien commun,
est entièrement détourné et le roman dresse le constat d'échec de la
société à laquelle le jeune homme appartient et fait du héros un
anti-héros.
Le protagoniste du roman
est Ismaël, un provincial très jeune,
presque un adolescent, qui arrive dans une grande ville pour trouver
du travail et faire son éducation. Dans ce roman, construit comme un
passage, le premier chapitre en est l'entrée et le dernier, la sortie.
L'auteur
l'indique
avec
les noms:
Entrada
et
Salida,
il reprend
partiellement dans le dernier le texte du premier et les changements
apportés explicitent les résultats de l'expérience vécue. Chacun des
chapitres
situés
entre
les
deux,
constitue
une
étape
de
l'apprentissage fait par Ismaêl au contact d'un autre personnage du
récit.
Mais
l'entrée
et
multiplient à l'intérieur
la
sortie
qui
encadrent
l'histoire
se
du roman par les entrées et sorties du
logement collectif où les personnages habitent. Dans la maison, la
citerne au centre de la cour reproduit, par un effet de mise en abîme,
la ville entière vue par Ismaël dans le dernier chapitre comme un
puits d'où il émerge après avoir fini son apprentissage :
-173-
"Las grandes avenidas terminaban, y comenzaban a verse
animales, como pacîficos
vlgîas de la ciudad. Vacas y
caballos, perros y gatos yacian aqui y alla, en los bordes,
con sus formas perfectamente deflnidas, como esperando
pacientemente el momento de volverse nombres y bajar hacia
la ciudad, hacia una vida que quizâs
vislumbrasen
maravillosa. De pronto fue como si la boca de Chacun se
cerrase y los trenes desapareciesen y todo volviese a la
oscuridad. Estaba saliendo del pozo."<BSi
Ce fragment contient un bon exemple de l'utilisation des images
d'animaux dans les récits de Moyano. Près de la ville, ces formes subhumaines mais définies,
méritant
les
merveilles
contredisent
s'enfoncer
attendent
le
dans
de
la
d'évoluer pour devenir des hommes
civilisation.
privilège
attendu
:
le
habité
par
puits
les
Les
animaux
les
êtres
plans
vont
spatiaux
descendre
supérieurs.
La
déterritorialisatlon des animaux est en fait une involution, la même
qu' Ismaël découvre chez les hommes déracinés de la ville.
Le
choix
final
d'Ismaël,
quitter
la
ville
pour
regagner
le
désert, est déjà annoncé par le nom du personnage. Grand lecteur de
Melville, Moyano a choisi pour le protagoniste de son roman le nom du
narrateur-témoin
de
Moby
Dick.
L'Ismaël
de
l'écrivain
américain
s'exile du monde occidental et devient matelot pour explorer des côtes
barbares et naviguer sur des mers interdites.
Achab,
il
rencontre
finalement
l'amitié
et
Dans son voyage avec
la
solidarité
en
la
personne de Queequeg, un noir primitif qui lui apprendra les vérités
essentielles
Queequeg
oubliées
par
les
blancs
civilisés.
représente la possibilité d'établir
Et
si
la
vie
de
des liens authentiques
avec les autres, sa mort est presque l'enfantement du nouveau Ismaël :
-174-
l o r s du naufrage,
i l échappe à l a mort grâce au cercueil f l o t t a n t de
son ami.
Dans Una luz muy lejana,
l e double de Queequeg est l e père indien
de Jacinto. Celui-ci est un
métis a r r i v é comme Ismaël dans la v i l l e
pour fuir la pauvreté, mais assez fort pour ne pas renier ses racines.
C'est l e seul personnage du roman qui ne perde pas son i d e n t i t é et qui
ne soit pas vraiment un e x i l é malgré l e mépris dont i l est
l'objet
dans une v i l l e qui se veut blanche et moderne :
"Los mozos del bar vivîan burlândose del otro lavacopas
por su modo de hablar, por su traza évidente de nombre de
tierra adentro. Le pedîan con sorna que bailase algc
criollo (el otro no hubiera sabtdo cômo mover las piernas),
que contase como habia visto la luz mala. A todo esto el
lavacopas permanecîa callado y su rostro se tornaba
enigmético, adquîriendo, con el sllencio, algo de poder,
algo de cosa inconmovible. (...) Y con cada escarnio que le
hacîan al otro, él pensaba que se habia salvado, puesto que
era como Jacinto y sin duda merecîa que lo escarneclesen.
Se habia salvado quizés por su aspecto, por su piel no tan
morena como la del otro, por su manera de hablar, que
apenas disimulaba un acento
lugaretlo."tss>
La v i l l e où se déroule l ' h i s t o i r e peut ê t r e i d e n t i f i é e à p a r t i r
des r a r e s informations fournies par l ' a u t e u r .
années
quarante
mais
son
nom n' apparaît
pas
C'est
dans
la Côrdoba des
le
description f a i t e par l e narrateur de Una luz muy lejana
roman contient pourtant l e s éléments suffisants
derrière
les
traits
de
la
ville
qu'Ismaël
pour l a
contemple
roman.
La
au début du
reconnaître
depuis
bordure :
"Desde los bordes, adonde le gustaba ir a sentarse durante
horas para mirar, la ciudad parecia distinta. El humo y los
-175-
la
vapores y los gases formaban una especie de niebla que
mezclaba las cosas : el rîo con las calles, los vehïculos
con las personas, los edlflcios con el cielo. Las Iglesias,
generalmente
altas,
parecîan
otras
tantas
fâbricas
despidiendo humo por sus chimeneas. La ciudad, ademâs,
ténia una gran auréola, como si fuese la cabeza de un gran
santo. Era un humo mes sutil que el de las chimeneas,
como una luz gastada. El mismo estaba ahora dentro de esa
auréola, que comenzaba justamente en los bordes donde
terminaba la ciudad y se extendîa, debilitândose hacia el
desierto inmediato. La ciudad parecîa, asi, una especie de
disco radiante en medio del pâramo."****
La hauteur
présence
d'une
des é g l i s e s ,
rivière
dont
leur
le
alternance
maigre débit
avec l e s
est
usines,
décrit
la
dans
le
paragraphe suivant, et surtout l e désert voisin, ne peuvent qu'amener
l e lecteur a t t e n t i f
à l'identification
i n d u s t r i e l l e d'Argentine
modeste r i v i è r e .
de Côrdoba,
la seule
ville
b â t i e dans une dépression parcourue par une
Buenos Aires,
Rosario et Santa Fe sont chacune l e
port d'un grand fleuve : l e Rio de la Plata,
est
l e Parana et l'Uruguay.
L'allusion
à l'auréole
une autre p i s t e importante renvoyant
l'histoire
de la v i l l e et à l'image que l e r e s t e du pays se
à
fait
d ' e l l e : Côrdoba, la v i l l e des é g l i s e s et la plus traditionnellement
catholique depuis l'époque de la fondation de son Université par l e s
Jésuites.
En ce
qui
concerne
le
temps
historique
événements racontés dans Una luz muy lejana,
où se
situent
les
i l peut aussi ê t r e déduit
de quelques informations éparses dans l e texte. La plus importante et
c e l l e qui permet de s i t u e r l'époque avec assez d'exactitude, se trouve
dans une scène du roman :
-176-
"El era el ûnico que podia ayudarla, y necesîtaba que le
escribiera una carta. Le alcanzaron una hoja rayada, una
pluma y un tintero. La mujer dicta : 'Querida seffora'.
Después dijo : 'No, no ponga eso ; ya lo puso ? Borre
entonces. A ver, por ejemplo, ponga madré m£a. Pero no,
ponga mejor, querida Evita. Eso le va a gustar mes. Querida
Evita : con la manu en el corazôn recurro a Ud ... recurro
a Ud ... para que ayude a una pobre mujer con un marido
enfermo y dos hijos que alimentar. £Va bien?'
'Que letra hermosa, que mano de oro', dijo cuando se la
entregô para que la firmara. Después tuvo que hacer el
sobre. Seffora Eva Peron, Presidencia de la Repûblica,
Buenos Aires."**" >
Ce fragment du texte permet de situer l e s événements durant la
première présidence de Perôn,
qui va de 1946 à 1952.
l'époque
Interne
où
la
migration
consécutive
C est
aux
donc
efforts
d'Industrialisation et au relancement de l'économie argentine après la
Deuxième
Guerre
mondiale,
entraîne
1'explosion
démographique
de
Côrdoba.
Le processus a déjà débuté
quelques années auparavant et a
touché non seulement l e s v i l l e s de l'Argentine mais toute l'Amérique
Latine. Depuis la crise de 1930, l e s régions rurales et l e secteur
ouvrier
place
payent durement l'ajustement des mécanismes financiers mis en
pour
compenser
les
conséquences
du
krach
de
la
bourse
newyorkaise. La situation des pays industrialisés se répercute sur l e s
pays
dépendants
possesseurs
de
et
la
ceux-ci,
richesse,
pour
préserver
instaurent
des
les
traditionnels
régimes
autoritaires
destinés à faire subir aux classes populaires l e s conséquences de la
crise. Le coup d'Etat du Général Uriburu en 1930 et l e s gouvernements
-177-
de cette décennie qui est évoquée en Argentine sous le nom de
infâme"
"década
sont les résultats de la crise Internationale.
D'autre part, la baisse des Importations pousse à développer
certaines
industries
et
â
faciliter
l'Installation
de
capitaux
étrangers là où l'Infrastructure des services le permet. La demande de
travail commence donc à s'accroître dans les villes argentines déjà
favorisées par la production céréalière, dont Côrdoba.
L'implantation des nouvelles industries attire les migrants des
régions limitrophes et ils arrivent de plus en plus nombreux dans des
villes qui ne sont pas préparées pour répondre à leurs exigences de
logement. Aux problèmes qui découlent de l'entassement de gens n'ayant
en
commun
que
leurs
difficultés
financières
s'ajoutent
les
frustrations de ceux qui n'ont pu trouver l'emploi rêvé. Prisonniers
de l'impossibilité de rester et de celle de repartir, ils végètent
dans la grande ville qui les a déçus et qui les accepte à peine, même
quand ils arrivent à surmonter le problème de l'emploi.
La promiscuité à laquelle sont contraints les migrants internes
apparaît dans Una luz muy lejana
dans la description du logement où se
déroule la plupart des événements de l'histoire. C'est le
un mot d'une grande résonance dans l'histoire
conventillo,
et la littérature
argentines. Moyano le décrit dans le deuxième chapitre du roman :
"La fachada de la casa era ait a y amplîsima. En el medio,
un arco grande, sin marco ni puerta y con el révoque
parcialmente caîdo, daba acceso, a través de un zaguén de
ladrillos, a un patio de tierra ancho y profundo, en cuyo
centro habîa un aljibe. Hacia ambos lados habïa muchos
cuartos con puertas de distintos
colores, materiales
y
formas. Las habîa de madera, lata y arpillera montada sobre
-176-
bastldores. El patio remataba en un muro alto y oscuro.
Contra él, y separados del resto de los cuartos, habîa dos
mes, un poco mes chicos que los otros. En uno de ellos,
una ventanlta cubierta con arpillera, semejante a las que
daban a la calle, en la fachada, y que él no advlrtiô
cuando bajaron del automôvil."***3
Au
XIXe
siècle,
lorsque
les
premières
vagues
étrangers sont arrivés à Buenos Aires, le même problème
d1Immigrants
de
logement
se pose pour les nouveaux venus. Ils doivent partager les vieilles
demeures coloniales désertées par leurs propriétaires à la suite d'une
épidémie de fièvre jaune qui les fait déménager au quartier Nord,
devenu depuis lors le quartier aristocratique de Buenos Aires. Ces
maisons dites pompéiennes,
car les pièces sont disposées en longueur
autour des cours intérieures à la manière des maisons de la ville
romaine, abritent des familles entières réduites à une seule chambre.
Les propriétaires, pour augmenter leurs bénéfices, font cloisonner les
vastes
placer
chambres au moyen de parois fragiles de façon a, pouvoir y
un plus grand
nombre
de
locataires
; quelques-uns,
pour
profiter au maximum de l'espace disponible, décident de bâtir des
cabanes en bois sur les terrasses.
La cour est 1' endroit où 1'on peut libérer les tensions créées au
sein de la famille par la
enfants sont
tensions d'un
contraints,
promiscuité à laquelle les adultes et les
mais elle est
à son tour le centre de
autre type : dans la cour se donnent rendez-vous des
nationalités, des langues et des religions différentes. Les marginaux,
les ouvriers et les petits artisans argentins côtoient les immigrants
étrangers, la cour du
conventillo
devient la grande marmite d'où
sortira la culture transplantée. Elle constitue le foyer des premiers
-179-
affrontements traduits plus tard
théoriques
La
par les discussions, certes plus
mais aussi moins colorées, sur l'Identité nationale.
littérature argentine a fait
sainete,
du
conventillo
le décor du
genre théâtral populaire d'origine espagnole d'où va surgir
le grotesco
crlollo,
un genre proche influencé par le théâtre italien.
Le roman naturaliste de la génération des années 80 s'est
occupé de lui : il apparaît dans En la sangre,
aussi
un roman écrit au XIXe
siècle par Eugenio Cambaceres sous l'influence de Zola . Il est très
visible dans les narrations et la poésie du groupe de Boedo et dans
les poèmes- d'Evaristo Carriego, le poète des quartiers populaires si
admiré par Borges dans l'étape crîollista
de son oeuvre. Moyano se
place donc, avec son roman, dans une tradition littéraire née dans le
Buenos Aires de l'immigration
étrangère mais il la renouvelle en
s1inspirant d'un milieu de province et d'un autre type de migrants peu
mentionné par la littérature argentine.
Quand
l'industrialisation
des années quarante attire vers la
capitale les migrants internes, la ville est déjà saturée dans les
quartiers
de
la
banlieue
proche
du
centre.
D'autre
part,
l'installation des industries dans une banlieue plus éloignée, qui
obligeait
à chercher des logements proches des usines, est la cause
de l'apparition
des bidonvilles - les villas
à l'arrivée des cabecitae
la même
époque,
le
negras,
conventillo
Miseria
-, correspondant
les métis des provinces du Nord. A
dépeint
par Moyano est
seulement
possible dans des villes qui n'atteignent pas la densité démographique
de Buenos Aires, comme c'est le cas de Côrdoba.
-180-
L'arrivée
massive
des
migrants
internes,
pour
la
plupart
d'origine rurale, est à la base d'une transformation sociale qui ne se
fera pas sans peine. J. L. Romero souligne la coexistence de deux
sociétés s' affrontant dans un premier temps, cohabitant difficilement
par la suite :
"Una fue la sociedad tradicional, compuesta de clases y
grupos articulados,
cuyas tensiones y formas de vida
transcurrîan dentro de un sîstema convenido de normas :
era, pues una sociedad normalizada. La otra fue el grupo
immigrante,
constituido
por
personas
aisladas
que
convergîan en la ciudad, que solo en ella alcanzaban un
primer vînculo por esa sola coincidencia, y que como grupo
carecîa de todo vînculo y, en consecuencia, de todo sîstema
de normas : era
una sociedad
anômica
instalada
precariamente
al lado de la otra
como un grupo
marginal."**7'*
Comme dans le cas des immigrants européens du XIXe siècle, les
contacts entre les deux sociétés se font dans les milieux populaires,
ou par le travail ou par la cohabitation dans le même logement. C'est
dans ces lieux de rencontre que les initiés éduquent les nouveaux
venus et qu'ils
deviennent leurs guides dans les mystères de la
géographie urbaine. Nous retrouverons dans Una luz muy lejana
ces deux
types de société suggérés par quelques personnages .
La société normalisée qui apparaît
naturellement, hors du conventillo.
habitent
dans le roman, se trouve
Ce sont les petit-bourgeois qui
à proximité ou les patrons et les camarades de travail
d'Ismaël dans ses différents emplois. Ces personnages ont beaucoup
moins
d* importance
que
ceux
qui
-181-
entourent
le
protagoniste
en
permanence, que ce soit parce qu' ils cohabitent avec lui ou parce
qu' ils sont des habitués de la maison.
Le point de jonction entre les deux sociétés est marqué par les
personnages qui rendent visite aux habitants du conventillo
et qui par
leur détresse morale ou physique ont réduit la marge des différences.
Ils se
nouveaux
trouvent
arrivés
s'intégrer.
conventillo
à mi-chemin
ou
Beaucoup
les
entre la société normalisée
laissés-pour-compte
d'entre
eux
partagent
qui
avec
ne
les
et
les
peuvent
pas
exilés
du
les mêmes exutoires de la misère : l'alcool et le sexe.
Ces personnages médiateurs sont plus nombreux et Moyano leur
donne des contours plus définis. Nous n'en retiendrons que quelques
uns : Endrizi, ouvrier au chômage, malade et alcoolique, et sa femme
(dont
la lettre adressée à Eva Perôn illustre le paternalisme du
couple dirigeant) ; Eusebio, garçon du bar où Ismaël a commencé à
travailler à son arrivée dans la ville. Ce personnage concrétise l'un
des premiers enseignements reçus par le naïf protagoniste sur les
clefs de la réussite sociale : il est devenu le chef des autres
garçons grâce à sa liaison avec la fille du propriétaire du bar
et du
haut de son nouveau grade il ridiculise les métis victimes de l'exode
rural ; Mensaque, dont l'auteur suggère l'homosexualité vécue comme
une maladie par lui-même et par les autres ; Marta, la femme aux
jambes difformes qui fera l'éducation sexuelle d*Ismaël ; Chacôn, qui
cherche dans l'écrasement des plus faibles - la prostituée, le chien une revanche à ses frustrations.
-182-
Dans l e canventillo
sont i n s u f f i s a n t s
arrivés dans
habitent tous ceux dont l e s moyens financiers
pour é v i t e r la promiscuité.
la v i l l e ou l e s victimes d'une
Ce sont l e s nouveaux
descente dans l ' é c h e l l e
sociale. I l s peuvent ê t r e des ouvriers (Peralta), de p e t i t s a r t i s a n s
(Teodoro), des marchands de rue (Reartes) ou des sans emploi
(Flaca).
Conscients du r e j e t que leur présence s u s c i t e dans l e quartier,
ceux qui proviennent d1 un niveau social supérieur cherchent à f a i r e
remarquer l e s aptitudes ou l e s connaisances qui l e s différencient
leurs compagnons d'infortune.
La maîtrise de l a langue est,
de
dans l e
cas de Teodoro, une manière d'affirmer sa s u p é r i o r i t é sur l e s autres :
"-Oye- le dijo Teodoro- iHas alqullado el
cuarto
disponible ?
-Si, pero dicen que voy a tener que comprar una puerta.
-Yo puedo hacerte la puerta, porque soy carpintero, pero
no creo que te convenga quedarte aqui. Eres muy Joven
-El 'oyè' y el 'ères' de Teodoro le parecieron
falsos
todavîa, pero sintiâ que estaba acostumbrândose a oîrlos.
Lo mirô sin responderle.
-Yo estoy aqui- dijo Teodoro - por error. Porque la Flaca
me engaflô y ademés no habia nadie todavîa. Pero esta es
una pobre gente y no creo que tû seas como ellos.
-No conozco otra gente- dijo él.
-Aqui todos bordean la ley o la moral. No solo los que
viven aqui, sino los que vienen, como Mensaque, por
ejemplo, que no vive aqui pero que es una especie de saldo
humano, fias venido a caer en lo mes sucio de la ciudad. Tû
no ères de aqui iverdad?"****
Le voseo était encore dans les années quarante et même plus tard
considéré comme une preuve d'inculture
niveau oral, il avait délogé le tû,
dans la langue écrite. Hais au
réservé aux Instituteurs et aux
professeurs qui l'employaient lorsqu'ils s'adressaient à leurs
-183-
élèves
Les auteurs des pièces de théâtre et des feuilletons radlophoniques
évitaient
aussi
le
voseo.
Teodoro adopte ce niveau de langue pour
rendre v i s i b l e ce qui l e différencie des autres locataires et tombe de
ce fait dans un ridicule qui reste seulement inaperçu du jeune Ismaël.
Pour la caractérisât ion de Teodoro, l'un des portraits l e s plus
réussis du roman, Moyano se sert d'un procédé que nous avons déjà
signalé: i l dispose des objets s i g n i f i c a t i f s à proximité du personnage
pour compléter sa description. Ici, c'est la bibliothèque de Teodoro
qui fournit l e s éléments nécessaires :
"Ismael recorriô
con los ojos, mientras
Teodoro se
inclinaba pensâtivo ante la mesa, las largas hileras de
libros, cuidadosamente forrados, en cuyos lomos flguraban,
escrltos a mano con letras de inprenta, los nombres de los
autores y los titulos. 'Las cien mejores poesïas lîricas de
la lengua espattola' ; Obras complétas de O.S. Marden ;
'El borracho , ex el témulento' - Joaquîn CasteUanos ;
'El derecho de matar't 'Mamîferos de lujo', por Pitigrilll ;
'Rimas de Becquer' ; 'El tren expreso' - Campoamor ;
'Genoveva de Bravante' ; 'Cartas de Liszt a la condesa
d'Agoult' ; Tû y yo (Toi et moi) de Geraldy ; 'Cûmo ganar
amigos e influir en las personas' ; 'El médico en la casa';
'El rosal de las ruinas', por Belisario Roldân ; Los
cuarenta bramadores' ; 'Ehergia mental' - P.C. Tagot ;
'Supérate' ; 'Cartas de amor's 'Flor de durazno' ;
'Mi Lucha'CMein Kampf) ; 'El placer' por d'Annunzio ;
'èQulere Ud. aprender inglés en quince dîas?'. Hacia el
final del mes largo de los estantes, una colecciôn de
Selecciones que abarcaba una gran extension. Tomô la
ûltima y la hojeô, Teodoro lo vio y le dijo :
-Lo mejor en revis tas y libros.
-Asi dice acâ -dijo- iSale todos los meses?
-Si, sale siempre ; es decir, seguirâ saliendo siempre. Se
publica en todos los idiomas del mundo y en varios
dialectos."*89'
-184-
Les livres et revues cités dans le texte dressent un catalogue
presque exhaustif
des lectures de la petite classe moyenne argentine
non intellectuelle des années quarante. La plupart
de ces livres
pouvaient être achetés chez les marchands de journaux et beaucoup
d'entre eux (Becquer, Campoamor, P. Géraldy, J. Castellanos, B. Roldén,
les feuilletons de H. Wast, dont Flor
de durazno,
et Vargas Vila, cité
par Teodoro dans sa lettre d'amour) étaient publiés par des maisons
d'édition spécialisées en collections populaires. A part les quelques
livres de divulgation scientifique, les autres peuvent être classés en
deux groupes. Le premier comprend les livres qui assurent la survie
des formes outrées
du post-romantisme,
y compris
la nécrophilie,
donnant ainsi une forme esthétique aux interdits de la société de
l'époque.
Le
deuxième
groupe
véhicule
des
idées
propres
à
un
individualisme volontariste susceptible d'intéresser des secteurs de
la petite classe moyenne au bord de la prolétarisation, dont Teodoro,
qui pour se différencier de ceux qui sont immédiatement
au-dessous
dans 1'échelle sociale, s'accrochent à des théories nébuleuses sur le
développement de la personnalité par l'éducation de la volonté. La
projection politique de telles théories qui fait de ces groupes la
proie facile des régimes autoritaires, peut se déduire de la présence
de Mein Kampf parmi les autres livres de Teodoro. Les affichettes
collées aux murs de la chambre complètent ce que la mention des livres
a déjà suggéré :
"Ismael arrancô el que decîa 'mi vida empieza hoy', y el
otro, mâs grande, con latras rojas, que decîa 'se hoy mâs
fuerte que ayer y menos que mafîana'. Teodoro arrancô, a
fèces vacilando, muchos otros :'querer es poder', 'si
quieres hacer algo, hazlo ahora', 'cada dis que pase has de
-185-
decirte boy he nacido', 'estu prestu, lernu esperantu', y
muchos otros cuya lectura era casl imposable por las
manchas y el polvo acumulados."**0*
Les aspirations du personnage se matérialisent
dans la lettre
d'amour envoyée à Llta, une fille d'un niveau social plus élevé et en
cela, semblable à toutes celles dont 11 tombe amoureux périodiquement.
Ces Dulcinées de quartier sont le prétexte de sa fuite Imaginaire hors
de la réalité sordide du conventiîlo.
Dépouillées de leurs traits de
personnes réelles et réduites aux formes rêvées, elles se confondent
dans l'esprit de Teodoro au point que dans sa lettre il se trompe de
prénom et donne à la destinataire celui d'une voisine. Le texte de la
lettre, qui déploie des nombreux exemples de la rhétorique de l'amour
kitsch
dans les années quarante, est le premier essai d'utilisation du
dans la littérature de Moyano. Le deuxième, nous le retrouverons dans
Libro de Navios y
Les
rêves
borrascas.
de
fuite
de
Teodoro
se
soldent
par
un
échec
retentissant. Un autre personnage du roman tente la même démarche. Il
s'agit de Flaca, une femme qui vit seule avec deux Jeunes enfants.
L'âge de l'un de ces enfants est le seul point de repère pour calculer
le temps qui s'est écoulé entre le commencement de l'histoire d'Ismaël
et
son dénouement.
minutieux,
Moyano
fait
dans
son cas un portrait
plus
mais comme pour tous les autres personnages il ajoute
l'objet qui peaufine la description :
"La Flaca pasaba las mâs de las horas del dia encerrada en
su pieza, cantando. Cantaba trozos de ôpera pronunciando
exageradamente las erres, no se sabîa si por
deficiencias
dentales o por exigirlo asi la naturaleza del canto. Pero
ademâs del canto y de las palabras difîciles,
babîa otra
-186-
cosa que la distinguïa : la puerta. Su cuarto poseîa una
puerta rococô, comprada en alguna empresa de demoliciones.
Estaba llena de molduras, calados y otros adornos con
ângeles y rosas descascarados. "<s ' •'
La porte de s t y l e
rococo correspond
à 1* image de
cantatrice
d'opéra q u ' e l l e veut e n t r e t e n i r pour se convaincre de sa
différence
d'avec l e r e s t e des l o c a t a i r e s .
obligée de vivre
symbole
mêmes
se manifeste par l'isolement d e r r i è r e c e t t e porte,
de ses rêves déchus. Ce refuge précaire est envahi par ces
réalités
délinquance,
contrepoint
passé.
Son refus des r é a l i t é s q u ' e l l e est
incarnées
qui,
à
en
plusieurs
Peralta,
un
reprises
dans
marginal
le
frôlant
roman,
fait
la
le
du monde q u ' e l l e veut se créer avec l e s survivances du
La scène
de la
visite
de Flaca
à l'une
des maisons
des
petits-bourgeois du quartier,
met en évidence l ' a t t i t u d e des° ceux-ci
face aux e x i l é s du conventillo
:
"Un buen dïa, la Flaca se présenta en la lujosa casa y tocô
el timbre. El proplo abogado la atendlô. Al verla y
creyendo que era una mendlga, sacô unas monedas del
bolsillo y se las ofreciô. Ella abriô sus
cenlclentos
pérpados e hlzo restallar los ojos subit os dlciendo :
-No, doctor, me ha confundldo ; vengo aqui por otro motivo.
-El abogado puso la mes hostll de sus caras.
-Que desea -dljo- procurando introducir otra vez en la
casa a sus hijitas, rubias e impecables, que habîan salldo
a
curlosear.
-No se si Ud me conoce / yo lo he visto salir y entrar
muchas veces. Vivo en aquella casa, usted la conoce, pero
no vaya a créer que he nacldo alli ni que voy a seguir
viviendo allî. En cuanto me den la pension por mi marido,
me mudaré a otra parte, porque es imposible vivir con esa
gente ordinaria, y dire mes, inmunda.
El abogado frunciô la frente, su cara se endureciô y los
ojos chispearon.
-187-
-Caninen
para
obedecieron. "f**»
adentro
-dijo
a
sus
hljas,
que
Les efforts de Flaca pour être jugée en fonction de sa culture et
de son niveau social perdu sont sans succès. Le droit de pouvoir
utiliser une fois par semaine le piano de la famille lui ayant été
refusé, à son retour au conventillo
elle trouve la confirmation de
1' inéluctabilité de son destin dans le geste de Peralta :
"Todo esto fue contado por el propio abogado. Se lo contd
a Peralta, un dïa que este fue a revocarle una pared nueva
que habîa hecho en el fondo. Peralta volviô borracho y les
contô el episodio a todos. Fue el mismo dîa en que se
metiô en el cuarto de la Flaca y logrô manosearla."**3»
Chacun,
celui
qui finira
d*ouvrir
les yeux d'Ismaël
en lui
faisant connaître l'abjection, ferme le cycle d'apprentissage dans un
épisode qui reprend le personnage de Flaca. Dans le roman, Moyano
dépeint une nouvelle fois des femmes dans une société dominée par des
schémas machistes exacerbés par la misère. Flaca déjà prostituée est
l'objet
d'une brimade macabre imaginée par Chacôn : profitant de
l'obscurité,
il lui envoie son propre fils, un adolescent attardé,
pour que la mère le confonde avec un client.
Le niveau symbolique,
beaucoup
plus évident
dans les récits
courts, continue pourtant d'exister dans le roman. Un symbole condense
tout le sens de la vie des marginaux dans la ville : le chien qui gêne
les habitants du conventillo
est condamné à mourir enfermé dans la
citerne. Avec ce chien Moyano revient à une image déjà exploitée dans,
le
cycle
des fictions
autobiographiques.
-188-
Nous
avons
signalé les
significations possibles de l'envol du chien dans l'un des derniers
récits
du
cycle,
que
l'on
peut
synthétiser
en
un seul
mot :
libération. Dans l e s deux chapitres qui encadrent l ' h i s t o i r e racontée
dans Una luz
muy lejana,
Entrada et Sallda,
un nuage reproduit
la
forme du chien :
"Y de pronto una nube simula ser un gigantesco perro que
abarcaba con sus cuatro patas no solo esa ciudad sino,
hacia los horizontes, otras ciudades lejanas. El perro
ladraba en los cielos y sus gritos llenaban el dîa y la
noche distante."****
De la v i l l e , de toutes l e s v i l l e s , émerge l e cri de douleur des
laissés-pour-compte de la c i v i l i s a t i o n .
Ce cri se libère et coïncide
avec la libération d1Ismaël lorsqu'il décide de revenir au désert, à
la nuit profonde opposée aux lumières trompeuses de la v i l l e , comme
dans un retour à un stade prénatal. C'est précisément l e mot
regresos
qui est u t i l i s é par Moyano comme t i t r e de 1'avant-dernier chapitre du
roman. Ce chapitre raconte l e s retrouvailles de Jacinto et de son père
indien, dont Ismaël est
témoin :
"Estaban llegando al rancho. En la puerta apareciô una
figura extratfa, de cabello blanco y altîsima.
Jacinto le dijo a Ismaël que lo esperase allï.
-Perdoname. Esperame acâ. No entrés. No le gusta ver a la
gente.
Ismaël se detuvo. Desde allï vio aquella figura alta y
endeble. Los pômulos salîan de la cara, los cabellos
fulguraban de tan blancos. Vestîa unos harapos. Se veïa
que ambos lloraban. Después oyô que bablaban una lengua
extrafla, llena de ritmos James présentidos, abrazados aûn y
sin dejar de llorar. Pensô en Carloncho y en su madré la
-189-
Flaca,coao si
aquello.'"**'
alguna
conexiôn
existiera
entre
esto
y
La recherche du père qui se dégage des rapports établis par
Ismaël avec quelques-uns des adultes rencontrés dans la ville, aboutit
à la découverte d'un père primitif, non contaminé par un faux progrès.
Dans la terre du père, le Vaterland
qu" Ismaël
découvre
hors
de
la
tant
ville,
cherché par Kafka, et
la
quête
d'identité
sera
poursuivie. Les pères désavoués qu' il laisse derrière, dans le puits
dont
il
s'est
évadé,
lui
ont
pourtant
beaucoup
appris sans
le
vouloir : pour compenser leurs manques il a appris la pitié et la
solidarité, il a mesuré sa propre lâcheté, donc, il est conscient de
ses propres limitations. Il a aussi appris à ses dépens que l'amour
fluctue entre les rêves et la réalité, que Marta, la femme souillée,
avec ses jambes lourdes et difformes la raccrochant au sol, est moins
éphémère que Beatriz, la femme-enfant, image sans poids et sans relief
qu' il a frôlée et perdue.
Bien
que
l'environnement
d'Ismaël
soit
brossé
à
partir
de
quelques données historiques vérifiables et que les conséquences des
faits sociaux méritent un peu plus d'attention de la part de l'auteur,
le roman n'essaie pas d'être une fresque de la société de Côrdoba dans
les annés quarante pas plus que ses personnages ne deviennent des
archétypes. A la manière de Roberto Arlt qui
nous
a
laissé
un
tableau
délirant
mais
dans Los siete
profondément
vrai
locos
des
phantasmes de la classe moyenne du Buenos Aires des années trente,
Moyano parvient à créer 1' ambiance sociale sans se
le proposer. Comme
Arlt, il y parvient par. un regard qui creuse au lieu d'étaler et qui
-190-
trouve dans le sous-jacent une vérité non schématisée par le souci de
se conformer à la réalité extra-littéraire.
D'autre part, c'est à la structuration de la conscience morale
d1 Ismaël et à sa vie intérieure que Moyano donne la priorité. Les
faits sociaux sont seulement
la toile de fond de l'évolution du
protagoniste. Ils existent, le narrateur en vérifie les effets, mais
il ne se pose pas le problème des causes. La lettre de la femme
d'Endrizi à Eva Perôn est la seule allusion à la réalité politique
argentine que l'on trouve dans le roman et les liens d'Ismaël avec la
famille ne passent pas par une conscience critique des idées d'Endrizi
ou de sa femme. Les réflexions sur la nature du pouvoir et de sa place
dans un contexte plus défini, viendront après, à partir de El
oscura
Situé entre les deux premiers recueils et les nouvelles de
El fuego interrumpido,
ce premier roman de Moyano porte aussi les
traces de l'évolution des symboles religieux signalée à propos des
récits courts. Romano constate leur présence
dans la cour du conventillo,
la Dernière Cène,
plus
présentée comme un tableau qui rappelle
et dans les mots par lesquels Ismaël évoque l'image
du chien sacrifié:
contexte
dans l'épisode du repas
n
vaste
t,Por
et
que me has
plus
abandonado ?" Mais dans un
complexe
antérieurement décrit par Moyano,
que
le
milieu
familial
ces symboles restent plus proches
de la démarche de Vallejo dans les Poemas Humanos que des premiers
récits ; ils parlent de la souffrance de l'homme devenu un déchet de
la société urbaine qui sacrifie aux valeurs de la civilisation, La fin
du roman représente pourtant un salut individuel : Ismaël est sauvé
lorsqu'il laisse derrière lui les autres victimes et après avoir
-191-
qu' 11 cherche se trouve ailleurs. Le seul Indice de la possibilité de
l'existence
de valeurs comunnautaires
se trouve dans un type de
mémoire que l'auteur suggère ici pour la première fois mais qui sera
de plus en plus développé à partir de la deuxième étape de l'oeuvre :
la mémoire collective incarnée par le père indien de Jacinto. Le jeune
Ismaël devenu adulte s'achemine vers son identité personnelle mais à
travers le souvenir, encore diffus, de l'existence d'un groupe et de
sa culture,
-192-
2.3. Vers l a
11 n ' e s t
région
pas d i f f i c i l e
de reconnaître dans l e départ
d'Ismaël
pour l e désert la première référence à La Rioja. Le choix r é s u l t e du
refus de la v i l l e et l e désert apparaît comme une ancienne énigme à
résoudre
et un espace où créer des v i l l e s imaginaires :
•la ciudad habia terminado, pero quedaba aun el desierto.
Allî cabïan muchas casas, con otros hombres, y la vida
podrla continuar
de otra manera. La ciudad habîa
envejecido, las calles y sus nombres habïan envejecido.
Aqui, sin embargo, podrîan hacer casas nuevas
y poner
otros nombres a las calles. Una calle, por ejemplo, se
llamarîa como el cabello de Beatriz, brotado sûbitamente
por el cuello del vestido, aunque no existiese una palabra
para designar aquel hecho. Habîa tambiên una calle donde
la mûsica de la Flaca permaneciese, lejos
de los
<ss>
trenes."
Néanmoins, ce désert qui pourrait ê t r e seulement
considéré comme
l e symbole antagoniste de la v i l l e dans un r é c i t où l e s références à
l ' e s p a c e géographique ne sont pas t r è s n e t t e s , commence à se préciser
à l a fin du roman avec la scène de l a rencontre de Jaclnto avec son
père. Un lecteur argentin fera immédiatement l e rapprochement entre l e
personnage de 1'indien, complété par un décor approprié (le v i l l a g e en
ruines près duquel l e v i e i l l a r d veut mourir), et une certaine région
du
pays.
L'Argentine
du
Nord-Ouest
-193-
où
les
civilisations
précolombiennes
immédiatement
ont
laissé
évoquée.
possède,
le
désert
derrière
le
choix
A
des
empreintes
partir
commence
d'Ismaël
des
encore
données
à
prendre
se
dessine
une
visibles,
historiques
autre
sera
que
l'on
signification
l'alternative
formulée
et
par
Sarmiento : civilisation ou barbarie. La Rioja n'est pas directement
mentionnée mais le terme auquel l'histoire argentine l'identifie est
déjà là. Le voyage de retour du personnage est donc un voyage qui se
fait à contre-histoire et à la recherche des ancêtres oubliés par les
Argentins à partir de l'Indépendance. Timidement, l'auteur s'achemine
vers
l'Histoire
pensée
de
et
Moyano
l'on
sur
peut
affirmer
l'identité
que toute l'évolution
nationale
et
régionale
de la
est
déjà
préfigurée dans les dernières pages du roman.
Un élément structurel témoigne aussi de l'insertion de l'auteur
dans l'ambiance culturelle du Nord-Ouest,
l'utilisation
du conte populaire.
riche en tradition orale :
A cinq reprises et à des moments
différents de l'histoire racontée dans le récit principal, apparaissent
en italique les fragments d'un récit
second écrit
à la manière des
contes merveilleux. Le premier fragment coïncide avec l'évocation de
l'arrivée d'Ismaël dans la ville :
"Entonces, cuando saliô a rodar tierra, caminô y camînô,
camînô mucho, dia y noche, hasta que al fin vlo una gran
lus. Era la luz que salïa por la ventana y pensé que alli
habîa gente y que podrîa hablar, decîr que habia salido a
rodar tierra y que eso estaba haciendo"<s:r>
Le texte ne se limite pas à créer d'emblée un parallèle entre le
Jeune
homme
du
conte
et
le
protagoniste
-194-
du
roman.
Il
explicite
également ce qui n* est pas dit dans le récit principal. Dans ce cas,
11 s'agit des attentes d'Ismaël : communiquer, trouver de la compagnie.
Le deuxième fragment précède la description du bar où Ismaël fait
la connaissance'de Jaclnto et d'Euseblo, rencontre qui se passe avant
l'Installation
l'Ironie
:
la
merveilleux.
attentes
Il
d'Ismaël
réalité
permet
du jeune homme
troisième,
apparaît
dans
du
le
bar
conventlllo.
se
de mesurer
et
L'effet
trouve
la
aux
recherché
antipodes
distance existante
son premier
contact
lorsque Jaclnto devient
avec
l'objet
dû
est
conte
entre
la ville.
les
Le
de dérision des
autres employés et qu' Ismaël envisage la possibilité d'apprendre un
métier pour s'éloigner du bar. Le conte parle d'un carrefour que le
jeune découvrira en marchant.
Un quatrième fragment du conte
est placé immédiatement avant le
dîner dans la maison où Ismaël décidera de s'installer la nuit même et
où se déroulent
la plupart
des scènes du roman. Les conseils de la
vieille du conte correspondent à ce qu'Ismaël fait effectivement dans
le récit principal : accepter la première des deux invitations qu'il
reçoit dans le bar, celle d' Euseblo :
"Caminando y caminando vas a llegar a un lugar donde el
camino se divide en dos. Allî desearâs très cosas, las mes
hermosas, y tomarés por el camino que hayas
visto
primero. "<ee,>
Mais le premier chemin qui s'offre à Ismaël est le mauvais chemin
et ses trois voeux ne seront pas exaucés. La nature des voeux n'est
pas dévoilée dans le conte lui-même mais dans le roman ;
-195-
nous ne les
connaîtrons
pas
par
leur
accomplissement
mais
par
leur non-
réalisation. Ismaël se dissout, s'aliène dans la ville, il n'a donc
pas trouvé son identité. Il perd les deux femmes désirées, il n'a pas
obtenu l'amour. Il n'a Jamais pu prendre ses aînés comme modèles, il
n' a donc pas trouvé 1' image paternelle.
Le dernier fragment complète la séquence narrative développée
dans le chapitre
El
intitulé
pozo
et consacré au dénouement de
l'histoire de Flaca et de son fils. C'est le moment où le Jeune homme
devenu
adulte,
ayant
été témoin de la cruauté de Chacôn, est
définitivement dégoûté de la ville:
"(Y llegô flnalmente, despuês de mil dîas y mil noches, a
la casa donde habia dlvlsado la luz. Allî un nombre muy
viejo le dîjo : poco puedo ayudarte, hljo mio, pero debes
seguir ; yo tambiên caminé miles de dîas y de noches, pero
ya estoy muy viejo y no puedo ayudarte ; he tenldo que
quedarme aqui. &Ves aquella luz, tan lejos? Alla tlenes que
<6ta
'->
llegar.
Ce dernier fragment annonce le contenu du chapitre suivant. Le
vieillard
du
conte
double
l'image
du
père
de Jacinto.
Ismaël
poursuivra sa marche là où le vieil indien arrête la sienne. La
lumière lointaine de la nouvelle naissance se trouve après la nuit du
désert. Les fragments du conte fonctionnent donc comme des récits
prédictifs
ajoutent
annonçant
aussi
un
les événements
autre
plan
de
du récit
principal
signification
qui
mais ils
les
rend
indispensables à la compréhension totale du roman.
Una luz
muy lejana
n'est
pas le seul
l'intérêt de Moyano pour La Rioja. El rescate,
-196-
récit
témoignant
de
une nouvelle de son
deuxième recueil, ne voile pas son réfèrent. Le décor du récit est une
réélaboration du paysage des Llanos et l'événement
qui est à la base
de l'histoire racontée reprend le vieux problème de la région : la
sécheresse :
"Este brazo tenso era uno de los hechos que habia aislado
en su memoria. La sostenîan, la mantenîan en una larga e
lncruenta concîencia de la espéra. Podîa recordarlos todos
los dîas para evitar que todo se esfumase poco a poco en
el olvldo. El comisarlo era otro de sus aslderos. Habia
llegado por la tarde y se quedô hasta la noche.
(..JAflrmaba que el asesino estaba en los cerros y que
algûn dïa lo cazarîan. Todo era cuestiôn de vigilar las
aguadas. 'No hubo odio', decîa. Habîan dlscutido por el agua
pero no lo mat6 por odio. Fue un momento de turbaciôn, se
le habia ido la mano en el golpe."<T<>:'
Malgré les caractéristiques du décor et des personnages, tous des
paysans obligés
à défendre
par
la violence leur droit
aguadas
aux
(points d'eau), le thème de la nouvelle reste très proche des premières
préoccupations de Moyano. Le drame intérieur de la vieille femme aux
prises
avec
les
pièges
de
la
mémoire,
le
besoin
d'oublier,
la
possibilité de vivre à nouveau lorsque l'on a pu pardonner les fautes
des autres, sont plus importants dans le récit que la récréation de
l'ambiance régionale.
Cette
nouvelle
d'importance
des
l'oeuvre
Moyano
de
représente
personnages
:
pour
un
et
la
changement
reste
un
première
et
par
cas
la
rapport
au
degré
exceptionnel
dans
dernière
fois,
le
personnage central du récit est une femme. Elle est - et cela établit
aussi
une
autre
différence
importante
avec
les récits de
la
même
période - une mère à qui on a tué un fils lors d'une dispute sur le
-197-
partage de l ' e a u pour l ' i r r i g a t i o n .
Le meurtrier,
un jeune garçon ami
de la victime, appartient à l a famille des voisins. Le départ de c e t t e
famille introduit
dans l a nouvelle une première référence à l'exode
rural,
repris
thème
Una luz muy lejana
quelques
années
plus
tard
dans
:
"Los Martînez se marcharon. El mayor de los hljos fue a
comunlcârselo. No habia que odiarse, dljo. Lo ocurrido habia
sido una desgracia para todos. C..)Y ahora se iban a probar
suerte a otra parte. Se iban de La Rioja porque cada dia
habia menos agua. El agua, que habia sido la causa de la
desgracia.n<71 •'
Le jeune meurtrier caché dans la montagne ne pourra pas, après l e
départ
de
sa
famille,
descendre
la
nuit
pour
se
nourrir.
Parallèlement, dans l e s souvenirs de la femme, usés par l e s évocations
successives
de la scène du meurtre, commencent à s'effacer l e s r ô l e s
de chacun des hommes :
"La ûltima vez que conta la historia a una de las pocas
visitas ocasionales que llegaban a hasta el apartado lugar
en que vivîa, notô que vacilaba, que los hechos habian
perdido algûn detalle importante y que hasta podrian haber
variado. Cuando llegô narrando al momento en que ambos
nombres se enfrentaban, no supo que decir. Creyô que ahora
no habia un verdugo y una victime, como los habia
concebldo siempre, sino dos personajes que actuaban cada
uno por su cue/iia."^**
Dans c e t t e nouvelle, la l i b é r a t i o n du passé ne s ' o b t i e n t pas en
faisant appel à l'imagination
- comme c ' é t a i t l e cas dans
ou dans Al otro lado de la celle
image fixée
dans
la
mémoire.
La Lombriz
- , mais par l ' u s u r e de la première
L'oubli,
-198-
condition
indispensable
du
pardon, survient après que le souvenir, dépouillé du sentiment qui
l'accompagnait, s'affaiblit et brouille les images. Une fois sa haine
estompée, la vielle femme peut donner la place de son fils, victime du
meurtre, à son assassin.
Celui-ci, pourchassé et affamé, a cessé de
tenir le rôle du bourreau dans le drame du passé qui se joue
dans la
mémoire de la vieille et joue le rôle de victime dans le drame du
présent. La réparation est double : la mère fait le rachat du geste de
son fils lorsqu' il a essayé de tuer son ami, en hébergeant le fugitif.
Le jeune homme fait le rachat du sien
en prenant la place de sa
victime :
"Al atardecer, después de una larga siesta,
cuando él
preparaba los surcos para recibir el agua que vendrîa esa
noche, ella lo llamô : venga le dijo, levantando una mano.
Con una gruesa llave abriô el ropero de Carlos y sefialando
sacos y blusas descoloridas, dos o très camisas nuevas y
un par de zapatos llenos de papel, le dijo 'acâ esta la
ropa'. Despuês, de un tirôn, descolgô el trapo negro del
espejo.»'™3
Nous pouvons constater à travers ces exemples la réitération de
situations déjà examinées dans les autres nouvelles. Le mince filet
qui sépare 1' innocence et la culpabilité, l'oubli considéré comme une
libération, les actes de réparation, le rôle prédominant de la mémoire
dans
le récit,
El rescate
sont
autant
d'éléments
qui permettent
de juger
comme une version à peine différente des premiers thèmes de
Moyano. Bien qu'elle ne soit pas nommée, La Rioja est plus présente
dans Una luz
muy lejana
que dans cette nouvelle. Installé depuis peu
de temps à La Ribja au moment d'écrire El rescate,
-199-
Moyano essaie de
conjuguer ses premières Impressions face à une réalité différente et
ses anciennes prôocupatlons.
Avant El
l'auteur
oscuro,
dans une nouvelle de El fuego
commence à présenter les types qui feront partie de la
société mythique de Très golpes
même
interrumpido,
nom
expériences
compagnie
que
nous
avons
d'enfance.
de
ses
La
de timbal.
examinée
fête
à
a
les
parents
Il s'agit de la nouvelle du
parmi
celles
laquelle
consacrées
l'enfant
caractéristiques
assiste
d'une
campagnarde. Les danses, le repas, les guitares et les
aux
en
fête
rastreadores,
confondus par l'enfant avec les Rois Mages sont des éléments culturels
appartenant à la tradition gaucha de la campagne argentine, que Mbyano
a
rencontrée
Una luz
certainement
muy lejana,
à
La Rloja.
Mais,
de
même
que
dans
l'ambiance a beaucoup moins d'Importance que le
portrait de l'enfant et on pourrait difficilement classer ce récit
parmi ceux qui tentent de créer un monde narratif à partir des thèmes
régionaux.
-200-
IsTot e s
(1)
(2)
M. PRADINES, Traité de Psychologie
Générale, Paris : Presses
Universitaires de France, 1956, Tomme II, p. 107.
PRADINES, op. cit., p. 107. L'auteur suit la - description
d'E. PICHON,
La personne
et
la
personnalité,
Revue de
Psychanalise <3>, 1938.
(3)
PRADINES, op. cit. , p. 108.
(4)
PRADINES, op. cit., p. 115.
(5)
M. HALBWACHS, La mémoire collective,
Universitaires de France, 1968, p. 70.
<6>
HALBWACHS, op. cit., p. 71.
(7)
HALBWACHS, op. cit., p. 76.
(8)
J.M. BENOIST, Facettes de l'identité , in
Séminaire interdisciplinaire dirigé par C.
Paris : Grasset, 1977, p. 15
(9)
Nous reprendrons la dénomination choisie par G. GENETTE pour
désigner
la
perspective
narrative
étant
donné que
focalisation
nous semble un mot moins équivoque que
perspective
ou point
de vue, très souvent utilisés dans
l'analyse littéraire. Genette fait la distinction entre
focalisation
zéro, propre aux récits traditionnels où il y a
un narrateur omniscient; focalisation
interne,
en vertu de
laquelle les événements sont vus à travers les yeux d'un
personnage qui se trouve à l'intérieur de l'histoire, et
focalisation
externe,
typique des récits "où le héros agit
devant nous sans que nous ne soyons jamais admis à connaître
ses pensées ou ses sentiments". (.Figures III, Paris : Seuil,
1972, p. 207).
(10)
(11)
P. LEJEUNE, Le pacte
p. 25.
Una partida
de tenis,
autobiographique,
Paris
:
Presses
:
L'identité.
LEVI-STRAUSS,
Paris : Seuil, 1975,
in. : El monstruo y otros
cuentos,
Buenos Aires : Centro Editor de America Latina, 1967, p.49.
-201-
Les erreurs d'édition étant fréquentes dans le premier
recueil publié par l'auteur, nous ferons nos citations à
partir de cette anthologie. Il en sera de même pour les
nouvelles de La lombriz.
(12)
Ibid.,
p. 51
(13>
Ibid,
p. 50
(14)
Ibid.,
p. 53.
(15)
La lombriz,
(16)
Ibid.,
p. 99.
(17)
Ibid.,
p. 124.
(18)
Et cetera,
In. : El fuego
Sudamericana, 1967, p. 27.
(19)
Ibid.,
(20)
El crucificado,
(21)
Ibid.,
(22)
El perro
(23)
G. GENETTE, op. cit., p. 261.
(24)
In : Ht mûsica es para esta gente,
Editores, 1970, p. 12.
(25)
Ibid. , p. 12
(26)
Ibid. , p. 9.
(27)
Ibid. , p. 13.
i n : El monatruo. ..,
p. 97.
interrumpido,
Buenos
Aires
:
p. 12.
p.
in : El fuego interrumpido,
p. 68.
71.
y el tiempo,
in : £2 fuego..., p. 153.
-202-
Caracas : Monte Avila
(28)
Ibld.,
p. 9.
(29)
Ibld.,
p. 11.
(30)
Ibld.,
p. 12.
(31)
Ibld.,
p. 14.
(32)
J. P. SARTRE, L'Imaginaire,
(33)
El fuego lnterrumpldo,
(34)
Clac clac,
(35)
La columna, i n . : El fuego...,
(36)
Ibld.,
(37)
El fuego lnterrumpldo,
(38)
Ibld.,
(39)
C. PAVESE, La playa.
Brughera, 1981, p. 245.
(40)
La fonction testimoniale
ou d'attestation
est c e l l e qui,
selon GENETTE, "rend compte de la part que le narrateur en
tant que tel, prend à l'histoire
qu'il raconte, du rapport
qu'il entretient
avec elle : rapport affectif,
certes,
mais
aussi bien moral ou intellectuel,
qui peut prendre la forme
d'un simple témoignage, comme lorsque le narrateur
Indique
la source d'où il tient son information,
ou le degré de
précision de ses propres souvenirs (...). (Op. c i t . , p. 262)
(41)
A. ROA BASTOS, El realismo profundo en los cuentos de Daniel
Moyano, in : La lombriz, p. 11.
(42)
Los mil dias,
Paris : Gallimard, 1940,
in : £3 fuego...,
In ; El fuego...,
p. 237.
p. 137.
p. 80.
-p. 34.
p. 37.
p. 143.
p. 149.
Flestas
in : El monstruo ...,
-203-
de
agosto,
p. 68.
Barcelona
:
(43)
El aonstruo,
in. : El aonstruo ..., p. 7
(44)
Ibid.t
p. 5.
(45)
Ibld.t
p. 12.
(46)
Ibid.,
p. 12
(47)
J. CORTAZAR, Hay que ser reaiment e idiot a para, in :
La vuelta al dîa en ochenta mundos, México-Buenos Aires :
Siglo XXI, 1967, p. 105.
(48)
E. R0MAN0, "Daniel Moyano o las vicisitudes de una
identidad", Crear en la cultura nacional (12), enero-marzo de
1983, p. 40.
(49)
R. BARUFALDI, Los mit os narrâtivos
de Daniel Moyano, in :
Moyano, Dl Benedetto,
Cortâzar,
Rosario : Ediciôn de la
revista "Critica 68", 1968.
(50)
S. CLINTON, Daniel Moyano : The search for values in
contemporary
Argentine,
Kentucky Romance Quarterly (25),
1968, p. 165.
(51)
El joven que fue al cielo
(52)
Una luz muy lejana,
(53)
Ibid.,
p. 17.
(54)
Ibid.,
p. 7.
(55)
Ibid.,
p. 124.
(56)
Ibid.,
p. 30.
(57)
J. L. R0HER0, Latinoamérica
i las ciudades y las
Mexico - Buenos Aires : Siglo XXI, 1976, p. 331.
in : El monstruo...,
p. 60.
p. 197.
-204-
ideas,
(58)
Una luz muy lejana,
(59)
Ibid.,
p. 138.
(60)
Ibid.,
p. 155.
(61)
Ibid.,
p. 64.
(62)
Ibid.,
p. 66.
(63)
Ibid.,
p. 68.
(64)
Ibid.,
p. 10.
(65)
Ibid.,
p. 192.
(66)
Ibid.,
p. 198.
(67)
Ibid.,
p. 11.
(68)
Ibid.,
p. 18.
(69)
Ibid.,
p. 178.
(70)
El rescate
(71)
Ibid.,
p. 83.
(72)
Ibid.,
p. 80.
(73)
Ibid.,
p. 90.
p. 40.
in : El œonstruo
-205-
..., p. 80.
LES RECITS
DU
MONDE EXTERIEUR
3.1. L'Argentine de la violence
Les récits de la deuxième étape de l'oeuvre de Moyano ont été
écrits dans une période marquée par la montée de la violence dans la
société argentine. Nous verrons évoluer les thèmes et le style des
oeuvres de Moyano depuis El
oscuro
- un roman écrit en 1966 qui
constitue le premier écho des graves événements vécus par le pays à
partir de cette même année - jusqu'à El vuelo
del
tigre
commencé un
peu avant le coup d'Etat militaire de 1976 et terminé en exil. C'est
pourquoi,
avant
de nous attacher
à l'analyse
de
l'oeuvre,
nous
rappellerons le contexte historique dans lequel elle s'inscrit.
En 1966, le président radical Illia est renversé par un coup
d'Etat militaire. Ce n'est pas la première fois qu'un gouvernement
issu des élections n'atteint
pas la fin de son mandat. Cela fait
trente-six ans - depuis 1930 - que l'armée intervient périodiquement
dans la vie politique du pays. A l'époque, en renversant Yrigoyen, le
général Urlburu avait mis en évidence le lien existant entre l'armée
régulière et l'oligarchie agro-exportatrice qui l'avait fait naître en
1652, deux mois après la chute de Rosas. Un décret du 8 mars de cette
année établissait
la création de la Guardia
Nacional
et quelques
années plus tard, en 1865, face à la nécessité de former de troupes
-206-
pour la guerre de la Triple Alliance, une loi fixa les conditions
d'enrôlement. Cette armée aurait aussi une autre tâche : soumettre les
provinces qui résistaient encore au pouvoir central. Nous connaissons
déjà l'histoire de ces derniers affrontements.
En 1879, le général
Julio Argentino Roca s'adressait ainsi aux
soldats prêts à partir pour occuper les territoires indiens du Sud du
pays :
"Formado en el ejêrcito y salido de sus filas, conozco sus
vlrtudes, su fuerza en las fatigas y su valor en los
campos de batalla. Me veo con placer entre vosotros y
conslderaré sîempre como el timbre mes glorioso de mi vida
haber sido vuestro gênerai en Jefe en esta cruzada
inspirada
por el
mes puro patriotismo,
contra
la
3
barbarie"*'
Ce fragment de la harangue de Roca contient le noyau essentiel du
discours
militaire
destiné
à
justifier
les
coups
d'Etat
:
l'intervention de l'armée est une croisade pour sauver la patrie et la
ramener à l'ordre et à la civilisation. Dans le cas de la croisade de
Roca, la campagne militaire qui reçoit le nom de Campatia del
desierto
se solde par l'extermination des indiens et la distribution de leurs
terres aux officiers de l'armée. Cette armée qui a vaincu la barbarie
représentée
indiennes,
par les gauchos
de la montonera
se professionnalise en 1880 sur le modèle prussien et
bientôt apparaissent en son sein des groupes plus
- des logias
et par les tribus
ou moins
secrets
- qui conspirent contre le pouvoir civil, préconisant
pour certains l'insubordination au Président de la République. En 1921
et
1922, la Patagonle est à nouveau la scène d'une incursion de
-207-
l'armée, mais cette fols-ci elle pourchasse non les indiens mais des
ouvriers
et
des
travailleurs
ruraux
qui
conditions de travail et de logement.
torturés préfigurent
sont
en grève
pour
leurs
Des centaines de morts et de
la nature et les objectifs de l'alliance entre
militaires et propriétaires fonciers au XXe siècle. A partir de 1930,
l'armée
ses
agit
ouvertement
interventions
se substituant
deviennent
une
aux gouvernements civils et
caractéristique
constante
de
la
société argentine contemporaine. La chute d'Yrigoyen d'abord et celle
de Perôn en 1955 répètent le même schéma : un gouvernement
populiste
arrivé au pouvoir grâce à une large majorité réunie autour de quelques
revendications qui lèsent les intérêts de l'oligarchie voit son image
se dégrader au cours d'une deuxième période présidentielle et tombe
finalement,
renversé
par
des
militaires
se
présentant
comme
les
défenseurs de l'honnêteté administrative et des valeurs nationales.
Le président
aussi
populaire
Illia
qu'Yrigoyen
conditions difficiles.
s'ériger
rendent
qui ne peut
Il veut
en unificateur
impossible
ou Perôn
la
d'un
se vanter
commence
d'être un président
son mandat
dans des
concilier des intérêts divergents et
pays divisé
démocratie
où les tensions
parlementaire.
Son
sociales
gouvernement
(1963-1966) doit faire face au déséquilibre budgétaire, à l'inflation,
à la dette extérieure, à une vague de grèves dures avec occupations
d'usines ainsi
qu'à
l'opposition
de
la
droite
militaires. Dans ces conditions, il était plus
et
des
secteurs
que prévisible que le
président n'arriverait pas à la fin de son mandat, renouvelant ainsi
l'expérience des présidents civils renversés tous par l'armée depuis
1930.
-208-
Pour
justifier
le
coup
d'Etat
les
militaires
avancent
l'inefficacité et le manque d'autorité de l'administration radicale,
ainsi que le "vide du pouvoir" qui, selon eux, mettait en danger
l'avenir du pays. L'ancien commandant en chef de l'armée de terre, le
général Juan Carlos Ongania, est porté à la Présidence. Le Parlement
et tous les partis politiques sont dissous et le pouvoir judiciaire
placé sous le contrôle de l'Exécutif. La puissance de l'intervention
militaire, la faiblesse des divers partis politiques et l'attitude
conciliatrice de la bureaucratie syndicale font que cette action ne
rencontre pratiquement aucune résistance de la part de la population,
excepté dans les milieux universitaires où l'intermède démocratique a
réveillé
une jeunesse contestataire et
discussion
avide de participer
des problèmes chroniques du pays.
à la
Dès son arrivée au
pouvoir, Ongania met en garde les jeunes qui pourraient être tentés de
résister au gouvernement de la Revoluciân
Argentine
:
"No permitiremos que acosen a nuestra juventud extremismos
de ninguna naturaleza. Si fijamos con claridad el rumbo,
nadie podrâ apartarla de su destina de grandeza."*1**
L'une des premières mesures du gouvernement consiste à supprimer
l'autonomie universitaire en nommant des Interventores
pour remplacer
les recteurs élus par les assemblées universitaires et en interdisant
toutes les organisations étudiantes contraires aux principes de la
Revoluciôn
Argentina.
Devant la résistance des étudiants qui occupent
les facultés et manifestent, la répression est très dure. A Buenos
Aires, la police fait évacuer l'Université au cours d'une nuit qui
restera célèbre à cause de la brutalité dont les forces de l'ordre
-209-
font preuve : " l a noche
de
las
bastones
Jarg-os". La violence de la
police n'épargne même pas les professeurs étrangers invités qui se
trouvent dans les lieux.
Au
mois
de
septembre
de
l'année
1966,
l'étudiant
Santiago
Pampillôn est assassiné à coups de feu dans le dos par la police de
Côrdoba. Dans d'autres villes, des cas semblables se produisent. C'est
le début d1 une longue période de dix ans pendant laquelle la violence
ira grandissant et trouvera son point culminant avec le coup d'Etat de
1976.
La dictature d'Onganla ne suscite pas seulement la révolte et la
colère des étudiants et des ouvriers contre lesquels est dirigée la
politique
de
répression.
Elle
accumule
également
la
colère
des
provinces de l'intérieur. La politique centralisatrice et néo-libérale
d'Onganla élargit
les régions
jamais
étrangers
monnaie,
le fossé existant
de l'intérieur.
concentré
dans
à Buenos
le
littoral,
entre les provinces côtières et
Le pouvoir de décision reste plus que
Aires
et
la pénétration
encouragés
provoque un appauvrissement
par
la
des
monopoles
dévaluation
de
la
supplémentaire des provinces de
l'intérieur - restées essentiellement
agricoles - qui se traduit par
une accentuation de l'exode rural et par l'instabilité politique et
sociale
de
régions
gouvernementale
fixée
qui
jusque
là
avaient
à
Buenos
Aires
supporté
sans
trop
la
politique
manifester
leur
mécont ent ement.
C est dans ces provinces de l'intérieur,
l'arriération
est
le
fruit
de la
coexlstance
-210-
c' est-à-dire celles où
du
latlfundio
et
du
mlnifvndio
et c e l l e s en même temps où la r e l i g i o n catholique est la
plus ancrée parmi l e s masses populaires, que se développe un courant
chrétien
tiers-mondiste.
Revoluciôn
Le
premier
numéro
de
Cristianlsmo
résume l e s positions de ce nouveau courant
et
y
condamne
l ' a l l i a n c e de l ' E g l i s e o f f i c i e l l e avec l e pouvoir :
"El Tercer Mundo es el que se esté gestando a partir de
los procesos revolucionarios
que se intentai), que se
malogran y que se realizan a traves de una acciôn dura y
violenta, pero profundamente humana, a la cual nos
incorporamos los cristianos que vemos en ella, como vio
Camilo Torres, la ûnica manera eficaz y amplia de realizar
el amor para todos. Nos toca incorporamos a esta lucha
como cristianos hambrientos y sedientos de justicia en el
momento naclonal en que aparece entre nosotros el signo de
la Revoluciôn '"fSr>
Pendant
la
dictature
argentins appartenant
d'Onganfa,
les
quatre
cents
prêtres
au mouvement des p r ê t r e s du Tiers-Monde vont
jouer un rôle important parmi l e s ennemis du régime. I l s condamnent
l e s mesures répressives du gouvernement, la p o l i t i q u e économique et la
s i t u a t i o n de dépendance accrue dans laquelle se trouve l e pays, et se
donnent pour but de créer une conscience civique chez l e s habitants
des zones r u r a l e s et des bidonvilles.
bientôt à
Quelques évêques se
rallient
ces prêtres, mais l a plupart de l e u r s pairs sont s o l i d a i r e s
de la hiérarchie conservatrice de l ' E g l i s e favorable aux m i l i t a i r e s .
Une p a r t i e
des
chrétiens
tiers-mondistes
influencés
par
des
mouvements semblables qui se mettent en place dans d ' a u t r e s pays de
l'Amérique Latine, ne voyant aucune p o s s i b i l i t é de changement par la
voie parlementaire, vont choisir c e l l e de la l u t t e armée, au
-211-
moment
même où des
Intellectuels
de
la gauche marxiste
traditionnelle
ne
volent eux non plus d' autre choix que la guérilla.
En 1969, le Cordobazo
éclate avec la même soudaineté que mal 1968
en France et surprend non seulement les autorités et les politiciens
mais
la
direction
de
la
C. G. T.
argentine.
A
Côrdoba,
centre
de
l'Industrie automobile, alors que trois mille ouvriers se dispersent
après une réunion syndicale, 11 sont attaqués par la police. La grève
générale est décidée malgré des menaces sévères. Le 20 mal, quarante
mille manifestants armés de barres de fer et de boulons défilent vers
le centre. Des étudiants se joignent à eux spontanément. Derrière des
voitures renversées sont dressées des barricades. La police, huée par
les habitants des quartiers occupés, se retire laissant la maîtrise du
centre aux manifestants. L'armée Intervient et reprend la ville. Les
combats continuent pendant la nuit à la lumière des usines Incendiées.
Des
mouvements
semblables
éclatent
dans
d'autres
villes
de
1'intérieur.
Ces réactions populaires étonnent
par leur ampleur : ouvriers,
étudiants, employés, se découvrent des aspirations communes et 1'idée
que la dictature d1Onganïa ne peut être renversée que par la force se
répand parmi une jeunesse révoltée qui cherche un drapeau pour son
combat. Ces jeunes, fils pour la plupart d'anciens anti-péronistes de
la petite-bourgeoisie,
découvrent
auprès des ouvriers la persistance
de la foi envers une idole qu'on leur avait cachée. La contestation va
se
faire
confusion
Castro,
derrière
un
slogan
contradictoire
entretenue astucieusement
Perôn,
un
solo
témoigne
d'une
par le leader exilé a Madrid :
corazôn. Les
-212-
qui
méthodes
du
gouvernement
-
contrôle strict des mass-media,
torture
des
leaders
des
licenciements, emprisonnement et
mouvements
contestataires
récents -
les
confirme dans la légitimité de la révolte contre un ordre hypocrite.
Attachés aux valeurs chrétiennes, ils s'indignent de l'emploi abusif
que le pouvoir
fait de Dieu, du devoir et de la patrie pour justifier
l'injustice et la défense des intérêts d'une minorité.
Plusieurs organisations vont se partager le contingent des jeunes
contestataires
les
Revolucionarlas)
plus
radicaux.
Les
(.Fuerzas
F. A. R.
proviennent des secteurs catholiques et s'inspirent
du Che Guevara et de Camilo Torres. Les F. A. P.
Peronistas)
Armadas
et le groupe
Montoneros
(.Fuerzas
Armadas
- dont quelques leaders ont
milité dans la droite nationaliste - se réclament du péronisme et
prennent les armes en faveur des trois idées-forces du Justicialisme
qui
se
refait
une
virginité
clandestine
:
justice
sociale,
indépendance économique, souveraineté politique. Deux autres groupes,
l'E. R. P. (Ejérclto
Armadas de Llberaciôiù
se
déclarent
Revoluclonario
del
pueblo)
et les F. A. L.
beaucoup plus minoritaires que les
marxistes-léninistes.
Apparus
dans
le
(Fuerzas
Montoneros,
cadre
d'une
contestation généralisée, ces groupes formés par des jeunes issus en
général de la petite-bourgeoisie trouvent dans un premier moment une
certaine sympathie de la part des secteurs populaires, mais après 1974
ils continueront leur action détachés de la classe ouvrière qu' ils
croient servir. Leur choix des armes
s'Inscrit d'une part dans le
contexte de l'insurrection armée en Amérique Latine, et d'autre part,
il apparaît comme un conflit de générations et comme la réaction des
jeunes face à l'échec historique de leurs aînés.
-213-
En
1969, l'agitation est telle qu'Ongania doit abandonner le
pouvoir.
Ni Levingston
ni Lanusse qui
lui succèdent
ne pourront
gouverner à cause de la persistance des troubles sociaux. Le prestige
que Perôn a gardé malgré ses dix-huit
années d'absence du pays,
apparaît comme le seul rempart possible contre l'avance d'une jeunesse
de gauche. Les négociations entre les militaires, le radicalisme
Perôn commencent et le Gran Acuerdo Nacional
et
est mis en oeuvre. Perôn
sera appelé pour juguler la gauche de son propre mouvement. Et pour la
juguler il compte à la fois sur son talent politique, sur les forces
armées et sur l'appareil syndical de centrales puissantes comme celles
de la métallurgie et du textile qui disposent de groupes de choc
parfaitement entraînés. C'est ainsi que les secteurs radicalisés de la
droite péroniste syndicale
naissance
Argentina),
à partir,
de
et
de la droite non-péroniste donnent
1972, au Triple A
(.Alianza
Anticomunista
dirigée par le secrétaire général de la C. G. T., José
Rucci, ainsi que par le bras droit du général Perôn, José Lopez Rega.
En mars 1973 ont lieu les élections présidentielles où, après des
années
d'interdiction,
les
péronistes
sont
présents.
Deux
hommes
médiocres, peu connus des électeurs, intègrent la formule péroniste :
Câmpora,
l'ami d'Evita,
inconditionnel
dirigeants de la gauche du parti,
populisme
conservateur.
La
de Perôn mais entouré des
et Solano Lima, vieux politicien du
Juventud
Peronista,
fondée
pour
la
circonstance va se lancer dans la campagne avec l'enthousiasme de qui
a été condamné à un trop long silence. Les militants déploient une
activité
fiévreuse,
couvrent
le
pays
-214-
d'affiches,
organisent
des
meetings et lancent le slogan qui fera fortune : Câmpora
al
gobierno,
Perôn al poder.
Le 11 mars 1973, Câmpora est élu président dès le premier tour.
Après cette victoire,
éclater
les contradictions internes du péronisme vont
et le pays tout entier connaîtra une violence croissante.
Craignant
lendemain
des
que
l'armée
élections,
ne
tente
les
un
nouveau
formations
coup
spéciales
de
d'Etat
au
l'extrême-
gauche péronîste essaient de montrer leur force en prenant des otages
et en occupant des postes de police. Leur action la plus retentissante
est
l'assassinat
de
l'amiral
Quijada,
l'un
des
responsables
du
massacre des prisonniers politiques détenus à Trelew en 1972.
Perôn prend les premières mesures pour neutraliser l'aile gauche
de
son
mouvement.
Il
commence
responsable de la Juventud
création
depuis
de milices
son
deviennent
exil
à
gênants
par
Peronista
populaires.
Madrid
;
le
et
relever
de
ses
fonctions
le
après que celui-ci eut annoncé la
Les
qui
leader
jeunes
que Perôn
a
encouragés
ont
voté
massivement
pour
lui
amorce
un
revirement,
selon
la
politique du balancier déjà appliquée par lui-même dans le passé, et
commence
à s'appuyer
sur
l'aile
droite de son parti. L'humour
des
Argentins toujours prêts a tourner en dérision les péripéties de la
vie politique, forge l'expression qui définit la stratégie de Perôn :
poner
el
guitie
a la
izquierda
y
doblar
a la
derecha
(mettre le
clignotant à gauche et virer à droite). Mais cette fois-ci le virage
du leader tournera au désastre.
-215-
Le 20 juin 1973 l'affrontement
entre les deux secteurs apparaît
au grand Jour. Ce jour-là Perôn rentrait définitivement au pays et ses
partisans
en
antérieures,
délire,
prenant
marchaient
triomphalement.
vers
leur
revanche
l'aéroport
La C. G. T. avait
sur
d'Ezeiza
les
interdictions
pour
l'accueillir
été chargée de l'organisation
et du
service d'ordre. La jeunesse péroniste arrivait en chantant, déployant
ses
bannières, et cherchait à s1approcher. Dans 1'après-midi la radio
annonçait que des agitateurs avaient essayé de semer le désordre. Plus
tard on apprenait que Perôn avait renoncé à se poser à Ezeiza et qu'il
était descendu à l'aéroport
militaire de Morôn. La nuit était déjà
tombée quand la télévision commençait
supprimées,
montrant
une
mitraillage systématique.
foule
à transmettre des images, vite
qui
se
jetait
à
terre
sous
un
Le chiffre des morts et des blessés n'est
pas rendu public mais leur appartenance à la gauche péroniste n'est
pas mise en doute.
Après le 20 juin,
scène publique.
soutien
Avec
physique
le Triple A occupe de manière croissante la
la complicité
et
matériel
par
de la police d'abord,
la
suite,
les
avec son
groupes
para-
militaires commencent à réprimer les membres des mouvements de gauche
et d'extrême-gauche,
péronistes,
trotskystes,
communistes,
chrétiens
tiers-mondistes, maoïstes. Des militants politiques sont régulièrement
enlevés,
torturés
et
assassinés
par
des
bandes
d'hommes
armés et
masqués dont le gouvernement fait semblant d'ignorer l'existence. Des
opposants syndicalistes
sont
retrouvés morts
alentours.
-216-
dans les rivières des
Deux organisations de la guérilla ont survécu à la première étape
de
la
révolte
:
E. R. P.
Montoneros.
et
Elles
feront
face
au
gouvernement de Perôn et puis à celui de sa femme, Isabel Martlnez.
L*E. R. P.
s'attaque aux garnisons et établit un foyer de guérilla
rurale dans la foret subtropicale de Tucumén. Montoneros
guérilla
urbaine
et
ses
cibles
sont
la
police,
les
a choisi la
militaires
responsables de la répression exercée avant les élections de 1973 et
quelques
leaders
syndicaux
organisations harcèlent
de
la
droite
le gouvernement
péroniste.
Les
deux
et la gauche parlementaire
condamne la politique du pire qui semble inspirer aussi bien l'E. R. P
que Montoneros
les mettant
en garde contre le danger, d'exaspérer les
officiers les plus déterminés à renouveler l'aventure du coup d'Etat.
Aux attentats du Triple A, la guérilla riposte avec l'assassinat de
José Rucci mais le rapport de forces joue en faveur de l'organisation
d'extrême-droite dont les cibles sont progressivement plus nombreuses
et idéologiquement plus variées. Les lettres de menace adressées aux
journalistes, hommes de lettres, personnalités du monde du spectacle
sont parfois accompagnées par des bombes posées au domicile de ceux
qui n'ont pas obéi aux ordres de s'exiler. Le Triple A sème la terreur
dans tout le pays. La Rioja n'est pas une exception. Au cours d'une
interview donnée au journal londonien The Indépendant,
Moyano parle de
son propre cas :
"Avant le coup d'Etat du 24 mars 1976, J'avais reçu des
menaces du Triple A, un escadron de la mort paramilitaire.
A l'époque notre radio locale diffusait
chaque Jour un
chapitre de mon roman "El trino del diablo". La station
elle-même recevait
des menaces indiquant que si la
-217-
diffusion
de
sauterait. '"*•'
mon
livre
La mort de Perôn en juillet
se
poursuivait,
l'immeuble
1974 sera suivie d'une vague de
violence sans précédent. Entre juillet et septembre de cette année, le
Triple A est à l'origine de 220 attentats - presque trois par jour -,
60 assassinats, 40 blessés graves lors de tentatives de meurtre ratées
et 20 enlèvements.CSïToutes les polices du pays participent maintenant
de façon ouverte à cette première étape de la guerra
du coup
d'Etat
de
1976 qui
est
devenu
pour
sucia,
prologue
tous un secret
de
polichinelle. En février 1975, Isabel Martinez de Perôn annonce que la
lutte anti-subversive sera désormais placée sous la direction des
forces armées. Les plaintes pour torture et emprisonnement arbitraire
commencent à envahir les tribunaux et l'intimidation des juges et des
avocats concernés par ces causes vise à décourager la justice de toute
tentative d'immixtion dans les méthodes de l'armée.
A la fin 1975, les dernières garanties constitutionnelles sont en
train de disparaître. Les structures de la guérilla ont déjà été
démantelées - quelques dirigeants se sont mis à l'abri, les autres ont
été tués ou emprisonnés - et
seuls de petits groupes durcis et
suicidaires tentent des actions symboliques ; les mass-media privés
des journalistes les plus combatifs - ils sont déjà en exil ou en
prison - sont devenus au mieux des spécialistes du langage codé ; les
syndicats non-orthodoxes ont été placés sous contrôle militaire et les
universités confiées à des équipes de la droite péroniste qui se sont
débarrassées d'un nombre
hostiles à leur politique.
important
d'enseignants
et de chercheurs
Le chaos économique va de pair avec le
-218-
chaos
politique
: inflation
vertigineuse
du
P. N. B.,
conditions,
l'arrivée
incontrôlable,
paralysie
des
de
déficit
la
militaires
fiscal, chute
production.
représente
Dans
presque
ces
un
soulagement. Le pays s'attend à une diminution de la violence mais
c'est en revanche le terrorisme d'Etat
à partir de mars 1976. La guerre
qui s'installera en Argentine
sucia,
une guerre à sens unique,
touchera même ceux qui se croyaient à l'abri de la répression. Le
général Saint Jean, gouverneur de Buenos Aires, annonce ce que sera la
politique du nouveau gouvernement militaire :
"En premier lieu, nous allons tuer tous les
subversifs,
ensuite leurs collaborateurs, puis les sympathisants, puis
les indifférents
et, enfin, les
timides.'"**
Nous retrouverons 1'écho de ces paroles dans Libro
de navîos
y
borraacas.
Au bout de sept ans, lorsque vaincus dans la Guerre des Malouines
et incapables
de gérer
la crise économique que la politique du
ministre des Finances Martlnez de Hoz n'a fait qu'accentuer, les
militaires
autorisent
les
élections,
élections - Raûl Alfonsln -
le
président
issu
de
ces
confie à une commission présidée par
l'écrivain Ernesto Sâbato la rédaction d'un rapport sur les violations
des droits de l'homme commises pendant la dictature militaire et en
particulier
sur
le problème
de
la disparition
de personnes.
Le
prologue de ce rapport élaboré à partir du témoignage des victimes de
la répression ou de leurs proches et publié en 1984, dresse un tableau
de la société argentine pendant les années de la dictature et permet
de vérifier les résultats de l'application du programme, annoncé par le
-219-
gouverneur de Buenos Aires. Nous avons choisi un fragment du
de
prologue
Nunca mâs - t e x t e probablement rédigé par Sâbato lui-même - car 11
résume l e cadre réel où s* i n s c r i t l ' u n des romans de Moyano que nous
aurons à analyser dans c e t t e p a r t i e de notre t r a v a i l :
"En el delirio semantico, encabezado por
calificaciones
como "marxismo-leninismo", "apâtridas", "materiallstas
y
ateos", "enemigos de los valores occidentales y cristlanos",
todo era posible : desde gante que propiciaba una
révolution social hast a adolescentes sensibles que iban a
una villa-miseria a ayudar a sus moradores. Todos caian en
la redada s dirigentes sindicales que luchaban por una
simple mejora de salarios, muchachos que habian sido
miembros de un centro estudiantil, periodistas que no eran
adictos a la dictadura, psicôlogos y soclôlogos por
pertenecer a profesiones sospechosas, jôvenes
pacifistes,
monjas y sacerdotes que habian llevado la ensefianza de
Cristo a barriadas misérables. Y amigos de cualquiera de
ellos, y amigos de esos amigos, gente que habîa sido
denunclada por venganza personal y por secuestrados bajo
torturaC)
En cuanto a la sociedad, iba arraigândose la
idea de la desprotecciôn, el oscuro temor a que cualquiera,
por inocente que fuera, pudiese caer en aquella caza de
brujas, apoderândose de unos el miedo sobrecogedor y de
otros una tendencia consciente o inconsciente a justificar
el horror.'"7'*
La Rioja paie comme l e s autres régions de l'Argentine son t r i b u t
de sang et de souffrance.
Elle f a i t p a r t i e de la circonscription du
Tercer Cuerpo de Ejército
chargé de la répression dans dix provinces
argentines et dont l e siège est à Côrdoba. Le camp de concentration de
La Perla
appartenant
à cette
circonscription
a été l ' u n
inhumains parmi ceux mis en place par l e s Juntes m i l i t a i r e s .
-220-
des plus
3.2. L'écriture de la violence
Les trois romans que nous avons classés dans cette deuxième étape
de la production littéraire de Moyano n'ont que quelques traits en
commun si nous tenons compte seulement des aspects formels. El
oscuro
représente la culminât ion du style des oeuvres précédentes, mais un
style
enrichi
de
nouveaux
procédés
tels
que
l'exploration
des
différentes possibilités du monologue intérieur, la rupture de la
linéarité du récit et 1' intégration de la musique dans la structure du
roman.
El trlno
del
dlablo
souligne en revanche un tournant important
dans l'écriture de Moyano. L'humour qui n'avait fait que de très rares
apparitions dans les récits de la première époque se rend maître de la
vision
de
personnages
la
société
deviennent
argentine
presque
des
des
années
soixante-dix.
marionnettes
et
les
Les
longues
évocations consacrées à revoir et à analyser le passé sont remplacées
par les aventures
- mi-comiques, ml-traglques - d'un violoniste de
province aux prises avec Buenos Aires et les gouvernements militaires.
L'humour
deviendra
à
partir
de ce roman
une ressource employée
fréquemment par l'auteur dans les récits suivants mais sans atteindre
la continuité et la cohérence dont témoigne El trino
-221-
del
dlablo.
Ce
roman marque également l'entrée en force de la musique dans le sujet
traité, dans la peinture des personnages et, surtout, dans le niveau
métaphorique et symbolique du récit. Dès lors la musique ne quittera
plus l'écriture et se tiendra aux côtés du langage littéraire pour
1* enrichir et pour suppléer même à ses carences.
Avec El
vuelo
de tigre,
Moyano revient à la peinture du milieu
familial. Mais 1'analyse des rapports au sein de la famille et de ses
membres avec leur entourage se fait maintenant, d' une part à 1'aide de
procédés ayant déjà été expérimentés dans le roman précédent et,
d'autre part, par des formes qui rapprochent la littérature de Moyano
de l'oeuvre d'écrivains latino-américains tels que Carpentier, Scorza
ou Garcia Marquez. La voie frayée par l'humour a facilité l'irruption
du merveilleux.
Chacun de ces trois romans a donc sa personnalité propre qui le
rend
unique en ce qui concerne la forme. Ils sont pourtant tous des
réponses à la même inquiétude et des baromètres permettant de mesurer
la montée
du pouvoir militaire et de la tension sociale. Il serait
inutile de chercher dans les récits de Moyano le tableau prolixe des
événements qui se sont enchaînés a partir du gouvernement d'Ongania
pour
aboutir
au
coup
d'Etat
de
1976
ou
l'analyse
des
forces
s'affrontant sur la scène politique. Ce que les récits transmettent
est un climat de malaise accentué au fur et à mesure que la société
argentine plonge dans la violence et la répression.
Les personnages que Moyano chérit, innocents et rêveurs, humbles,
anonymes, capables de percevoir et de ressentir mais rarement capables
-222-
d'analyser objectivement une situation, vont se trouver dans un monde
délirant et impitoyable où ils seront plus démunis que Jamais. Et si
l'autorité arbitraire et abusive du père était dans les fictions
autobiographiques le pouvoir qui conditionnait la vie de chacun des
membres de la famille, ici c'est le pouvoir de l'Etat militaire qui
dicte les normes de la société à laquelle appartiennent les êtres
déconcertés et fragilisés qui peuplent les récits de la deuxième étape
de l'oeuvre, à la seule exception de El
oscura
Les agents de ce
pouvoir deviendront eux aussi des personnages que le narrateur
de comprendre d'abord - c'est la démarche de El
oscuro
essaie
-
comme
l'enfant adopté essayait de comprendre les raisons des agissements du
père substitut. Mais la caractérisation qui cherche à récupérer la
dimension humaine de ce type de personnage sera vite remplacée
par la
schématisation satirique de même que les efforts pour affirmer le
contraire de tout ce que le pouvoir militaire représente remplaceront
les
efforts
pour
essayer
de trouver
des explications
aux choix
personnels de ses agents.
Les autres personnages de Moyano, ceux qui habitent une société
assujettie par les armes, vont continuer à apprendre. D'abord comment
survivre - Triclinio, le violoniste, le fait grâce à l'aide de ses
aînés - comment résister et se libérer ensuite - Aballay le découvre
une fois que la nature lui a livré ses secrets -. Et plus tard, dans
les romans de la dernière étape, ces personnages, contraints à 1'exil
extérieur, devront apprendre à reconstruire et à se projeter vers
1' avenir.
-223-
Rolando, l e narrateur-musicien de Libro
au moment de
de navîos
y
borrascas,
parler des formes l e s plus insensées de l a répression,
avoue qu' i l l e f a i t forcé par l e s circonstances :
"...Aubiers querido
seguîr
tocando con
sordinaH<S3„.
"...siempre toco con sordina para no molestar a los
vecinos"***.
"Afo sirvo para estas profundidades. Soy un narrador de
agua dulce, capacltado para transporter naranjas o ciruelas
en el delta del Paranâ o hacer vlajes de cabota je. Pesca de
bajura en todo caso. Pero no mâs allé. Mo se nada del mar,
y menos de navegar. Si hablo del mar, lo hago obllgado por
las circunstancias. " f ' ° •*
Par l ' i n t e r m é d i a i r e de Rolando, Moyano parle de sa s i t u a t i o n et
de son oeuvre. Les changements qui sont intervenus dans son é c r i t u r e
apparaissent i c i expliqués par l'affirmation
implicite d'une éthique
de la création l i t t é r a i r e . Confronté à des événements trop graves pour
être
ignorés ou relégués,
sujets
p o l i t i q u e s et
l'écrivain
qui préfère
qui n ' e s t
pas porté sur
l e s thèmes de l ' i n t i m i t é
-
les
nous
l'avons constaté dans l e cas de Moyano à t r a v e r s l e s r é c i t s du monde
i n t é r i e u r - ne peut pas se dérober à l ' a p p e l
société.
les
El oscuro,
étapes
d'un
El trino
parcours
del diablo,
qui
des problèmes de sa
El vuelo del tigre
mène du traitement
marquent
littéraire
des
poblèmes individuels à celui des problèmes c o l l e c t i f s .
Le troisième roman, dont l e sujet est la répression consécutive
au coup d'Etat de 1976, représente l e moment l e plus d i f f i c i l e de ce
changement dont témoignent l e s oeuvres que nous aurons à analyser. En
effet,
des
l ' h i s t o i r e récente de l'Argentine a mis l e s écrivains face à
questions
auxquelles
leurs
prédécesseurs
-224-
n'avaient
pas
eu
à
répondre : comment nommer l'innommable - les camps de concentration,
la torture, le sadisme et l'abjection - et comment le traduire dans un
langage littéraire ? Comment échapper au danger de produire des textes
qui seraient une copie inauthentique des nombreux livres et articles
consacrés aux témoignages des victimes de la répression dont
la
démesure du vécu semble défier les règles de la vraisemblance et
entrer dans le domaine de la fiction ? Comment témoigner néanmoins
pour préserver une vérité que l'on doit faire entendre ? Comment faire
cohabiter l'étendue de l'horreur et la dimension de l'espoir ?
Par
El vuelo
le
del
choix
tigre
du
récit
allégorique,
Moyano
a
donné
avec
une réponse personnelle à ces questions. Le propre
de l'allégorie est d'avoir un sens littéral contingent et un sens
symbolique extérieur et accessible. Elle agit comme un filtre qui
laisse passer les référents et qui cherche à être la traduction d* une
certaine réalité. En utilisant l'allégorie pour filtrer les événements
qui sont au centre de son récit, Moyano évite une manière trop directe
d'approche
de la réalité des années de la dictature des Juntes
militaires comme il l'a déjà fait pour la période où le pays vivait le
processus
qui
le
conduirait
au
massacre
final.
L'humour
et
l'allégorie, les deux procédés qui soulignent la différence entre les
récits précédents et ceux dont nous allons nous occuper, fonctionnent
dans le cas de Moyano comme des gardes-fous qui protègent du "bruit et
de la fureur" des événements et des situations tragiques auxquels les
écrivains argentins ont dû donner une forme littéraire.
-225-
3.2.1. L'identité reniée
El
oscuro
constitue le pont entre les récits du monde intérieur
et ceux du monde extérieur. D'une part, le roman continue à développer
un problème personnel,- le drame d'un homme qui voit
mais qui ne reconnaît
ouvre
pas le mal en lui-même,
la deuxième étape car
détermine
le
comportement
l'événement
futur
des
le mal partout
et d'autre part,
qui précipite
personnages
est
il
la crise et
la
mort
d'un
étudiant tué au cours d'une manifestation. Le militaire responsable de
la répression qui s'est soldée par la mort de l'étudiant
protagoniste de l'histoire racontée. Moyano
le nom
de Victor
car c'est
l'échec
devient le
lui a donné ironiquement
personnel
qui couronne sa vie
remplie par 1'obssesslon de remporter des victoires sur le mal.
Le récit Jongle sur quatre focalisations correspondant aux quatre
instruments du quatuor de Brahms qui sous-tend la structure du roman :
Victor,
son père,
Joaquin - un ancien policier chargé par Victor de
retrouver des preuves de l'infidélité de sa femme
- et l'étudiant,
dont la voix nous parvient au moment où il agonise.
Moyano s'est inspiré d'un fait réel - nous l'avons déjà signalé mais dans son récit la mort de Pampillân a été dépouillée de tous les
détails qui pourraient permettre d'identifier facilement la victime et
le cadre historique des événements qui lui ont coûté la vie. Il s'agit
sans aucun doute de l'Argentine des dictablandas
où ces manifestations
bien que reprimées étaient encore possibles, mais il serait difficile
à un
lecteur
l'auteur
de nos jours sans aucun renseignement
ou sur l'histoire
sur la vie de
récente du pays de replacer le réfèrent
-226-
extra-littéraire à l'époque du gouvernement d'Onganla. Moyano a glissé
pourtant quelques pistes dans les dialogues ou dans les fréquentes
évocations des personnages : la mention d'une "révolution" - la
Revoluciôn
Argentine
de
1963 -,
des conflits
entre des groupes
militaires - les affrontements de deux tendances de l'armée, les
colorados
et les azules,
qui ont eu lieu à cette époque - et la
campagne journalistique dont la mort de l'étudiant a été suivie.
Le
cadre spatial
est
en revanche plus précis. La ville où
habitent les personnages est Côrdoba. Cette fols-ci elle n'est plus la
ville des marginaux que nous avons rencontrée dans le premier roman de
Moyano,
Una luz
muy lejana,
mais celle des pensions de famille où
logent les étudiants des provinces voisines. La Rioja et les Llanos
ont déjà une place importante dans les souvenirs de Victor et de son
père mais les événements qui déclenchent le conflit du personnage
central ont lieu à Côrdoba. Ce sera la dernière fois que cette ville
apparaît dans un récit de Moyano et de ce point de vue, El
oscuro
représente également une transition entre les premiers récits et les
romans ultérieurs.
L'objectif du roman : revenir à la source de la formation d'une
personnalité
autoritaire pour y trouver
les raisons du choix de
devenir un agent de la répression, conditionne la structure extérieur
de l'oeuvre.
Le récit se présente comme une série de retours en
arrière à partir du passé le plus récent où se situe le contenu
événementiel des chapitres I, IX et X. Les autres différents niveaux
du passé - l'enfance
militaire,
du protagoniste,
son entrée dans un lycée
son mariage, sa carrière dans l'armée et
-227-
le scandale
provoqué par la mort de l ' é t u d i a n t ,
se succèdent pas linéairement.
l'échec de sa vie conjugale - ne
I l faut donc recomposer l e parcours de
la vie de Victor et sa personnalité à p a r t i r des points de vue parfois
divergents apportés par
ses propres souvenirs et par
l e s souvenirs
des autres personnages. En général, chaque chapitre conserve la même
focalisation : l e VI, sur l e père ; l e s V et VII, sur Joaquln ; le
VIII sur l ' é t u d i a n t .
La femme n ' i n t e r v i e n t pas dans l e passé récent ;
e l l e est seulement évoquée par t r o i s des quatre personnages masculins
sur lesquels Moyano centre son r é c i t : Victor, son père et Joaquln. La
présence physique de Margarita est t r a d u i t e par un bruit de pas et à
la fin du r é c i t , ce bruit est l e seul l i e n entre l'isolement de Victor
et l e monde extérieur où i l a tout perdu.
Un mot narration
est
precariedad
l'axe
de la
-
répété
structure
périodiquement
interne.
au
fil
Chacun des
de
la
quatres
personnages focalisés est défini par rapport à ce concept de p r é c a r i t é
et i l a des s i g n i f i c a t i o n s différentes pour chacun d'eux. Le corps du
père et tout ce qui l ' e n t o u r e est f r a g i l e et précaire. Un épisode de
l'enfance
l'enfant
de Victor
montre quelle
a été
la
première réaction
de
en découvrant ce q u ' i l pense ê t r e la preuve de la p r é c a r i t é
de son père :
"En une cama Inmensa estaba su padre, su cuerpo pequefio
perdido entre la blancura de las sébanas. (...XI camînaba
hacia la cama sin atreverse a llegar. (...) El padre lo
estrechô y le dijo hijo querido, y él doblô la cabeza a un
costado para no besarlo. Entonces apoyô el oîdo contra el
pecho y slntiô latir, por primera vez, esa cosa alla
adentro,
esa cosa tan inmensa en un pecho tan
pequefio. (,..)Entoncest atacado por un miedo violento, se
llevô las manos a su propio pecho y sintiô que él tambiên
-228-
tenîa esa cosa adentro, latiendo
apresuradaaente,
como si
fuera a quebrarse.
Sin duda eso era lo ûnico que habîa
heredado de su padre : sus defectos. " ' ' ' •'
"El primer recuerdo que tengo de mi padre es su corazôn,
esa cosa precaria
latiendo.
Pero después su corazôn fue su
tambor en la plaza donde êl batîa su corazôn como para
darle
latidos."<1s>
La peur de la f r a g i l i t é et de la mort, pousse Victor à chercher
la
perfection
d'un
ordre
immuable c o n t r a i r e à celui
que l e
père
symbolise. Sa formation dans un lycée m i l i t a i r e - qui est un hasard
dans la vie de la famille, car c ' e s t un oncle qui prend en charge l e s
frais
de l'éducation
rassurant
de Victor -
l e met en contact
avec
dont i l a besoin pour f a i r e face à l a peur.
l'ordre
L'entrée au
lycée devient pour l u i une nouvelle naissance et la découverte d'un
milieu où tout est propre,
ordonné, massif et cohérent,
l e détache
définitivement de son père et de ses origines sociales :
"Cerrô los ojos como para que los objetos desapareciesen ,
y supo, en una tortuosa
divagaciôn
de datos y de objetos,
que lo ûnico verdaderamente bueno en su vida habîa sido el
liceo.
En esos afios todo habîa sido
bello
y
seguro.
Pertenecîa a un orden perfecto
que jamés se alteraba.
Las
cosas se hacîan en dîas y horas perfectamente
establecidos
y significaban
salvaciôn.
Cuando saliera
de allî tendrîa un
grado y entrarîa
en otro
orden superior
todavia
mes
perfecto y congruente, segûn lo atisbaba. (,..)Sin embargo lo
que vino después del liceo
fue tamblén precariedad
; de
modo que los dîas en el establecimiento
eran para êl como
una infancia dulce, irrécupérable,
C..)'1**
Le mot p r é c a r i t é qui a é t é u t i l i s é comme synonyme de faiblesse,
caducité
et
désordre
glisse
d'autres significations.
l'attend
à
la
sortie
dans l e
discours
du personnage
vers
Le contact avec l a société des c i v i l s qui
du
lycée
-229-
-
incohérente,
agitée
et
contradictoire - l e persuade de l ' e x i s t a n c e du mal dans tout ce qui ne
peut
pas ou ne veut pas se p l i e r
précaire
c'est
l'impur,
mouvements des autres,
la
à l'ordre
faillibilité
un danger
qu'il
c'est
potentiel
représente.
la culpabilité,
du moment q u ' i l s
Le
les
font
courir l e risque de la p r é c a r i t é . La peur est devenue volonté de f a i r e
peur pour combattre l e mal ou de d é t r u i r e ceux qui sont possédés par
le
mal:
implica
habita.
,,f
"Desgraciadamente
-
casi
destrucciôn
siempre
la
continuaba
de
la
destrucciôn
del
las
personas
donde
mal
él
"*->
La p r é c a r i t é des r e l a t i o n s humaines est pour Joaquin une source
de revenus. Retiré de la police, i l a fondé une agence de détectives
et vit de la peur et des soupçons de ses c l i e n t s :
"Estoy acostumbrado a tratar a mis clientes con cierta
frîa cortesîa que los oblige a exponer sin rodéos el
cochino asunto que generalmente
los trae. Aparecen
poniendo cara de santos para decir finalmente que el
marido o la mujer o el socio estân dando pasos
falsos(...)Yo, de este lado del escritorio estoy inmunizado
del mundo que ellos représentai
Para mi los ûnicos
problemas son los ingresos mensuales, el alquiler del
local, los sueldos de mis colaboradores, y aparté de eso
vivo en un perfecto equilibrio con el mundo."*1B>
Face à la démesure de Victor, Moyano a dressé un personnage qui
est son envers. Joaquin ne veut pas p l i e r l e monde a ses d é s i r s ,
il
s ' e s t déjà p l i é à l u i en profitant de ses imperfections. I l connaît l e
nom du subordonné de Victor qui a tué l ' é t u d i a n t ,
i l n'en dira rien et
i l ne portera pas de jugements sur l e meurtre. Peu enclin aux discours
moralisants
et
philosophiques,
Joaquin f a i t
-230-
transparaître
dans ses
observations sur le militaire, des raisons plus prosaïques que celles
invoquées par son client pour justifier la croisade contre le mal où
il s'est engagé. Les deux hommes se sont connus dans leur jeunesse, à
l'époque où Victor était un élève du lycée militaire. L'ordre parfait
du lycée qui est devenu pour l'adulte synonyme d'une enfance heureuse,
dévoile
dans les souvenirs de Joaquïn 1'origine sociale de ses
créateurs et le prix à payer pour en faire partie : pour se rendre
pareil aux autres élèves du lycée, Victor doit faire semblant de ne
pas appartenir aux couches populaires de sa province où l'accent
régional est plus marqué :
"Yo hacia en ese tiempo mi bachillerato a duras panas, en
el turno nocturno, y trabajaba durante el dîa en un
estudlo contable para pagarme la pension. El era mas
dlstinguido, nombraba a todas las buenas familias de La
Rioja, pero no con el acento de su tierra, que advertî
luego tan dulce al oido en la boca de su padre, sino en un
tono cuidadosamente estudiado que impedîa conocer a travês
de él su lugar de origen."<ie:>
Moyano
a travaillé
le personnage
du père, Don Blas,
aussi
soigneusement que celui de Victor en utilisant le même procédé : il
faut le recomposer à partir des souvenirs des autres personnages et de
son long soliloque qui occupe entièrement le chapitre VI. Paralysé et
rendu muet par la maladie, Blas s'adresse à un fils qui ne peut pas
l'entendre renouvelant ainsi dans la dernière rencontre la mésentente
de toute une vie. Dans les rapports entre Victor et Blas, l'auteur a
inversé ceux de Tacinto et de son père indien dans Una luz muy
lejana
et ceux des enfants des premiers récits avec leurs pères autoritaires
ou absents. Ces enfants attendaient l'amour d'un père qui se dérobait
sans cesse ou subissaient l'autorité injuste d'un père substitut. Ici,
-231-
c'est Victor qui se dérobe et son père celui qui s'obstine à l'aimer
et à le chercher sans se laisser décourager ni
par 1'indifférence ni
par les humiliations que son fils lui inflige.
Le mot précarité sert
aussi à définir les caractéristiques que
Moyano a choisi pour créer le personnage de Don Blas.
Physiquement
fragile, métis, veuf, originaire d'une localité des Llanos où le reste
de la famille se bat
contre la misère,
employé par la police pour
jouer du tambour dans les défilés et donc marginal par rapport
aux
autres membres
par
l'amour.
morale
Et
de
puissance
existîa,
de
si
l'institution,
Victor
l'ordre
de
représente
absolu,
l'amour
Don
donné
no me Impedîa amarlo.
satisfacîa,
Blas
la puissance
Blas
sans
a compensé
est
la
conditions
roman et avec
destructrice
représentation
:
Y no impidiêndomelo
con el solo hecho de que no impldieran
L'image de la comète,
la précarité
"Su
d'une
de
desprecio,
usted,
la
si
mi amor se
su existencia.
"""
image reprise par Moyano dans son dernier
la même signification,
synthétise l'attitude
de Blas
face à la fuite du temps et à l'inéluctabilité de la mort contenues
dans le concept de précarité. La répétition, preuve de la permanence
de la vie face à la menace de l'interruption - El
développait
cette
idée
qui
revient
constamment
fuego
dans
interrumpido,
l'oeuvre
de
Moyano - , est objectivée par la comète et ses retours périodiques.
Pour Blas, la comète est la promesse de sa continuité dans le monde à
travers le regard de son fils qui aura pris sa place lorsque celle-ci
reviendra. Pour Victor, en revanche, s'inscrire dans la lignée du père
c'est perpétuer son imperfection et faire partie du monde précaire qui
le hante depuis l'enfance : insignifiant,
-232-
faillible et fragile comme
son père, impur car Blas est un métis. Ce qui l u i déplaît dans son
apparence physique est en f a i t l'empreinte des t r a i t s de Don Blas :
"El habla fijado en su mente una Imagen de sî mismo que
no colncidîa con los rostros sutilmente cambiantea que el
espejo reflejaba a medida que pasaban los afios. La imagen
detenlda en la memoria conservaba todavîa algunos rasgos
atribuidoe a su madré, de remoto origen europeo. Ahora, en
cambio, en el rostro vulnerado por la suma de los dias, él
no era el hombre que siempre habîa creîdo ser ; los
bigotes parecian proclamar una falsa ferocidad y le daban
mes bien una expreslon implorante. Alguna prominencia en
los pûmulos, la forma de las cejas y algunos pliegues de
la boca al pronunciar ciertas vocales, la marnera de
mastlcar y, sobre todo, la expreslon de los ojos modificada
por algunas arrugas le devolvian la cara terrîgena de su
padre tocando el tambor en la banda policlal de la ya
olvldada ciudad de La /fie^a.'"""
Moyano a u t i l i s é
l'adjectif
terrîgena
- engendré ou né de la
t e r r e - en jouant sur l e s deux composantes du mot. Blas est un homme
de
tterra
indigenas.
adentro,
de l ' i n t é r i e u r
En l e r e j e t a n t ,
conservée à La Rioja
et
population de sa province.
du pays,
et
il
a des
ancêtres
Victor refuse l a c u l t u r e populaire
criolla
l e métissage qui
de
est
à l'origine
la
I l renie donc une p a r t i e gênante de son
i d e n t i t é pour s'accrocher aux vagues origines européennes de la mère.
Nous pouvons constater
ici
la dernière élaboration du thème de la
hantise du passé des premiers r é c i t s autobiographiques.
années,
Durant
des
l e protagoniste du roman a essayé de se débarrasser de la
mémoire de ses origines qui l e poursuit en l a personne de son père.
Mais l e s pôles p o s i t i f et négatif qui correspondaient à l'opposition
poursuivi-poursuivant, sont i c i inversés. Fuir l e s origines n ' e s t plus
-233-
la condition du salut mais la preuve d'une cécité de la conscience qui
se projette sur le titre du roman.
A la fin du récit,
certain sentiment
Moyano semble prêter à son protagoniste un
de regret.
Dans un rêve Victor se trouve face à
toutes les personnes qu'il n'a pas su voir ou qu'il a sacrifiées à son
ordre sans pitié. Les images oniriques terminent la caractérisation du
personnage
au
moment
où
le
roman
s'achève
mettant
à
la
fois
en
évidence la vraie nature du conflit entre Blas et son fils et un début
de prise de conscience qui se manifeste dans l'attitude des autres
personnages envers le protagoniste : ils 1'ont tous pardonné. Le désir
d'être pardonné se traduit donc par l'absolution qu'on lui donne. Le
paternalisme
autoritaire
devient
paternalisme
tout
court
et
Victor
établit avec l'étudiant des liens destinés à lui épargner la précarité
du monde :
"Victor sonriô y bebiô su café. La juventud era generosa.
Los llbros, sin duda subversivos, sobre la mesa, eran
también un signo de generosidad. Se sintiô protector de
todo eso,
- Cômo van los estudios - dijo paternalmente.""'s>
L'image du père qui apparaît dans le rêve confirme ce que Moyano
a suggéré au fil du récit : Blas apparaît sous les traits que Victor
aurait voulus pour lui de son vivant. Toutes les caractéristiques du
personnage correspondant à son statut social
- situation financière,
origines raciales, profession - sont inversées et ce n'est que sous sa
nouvelle
apparence
que
Don
Blas
respect de son fils :
-234-
obtient
la
considération
et
le
"Cuando Victor entra, su padre girô râpldamente, como
sorprendido, y se acercô a él tendiéndole una mano. Su
padre era un oficial del ejército. (...)"
"Se sentaron. Victor lo miré detenidamente. El uniforme
parecia cortado en la mejor sastreria militar del pais. Los
bigotes de su padre tenian resplandores rojizos. El cabello
era casl rublo. (...)"
"- Esta noche el cometa estera en ese lugar. Podremos
verlo juntos.
- Es verdad. Lo habia olvldado - dljo Victor."'*0'
Victor classe l e s hommes en deux catégories : l e s t r a î t r e s et l e s
héros ; lui-même se considère, bien entendu, un héros. Dans El oscuro,
Moyano s ' a t t a c h e
à
démontrer
que
l'héroïsme,
tel
que Victor
le
conçoit, n ' e s t que l e masque de la peur, et que l e v é r i t a b l e t r a î t r e
est celui qui renie ses origines. Mais bien que l e roman développe l e s
raisons
et
les
conséquences
d'un
choix
personnel,
derrière
le
protagoniste apparaît un autre choix historique dont l e s conséquences
conditionnent l e présent de La Rioja. C'est celui fait par l e s
de la Patria au XIXe s i è c l e : renoncer à la c u l t u r e criolla,
Padres
f a i r e de
l'Argentine un pays seulement tourné vers l'Europe et forger une armée
qui, i d e n t i f i é e désormais au projet de l ' o l i g a r c h i e , contribuera à la
soumission et à l'appauvrissement des provinces de l ' i n t é r i e u r et fera
du
métissage
un
motif
de
honte.
A travers
le
protagoniste
de
El oscuro,
Moyano n ' a pas seulement touché un problème de l ' a c t u a l i t é
politique
argentine
des
années
soixante,
il
a rappelé
aussi
les
antécédents historiques des événements contemporains. La réflexion qui
avait débuté dans la dernière p a r t i e du roman précédent
avec la scène
des r e t r o u v a i l l e s de Tacinto et de son père trouve i c i sa continuation
-235-
et
l'auteur
passe
progressivement
du
problème
de
l'identité
personnelle à celui de l'identité collective.
3. 2. 2. La répression et l'exil intérieur
Huit ans après El ascura,
le titre reprend
celui
Môyano écrit El trino
del diablo dont
d'une sonate de Giuseppe Tartini
que le
compositeur italien aurait d'abord écoutée durant un rêve inspiré par
le diable et ensuite transcrit0"121 *• Créé dans le climat de violence
et de confusion de 1974, ce petit roman - il a à peine cent ving-trols
pages - est un catalogue des maux de la société argentine enfermée
dans l'impasse du militarisme.
Freud considérait l'humour comme une défense du Moi contre la
douleur et les contradictions du monde extérieur ; muni du bouclier de
l'humour, Moyano se lance dans le récit satirique et allégorique pour
parler de 1' impuissance de la société civile confrontée à la force des
armes. Il le fait à travers l'histoire de Triclinio, jeune violoniste
rlojano
émigré de sa province natale pour échapper à la misère et à la
répression.
Le texte de 1974, écrit donc avant le départ de l'auteur en exil,
a été réécrit en Espagne et publié en 1988. La deuxième version
reprend
pour l'essentiel
le premier texte mais supprime quelques
détails dont le réfèrent n'est pas connu des lecteurs espagnols. Cette
deuxième version multiplie par ailleurs les références à la musique,
modifie
légèrement
quelques
personnages
-236-
et
change
le
titres
de
certains chapitres. Nous avons choisi de travailler sur la première
version car elle est plus significative de l'évolution du style de
l'auteur. En outre, elle rapporte avec plus de fidélité le climat de
la période
qui a inspiré 1'oeuvre.
En vertu de la forme allégorique
utilisée,
le roman rend
possible plusieurs lectures. En effet, le lecteur peut considérer le
récit comme une vaste métaphore de la société argentine soumise au
pouvoir militaire ; il peut surtout remarquer l'opposition entre la
pauvreté de La Rioja et la richesse de Buenos Aires et, dans la mesure
où Triclinio
termine
son
aventure
dans
un
personnage comme un représentant des cabecitas
bidonville,
negras
voir
le
de l'intérieur
du pays en train de renouveler leur triste aventure urbaine ; il peut,
enfin, tenir compte de la profession de Triclinio et prendre le récit
comme une méditation
sur
le sort
des artistes dans une société
répressive. Il nous semble que dans El trino
del
dlablo
Moyano a visé
en même temps cet ensemble de problèmes qui peuvent par ailleurs être
ramenés à un seul
: 1* exil intérieur. Simple citoyen aux prises avec
les dictateurs, artiste obligé de se taire ou habitant d'une zone
marginale du pays contraint d'émigrer, Triclinio est toujours un exilé
dans son propre pays et son aventure devient tragique et comique à la
fois parce qu'il la regarde avec une parfaite innocence. Dans sa
province, il
aura d'abord une carte de desubicado,
quitter La Rioja, une carte de desarraigado
méritera la carte de huésped
en observaciôn
; à Buenos Aires il
et obligé de vivre dans un
bidonville, il obtiendra enfin celle de exillado.
-237-
puis, au moment de
Presque sans se
rendre compte de la dimension de ses malheurs il est privé de la
citoyenneté.
Le personnage choisi par Moyano pour parler de l'exil intérieur
est un parent argentin de Candide. El trino
comme un texte second
del
diablo
peut être lu
ou, d'après la terminologie de Genêtte*23*,
comme un hypertexte inspiré des lignes fondamentales de l'oeuvre de
Voltaire.
Il
protagoniste
s'agit
naïf
et
donc
d'un
influencé
roman
par
d*apprentisage
son
professeur
avec
de
un
violon,
Spumarola, l'émule moderne de Pangloss, qui conseille à Triclinio
d' entreprendre un voyage à Buenos Aires, une ville - selon lui - dans
laquelle les violonistes peuvent espérer un meilleur avenir.
Tout au long du récit on peut constater la présence d'éléments
communs à la tradition où s'inscrit le Candide
de Voltaire, celle de
la satire ménippée, genre qui remonte au Ille siècle avant notre ère.
Les traits de la ménippée décrits par Bakhtine**3* peuvent
presque
tous
retrouvés
dans
El
trino
del
diablo
:
la
être
liberté
d'invention qui donne des textes ne respectant pas les limitations de
l'histoire ; des situations exceptionnelles et des aventures débridées
qui ne sont jamais gratuites mais créées pour mettre à l'épreuve une
vérité et répondre à une intention idéologique ; la réflexion sur des
questions morales ; les discours, les conduites excentriques et les
sorties
incongrues
;
les
contrastes
violents
et
les
alliances
contradictoires.
Dans
le
contexte
de
l'oeuvre
de
Moyano,
ce
petit
roman
d'apprentissage qui tourne son héros en dérision devient également une
-238-
parodie de Una luz muy lejana.
L'auteur a conçu la s t r u c t u r e de son
premier roman comme un passage et 11 l e souligne par l ' I n t i t u l é du
premier et du dernier chapitre : Entrada et Salida.
I c i , l e passage se
termine par une impasse. Une fols à Buenos Aires et après avoir été
confronté à toute s o r t e de malheurs, T r i c l i n i o ne peut r e p a r t i r pour
La Rioja car sa province n ' e x i s t e plus :
"En la ventanllla
le dtjeron que podîan venderle pasajes
para Côrdoba, Catamarca o San Juan, pero nunca para
La Rioja, porque esta habîa sido dividida y repartida
entre
aquellas provlnclas. El nuevo goblerno, an te los acuclantes
problemas riojanos,
los habîa resuelto
ellnlnando
a la
provincia. C.iLos cordobeses habîan instalado
una fébrlca
de salchichas en la casa de gobierno, el gobernador habîa
pasado a ser ordenanza en un paslllo de los Tribunales de
San Juan, la historia
provincial
fue utilizada
para hacer
chistes y zambas, (,..)los hacheros de los Llanos fueron
castrados y sus mujeres inseminadas artificlalmente
con
espermatozoldes
traîdos
del Japon, (...). Finalmente
los
perros, los burros, los gallos y los vendedores ambulantes
fueron
unificados
en el rubro
"varios",
embalados y
remitidos a Bolivie en pago de una deuda.n<SA:>
La s i t u a t i o n
sans
issue
du pays que Moyano t r a d u i t
par
la
s i t u a t i o n de T r i c l i n i o apparaît t r a i t é e différemment dans t r o i s r é c i t s
é c r i t s entre 1972 et 1975
: Tiermusik,
El poder,
la gloria,
etc.,
et
Kafka 72. Les personnages des t r o i s nouvelles c i t é e s restent enfermés,
comme
Triclinio,
d'impuissance
dans
mis
en
une
impasse
évidence
par
mais
le
l'écriture
climat
ne
de
trouve
peur
et
pas
ici
l'échappatoire de l'humour.
L'histoire
de T r i c l i n i o s'échelonne
roman qui compte vingt en t o t a l .
sur dix-neuf
Le premier,
-239-
chapitres du
sous l e prétexte de
décrire la fondation de La Rioja et par le biais d'un futurologue qui
fait partie de l'expédition de Ramirez de Velasco, résume l'histoire
de la province et ses problèmes contemporains :
"Ramirez y sus ayudantes se reunieron para tratar la
situaciôn y decidlr algo. Hablô entonces su asesor en
futurologia, quien predijo grandes plagas, sequîas, pestes
y otros maies menores para la novîsima cludad.(...)La gente
no conseguirîa trabajo, habrîa hambre, y los mâs fieros se
alzarian en armas contra el poder central. Dificil de
gobernar, estarîa slgnada por las intervenciones
militares,
<SS3
el calor y las moscas."
A la fin du chapitre, le narrateur informe que dans la ville de
Ramlrez de Velasco ont joué du violon saint Francisco Solano et
Triclinio. Lorsque le jeune Triclinio se voit contraint d'étudier le
violon
à la suite d' une décision de son père - celui-ci a lu dans une
revue l'histoire de Paganini et de son énorme fortune - le narrateur
introduit Spumarola. Dans le chapitre III intitulé : Que trata
tncreïble
les
Spumarola,
traits
Moyano présente le descendant de Pangloss sous
d'un militant
d'Hipôlito Yrigoyen.
del
l'Union
de
L'optimisme
Civica
du meilleur
Radical,
le parti
des mondes possibles
contre lequel se dresse Voltaire est remplacé dans le roman de Moyano
par la béatitude d'un héritier des idées krausistes chères à Yrigoyen.
Professeur de Philosophie vers 1880, celui qui sera à deux reprises
président des Argentins avait découvert le philosophe allemand Karl
Krause, l'un des épigones de Fichte et de Schelling. Krause prônait
une religion de l'égalité humaine, du pacifisme, et de l'harmonie
universelle.
Le
monde
étant
d1 essence
divine,
le
Bien
existe
potentiellement mais il doit être mis en oeuvre par les hommes groupés
-240-
en associations regroupées elles-mêmes dans une Ligue de l'Humanité.
Profondément attaché à ces idées qui avaient eu un grand succès en
Espagne dans la deuxième moitié du XIXe siècle, Yrigoyen était devenu
l'apôtre d'une religion civique, ses partisans se faisaient appeler
correligionarios
et le programme du parti avait pour nom la Causa.
"préparer
Le Spumarola militant radical doit assumer la tâche de
la gente para el caso de que algûn dîa hubiese
qu'il ne pourra Jamais accomplir
soberanîa,
abstractos
independencia,
del nombre,
habeas
corpus,
tâche
faute d'une conjoncture historique
favorable et d'un public prêt à écouter un
del abuso de vocablos
elecciones"***3,
taies
libertad,
discours démodé
como paz, Justicia,
garantîas
individuales,
"en razôn
democracia,
derechos
etc. "f3""5 N'ayant pas réussi sa mission il
se consacre à l'enseignement du violon, enseignement pour lequel il
est aussi peu réaliste que pour les activités politiques.
Moyano est tendre avec son personnage : il le présente comme un
optimiste naïf qui croit â des valeurs qui ont perdu leur sens dans
une société soumise à la force des armes. Lorsqu' il arrive à La Rioja,
il n'a comme bagages que son violon et sa foi civique traduite par des
mots devenus anachroniques. Le discours et la musique s'avèrent tout
aussi inefficaces l'un que l'autre pour l'aider à survivre. Accusé
d'être
intellectuel
et
conspirateur
par le général Schonpferd et
rejeté par son propre parti, Spumarola sera d'ailleurs le premier à
prendre
le
chemin
de
l'exil
violonistes qui se produit
annonçant
ainsi
l'exode
massif
de
lorsque la mode des floralies et des
sérénades cède la place à la mode des commissions d'enquête. Nous
retrouverons le personnage, quinze chapitres plus tard, . au moment où
-241-
Triclinio,
devenu lui-même un exilé, f a i t semblant d ' ê t r e aveugle et
joue dans une rue de Buenos Aires pour gagner sa vie :
"El capricho 24 de Paganini hizo detener a un rengo. Ya el
toc toc monorrïtmico de su bastôn habia devuelto recuerdos
Infantiles
a la meaorla del joven ciego. Pero lo que
parecïa recuerdo se corporizô en una voz didâctica
inconfundible :
- Hijo mlo - deletreô el vejestorio -les que acaso no te
acuerdas de mi? Soy Spumarola, ahora casi tu discipulo,
casi tu nieto.
- Maestro - dijo Triclinio.
- No me liâmes maestro. Jamâs oi una afinaciôn tan
perfecta de este capricho. £Y con todo esto estas en la
miseria? 0 es que tienes cuentas en los Bancos, en cuyo
caso podrïas ayudarme para salvarme de Villa Violin,
adonde no quiero caer a pesar de todo.
- En realidad - dijo Triclinio - no debî disfrazarme de
ciego sino de mudo, porque lo que deseo ahora es no
hablar. Todo esto esta Ueno de palabras. Quiero un poco de
silencio.
- Las cosas van a cambiar, van a cambiar sin duda - dijo
el viejo haciendo descansar su bastôn -. Estâmes
reorganizando el Partido, y créeme que nos estamos
renovando, tenemos un plan de avanzada, las cosas tienen
que cambiar cuando lleguemos al poder. Tenemos una
cantidad impresionante de afiliados nuevos.
- Esta bien - dijo Triclinio repasando las afinaciones y
dispuesto a seguir su trabajo.H<s&>
La rencontre
du maître
et
de son d i s c i p l e
met
en
évidence
l ' é v o l u t i o n de T r i c l i n i o . Spumarola, en revanche, n ' a pas changé.
Il
continue a c r o i r e en son vieux p a r t i , pense que c e l u i - c i va gagner l e s
élections - toujours hypothétiques - et que l a solution des problèmes
du pays passe par un renouvellement
des s t r u c t u r e s du
radicalisme.
Mais T r i c l i n i o est immunisé maintenant contre l e discours de Spumarola
et,
en général,
contre tous l e s discours, car après avoir découvert
-242-
l'existence de la torture 11 a décidé d'agir au lieu de parler. Moyano
a marqué
cette
opposition
Juxtaposant
dans
le même
chapitre la
rencontre des deux hommes et le seul acte de Triclinio qui constitue
une tentative pour changer une réalité qui le répugne. La maîtrise de
l'art que Spumarola lui a enseignée est mise au service de sa propre
cause
et
Triclinio
s'intitule El regreso
devient
un
Hamelin
argentin
-
le
chapitre
de Hamelin -, qui se jure de débarrasser Buenos
Aires de tous ses tortionnaires. En effet, au son de la musique , les
tortionnaires sortent de leurs cachettes avec leurs instruments et
suivent Triclinio qui les conduit
dans le fleuve afin qu'ils s'y
noient. Triomphe éphémère car aussi bien le maître que son disciple
seront
ramassés
par
la balayeuse
municipale
et
déposés
dans la
décharge publique. En outre, le geste de Triclinio n' aura servi à
rien :
"De talleres y fâbricas venia el enloquecido golpeteo de
los martinetes, el crujlr de las morsas, la rabia de las
sierras que estremecîan los metales fabrlcando nuevos
instrumentes de
tortura.ntss,>
Au bout de ses aventures, Triclinio échoue à Villa Vlolln. Pour
créer son bidonville imaginaire Moyano a emprunté les traits des
villas
Miseria
de la banlieue de Buenos Aires proches des décharges
publiques, inondées et insalubres. Les procédés irréalisants font de
la
villa
miseria
du roman
un lieu fantomatique,
peuplé par des
musiciens atteins d'arthrite et dépossédés de leurs instruments mais
essayant
encore de Jouer et de composer dans leur imagination des
musiques
interdites destinées à sortir subrepticement de Villa Violin
-243-
pour être écoutées dans le reste de la ville. La musique est donc
devenue une métaphore a travers laquelle Moyano parle de la liberté
d'expression et de la possibilité d'affirmer un discours libérateur.
Les adultes qui recueillent le jeune Tricllnio après ses tristes
aventures lui apprennent comment vivre l'exil intérieur. Ismaël, dans
Una
luz
muy
conventillo
lejana,
quittait
les
laissés-pour-compte
de
son
car 11 se sentait différent et voulait trouver un monde
meilleur ; Tricllnio, quant à lui, trouve le seul monde possible
dans
la compagnie de ceux qui ont été classés parmi les indésirables ou les
dangereux et qui sont de ce fait
ses semblables. L'issue que Moyano
laisse toujours à ses personnages est représentée, dans le cas de
Tricllnio, par la solidarité de ses nouveaux amis : les musiciens
arthritiques ont aménagé le bidonville pour qu'il ressemble à La
Rioja. Dans la ville de la mémoire, Tricllnio récupère son enfance,
les êtres chers, les sons et les couleurs qui l'avaient quitté à
Buenos Aires. Ils ne sont que des copies imparfaites de la réalité
mais
l'aideront
disparition
à garder
son
identité mise
à l'épreuve
par la
de sa terre natale .
Dans la description
de certains
personnages
la caricature
provoque un rire facile. Tel est le cas des deux présidents militaires
qui reçoivent
devine
les
Tricllnio,
portraits
demandeur d'emploi,
d*Onganla
et
derrière lesquels on
de Lanusse
(dans la deuxième
version, il s'agit probablement d*Illla et d'Onganla). Mais la présence
permanente de la répression, suggérée par les bruits des instruments
de
torture
ou
montrée
directement,
-244-
entoure les
aventures
du
protagoniste d'un climat parfois oppressif qui rappelle la nature des
référents historiques du roman.
Avec Triclinio, Moyano a créé un être pathétique, ridicule à
force d'être naïf, qui avance
à travers les rues d'une ville sous
occupation militaire sans mesurer la portée des incidents auxquels il
se voit
mêlé.
certaine
Plus que Candide,
le personnage évoque,
mesure, le Chariot de La ruée
vers
l'or
dans une
se promenant dans
une rue d'Alaska poursuivi par un ours qu' il n1 a même pas remarqué.
Triclinio, lui, passe au travers des gaz lacrymogènes, accroché à son
violon, la tête pleine des bruits dont 11 n1 arrive pas à saisir le
sens, exposé et protégé à la fols par son innocence et sa
générosité
qui trouveront seulement leur place parmi les musiciens du bidonville.
L'apprentissage de Triclinio est un apprentissage avorté parce qu'il
n'a découvert que les contraintes d'un monde en délire. Les musiciens
qui l'adoptent - il y en a un qui a pris exprès l'aspect physique de
son père - en lui permettant de survivre et en lui offrant un modèle
de société plus humain, lui accordent aussi la possibilité de revenir
en arrière pour commencer un autre cycle d'apprentissage. L'impasse
peut
devenir
ainsi
un lieu d'attente
où les rapports solidaires
brisent l'isolement de l'exil intérieur. Les derniers mots que Moyano
met dans la bouche de son personnage sont : "Tenemos todo
por
delante.
el
ttempo
•»<»»* Le jardin qu'il faut cultiver a Villa Violin, est
celui de la survie, aussi bien celle des hommes que celle de leur
droit à s' exprimer.
-245-
3. 2. 3. La violation de la mémoire et la dissolution de l'Identité
SI El
trino
del
dlablo
témoigne déjà d'un changement Important
El vuelo
dans l'écriture de Moyano, avec
del
tigre
et surtout avec la
dernière partie du roman, l'auteur fait une première Incursion dans
les formes littéraires du réel merveilleux peu ou guère explorées par
les narrateurs argentins et par l'auteur lui-même avant ce tournant de
son
oeuvre.
Nous
avions
fait
remarquer
dans
quelques-unes
des
nouvelles de la première étape la recherche du merveilleux chez des
personnages étouffés par la médiocrité et la fatigue de la ville. Dans
ce •roman, au travers d'Aballay et de ses ressources presque magiques
pour se débarrasser de Nabu, Moyano
affirme la possibilité de trouver
un regard autre qui atteigne le merveilleux et l'utilise comme une
arme de défense contre les prétentions des dictateurs. La cohabitation
du réel et du merveilleux est ici très brève mais elle annonce
Très
golpes
et
les
réflexions qui sont à la base de ce segment narratif de El vuelo
del
de
timbal
où
Moyano
approfondit
les
techniques
tigre.
A travers l'histoire
d'une famille de province, les Aballay,
habitants de Hualacato - un village situé entre
y las
desgraciasi!*'i
la cordillera,
el mar
* -, Moyano raconte l'histoire des années de la
dictature par le biais d'une allégorie qui est suggérée depuis les
premières
pages
du
roman,
au
moment
où
sont
introduits
personnages-clés du récit : le vieil Aballay et la chatte :
-246-
deux
"Era uno de los pocos moment os de la noche sin un solo
ruido de vida, ni insectos, ni pêjaros, ni reptiles parecen
existlr ; todo coincidlendo con la memoria de la gâta que
guardaba esos momentos desde antlguo y la împulsaban
todas las noches a trepar a la veleta para esperarlos.
Momentos de seguridad,
de ceremonlas naturales
no
Interrumpidas, ahora que cambiaban tanto las cosas en
Hualacato ; cosas nuevas que ella no ténia en su memoria
de la noche."
"El vlejo Aballay si las ténia y las contaba a su manera,
fabulando sln alterar los fundamentos, en parte para poder
llegar a la verdad, en parte para atenuar ciertas imagenes
que daflarian la memoria, transfiriéndolas
a cosas menos
sensibles que la carne."*331*
Le roman reproduit l ' a t t i t u d e d'Aballay face aux h i s t o i r e s q u ' i l
raconte.
trouver
Aussi,
11 se présentera comme une évocation qui cherche à
une v é r i t é
fondamentaux
tout
et
en
à la
évitant
transmettre
l'allusion
sans changer
directe.
ses
aspects
Aballay,
vieux
conteur toujours prêt à i l l u s t r e r avec une fable l e s s i t u a t i o n s vécues
et leur sens caché, n ' e s t pas gratuitement introduit dès l e début du
roman. Moyano l a i s s e r a planer dans l e dernier chapitre l e doute sur l e
v é r i t a b l e rôle qu' i l a joué par rapport à la narration. Le lecteur ne
sait
pas s i
c'est
l u i qui a raconté toute l ' h i s t o i r e
a quelqu'un
d' autre chargé de la rapporter, s ' i l a imaginé l e dénouement
ou s i l e
second narrateur
dans
l'a
inventé
de toutes
pièces.
De même,
le
dernier paragraphe du fragment c i t é , a p a r t i r de ce qui est dit sur la
mémoire i l est possible de se demander
de quelle mémoire i l s ' a g i t :
de la mémoire d'Aballay ou de la mémoire de ceux qui 1* écoutent ? Et
s i on parle indirectement des d e s t i n a t a i r e s du roman porquoi f e r a i t - o n
allusion à la mémoire et non à l a s e n s i b i l i t é ?.
-247-
Pour répondre à ces questions il faut se replacer dans deux
contextes différents : le contexte de l'oeuvre de Moyano dans son
ensemble et le cadre de la réalité extra-littéraire de £2 vuelo
tigre.
Llbro
A la question sur le narrateur répondent
del
de navîos... et
le roman suivant. Nous verrons lors de l'analyse de ces deux oeuvres
se dessiner un protagoniste qui assume aussi la responsabilité de la
narration. Aballay étant conteur et possible narrateur de l'histoire
ou d'une partie
de l'histoire,
prépare déjà
l'arrivée
des deux
narrateurs suivants par lesquels Moyano commencera à analyser le rôle
de la littérature et la place de l'écrivain dans la société. Dans le
commentaire sur les procédés dont Aballay se sert pour parler de la
réalité, Moyano n'annonce pas seulement l'utilisation des procédés
allégoriques dans son propre récit mais il introduit une première
réflexion sur sa démarche littéraire.
Quant à la dernière question,
celle qui concerne la mémoire, elle peut trouver une réponse lorsque
l'on
identifie
connaissent
que
les
destinataires
trop
bien
aux
lecteurs
argentins
l'histoire
racontée
ou
des
qui
ne
histoires
semblables, dont le souvenir est blessant.
Le style de Moyano
progressive
intérieurs
complexité
simultanés
témoigne
formelle.
et
des
dans El
L'auteur
déplacements
vuelo
utilise
del
des
constants
tigre
d'une
monologues
et
parfois
vertigineux de la focalisation, entraînant l'alternance de la vision
adulte, enfantine et même animale des événements ; l'emboîtement des
récits allégoriques et le changement de registre (grotesque, lyrique,
Ironique, dramatique) sont fréquents ainsi que les jeux de mots et
même la création de nouveaux mots. A ces caractéristiques il faut
-248-
ajouter
une métaphorlsatlon
apppuyée sur la musique,
procédé déjà
exploité dans le roman précédent.
La structure extérieure du roman est en revanche plus simple : du
chapitre I au chapitre XII, le récit est centré sur les différentes
étapes de la dictature établie par Nabu à 1* intérieur de la maison de
la famille Aballay.
La libération de la famille et du village tout
entier
à partir
est
racontée
du chapitre XIII
et
occupe les deux
chapitres restants.
Les
bruits
que Triclinio
entendait
dans
sa tête quand
il ne
pouvait pas atteindre la compréhension des événements ou des discours
des
autres,
se
sont
maintenant
objectivés
:
les
envahisseurs
de
Hualacato sont des percussionnistes et dès leur arrivée le son de la
percussion
rythme
extérieur,
les
percussionniste
la
vie
du
hualacatetSos
village.
devront
Ayant
admettre
perdu
déjà
l'espace
l'installation
d'un
dans le foyer de chacun des suspects. Nabu occupe la
maison des Aballay,
une famille ouvrière composée par le grand-père
dont nous ne connaîtrons que le nom de famille, Cholo et Coca, son
fils et sa belle-fille, et cinq petits- enfants dont deux adolescents,
Kico et Sila. La vie de la famille et de Hualacato en général avant
l'arrivée
des percussionnistes
évocations
des
personnages
et
peut
des
être reconstruite à partir
des
objets
Les
qui
les
entourent.
habitants de Hualacato ont mené une vie simple dans une région où les
problèmes ne manquent pas
exactions -
: maladies endémiques, mortalité infantile,
Aballay a été dépouillé de ses terres, ce qui suggère
l'existence de conflits avec les propriétaires fonciers - mais où ces
problèmes sont partagés dans l'amitié et la solidarité. Le groupe de
-249-
base
constitué
s'élargit
lors
par
le
de l a
grand-père,
célébration
les
parents
des r i t e s
mariages, anniversaires - de nombreux oncles,
et
les
familiaux
-
enfants,
baptêmes,
tantes et cousins. Ce
monde Imparfait mais p r é v i s i b l e sera bouleversé par l ' a r r i v é e de Nabu.
Moyano a f a i t
du personnage de Nabu une synthèse de tous l e s
agents de la répression : i l est à la fois représentant du pouvoir
central, geôlier, t o r t i o n n a i r e , bureaucrate et inquisiteur. Mais i l se
veut surtout rédempteur. Dès son arrivée à la maison, en renversant la
formule
de p o l i t e s s e
utilisée
pour
se
présenter
aux Aballay,
il
instaure l e non-sens :
"El hombre golpeô dos veces la puerta. Cuando estuvo
adentro, aunque era de noche, dijo répidamente buenos dias,
soy el Percusionista."
"(...) He venido a salvarlos, no a perderlos. He salvado a
muchas familias como esta y en peores clrcunstancias. (...)
Uds. tenian la obligation de solicitar voluntarlamente un
Salvador segûn se ha dicho por radio y télévision hasta el
cansancio. No lo han hecho. Inocente
resistencia."*339
En commençant l e mot Percusionista
suggéré un grade qui s ' a j o u t e
musiciens
qui
jouent
frapper : golpear,
Estado.
d'un
par une majuscule,
à l a fonction de frapper,
instrument
à
percussion.
Moyano a
propre aux
En
espagnol,
renvoie aussi à une r é a l i t é p o l i t i q u e : golpe
de
Le nouveau d i c t a t e u r a, naturellement, un nom q u ' i l précise à
la demande d'Aballay :
"- Podemos saber su nombre por lo menos ?(...)
- Mi nombre es un poco largo. Pueden llamarme Nabu
simplemente. <a*>
-250-
L'abréviation
proposée
par
Nabu
Induit
a
penser
qu'une
fols
complété, le nom peut être Nabuchodonosor. Il rapelleralt, dans ce cas
un personnage de l'Ancien Testament,
Nabuchodonosor II, dont le nom
est cité avec horreur dans les textes sacrés car c'est lui qui détruit
Jérusalem et condamne le peuple de Juda à la mort et à l'exil,
A partir du chapitre II, le récit va dévoiler en quoi consiste la
rédemption que Nabu apporte aux Aballay : c'est l'anéantissement de la
volonté, la mémoire, le respect de soi-même, la capacité de rêver et
de penser et l'identité de chaque membre du groupe et de celui-ci en
tant que groupe. En faisant
parcourt
toutes
argentines
les
toujours appel à des allégories, Moyano
méthodes
employées
par
les
Juntes
militaires
: la propagande (Nabu fait chaque dimanche un sermon et la
famille est contrainte d'y assister) , la censure, qui atteignant tous
les niveaux de l'expression et de la création transforme les adultes
en enfants
suivant
obligés
à
créer
et
à consommer
les directives de l'Etat
des produits
culturels
(les Aballay doivent s'appliquer à
faire des figures d'animaux en pliant des feuilles de papier, seule
activité
"culturelle"
permise)
;
les
secteurs
interdits
à
la
circulation et le couvre-feu (Nabu interdit les sorties dans le jardin
et établit les heures du réveil et du
coucher) ; la torture appliquée
systématiquement - dans le roman il y deux scènes de torture pour le
traitement desquelles Moyano a multiplié les filtres de l'allégorie -;
le contrôle de toutes les formes de communication
lettres
que
reçoit
la
famille)
déplacements des suspects,
et
la
(Nabu s'empare des
surveillance
stricte
des
les futures victimes, symbolisée dans le
-251-
roman
par
turistas
les
appareils
photographiques
que
Nabu et
les
autres
envahisseurs de Hualacato portent toujours avec eux.
La miniaturisation de la société que Moyano opère dans son roman
réussit deux effets complémentaires : d'une part, l'enfermement dans
l'enceinte de la maison familiale exprime le climat étouffant du pays
tout
entier.
L'univers
des
Aballay
devient
un
univers
concentrationnaire non seulement par la présence de Nabu et de ses
méthodes mais parce que Moyano a ajouté des détails spécifiques à la
vie dans la prison : les couverts en métal sont interdits, pendant la
nuit Nabu éclaire avec sa lampe les lits de ses prisonniers et compte
minutieusement
leurs
corps.
D'autre
part,
en
introduisant
son
fonctionnaire au coeur même de la vie familiale il fait cohabiter le
quotidien
extérieure
intime
-
banal
imprévisible
et
et
rassurant
destructrice
ce
avec
qui
une puissance
met
en
évidence
l'impossibilité de se créer des refuges à l'abri des effets de la
répression. Au contraire, c'est justement l'isolement imposé par Nabu
qui dégrade progressivement
le
quotidien. Il s'attache d'emblée à
effacer les points de repère spatio-temporels où s'inscrivent
les
liens de la famille avec la communauté en interdisant les horloges et
en couvrant avec du carton noir les vitres des fenêtres. Les Aballay,
à la seule exception du grand-père, une fois coupés du monde, ne sont
qu' un groupe de personnes terrorisées et perdant leur ancrage, non
seulement dans le présent mais aussi dans le passé commun,
Le texte insiste dans le chapitre II sur les mots heridas
cicatrices
: chaque avancée du Percusionista
et
représente une blessure
et le souvenir en devient une cicatrice. A ces avancées, la famille
-252-
répond par des stratégies de survie que le tortionnaire démonte ou
utilise contre elle. Il met sous séquestre les photos de la famille et
de ce fait il s'empare du passé pour en devenir le juge et décider de
l'avenir
de
l'évocation,
d'apercevoir
liens avec
passées
des
famille
et
tous.
ces
En
outre,
points
il
de
supprime
les
perspective
images-supports
d'où
une période de la vie d'autrefois
il
et
est
de
possible
de rétablir
des
une joie ou une douleur oubliées. La Joie et la douleur
Aballay
dans
se
celle
sont
de
fixées
Tite,
dans
les
photos
l'enfant
que
la
des
famille
fêtes
de
a perdu.
Orphelins de ces images, les Aballay essaieront de les recomposer dans
la mémoire pour s' accrocher aux liens détruits. Mais parmi ces photos,
il y en une qui prouvera leurs liens de parenté avec un résistant et
alors la mémoire-refuge deviendra mémoire-piège car l'image de tante
Avelina revient de façon obsessionnelle dans la pensée de tous pour
évoquer la mort future au lieu de la vie passée. Et si la mémoire est
un bien
perdu,
on
peut
en
dire
autant
de
la
parole,
car Nabu a
réglementé les sujets de conversation et la fréquence et les horaires
des échanges verbaux des Aballay.
Privés du droit
de parole,
les Aballay seront
aussi privés du
droit de ne pas écouter le discours du pouvoir. Moyano réussit
des
moments de détente dans son récit à partir des discours de Nabu sur
des sujets divers : l'art de la papiroflexia,
la violence paradoxale,
les grands rédempteurs de l'Histoire, et la psychiatrie électronique.
L'humour
émerge
non
seulement
de
la
rhétorique
de Nabu
mais
des
contrastes qui se créent entre le style employé et le sujet traité.
Aussi, Nabu emploie un style ampoulé pour parler de l'art de faire des
-253-
objets
en
papier
et
de
leur
importance
dans
l'histoire
de
la
civilisation. Dans les deux derniers discours l'allégorie ne voile pas
la
source
:
ils
s'inspirent
des
discours
des
chefs
argentins et des campagnes de propagande du régime.
militaires
Derrière le
discours sur la psychiatrie électronique se cache la réaction de la
Junte face aux nombreuses réclamations que faisaient
gouvernement
parvenir au
argentin les pays industrialisés et les associations
internationales de défense des droits de l'homme. A partir de 1978 et
en réponse aux attaques de
la presse internationale, le pays est
littéralement submergé par des affiches diffusant le même slogan : Los
argentinos
somos derechos
y humanos, affiches qui font partie d'une
campagne plus vaste destinée à démontrer que les pays développés, tous
entre les mains de l'eurocommunisme, du judaïsme international et du
carter-communisme
f3B
,
appliquent des méthodes de "contrôle" de la
population beaucoup plus dangereuses que celles de la Junte argentine.
Une autre allusion aux
discours des généraux de la dictature peut
Être retrouvée dans les affirmations de Nabu sur l'existence d'une
troisième guerre mondiale à laquelle il participe ainsi que tous les
habitants de Hualacato, devenus automatiquement ses ennemis. Moyano
reprendra la critique de cet argument auto-justificatif dans Libro
navlos y
de
borrascas.
Le processus d'intériorisation des accusations de Nabu et la
vraie nature de ses accusations ne sont pas explicités dans le récit
par le discours du narrateur mais par des images qui les synthétisent.
Au .cours des interrogatoires Nabu utilise le verbe tocar,
un verbe qui
est employé depuis le début du roman et dont le sens doit être déduit
-254-
à partir du contexte. Dans le premier chapitre, les habitants de
Hualacato ont
cessé de jouer pour mieux entendre les bruits des
percussionnistes qui approchent
du village. Le contexte permet de
déduire que dejar de tocar peut vouloir dire dejar de trabajar,
la grève, car les percussionnistes crient : A tocar,
dans d'autres contextes tocar
signifie golpear,
le sujet du verbe est Nabu - declr,
pensar,
herir
ou hacer,
faire
a tocar.
Mais
ou violar
- si
dont l'extrême
transitivité rend possible l'actualisation de signifiés différents. Le
lecteur ne sait pas de quoi la victime est accusée lorsque Nabu
utilise le verbe tocar.
Mais la couleur politique que Nabu vise dans
ses accusations est rendue visible par les taches qui colorent le
corps de Cholo lorsqu'il se laisse envahir par la peur. La
peur elle-
même apparaît comme une odeur que Nabu est habitué à reconnaître :
"En la oscurldad mâs plena, rojo del todo al borde de la
asfixia esté latlendo el blcho, difundlendo su color y su
olor y sus bordes de asfixia. La presencia tiHendo las
espaldas de los Aballay. Cada uno en su cama con las
manchas rojas en la espalda, difundiêndose, tapândoles los
pulmones, esforzândose para llegar a la nariz y a la boca,
ya salpicadas de puntitos rojos, de falta de aire." t3S>
"Tomô la linterna desganado para hacer la inspecciôn
nocturna antes de acostarse, abriô la puerta de vidrio y
oliô la tufarada, la presencia. (...)"
"Su miedo me molesta - llegaron claras las palabras de
Nabu traspasando la luz de la linterna -. Trate de
disimularlo un poco para que haya silencio y podamos
dormir todos. Esta casa apesta de su miedo. u<3'!'9
La mort de Cholo sera le dernier palier de la descente avant le
moment
où
se
produit
la
libération
de
Hualacato.
Le
monologue
intérieur que Moyano a utilisé pour décrire 1'agonie du personnage
-255-
souligne le résultat du processus d'intériorisation de la culpabilité,
produit
de
la
soumission
totale
des plus
faibles
aux régimes
dictatoriaux. Tué par Nabu parce que le désir le pousse à rejoindre sa
femme et que pour le faire il doit traverser la zone interdite, avant
de
mourir
il
fait
un
retour
en
enfance
et
retrouve
d'autres
transgressions et d'autres punitions. Ses derniers mots d'excuse c'est
à Aballay qu' il imagine les adresser et non à Nabu, Coupable de
mourir, d'avoir désiré, d'oublier les signes que la famille a inventé
à l'insu de Nabu. pour pouvoir communiquer, Cholo est redevenu un
enfant et son innocence ou sa culpabilité dépendent du jugement du
père :
"Y yo tampoco estoy, me he perdldo ; me olvldo de los
signos, se han perdido y Ud. tanto que me pidiô que los
guardara. Procure recordar lo que Ud. ha guardado en su
cabeza ; eso no puede perderse, es de todos ; acuêrdese
que Ud. es el libro. El libro se me cayô en la lluvia ; se
borraron las letras. Tendra que repetirme otra vez todo, ya
no me acuerdo para que eran las palabras. Yo no he robado
el libro. Se me cayô en el barro, se lo llevô la lluvia.<3e;'
L'identification du père au représentant de l'ordre totalitaire
apparaît aussi dans une des dernières nouvelles de Moyano, publiée
avec la deuxième version de El trino
allusion à ce récit
autobiographiques.
au moment
del diablo.
d'analyser
Il s'agit de Desde
los
Nous avons déjà fait
le cycle des fictions
parques
dont
pourrait évoquer une nouvelle de Julio Cortâzar : Continuidad
parques.
le titre
de
los
Mais si la contiguïté des deux jardins de Cortâzar signale la
cohabitation de la réalité et de la fiction, les jardins de Moyano
sont la continuité du temps par la répétition de l'injustice
-256-
et par
l'effort
de la réparer.
chien - c e t t e f o l s - c l
chagrin de l'enfant
séjour
en prison.
Nous retrouvons dans la nouvelle la mort du
l ' o n c l e tue une chienne - et l e souvenir du
qui s'enchaîne avec un souvenir plus récent : l e
Et dans la prison s ' é t a b l i t
à nouveau entre
le
gardien et l e prisonnier un rapport basé sur l a nourriture. Le gardien
donne à manger au prisonnier et de ce f a i t
père ;
l'oncle
mais i l
de
insatisfait
El
le fait
par obligation - comme c ' é t a i t
cruciflcado
accompagné
i l remplace l'image du
-
et
maintenant
il
réactualise
d'un
l e cas de
un ancien
accroissement
du
besoin
sentiment
d'humiliation. Le père, l ' o n c l e et l e gardien, sont t r o i s blessures de
la mémoire qui se continuent et s'enchaînent
pour se confondre dans
l'évocation. La réparation n ' e s t pas i c i l'envol de l'innocent mais l e
fragment de vie que l e souvenir l u i assure, souvenir mélancolique et
hanté par l a mort :
"Por est os parques suelo pasearme con una perra que en un
sentido profundo ha sido rescatada por mi de la muerte que
le dio mi tio. Ella camina confiada a ml lado, sabe que soy
su conexiôn segura con el mundo y puede créer con
fundamentos que la exlstencia es indestructible. Corre, se
aleja, vuelve, tiembla de pura alegria y de vida
desbordante. Yo la espero de pie en el lugar mes luminoso
del parque procurando no mirer lo que siempre miro : su
lengua lamiendo el catto de la escopeta, mi tio levantando
el percutor, el estampido que ya no tiene importancia
porque ella no lo oye ; sus marnas hinchadas ya no
tlemblan, su cuerpo queda como una mancha hûmeda sobre la
hierba salpicada de esqueletos de caracoles blancos en
medio del verano, cuando el mundo esté hermoso y la vida
parece
indestructible.n<3SO
A p a r t i r du chapitre XIII,
El vuelo del
tigre
s'aventure dans l e
domaine du réel merveilleux. Proche de deux personnages de El reino de
-257-
. este
aundo
de Carpentier - Mackandal et Ti Noël - le vieil Aballay est
l'axe des trois derniers chapitres du roman. A travers tout le récit
Moyano
membres
a
marqué
de
la
la
différence
famille.
C est
entre
lui qui
le
grand-père
réagit
et
le premier
les
autres
contre la
domination de Nabu en proposant un langage fait de gestes, de regards
et de petits coups qui leur permet de briser l'isolement
auquel ils
ont été contraints et faire le premier pas vers la libération ; et
lorsque
Nabu,
en
tigre
expérimenté,
perçoit
dans
la
émanations de la peur et s'approche du lit d'Aballay,
maison
les
il sait que ce
n' est pas lui que les dégage. Torturé à deux reprises, Aballay
est
finalement expulsé de la maison familiale et doit vivre dans le jardin
de sobrevivenclas
los
végétales
resplraderostAO:>.
y de la comida que algunas
Mais la solitude et l'exil,
veces caîa de
loin de miner sa
résistance l'aident à trouver la solution pour se débarrasser de Nabu.
Le genre de solution choisi par Aballay se trouve déjà préfiguré
dans le corps même du vieillard et dans les rapports qu'il entretient
avec la chatte. A la suite d'un accident, il a perdu une jambe mais il
a mal
à cette
manque. Combler
jambe absente
comme
il a mal à la liberté qui lui
le vide avec le désir de liberté pour que ce désir
puisse devenir projet
et puis réalité
est la tâche qu'il s'impose.
Dans sa guerre personnelle contre le Percuslonista
il est aidé par
Bellnda, la chatte. Le regard de Bellnda ouvre et ferme l'histoire de
l'intrusion
Bellnda
de Nabu dans la vie des Aballay.
semble
provoquer
la mutinerie
des
Silencieuse et rusée,
chats pour perturber
le
sommeil de Nabu. Elle est dans le récit l'objectivation de l'attitude
et du regard de son maître tout comme les chats des contes merveilleux
-258-
sont 1'objectlvatlon des pouvoirs mystérieux de la sorcière. Le chien
borgne de Nabu s'oppose à l'image de Belinda pour traduire, peut-être,
une vision limitée et mesquine de la richesse du réel. Cette richesse,
Aballay la trouve dans la nature et dans l'exemple des oiseaux. Mais
étant donné que la trame de l'allégorie devient beaucoup plus complexe
dans
ce
dernier
interprétations,
trajet
du
roman
et
qu'elle
admet
plusieurs
les oiseaux chargés de transporter Nabu loin de
Hualacato peuvent avoir de significations différentes. Le récit luimême semblerait en suggérer une en particulier. Moyano joue avec la
locution
tener
pajaritos
en
importantes ou peu réalistes).
la
cabeza,
(avoir des pensées peu
Dès son arrivée, Nabu annonce son
intention de débarrasser les Aballay des "oiseaux" qu' ils ont dans la
tête. Il insiste sur cette idée au moment où il brûle les livres de la
famille :
"- Ni siquiera me ne fîjado en los tîtulos - dijo Nabu
prendiendo el fôsforo -, La que aquî esté quemândose para
bien de ustedes, son ilusiones. Pajaritos."'*1 *
L'expression
revient
à propos
de la situation
des enfants,
obligés d'apprendre par coeur les leçons de Nabu sur les grands
rédempteurs
conceptos,
de
l'Histoire
la jerga
de la
:
Difîciles
las
memorizaciones,
iAai
verdad sin pajaritos.
los
Et lorsque les
oiseaux s'envolent emportant Nabu avec eux , Aballay essaie de lui
dire que esos
son los
pajaritos
que tenïan
en la cabeza'1*33-
Les
oiseaux ont donc une valeur double dans le récit : ils représentent la
pensée libératrice,
brûlés prend
celle qui suscitée par la lecture des livres
racine dans les désirs de tous,
-259-
mais à partir de
1'expérience d'Aballay, les oiseaux sont également la réflexion qui
s'appuie sur un ordre naturel fournisseur de merveilles où les hommes
peuvent lire également des réponses à leur besoin de liberté. Dans
Très
golpes
de
titubai,
Moyano
poursuivra
l'exploration
de cette
théorie et des formes littéraires par lesquelles elle s'exprime.
Ecrit pendant
militaire El vuelo
les années les plus difficiles de la dictature
del
tigre
résume l'indignation de Moyano face à la
situation du pays et ses espoirs de voir la dictature s'écrouler sous
la pression populaire. La tâche que s*Impose Aballay ne fait que
traduire de manière allégorique la tâche que s'est imposé l'auteur :
penser à la libération, chercher un espoir. Pour le dire il a forgé un
personnage porteur de toutes les valeurs d'une tradition et d'une
culture,
et
désormais.
par
C est
conséquent
pourquoi
d'une
nous
identité,
serons
qu'il
obligés
de
revendiquera
reprendre
le
personnage d'Aballay au moment de parler de La Rioja, cachée sous les
traits
de
Hualacato.
Mais
avant
de
le
faire,
nous
essaierons
d'examiner le traitement d'un sujet à peine frôlé par les narrateurs
argentins avant les années de la répression, peut-être parce que la
réalité dont il s'inspire, quoique déjà présente dans la vie politique
du pays, n'avait pas encore pris l'ampleur et la fréquence qu'elle a
eues par la suite. Nous parlons du traitement littéraire du problème
de la torture. A partir de 1974, Moyano ne cessera de revenir sur ce
sujet et même dans son dernier roman, écrit plus de dix ans après son
départ
de l'Argentine,
les images de la torture hantent
un monde
imaginaire pourtant beaucoup plus lumineux que celui des deux romans
-260-
précédents. Nous allons suivre d'évolution des formes choisies par
l1 auteur pour parler d'une réalité qui 1* a visiblement marqué et qui
par ailleurs constitue un véritable défi dans le cas d'un narrateur
habitué "a jouer en sourdine". Dans le but de ne pas avoir à revenir
sur le même sujet lorsque nous nous occuperons des romans écrits en
exil, l'analyse dépassera le cadre des récits de la deuxième étape.
Les scènes de torture de El
vuelo
de
tigre
ne sont pas les
premières dans les récits de Moyano. Déjà dans une nouvelle écrite en
1974,
El
poder,
la
gloria,
etc. .., le sujet avait été abordé en
évitant les formes d'un réalisme qui se bornerait à enregistrer et à
reproduire les données de la réalité extérieure.
L'absurde
tragique de l'Etat policier
est montré dans cette
nouvelle du point de vue du protagoniste qui est aussi le narrateur de
l'histoire, le typique anti-héros de Moyano, un homme ordinaire, assez
naïf et aussi désarmé que Joseph K.
face à une société où tous les
points de repère habituels se confondent ou disparaissent. Un épisode
banal - sa participation à une messe demandée par un groupe de voisins
afin de prier pour les pauvres - marque le début d'un cauchemar qui
projettera
le
personnage
dans
un
monde
régi
par
des
lois
impénétrables. L'homme est arrêté, torturé et finalement restitué à
ses parents et amis, lesquels à partir de ce moment feront partie d'un
contexte où tout devient signe de danger potentiel. Incapable de
pénétrer l'épais brouillard qui le sépare de la compréhension des
faits et, pire encore,
incapable d'établir
les différences entre
l'innocence et la culpabilité, l'homme recherche vainement auprès des
autres une réponse. Mais les amis d'autrefois ne sont plus ceux qu'ils
-261-
étaient
parce que l'expérience
de la
torture
et
de la
peur,
en
brouillant l a conscience de l ' i d e n t i t é propre, a effacé l e s repères
qui permettent de reconaitre c e l l e de 1' autre.
La nouvelle renvoie visiblement à l'ambiance des oeuvres de Kafka
et en p a r t i c u l i e r au Procès aussi bien par la coïncidence de c e r t a i n s
procédés l i t t é r a i r e s u t i l i s é s que par l ' a t t i t u d e des personnages qui
sont au centre des deux r é c i t s . En effet,
aussi bien l'un que l ' a u t r e
finissent par renoncer à l a l u t t e et par accepter l a mort. Dans l e cas
du personnage de El poder,
par l'isolement définitif,
la gîoria,
etc.,
l a mort est
représentée
c ' e s t la f u i t e vers l ' i n t é r i e u r de lui-même
parce que l e s hommes en uniforme ont occupé tout l e monde extérieur :
"Y si lo digo sin convicciôn, es necesario decirlo aunque
todavia nos queden amigos como Martin y Jorge. Pero todos
son tan amblguos o inseguros como yo. Todos tienen
detalles sospechosos en la ropa. Por eso hoy, después de
vlsitarlos
otra vez, resolvî quedarme solo para lo que
venga. Las oplniones que ellos me dieron sobre mis temores
pueden sintetizarse
asî: que tus actitudes futuras sean
para bien y no para mal; la caida puede ser salvaciôn ;
palabra y piedra suelta no tienen vuelta; mes vale prisiôn
en mano que libertad volando; hacete amigo del juez;
después de todo, nadie puede ir mes allé de su propia
saciedad; coraje, escapemosf lo importante es
seguir
viviendo, etc.
"Estos son los pensamientos fundamentales que debo retener
como intégrante de la mayorîa silenciosa. Imposible huir.
Imposible salir de aqui. Se dice que en todas partes es lo
mismo y que el mundo esté lleno de hombres en uniforme.
Ellos tienen la razôn, la verdad, el camino, el poder, la
gloria, etc. ****
Le discours des autres apparaît dans l e t e x t e comme une s é r i e de
clichés d'un prétendu bon sens d e r r i è r e lequel se cache en r é a l i t é
-262-
le
conformisme
et
la
lâcheté.
L'ensemble
de
proverbes»
conseils
et
citations que Moyano rapporte à la fin de la nouvelle pourraient se
synthétiser dans le
traditionnel conseil argentin : no te
certains
des
essayistes
années
l'expression du comportement
moyenne
argentine
issue
de
soixante
<AS>
ont
metâs,
considéré
que
comme
typique d'un vaste secteur de la classe
l'immigration
et
réfractaire
à
tout
engagement politique ou idéologique.
Parmi des proverbes modifiés ironiquement
que mes vale pâjaro
par le narrateur tel
en mano que ci en volando, apparaît également un
vers de Martin Fierro
: hacete
amigo del Juez,
la recomandation de
Vizcacha au deuxième fils de Martin Fierro. La liste de conseils que
le vieil homme donne à son protégé impliquent dans la vie du gaucho
poursuivi et marginalisé l'acceptation
commandent
Une
fois
marginal
des règles du jeu de ceux qui
et une pédagogie de l'opportunisme
intégrée
1'inéluctablllté
d'un
et de la mesquinerie.
pouvoir
sans
limites,
développe des stratégies de survie qui 1'éloignent
le
de ses
semblables : Vizcacha meurt entouré de chiens et non d'êtres humains.
La platitude spirituelle des conseils que le personnage de la
nouvelle reçoit de ses amis vise un effet de contraste car ce fragment
du
texte
suit
immédiatement
le
segment
narratif
consacré
à
la
description de la torture.
La première remarque à faire concernant cette description est que
le mot
tortura
n'apparaît
jamais,
de la même manière qu'est
évitée
l'allusion directe è la persécution des chrétiens tiers-mondistes de
La Rioja ou à la situation politique argentine en général dont Moyano
-263-
s'est certainement
inspiré. Le mot torture est remplacé par
ejecutados
distlntas
en las
secclones
de la
prisiôn.
établit une liste d'activités de chaque section
actos
Le narrateur
et l'énumération est
faite dans un style froid et technique. Les différentes étapes du
séjour
en prison depuis l'entrée
du détenu,
l'interrogatoire, la
torture physique et morale, Jusqu'aux intimidations préalables à la
mise en liberté, s'échelonnent en cinq sections : Anatômîca,
Fîsica,
Material,
Adoctrinamiento
Cultura
Psicologîa.
et
La vérification d'identité et les premiers moments en prison
correspondent à la section
Anatômîca
et sont décrits comme l'entrée
d'un malade dans un hôpital où il sera soumis à une série d'analyses
et de tests en vue probablement d'une intervention chirurgicale. La
vérification d'identité devient alors une première perte d'identité
car l'homme
a déjà été classé parmi
les malades,
il a perdu la
maîtrise de lui-même et doit subir au lieu d'agir. Viennent ensuite
Cultura
l'interrogatoire et la torture physique appelés ironiquement
Fîsica
et Material.
Pour marquer 1"accroissement de la violence et la
progressive deshumanisation et des tortionnaires et du torturé, Moyano
utilise un vocabulaire propre aux expériences scientifiques ou à des
métiers
manuels
resistencla
gubia,
al
divers
:
ôsea a la tracciôn
trident e,
a las
"resistencia
cefâlica,
1 laves
de
ôptica
a
resistencia
fuerza
baco,
los
destellos,
al cuchillo,
de
varilla,
a la
de
cadena, de pico de loro. .. "<**•'
Dans la troisième section est testée le résistance de l'individu
à tout ce qui peut blesser, émouvoir ou fragiliser un homme. Ce que
Moyano appelle ironiquement
Material
-264-
n'est en réalité que le test
permettant d'apprécier
l'étoffe
de la personnalité de chacun et
la
p o s s i b l i t é de f a i r e de 1' individu un robot insensible à la douleur, la
maladie, l'amour, l ' a m i t i é , la loyauté. Une fois persuadés que l'homme
n'offre
plus
aucune résistance,
dernière étape : Adoctrinamiento
les
tortionnaires
et Pslcologïa.
passeront
à
la
Dans ces sections aura
lieu la violation du psychisme de l a victime, l ' i n v e r s i o n des valeurs
que cela suppose et l ' i n t é g r a t i o n des nouvelles règles q u ' e l l e devra
accepter
pour
survivre.
Les
substitués à Dieu. I l s jugent,
tortionnaires
se
sont
finalement
écoutent la confession du prisonnier,
l e ramènent dans l e droit chemin et l u i donnent l ' a b s o l u t i o n :
"Pslcologïa :
(Donde me detectaron
y claslficaron
los
siguientes
comptejos : de igualdad, de fratemidad, de evoluclôn, de
regreslôn, de corn union, de comunicaciôn ; de Justicia, de
sentido comûn, de hambre ; de paraîsos perdldos, de
présente, de futuro ; de paraîsos futuros, présentes o
perdldos, etc. Los psicôlogos policiales me hicieron tomar
pastillas
contra los deseos, entre ellos, los de salir,
entrer, comprender, justlficar,
analizar, pensar, cooperar,
dlsimular, volver, usucapir, y en gênerai, todos los
termînados en ar, er o ir. Propôslto de enmlenda y evitar
las ocasiones prôximas de pecado, amen).'' <4Ti
Dans ce dernier fragment
se trouve déjà en germe la technique
employée ultérieurement pour l e traitement de l'une des deux scènes de
t o r t u r e de El vuelo del tigre
t r a v a i l l é e sur la base de l ' a l t e r n a n c e
de toutes l e s formes verbales du passé. Dans l e texte que nous venons
de c i t e r , la t o r t u r e est présentée comme un processus d'anéantissement
du désir d ' ê t r e a c t i f aussi bien sur l e plan mental que physique. Les
infinitifs
en ar,
er et
ir,
tous l e s i n f i n i t i f s
-265-
donc de la langue
espagnole impliquent toutes les possibilités de la vie de l'homme. En
les supprimant
par la privation du désir, l'homme est réduit à l'état
de chose, d'objet manipulable.
Du
nombre
indéfini
d'actions
possibles
indiquées
infinitifs, on passe dans la scène équivalente de El vuelo
à la polysémie du verbe
Lorsque
multiplicité
Cholo
est
par les
del
tigre,
tocar.
soumis
des sens possibles
à
de
l'interrogatoire
tocar
traduit
de
Nabu,
la
l'ensemble des
accusations portées contre lui. L'accusé doit répondre en acceptant
d'emblée le mot que lui impose son tortionnaire. Mais étant donné que
tocar
n' est pas univoque et que son sens fluctue sans cesse, ce sont
tous les actes possibles du passé de Cholo qu'on remet en question. La
première phrase de l'accusé, où le passé simple traduit la précision
qu' il essaie de donner à sa réponse
: Yo no toqué
esas
cosas,
est
immédiatement relativisée par Nabu, érigé en maître de la mémoire et
des
formes
verbales
exprimant
le passé
et
de ce fait
capable
d'entraîner sa victime dans un labyrinthe des temps bâti pour sa
perte.
*Coca en la cocîna pelando papas y en la otra pieza esta
Nabu Interrogando a su marido. Yo no toqué esas cosas,
dîce Cholo. Vamos a ponernos de acuerdo con el tiempo,
porque estamos hablando de ttempos distintos.
No las
tocaste cuândo, Ya se que antes de tocarlas no las habïas
tocado. Asi es muy fécil dectr yo no toqué. Yo pregunto
después, después que las tocaste te pregunto, y en ese
caso es una falsedad dectr yo no toqué. Porque tocaste y
aqui estân las fechas. Ud bien sabe que yo no toqué, esas
son todas Invenclones, yo no toqué, yo no tocaba. Asi que
no tocabas pero Ibas a tocar. ifiabîas de tocar o ya habïas
tocado ? Hublste de tocar o hablendo tocado ya tocabas?
-266-
Porque entonces hubiste de tocar o habrîas de tocar
habiendo lo que hubo. £ No es verdad? Yo, sefîor, no
comprenc/o.**®5
A partir
de ce moment,
la multiplicité
des sens de
tocar,
conjugué à toutes les formes du passé et aux deux premières personnes
du singulier - je de l'accusé et tu de l'accusateur - cède la place à
l'auxiliaire avoir qui privé d'un participe porteur de sens devient
forme pure dans le vertige du temps. L'absurde de la situation, le
non-sens de 1'interrogatoire et de la torture sont rendus par la
langue, elle même privée de sens :
"l Hubo de haber habtdo o habia de haber habtendo habido?
Entonces no hubiste pero hubieras habido <j nok? £ Hubiste
lo que hubo o habîas de haber lo que ya habîa?" <*s3
Moyano réussit l'intensification du climat de la scène - qui est
entièrement
dépourvue
de commentaires
-
par la manipulation de
l'auxiliaire. Au fur et è mesure que le temps passe, les questions de
Nabu
deviennent
torture,
de plus en plus inintelligibles. L'étymologie du mot
dérivé de torquere
ou
torcere
(tordre) devient
évidente
dans le discours de Nabu : il tord l'es mots comme la torture brise le
corps et Cholo n' a pour répondre qu' une parole déchirée, des quasi
onomatopées qui traduisent la douleur.
«I Haste hubido? jjiuete? iHiste? iHabiste hubido? iHabreste
habido hayendo? No, yo no hi, yo no hu...KSO>
La technique qui consiste à raconter la scène de 1'interrogatoire
par 1' intermédiaire de formes verbales progressivement dégradées, vise
-267-
à rendre l ' h o r r e u r de l a t o r t u r e qui est d i t e métaphoriquement par l a
désagrégation du langage. Le t o r t i o n n a i r e et l e t o r t u r é ,
sa cruauté et l ' a u t r e par l'étendue de sa souffrance,
l ' u n de par
entrent dans une
r é a l i t é où l e s mots ont perdu leur sens. D'autre part, la t o r t u r e est
présentée comme l é dernière violation du droit à la parole.
Prleto
remarque
supprimant
la
ce droit
portée
de
la
supprime à la
démarche
fois
l e droit
l'instrument majeur d'approche du réel - "las
buscando las palabras"
du répresseur
Adolfo
qui
en
à se s e r v i r
de
cosas entran en lo
real
dit Aballay - et de celui d'appartenir à une
communauté :
."En el programa dldéctico del funclonario, sln embargo,
este objetlvo de despojo no qulere dirlglrse solo a los
aspectos sustantivos
del lenguaje, sino también a sus
aspectos adjetivos. No solo el lenguaje como instrumento de
conexiôn, ordenamiento y jeraquizaciôn de lo real, sino a
clerto lenguaje trabajado e incorporado histôricamente por
una comunidad. (,..)Este lenguaje es patrimonio de la
comunidad y si su posesiôn es marca de pertenencia, su
despojo es marca de expulsion. Arrojados de su lengua, los
Aballay son arrojados primordlalmente
de su
patria
naturel."**' >
Nous avons rencontré dans l e s t e x t e s de la nouvelle et du roman
une certaine image de l a t o r t u r e où l e t o r t i o n n a i r e r é u s s i t la tâche
qui l u i a été confiée : confondre la victime, anéantir ses désirs, son
i d e n t i t é et ses p o s s i b i l i t é s de communication avec l e s autres et, par
conséquent, s ' a s s u r e r de l a p a s s i v i t é sociale du sujet,
prisonnier de
l ' a p a t h i e et de l'isolement. Dans l e chapitre XI de El vuelo del
l a s i t u a t i o n est présentée à p a r t i r d'une perspective différente.
-268-
tigre
Il
s'agit
d'ailleurs de la séquence narrative la plus longue consacrée
par Moyano au traitement du sujet.
Les antécédents des procédés utilisés ici par Moyano se trouvent
également
dans le récit publié en 1974. Au début de la nouvelle le
prisonnier était présenté comme un malade qui doit être hospitalisé,
probablement
même,
pour
subir
une
la torture d'Aballay
opération,
mais
entre
sorte
d'intervention
chirurgicale.
est racontée comme s'il s'agissait
l'événement
et
le discours
qui
le
De
d'une
rapporte
Moyano a introduit plusieurs filtres. En outre, le moment même de la
torture est
absent
du texte.
Le récit
direct
ou moins
allégorique
s'arrête quand Nabu s'apprête à commencer et se poursuit lorsque 11 a
déjà terminé.
Les raisons de 1*Interrogatoire
Kico
a
volé
la
représenterait
photo
de
la
sont maintenant bien précises :
tante
Avelina
pour
effacer
ce
qui
pour Nabu une preuve de l'implication de la famille
dans des activités subversives. Le vol, d'abord passé inaperçu, est
découvert
un jour et Aballay
est
torturé pour connaître le nom du
coupable. La situation est d'emblée différente bien que les méthodes
de Nabu restent les mêmes. Le protagoniste de la nouvelle et Cholo ne
comprenaient pas pourquoi ils étaient torturés, Aballay a en revanche
un renseignement à cacher et il sait que le tortionnaire essaiera de
le lui arracher.
La
version
rapportée
par
des événements
un
narrateur
est
étranger
donnée par
Aballay
a l'histoire
lui-même et
s un je
narrant
parle donc d'un je narré par l'intermédiaire d'un narrateur lui-même
-269-
destinataire de l'histoire racontée par Aballay. A cet éloignèrent
de
personne s'ajoute 1' éloignèrent temporel car l'histoire est racontée à
une époque ultérieure à celle des événements,
comme s'il
s'agissait
d'un film muet (éloignement spatial et émotionnel réussi en même temps
par l'humour) et en remplaçant
d'autres
qui
répètent
les
les personnages et les situations par
rapports
propres
à
la
fiction
du
roman
(éloignement allégorique).
D'autre part, le scénario du film
faits.
La
deuxième
-
rapportée
n'est qu'une des versions des
également
par
le
narrateur
qui
transcrit les paroles d*Aballay - prend la forme d'un conte populaire
ou d'une fable racontant l'historié d'un grand-père esquimau qui
sort
tout nu de son igloo pour se laisser dévorer par les ours. Le conte
est
bien
évidemment
une nouvelle
allégorie
n'ayant
à première
vue
aucun rapport avec le sujet du film. Les deux allégories, chacune avec
sa signification particulière, convergent à la fin pour structurer le
sens du segment
avons donc
narratif
dont
le chapitre XII est
trois plans narratifs
: un récit
constitué.
principal
Nous
ou premier,
celui de la fiction romanesque, et deux récits secondaires, le film et
le conte :
"Ei viejo, segûn su ânimo, usaba dos versiones: o se ponîa
a hablar de los esquimales,
o bien contaba una
<es
pelîcula" >
La fonction du film est de recréer l'ambiance et de décrire les
gestes
parvient
réalité
des
personnages
lentement
à
la
par
les
commentaires
compréhension
des
du
faits.
spectateur
Aballay
est
qui
en
dédoublé : il joue dans le film le rôle du patient et il est
-270-
à la
fois
l e spectateur
de ce même film.
En tant
que spectateur
éloigné du temps où l e s événements se sont produits i l trouve l e sujet
confus,
les
gestes
des
personnages
ambigus et
mise en
gratuitement compliquée.
Sa réflexion:
poder contar
se aparta muchas veces de la lôglca",
la historia
"Son cosas
la
del cine
scène
que para
nous
ramène à ce qu 1 Aballay - et Moyano au t r a v e r s de son personnage - dit
sur l a p o s s i b i l i t é de revivre l e s images de l ' h o r r e u r tout en essayant
de l e s éloigner de la mémoire et de l e s déplacer vers des r é a l i t é s
moins sensibles que la chair. I l s ' a g i t toujours d'une mise en garde
adressée aux d e s t i n a t a i r e s - aussi bien auditeurs que lecteurs - du
récit
d'Aballay
pour
qu'ils
cherchent
derrière
l'allégorie
les
réfèrents historiques :
"Un caso grave, parecîa. La operacîôn habia sido de
urgencia, con instrumentes
muy precarios. Pâlido, sin
sangre, un viejo flaco dormia medio muerto, y esas manos
que no se movîan por si mismas, balanceaban siguiendo el
movimiento de la silla. El médico le toma el pulso mirando
a las visitas, cara mes bien de loco el médico aquel con
su piel casi colorada y sus bigotes y unos ojos que de
persona no tenîan nada, colorada al lado de la cara pélida
que tienen todos los recién operados, cara pidiendo a
gritos una transfusion pero nada, cosas del cine que para
poder contar la historia muchas veces se aparta de la
lôglca como si tal coca como el caso de la gâta en el
hospital por ejemplo, no se que querîan decir con esa gâta
fuera de lugar, a cada rato la câmara enfocéndole los ojos,
cara con mono al cuello echada arriba del armario mirando
al operado en la sala de espéra que mes parecîa un
velorio, sillas de velorio contra las paredes y el viejo en
el medio como un muerto."**3*
Le v é r i t a b l e protagoniste du film est Nabu. La caméra l e suit
constamment dans son r ô l e de médecin, apprenti de médecin ou malade
-271-
d'un asile d'aliénés déguisé en médecin selon les cas et d'après la
fluctuation du point de vue du spectateur qui ne sait pas ou feint de
ne pas savoir de qui et de quoi il s'agit.
Il est nécessaire de souligner que ce chapitre constitue une
exception
dans
apparaît
gloria,
dans
etc.,
le
traitement
plusieurs
du
récits
personnage
de
Moyano.
du
tortionnaire
Dans
El
poder,
l'utilisation de la troisième personne du pluriel
diagnosticaron",
"me dieron"
-
qui
la
- "me
vise l'ensemble de l'institution
policière et à aucun moment le narrateur ne précise le nombre ni
l'aspect des hommes qui le torturent. Seuls les bruits traduisent dans
El trino
del
diablo
(première version) l'existence de la torture et
les tortionnaires entraînés par la
musique du violon de Triclinio
constituent une masse indifférenciée. Nabu n'est qu'une voix pressante
dans 1'interrogatoire
Timbal,
de Cholo et finalement
dans
Très Golpes
de
les tortionnaires portent des noms de chiffres - probablement
en souvenir du romancier Haroldo Conti dont le roman Mascaro met en
scène des tortionnaires appelés Uno, Dos,
ne sont
que des voix qui
questionnent
conséquent dans ce chapitre de El vuelo
del
Très,
etc.-
et là aussi ils
ou commentent.
tigre
C'est par
que l'image physique
du tortionnaire , présenté auparavant comme une ombre ou une fonction
à l'état pur, prend une certaine épaisseur de personnage mais de
personnage
caricatural.
Ombre,
fonction
ou
caricature,
les
tortionnaires de Moyano sont séparés de leurs référents du monde nonfictif
entre
par une distance beaucoup plus importante que celle existante
les autres personnages
et
leurs
d'imaginer les personnes qui s'acquittent
-272-
référents.
L'impossibilité
de pareille tâche et la
volonté
de
dégrader
le
personnage
littéraire,
tout
comme
le
tortionnaire dégrade l'humanité, sont presque certainement à la base
de la démarche littéraire de Moyano.
tortionnaires
et
des
assassins
personnage de Très golpes
de timbal
se
L'inachevé
concrétise
de l'humain
dans
: Sietemesino,
le
nom
des
d1 un
celui qui est né
avant de compléter son évolution, qui n'est pas achevé et donc pas
apte à faire partie du monde.
Dans le cas de Nabu, Moyano fait remarquer
la couleur du visage.
Il est rouge, mais cette fois-ci, la couleur n' indique pas 1'idéologie
mais la colère. Ses gestes retiennent l'attention du spectateur fictif
du récit d* Aballay. Le dynamisme du double de Nabu dans le film
contraste avec la quasi-immobilité du malade et de ceux qui attendent
à côté de la porte les résultats de l'intervention. Il va et vient,
tape fébrilement à la machine, ouvre les portes et les fenêtres, prend
le pouls du patient, fouille dans la chambre du vieux, renverse,
casse, étripe, jette et met le feu aux affaires du vieillard qu'il
vient "d'opérer". L'accélération du récit, qui rappelle le rythme des
films muets, s'appuie sur l'accumulation des verbes indiquant presque
tous une activité destructrice. Comme une réponse par delà le roman
lui-même, cette activité débordante menant à la destruction de tous
les objets qui font partie de la vie d'un homme - vieux souvenirs,
livres,
vêtements,
Très golpes
de timbal,
papiers
d'identité
-,
où une communauté est
a
son
antithèse
dans
vouée à la construction
et à la création pour perpétuer la mémoire d'un peuple et la léguer
aux générations futures.
-273-
La fonction testimoniale du narrateur est limitée par sa q u a l i t é
de spectateur d'un film muet. I l ne peut s'appuyer que sur des images
pour déceler l a raison des agissements des personnages sans en arriver
à percer sa v é r i t a b l e s i g n i f i c a t i o n ;
"Entonces uno se da cuenta de que no es un clrujano
totalmente, y esta furioso por algo que le ha hecho el
viejo. Uno no sabe, ha llegado tarde con la pelîcula
empezada y es como sî lo odiara por algo que ha hecho el
operado; uno empieza a sospechar quiên es aqui el enfermo
y de pronto se da cuenta. Pero, claro, el que hace de
clrujano en realidad es un enfermo que se dlsfrazô de
médlco para vengarse de algo. El verdadero mêdlco puede
ser el viejo, y los que tejen son sus ayudantes. El enfermo
que se apoderô del manlcomio donde antes tejîa como
enfermo y se desqulta operando a su mêdlco y haciendo
tejer a sus ayudantes. Tejan, canallas,
como yo tejîa
antes «,<**>
Le spectateur du film devra se contenter de c e t t e
personnelle et
apparemment
insuffisante
explication
de l'explosion de colère à
laquelle i l a s s i s t e , a t t r i b u é e à la f o l i e du personnage : c l i n d ' o e i l
de l ' a u t e u r qui par là vise l e caractère foncièrement pathologique des
tortionnaires
non f i c t i f s .
Mais l e
lecteur
du roman peut
trouver
l ' e x p l i c a t i o n de c e t t e colère dans l e conte qui précède l e r é c i t du
film avec l ' h i s t o i r e du grand-père esquimau qui se fait dévorer par un
ours blanc car i l
l'enfant
doit
céder sa place et sa part de nourriture à
qui vient de n a î t r e .
Le procédé employé dans Una luz muy
lejana revient dans ce roman mais i c i , l e conte fait plus qu' annoncer
l e s événements du r é c i t principal : i l est porteur de l a morale de
l'histoire.
Moyano i n s i s t e
sur une idée qui sera de plus en plus
développée à p a r t i r de El vuelo del tigre
-274-
: à l'histoire
officielle
é c r i t e par l e s vainqueurs s 1 oppose la version d* une expérience vécue
transmise de génération en génération par l e s victimes.
f r u i t s de la mémoire et de l'Imagination,
A la
fols
l e s contes, l e s légendes et
l e s chansons assurent la permanence d'une v é r i t é attendant de se f a i r e
entendre :
"El abuelo esquimal ve acercarse al oso y cerrando les
ojos se entrega a su costumbrs; el oso cornera hasta
hartarse y quedarâ cansado, apenas podrê andar en medio de
la nieve o del hielo de tan lleno, camînarâ torpemente
hasta que lo sientan los otros esqulmales. Ellos ya saben
que acaba de comerse al abuelo esquimal, por eso esta
pesado y torpe y no puede defenderse. Entonces lo
persiguen, no puede correr el oso, llegan los esqulmales y
lo matan, ahora tienen comida para muchos dïas ; son
costumbres ; al esqulmalclto no le faltarâ comida ahora,
creceré fuerte el esquimalcito con tanta carne gorda
aprendlendo a matar osos, y mucha ropa para el
esquimalcito
con la piel del oso que muriô por su
costumbre" <mmi
L'opposition
victime-bourreau représentée par Aballay et Nabu,
trouve sa correspondance dans l e rapport patient-faux médecin du film
et grand-père-ours blanc du conte. Mais s i la s i t u a t i o n est la même,
l e s motivations de chacun des antagonistes sont seulement e x p l i c i t é e s
dans
l e conte et à p a r t i r de c e l u i - c i e l l e s se projettent
récit
principal.
sur l e
Le grand-père se l a i s s e manger par l ' o u r s non pas
seulement parce que l e s règles de la communauté l e l u i imposent : son
acte
revêt
l e caractère
d'un s a c r i f i c e
consenti pour assurer
la
survie de sa descendance. Sauver l e nouveau-né de la famine, dans l e
parallélisme du conte et du roman, équivaut à sauver Kico de la mort
que Nabu l u i prépare. Nourri de la défaite du t o r t i o n n a i r e face au
silence du v i e i l l a r d ,
l e Jeune homme apprendra a combattre tous l e s
-275-
Nabu à venir. C est donc dans la résistance d'Aballay que se trouve
l'explication de la colère du faux-médecin , reflet de la colère de
Nabu dans la situation du récit premier. C est un aveu d'impuissance
qui préfigure le dénouement du roman.
La quête de valeurs qui caractérise la démarche de Moyano et qui
est un facteur dynamique de l'évolution de son oeuvre a impliqué un
changement dans la vision de la torture, particulièrement visible dans
cette scène de El vuelo del tigre
la parenthèse de Ltbro
de
et dans Très golpes
navios
y
borrascas.
de timbal, avec
L'acte de torture
continue à être le lieu privilégié du non-sens, c'est pourquoi il
n'apparaît pas directement dans le chapitre XI où tout est recherche
de sens, symboliquement exprimée par la démarche du spectateur face
aux images du film. Le seul sens possible, semble dire le personnage
d'Aballay,
se
trouve
dans
l'attitude
de
l'homme confronté
à la
torture, c'est celui qu'il pourra lui donner dans l'exercice d'une
liberté intérieure jamais tout à fait confisquée. Le tortionnaire peut
s'emparer
des
qu'instrument
mots,
de
anéantir
le
langage
contestation
ou
lien
communauté, mas il ne pourra
de sa victime en tant
entre
les membres
de
la
en revanche vaincre un silence qui est
devenu le langage de la résistance.
Le fait que ce soit Aballay qui Incarne la force morale capable
de résister à la torture n'est pas un hasard dans l'imaginaire de
l'auteur. Aballay est un prolongement du grand-père qui apparaît dans
1* une des premières nouvelles de Moyano. Dans Los mil dïas,
récit dont
nous nous sommes déjà occupés, le grand-père sort du coffre les
ressources nécessaires pour assurer la survie de ses filles et petits-276-
nécessaires pour assurer la survie de ses filles et petits-fils ; et
dans Para que no entre
del
cocodrilo,
la muerte,
un récit appartenant à El
estuche
un autre grand-père avant de mourir construit avec les
déchets charriés par une rivière la maison qui protégera les siens des
dangers de l'inondation.
Tous les grand-pères des récits de Moyano possèdent une force
spirituelle qui est le contre-poids de leur fragilité physique. Ils
puisent leur énergie dans la nature avec laquelle ils entretiennent
des liens secrets comme ceux qui relient Aballay aux oiseaux. Pour
l'enfant qui grandit à côté de ces grand-pères/ ils représentent un
pont entre le présent menacé par la découverte de l'interruption,
prologue
de la découverte de la mort, et le passé où se perdent les
origines. De ce fait le vieillard devient le résumé de toutes les vies
antérieures et donc d'une sorte d'éternité à rebours dont seul le
grand-père connaît le secret. Le coffre que Moyano place à côté de ce
type de personnage symbolise la mémoire des origines et le grand-père
est son gardien. Dans Libro
de navlos
y
borrascas,
l'évocation du
coffre du grand-père immigré en Argentine intervient au moment où le
petit-fils renouvelle l'expérience de l'exil. Ce que le coffre cache
est l'expérience du grand-père mort sans avoir livré ses secrets ni
laissé dans un journal de bord le témoignage de son aventure pour que
le petit-fils ait déjà sa place dans la série de répétitions dont
l'histoire
des hommes est
faite. La contiguïté du coffre et du
vieillard conduit à leur fusion dans le dernier roman de Moyano :
Ondulatorio devient lui-même un coffre que les tortionnaires doivent
ouvrir.
-277-
Moyano consacre à Ondulatorlo deux sous-chapitres des soixante
dont
Très
golpes
Ondulatorio
-
de timbal
présentation
est
du
constitué
:
Sueflos profundos
personnage
-
et
Cabaîlito
segment n a r r a t i f où se trouve l a scène de l ' i n t e r r o g a t o i r e .
Très
et
Cuatro
ouvrent
le
vieillard
et
le
fouillent
del
marino,
Uno, Dos,
comme
s'il
s ' a g i s s a i t d'un coffre pour en e x t r a i r e une chanson jugée subversive :
"El viejo, que normalmente tenîa al caneton en el pecho,
cerca de las cuerdas vocales, lista para salir en cualquier
momento, tragô saliva un par de veces hasts hacerla
descender; la sintiô bajar hasta los nivelés dande guardaba
sus recuerdos elegidos, Emebê y el cabaîlito trotador, con
los que se ensamblô. Ranuras, espigas y lengUetas trabaron
y engargolaron todo de tal manera que nadie hubtera podido
separar las partes de ese armazôn para diferenciar una
canciôn de lo que era Emebê allé adentro y en esa trama,
ni a Emebê del cabaîlito. El Ondulatorio se cerrô como la
tapa de un cofre. El interrogador eliglô, entre las
herramientas desparramadas por la tarima, una llave de
abrir viejos. La probô varias veces, seguro de que el cofre
se abrirîa. Pero giraba en falso." <rs<5-'
Si nous comparons c e t t e dernière réélaboration l i t t é r a i r e
d'une
scène de t o r t u r e aux versions précédentes nous pourrons percevoir sa
double origine : la technique consistant à assimiler l e s instruments
de t o r t u r e à des o u t i l s destinés à t r a v a i l l e r des matériaux divers
provient
de El poder,
rappelle
les
personnages
la gloria,
caractéristiques
est
la
même :
le
etc.
d'Aballay
vieillard
;
en revanche,
et
la
Ondulatorio
situation
possède des
des
deux
informations
compromettantes qui peuvent entraîner la mort d ' a u t r e s personnes.
Les t o r t i o n n a i r e s d'Ondulatorio videront l e coffre de sa mémoire,
s o r t i r o n t l e s souvenirs des temps reculés, descendront aux niveaux de
-278-
1'inconscient
pour
s1empareront
en
extraire
les
phantasmes
de
la
victime,
des désirs les plus secrets mais ils ne pourront pas lui
arracher la chanson. Et si Aballay défend avec son silence la vie de
son petit-fils, c'est-à-dire la continuité de son lignage, Ondulatorio
va plus loin dans le sacrifice de sa propre vie : il connaît à peine
ceux qui
ont
partagé avec
lui
le secret
compris que ses paroles sont le support
de la chanson mais
il a
d'une vérité et que seule la
vérité chantée aux quatre vents peut empêcher qu'une autre communauté
connaisse le sort de Lumbreras, la ville-fantôme. L'expérience de la
torture a trouvé dans l'Imaginaire de Moyano une dernière réparation ;
en lui donnant un sens chaque fois plus généreux, l'auteur tente de
neutraliser l'absurde, le non-sens de la souffrance gratuite. Il tente
également
de
réduire
la
passivité
humiliante
du
torturé
la
transformant en stratégie de résistance : Ondulatorio se fait lui-même
objet,
avant
que les tortionnaires aient réussi eux à le réduire à
l'état d'objet, pour contrer leur volonté et les mettre en échec.
En ce qui
quatre
textes
littéraires
scènes
concerne
et
la
l'allégorie
permanence
l'absence
décrites.
la forme,
Tous
de
les
filtré
des
filtrage
référents
ou des successives
par
du
discours
dans les autres. En revanche,
pas
nous pouvons constater dans les
des
commentant
sont
voilés
référents
ou qualifiant
par
le
allégories qui s'emboîtent
l'impact
commentaires
car
extra-
biais
les
de
les unes
émotionnel de la scène n'est
aucun
des
quatre
narrateurs
n'intervient pour donner son avis ou exprimer ses sentiments vis-à-vis
du bourreau ou de sa victime. Moyano laisse la réflexion à la charge
du lecteur. C'est à lui de juger et de qualifier.
-279-
Ces c a r a c t é r i s t i q u e s
sont
inversées dans l e premier roman de
Moyano entièrement é c r i t en exil :
antérieur à Très golpes
de timbaL
Libro
Ici,
de
Navïos y
borrascas,
l ' a l l u s i o n à la t o r t u r e se
place dans un cadre s p a t i a l et temporel beaucoup plus précis du moment
que tout l e roman
n ' é v i t e pas l e s références au cadre historique.
D'autre part, la f o c a l i s a t i o n ininterrompue sur .le
personnage central
porte au premier plan du r é c i t non seulement l e s événements dont
il
est protagoniste, témoin ou rapporteur concerné affectivement mais sa
prise de position par rapport à ces événements. Dans l e discours de
Rolando, ne sont évités ni l e s jugements ni l e s commentaires sur l e s
méthodes répressives des d i c t a t u r e s du Cône Sud. Le discours prend
parfois un ton direct et même brutal lorsque l e narrateur parle de la
torture
et
du viol
d'une
jeune prisonnière
politique.
Le contenu
événementiel est réduit à quelques lignes mais présenté sans chercher
l'euphémisme,
comme s i
la
seule manière de parler
de la
torture
lorsque l e sujet ne passe pas à t r a v e r s l e s f i l t r e s de l ' a l l é g o r i e ,
é t a i t de f a i r e appel à l'explosion des sentiments ;
"Pero Sandra, cuando la apuré para que me contara de su
vida pueblerlna para ver si me servïa para la historia casi
pergetîada saliô con eso de las violaciones en la celda. No
solo la sordina, el violîn mismo hay que tirar al agua. Y
gritar o llorar,
porque pelear no podemos, no servimos
para eso, somos titiriteros,
estimado pûblico. Y yo
hablando de unos amores entre una bahïa y un barquito,
queriendo inventarie a Sandra unos amores como Dios manda
cuando la habïan violado casi todos los carceleros.
"Y bueno, dice Sandra, el orgasmo del carcelero es
preferlble a la picana, que querês que te diga. Es horrible
pero cierto." <S7,>
"Necesito un trago
que me aturda para salir
-280-
del
otro
aturdimiento, yo no se nada de plcanas y vaginas. Es
demasiado para mi violincito
provinciano. Todo esto me
invalida en forma y pensamiento. Me odio, no me gusta mi
forma, me molestan los brazos y las piernas,
preferirîa
reptar, me duele el pensamiento, me odio, soy horrible,
quiero cambiar de cara, ser un nombre de verdad." <,ssrJ
L'appartenance de la victime à la même société, nationalité et,
fondamentalement, à la même espèce que son tortionnaire soulève un
autre problème qui transparaît dans le dernier fragment du texte cité.
La preuve de l'existence d'une dimension de la cruauté et de la
brutalité qui passait normalement Inaperçue dans la vie quotidienne
d'un pays se vantant d'être civilisé, fait basculer la conscience même
de la propre humanité. Contaminé par les actes des tortionnaires,
Rolando
devient
lui-même haïssable à ses propres yeux.
SI nos
semblables peuvent être des tortionnaires, où est la limite qui nous
sépare d'eux ? Dans ce texte Moyano aborde un autre effet de la
torture, peut-être le plus permanent et le plus dangereux : le profond
scepticisme qui peut s'emparer de la victime ou de ceux qui lui sont
solidaires face à la nature de l'homme. Les mécanismes de compensation
que nous avons signalés à propos des scènes protagonisées par Aballay
et Ondulatorio n'existent pas dans Libro
de navïos
y borrascas.
Dans
un récit situé à la limite du témoignage et de la littérature, le vol
libérateur de 1'imagination remplit plus difficilement sa tâche.
-281-
3.3. L a
région
et
le
pays
Les trois romans écrits à partir de 1966 témoignent tous d'une
connaissance approfondie de la réalité régionale, mais les problèmes
de La Rloja
sont envisagés sous des angles différents dans chacun des
trois récits. Il y a pourtant une constante dans la manière de les
aborder : ils sont toujours reliés au passé. Moyano ne cesse de
rappeler
que
la
répression,
l'injustice
et
l'absurde
n'ont
pas
commencé à La Rioja avec les gouvernements militaires des années
soixante-dix mais longtemps auparavant.
De ces trois récits, El trino
del
diablo
est celui qui évoque le
plus l'histoire et les problèmes régionaux. En outre, les aventures de
Trlclinlo
sources
a Buenos Aires
du pouvoir
fournissent
responsable
de
la
l'occasion
de remonter
aux
détresse de la région et
d'opposer deux mondes qui n* ont rien de commun : La Rloja et la
capitale argentine.
Dans les récits précédents, Moyano ne s'est Jamais occupé de
peindre le milieu de la haute bourgeoisie du pays. Les deux présidents
avec lesquels s'entretient Trlclinlo, et Ufa, la fille de l'un d'entre
eux , sont les seuls personnages de ce milieu créés par Moyano.
-282-
L'auteur a fait d' Ufa la caricature d'une enfant gâtée de la haute
société
de Buenos
Aires,
l'élite
du quartier
Nord
de la ville,
héritière des grandes fortunes du XIXe siècle. Le nom du personnage
constitue
souvent
déjà
une
première
caractérisât ion
utilisé à la place de Uf !,
:
Ufa,
argentinisme
pour exprimer l'ennui. C'est
l'ennui qui pousse Ufa à s'occuper des pauvres de Villa Violin, le
bidonville où elle rencontre Trlclinio et l'enlève pour l'introduire
dans son milieu.
La
caste
oligarquia
à
laquelle
vacuna
Ufa
et
son
père appartiennent
est
la
du pays consolidée au pouvoir à la suite de la
bataille de Pavôn et devenue la classe dirigeante du pays grâce à la
fraude électorale d'abord,
membres
ont
résisté
à
puis aux interventions de l'armée. Ses
la
poussée
des secteurs populaires
et à
l'apparition des nouveaux riches issus de l'immigration en essayant de
préserver un mode de vie qui se manifeste encore aujourd'hui dans une
série de conventions, cérémonies, types de loisirs, langage et lieux
de réunion qui lui sont exclusifs.
L'étalage de richesse fait par leurs aînés au XIXe siècle dont
témoignent
les
demeures
bâties â l'époque - quelques-unes, à partir
de châteaux européens démontés pierre par pierre et reconstruits en
Argentine - est remplacé au XXe siècle par une attitude plus discrète
tendant
à marquer la différence entre les parvenus et la vieille
"noblesse" du pays. L'oligarchie argentine est une bougeoisle qui ne
s'offre pas en spectacle et qui fréquente des lieux consacrés où elle
ne risque pas d'être perturbée par un regard étranger à son milieu. La
volonté de s'éloigner des autres groupes se manifeste
-283-
dans tous les
domaines de la vie sociale : l e sport - la course hippique et l e polo
sont pratiquées et suivis avec ferveur - ; l e s réunions - l e Jockey
Club ne compte parmi ses membres que l e s descendants des familles
patriciennes et la Sociedad Rural organise chaque année une exposition
où
se
donnent
familles -
rendez-vous
les
propriétaires
fonciers
et
leurs
; l'éducation - l e s enfants de ces familles sont élevés
dans des collèges privés religieux ou laïques dont l e plus prestigieux
est l e Coleglo
tnglés
- ; la culture - l e s galas du
théâtre Colon
sont depuis 1908 un autre rendez-vous obligé du beau monde portègne ;
enfin,'
les
concentraient
femmes,
avant
le
premier
gouvernement
de
Perôn,
leurs a c t i v i t é s hors du foyer dans la gestion de la
Sociedad de Beneflcencia,
la c i b l e préférée d'Eva Perôn. Ufa, continue
dans la tradition des femmes de son milieu. Moyano fait du détail des
cadeaux qu'elle apporte aux habitants de Villa Violin la preuve de
l ' i n u t i l i t é des oeuvres de charité de l'oligarchie :
"Ella repartiô como pudo las chucherias que sacaba de
grandes canastas llenas de flores, edltoriales
de los
diarios,
copias de decretos
nuevos, cajitas
varias,
herraduras de caballos, serruchos, bocinas de autos
oficiales,
estrellitas
de bronce, montures, un caballo
blanco, vivo, y miles de cosas mes de las que cada uno
harfa el uso que creyera convanianie."*880
L'appartenance
respect
Sebrelli
à la
d'un certain
fait
haute
bourgeoisie
nombre de codes
dont
argentine
comporte
un code
linguistique.
remarquer que ce code ne concerne pas seulement
sélection des mots employés mais un accent particulier :
"Como en toda masonerîa, el
proplo,
su argot,
que a
-284-
ritual
veces
tiens
varia
un lenguajé
segûn
las
le
la
generaciones(...). Otrae expresiones consiguen perpetuarse,
en cambio, a través del tlempo, las modas y las edades : no
decir pelïcula sino "vlsta" como en la época del kinescopio,
no decir cena sino "comida", no decir rojo sino "Colorado";
exhumar expresiones arcaicas como "botica* por farmacia,
"bidgrafo" por cine, "botines" por zapatos, asl como
preferir las expresiones burdas a las rebuscadas : decir
"pelo" y no cabellos, piel y no cutis, También implica un
tono de voz nasal (...), cierta manera de arrastrar las
palabras, una marcada pronunciaciôn de la "y", una mezcla
caôtica de expresiones francesas e inglesas, a las que se
vienen a agregar en las nuevas generaciones las voces
lunfardas, el voseo sin respeto de edad o de grado de
intimidad - en el siglo pasado lo chic era designer al
interlocutor en plural -, el uso ostensible del nombre de
pila del interlocutor o del nombre y el apellido juntos
pero nunca el apellido solo, etc."'*0*
Dans l e s discours du président militaire et de sa f i l l e , Moyano a
mis en évidence
l'utilisation
de ce code linguistique
destiné à
affirmer leurs origines sociales. Lorsque Triclinio se trouve face au
président militaire, i l doit répondre à ses questions. L'auteur marque
l'appartenance du personnage à l'oligarchie en faisant
phonétique de quelques mots employés par l e père d'Ufa
transcription
:
"^Sabe andar a cabayo ? Escriblr a mâquina, manejar una
ametrayadora, un obus calibre 15,5, una bomba molotov, una
picana eléctrica ? No. e- Tampoco conducir un camion, un
tractor, un perro policîa, un camion hidrante ? Una
manifestaclôn
peronlsta,
una ley
de
asociaciones
profesionales, un ministerio de économie, una carretiya ?
Menos. Muchas gracias. Entonces queda claro que lo ûnico
que sabe hacer es tocar el violîn, siempre que pueda
rfemostrarJo."'*" *
Le texte c i t é fait remarquer la classe sociale de 1' interlocuteur
de Triclinio mais i l suggère en outre, par la première question que l e
président
pose,
son appartenance au corps l e
-285-
plus prestigieux de
l'armée, le corps de cavalerie, dont faisaient partie les officiers
golpistas
du régime d'Onganla, qui recrute la plupart de ses membres
parmi la haute-bourgeoisie. Les questions suivantes visent pour la
plupart les
seules compétences
que le personnage trouve utiles :
celles de la police ou de l'armée.
Les dialogues
au seuil
de
l'enfer
et
au seuil
de
l'Olympe
considérés par Bakhtine comme étant caractéristiques de la ménippée,
ont dans le roman de Hoyano leurs équivalents : Triclinio passe du
bidonville et de la rue où il est mendiant à la Casa Rosada,
villa
à la
du président, et au théâtre Colon. Chacun des dialogues qui ont
lieu dans ces endroits, dévoile un aspect de la société argentine et
surtout une caractéristique de sa classe dirigeante. Dans la
Rosada,
où
se déroule
le dialogue
partiellement
cité,
Casa
Triclinio
découvre son inadaptation à la société de son pays telle que le
pouvoir la conçoit. En outre, ce qu'il croit être son atout : Jouer du
violon, s'avère être la spécialité du président. La métaphore devient
dans ce chapitre plus transparente que dans le reste du roman :
1'expression "jouer du violon" remplace parler, s'exprimer. Le pouvoir
s'empare des mots et son discours peut être impeccable mais il est
diabolique : le père d'Ufa Interprète à merveille II
trillo
dil
Dlavolo.
Une autre étape de l'apprentissage de Triclinio est marquée par
sa visite au
théâtre Colûn. Moyano a choisi le symbole culturel de
l'oligarchie pour parler à la fois de l'histoire du pays et de la
censure,
-286-
Le
théâtre
acopladores
où
Triclinio
de granos,
côtoie
les
"criadores
embajadores et industrlales
de
vacas,
irascibles"<*aaest
l'un des motifs de fierté de Buenos Aires. Inauguré deux ans avant la
grande fête du premier centenaire de 1'Indépendance à laquelle le
gouvernement
Clemenceau,
avait
invité des personnalités du monde entier, dont
le Colon
a un budget
pour son fonctionnement
actuel
équivalent au budget global de provinces telles que Catamarca ou La
Rioja. Dans ce cadre, la classe dirigeante trouvait le lieu idéal non
seulement pour partager la jouissance des opéras et des concerts mais
pour permettre la rencontre des jeunes qui consolideraient par leur
mariage la traditionnelle concentration de la terre dans les mains des
familles puissantes. Paul Morand, de passage à Buenos Aires, a laissé
des remarques amusantes sur cette agence matrimoniale dissimulée sous
les velours et les marbres de Carrare<S3ï.
Jusqu'aux années cinquante la programmation et le type de public
restent inchangés. Seuls les riches peuvent avoir des abonnements pour
des spectacles trop chers auxquels un secteur de la classe moyenne
assiste depuis le paradis, le dernier étage des sept que compte le
théâtre.
Parmi d'autres affronts infligés à l'oligarchie tels que
l'installation d'une poissonnerie en face du Jockey-Club
(qui sera
finalement incendié par la foule un peu avant le coup d'Etat de 1955),
poste de Borges à la Biblioteca
la transformation du
poste
d'inspecteur
"de
volailles"
au
marché
Nacional
municipal,
ou
en
la
proposition de nommer la mère d'Eva Perôn à la présidence de la
Sociedad
de Beneficencia
gérée traditionnellement par les dames de la
haute société, le péronisme ouvre les portes du Colon aux secteurs
-267-
populaires et t e n t e d ' I n t r o d u i r e de changements dans l e programme de
spectacles :
"Por una parte lo democratizô un tanto,
funciones sindicales y a precto estimulo. Lo
escenarlo polîtlco de discursos presidenciales
espectâculos
extrados
a la
tradiciôn
concierto. Por ejemplo, Jean-Louis Barrault
audacia, caai en vîsperas de su derrocamiento
con Mariano Mores."'***
estableciendo
convirtiô en
y organizô
ôpera-balleto - méxima
- el tango,
Moyano s ' a t t a c h e à d é s a c r a l i s e r ce symbole de la c u l t u r e d ' é l i t e
en opposant l e cadre luxueux et solennel du t h é â t r e au spectacle joué
sur scène. Dans l e discours d'Ufa, l o r s q u ' e l l e raconte â T r i c l l n l o des
anecdotes
concernant
l'histoire
du Colon,
perce
le
sentiment
de
propriété r e s s e n t i par l ' o l i g a r c h i e face â un bien qui est né pour l u i
être
destiné.
Le t h é â t r e
devient
un prolongement
de la
maison
familiale et l e s présidents qui ont contribué à l e f a i r e b r i l l e r , dont
Marcelo T. de Alvear,
un clubman bon vivant et voyageur
infatigable
des années vingt, sont évoqués par leurs l i e n s avec l ' h i s t o i r e de la
famille :
"Realmente esto se vlene cada vez mes abajo. Marcelo, en
camblo era maravllloso. Fue la mejùr êpoca de este pais y
de este teatro. Todos los cantantes extranjeros que venîan
a actuar lo conocîan porque el tipo, a pesar de que
gobernaba este pais, en realldad vivia en Paris. Aniway,
era asiduo del Colon y finalmente se casa con una soprano
portuguesa que muchas veces cantô en casa, cuando él
prohibiô que cantase en pûbllco y le rompiô todos los
discos.'"**'
Rlgoletto,
l ' o p é r a joué au gala qui compte parmi ses spectateurs
un T r i c l l n l o émerveillé, est interrompu par l a présence sur scène de
-288-
deux chanteurs qui représentent un ornithorynque et un kangourou. Le
bizarre et l'inhabituel remplacent le traditionnel. En outre, les deux
personnages se lancent
populaire de la payada,
dans un duel chanté qui rappelle le genre
divertissement principal des gauchos
réunis
dans ces centres culturels et sociaux de la campagne qu'étaient les
pulperias
f<SSJ
. Concolorcorvo avait déjà connu les payadores
lors de
sa visite à Buenos Aires en 1749, mais il est probable que leur
présence en Argentine remonte aux premières années
du XVIIIe siècle.
A l'opposition entre la culture de l'élite et une culture populaire
aux racines hispano-américaines et donc beaucoup plus ancienne que
celle introduite par l'oligarchie au XIXe siècle, s'ajoute une autre
opposition entre le conformisme du public et la contestation exprimée
par le ton et le contenu du dialogue des deux personnages. Les deux
animaux sont d'origine australienne et à travers l'Australie,
parlent de l'Argentine et de l'impérialisme anglais :
Al fin de cuentas
tu ay tu ay
somos de Australîa
tu ay tu ay
tierra ocupada
tu ay tu ay
que descubrieron los espafioles tu ay tu ay
Pero mâs tarde
tu ay tu ay
fueron ingleses
y nadie mes
los que agarraron
los que agarraron el
bumerang." r S 7 J
-289-
ils
Le duo contestataire se termine avec les premières grenades de
gaz lacrymogène et Triclinio comprend quel est le sort de ceux qui
veulent s'attaquer à l'ordre culturel établi.
Le dialogue avec Ufa dans la villa du président est le prétexte
pour montrer l'alliance entre les anciens et les nouveaux riches. La
maison
est divisée en
deux parties bien différenciées : une aile
ancienne et poussiéreuse où s1entassent les armes et les documents
historiques
- le domaine
du père -,
et
une autre brillante et
nouvelle, qui a été bâtie pour la mère, dont Ufa dit : "<...)papâ,
aaor y humor, supo elevarla
la realtdad
con
hasta él, y lo ûnico que ella no acepta de
de papa es el teatro
Colon (...).
"'««^
Dans le domaine du président, la collection d'armes côtoie les
documents de l'histoire nationale et régionale et les lois ignorées
par le golpismo
: un exemplaire
de la Constitution nationale traîne
parmi les papiers et les vieux fusils. Triclinio découvre que de
l'histoire des caudillos
et de leur luttes il ne reste que quelques
pièces de musée qui sont maintenant la propriété privée du militaire.
A cette histoire expropriée, puis cachée et enfin oubliée dans le
bric-à-brac de la maison des détenteurs du pouvoir, Moyano oppose une
autre histoire encore vivante et incarnée dans son protagoniste : il
joue du violon avec l'instrument de saint Francisco Solano, les traits
de son visage sont dîaguitas,
lanceros
de Peiïaloza"'*9*
l'existence
facundlsta*7,0*.
de
la
il a "una sonrisa
parecida
a la de los
et lorsque, dépassé par la découverte de
torture,
il
décide
d'agir,
son
regard
est
L'impuissance de la tradition de luttes populaires de
La Rloja face aux ressources de l'armée contemporaine et ses méthodes
-290-
répressives
n'est
que trop bien exprimée par l a confrontation
du
personnage porteur de c e t t e t r a d i t i o n et l e milieu où 11 évolue.
Avec El vuelo del tigre,
c ' e s t La Rioja des t r a d i t i o n s indiennes
qui commence à apparaître dans l e s r é c i t s et cela marque un nouveau
cycle qui sera continué dans Libro
golpes
de timbal.
de navios
y borrascas
et
Très
Hualacato est présenté comme un v i l l a g e s i t u é dans
une zone rurale. Ses habitants prolongent la t r a d i t i o n d'un a r t i s a n a t
précolombien et i l s t r a v a i l l e n t en tant que t i s s e r a n d s dans une usine
de t e x t i l e qui emploie tous l e s adultes du village.
Moyano suggère
leur
le
appartenance
à
la
culture
du Nord-Ouest
c e r t a i n e s coutumes et croyances t e l s que l e velorio
par
respect
del angelito,
de
une
coutume conservée dans quelques zones r u r a l e s malgré l e s i n t e r d i c t i o n s
é t a b l i e s par l e s gouvernements provinciaux.
Moyano a choisi pour l e seul personnage capable de se dresser
contre la d i c t a t u r e de Nabu,
le vieil
Aballay,
un nom qui a des
résonances p a r t i c u l i è r e s dans l ' h i s t o i r e régionale. L ' h i s t o r i e n Félix
Luna,
descendant
rapporte
de l'une des plus anciennes familles de La Rioja
une anecdote de l'époque
de la
colonisation
qui
fournît
l ' e x p l i c a t i o n du choix de l ' a u t e u r :
"En el Noroeste, los indîos, mes mansos y laborlosos,
conslguîeron
sobrevlvir
en enclaves
propios
los
laguneros sanjuaninos y pobladores de los valles riojanos y
catamarqueffos - con su propia organizaciôn ancestral. En
La Rioja todavîa se recuerda el caso de aquel Salvador
Aballay, mandôn de los vichigastas, que se fue a pie a
reclamar Justicla a la audiencia de Charcas porque su
encomendero, Don Felipe de Luna y Cârdenas, queria
transferir su encomienda a un hijo naturel. Cuando el indio
le ganô el pleito, mi antepasado - dicen - muriô de rabla...
-291-
Los pobladores de esos enclaves serîan, andando los siglos
los proveedores de material humano a los caudlllos de las
mon toneras. *<*!>
Dans l'imaginaire de Moyano, Aballay hérite de deux traditions de
lutte : la résistance rusée du chef indien qui obtient la liberté de
sa communauté en se servant des lois des colonisateurs et la farouche
opposition de la montonera
aux prétentions du gouvernement central.
Lorsque tout Hualacato se soulève à l'unisson pour chasser de chaque
foyer le tortionnaire de service, Aballay trouve sa propre façon de se
libérer. Ce sont les paplrolas
- les figures en papier faites sous la
contrainte - qui donnent au vieillard 1'idée de fabriquer des menottes
afin d'immobiliser Nabu et le livrer aux oiseaux.
La solution trouvée
par l'Aballay de l'anecdote rapportée par Luna est l'antécédent de
celle trouvée par son descendant imaginaire.
A partir du chapitre XI du roman,
l'ascendance
indienne du
personnage est mise en évidence par des procédés divers. D'abord par
le détail de ses affaires personnelles : "tlentos
pata
de halcôn un frasco
dios
de arcilla
cénula
plus
de pipa
neutres
d'Aballay,
una cajita
pianos
il y
de aceite
con botones
en a d'autres
et
crudo una
para el reuma una onza de oro un
un yesquero
de campos en litigio...
ses croyances
de cuero
puco incaico
una
*<"*'** Parmi des objets
qui révèlent
ses origines.
La
la personnalité
remémoration
des
expériences vécues a côté du père indien intervient aussi à la fin du
roman.
Lorsque
le vieillard
se tourne
vers
la nature
et croit
découvrir des signes qui pourront l'aider à retrouver la liberté, il
-292-
renouvelle les enseignements de son père et perpétue une vieille
tradition régionale.
A travers les trois romans de cette étape, Moyano a fait le tour
de
tous
les problèmes
de La Rioja
: le sous-développement,
le
métissage de sa population, objet de mépris de la part de la société
"blanche"
du
pays,
la
folclorizaciân
qui
consiste
à
percevoir
seulement la couleur locale et à oublier les sources historiques de la
culture
populaire,
la
répression
militaire
s'ajoutant
aux
maux
chroniques de la région et de ce fait doublement douloureuse. Mais
l'auteur ne se limite pas à montrer la détresse de La Rioja et dans
El vuelo
del
tigre
il commence à affirmer une identité qui tient
surtout compte des racines indiennes du Nord-Ouest.
-293-
NOTES
(1)
J. PAEZ,
La conquista
del
C. E. D. A. L. , 1971, p. 108.
(2)
0. TRONCOSO,
p. 257.
<3>
Ibid.t
(4)
The Indépendant, saturday
d'Hélène Bourrouilhou.
(5)
I. GONZALEZ JANZEN,
La
triple
Ed. Contrapunto, 1986, p. 127.
(6)
J. POUTET,
La Revoluciôn
desierto,
Argentlnat
Buenos
Polémlca
Aires
<10>(
:
1972,
p. 275.
L'Argentine
frustration,
de
21 January
la
A,
peur.
1989. Traduction
Buenos
Histoire
Aires
:
d'une
Paris : Pion, 1978, p. 233.
(7)
Comisiôn Naclonal sobre la Desapariclôn de Personas,
(Informe de) Nunca Mâs, Buenos Aires : Eudeba, 1984, p. 9.
(8)
Libro
(9)
Ibid.,
p. 193.
(10)
Ibid.,
p. 196.
(11)
El oscuro, p. 184.
(12)
Ibid.,
p. 185.
(13)
Ibid.,
p. 13.
(14)
Ibid.,
p.
68.
(15)
Ibid.,
p.
63.
de navïos
y borrascas,
-294-
p. 193.
(16)
Ibid.,
p. 61.
(17)
Ibid.,
p. 121.
<18>
Ibid.
(19)
Ibid.,
p. 206.
(20)
Ibid.,
p. 208.
(21)
Entretient du 9 août 1987 avec l'auteur
(22)
G. GENETTE, Palimpsestes.
La littérature
Paris : Seuil, 1882, p. 11.
(23)
«BAKHTINE, Problèmes de la Poétique
de
Dostoïevski,
Lausanne : Editions l'Age de l'homme, 1976, p. 125-139.
(24)
El trino
p. 116.
(25)
Ibid.,
p. 8.
(26)
Ibid.,
p. 15.
(27)
Ibid.,
p. 15.
(28)
Ibid.,
p. 110.
(29)
Ibid.,
p. 118.
(30)
Ibid.,
p. 123.
(31)
£2 vuelo del tigre,
(32)
Ibid.,
t
p. 7.
del
diable,
au second
degré.
Buenos Aires : Sudamericana, 1974.,
p. 7.
p. 7.
-295-
(33)
Ibid.,
p. 12.
(34)
Ibid.,
p. 14.
(35)
E. GOLIGORSKY, Carta ablerta
de un expatriado
a sus
compatriotas,
Buenos Aires : Sudamericana, 1983, p. 122.
Gollgorsky cite les déclarations des membres de la Junte
militaire parues dans le journal La Naclôn du 4 septembre
1980.
(36>
El vuelo del tigre,
(37)
Ibid.,
(38)
Ibid., p. 138.
(39)
Desde los parques
In : El trino del diablo y
modulaciones, Barcelona : Edlclones B, 1988, p. 150.
(40)
El vuelo del tigre,
(41)
Ibid.,
p. 83.
(42)
Ibid.,
p. 107.
(43)
Ibid., p. 161.
(44)
El poder, la gloria,
etc.,
in : El estuche del
Buenos Aires : Edlclones del Sol, 1974, p. 101.
(45)
J. J. Sebrelll, Buenos Aires,
vida
Buenos Aires : Siglo XX, 1966, p.75.
(46)
El poder,
(47)
Ibid.,
(48)
El vuelo del tigre,
p. 39.
p. 49.
la gloria,
otras
p. 139.
etc.,
p. 108.
p. 109.
p. 19.
-296-
cotidiana
y
cocodrilo,
allenaciôn,
(49)
Ibid., p. 20.
(50)
Ibid.,
(51)
A. PRIETO,
"Daniel Moyano : una literatura de la
expatriaciôn", Cuadernos Hispanoamericanos (416), febrero de
1985, p. 192.
(52)
El vuelo del tigre,
(53)
Ibid.,
p. 125.
(54)
Ibid.,
p. 127.
(55)
Ibid.t
p. 125.
(56)
Très golpes
(57)
Libro
(58)
Ibid., p. 196.
(59)
El trino del diable,
(60)
J. J. SEBRELLI, op. cit., p. 53,
(61)
El trino del diablo,
(62)
Ibid.,
(63)
P. MORAND, Aire Indio, Buenos Aires : El Ombû, 1932, p. 75.
Cit. par J.J. SEBRELLI, op. cit.
(64)
H. SANGUINETTI, Brève historia
polltica
del teatro Colon,
in : Todo es Historia (I, 5) septiembre de 1967. Cit. par
A. CIRIA, Politica y cultura popular : la Argentina
peronista
(1946-1955),
Buenos Aires : Ediciones de la Flor, 1983,
p. 253.
p. 20.
p. 123.
de timbal,
de navîos
p. 81.
y borrascas,
p. 194.
p. 73.
p. 95.
p. 87.
-297-
(65)
El trtno del dlablo,
(66)
Alfred Ebelot, ingénieur français engagé par le gouvernement
argentin pour accompagner la Campatia del deslerto
en tant
qu'ingénieur de l'armée, a écrit sur les pulperias
et leur
p. 86.
signification dans la vie du gaucho : "La pulperîa no debe
juzgarse por la primera Impreslôn que produce. Es un rancho
desharrapado, un taplal misérable. Pero si el teatro no es
vlstoso,
los drames que se désarroilan
en este
humllde
escenarlo
no carecen
de Interês.
Abarcan todas
las
manifestaciones
de la pampa. Sus especulaclones,
su
comercio, su poesïa, sus vlclos, sus paslones se resumen en
esta choza. No qulsiera
que Uds. me achacasen que soy un
poeta de taberna, pero séria cobardia negarlo, me gusta la
pulperîa.
p. 80.
" La pampa,
Buenos Aires : E. U. D. E. B. A., 1961,
(67)
El trino del dlablo,
(68)
Ibid. p. 82.
(69)
Ibid.,
p. 75.
(70)
Ibid.,
p. 106.
(71)
F. LUNA, Conflictos
y armonîas en la Hîstoria
Argentina,
Buenos Aires : E d i t o r i a l de Belgrano, 1983, p. 417.
(72)
El vuelo del tigre,
p. 92
p. 128.
-298-
LES RECITS
DU
MONDE DE L» EXIL
4.1. La littérature argentine et
l'exil
Les deux romans de Moyano que nous analyserons dans cette partie
de notre travail on été entièrement conçus et écrits à Madrid et ils
portent
la marque de l'exil vécu par l'auteur.
Bien que dans
El Trlno del dlablo et El vuelo del tigre se trouve déjà préfigurée la
situation des personnages de Libro
de navlos
y borrascas,
Triclinio et
Aballay ne subissent qu'un exil intérieur. Le premier reste enfermé
dans un bidonville de Buenos Aires, copie conforme de sa ville natale.
Le deuxième, exilé par Nabu dans le jardin de sa maison, est un
proscrit dans sa propre terre mais il peut encore y puiser la force
qui délivrera
les siens.
Par
l'intermédiaire
de ces personnages,
Moyano illustre la situation des Argentins, et plus particulièrement
des Riojanos
-
c'est-à-dire des plus démunis -, bâillonnés par la
censure et la peur de la torture et mis à l'écart dans leur propre
pays.
Avec ses deux derniers romans, l'auteur pousse plus loin sa
réflexion en abordant une nouvelle situation d'exil. Les personnages
de Libro
de navlos
y borrascas,
bannis pour des raisons politiques,
-299-
entreprennent un voyage vers un pays étranger. Le bateau qui les
conduit à Barcelone n'est qu' une demeure provisoire, un refuge pour
évoquer le passé et Imaginer l'avenir dans le pays d'accueil. Ceux de
Très golpes
de timbal,
exilés depuis longtemps, ont bâti un village
précaire toujours menacé par le même pouvoir destructeur qui leur a
fait perdre leurs racines. Dans les deux cas, la mise à l'écart
n'est
pas le résultat d'un choix volontaire comme celui que nous avons
rencontré dans les dernières scènes de Una lux muy lejana
; elle n'est
pas non plus le produit d' une contrainte sociale semblable à celle qui
oblige Triclinio à faire un voyage sans retour à l'intérieur de
l'Argentine. Dans les récits que nous allons analyser maintenant, la
mise à l'écart des personnages est d'une autre nature : elle reproduit
l'expérience
de l'auteur
et de tous ceux qui comme lui ont été
contraints de quitter leur pays à la suite du coup d'Etat de 1976. Il
s'agit donc de l'exil extérieur, un thème devenu traditionnel dans la
littérature latino-américaine du fait de la violence répressive dont
les successives générations d'écrivains de ces pays ont été l'objet
depuis le XIXe siècle.
En Argentine, la littérature est née sous le signe de l'exil.
Trente ans s'étaient à peine écoulés depuis l'indépendance du nouveau
pays qu'une génération d'écrivains devait partir en exil. Il s'agit
des écrivains du groupe qui a reçu le nom de generaclôn
proscriptos
ou generaclôn
de 1837,
de
los
contraints de quitter leur patrie
pour échapper a la dictature de Juan Manuel de Rosas.
Sarmiento, Echeverrïa, Marmol, Alberdi, Lôpez trouvent asile dans
des pays limitrophes - Chili, Uruguay, Brésil, Bolivie - mais ils
-300-
effectuent de longs voyages pour observer, apprendre et se former dans
les
pays
modèles
:
France»
Angleterre,
Sarmiento, Los cantos del peregrino
del hereje
Etats-Unis.
Factmdo
de
et Amalia de José Marmol, La novla
de Vicente Fidel Lôpez, toutes des oeuvres fondatrices de
la littérature*argentine, ont été écrites à l'étranger. Elles sont, à
la fois, des témoignages d'une expérience de vie particulièrement
marquante et des instruments de la lutte politique qui aboutit au
renversement du régime de Rosas.
Au XXe siècle, 1* irruption du péronisme sur la scène politique
argentine est à l'origine du départ de quelques écrivains. Le slogan
alpargatas
si,
libros
no, scandé par les masses ouvrières de la
Plaza
de Mayo, va de pair avec toute une série de mesures - listes noires
d'artistes
censurés
par
le
régime,
humiliantes prises à l'encontre
décisions
arbitraires
et
de personnages prestigieux de la
culture argentine tels que Borges, Enrique Banchs, Victoira Ocampo qui poussent des écrivains comme Cortâzar et Bianciotti à s'installer
dans des pays étrangers. Le roman de Bianciotti, La busca del
et quelques poèmes de Razones
de la calera
jardin,
de Cortâzar reflètent les
motifs du choix des deux auteurs et leur amertume face à la situation
politique argentine devenue pour eux intolérable.
A ce premier exil du XXe siècle vient s'ajouter celui provoqué
par le putsch militaire d'Onganla en 1966. La censure exercée par le
gouvernement
l'autonomie
dans
le
domaine
universitaire
est
de
la culture
à l'origine
-301-
du
et
la
départ
violation de
de
nombreux
intellectuels et l'on commence à parler de la "fuite des cerveaux", un
sujet périodiquement évoqué dans les débats sur la culture nationale.
Mais dans les deux cas, 1'exil résulte de décisions personnelles
prises dans un contexte étouffant
voire menaçant
mais qui laisse
encore des marges pour l'évaluation de la gravité des contraintes.
L'exil n' est pas ici le seul moyen d'avoir la vie sauve ni une mesure
du régime pour se débarrasser de ses opposants, situation qui a été en
revanche
generaciôn
qu'en
celle
des
de los
1976,
écrivains
proscrlptos
la contrainte
des
années
soixante-dix
et
de la
du XIXe siècle. En outre, tant en 1840
de l'exil
est
partagée par un nombre
important d'écrivains et cela aboutit a une conscience de groupe qui
n'existe pas dans les cas où les départs sont
décision
individuelle
ne
s'inscrivant
pas
le produit
dans
une
d'une
volonté
majoritaire.
Entre les textes des écrivains
Rosas
et
ceux
des
auteurs
de
de l'époque de la dictature de
notre
époque,
il
existe
des
ressemblances fondées sur la spécificité de l'expérience de l'exil
politique mais aussi, naturellement, des différences imposées par le
moment historique où chacun de ces exils se produit. D'autre part, les
mouvements littéraires qui encadrent les oeuvres issues de la môme
expérience conditionnent
proscrlptos
les formes choisies pour l'exprimer.
Les
découvraient le romantisme européen et s'identifiaient aux
héros de Byron ou de Chateaubriand. Juan Bautista Alberdi et Juan
Maria Gutlerrez à bord de El Edén lisaient fébrilement le Voyage en
Orient
et le Childe
ces lectures,
Harold's
Pilgrloage.
Produit de ce voyage et de
un curieux texte rédigé par les deux auteurs qui mêle
-302-
la prose et
l e s vers nous est
transportait l e s écrivains.
voyage
d'Alberdi
inspire
parvenu sous l e nom du bateau qui
Une année plus tard, en 1844, un autre
une
ébauche
de
roman
imprégnée
de
la
nostalgie de l ' e x i l é :
"No hay un dïa, no hay una hora de felicidad pasada, un
solo objeto de su antlgua afecclôn que no se retrate bello
en la memoria del que camlna en el pais siempre estérll
del extranjero ... la fisonomîa agonîzante de la patria esta
siempre en el horizonte" <13
L'influence de Byron est évidente dans Los cantos del peregrino de
José
Hârmol,
un émigré
argentin
installé
à Rio de Janeiro. Marmol
s'embarque en 1844 pour se rendre au Chili mais après soixante jours de
navigation le bateau doit regagner le port à cause des tempêtes et de
l'épuisement des vivres. L'aventure du Rumena, rebaptisé symboliquement
Fenix par l'écrivain,
constituent
la
a fourni les événements et les réflexions qui
matière
des douze
cantos composant
le
poème. Publié
partiellement à des époques différentes, ce poème, le plus long parmi ceux
écrits à la même époque, n'a été définitivement rétabli qu'en 1964.
Si nous voulions trouver dans la littérature argentine un antécédent
à LSbro de navîos y borrascas, ce pourrait être le poème de Mârmol. Le
cadre de l'histoire,
constitué par le bateau et
le paysage maritime
environnant, la cohabitation forcée des voyageurs et la situation des deux
protagonistes, l'un poète, l'autre musicien devenu écrivain, créent une
parenté indéniable tout au moins en ce qui concerne le contexte du voyage.
Dans Los cantos del peregrino, Hârmol aborde à l'aide d'une grande variété
de formes poétiques presque tous les
-303-
aspects du thème de l'exil :
l'évocation du paysage de la patrie perdue, le déchirement provoqué par la
séparation d'avec les amis et
la femme aimée, l'alternance de l'espoir du
retour et de la peur de la mort en terre étrangère, la réflexion sur la
condition
du poète banni, la réaffirmation des Idées qui ont entraîné
l'exil et pour lesquelles d'autres hommes continuent & mourir ou a subir la
prison. Ces éléments s'accompagnent d'autres éléments communs aux oeuvres
pouvant s'inscrire dans la littérature de voyage : la description de la mer
et des lieux aperçus depuis le bateau, les méditations inspirées par le
paysage
maritime
et
les
observations
parfois
humoristiques
sur
les
voyageurs du Fenix.
Le fait que Mârmol soit un poète et qu'en outre i l prenne conscience
de son métier d'écrivain établit une différence importante avec la plupart
des autres émigrés, des hommes publics dont les voyages étaient effectués
dans le but très précis de trouver des alliés politiques internationaux ou
de se préparer aux fonctions d'Etat qu'ils étaient sûrs de devoir assumer
une fols Rosas renversé. Dans les écrits de ces derniers, la place pour la
méditation sur l'exil est plus limitée. C'est donc dans le poème de Mârmol
que
nous
retrouvons
tout
l'éventail
des
thèmes
développés
par
les
écrivains des années soixante-dix, dont Moyano.
D'autre
part,
l'oeuvre
de Mârmol illustre
bien
les
différences
existantes entre l'attitude des émigrés du XIXe siècle et ceux du XXe. Le
byronisme exalté de Mârmol n'est pas seulement une forme adoptée par le
souci de s'inspirer de modèles étrangers. Il correspond parfaitement au
messianisme romantique de la première génération du libéralisme argentin
qui se prenait pour l'héritière privilégiée de la civilisation européenne.
Tout ce
que l'Angleterre et la France avaient donné de mieux au monde
-304-
était destiné à germer en Argentine et même à être dépassé lorsque les
restes de la colonie espagnole survivant dans le régime de Rosas et dans
la montonera gaucha seraient effacés :
"Mas del caos de fratricida guerra
una génération se ha levantado
limpia, crlstiana, de esperanza llena,
como en sangrienta tierra,
palenque de combate encarnizado,
nace sin mancha la cândida azucena"
<a>
"La Europa ya no tiene
ni liras ni victorias:
el Canto expirô en Byron
la Gloria en Napoléon" <9>
"Quedad altiva Francia. La luz del pensamiento
que destellando chispas en vuestra sien esta
mattana cuando el tiempo le seque el alimento,
en el naclente mundo la llama prenderé," <**
"Ese gaucho que duerme perezoso,
con genio astuto y corazôn maffoso,
bajo el ombû del rancho solitario
y a un grito, de repente
al potro salta,su cuchillo en mano
y en râpido momento
cual rauda exhalation traspasa el llano,
volando de su trente
suelta en cadejas la melena al vient o,
y que implacable y rudo
entre la sangre empaffa
de sus hermanos el puffal agudo,
eso, madré infeliz, eso es Espafia" **s
Le désarroi, la nostalgie et la peur du lendemain, lot quotidien
de tous l e s e x i l s , sont compensés dans l e groupe des proscriptos
par
un sentiment de supériorité
qui est l e résultat de la convergence de
plusieurs
conscience
éléments
:
la
-305-
d'appartenir
à
un
groupe
minoritaire - l e seul ayant eu accès à la c u l t u r e -, l'adhésion à un
libéralisme triomphant, un américanisme nourri des utopies européennes
sur
l'avenir
du
Nouveau
romantique du créateur
Monde
et
l'intériorisation
considéré comme un
sentiment de s u p é r i o r i t é ,
être
de
l'image
exceptionnel.
Ce
exprimé plus naïvement par la poésie,
est
aussi perceptible dans l'oeuvre de Sarmiento et dans l e s nombreuses
l e t t r e s échangées par l e s membres du groupe. David Viflas,
analyse
dans son
des l i v r e s de voyage de Sarmiento, souligne l ' a t t i t u d e auto-
suffisante de 1'auteur de Facundo :
"Pero icuél es el resultado mes évidente de su avance
sobre Europa? Prévisible: la seguridad, y como llega al
convencimiento de que no entienden a la Argentlna se
dispone a expllcarla s'Qulero yo establecer los verdaderos
principios de la cuestiôn -sintetiza-, Hay dos partidos, los
nombres civilizados y las masas semibârbaras'. Tambiên en
esto Sarmiento résulta privilegiado por su momento : su
convicclôn de burguês en medio de una burguesîa con
convicciones. Su mirada sobre si mismo (que hasta
interiorizaba
la mirada de los europeos sobre su
'pintoresquismo' y su 'libro pintoresco') lo confirma. Y
como las versiones anterlores no han sido veraces, la
tradicional relaciôn discipulo-maestro se invierte"'**
L ' a t t i t u d e de l ' é c r i v a i n argentin de notre époque est loin d ' ê t r e
la même et pour bien la comprendre i l est nécessaire de la replacer
dans l e s circonstances de l ' e x i l des années soixante-dix.
Premièrement, la répression s'abat sur l e pays après une période
c a r a c t é r i s é e par une extrême confusion mais aussi par une volonté de
transformation et de discussion commune à d ' a u t r e s pays du Cône Sud
dans ces mêmes années,
coups
d'Etat
militaires
mais inédite en Argentine où la succession de
a
perpétué
-306-
l'existence
de mécanismes
de
censure très efficaces. Ces mécanismes deviennent plus souples pendant
les gouvernements de Lanusse et de Câmpora. Dans le premier cas, à
cause du climat d'effervescence politique pratiquement incontrôlable
précédant
les élections de 1973 et dans le second,
en vertu des
résultats de ces mêmes élections remportées par le péronisme grâce au
soutien massif d'un électorat Jeune.
De 1973 à 1974, les universités et les institutions de promotion
culturelle regorgent de projets de changement élaborés autour d'un mot
répété sans cesse
précise
et
devenu
F.R.E.J.U.L.I.
: libération. Ce terme, dépourvu d'une définition
un
mot
(Frente
d'ordre
de
Justicialista
la
de
campagne
Liberaciôn
électorale
Nacional)
du
est
compris différemment suivant l'idéologie des groupes de la majorité
qui ont voté pour la liste présidentielle péroniste. Il prend parfois
un contenu
de
revendication
sociale
dans
les secteurs
les plus
défavorisés ; il est employé pour exprimer une volonté de lutte contre
l'impérialisme ; il résume les idéaux du socialisme national défendus
par la gauche péroniste marxisante ou du nationalisme du premier
péronisme qui a été dépoussiéré par la Linea
Nacional,
un secteur
centriste .
Dans le milieu de la création artistique, ce mot, compris comme un
refus des modèles étrangers, réactualise une polémique traditionnelle
parmi
les
intellectuels
argentins.
gauche, largement majoritaires,
sur
Les
Jeunes
universitaires
de
s'engagent dans des débats passionnés
les concepts de culture nationale et
culture dépendante,
de
culture populaire et culture d'élite. Le rôle Joué par les successives
générations d'intellectuels est examiné et Jugé sévèrement. L'élan
-307-
démystificateur
n'épargne
personne,
ni
les
intellectuels
du XZXe
siècle ni les contemporains. La gauche péroniste lit avec ferveur les
livres de Hernândez Arregui pour trouver dans ses analyses historiques
les fondements d'un socialisme à l'argentine, qui refuse les modèles
idéologiques existants.
Des problèmes analysés par les écrivains latino-américains depuis
les années cinquante tels que le rôle de l'écrivain dans les pays
sous-développés,
le rapport
de l'écriture
avec
le pouvoir et le
problème du cloisonnement des pays d'Amérique Latine, trouvent une
place importante dans les revues et suppléments culturels, notamment
celui de La Opinion.
Eduardo Galeano,
La revue Criais,
publie
des
dirigée par l'écrivain uruguayen
reportages
et
des
articles d'auteurs
latino-américains déjà connus du public argentin et s'occupe en même
temps de diffuser l'oeuvre de jeunes auteurs. Les maisons d'édition
déploient
une activité intense et créent
de nouvelles collections
consacrées à la littérature latino-américaine.
La période est brève mais explosive : l'exercice de la liberté
d'opinion dans un pays qui avait eu peu d'occasions d'entamer un débat
collectif sur ses problèmes essentiels ne pouvait se faire sans tomber
dans des simplifications manichéennes et des excès proches de la
violence physique. Il n'en reste pas moins que pendant la période qui
s'étend de 1972 aux derniers mois de 1973, les Argentins connaissent
une
ambiance
de
discussion
et
de
participation
exceptionnelle car elle déborde largement le
et
touche
des
secteurs
peu
enclins
à
tout
à
militantisme politique
se
laisser
gagner
l'optimisme. C'est le cas de beaucoup d'intellectuels engagés
-308-
fait
par
dans
des projets de renouvellement des structures de l'éducation et de la
diffusion de la culture.
L'affrontement des deux secteurs du péronisme, la naissance du
Triple A qui va s'attaquer aux intellectuels après avoir frappé les
militants de gauche, et l'augmentation de la violence répressive à
partir de 1974 font éclater les précaires rassemblements réussis en
1972 et 1973. La peur, l'échec des projets communautaires et, chez
certains,
le
sentiment
de
s'être trop
engagés,
d'avoir
cru
au
changement en vain ou d'avoir été les victimes d'un piège monté à
1'avance par le pouvoir militaire
et peut-être par Perôn lui-même,
conduisent à un isolement qui préfigure l'exil. Le discours de Rolando
dans Libro
de navios
y borrascas
traduit l'amertume et la colère d'un
secteur de la classe moyenne frappée de plein fouet par la répression
pour le seul délit d'avoir espéré. Entre 1975 et
1976, ceux qui
veulent échapper à la prison ou à la mort s'éloignent du pays. Ceux
qui sont déjà en prison demandent à bénéficier du
derecho
de
opciôn,
un droit constitutionnel en vertu duquel les prisonniers politiques
peuvent choisir entre rester en prison ou demander leur sortie de
l'Argentine
moyennant
l'accord
d'un pays d'accueil.
Ce droit est
respecté pendant les derniers mois du gouvernement d'Isabel Perôn mais
la Junte militaire issue du
coup d1 Etat de mars 1976 dessaisit la
justice de sa compétence en la matière et réserve aux autorités
militaires les décisions concernant les demandes de opciôn
rejetées
désormais dans la plupart des cas .
De nombreux écrivains argentins partent en exil entre 1975 et
1976 : parmi les plus connus, Osvaldo Soriano, Humberto Constantini,
-309-
Pedro
Orgambide,
Benedetto,
Hector
l'étranger
comme
David
Tizôn,
Cortâzar
Viflas,
Tomes
Mbyano.
et
Eloy
Des
Manuel
Martinez,
écrivains
Puig
déjà
deviennent
exilés, car leur retour au pays entraînerait
Antonio
Di
installés
à
eux aussi
des
dans ces conditions un
danger de mort.
Dans la première
moitié
du XIXe
siècle,
les écrivains
exilés
étalent des membres prestigieux de l'opposition, des intellectuels qui
avaient
reçu
une
éducation
exceptionnelle
pour
l'époque.
Leur
sentiment d'appartenance à une élite appelée à Jouer un rôle décisif
dans la vie politique du pays était de ce point de vue justifiée. En
revanche,
les
écrivains
des
années
faire partie d'un groupe nombreux,
soixante-dix
ont
idéologiquement,
conscience
socialement
de
et
professionnellement très divers. Le déplacement du groupe a toutes les
caractéristiques d'une migration en masse et donc, l'exil ne peut pas
être ressenti comme le martyre des élus et la preuve d'une supériorité
spirituelle. A cela 11 faut ajouter le fait que le départ en exil des
Argentins se produit immédiatement après
celui des Uruguayens et des
Chiliens. L'ampleur de l'exil donne à l'expérience partagée l'aspect
d'un cataclysme continental qui laisse peu de place à l'espoir d'un
retour à la
patrie ou à des pays limitrophes et donc plus connus des
exilés.
L'insertion dans les pays d'accueil
ne se fait pas sans peine.
Le nombre élevé d'exilés latino-américains rend difficile l'obtention
d'un travail et - nous l'avons constaté dans le cas de Moyano - très
souvent les écrivains doivent accepter des emplois qui les éloignent
de leur métier. La méconnaissance des codes des nouvelles sociétés,
-310-
parfois même linguistiques pour ceux qui se sont réfugiés dans des
pays non-hispanophones,
l e manque de considération sociale - l e mot
péjoratif sudacas est révélateur du regard méprisant d'une partie
de
la société espagnole à leur égard - et l e passé immédiat lourd de
pertes et de mort
q u ' i l s traînent tous derrière eux, tout cela peut
être à l'origine d'une s t é r i l i t é contre laquelle Cortâzar mettait en
garde ses jeunes collègues :
"Ce traumatisme fait qu'un certain nombre d'écrivains
exilés plongent dans une sorte de pénombre de l'intellect
et de la création qui limite, appauvrit et parfois annihile
leur travail. Constatation tristement ironique: ceci est
plus fréquemment le cas des écrivains Jeunes que des
chevronnés et c'est par là que les dictatures atteignent le
mieux leur objectif qui consiste à détruire la pensée et la
création libre et combative. J'ai vu ainsi disparaître bien
de Jeunes étoiles en des deux étrangers'' (T>
Aux problèmes découlant du déracinement, de l'inadaptation et des
séquelles laissées par la répression, s'ajoute la perte de leurs lecteurs
non seulement à cause de la distance qui les sépare du pays mais surtout
parce que leurs livres ont été frappés par la censure et retirés de la
circulation. La perspective d'écrire pour ne pas être lu renferme l'écrivain
dans l'incommunication
et redouble l'isolement de l'exil.
Le danger de la stérilité
apparaît
clairement
formulé
auquel fait
allusion Cortâzar et
dans El Jardin de al
qui
lado, le roman de.
l'écrivain chilien José Donoso, cesse lorsque la nouvelle situation a été
intégrée et que l'écrivain peut reformuler son projet littéraire. Parfois,
si l'exil est prolongé, la situation perd son caractère angoissant et
devient une manière d'être dans le monde, l'acceptation d'une destinée qui
-311-
laisse l'écrivain seul à seul avec son écriture. Mario Goloboff, exilé de
longue date, dit :
"Je crois que j'ai toujours écrit sur le même thème :
l'exil.
D'abord par
héritage
(Je suis
petit-fils
d'immigrants). Ensuite par châtiment ou par fatalité. Comme
si ce destin m'avait cherché avant. Un avant que moi-même
j'appelai inconsciemment. („.)A présent, sans savoir ce qu'il
adviendra par la suite, je continue à écrire. Et mon pays,
celui de mes rêves, celui de mon exil, celui de mes pages
éparpillées, demeure entre la lampe et la table, le seul
lieu (ce cosmos fuyant) où se trouve la véritable patrie
de celui qui écrit.**3
Un autre écrivain argentin, Juan José Saer,
i n s t a l l é en France
depuis 1968, remarque l e s avantages de l ' e x i l dans le cas particulier
des auteurs provenant d'une culture où l'influence de la littérature
européenne est à la base d'une polémique traditionnelle.
selon lui, un espace démystificateur
L'exil est,
:
"Par rapport au pays natal, l'étranger est une espèce de
limbe, une sorte d'observatoire aussi : il est évident
qu'après un certain temps, l'écrivain exilé flotte dans deux
mondes et que son inscription
dans les deux est
fragmentaire ou intermittente.
Si la complexité de la
situation
ne le paralyse pas, cette vie double peut être
enrichissante. Pour un Argentin, notamment, dans le pays
duquel une des contradictions principales de la culture
réside
dans l'opposition
natlonalisme-européanisme,
le
double champ empirique lui sera utile pour vérifier
les
prétentions
nationalistes
injustifiées
et
parallèlement
démystifier la supposée infaillibilité européenne.'"'*"
Le témoignage de Goloboff
l'exil
des rioplatenses
permet de dégager la s p é c i f i c i t é de
- Uruguayens et Argentins - motivée par la
composition démographique de ces deux pays qui sont l e produit de
-312-
l'apport
des immigrants
européens au métissage antérieur
de "dès-immigration"*1o:' dans le
siècle. César Fernandez Moreno parle
cas de
au XIXe
ces exilés qui empruntent le chemin parcouru autrefois par
leurs ancêtres, mais en sens inverse.
A présent
les contraintes
politiques ont remplacé les contraintes économiques qui avaient poussé
leurs grands-parents à chercher dans le Nouveau-Monde un avenir moins
incertain. Mais dans les deux cas, le billet d'aller assurant la
survie est
acheté au prix d'un déchirement
qui met en danger la
conscience de la propre identité.
Le détachement qui se dégage des paroles de Saer et de Goloboff
n'implique pas la disparition du cadre réfërentiel de l'exil dans
1* oeuvre d'écrivains qui ont finalement choisi de vivre à l'étranger.
El
entenado
de Saer ou Criador
l'expérience
de l'exil
de pal ornas de Goloboff portent
à un niveau métaphysique où elle perd la
précision des circonstances qui l'ont motivée, mais ce cadre continue
d'exister et se manifeste dans la tension entre deux espaces et deux
temps différents, dans le dédoublement
des personnages ou dans la
nostalgie du paradis perdu où subsistent les traits du paysage de la
terre natale. La réitération de ces caractéristiques aussi bien dans
l'oeuvre des écrivains installés définitivement dans un pays étranger
que chez ceux que nous pourrions appeler des exilés transitoires,
permet de les considérer comme étant les structures littéraires de
base par lesquelles 1'exil est exprimé.
Les titres des trois parties de Rayuela de Cortâzar : Del lado
alla,
Del
lado
de acâ y De otros
lados,
de
résument la perspective
spatiale et temporelle où se placent les narrateurs de l'exil. Acâ,
-313-
c'est le lieu du présent, la terre de l'exil. Alla,
du
passé
dans
le pays
perdu.
Otros
lados,
c'est le domaine
dit
le ailleurs de
1' intimité du créateur, lieu de 1' imaginaire, de la langue vivant dans
l'écriture qui réunifie ce qui a été partagé entre deux espaces et
deux temps opposés.
La modulation de ces catégories spatio-temporelles
effectuée selon des
techniques et des
choix de l'auteur étant
révélateur
peut être
points de vue très variés, le
de la singularité de son oeuvre
et de son attitude face à l'exil. Dans le cas de Cortâzar, le rapport
établi entre le titre de chaque partie de Rayuela
et le lieu où se
déroulent les événements racontés identifie d'emblée les lecteurs du
roman et l'intention de l'auteur. En effet, les chapitres de Del
de alla
lado
placent l'histoire à Paris. Ceux de Del lado de acê la situent
à Buenos Aires. Lorsque l'on sait que Cortâzar a vécu plus de.trente
ans en France et qu'il y a écrit, son roman, la permutation de acé et
alla
devient très significative : le destinataire du roman ne peut
être qu'un lecteur argentin pour qui Paris se trouve là-bas et Buenos
Aires, ici. La distance entre l'auteur et ses lecteurs est franchie en
inversant les espaces de la narration et en plaçant le narrateur dans
l'espace opposé à celui où se trouve l'auteur.
La tension entre deux temps et deux espaces peut aboutir aux
dédoublements des personnages et à la confusion d'identités, fréquents
dans les narrations de Cortâzar et abordés par Moyano dans son dernier
roman. La mémoire prend également
littérature
présent,
de l'exil.
et contribuent
une importance capitale dans la
Les évocations ramènent
le passé dans le
à créer des refuges pour s'évader
-314-
de la
conscience de l'échec ou pour rendre une j u s t i c e posthume à tous ceux
qui sont tombés au cours de la répression.
L'insécurité se mêle au
souvenir et l'image du pays fluctue entre l ' i d é a l i s a t i o n et l e soupçon
de s'être trompé sur ses qualités r é e l l e s . En 1981, deux ans avant l e
rétablissement
de
la
démocratie
en
Argentine,
Fernândez
Mbreno
écrivait :
Vace à la situation actuelle de l'Argentine, notre double
condition de vaincus plus ou moins participants et d'exilés
plus ou moins volontaires, nous met dans une position
dangereuse, où il nous est
difficile
de faire
la
distinction entré les qualités réelles et imaginaires, dans
cette Argentine que, contre toute attente, nous continuons
à aimer.
Et si "eux", les vainqueurs, formaient, étalent la véritable
Argentine ? Si, nous, les vaincus, n'étions qu'un ramassis
d'amants rêveurs écondults par notre Argentine bien-aimée
en raison de ce qu'elle est réellement,
c'est-à-dire
quelque chose de fondamentalement différent de ce que
nous croyions ? N'aime-t-elle
pas les autres,
les
vainqueurs, non seulement parce qu'ils le sont, mais encore
en raison des conditions qui sont les leurs et qui les
menèrent à la victoire ?"< " *
Les auteurs chevronnés et militants politiques de longue date
réussissent une vision positive de l ' e x i l par la réaffirmation de leur
idéologie
Orgambide,
dans
un contexte
réfugié
différent.
au Mexique,
Tel
est
dans sa nouvelle
le
cas
de Pedro
No hagas
tango.
L'attitude contraire est i l l u s t r é e par deux romans de Horaclo Vazquez
Rial un jeune auteur résidant actuellement en Espagne. Sa perspective
est c e l l e de l'ex-militant
qui découvre en e x i l l e s erreurs de la
gauche argentine et l e s ambitions de ses dirigeants. Le premier des
deux romans - Segundas personas - est écrit sur un ton accusateur et
-315-
coléreux proche de celui employé par Goytlsolo dans Reivlndicacion
conde Don Julien.
parallèlement
Le deuxième - Oscuras materias
aux
réflexions
politiques
del
de la luz - développe
une
histoire
d'amour
entrecoupée par les évocations du pays et la méditation sur la fuite
du temps, un autre thème apparenté
souvent à celui de l'exil.
Les séquelles physiques et psychiques de la torture dans le cas
de certains exilés apparaissent à travers
le personnage central d'un
roman de Manuel Puig qui reprend quelques reflexions de El beso de la
mujer aratia : Maldiciûn eterna
a quien lea estas
paginas.
Comme dans
le roman précédent, deux personnages s*affrontant, se rapprochant et
s*éloignant l'un de l'autre au fil de l'histoire, représentent deux
attitudes et deux expériences à première vue inconciliables. Mais
cette fois-ci chacun d'eux assume aussi la représentation d'un pays :
l'Argentine, patrie de l'exilé et les Etats Unis, le pays d'accueil.
L'humour qui se dégage
des récits du chilien Skârmeta sur l'exil
fait de très rares apparitions dans la littérature argentine. Un long
poème de Humberto Constantin! peut être cité comme une exception à la
règle. L'humour y est employé pour critiquer l'attitude de l'exilé
plaintif
et refusant
de vivre
au présent
dans le pays qui l'a
accueilli et qu*il compare inlassablement à Buenos Aires :
"<...)un porteffo
de melancôllca estirpe
cuya principal ocupaciôn
a partir de aquel crïtico momento
de la existencla humana
habîa sido chivar contra su puta suerte
despotrlcar implacable contra el podrido pais
que le habîa dado asilo
-316-
que con santa paciencia le habïa soportado
le estaba soportando su insoportable esgunfio
pero cuyo terrible imperdonable congênito defecto
era no ser lavalle esquîna talcahuano por ejemplo
un pais al que por lo tanto habîa que crtticar
escrupulosamente
unas velnte veces por dla
vale .decir
no perdonarle absolutamente nada
ni el ahorita ni el esmog ni el transporte
ni la grandiosidad
ni los colores
estridentes
ni los espantosos impronunciables nombres de las calles
ni su glorioso pasado revolucionario
ni las calaveritas de azûcar
ni el tono cadencloso y amable de los vendedores de
mangos
ni los billetes de loterîa
ni los murales de diego rivera
que despuês de todo che no eran para tanto."*1*3
Le poème de Constantin!,
intitulé
ironiquement
Tango, met en
évidence une autre caractéristique souvent présente dans l e s textes
des e x i l é s
:
l'utilisation
l'exemple cité,
de la langue du pays d'accueil.
che, esgunfio
partie du lunfardo,
l'argot
Dans
et chivar - l e s deux derniers mots font
portègne,
et signifient
respectivement
ennui et râler, proférer des jurons - côtoient l e mexicanisme
ahorita.
L'appropriation du parler d'une v i l l e , pays ou région équivaut sur le
plan de la
langue à l'appropriation
de l'espace
géographique du
nouveau l i e u de résidence et à l'adoption des coutumes alimentaires du
pays
d'accueil,
1'intégration.
ce
Carlos
qui
constitue
Ulanovsky,
l'un
dans
un
des
premiers
livre
qui
pas
vers
réunit
les
souvenirs de son exil mexicain consacre un chapitre à analyser sa
propre attitude et c e l l e de ses compatriotes v i s - à - v i s du langage :
-317-
"Mantuvimos una duplicidad permanente - al nombrar
aliment os, puteadas o costumbrismos - porque eao sirviô
también para explicarnos el apego o el desapego por la
tlerra lejana. Cuanto menos espaclo le ofreciéramos al
lenguaje local, menos sospechables éramos de adaptaciôn y
convivencia. Razonamiento loco, cruel y poco llberador si
los hay, pero asî lo sentimos, asi lo puslmos en
préctlcaC)
Sin embargo, quien mes quien menos, todos nos hemos Ido
alejando de los prototipos - la famille, los
intelectuales,
la Chona, Minguito Tinguitella, Radio Rlvadavia - para ir
encontrando un lenguaje mes mezclado, ese impagable
"argenmex" que sedujo a varios escritores argentinos para
experimentar en sus obras de exilio. Hablamos mes bajo y
algo mes descolorido que antes, un promedio que acertô a
définir Mario Benedetti cuando dijot "Un espatiol pulcro y
desinfectado, promedio entre Guadalajara y Efe/iuaia"0**
Le livre d'Ulanovsky est riche d'observations sur les contacts entre
Argentins et Mexicains et l'auteur
dresse un bilan positif de l'exil dans
un autre pays latino-américain. La rencontre de l'écrivain argentin avec
ses collègues du continent faite autrefois lors de colloques et de congrès
où suite a des invitations qui supposent un séjour très court, s'effectue
désormais sur place. Hais ici
i l ne rencontre pas seulement ses pairs
mais le peuple dont ils font partie et avec lequel
l'exilé doit partager
sa vie quotidienne. Les stéréotypes éclatent dans le contact direct, non
sans laisser un enseignement utile pour se remettre en cause et voir son
propre pays dans la perspective de l'autre qui n'épargne ni les critiques
ni la raillerie :
"Al final todos obtuvimos un reconocimiento que tuvo mucho
de desencanto :'Tû ères argentino, pero no lo pareces.', a
lo que nosotros,
para no quedarnos atrés
en la
manipulaclon, reflexionâbamos
: Vulano es un tipo
sensacional, un mexicano a la argent ina'. En ambas
aseveraciones se prétende remarcar lo distinto.jDistinto
a
que ? Simplemente al argentine fanfarron e intempérante,
-318-
ensoberbecido y vacuo que se corresponde con el modelo
prejulcioso del mexicano indolente, violento y superficial,
mal procesado durante afios por el clne norteamericano. "<"**
"Juro que desconocla nuestra fama latlno-americana de
engreîdos antes de que me contaran los mes transltados
chistes sobre los argentlnos : 'Ego es el argentlnito que
todos llevamos adentro'. 'iSabes cômo haces el negocio de
tu vida? : comprando argentlnos por lo que valen y
vendléndolos por lo que creen que valen'.Ht,B3
De ce point de vue, l ' e x i l apporte aux écrivains des avantages
Irremplaçables
qui
ont
été
l'objet
d'examens
et
de
commentaires
publiés après l e retour à la démocratie. Dans un pays qui s ' e s t montré
peu enclin à assumer son appartenance à l'Amérique Latine, l e retour
des e x i l é s ayant une expérience d i r e c t e de l ' h i s t o i r e et de l a vie
quotidienne des républiques soeurs peut entraîner une modification du
regard que l e s argentins portent sur eux-mêmes, t e l q u ' i l semble se
dégager du l i v r e d'Ulanovsky.
-319-
4.2. Le roman de la première étape de
Dans Libro
de navios
y borrascas
l'exil
nous retrouverons la plupart des
caractéristiques signalées pour l'ensemble des oeuvres s'inspirant de
l'expérience contemporaine de l'exil politique mais l'originalité du
roman de Moyano provient du point de vue choisi pour aborder le thème.
Le voyage à bord du Cristôforo Colombo entre les ports de Barcelone et
Buenos Aires de sept cents Argentins, Chiliens et Uruguayens victimes
des trois coups d'Etat
des années soixante-dix, établit un pont
allégorique entre les deux catégories spatio-temporelles qui soustendent toujours les oeuvres de la littérature de l'exil. Ici
c'est le
bateau, le premier refuge avant la terre d'asile, avançant sur la mer,
base mouvante de l'imaginaire étalée entre deux là-bas.
Le premier,
celui du pays que l'on quitte, fait partie des terres de la mémoire.
Le deuxième, encore inconnu, est un pays irréel et il peut seulement
être exploré par l'imagination.
Chacun de ces. deux points de tension entre lesquels s'organise
l'histoire et se réalise le voyage imaginaire, comprend des sousniveaux aussi bien temporels que spatiaux qui concernent surtout le
narrateur mais qui peuvent apparaître également
autres personnages. Du côté du pays perdu
dans les récits des
se trouvent les différentes
étapes du passé et les lieux auxquels elles sont attachées : La Rioja,
-320-
la prison, Buenos Aires et, en particulier, son port, mis en rapport
avec l'histoire du pays, l'école primaire, la maison de l'enfance avec
le coffre du grand-père.
Du côté du pays futur, les projets, les
espoirs et les craintes de tous face à l'expérience de vie qui les
attend dans un pays étranger, ou l'espoir de rentrer le plus tôt
possible dans leurs pays d' origine. C est à la fois pour fuir du passé
et pour faire face au pays du futur que
Rolando se réfugie dans les
rêves et s'imagine aimé de Nieves, la jeune Espagnole qu'il n'a jamais
vue et dont il connaît seulement le nom et l'adresse.
Le lieu appelé par Cortézar
navios...
otros
lados,
est dans Libro
de
celui du temps et de l'espace abolis dans un roman qui se
raconte lui-même du début jusqu'à la fin, qui se refuse à terminer et
qui cherche dans les mots et dans la musique l'unité perdue de l'homme
et la durée qui le dépasse. C'est aussi la mer, métaphore de la vie et
de l'éternité,
traversée par un bateau qui dit symboliquement
la
condition de l'homme à la merci des naufrages de l'histoire et de sa
vie personnelle.
Le
renouveau
apporté
par
Libro
de
navios
y
borrascas
a la
littérature de Moyano ressort lorsque l'on essaie de replacer ce roman
dans l'ensemble de l'oeuvre. Nous aurons l'occasion de remarquer ses
différences d'avec le reste de la production de l'auteur tout au long
de l'analyse de ce premier roman de l'exil, mais nous pouvons dès
maintenant
en
souligner
quelques-unes.
D'abord,
les
personnages
n'appartiennent pas à l'univers familial cher à Moyano. Ici, ils sont
éloignés de leur familles et obligés de cohabiter dans le huis-clos du
bateau,
véritable
arche
de Noé transportant
-321-
un
équipage
et
des
voyageurs de nationalité,
langue, profession et origine diverses.
Cette diversité entraine l'utilisation de niveaux de langue propres à
chaque
groupe
ou
personnage
en langue étrangère :
Internationalisation
italien,
donc,
et
l'introduction
portugais,
des personnages
de
anglais,
et
mots
français.
du langage,
jamais
tentée par Moyano auparavant. Deuxièmement, le discours du narrateur
est beaucoup plus libre que dans les oeuvres antérieures. L'émotion
retenue, caractéristique des premières nouvelles, et la recherche d'un
langage parlé évitant soigneusement aussi bien les excès de couleur
locale que les épanchements affectifs, cèdent la place à des formes
très contrastées qui vont du juron jusqu'au lyrisme des chapitres
comme
employé
La
bahia.
à
Finalement,
plusieurs
reprises
l'utilisation
dans
le
du
roman,
dialogue théâtral,
établit
une
autre
différence de taille par rapport & la forme des récits précédents.
En outre, la nouvelle perspective de l'exil a desserré les
mailles de l'allégorie
allusions
à
des
employée dans El
vuelo
del
tigre
et les
au cadre historique et politique de l'histoire racontée et
personnes
faisant
partie
de
la
réalité
extra-littéraire
apparaissent plus directement. Le premier niveau de signification du
roman se présente de ce fait comme un constat
Latino-américains
un constat
qui
de la situation des
confrontés & la dictature militaire et à l'exil ;
ne
passe
pas
sous silence
l'origine
sociale et
professionnelle et même les noms de quelques victimes réelles du
massacre des années soixante-dix : des écrivains comme Walsh, Urondo
et Conti, tués en Argentine ;
des écrivains emprisonnés en Uruguay
- le cas d'Onetti est évoqué dès le début du roman - ; les groupes de
-322-
psychanalystes et psychologues
cause
de
leur
profession,
bannis de l'Argentine non seulement à
considérée
comme
étant
Intrinsèquement
subversive par le régime , mais en raison de l'origine raciale et
religieuse de ses membres, pour la plupart descendants des immigrés
juifs ; les syndicalistes,
à qui Moyano donne la parole dans le
chapitre XIII.
L'intertextualité
fréquente
roman et son utilisation
est
une autre
caractéristique du
reste jusqu'à cette date une exception dans
l'ensemble de ressources littéraires employées par l'auteur. A coté
des
écrivains
étrangers
comme
Pessoa,
entre autres,
sont
surtout
argentins :
Larreta,
Alberto Gerchunoff,
D'Annunzio,
Baudelaire,
D'Amicls,
cités des écrivains latino-américains,
Cortâzar,
Borges,
Leopoldo
Rubén Oarlo.
Lugones,
Enrique
Nous nous limiterons à
1'analyse de quelques exemples.
Le nom de Lugones revient
à deux reprises dans le roman et
toujours avec des connotations politiques. La première référence à cet
auteur, l'un des classiques de la littérature
argentine, se trouve
déjà dans le premier chapitre :
"Luz débil de la tarde menas mal, y las aves de Lugones
afllgîan como adioses revoloteando sobre las dârsenas, a la
hora en que a la tarde le van apareclendo ojeras. Lugones
que introdujo el âguila germana para espanto de los
gorriones criollos."*1**
Le Lugones auquel fait référence Moyano n'est pas le premier
Lugones, moderniste dans le domaine de la littérature, socialiste de
par ses idées politiques. C'est en revanche le Lugones des années
-323-
trente adhérant aux postulats du nationalisme m i l i t a r i s t e et annonçant
la hora de la espada
du coup d'Etat d'Uriburu,
évoque,
au moment de partir en e x i l .
et pour cause,
celui que Rolando
Versatile non
seulement dans ses adhésions politiques mais dans l e s genres et s t y l e s
l i t t é r a i r e s abordés,
livres
qui
se
Lugones a écrit,
trouvent
à
la
personnage de Moyano : El libro
Ces deux livres,
base
parmi beaucoup d'autres,
de
l'association
de los palsajee
deux
d'idées
et Las odas
du
seculares.
publiés respectivement en 1910 et 1917, chantent l e
paysage physique et humain de l'Argentine sans oublier l e s
petits
êtres de la campagne, l e s oiseaux, l e s insectes, l e s plantes.
Le nom d'Alberto
Gerchunoff
apparaît
au moment
où Rolando
rencontre sur l e pont du bateau l e s psychologues argentins d'origine
Juive :
Tienen apellldo Judîo y toman mate. Son los gauchos Judîos
de Gerchunoff, con caras de tenderos del Once, todos en la
carreta en medio de la pampa, y a alumbrarse con los
burlones farolitos cosmicos. Para nosotros esto es pan
comido, dljo uno de los gauchos Judîos, llevamos siglos de
exilio dentro de la sangre. Borges una vez en la Socledad
Hebraica, mezclando a los judîos con Schopenhauer, dijo que
en este
pueblo habia voluntad de exilio. Opinion
rapidamente rebatlda por los gauchitos que se iban en el
barco : los sacaron de sus casas y consultorlos a punta de
fusil. Se equivocaba Borges, se equivocaba."*17'*
Gerchunoff a dépeint dans l e s nouvelles de Los gauchos Judîos la
vie quotidienne des colons Juifs
installés
dans l e s provinces du
Littoral argentin à la fin du XIXe siècle. Né lui-même en Russie, son
enfance se déroule dans l e s campagnes de Santa Fe et d'Entre Rlos où
i l a s s i s t e au processus d'intégration de son peuple aux coutumes de la
-324-
région. Ses récits traduisent la joie des colons, leurs espoirs' de
trouver de nouvelles racines et de comprendre le pays qui les a
accueillis. L'allusion à
Gerchunoff renforce la critique des paroles
de Borges. La prétendue volonté d'exil du peuple juif n'est que le
résultat de la discrimination et la répression, renouvelées dans les
années soixante-dix par une dictature militaire qui condamne les juifs
argentins a une migration involontaire.
Parfois,
l'allusion
à
l'oeuvre
d'autres
auteurs
n'est
pas
signalée par le nom de 1'écrivain ou de ses personnages - par le biais
de Nemo et d'Achab sont évoqués Verne et Melville - mais elle apparaît
fusionnée avec le texte de Moyano sans aucune mention permettant son
identification. Tel est le cas
des
éléments pris dans les nouvelles
de Conti dont nous parlerons plus tard.
La peinture apparaît aussi pour là première fois dans l'oeuvre de
Moyano à travers le personnage de Contardi, peintre lui-même, et ses
réflexions sur le Quitasol
de Goya. Les tapisseries de la Dame â la
Licorne sont présentes dans
le discours du capitaine lorsqu'il parle
du tapis, représentation du Temps et de sa durée totale, que l'homme
ne peut
saisir dans le laps limité de sa vie. L'image allégorique du
tapis a été utilisée par Cortazar dans
Los premlos,
un roman qui peut
d'ailleurs être rapproché de celui de Moyano par le cadre choisi pour
le déroulement de l'histoire - le bateau - et par le sens donné à
l'aventure maritime considérée comme un voyage initiatique.
Les paroles de quelques
chansons populaires sont
insérées dans
le texte du roman. Leur fonction est double : d'une part elles se
-325-
substituent aux paroles de l'auteur pour exprimer ses sentiments ou
Impressions, et d'autre part, elles recréent
l'ambiance d'un pays
disparu il y a longtemps. Il s'agit de chansons très connues et
liées
au souvenir des époques où elles étalent à la mode et aux mythes
populaires
Magaldl,
qu'elles
ont
contribué
à perpétuer
: Gardel,
Agustin
un chanteur de tango presque aussi prestigieux que Gardel. A
côté du passé historique, présent aussi
dans le roman, ces chansons
se placent dans la perspective de la mémoire collective conservée au
sein de la famille. Elles soulignent le quotidien perdu par les exilés
et évoquent à la fois un temps d1 innocence opposé au temps de la
répression qu'ils viennent de vivre. Les paroles de Volver,
un
de Gardel - nous les mettrons en caractères gras - se mêlent
tango
au texte
au moment où le bateau commence à s'éloigner du port :
" lAsi
dentro
que nunca? £Ni siquiera
de veinte
von la frente
aSos? £Ni siquiera
sintiendo
que la
es ffffuu, un soplo? £Ni siquiera con misdo al
iNi
con esperanza
humildë? Mire, yo
"La hija
chapitres
del
exploitent
viejito
quiero
vida
encuentro?
volver
y
o e o
apenas estamos saîiendo."
Deux
marchita
deux
guardafard*
valses
et "Ilusiôn
des
années
marina"
trente :
d'Antonio et
Terônlmo Sureda, deux compositeurs et paroliers s'inscrivant dans la
tradition du vais
criollo.
Ce type de valse reprend le rythme de la
valse européenne mais chante des sujets typiquement latino-américains,
quelques-uns - dans le cas de l'Argentine - hérités des derniers
payadores
du
début
défenseurs ardents des
du
XXe
siècle,
anarchistes,
tolstoïens
et
valeurs de la pitié, la solidarité, la justice
sociale, la pureté et l'amour filial. En reprenant les paroles naïves
-326-
de ces chansons pour Inventer
l'histoire
destinée à redonner de
l'espoir à Contardi, Moyano fait une autre Incursion dans le
style qu' il avait déjà employé dans Una luz muy lejana.
kitsch,
Cette fois-ci,
son utilisation poursuit un effet de contraste en juxtaposant deux
époques
et leurs ambiances respectives. Au sentimentalisme naïf de la
chanson, appuyé sur des valeurs simples et quotidiennes,
tragédie
de
l'Argentine
des années
soixante-dix.
s'oppose la
L'impossibilité
d'utiliser les vieux clichés dans une histoire qui puisse & partir de
la réalité contemporaine affirmer elle aussi des valeurs, est mise en
relief
par la diminution
progressive
des sources de lumière
proposées comme titres de l'histoire que les exilés sont en train
d'inventer :
Les
faro - farol
- farolito
- fôsforo
-
fsss.
formes musicales évoquées correspondent
A deux cultures
différentes et aux deux Argentines dont nous avons déjà parlé. Le
déchirement de Rolando - personnage présenté par Moyano comme étant
originaire de La Rioja - au moment de quitter le pays, est traduit par
les paroles d' une vidala.
Ces paroles sont citées à plusieurs reprises
et à des moments où l'évocation du passé devient plus poignante ou
pour présenter le gardien du phare, image qui introduit le thème des
disparus :
"Salvo que a esta altura del segundo milenîo y la
destrucciôn de casi todo no valga realmente la pena contar
nada, para que. Mes prâctlco y menos duro serîa inventar
una canciûn, vidala o baguala, que se yo, algo que en vez
de meterte mes en el mundo te saque un poco de él. Una
canciôn como una tregua. Y con cuatro estrofas todo dicho,
coma en la vidala. Porque si yo me muero, con quîên va a
andar Mil sombra, tan chiqulta, tan callada ?<i»>
-327-
"El viejito guardafaro en aquella soledad. Con los dedos
cuarteados de tanto escarbar olas salitrosas,
ûnico
habitante el viejo del pefSôn aolitario. De dia se pasea y
lo slgue humildisima su sombra ; a veces se prolonge sobre
el mar, achatadïslma, a veces se arrastra por las ptedras y
se esconde nadle sabe dônde cuando el viejo entra en el
faro. Pobrecita la sombra, si se muere el viejo con quiên
va a' andar. Se quedaré achatada, nadie sabe cômo. El viejo
guardafaro tiene miedo y se lo coumunica a su luz en
temblores como llorosos, miedo a que las sombras de los
pescadores no tengan con quiên andar.<SOi
Les paroles insérées dans l e texte appartiennent à une vidala de
Julio Espinosa i n t i t u l é e Vidala para mi sombrât réélaboration moderne
d' un genre musical à rythme ternaire, pré-colonial et typique du NordOuest du pays. Quelques strophes des plus anciennes vidalas,
appelées
aussi bagualas dans certaines provinces comme Santiago del Estero, se
sont conservées par tradition orale. Sur un rythme lent et appuyé par
la percussion,
d'adieux.
Il
l e s paroles parlent de souffrances,
n' est
choisi l e s vidalas
pas d i f f i c i l e
de souvenirs et
de comprendre pourquoi Mbyano a
parmi la grande variété de chansons folkloriques du
Nord-Ouest argentin .: e l l e s sont l e s seules
a développer l e thème de
la fuite du temps et de la hantise de la mort et leurs paroles ont
toujours une portée philosophique .
Dans l e dernier chapitre du roman la musique des
revient
pour boucler l e récit.
paroles
d'un vieux tango,
Dans Mini hlstoria
Maria,
fournissent
les
deux Argentines
de Sandra,
les
éléments de
la
dernière image de la jeune Uruguayenne avant l e débarquement. Le texte
de Mbyano marque lui-même l'écart entre l e s paroles du tango et la
r é a l i t é à laquelle on prétend l e s appliquer. Boceto de un vidalero
et
La volvedora sont l e s derniers fragments consacrés à l'évocation de la
-328-
musique du Nord-Ouest. Les deux cultures populaires apparaissent donc
en parallèle depuis le premier et jusqu'au dernier chapitre du roman.
L'écriture musicale devient dans Libro de navîos
y borrascas
une
technique littéraire et de ce fait le livre continue à approfondir la
recherche commencée dans El oacura
langage,
fournit
La musique constitue un deuxième
des métaphores, sert
à expliquer les structures
littéraires. Elle est aussi une trêve dans le temps et un refuge pour
se protéger de la violence. Lorsque Rolando imagine 1'enfant qui
naîtra de ses amours avec Nieves, pour le mettre à l'abri et lui
éviter l'expérience de la prison, il pense à lui choisir un nom
imprononçable
"Necesito un nombre dlfîcil de nombrar, especialmente por
los que tienen el maldito oflcio de Ir a sacar la gente
dormtda de su casa. Imposible pensar enfonces en los
nombres convencionales. Esconderlo en un sonido que
ninguna voz humana pueda cantar
y
solo
algunos
instrumentos ejecutar :
r
<S1 >
A signaler aussi, parmi les changements apportés par ce roman,
toutes les observations, métaphores et Jeux linguistiques issus du
paysage maritime
qui a été jusqu'ici absent de l'oeuvre de Moyano,
avec une seule exception. En effet, dans le quatrième recueil , écrit
de 1970 à 1974, la nouvelle Hombre mlrando
el mar, peut être citée
comme le seul antécédent de cet aspect fondamental de Libro
y
borrascas.
-329-
de
navîos
4.2.1. Les ruptures et l e s l i e n s
On pourrait très bien parler du roman en l'appelant "le livre des
hiatus et
des liaisons" car tout
l e récit
se présente comme une
recherche
des l i e n s pouvant rapprocher des moments, des espaces, des
expériences et des hommes afin de faire disparaître l e s hiatus marqués
par
la
mort,
l'exil
et
ses
innombrables
pertes
et
les
effets
dissociateurs de la torture et de la prison. Les images de chute se
multiplient à l'intérieur du récit. La première, la chute du paquet de
yerba
mate apporté
à Rolando par son ami
riojano
au moment de
l'embarquement, dit déjà la petite mort des gestes quotidiens dans la
rupture d'avec l e s habitudes l i é e s & la culture du pays :
"Puse limpiamente un pie en la escalera tmbilicaî y el
gendarme me agarrû un brazo. Al papellto lo perdi, no
estoy en listas negras, soy Rolando. Entonces me va a
tener que acompafïar. Me sacudiô y entonces el paquete de
yerba hizo piaf alla abajo a veinte métros, entre aceites
notantes
y otras mugres de los puertos. Cayô como
hubiera podido caer el Flaco desde el quinto piso en caso
de fallarle la maquinita de volar. Porque con esas alas que
nunca pudo hacer por falta de goma y de tablitas y de
tela, no hubiera llegado a ninguna parte. En cinco pisos no
hay tiempo de abrir las alas aunque puedan funcionar.
Question de fîsica slmplemente. Alas inexistentes que el
Flaco ténia en la cabeza. El paquete revente allé abajo y
el mar se irisô de verdes.M<ss'?
Flaco, personnage évoqué par l e narrateur à plusieurs reprises au
f i l de l ' h i s t o i r e ,
devient l e symbole l e plus constant de la chute-
mort. I l rêve de s'évader de la prison en se fabriquant des a i l e s avec
des allumettes mais sa
disparition ultérieure fait de lui l'image
du
vol libérateur manqué. Le vol continue à avoir l e sens de délivrance
-330-
que nous
avons
vérifié
dans
Al
otro
lado
de
la
calle..,
mais
1' imagination est impuissante face a la r é a l i t é de la prison.
La dernière chute qui apparaît dans l e roman est c e l l e de la
guitare qui tombe à l'eau au moment du débarquement et qui a été
l'objet de l'un des nombreux r é c i t s emboîtés dans le récit principal.
Cette chute boucle aussi l ' h i s t o i r e de Flaco, car c'est son f i l s qui
perd sa guitare
dans l e s eaux du port. Symbole d'une musique, d'un
environnement - La Rioja - et de l ' h i s t o i r e des êtres qui n'y sont
plus, e l l e retournera comme un petit navire vers la patrie lointaine.
La mini-histoire
de la
guitare
porte
le
titre
d'une
vidala
qui
s'appelle justement La volvedora :
"El patio blanco gualdrapeô contra el mâstil y se lnflô lo
mismo que una vêla. Unas brisas encontradas hacîan dar
bandazos al navïo de sels cuerdas, pero cuando consigulô
alejarse del muelle, en aguas mes tranquilas, reclblô un
viento de popa y empezô a alejarse de nuestra vista mar
adentro.
Los chlcos sacaron sus patiuelos y estuvleron mucho tlempo
saludando un punto que parecîa brillar en el horizonte por
barlovento. Un punto que al final estaba mes en la
imaginaciôn que en el mar porque la gultarra, siguiendo
un rumbo sur suroeste,
hacia buen rato que habla
desaparecldo. •»<**>
Contre l e s ruptures,
le
roman multiplie
les
liens.
Ils
sont
nombreux et très variés. Quelques-uns font partie des mécanismes de la
mémoire involontaire exploitée maintenant dans l e cadre d'un thème qui
l'impose naturellement.
A partir d'un son ou d'une image l e passé
s ' i n s t a l l e dans l e présent et la distance entre l e pays d'origine et
l e bateau qui conduit l e s e x i l é s en Europe disparaît. D'autre part, le
-331-
narrateur s'efforce de rétablir les liens entre son Identité d'avant
l'emprisonnement et celle de son présent d'exilé. L'évocation devient
alors
un exercice
volontairement
pratiqué
pour
restructurer la
personnalité dissociée par les souffrances endurées dans la prison.
L'intertextuallté permet d'établir d'autres types de liens avec des
oeuvres ou des auteurs qui ont traité des sujets se rapportant aux
thèmes développés dans le roman. Finalement les mots, tout ce qui
reste du naufrage, assurent les liens entre ce qui n'existe plus et la
vie qui continue. L'apprentissage que nous avons signalé comme une
démarche constante des personnages de Mbyano consiste, dans Ltbro
navïos
y borrascas,
séparé
ou détruit et ce qui peut
Nous en
de
à tisser des liens entre ce que le malheur a
être encore sauvé.
citerons quelques-uns en commençant par celui créé par
le retour de la guitare car cette dernière image réunit la chute et sa
réparation.
Dans le premier chapitre du roman le narrateur signifie
la perte de sa vie antérieure par la chute d' un violon. Rolando est en
train d'astiquer
son violon lorsque les gendarmes arrivent
pour
l'emmener avec eux. L'instrument reste suspendu à la treille, les
pluies le mouillent et les vents le dessèchent jusqu'à ce qu'il tombe
"en ei olor hûmedo de la tierra
ferment aclôn".
<SA>
removida,
en el calor naciente
de la
La mémoire ramène une image obsédante : celle de
l'éclat du violon astiqué. La chute de la guitare et le point qui
brille sur la ligne de l'horizon rétablissent un lien entre deux temps
et deux espaces. Deux instruments de musique, deux pertes mais aussi
un retour qui exauce symboliquement les voeux des exilés.
-332-
Pour désigner l e s l i e n s - ou l e s liaisons - Rolando fait appel à
la musique. I l dit ligaduras
et dès l e premier chapitre du roman l e
personnage s'attache à l e s chercher et à l e s découvrir.
Le premier
l i e n évoqué correspond a ce que Fernândez Mbreno appelle la "desémigration".
Petit-fils
d'un immigré espagnol en Argentine,
Rolando
prend conscience qu'il est en train de renouveler l'expérience de son
grand-père et essaie d'en t i r e r l e s enseignements qui l'aideront à
survivre en terre étrangère.
dans l e s
lettres
Les ovales de l'écriture du v i e i l l a r d
envoyées & son village
espagnol
deviennent
des
blanches sur une portée reproduisant la sirène des deux bateaux, celui
qui a transporté l e grand-père en Argentine et celui qui transporte l e
p e t i t - f i l s en Europe. La lîgadura
établit l e lien entre deux sons - l e
passé et le présent - séparés par la barre de mesure :
"El Crlstôforo y el Cacharro del abuelo tenîan en la strena
el mismo sonido con distînt os nombres, solo habîa que
paner una lîgadura de prolongaciôn entre ellos. En cuanto
saliera del furgon, con solo poner el primer pie en el
cacharrito que me tocara quedarîa trazada la lîgadura, por
fin podrïa ver el barco que imaginaba cuando iba a poner
los ûvalos con algûn dinerillo en el buzôn del pueblo.
S
*
Un personnage représente parfois le lien entre deux réalités que
l'auteur veut mettre en contact. Tel est le cas du timonier l'un des
quatre
personnages
auctorial.
Le
du
capitaine,
roman
le
par
lequels
cuisinier
s'exprime
espagnol
Rafa,
le
le
discours
peintre
Contardi et le timonier sont les personnages chargés de développer des
-333-
t h é o r i e s qui replacent l ' e x i l dans un contexte plus large l ' i n t é g r a n t
à l a réflexion sur l a condition de l'homme dans un monde qui répète
ses e r r e u r s et I n s t a l l e l a mort à l a place de l a vie. Chacun d'eux
énonce une p a r t i e du discours de l ' a u t e u r ou un aspect des problèmes
qui l e préoccupent : l ' o u b l i et l e temps, la r é a l i t é et la
fiction,
l e s ressources possibles pour échapper au mécanisme de mort et
destruction
fonction,
déclenché
par
le
pouvoir.
l e discours que l ' a u t e u r
Par
leur
leur transfère,
âge ou par
de
leur
se réclame d'un
sérieux et d'un é q u i l i b r e qui aurait é t é moins crédible dans l e cas
des a u t r e s personnages,
tous des e x i l é s vivant dans l a peur et
le
désarroi de leur nouvelle s i t u a t i o n . Le timonier, par l ' a s p e c t de ses
mains,
établit
l e l i e n entre l a t e r r e et la mer et l e s métiers de
l'une et de l ' a u t r e ,
un l i e n sur lequel l e narrateur revient souvent
en i d e n t i f i a n t la superficie désolée de l a mer aux vastes étendues des
Salinas
Grandes.
Avec l e
personnage
du timonier,
Moyano rappelle
l'image d'Aballay, enraciné dans la t e r r e de ses ancêtres et pour cela
l e seul capable
de découvrir dans 1'exemple de la nature l e moyen de
retrouver la l i b e r t é .
En outre,
l e s mains du timonier annoncent
t e x t e de Pessoa, 0 guardador de rebanhos,
chapitre
du
roman,
Très golpes
de tlmbal :
ainsi
que
transcrit
quelques
dans l e dernier
personnages
"Mezclando italiano y espaffol, el timonel trataba de
explicar lo que entendla por maravilla. Segûn êl eso ténia
que existir forzosamente, de lo contrario el cùmulo de
esperanzas y aburrimientos que llamamos vida no tendrla
explication.
Llamando
a
las
leyendas
mara villas
provisionales,
su pensamlento se movia entre
diluvios,
continentes que se desplazan, cambio de posiciones del eje
de la tierra y otros sustos prehistôricos.
Ténia unas
-334-
le
de
tremendas manos huesudas, mâs de escarbar tierra que de
conducir barcos, mes traza de pastor de ovejas que de
timonel."***3
L'Importance accordé au langage dans El vuelo del
tigre,
où 11
devenait une stratégie de survie et un instrument de lutte contre l e s
oppresseurs,
est renouvelée dans El libro
de navlos...
. Ici, ce qui
est mis en relief c" est sa capacité de témoigner, d1 empêcher que l e
temps efface l e souvenir de ce qui est arrivé et de ceux qui se sont
noyés lors du naufrage qui vient
d'avoir
l i e u dans l ' h i s t o i r e
l'Amérique Latine. Les mots doivent l a i s s e r des traces,
de
façonner et
fixer la mémoire du passé récent pour qu'elle ne devienne qu'une ligne
comblant l e s insterstlces de "eso que llaman Historia,
suma de los acontecimlentos
la gente
menudos de todos los dias,
la
aburrida
entre los que
vive y muere cas! sin saberlo. "<•***. Ce qui f l o t t e après l e
naufrage ce sont l e s mots, mots-survivants, mots-bouées de sauvetage
auxquelles Rolando s'accrochera pour ne pas sombrer au cours de son
voyage :
"De los millones que naufragaron en los mlllones de
kilométras cuadrados que tlenen los océanos, han quedado
solo las palabras. Lof, lof. A sotavento por el travês.
Capitanes y grumetes, calafates
y contramaestres
se
perdleron con sus cargas preciosas, especias y metales, las
finîsismas sedas y los cargamentos de pimlenta fueron
arrojados al mar antes del desastre a ver si con menos
peso el mar los consentîa. Pero nada, se fueron al fondo y
con ellos sus esclavos inocentes, y cuando todo estuvo
hundido flotaron las palabras. Lof, lof."**7*
L'oubli-mort
doit
être
combattu
par
les
mots
prolongeant
1'histoire vécue. Dans 1'infini de la mer indifférente aux souffrances
du naufrage,
innocente des pertes qu1 i l
-335-
entraîne et dont l e
seul
coupable
est
l'histoire,
le
vent
, symbole des
forces
qui
s'affrontent
dans
l e s voix de ceux qui ne sont jamais entendus parce q u ' i l s
ont sombré dans l'échec et la mort peuvent demeurer dans l e s liens
t i s s é s par l e s mots pour connecter leur vie au présent des survivants.
4. 2. 2. Le narrateur du roman
L'oscillation
entre
les
chutes
-
exil,
mort,
oubli,
échec,
naufrage - et l e s tentatives d'éviter l e gouffre est synthétisée dans
une scène du premier chapitre.
n'obtient
Sur l e point de s'embarquer,
pas à cause de la distraction d'un gendarme l e
Rolando
laissez-
passer qui l'autorise à monter à bord. Un autre gendarme prétend le
retenir dans l e port mais Gordo, 1' un des exilés, attrape Rolando par
l e bras et l e t i r e vers l e bateau. Avec un humour semblable à celui
qui
faisait
£2 vuelo del
contrepoids
tigre,
à
l'angoisse
de
l'univers
carcéral
de
Mbyano traduit par la position du corps de son
narrateur la situation dans laquelle i l se trouvera tout au long du
roman : à ml-chemln entre la p o s s i b i l i t é de se retrouver et l e danger
de sombrer dans l'alcool,
l'inertie,
l'évasion facile. La p o s s i b i l i t é
de la chute du pantalon, renvoie à un autre phantasme des prisonniers
et des e x i l é s : l'humiliation
:
"Tupac Amaru, claro, o algo testante parecido, con un pie
en el barco y otro en el continente. Como el Gordito era
mâs fuerte que el norteffo desnutrido, por lo menos très
cuartas partes de mi ya estaban fuera del pais. Situation
jurîdica muy clara segûn el Gordito leguleyo, este nombre
ya esta afuera y este barco y esta escalera se rigen por
leyes italianas, gritaba tirando con los brazos hasta que
-336-
eJ sudor le corriô por los ojos, cosa que aprovechô el
gendarme para devolver parte de mi historia personal al
continente. (,..>Me balanceaba entre miedos,entre estar en la
lista negra hasta caer al agua, pero el mes apabullante
era el de que se me cortara la tirita de hilo
sisal.(ST>
Une différence
narrateur entre Libro
importante
de navïos
existe
dans
y borrascas
le choix
du type de
et les romans précédents.
Pour la première fois, l'auteur choisit un narrateur autodiégétique,
c'est-à-dire un narrateur qui est à la fois le protagoniste et le
narrateur
du
récit
principal.
Les
fonctions de communication
et
d'attestation, à peine ébauchées auparavant dans quelques nouvelles,
sont exercées pleinement par Rolando qui s'attache aussi à marquer les
connexions entre les différentes parties de son texte, fait remarquer
ses hésitations et les raisons de ses doutes sur la meilleure manière
de commencer et de finir son récit et suggère même une modalité de
lecture.
La narration elle-même devient
un autre sujet
du roman.
Celui-ci raconte en fait deux histoires parallèles : celle du voyage
des exilés et sa propre histoire : l'évolution qui le conduit du conte
narré par Rolando à ses auditeurs fictifs jusqu'à sa structuration en
tant que roman.
La fonction méta-narrative exercée par le narrateur protagoniste
du récit et s'exprimant dans son discours sur la composition du texte,
est
légitimée
par
la
profession
du
personnage,
révélée
par
le
narrateur à partir du chapitre XI : Rolando, qui au début du roman se
présente comme
un musicien,
devient
à partir
de ce chapitre un
romancier qui doit terminer au plus vite un roman réclamé par son
éditeur, le roman que le lecteur est en train de lire. Le changement
-337-
concernant le type de narrateur entraîne nécessairement un regard qui
dépasse le cadre des événements racontés et se pose sur les formes les
exprimant.
Ce
narrateur,
au
travers
duquel
nous
voyons
tous
les
autres personnages, qui se raconte et nous communique ses Impressions
sur son propre texte est l'axe de l'organisation du matériel narratif.
Son long aveu
la musique : Cadenza
dans le chapitre XI - dont le titre est emprunté à
-
constitue le segment narratif qui partage le
roman en deux parties bien différenciées. Chaque partie a des repères
spatio-temporels qui correspondent aux étapes du voyage, la division
entre les deux parties coïncidant avec le moment où le bateau traverse
la ligne de l'Equateur et change d'hémisphère (chapitres X et XI).
Toutes les réflexions sur l'exil et la répression commencent dès
le premier chapitre. Elles seront poursuivies et travaillées au fil de
la
narration
comme
autant
de
phrases
musicales
qui
s'annoncent,
évoluent, se croisent lors d'un contrepoint et changent de rythme ou
de mode. Une même idée revient
type dramatique ou
traitée dans un discours rapporté de
dans un discours raconté, en style indirect libre.
Elle peut se présenter dans un soliloque, dans le discours magistral
de
l'un
donner
des personnages
une
portée
chargés
philosophique
d'élargir
;
elle
la
peut
réflexion
apparaître
et
de lui
seule
ou
associée à d* autres réflexions. Elle peut tenter plusieurs registres :
1'énonciation
humoristique,
sentimentale,
vaguement
ironique et même
sarcastlque, l'apostrophe et le ton lyrique. En fin, elle peut aussi
bien s'exprimer par l'allégorie que par allusion directe.
-338-
Le discours est prioritaire dans le roman. L'accent n'est pas mis
sur le contenu événementiel mais sur la situation et les analyses et
sentiments qu'elle suscite. Aussi, l'histoire pourrait être résumée en
quelques mots : des exilés sont emmenés au port par les forces de
sécurité
argentines,
rapprochent
montent
à
bord
du
les uns des autres pendant
Cristôforo
Colombo,
le voyage, échangent
se
des
confidences et se séparent en arrivant à Barcelone. Sur ce canevas
simple, les étapes de l'itinéraire rythment une aventure qui n'est pas
celle du
voyage maritime mais celle du voyage intérieur de Rolando
vers l'explosion libératrice coïncidant avec le moment ou celui-ci
révèle les conditions réelles de sa vie
autres
personnages,
toujours
dans le pays d'accueil. Les
focalisés
par
le
protagoniste,
représentent des cas classiques parmi les exilés des années soixantedix : Ruibal, avocat de prisonniers politiques qui a été
arrêté
à
son tour pour s'être interposé entre la dictature et ses victimes ;
Contardi, père d'un disparu et devenu lui-même subversif aux yeux des
autorités militaires ; Sandra,
jeune Uruguayenne sans
idéologie
précise mais qui a été torturée et violée dans la prison ; des
artistes comme Paredes, le montreur de marionnettes, punis comme
Rolando parce que leurs idées sont considérées dangereuses. Quels que
soient leur origine, sexe ou profession, ils sont tous des chemins
conduisant vers la conscience du narrateur omniprésent dans le récit.
Les personnages de Libro
de navîos...
ont en commun la fragilité,
caractéristique propre à la majorité des personnages de Moyano. Ils en
deviennent presque ridicules parfois, comme Ruibal et Bidoglio ; ils
sont naïfs comme Sandra ou Rolando lui-même, ou physiquement diminués
-339-
comme Contardi. Le regard du narrateur ne découvre aucun héros parmi
ses compagnons de voyage mais des hommes très ordinaires confrontés à
l'absurde
de
la
guerra
sucia,
échantillon
latino-américain
d'une
guerre mondiale que mènent les puissants contre les faibles. Moyano
les décrit avec la technique que nous avons observée à partir de ses
premiers récits, cherchant à travers un aspect particulier le profil
tout entier. Il y a aussi dans le roman des personnages secondaires
qui ne sont que l'objectivât ion de la peur ou de la conscience du
rejet manifesté envers les exilés par la société civile partisane du
coup
d'Etat.
C'est
le
cas
masoca,
du
exemple
des
paranoïaques des ex-prisoniers et de la seflora
Torre de Pisa,
discours
la
reprend
quelques
lieux
communs
de
tendances
dont le
petite-bourgeoisie
argentine face aux mesures répressives prises par la Junte.
Dans la première partie du roman, les personnages se rencontrent,
nouent
des rapports provisoires et
expériences
vécues
par
chacun.
se confient
Mais
le
partiellement
changement
les
d'hémisphère
entraîne un changement d'attitude et leur véritable drame personnel
est dévoilé au moment où le bateau franchit la ligne de l'Equateur et
où les exilés décident que ce jour sera aussi celui du Nouvel An. La
torture, un sujet qui n'avait pas été évoqué auparavant, apparaît dans
le chapitre. X. Le solo
de Rolando condense les expériences du groupe
d'amis et marque le point de tension maximale de la narration. A
partir de Cadenza,
les efforts pour s'attacher ensemble à la rédaction
d'un conte destiné à Contardi,
Rolando, sont une
commencé
par tous et terminé par
tentative d'élaboration du deuil de l'exil par un
projet communautaire.
-340-
L ' u t i l i s a t i o n du conte, surtout l e conte populaire, est constante
dans l e roman. Dans l e premier chapitre Rolando propose une s i t u a t i o n
n a r r a t i v e où i l aura l e r ô l e de conteur :
"Hagamos de cuenta que estamos en un viejo caserôn de
ptedra, antiguo refugio de pescadores rodeado por Jardines
sombrîos, en una noche de invierno europeo. Alla abajo, a
un cuarto de mllla, el mar y los acantilados producen el
ûnico sonido que es posible oir en la aldea oscurecida.
Desde un cabo rocoso, un faro ennegrecido por el tiempo
pestatlea como un reptil. En las altas paredes de la sala
se proyecta el resplandor de los troncos de encina que
arden en la chimenea salplcando con sombras rojizas los
retratos ovales de los marineros que desaparecleron en el
mar(...). Nos hemos reunido aqui para oîr la historié de un
viaje.(.,.)El viajero que acaba de llegar y va a contarnos
una historia se saca las botas junto al fuego como en un
cuento nôrdico, les quita el barro del camino y
acariciéndose una barba de largas travesîas se queda
mirando fijamente el fuego. Vlene de los mares del Sur,
donde est an las ballenas y los albatros, los naufragios y
los grandes cementerios marinos. Tiene un inquiétante aire
de mlsterios y a la luz de las Hamas su piel resplandece
en yodos y salitres,
Afuera puede estar lloviendo y
bramando el viento, como en los cuentos de aparecidos,
detalle que nos interesa mucho para crear el clima
necesario porque esta historia tamblên es de fantasmas.
Permîtanme ocupar durante algunas horas el lugar de ese
viajero nôrdico para contar ml propio via je. Como 61,
tamblên vengo de los mares del Sur. Y tomando prestado el
clima de los vlejos relatos sobre fantasmas mi burda
historia
real
puede ganar en fantasia
y
entrer
decentemente en el mundo de la comprensiôn, contàndola
como al descuido y un poco para olvidarme de ella. •»«»*'*
Le narrateur se substituant au marin physiquement présent parmi
l e s gens qui 1"écoutent propose une s i t u a t i o n n a r r a t i v e semblable à
c e l l e des conteurs populaires et de leur public : l i r e comme s i
le
narrateur é t a i t près du lecteur - qui de ce f a i t devient un auditeur
-341-
attentif au son des mots - ce roman qui cherche à "résonner" pour
rejoindre la musique. Ecoute collective, aussi, car le conte parlera
d'événements
qui ne concernent
pas seulement
ses personnages, et
active comme celle de la tradition orale de la campagne riojana
des auditeurs prêts à
intervenir à tout
avec
moment dans le récit. Le
conte transmué en roman trouve dans le dernier chapitre un écho fictif
avec la Nota de un curloso
où un lecteur se permet même de suggérer le
type de fin qu' il considère la plus appropriée pour le roman. D'autre
part, le narrateur ne renonce pas entièrement à la convention adoptée
dans le premier chapitre malgré le fait d'avoir assumé ultérieurement
le rôle du romancier et rappelle la formule utilisée par les vieilles
paysannes de La Rioja pour boucler leurs histoires :
"Y entré por un zapato roto
para que Ustê me cuente otro"*303
Le choix du lieu de la narration - un ancien refuge de pêcheurs
dans une nuit d'hiver européen - et le voyageur nordique, mettent en
évidence un déplacement de la perspective touchant aussi bien 1'auteur
que ses lecteurs. Le narrateur parle des mers du Sud comme s'il
s'agissait d'une région exotique et lointaine, en se plaçant dans la
perspective d'éventuels
lecteurs européens qui pourraient
lire le
roman. Mais, en même temps, le refuge en Europe est une indication
destinée aux lecteurs argentins ou latino-américains pour les aider à
découvrir la situation et la perspective de l'auteur exilé qui se
cache derrière le narrateur. Le schéma propre à toutes les oeuvres
l'exil - là-bas
ou pays d'origine et Ici
de
ou pays étranger - apparaît
donc dans le cadre narratif du roman introduisant l'histoire du voyage
-342-
où là-bas et ici auront d'autres points de repère. L'écart entre les
deux
perspectives
contenu
du
du
récit :
soixante-dix
et
cadre
la
la
narratif
migration
répression
sera
des
dont
annulé
plus tard
Latino-américains
ils ont
été
par
des
l'objet
le
années
renouvelle
l'expérience des Européens à différents moments de leur histoire.
Le narrateur précise que les événements de son récit
font partie
du monde réel et non de celui de la fiction et établit parallèlement
la convention
littéraire à l'intérieur
de laquelle l'histoire
racontée : il ne sera pas question d'un témoignage direct
récit
attaché
aux
formes
du
réalisme
photographique.
sera
ni d'un
Il
avoue
également que son histoire - car c'est bien sa propre histoire qui est
au centre du récit -
doit être racontée pour être oubliée. Si nous
revenons aux premiers récits de Moyano et en particulier à sa nouvelle
Al
otro
lado
de
la
calle...,
libérer
la
mémoire
souffrances passées nécessite une dernière évocation
du poids des
des événements
douloureux qui les ont produites. Ce roman suit la même démarche et
Rolando,
après l'explosion
de colère de Cadenza,
n'aborde plus les
événements de sa vie personnelle ni le thème de la torture ou des
autres
violences
naufrage
des
exercées
années
sur
lui
soixante-dix.
ou
Il
sur
les
l'annonce
autres
rescapés
d'ailleurs
dans
texte :
"Y estos son los ûltimos acordes de mi cadenza. No volveré
a tocar el tema en mi vida. Un par de capîtulos mes y esto
se acaba. Estoy harto del tema del exilio y de los
setecientos imbéciles que viajamos en este barco."<sn-1
-343-
du
le
Deux des chapitres suivants sont consacrés
- difficile,
laborieuse,
à
la
reconstruction
ratée dans sa première tentative - d'un
espoir symbolisé par le phare qui ne s'éteint jamais, l'espoir dont
les exilés ont besoin sans trop y croire mais qui est la seule aide
qu1 Ils puissent apporter à Contardi et, à travers lui, à tous ceux qui
ont subi la forme la plus cruelle de la répression : la disparition de
l'un de leurs proches. Rolando, ayant oublié ses amours avec Nieves,
imaginées
pour
échapper
au
souvenir
de
la
période
précédant
l'embarquement, est désormais disponible pour accorder son imagination
à celle des autres et inventer une histoire dont la morale récupère la
valeur de la vie qui continue. Découvrir la véritable portée de
l'histoire de Sandra,
la
femme
réelle
confrontée
à
la femme
rêvée - et nous revenons par là au premier roman de Moyano -, c' est la
dernière étape de la descente et 1' événement qui empêche de continuer
à s'apitoyer sur soi-même. L'apprentissage de l'exil se termine et ses
retombées dépassent
le récit pour se projeter, dans le cadre de
l'oeuvre entière de Moyano, sur le prochain roman : Tires golpes
de
timbal.
La fin de l'histoire de Rolando se trouve aussi dans ce chapitre.
De la continuation de la vie des autres dans les pays qui les ont
accueillis, le narrateur ne dira rien. Les personnages se séparent au
moment du débarquement raconté dans le dernier chapitre du roman et
dans un texte qui tente plusieurs fins possibles, qui s'arrête pour
continuer aussitôt dans une autre direction et dédramatise ainsi la
séparation de tous. Mais la suite de l'histoire de Rolando a été
esquissé bien avant, dans Cadenza.
Moyano a prêté à son personnage
-344-
une p a r t i e de sa propre expérience de l ' e x i l ,
comme l e montrent
les
paroles de Rolando :
"No querîa meterme en esas honduras têcnicas, era mejor
seguir con el relato de mi barquito paralelo, mis amores
imaginarios con Nieves y el hijo misterioso que tenemos.
Sin olvidarme de mis profundas meditaciones
(inutiles)
sobre el destino de los nombres y los pueblos mientras
otros se pudren en las cêrceles del Cono Sur o llevan su
exilio
interno como pueden. Hubiera preferido
seguir
tocando con sordina, poetlzar la cosa en otro capîtulo como
el de la bahîa, ampllar las visiones de Contardi sobre el
Quitasol y olvidarme de su hijo desaparecido , o inventarie
un amor entre porno y erôtlco a Sandra y el Gordito, y
mucho sexo para vender cien mil ejemplares de esta especie
de novela que todavïa no se cômo Uamarla, por ahora es
'El barquito' pero me suena a pajarita de papel, y si puedo
terminarla, con el dinero que me paguen, si me pagan, pedir
permlso en la fâbrlca donde trabajo de peonclto lijando
todo el dia, digamos un afio de libertad para escribir la
segunda parte que se desarrolla en Madrid enteramente a
ver si asi puedo dejar de ser indio y de paso curarme
estos huesos que ya duelen como los de Pedro de Mendoza,
primer fundador de Buenos Aires, para que, que se muriô en
el mar y para que."*0*1**
La découverte de l'expérience carcérale de Sandra, dont Rolando
commence à s'occuper dans l e chapitre précédent,
est l'événement qui
provoque la remise en question de tout ce que Rolando croit ê t r e . Le
personnage,
p r i s d'indignation face à l a violence exercée contre la
femme se retourne contre sa propre condition d'homme et
d'écrivain.
En tant qu'homme i l s ' e s t servi de Sandra et à renouvelé l'humiliation
q u ' e l l e a dû subir pendant son emprisonnement. En tant qu'écrivain i l
s'est
laissé
tenter
par
le
récit
poétique
et
les
réflexions
philosophiques sur la condition humaine pendant que d ' a u t r e s r e s t a i e n t
enfermés
dans une prison ou dans un pays devenu tout
-345-
entier
une
prison.
Inutilité,
impuissance des mots qui ne peuvent apporter des
changements au présent et que Rolando tentera plus tard de récupérer
pour le futur. Le texte exprime de façon simple et directe le conflit
de
l'écrivain
impératifs
latino-américain
de sa
tiraillé
vie personnelle
remise en question
et
entre
son
métier,
sa responsabilité
sociale.
les
La
invalide môme une grande partie du roman et il
n' est pas étonnant que la
deuxième
partie
personnages - le capitain,
le timonier,
ne revienne pas sur des
le cuisinier espagnol - qui
ont été les porte-paroles des méditations Jugées inutiles par Rolando
dans le chapitre XI.
Dans Cadenza
est
aussi
apportée
une réponse au problème de
l'identité qui avait été posé dans le chapitre VII avec la question du
: ±De dônde proceden los rîoplatenses?'9**
timonier
Le dialogue qui
suit développe les différents aspects de la question et les réponses
possibles,
réelles
et
imaginaires.
De
la
discussion
ressort
situation particulière de l'Argentine et de l'Uruguay - tous
la
deux des
pays peuplés par l'immigration européenne -, et leur infériorité par
rapport
à des pays qui peuvent
se vanter
d'avoir
fait
partie des
grands empires pré-colombiens, infériorité compensée, dans le cas des
Argentins
par
un
chauvinisme
nourri
de
victoires
sportives.
La
polémique est tranchée par le timonier qui propose d'abord une origine
imaginaire
et
mythique
et
qui
l'identité en le confrontant
minimise
ensuite
à celui de l'humanité,
petits singes à peine redressés s'engageant
primitives
et
L'intervention
se
de
partageant
Rolando
le
dans
entre
cette
-346-
de
un ensemble de
encore dans des luttes
victimes
scène
problème
et
et
donc
bourreaux.
son
opinion
personnelle
au
sujet
de
l'identité
des
rloplatenses,
n'est
pas
précisée et
par moments aucun des membres du groupe d'amis qui a
rencontré l e timonier ne peut ê t r e individualisé à p a r t i r des lignes
du dialogue.
A la question : qui s u i s - j e ? Rolando répond dans l e chapitre XI
avec un long aveu qui dévoile plusieurs aspects de son i d e n t i t é : l e s
ressemblances avec son père, l e sens q u ' i l veut donner à son métier,
son a t t i t u d e v i s - à - v i s d'une femme. I l ne se l i m i t e pas aux t r a i t s qui
l u i sont propres et qui relèvent de sa vie personelle mais reconnaît
aussi son appartenance à des groupes c a r a c t é r i s é s par l e partage des
mêmes problèmes,
foie
a t t i t u d e s ou a c t i v i t é s .
A l a fin du chapitre,
une
remis en question son propre r é c i t , i l prend la parole au nom de
tous l e s riojanos
et dit :
"Esfcos no son temas para ml. Se trata de problèmes que se
cuecen en esa Europa que es Buenos Aires, y yo soy de
La Rioja de allé. Somos medio pastoriles, medio folklôricos,
nos gusta el canto y la gultarra, el vino y los buenos
amigos, nos gusta podar la vlffa y recolectar la nuez y la
aceituna, hondear en el monte, ir a pescar en Las Ptrquitas
en Catamarca, los festivales
folklôricos, la cacharpaya.
Somos los rlojanltos que con el Chacho y Facundo y Felipe
Varela fulmos derrotados en el slglo pasado y no queremos
ni slquiera oir hablar de guerra. En dlclembre hacemos
pesebres para el niffo Dlos y cantamos el Tinkunaco, que
coma nadle sabe quiere declr encuentro. Mo Nuevo pakarl,
Niffo Jesûs kancharl, Belencio, Belenclo, Belén rosa
sakchampl, Belén Belén llactampi, somos rellgiosos
y
estamos muy lejos de plcanas y vaglnas ipor que entonces
tanta crueldad para nosotros? £0 es que quieren hacernos
desaparecer como en el slglo pasado?"'3*'
-347-
Après
l ' i n d i g n a t i o n et
qui de par son ton r e s t e
l'amertume, exprimées dans un discours
une exception
dans l'oeuvre
de Moyano,
l'évocation de La Rioja est un retour au sein maternel, au souvenir
d'une vie remplie d'habitudes simples et partagées et a l ' é c a r t
de
l ' a g i t a t i o n politique des régions plus développées. L ' i d é a l i s a t i o n du
terroir
à p a r t i r de l a perspective de l ' e x i l
l'innocence et l a volonté de paix,
prend l e dessus,
et
la c u l t u r e et l e s t r a d i t i o n s qui
perpétuent l e passé indien de La Rioja - Moyano t r a n s c r i t un fragment
de
1' aylli
chanté
souvenir-refuge
à
l'occasion
pour se défendre
du Tinkunaco
de la
réalité
-,
représentent
de l a
répression.
L ' a l l u s i o n aux l u t t e s du XIXe s i è c l e r e l i e l e passé au présent
place l e s riojanos
leurs
Dans El
et
frappés par la d i c t a t u r e dans la d r o i t e ligne de
ancêtres écrasés par des oppreseurs envoyés par
central.
un
vuelo
del
tigre,
des " t o u r i s t e s "
le
pouvoir
avaient
Hualacato et y i n s t a l l é la t e r r e u r ; dans Llbro de navîos...,
envahi
l e s deux
hommes en uniforme qui arrêtent Rolando t r a h i s s e n t par leur accent la
non-appartenance à la c u l t u r e régionale :
"Me parecîa arbitrario empezar la hîstoria por ahï, sobre
todo tenlendo en cuenta que cuando ellos dljeron mi nombre
bajo la parra y yo volvi la cabeza desde el brillo del
vlolûx y vi sus caras bajo viseras y los fierros negros
que sostenïan, que no son ni débiles ni milagrosos ni
porosos, y ya no pude ver otra cosa en mucho tiempo,
cuando oi sus voces en un tono que no era el de mi
provincla, y sentie que ese Rolando ? desataba otros
hechos, los engendraba en un hagase la luz, en ese mismo
momento empezaba a balancearse en el puerto el barco que
me sacarîa del
païs(...)<se>
-348-
L'effacement
rioplatenses
de Rolando dans le dialogue sur l'Identité des
est
significatif
;
en
fait
11
a
déjà
répondu
Indirectement à la question du timonier dès le début du roman. Les
mots Argentins et Argentine sont rares dans le texte. Le narrateur
parle plus volontiers de rioplatenses
et du Cono Sur pour désigner les
origines des exilés mais son récit
prend une vibration affective
particulière chaque fois qu'il évoque un aspect du présent ou du passé
de La Rioja. C'est dans la patria
se
trouvent les racines
résultat
chica
et dans
sa culture
que
de Rolando ; et puisque la région est le
d'une politique qui l'a condamnée à l'isolement
et à la
misère, la coupant ainsi de l'évolution de l'Argentine façonnée par
l'oligarchie dont le symbole est Buenos Aires, accepter l'identité
nationale veut
dire renier ses racines et se ranger du côté des
oppresseurs.
La répression des années soixante-dix unifie dans le roman les
trois nationalités de l'extrême Sud du continent et l'exil Joint le
destin des latino-américains à celui de tous ceux - le peuple juif,
les réfugiés de la guerre civile espagnole, les immigrés acculés par
la faim - qui ont dû quitter leurs pays pour pouvoir survivre mettant
ainsi
à l'épreuve la conscience de leur propre identité. Dans le cas
de notre narrateur, il répond à ce défi en se tournant vers le paradis
perdu
de
l'innocence
synthétisé
par
vainqueurs
est
riojana
Fernéndez
toujours
et
de
Moreno.
ce
Pour
la même et
fait
résout
Rolando,
l'autre
le
dilemme
l'Argentine
Argentine,
des
celle des
vaincus, rejetée et humiliée au cours de l'histoire, peut continuer à
représenter la patrie véritable car elle est le lieu où tous, ceux
-349-
d'hier et ceux d'aujourd'hui, ceux qui sont partis et ceux qui sont
restés, font partie du peuple de 1' exil.
4.2.3. L'histoire nationale et régionale
Dans le chapitre II, Rolando,
d'innocence
et
de culpabilité
en réfléchissant sur les notions
rappelle
un
épisode
de
l'histoire
argentine : l'exécution de Manuel Dorrego. Le sujet est repris dans le
chapitre V,
écrit
comme une pièce jouée par les marionnettes de
Paredes et par les spectateurs eux-mêmes - voyageurs et membres de
1' équipage du Cristoforo Colombo - dont les commentaires sont intégrés
au dialogue théâtral.
Les faits historiques racontés dans la pièce s'étalent sur trois
années de l'histoire argentine du XIXe siècle et Sandra révèle à la
fin de la représentation le nom du livre d'histoire qui a inspiré les
auteurs de la pièce : la Historia
Argentine
de José Luis Busaniche, un
historien démocrate qui a tenté de démonter tous les mythes officiels
perpétués par l'historiographie libérale. Busaniche se démarque
historiens
révisionnistes
- catholiques,
conservateurs
des
et
nationalistes, attachés tous à revendiquer la mémoire de Rosas et donc
à démolir les grandes figures du libéralisme argentin - car son livre,
resté d'ailleurs inachevé et publié en 1965, attaque avec la même
virulence les dictatures des uns et des autres. Le drame des vaincus
et des trahis de l'histoire - le peuple argentin dans son ensemble -
-350-
prend le devant de la scène et la situation des régions marginales du
pays peut être mieux expliquée.
La
mort
de
Dorrego
ordonnée
par
Juan
Lavalle
marque
le
commencement de l'une des périodes les plus violentes de l'histoire
argentine au XIXe siècle, dans le cadre du long affrontement entre
Buenos Aires et les provinces. L'importance des deux protagonistes,
tous
les
deux
circonstances
des
héros
de l'exécution
des
ont
guerres
d* Indépendance,
placé l'épisode
et
les
au centre d'une
polémique qui n'est pas encore éteinte.
Fils d'un commerçant prospère, Manuel Dorrego commence ses études
dans le Real Colegio de San Carlos à Buenos Aires et les poursuit à
Santiago du Chili. En 1810, lors d'un mouvement
en faveur de la
Couronne, il abandonne ses études de Droit pour prendre part à la
lutte contre les Espagnols. Après avoir reçu une décoration et obtenu
le grade de Capitân de granaderos
del Reino de Chile il retourne à
Buenos Aires et demande son incorporation à 1' armée du Nord, un front
où les crîollos
avaient subi des revers importants.
En 1815, déjà installé à Buenos Aires il
se lance dans la lutte
politique avec d'autres jeunes républicains groupés autour du journal
La Crônica
Argentine.
Face aux manoeuvres des partisans du régime
monarchiste qui cherchent dans les cours européennes des candidats
pour assumer le gouvernement de 1'ancienne Vice-Royauté du Rio de la
Plata, Dorrego et ses amis se battent pour mettre en place un régime
républicain, démocratique et fédéral. Le Director
Suprême Pueyrredôn
trouve le groupe trop bruyant et le discours de Dorrego, dangereux. Le
-351-
15 novembre 1816, un arrêté de Pueyrredôn condamne Dorrego à l'exil et
de ce fait il devient l'un des premiers exilés du nouveau pays. La
sentence s'applique sans que le prisonnier puisse emporter des bagages
ni savoir le lieu de destination du Congreso,
le navire où il a été
embarqué de force. On le lui dit trois jours plus tard : le capitaine
a l'ordre de faire débarquer son prisonnier à Saint-Domingue. Après
une série d'aventures rocambolesques où ne manquent ni l'épidémie de
choléra ni les batailles navales, Dorrego est envoyé aux Etats-Unis
par le capitaine anglais qui s'est emparé du bateau espagnol qui avait
été capturé à son
tour
par le capitaine du Congreso.
A Baltimore il
rejoint d'autres membres de son groupe et pendant trois ans les jeunes
républicains ont la possibilité d'étudier le fonctionnement
de la
démocratie de Jefferson.
La démission de Pueyrredôn en 1819 rend possible le retour des
exilés. La participation de Dorrego à la vie politique de Buenos Aires
est à nouveau très courte. A la fin
de l'année 1820, le gouverneur
Martin Rodrlguez ordonne son confinement
à Mendoza,
une ville de
l'Ouest du pays, sufisamment éloignée de Buenos Aires pour assurer aux
unltarios
la neutralisation de l'influence croissante de Dorrego sur
les secteurs populaires. Le confinement
années
qui
suivent,
Dorrego
partage
dure une année. Dans les
son
temps
entre
l'activité
politique dont le centre est la ville portuaire et l'administration
d'une propriété rurale située dans la campagne de Buenos Aires.
Il semblerait que la fièvre de l'exploitation minière se soit
aussi emparée de Dorrego.
En tout
cas,
11 essaie de fonder une
compagnie et se lance à parcourir le pays. Sa tournée est cependant
-352-
plus
politique
que
commerciale.
Son
but
est
d'atteindre
Bolivar
installé alors dans la République qui lui devra son nom. Il y réussit
et demande a ce dernier ainsi qu' à Sucre leur appui dans la guerre
contre le Brésil ; il insistera ultérieurement sur le sujet dans ses
lettres.
Du
point
de
vue
commercial
la tournée
est
un
fiasco.
Les
compagnies minières anglaises en agissant très vite ont obtenu les
licences d'exploitation des mines réelles et imaginaires de tout le
pays. Mais du point de vue politique, les liens qu' il a établis avec
les caudillos
seront désormais son atout principal dans la prochain
enjeu du Congreso
constituyente
de 1826. Ce que Buenos Aires lui a
refusé il l'obtient d'une province : il est élu député représentant de
Santiago del Estero.
Manipulé par les unitarios,
le congrès de 1826 institutionnalise
tout ce qui va provoquer la ruine des économies provinciales et la
dépendance économique du pays : avant de dicter une Constitution on
choisit un Président : Rivadavia ; on confie la gestion financière du
pays au Banco Nacional
contrôlé par les Anglais ; les terres publiques
sont
garantie
engagées
comme
des emprunts
d'Etat
;
l'occupation
militaire des territoires provinciaux est tolérée et encouragée
organise le pillage systématique
; on
des richesses minières appartenant
aux provinces andines. Dans les débats, Dorrego sera le porte-parole
le plus
vigoureux
de l'opposition.
Il
commence
par
dénoncer
le
détournement de la volonté des provinces au profit de Buenos Aires et
les fraudes commises dans le but d* ignorer les directives que les
représentants provinciaux auraient
du respecter.
-353-
Il propose,
à la
place
du
système
unitario
qui
surgira
du
congrès,
un
système
f é d é r a l i s t e régional qui f a c i l i t e l e regroupement des provinces pour
f a i r e face aux problèmes économiques de chacune d ' e l l e s ; i l s' insurge
contre
les
mesures
concernant
l'élection
anti-démocratiques
du
Président
prises
dont
par
étaient
les
députés
exclus
les
journaliers, l e s analphabètes, l e s soldats non-gradés :
"He aquî la arlstrocracia, la mes terrible, porque es la
aristocracia del dinero(...)Echese la vlsta sobre nuestro
pais pobre : véase que proportion hay entre domésticos,
asalariados y Jornaleros y las demâs clases y se advertlré
quiênes van a tomar parte en las elecclones. Excluyéndose
las clases que se expresan en el artlculo, es una
pequeffisima parte del pais que tal vez no excéda de la
vlgésiaa
parte
(...) £Es posible
esto en un pals
republicano?(...) <j£s posible que los asalariados sean
buenos para lo que es penoso y odioso en la sociedad, pero
que no puedan tomar parte en las elecclones? <...)Pero hay
mes, seftor t la Independencia. Yo digo que el que es
capltalista no tiens independencia C.JSeria fâcil influir
en las elecclones porque no es fâcil influir en la
generalidad de la masa pero si en una corta porciôn de
capitalistes
(„.)Y en ese caso, hablemos claro : el que
formaria la elecciôn séria el Banco." ea*3
Nous avons déjà parlé des conséquences de ce Congrès et de la
guerre c i v i l e qui l e suivra,
guerre qui conduit à la démission de
Rlvadavia,
Dans la période suivant
Congreso
l e 26 juin
Constituyente
1827.
,1826-1828,
Dorrego et son influence au sein du
Les unltarios,
la
personnalité
la tenue du
politique
de
p a r t i f é d é r a l i s t e i r a croissant .
dans une t e n t a t i v e d'empêcher la diminution de leur
pouvoir, s'adressent à Dorrego pour l u i proposer un accord destiné à
a r r ê t e r la guerre c i v i l e . Un président provisoire siégera jusqu'à l a
convocation d'un nouveau congrès et Dorrego sera l e candidat au siège
-354-
de gouverneur de la province de Buenos Aires. La proposition est en
réalité un piège soigneusement
unitarlo.
préparé par les cerveaux du parti
Jullân Segundo AgUero, ex-ministre de Rivadavia, écrit au
Président Lôpez y Planes :
"Nuastra caîda es aparente ; nada mes que transitoria. No
se esfuerce Usted en atajarle el camino a Dorrego. Déjelo
Ud. que se haga gobernador. (...) Tendre que hacer la paz
con
Brasil aceptando la deshonra que nosotros hemos
rechazado, desde que no podrà hacerla de acuerdo con las
instrucclones que dlmos a Garcia. Pero sea lo que fuere,
hecha la paz, el ejêrcito volverâ al pais ; y entonces
veremos si hemos sido vencidos.'"37'*
Le 12 août 1827, Dorrego assume le Gouvernement de Buenos Aires
et, virtuellement,
celui du pays car il est chargé des affaires
étrangères. Sa façon d'agir surprend ses opposants et fait naître des
haines féroces qui lui coûteront la vie. L'élite du port, sûre d'être
la seule à pouvoir gérer les affaires d'Etat, se trouve face à un
adversaire
enrayer
la
intelligent
et
catastrophe
bon administrateur
financière
héritée
qui s'arrange
du
gouvernement
pour
de
Rivadavia. Le jeune révolté qu'ils méprisent parce que les partisans
dont
il est toujours entouré,
font
partie des exclus de la vie
politique, démontre que le parti fédéral est bien capable de gérer le
pays. En outre, Ils ne peuvent pas l'accuser d'intolérance. Le général
Iriarte,
contemporain
de Dorrego et auteur de plusieurs tomes de
Mémoires Indispensables pour l'étude de cette période de l'histoire
argentine a décrit l'ambiance créée par les attaques de la presse
unit aria
et la réaction de Dorrego :
-355-
"El partido caido se habîa lanzado en une lucha encarnizada
contra el goblerno por medio de la prensa. Aquellos
nombres intolérantes y exclusives olvidaron sus doctrinas
moderadas cuando se encontraron separados y a distancla de
la silla del poder (...) Dorrego ténia un carêcter fogoso.
Sus antécédentes habîan sido tumultuarios, bulliciosos y
marcados con el sello de la insubordinaclôn y de la
împrudencia. Los unitarios querîan precipltarlo
lastlmando
su susceptibilidad
con diarîas filîpicas
en las que no
perdonaban ni el sagrado de su vida privada. Le llamaron
mulato muchas veces y agotaron el diccionario de los
inproperios para exasperarlo y conducirlo a un abuso
estrepitoso de la fuerza. Pero Dorrego lo comprendiô y
estuvo muy sobre aviso para abstenerse de violar las
garantîas légales." (se,:'
Rosas c r i t i q u e la tolérance de Dorrego - i l montrera comment i l
f a l l a i t agir une fois a r r i v é au pouvoir - a i n s i que
régime
des
levas,
mesure
très
populaire
l a suspension du
mais dangereuse
pour
le
gouvernement car i l se retrouve sans troupes qui puissent l e défendre
de
celles
qui
reviennent
de
la
guerre
avec
le
Brésil.
Dorrego
n'éprouve aucune sympathie pour Rosas. I l l e nomme pourtant Comandante
de milicias
de la
campatia pour ne pas provoquer
l ' i n t é r i e u r du p a r t i fédéral
une s c i s s i o n
à
et parce que Rosas est l e seul à savoir
négocier avec l e s indiens de la f r o n t i è r e Sud de Buenos Aires.
Dorrego
tente
aussi
de réduire
l'influence
anglaise
sur
les
affaires du pays. Une l e t t r e de Lord Ponsonby, qui l u i est adressée
quatre mois avant son exécution,
l e mettait
en garde contre
toute
v e l l é i t é américaniste pouvant porter a t t e i n t e aux l i e n s indissolubles,
créés entre l'Europe - à l a place d'Europe i l faut l i r e l ' A n g l e t e r r e et l'Amérique l a t i n e :
-356-
"V.E. no puede tener ningûn respeto por la
doctrîna
expuesta por algunos torpes teôricos en el sentido de que
America Latina debe tener una existencia polîtica separada
de la existencia polîtica de Europa ; el comercio y el
comûn interés de los individuos han creado lazos entre
Europa y America Latina, lazos que ningûn gobierno ni
tampoco acaso ningûn poder humano puede disolver. Y
mientras estos lazos existan, Europa tendra el derecho y
ciertamente no careceré de los medios ni la voluntad de
intervenir en la polîtica de America por lo menos en la
medida necesaria para la seguridad de sus
intereses."*'33"
Le piège monté par les unitarios
se referme en 1828. La situation
des troupes argentines engagées dans la guerre avec le Brésil devient
intenable. Les vivres et la poudre sont épuisés ainsi que le budget de
l'Etat. Dorrego veut que la Banda Oriental,
enjeu de cette guerre,
puisse décider de son appartenance au Brésil ou a l'Argentine. Les
négociations
en décident
autrement
et l'Uruguay
devient
un pays
indépendant avec la bénédiction de l'Angleterre qui a besoin d'un
Etat-tampon
entre
les deux
autres
pays
et surtout,
d'un fleuve
international.
Le retour des officiers affectés à la guerre qui vient de se
terminer, dont Juan Lavalle, unitaire et militaire prestigieux depuis
les luttes contre la Couronne espagnole, marque la fin du gouvernement
et de la vie de Dorrego. Un soulèvement militaire met Lavalle à la
tète du gouvernement de Buenos Aires et le nouveau gouverneur se lance
aussitôt à la poursuite de Dorrego. Vaincu dans une première bataille,
Dorrego essaie de se réfugier dans une garnison de la frontière Sud de
Buenos Aires où Pacheco, le chef de garnison, le livre aux troupes de
Lavalle qui signe la sentence de mort une heure avant l'exécution sans
soumettre le détenu à un conseil de guerre et sans accepter de
-357-
l'entendre. Dorrego
a à peine le temps d'écrire quelques lettres et
de confier au Général Lamadrid des objets personnels pour être remis à
sa femme et ses deux filles. Il est exécuté le 14 décembre 1828 et sa
mort, comme d'ailleurs celle de Quiroga sept ans plus tard, préparent
l'avènement du régime autocratique de Rosas.
A la fin du XIXe siècle, l'historien Angel Venustiano Carranza,
publie son livre El gênerai
Lavalle
ante la Justicia
pôstuma. Ce qui
semblait une décision personnelle, arbitraire et fruit de la passion
se révèle comme un complot de l'élite unitaria
pour se débarrasser
d'un politicien à leur avis plus dangereux que Rosas à cause de sa
popularité. Les lettres lues par Rauch dans la pièce du Teatro
exilio
del
font partie des archives de l'histoire argentine. Une fois que
ces lettres sont découvertes et publiées, l'intervention de Lavalle
est vue sous une autre lumière et il apparaît
comme un fantoche
manipulé par les politiciens unitaires. Mais si l'exécution de Dorrego
peut
être
attribuée
à la
pression
des
dirigeants
unitarios,
le
massacre auquel se livre la troupe après sa mort et qui n' épargne même
pas les enfants des gauchos
cadre de l'accord
de la campagne de Buenos Aires dépasse le
avec les politiciens unitarios
et relève de la
responsabilité du chef.
Dorrego avait
l'opposition,
avait
été un gouvernant
respectueux
des droits de
généreux avec ses adversaires à certains desquels il
même sauvé la vie. Lavalle,
selon de nombreux témoignages,
aurait mesuré plus tard l'injustice de sa décision. En 1840, lorsque
il revient de son exil pour combattre Rosas, les hasards de la guerre
le conduisent à Navarro, lieu de l'exécution de Dorrego :
-358-
"Lavalle entra en Navarro el 22 y va a la estancia de
Almeira donde fusilô a Dorrego en 1328. Quedarâ alli cinco
dias, no haclendo nada, "profundamente melancôllco" lo nota
Irlarte, sentado en el mismo escrltorio
donde firmô la
orden de muerte, quejàndose de no haber encontrado
compaliia en la campatta.
Antonino Reyes contarA a Saldîas que el mayordomo habîa
conservado el tlntero que slrvlô a Lavalle para firmar la
condena de Dorrego. Creyendo complacerlo, se lo mostrô ;
Lavalle "tomô el tlntero y lo arrojô con Ira lejos de
Les circonstances de la mort de Dorrego, chantée longtemps par
l e s troveros
populaires, 1* importance des deux protagonistes du drame
et toutes l e s versions sur l e s pressions exercées sur Lavalle,
remords t a r d i f s ,
des
sa fin tragique, ont fait de cet épisode un symbole
affrontements
"patriciennes"
ses
entre
unltarios
et
de Buenos Aires vouent
fédérales.
Les
familles
une constante vénération
au
souvenir de Lavalle et on continue à l e blanchir cent-soixante ans
après l e drame de 1828. Ernesto Sâbato à consacré plusieurs fragments
de Sobre Héroes
y
tumbas à raconter
l'aventure
finale
du général
u n i t a r i s t e vaincu par l e s troupes fidèles à Rosas et assassiné à Jujuy
en 1841 dans des circonstances qui n'ont jamais été bien é c l a i r c i e s .
Le roman rappelle
transportant
aussi
la
fuite
des derniers soldats de Lavalle
l e s r e s t e s de leur chef vers la Bolivie parce que l e s
curés de Jujuy se réfusaient à l u i donner sépulture.
Moyano reprend une p a r t i e de l ' h i s t o i r e de Dorrego mais la p e t i t e
pièce ne se l i m i t e pas à rappeler l e s événements concernant sa mort et
l e s raisons de l'exécution mais e l l e é t a b l i t l e s l i e n s entre l e passé
et l e présent de l'Argentine. Le r é c i t a n t dit dans la scène 5 :
-359-
"Abran camino, sefiores
a la historia bien contacta
Dejemos fluir los hechos
y ovidemos las palabras
procurando comprender
aquellas cosas pasadas
que son las mismas de siempre
de otra manera contadas,
pues Dorrego siempre muere
y Lavalle siempre mata
y ahora mismo en Buenos Aires
anda suelto Rlvadavia
cambiando por mercancîas
la libertad y la casa.<A ' •'
La strophe contient toutes les indications pour l'identification
des personnages contemporains qui se cachent sous les traits des
personnages historiques : les militaires qui ont pris le pouvoir en
1976 renouvellent
le massacre populaire déchaîné par l'armée de
Lavalle après l'exécution de Dorrego, Les civils enrichis par la
grande spéculation consécutive à l'application du programme économique
du ministre Martinez de Hoz - version argentine de l'école des Chicago
boys - , quelques-uns à la tête des multinationales qui ont absorbé
des
entreprises
argentines
prolongeant
ainsi
la
traditionnelle
dépendance économique du pays, sont assimilés à Rivadavla, responsable
du premier emprunt d'Etat, le Baring Brothers, tristement célèbre dans
l'histoire argentine.
La technique qui consiste à
faire jouer les rôles des personnages
historiques par des marionnettes permet à Moyano d'accentuer leurs
aspects grotesques et d'exercer la critique avec humour. Il s'acharne
sur quelques-uns comme Rlvadavia ou Rauch, un chef prussien ennemi
mortel de Dorrego car celui-ci avait ordonné son exclusion de l'armée.
-360-
Rauch meurt peu de temps après l'exécution de Dorrego, tué par les
indiens qui le haïssaient à cause de sa cruauté lors des expéditions
militaires
évoque
lenguaraz
contre les tribus du Sud de Buenos Aires. Le
justement
un
vieux
métier
des
indiens
et
des métis qui
accompagnaient ces expéditions pour servir d'interprètes aux blancs
ignorants des langues parlées par les tribus indiennes. Dans le texte
de Moyano, le lenguaraz
utilise la Jerlgonza,
langage parlé souvent
par les enfants comme un jeu qui consiste à ajouter à chaque syllabe
une autre, formée par la consonne p et la même voyelle utilisée dans
la précédente. Si la première syllabe se termine par une consonne,
celle-ci doit être ajoutée à la fin de la seconde.
Le discours sur la défense des valeurs de la civilisation mis
dans la bouche de Rauch et la chanson des sergents dans la scène 9
sont autant d'éléments qui poursuivent un même effet : démasquer le
discours des oppresseurs tel que Moyano l'a déjà fait dans le cas de
Nabu,
le
tortionnaire
de
El
vuelo
del
tigre.
La
réthorique
mystificatrice des discours officiels est ramenée à sa source et
dévoile ainsi ce que cachent les paroles pompeuses prononcées pour la
défense de la civilisation et du progrès. D'autre part, la continuité
de ce discours qui s'est imposé grâce aux armes et qui continue à le
faire, est soulignée par l'indication de scène : al
pûblico,
au
moment où Rauch informe Dorrego de sa prochaine exécution et annonce
qu' il est le premier d'une série de condamnés dont les derniers font
peut-être
partie
du
public
de
la
pièce.
Moyano
parodie
par
l'intermédiaire de Rauch les paroles du gouverneur de Buenos Aires
déjà citées dans la troisième partie de notre travail :
-361-
"Rauch (al pûbllco, mientras los sargentos recorren el
escenario apuradîsîaos trayendo cosas de matar, montando
el
tlnglado
para
la
fusilacîôn
C..)Actuando sin
coordinaciôn, unos mutîecos dejan las cosas en su lugar y
otros las cambian de sitio): Sefforas y seflores : esto es
una guerra y si queremos corner huevos no hay mes remedlo
que corner las céscaras. Esto es muy fécil de entender.
Primero mataremos a Dorrego, de eso ya no cabe ninguna
duda ; casi inmeditamente a sus parientes prôxlmos ;
después a sus tîos, si los tiene ; enseguida, a sus
amigos ; y, casi al mismo tiempo, a los que dicen no
conocerlo. Después, ya veremos : el viaje es largo y habrâ
tiempo para todo y para todos £me entlenden?" <*Si
La scène où Rivadavia est a s s i s dans son fauteuil en é q u i l i b r e
instable -
clin d'oeil
de l ' a u t e u r
:
en Argentine,
accéder
à
la
Présidence de l a Republique s'exprime souvent par la métaphore ocupar
el sillon
de Rivadavia
- et reçoit l e s commerçants anglais,
reprend
l ' a f f a i r e des mines de La Rioja qui a déjà é t é rappelée au début du
roman lorsque Rolando, amené au port et sur l e point de q u i t t e r
le
pays,
et
pense au minerai
exploité
par
les
compagnies étrangères
embarqué à Buenos Aires. L ' h i s t o i r e régionale revient avec ses t r o i s
caudillos
dans l'aveu de Cadenza, mais seul Pefialoza prend du r e l i e f
dans la narration. Celui dont l e souvenir
accompagne Rolando dans son
voyage vers l ' e x i l n ' e s t pas l e jeune Chacho, l e fougueux a s s i s t a n t de
Quiroga, sortant de l a ligne de feu l e s canons de l'armée à l ' a i d e de
son lasso. L'expérience de l ' e x i l et l e souvenir du massacre récent
ramènent au présent l'image d'un Pefialoza v i e i l l i , e x i l é et contraint
de retourner au pays pour venger sa f i l l e
b a t t r e quand i l n'y a déjà plus d'espoir,
et pour continuer à se
jusqu'à ce que ses ennemis
aient raison de l u i et que sa t ê t e s o i t exhibée sur l a place d'Olta.
-362-
4. 2. 4. In memoriam
Le
coup
militaire
de
1976
institutionnalise
une
méthode
répressive que le pays n'avait Jamais connue : la "disparition" de
personnes. Entre 1976 et 1978, des milliers d'Argentins sont enlevés
par les forces de sécurité à leur domicile, dans la rue, dans leurs
lieux
de
travail
et
"disparaissent".
Conduits
dans
des
centres
clandestins de détention, seule une minorité d'entre eux retrouve la
liberté. Dans d'autres cas, les autorités militaires reconnaissent
officiellement
à
une
date
transférés dans une prison
Ejecutivo Naclonal),
ultérieure
leur
détention,
ils
sont
et mis à la disposition du P. E. N. <Poder
c'est-à-dire gardés pendant
un temps indéfini
sans être soumis à aucun jugement. Mais la plupart des hommes et des
femmes enlevés sont tués, leurs corps enterrés dans des tombes sans
nom ou Jetés à la mer. Pendant des années les familles les cherchent,
les organismes de défense des droits de l'homme et les chefs d'Etat
des pays étrangers présentent des réclamations officielles à la Junte
ou font des démarches extra-officielles pour connaître le sort de
quelques-uns,
les
plus
connus
-
scientifiques,
journalistes,
écrivains - dont le prestige dépasse les frontières du pays.
Julio
appelant
el
Cortàzar
pueblo
parlait
de las
de
ces milliers
sombras
de disparus
en
les
et qualifiait de diabolique une
réalité qui de par son horreur lui semblait irréductible à la raison.
Face aux espoirs de ceux qui longtemps après l'enlèvement de leurs
proches espéraient encore les retrouver en vie, il disait en janvier
1981 :
-363-
"un diâlogo real o flraguado entre el infierno y la tierra
es eJ ûnico aliment o de esa esperanza que no quiere
admltlr lo que tantas evidenclas negativas le estén dando
desde hace meses, desde hace afSos. Y si toda muerte humana
entrafta una ausencla Irrévocable iquê dectr de esta
ausencia que se sigue dando como presencia abstracta, como
la obstlnada negaclôn de la ausencia final? Ese cîrculo
faltaba
en el
infierno
dantesco
y
los
supuestos
gobernantes de ml pals, entre otros, se han encargado de
la slniestra manera de crearlo."'*3'*
Cette présence-absence des disparue plane comme une ombre sur le
roman de Moyano dès la première page. Lorsque Rolando établit son
contrat narratif avec le lecteur il le prévient que son histoire ne
s'occupera pas seulement d'un voyage maritime mais aussi de fantômes.
Le mot aparecldos,
utilisé pour désigner un genre de conte très
fréquent dans la tradition orale de la campagne et qui s'occupe de
rencontres des vivants avec des âmes tourmentées par le remords ou
victimes d'une injustice étant restée impunie, introduit son contraire
desaparecldos
avec son réfèrent extra-littéraire. Mais auparavant il a
déjà décrit les portraits ovales des marins disparus en haute mer qui
récupèrent à la lumière du feu "un vacilante
resplandor
de vida".
La
peur reflétée dans les yeux du gardien élargit l'image précédente en
la replaçant
dans un présent
où les pécheurs courent toujours le
danger de disparaître au milieu de l'orage. Il faut rappeler à ce
sujet que le roman a été commencé en 1981 donc à une époque où les
disparitions de personnes en Argentine bien que moins massives que
dans
la première étape de la dictature,
continuaient
grossir les dossiers de violations des droits de l'homme.
-364-
pourtant à
Avec l'évocation de Flaco, un personnage dont nous nous sommes
déjà
occupés,
problème
des
apparaît
la
première
référence
disparus.
Le
narrateur
apporte
non-allégorique
progressivement
informations sur le personnage : il est un cabecita
au
des
negra et Rolando
l'imagine
égaré et solitaire à Buenos Aires ; Ruibal a essayé de le
retrouver
en présentant
une
demande
d'habeas
corpus,
le recours
judiciaire auquel s'accrochaient les familles des disparus et qui est
basé sur le droit des juges à intimer aux autorités ayant ordonné la
détention arbitraire d'un citoyen de révéler l'endroit où l'accusé est
retenu et
les raisons de sa détention
prétendant
ignorer l'enlèvement,
1" habeas
(les autorités militaires
corpus
restait
un droit
théorique) ; il a été "transféré" et les autres prisoniers politiques
ne l'ont jamais revu - le mot traslado
était l'euphémisme utilisé par
les forces de sécurité pour dire exécution ou mort de suites de la
torture - ; il est le père de l'adolescent qui voyage dans le bateau
avec ceux que l'on croit être ses parents. Son histoire et celle de sa
famille est complétée dans le dernier chapitre avec Arabesco
Fede,
para
l'un des derniers récits emboîtés dans le récit principal, un
récit qui explicite par ailleurs l'opposition région du Nord-Ouestgrande ville traitée tout au long du roman.
Le discours de chacun des personnages est un apport différent à
la réflexion sur le problème.
desaparecidos,
mar-palabra,
Le narrateur s'attarde sur le mot
dit-il, appartenant à un code inconnu car
elle n'a ni définition ni synonymes et fluctue entre la vie et la mort
qui ont des langages différents. C'est le mot qui ne sert pas de bouée
de sauvetage au milieu du naufrage, qui ne surnagera pas parce qu' il
-365-
n' est qu* obscurité et profondeur d* où 1* obsession de la lumière du
phare pour pouvoir le redéfinir. Dans le roman, rebaptiser, renommer,
inventer
des
mots,
les
compléter
à
l'aide
de
la
musique,
les
euphémiser, sont autant de moyens de créer une autre réalité, de se
donner une nouvelle naissance. Les efforts de Rolando sont impuissants
en ce qui concerne le mot desaparecldos
:
"... su lntuiciôn
auditive le permit iô encontrar unos
milagrosos sustitutos de los nombres guerrilla y represiôn.
La ûnica palabra que no pudo explicar fue 'desaparecido'.
Le parecîa imposible tener que asociarla al guardafaro.'***
La
réflexion
sur
le
concept
chapitre XIII consacré à El colibri,
de disparu
réapparaît
dans le
le bateau fragile des droits de
l'homme menacé par des périscopes reliés à un arsenal de guerre.
Contardi dit à ce propos :
"Desaparecidos es una palabra a oscuras. El ombudsman sabe
mucho mes que nosotros, y no me refiero a asuntos de
palabras. El tiene datos de una guerra escondida de la que
no nos habiamos dado cuenta. James se me hubiera cruzado
por la mente que una palabra, un color o una forma
pudleran ser objeto de rigor y de castigo. La realidad se
me ha ido de las manos, no se lo que miro ni lo que toco.
La realidad es un desaparecido mes."'**3
Nous allons nous attarder sur ce personnage parce que derrière
lui se cache un hommage à
Haroldo Conti, l'un des écrivains disparus
au cours de la répression. Dans Cadenza,
Rolando cite les noms de
Conti, Walsh et Urondo :
"y se desencantarîa la respetabïe seffora Torre de Pisa
esperando que le dijëramos cômo raptêbamos militares y
-366-
jefes
de multînacionales
y los matâbamos, cômo nos
drogâbamos para matar y hacer el amor al mismo tiempo
porque asi son de asquerosos estos delincuentes. Nada de
eso, los que vamos en este barco somos setectentos
idiotas
que no estuvimos con nadle. NI slquiera intelectuales, para
eso lo tenemos a Borges condecorado por Pinochet, y a
otros que se quedaron porque no pudieron salir y se
aguantan como pueden la tonnent a o el olvido, en la calle,
en la cârcel o en la tumba, porque agarraron los fierros o
se les fue la pluma, como dicen de Paco Urondo y de
Rodolfo Walsh, o por bueno y despistado, como dicen de
Haroldo Conti, y paremos de contar que la lista
es
larga."****
Dans l a
première p a r t i e
de ce t r a v a i l ,
nous avons parlé
de
l ' a m i t i é qui l i a i t notre auteur à Conti depuis l e s années soixante. La
double nature du roman partagé entre l ' a l l u s i o n d i r e c t e et l ' a l l é g o r i e
fait
que l'évocation
différents.
D'une
de l'ami
part,
comme
mort se présente sous deux aspects
nous
venons
de
l'observer,
Conti
apparaît mentionné dans Cadenza. D'autre part, et- de façon voilée, i l
sera pour l ' a u t e u r un souvenir aussi p e r s i s t a n t que Flaco l ' e s t
pour
l e narrateur au f i l du roman. Pour bien repérer ces a l l u s i o n s voilées
i l est nécessaire de f a i r e appel aussi bien à l a vie et à l'oeuvre
d'Haroldo
Conti
qu'à
l'article
écrit
par
Moyano en son hommage,
courant 1980.
A bien des égards l'oeuvre de Conti peut ê t r e rapprochée de c e l l e
de Moyano : la même tendresse nostalgique pour recréer l e monde de
l'enfance,
l e choix de personnages s o r t i s de p e t i t s bourgs suspendus
dans l e temps, l a mémoire ramenant l e passé familial comme s ' i l
un
album rempli
grotesque,
la
de photos
même
jaunissantes,
importance
attribuée
-367-
le
lyrique
au
rôle
était
côtoyant
le
libérateur
de
1'Imagination. Une différence de taille en revanche : les personnages
de Moyano cherchent toujours des racines, des points d'ancrage dans la
terre même si l'Imagination les emporte loin d'elle ; ceux de Contl
ont
besoin de se déplacer,
l'errance
est
leur vocation
la plus
profonde peut-être parce que l'auteur lui-même l'avait connue dès son
enfance.
Fils d'un colporteur de Chacabuco, le village qui revient dans
ses récits, lorsque ses parents se séparent en 1932, sept ans après sa
naissance, il reste avec son père et l'accompagne dans ses voyages.
"Eramos un par - de
vagabundos"
dit
Conti
en
1971
lors d'un
reportâge'***. En 1939, il suit des cours au séminaire des Salésiens
qu' il abandonera en 1947, mais les études faites dans le
Metropolitano
Conciliar
Semlnario
en 1944 l'ont mis en contact avec Leonardo
Castellani, prêtre et écrivain argentin qui deviendra son ami et qui
au moment de sa disparition fera des démarches officielles pour le
retrouver.
Sa formation est diverse : il fait du théâtre - sa première
oeuvre est une pièce intitulé Examtnado - étudie la philosophie, tente
le cinéma. Il prend aussi des cours de pilotage et en survolant le
Delta, à l'embouchure
du Parané, avec sa multitude d'îles et ses
maisons sur pilotis,
il se découvre une autre vocation qui ne le
quittera jamais : la navigation. C'est dans une des îles du Delta
qu'il s'installe en 1961 et se lie d'amitié avec les habitants de la
région dont quelques-uns deviendront des personnages de ses oeuvres.
En 1962, Sudeste,
son premier roman, gagne un prix au concours organisé
-368-
par la maison d'édition Fabril Editora au moment où il a achevé la
construction d'un voilier qui portera le nom de sa fille :
Alejandra.
De 1'exploration du Delta il passe à des voyages plus longs et
hasardeux.
Embarqué
comme membre
de l'équipage
de l'Atlantic,
le
bateau fait naufrage face aux côtes uruguayennes et il est forcé de se
réfugier à Rocha (Uruguay) où il fera la connaissance des gens du port
intégrés plus tard en tant que
Mascaro,
el
cazador
amarlcano.
personnages dans son dernier roman :
Cette même année
1965 il rencontre
Moyano à< La Rioja. D'autres romans, toujours primés viennent ensuite :
En vida,
Con otra
gente.
La vie de Conti prendra un tournant décisif en 1971 lorsqu'il
fait son premier voyage à Cuba pour être juré du prix Casa de las
Américas. A partir de ce moment il ne cachera pas son adhésion au
socialisme et deviendra par là suspect de participation aux activités
de la guérilla. Un an après, Conti refuse la bourse Guggenheim dans
une lettre rendue publique et d'un ton ouvertement anti-impérialiste.
L'optimisme de la gauche argentine au moment des élections de
1973 se reflète dans le roman de Conti écrit la même année. L'aventure
du petit cirque du Principe Patagôn, prodige de l'imagination
de donner une nouvelle vie aux
capable
villages poussiéreux et déserts des
zones marginales du pays, n'aurait pu naître à un autre moment de
l'histoire contemporaine argentine. Mascaro sera aussi le seul roman
de Conti dont les personnages sont entièrement tournés vers le futur,
prêts à explorer de nouveaux chemins malgré la menace des rurales,
les
gendarmes contre lesquels combat Mascarô. C est aussi un roman qui
-369-
porte les empreintes de La Rloja : la tournée du cirque passe par
Olta, Patqufa, San Bernardo, Salsacate, des villages recréés à partir
de la perspective du réel merveilleux.
En 1975, Contl commence à écrire les nouvelles de son dernier
recueil publié à titre posthume : Balada
del âlamo carolina.
Le 5 mal
1976, 11 est séquestré par un groupe armé et ne réapparaît jamais
malgré les démarches entreprises par des organismes internationaux et
des gouvernements étrangers. En octobre 1980, a l'occasion d'une
interview accordée à des journalistes espagnols le Président Videla
recconnaît que Contl est mort mais ne fournit aucun détail sur la date
de son décès. e ,*6>->
Dans Libro
de navlos
y borrascas,
le peintre Contardi a un fils
qui fait partie des disparus pendant la répression et qui s'appelle
Haroldo. Le nom de famille inventé par Moyano contient le nom Conti
mais la modification apportée place le verbe contar
au début du mot.
Nom pour raconter donc, et sans le dire directement, ce qui est arrivé
à Conti et lui rendre hommage.
Le passage où Rolando cherche Haroldo dans le bateau est un
assemblage des souvenirs de Moyano et des éléments appartenant à
quelques textes de l'auteur de Mascara
très
âlamo
hornallas
carolina"
fabricada
,
La "vieja
en Venado Tuerto",
Chacabuco - le
cocina
'Carelli'
de
"las hojas mes altas
del
village de Conti et de ses
narrations -, la phrase "y a lo mejor él andaba en la luz"'***
- qui
rappelle le titre d'une nouvelle de Conti : Mi madré
en la
luz , se mêlent au récit
andaba
dans un texte qui joue avec les lumières et
-370-
les ombres, où le panache du peuplier fait figure de phare au milieu
de la pampa et où 1* image du vol manqué et de la chute revient pour
fondre en un seul personnage Flaco et le fils, de Contardi. Le bateau
s'est transformé en une prison et Moyano utilise les expressions
de ci rugia
El
vuelo
et trat ami entes
del
tigre,
intensivos,
pour ne pas nommer comme
sala
dans
le lieu de la torture. La modification de nom
Haroldo, qui devient Faroldo à force d'être répété, fait partie des
souvenirs personnels de l'auteur. Dans l'article en hommage à Conti
publié en 1980, il écrivait :
Waroldo llega a La Rioja integrando una delegaciôn de
escritores que publicaban en el Centro Edltor de America
Latina : Alberto Vanasco, Bernardo Verbltsky, entre otros.
Andaban difundlendo literatura por el interior. Mes llbros
para mâs, dlce el eslogan. Haroldo se instala en mi casa y
todavîa no ha acabado de abrir las valijas cuando esté
preguntando adônde se pueden conseguir faroles
antiguos.
Empiezan a Uegar amigos con faroles viejos. Son todos
para Haroldo. Mi hijo que tiene algo asî como ocho affos, le
pregunta por que en vez de llamarse Haroldo no se llama
Faroldo.'" e*»
L' image du phare mise en rapport avec le peuplier carolin dans le
chapitre III établit aussi un lien avec les récits de Conti. Oreste,
protagoniste de Mascarô,
fait comme Rolando dans le roman de Moyano un
apprentissage au fil du voyage qui le mène d'Arenales, un petit port
au bord de la mer, aux villages du désert comme membre de la compagnie
du cirque Scarpa qui finira par se dissoudre après sa joyeuse tournée.
Au début du roman, lorsque Oreste arrive à Arenales pour commencer son
aventure, 1' image d* un phare est évoquée à plusieurs reprises et vers
la fin du roman, un autre phare, cette fois-ci de Palmarès, annonce la
-371-
fin du parcours en prenant une s i g n i f i c a t i o n nouvelle. Capturé par l e s
rurales,
ira
Oreste est t o r t u r é ,
rejoindre
rebelles
l'équipage
qui s'apprêtent
chaque séance de t o r t u r e ,
puis déclaré fou et mis en l i b e r t é .
du bateau
à livrer
El mafîana, constitué de
bataille
Il
trois
aux oppresseurs.
Entre
Oreste rêve de ce bateau, devenu pour l u i
l'image du futur, et du phare qui é c l a i r e sa route :
"Pero la vision mes ardiente, mes lumlnosa, en la cual
desembocan todos los otros suefios, es una playa inmensa de
doradas arenas con un borde de espumas que cuando el agua
rétrocède el viento la dispersa. (...) Las altas
vêlas
relumbran en el horizonte y Oreste se sofoca ante tanta
imponencia, blanca espesura sobre el Uano mar en firme
rumbo. Trepa corriendo a un mêdano antes de que aquel
énorme pâjaro se sumerja en los confines. Pero aunque
vuelva la cabeza a cada paso para no perderlo de vlsta
cuando llega a la punta ha desaparecldo. El faro comienza
a destellar."**1 >
Les
histoires
inventées
par
Rolando
et
ses
amis
dans
les
chapitres XII et XIV, répondent à une obsession de Contardi :
les
disparus ne sont pas complètement dans la mort, i l s sont p r i s au piège
entre l a vie et la mort, entre la présence et l'absence. Pour
puissent s o r t i r de l ' o b s c u r i t é et d i r e adieu,
qu'ils
i l est nécessaire de
mettre un phare à leur portée ; l a lumière du phare l e s aidera à
retrouver l e rythme de vivre et de mourir en même temps. Le premier
r é c i t - celui du chapitre XII - échoue dans 1'impuissance de 1'espoir.
Le chapitre XIV contient
deux h i s t o i r e s
emboîtées
dans
le
récit
principal : l a première ayant un dénouement conventionnel et heureux,
peut a t t e i n d r e l e but recherché : r é a l i s e r de façon imaginaire l e s
désirs de Contardi.
Dans l a seconde,
-372-
dictée par Rolando,
l e vieux
gardien du phare qui redouble l'Image de Contardl disparaît lors d1 un
affrontement entre des jeunes gens armés et leurs persécuteurs. Ce
deuxième récit insiste sur le cas des Argentins enlevés et tués sous
prétexte
d'avoir
eu
des
contacts,
même
involontaires,
avec
la
guérilla. Les pensées du vieillard traduisent la confusion de ceux qui
assistent à une guerre et en sont les victimes sans avoir fait le
choix des armes dans les conflits qui se déroulent autour d'eux. La
polémique de la gauche argentine des années soixante-dix sur les
stratégies de lutte contre le pouvoir - la lutte armée était le choix
d'une minorité - ressort de ce fragment du récit. Rolando semble
regarder avec beaucoup plus de sympathie le personnage du gardien que
les jeunes qui ont envahi le phare. Il sauve à la fin de son histoire
ce phare qui représente
le sens de
toute une vie
de
travail utile
- celle du gardien - consacrée à entretenir la lumière qui aidait les
pécheurs à s'orienter au milieu des orages. En récupérant ce qui était
l'expression de la responsabilité sociale du
disparu et en prenant le
relais on perpétue sa mémoire. Le phare concrétise ici un autre type
d'espoir établissant la différence entre deux moments de la vie du
pays. Il accompagnait l'aventure de El mafiana et donc de la rébellion
dans le roman de Conti. ; il s1 érige face à la mort pour sauver la
mémoire dans Libro
justement
de
navlos
la préoccupation
y
borrascas.
des personnages
dernier de Moyano : Très golpes
de Tîmbal.
-373-
Sauver la mémoire sera
du
roman
suivant,
le
4.3. Le roman de la deuxième étape de
l'exil
Ecrit dix ans après le départ d'Argentine, Très golpes
de
timbal
est à la fois l'aboutissement de la réflexion sur l'exil intérieur et
extérieur, la transfiguration de l'histoire de La Rioja en mythe et
une réponse aux questions sur 1'identité posées dans le roman que nous
venons d'analyser. Il est aussi la tentative de
créer avec des mots
une mémoire des migrations, idée qui hantait Rolando dans Libro
navîos
y borrascas,
de
une tentative impliquant la redéfinition du rôle
de 1* écrivain en exil. Mais ce dernier roman de Moyano n1est pas
seulement
débiteur du précédent
parenté avec El vuelo
del
tigre,
: on peut
signaler également
sa
non seulement à cause du milieu où
évoluent les personnages, semblable sur certains aspects à Hualacato,
mais parce que les procédés littéraires employés font rentrer le récit
dans la catégorie du réalisme magique prolongeant et développant ainsi
une recherche commencée dans le roman de 1976. Le gigantisme et
l'accumulation d'images, la cohabitation du réel et de l'imaginaire,
du naturel et du surnaturel, la prolifération de personnages et leurs
dédoublements
fréquents,
la
densité
du
réseau
métaphorique
et
symbolique et une prose qui cherche à envahir le domaine de la poésie
tout en essayant de récupérer la musique du parler régional, sont les
-374-
caractéristiques
fondamentales de ce dernier roman qui
sembleraient
signaler un nouveau tournant dans l ' é c r i t u r e de Moyano.
4. 3. 1. Le temps et l'espace dans l e roman
Pour se mettre à 1'abri de l a violence meurtrière,
un groupe
d'hommes et de femmes se sont cachés dans la c o r d i l l è r e des Andes et y
habitent
depuis longtemps dans un v i l l a g e appelé Minas Altaa.
Ils
viennent des plaines et leur v i l l e - Lumbreras - a é t é rasée à une
époque non-précisée :
"Siempre creyeron que pertenecian al vergel de abajo y que
alla volverîan cuando sus vidas no estuviesen amenazadas.
La gente naciendo y muriendo ha convertldo esto en un
lugar que podria ser deflnitivo ; pero no pueden verlo asi
por culpa de la esperanza que mantlenen. Vea, los côndores
en miles de generaclones han olvidado sus motivas para
habitar cuevas que no alcanzan a ser nidos. Los minaitefios
tambiên estamos en camino de olvidarlos."'**3
Traduire l a mémoire de Lumbreras dans un r é c i t qui permette à
tous de ne pas oublier
son sens avant
qu'un nouvel exil
ne
les
déracine de Minas Altas sera l a tâche imposée par Fabulo au narrateur.
Le nom de
travailler,
ce
narrateur
n'est
pas
révélé
mais
nous
le
verrons
aimer et suivre attentivement l ' h i s t o i r e racontée par l e s
marionnettes de Fâbulo qu' i l doit reproduire dans son texte. I l est l e
personnage c e n t r a l
du r é c i t
premier qui fonctionne comme l e
n a r r a t i f du roman.
-375-
cadre
Le sujet du r é c i t second raconté par l e narrateur sans nom est
l'aventure de Eme, l e Jeune chanteur né à Minas Altas d'une rescapée
du massacre de Lumbreras. C'est l u i qui se déplacera dans l'espace à
la recherche des origines oubliées, guidé par l a seule strophe connue
de l a chanson du coq blanc qui devra ê t r e complétée et mise à l ' a b r i
des oppresseurs. Situation Identique à c e l l e du narrateur qui, en se
déplaçant dans l e temps, doit é c r i r e l ' h i s t o i r e d'Eme et envoyer son
manuscrit loin de Minas Altas car l e s mêmes ennemis approchent une
nouvelle fols :
"Estâbamos ante la casa de Fabule cuando oîmos una
explosion y vimos la nube de polvo, muy lejana, hacla el
rumbo de las Salinas.
- Ahora estân mes cerca - dijo.
- Quiénes,
- Los aseslnos. Cuando llegue aqut el camino que vienen
abriendo con sus dinamitas,
borrarén Minas Altas como
3
hicieron con
Luabreras."** *
Les deux histoires avancent parallèlement et se rejoignent dans
le dernier chapitre - intitulé Très golpes
de timbal
- où toutes les
images doubles du roman vont être fusionnées et les deux temps, celui
du manuscrit et celui de l'histoire racontée par les marionnettes de
Fâbulo, convergent en un seul temps. Il n'y a aucun point de repère
pour situer avec précision le moment où les événements ont lieu ni
pour calculer la durée globale de l'aventure d'Eme. Dans la pièce
Jouée par le marionnettes
de Fâbulo la vie du chanteur est reprise
depuis la nuit de sa conception -
celle même au cours de laquelle
Lumbreras a été détruite - et Jusqu'à l'âge de son premier amour et du
voyage vers ses origines. Le récit est rythmé en revanche par des
-376-
phénomènes naturels - le passage d'une comète, la crue d'une rivière,
la floraison des tournesols - et par les départs et les arrivées des
personnages. Une seule référence permet de situer l'histoire au XXe
siècle
:
un
conquistadores,
des
personnages,
en
parlant
de
1* arrivée
des
mentionne le fait que cinq siècles se sont écoulés
depuis leur premier voyage. A l'absence d'indications précises sur le
temps
historique
s'ajoute
un
procédé
destiné
à
renforcer
l'indéfinition : le récit fait coexister des coutumes, des métiers et
des objets propres à des époques différentes, brouillant ainsi les
pistes de la temporalité extra-littéraire. Les avions arrivés de la
capitale transportant des fonctionnaires invités à l'inauguration de
l'éclairage public de
-
Santa
Gema
la
les courriers des Incas -, mot
caudillos
Vieja
côtoient
les
chasquls
encore utilisé à l'époque des
pour désigner les messagers qui se déplaçaient à cheval ;
les militaires sont les Oidores,
fonction qui renvoie à l'époque de la
colonie espagnole ; la société de Minas Altas est une société agropastorale qui pratique le troc mais qui connaît en revanche la radio ;
en fin, le narrateur monte au Mirador
de Nebrlja.
de los
vientos
avec la
Gramética
Cette coexistence de temps historiques différents fait que
les deux histoires se déroulent dans un temps autre, in illo
tempore,
comme les récits mythiques.
La situation géographique de Minas Altas est aussi ambiguë : le
village se trouve quelque part dans une vallée andine mais la latitude
et le pays ne sont pas précisés. Dans Capricho
la troisième
en una prenda
de Emebé,
des cinq parties dont le chapitre V est constitué, la
communauté essaie d'étudier l'itinéraire que devra suivre le muletier
-377-
à t r a v e r s l e s Andes pour rapporter l e piano dont i l s ont besoin pour
cacher l a chanson du coq blanc. I l s doivent suppléer l a carence de
cartes
par
indications
une
maquette
du muletier.
de
la
cordillère
Les matériaux
faite
utilisés
à
partir
sont
les
des
tissus
destinés au trousseau de mariage d'Emebé, la fiancée du chanteur :
"El mulero dijo perdôn tomando al azar una enagua de Emebé
que acababan de bordar y la extendiô sobre la mesa dândole
la forma aproximada de una S. Blfurcô el extremo superior
de la letra aprovechando los tirantes de la prenda (...)
Jotazeta bebiô la infusion y descubriendo el juguete vio
extenderse la enagua de su hija desde las
tiritas
bifurcadas del Caribe hasta las puntillas de la lejana
Patagonia. (...)Faltaria la parte norte de la cordillera, dijo
el mulero, pero no la conozco y la enagua no alcanza para
mes.
Effe mostrô a su padre los papelitos escritos. El mulero le
dijo que los colocase segùn sus conocimientos geogrâficos,
teniendo en cuenta que ese grano de arena correspondis a
Quito. Enfonces Temuco apareclô en Colombia, Piura dio unas
vueltas dudosas hasta quedarse en Chile, el Aconcagua se
afincô en Bolivie, y Efie no sabla todavia dônde poner el
papelito en el que estaba la palabra que mes le habfa
gustado : Curicô."****
Le procédé qui consiste à confier à une p e t i t e f i l l e l e soin de
d i s t r i b u e r l e s noms des v i l l e s et des accidents géographiques sur la
maquette est
l'équivalent
du brouillage
des p i s t e s
concernant
la
temporalité. Minas Altas devient a l o r s un v i l l a g e andin de l'Amérique
Latine
sans
aucune
référence
D ' a i l l e u r s l e narrateur a d i t ,
patria,
inexistente
a
la
nationalité
de ses
avant ce chapitre
: "...
en Minas Altas".
habitants.
la
palabra
<eS3
Si 1* espace géographique cherche à ne pas ê t r e précisé, i l y a
dans l e
récit
deux plans
spatiaux
-378-
bien d i s t i n c t s
et
porteurs
de
signification.
deux
plans
En effet,
spatiaux
les événements racontés se partagent
travaillés
depuis
le
premier
chapitre
montagne qui abrite Minas Altas, le mirador surplombant
refuge du
le
narrateur et lieu de l'écriture,
muletier
pour
aller
chercher
le
entre
: la
le village,
et les cols franchis par
piano
correspondent
au
plan
vertical des exilés sauvés du massacre qui a effacé Lumbreras de la
carte et de la mémoire. Le plan horizontal est celui de la violence
meurtrière
désertés
des
oppresseurs
survivant
dans
et
la
de
la
misère,
solitude
guettés
des
pars
petits
des
villages
Oidores
en
uniforme attentifs à l'air de la chanson interdite et qui pour la
détruire
torturent
Ondulatorio
; ce sont
les plaines qu'Eme devra
traverser pour retrouver la tombe de son père, découvrir son identité
et reconstruire les strophes qui racontent l'histoire des ancêtres des
habitants de Minas Altas. Le dernier écho de l'opposition ciel-enfer
des premiers récits de Moyano est ainsi reprise et réélaborée dans ce
roman.
Le
salut
et
le
ciel
de
ceux
qui
voulaient
échapper
à la
corruption sont devenus les hauteurs de la liberté et de la paix, une
liberté et une paix précaires il est vrai, mais opposées à l'enfer de
l'oppression qui s* est emparée des
plaines d* en bas, qui a écrasé,
"horizontalise" Lumbreras.
Les
différences
manifestées
dans
et
l'effort
la
tension
de monter
existant
et
de
entre
ces deux plans,
s'adapter
aux hauteurs,
apparaissent depuis les premiers paragraphes du roman :
"A mes de cînco mil métros de altura, las mulas andinas
trépan dejando seflales rojas en la nieve, hechas con las
ffotas de sangre que se les escapan de la nartz. Mulitas
tan llvianas y ligeras que parecen nubes ; pero dentro de
-379-
esa aparente liviandad, el corazôn les late tan fuerte que
los jlnetes pueden oir su gvlpeteo."(.„)
"Mâs arriba de este refugio, llamado Mirador de los
vientos, el clelo es permanentemente azul. Las nubes estân
slempre allé abajo. Las he visto tiritar
de frfo y
deshacerse en lluvias que no me alcanzan. Son algo asi
como la Intensidad que aquî tiene la altura, la que
desnuda las palabras y hace sangrar las mulas. Debajo de
ellas viven las aves de corto vuelo, que solo conocen su
reverso. En cambio para el condor, que las domina, y cuyo
vuelo permite la expansion de la cordillera, casi no
existen ; son como el polvo de su camino."<es3
La dimension symbolique du condor peut être appre'ciée lorsque
apparaît un personnage qui traversera comme une ombre l e récit.
s1 agit du chasseur de condors, un maraudeur prêt
secrets
de Minas Altas pour informer
à fouiner dans l e s
l e s assassins
d'en bas.
délation qui n1 avait été traitée ni dans El vuelo del tigre
Libro de navios
y borrascas
trouve i c i sa place.
Il
La
ni dans
Le lien entre l e
niveau horizontal et l e niveau vertical est double et l e changement
d'espace se fait dans des buts opposés : l e chasseur de condors et
Sietemesino - l e pouvoir et ses métamorphoses - passent du niveau
horizontal au niveau vertical pour dénoncer ou pour tuer. Eme fait le
chemin dans l e s deux sens pour savoir et partager.
Nous avions signalé que l e schéma de base des oeuvres de l ' e x i l
était la tripartition de l'espace et du temps : Ici -
pays d'accueil,
présent de l ' e x i l é -, là-bas - pays d'origine, passé de l ' e x i l é -
les
deux points entre lesquels se font l e s a l l e r s et l e s retours de la
narration, très souvent antagoniques et inconciliables, comparés sans
cesse,
aimé l'un aux dépens de l'autre.
Entre ces deux extrêmes se
place l e l i e u de l'imaginaire où le temps et l'espace objectifs cèdent
-380-
la place à la subjectivité de l'auteur. D'une part, ce no man's
land
ne peut pas se dégager de la situation réelle de l'exilé donc de la
confusion et de l'angoisse ou de l'équilibre retrouvé, variantes qui
dépendent
de
expérience
la
et
réélaboration
du
degré
que
chacun
d'éloignement
des
a
fait
de
circonstances
sa
propre
qui
ont
provoqué le départ. En outre, en tant que lieu de l'intimité du
créateur, c'est là que trouvent leur place des thèmes qui débordent
les préoccupations ou les obsessions propres à l'exil.
Llbro
de navlos
... jonglait sur ces deux points opposés en les
déplaçant selon la double perspective choisie, celle du récit premier
et celle du récit
second. Dans le troisième espace se trouvaient
d'une part, l'écriture et le regard posé sur l'évolution du texte et
sur la communication avec les destinataires du récit, et de l'autre,
toutes
les
réflexions
philosophiques
sur
la
vie
de
l'homme :
l'amour - thème de La bahia -, la vieillesse, l'imagination. Rolando
se sentait coupable - nous l'avons déjà signalé - de se laisser aller
à ce troisième espace où les circonstances de l'exil s'estompaient.
Dans Tires golpes
de titubai,
ici
c'est Minas Altas et son mirador,
deux refuges -l'un partagé, l'autre solitaire - placés
en haut de la
cordillère, à mi-chemin entre le vol libérateur auquel aspirent les
personnages. de Moyano, et les plaines de la violence, un là-bas
est aussi en bas,
qui
Le troisième espace du roman est à nouveau occupé
par un discours sur la violence, le pouvoir, le Temps, le désir et,
fondamentalement, sur le langage. Comme dans le roman précédent, le
discours philosophique est mis dans la bouche des "sages" du roman,
des personnages tels que Fâbulo - dépositaire de la mémoire collective
-381-
de Minas Alt as - et le muletier 1 qui est aussi astronome - ce qui
équivaut, dans le roman, à philosophe, sage, contemplatif -. L'état
d1esprit différent qui a présidé ce roman se manifeste dans la façon
d'aborder les mêmes sujets. La répression, la torture, la menace d'un
autre exil existent toujours mais elles ont leur contre-poids dans une
vision lumineuse de l'amour et non seulement de l'amour entre homme et
femme, mais de celui qui attache l'homme aux êtres vivants, à son
monde imparfait, aux objets qu'il crée de ses mains - le roman est un
véritable livre de fabrications diverses -, à sa langue maternelle et
à sa culture.
Il suffit de comparer La bahia
avec Giracéflras
pour mesurer la
distance existant entre l'ambiance des deux romans. Le petit bateau
amoureux de la baie perdait
son innocence dans la rencontre et
craignait le naufrage car "ningûn barco ha poseîdo
jamâs ma
salvo
remolcadores
que muera en ella
blanqueaban
sus
nfS7}
caracoles.
de navîos...
huesos
al
como el
pesquero
socaire
de la
o los
escollera,
bahia,
que
empedrada de
Connaître l'amour équivaut dans ce chapitre de
Libro
non seulement à perdre l'innocence mais aussi 6 avancer
vers la viellesse et toutes ses pertes sans avoir eu la certitude de
la
possession.
l'amour
attend
Giracéflras,
La baie-femme est douce mais dangereuse et derrière
le
naufrage-mort.
Aux antipodes
de
ce
texte,
est une exaltation de la possession et de la beauté du
corps féminin, un autre acte de création parmi tous ceux qui jalonnent
le
roman.
Le texte
est entièrement
travaillé
avec
des images
dynamiques, créées par les miroirs suspendus par le couple aux murs de
la chambre pour multiplier le reflet des tournesols de Minas Altas :
-382-
"Los caminos abiertos por los espejos, entrecruzândose,
iban formando un laberinto de chorros de luz con glrasoles
virtuales. No conseguîamos posarlos en la cama ; caîan a
sus pies, se cruzaban y confundîan, rebotaban en las
paredes y en el techo, y algunos, por defectuosa colocaciôn
de los espejos, recorrîan el camlno inversa y volvïan a la
flor original, como si est uviêsemos tirando girasoles por
la ventera."****
Les tournesols
sont
définis
par
Fâbulo comme des
horloges
g é n é r a t r i c e s de temps. En l e s multipliant, on multiplie l e temps ; l e
couple, placé au milieu d'une é t e r n i t é composée de tous l e s temps de
l'humanité tournant
autour de l u i ,
devient
l e centre du monde. Le
mythe fondateur raconté par l e roman a donc son couple originel :
"Echo su cuerpo sobre la cama aplastando
girasoles
virtuales,
se echô como un invento o pieza
viviente
destinada a retener en su fusion conmigo, un momento de la
mecanica céleste de los astronomes muleros. (...)
Antes de que cesara su movimlento giratorio, yo habia
atravesado el laberinto de lïneas cruzadas por donde
viajaban las flores y habia caido sobre el invento viviente
para robarle
a Fâbulo una pizea
de sus mundos
misterlosos. "f **3
La t o t a l i t é
des temps convoqués autour
du couple n1 est
pas
l ' é t e r n i t é silencieuse de l a mort mais c e l l e de l a somme des temps
vécus et à vivre par l e s hommes. Cette scène, appartenant au r é c i t
premier,
a son double
dans
Expulsion
de
cuerpos
célestes,
sous-
c h a p i t r e où se place un segment n a r r a t i f du r é c i t second. Eme d é t r u i t
de ses mains un objet
qui se cache sous l ' e s c a l i e r
et qui est
la
représentation de l ' é t e r n i t é de la mort. Movano place c e t t e scène tout
de s u i t e après l e moment où l e s t r o i s p e t i t s coups donnés par Emebé
sur l e mur qui l a sépare d'Eme, mènent à l a découverte de leur amour.
-383-
Ce trois coups - le roman leur doit d'ailleurs son titre - soulignent
l'instant
du réveil d'Eme devenu adulte et engagé dans une double
aventure : celle de l'amour d'une femme et celle de son appartenance à
une communauté dont la mémoire future dépend de son voyage de retour
aux origines.
L'annulation de la temporalité qui découle de la convocation de
tous les temps dans l'espace du mythe trouve au niveau linguistique
son équivalent : l'accumulation dans le récit des modes quasi-nominaux
-
infinitif,
gérondif
et
participe
- qui ne traduisent
pas la
dynamique du temps. Hoyano profite de l'aptitude de ces formes à se
nominaliser et substitue fréquemment le nom par l'infinitif précédé
par l'article. Dans El irse
partie
du chapitre
II,
del cantor
la profusion
busca su cuadrante,
huitième
de ces
souligne
infinitifs
l'approche du départ encore en projet : el irse,
salir,
el no tener que
L'interruption
el
quedarse,
el
despedirse.
du devenir entraînée par la spatialisation du
temps peut être considérée comme une nouvelle étape de la lutte contre
l'oubli et la mort qui transparaît dans l'oeuvre de Moyano depuis ses
premiers récits et qui avait trouvé dans la musique une arme de choix.
La langue et la musique sont d* ailleurs fusionnées dans ce dernier
roman et la prose rythmique de quelques passages fait "chanter" le
texte. L'absence de ponctuation entre des structures syntaxiques qui
devraient normalement être séparées, crée un rythme particulier qui
semble correspondre à une musique imaginaire ou peut-être à une forme
musicale existant dans l'espace extra-littéraire si nous tenons compte
de l'insertion des chansons populaires dont témoigne Libro
-384-
de navlos
y
borrascas.
la
A cela s ' a j o u t e l ' u t i l i s a t i o n d'assonnances qui renforcent
musicalité
l'appui
du r é c i t .
On pourrait
de notre remarque.
i n t é r i e u r d'I
donner
Nous allons
plusieurs
nous limiter
exemples
à
au monologue
qui devient en vertu de ce procédé l e chant d ' I .
Le
texte f a i t p a r t i e de Por las arrugas del mulero (chapitre IV) :
"Pobres mulitas hijas mias sin abrigo sin agua sin comida,
con un bulto tan negro y tan extrafio atravesando nubes ;
cuidado por favor no se me asuste cuidado que se inclina ;
arrimele unas piedras por debajo unas raices en el borde
que da a ese precipicio, no vaya a ser que con la nieve se
resbale la mullta ladera de la izquierda C..J!no aguanto el
frîo se me parten las manos ya no siento las riendas, el
refuglo esta cerca pero no puedo verlo habrâ un buen
fuego adentro y los arriéres estarân contando bistorias de
finados, a ver si pueden escucharnos compatteros nos esta
llevando el viento y las mulas no caminan por el frîo y el
hambre que vienen padeciendo."**0*
L'espagnol
parler
de Moyano tend vers l e s rythmes et
régional
tout
en évitant
l e s formes du
un régionalisme l l n q u l s t i q u e
trop
accentué qui aurait é t é étranger au projet global du roman. L'auteur
utilise,
par exemple,
viera en t ê t e de phrase à la place de si Uds.
hubieran podido ver ou
Uds deberian haber visto,
forme u t i l i s é e dans
l e p a r l e r de la campagne pour souligner 1* importance de quelque chose.
I l recrée parfois l'accent du parler montagnard par l a t r a n s c r i p t i o n
phonétique :
iuvia
au
lieu
de
lluvia.
Un autre
changement
est
intervenu dans l e s t y l e de Moyano : i l rennonce i c i au voseo argentin.
Pour l e singulier i l emploie la forme verbale de la deuxième personne
correspondant
au
tu mais sans
p l u r i e l i l u t i l i s e toujours
l'accompagner
ustedes,
-385-
du pronom ;
pour
le
4. 3. 2 Le peuple de l'exil ; mémoire, imagination et identité
L1alternance de la perte et la récupération de la mémoire est un
jeu constant dans le récit. Elle s'inscrit dans un procédé dont nous
avions signalé la fréquence
dans la littérature de l'exil : le
dédoublement des personnages. Tout le roman fonctionne comme un miroir
qui double, redouble et dédouble non seulement les personnages et
leurs actions mais les situations, les lieux, les objets, les sons. Le
procédé
est
utilisé
tout
au
long
du
roman
et
de ce
fait
les
dédoublements deviennent une constante structurelle au même titre que
les hiatus et les liaisons l'étaient dans Libro
Les
personnages
de Très golpes
de
de
timbal
navîos...
sont beaucoup plus
nombreux que ceux des autres romans de Moyano. Ils font partie soit du
récit principal dont le protagoniste est le narrateur, soit du récit
second dont le héros est Eme. Pour la plupart, ils appartiennent à la
communauté de Minas Altas mais au cours du voyage du chanteur, Moyano
ajoute d'autres personnages : le Oidor
des villages traversées par la bandita
de Santa Gema, les habitants
- le groupe musical qui suit le
chanteur dans son aventure et qui tue finalement Sietemesino avec la
chanson du coq blanc - à laquelle appartiennent Tuy et Azul.
A la fin du roman, et coïncidant avec le moment où le chanteur
retrouve ses origines, la fusion des doubles se produit : le narrateur
est le chanteur, Céfira est Emebé, I est Ene Vega, et ainsi de suite.
Eme, Emebé, I, De Ce et tous les personnages du récit second étaient
des
marionnettes
racontant
une
histoire.
La
fusion
avec
les
personnages du récit premier les incarne leur donnant une nouvelle
-386-
épaisseur
et
une identité définitive.
Ils passent
de la seconde
fiction - une fiction dans la fiction , soulignée du fait de son
appartenance au monde de la représentation théâtrale -
au premier
niveau fictivement plus proche de la réalité. D'autre part, le présent
du narrateur et le passé de l'histoire de Fâbulo, réunis au moment où
le manuscrit est terminé, débouchent sur un récit prédictif qui les
projette vers le futur, celui du manuscrit et celui de la chanson,
deux futurs étroitement liés car le manuscrit et la chanson assurent à
Minas Altas une vie au delà de la destruction qui la guette depuis le
commencement du récit. Dans le cycle destruction-reconstruction, mortrennaissance répété depuis le commencement
de l'histoire de Minas
Altas, se glisse le témoignage renfermé par la chanson et par le
manuscrit où la vérité des ainalteffos
ne sera pas faussée par la
version des voleurs de mots concrétisée dans le discours du pouvoir
mais restera intacte en attendant d'autres temps. Le manuscrit et son
double, la chanson du récit second, préservent la mémoire collective
pour briser le prochain cycle qui ne commencera alors ni par l'oubli
des raisons de l'exil ni par les doutes sur l'identité. Moyano prend
bien soin de différencier deux formes de transmission de la culture.
Dans le roman, l'écrit ne remplace pas la tradition orale : il est son
complément.
Les personnages du récit
second portent
des noms qui
correspondent aux noms des lettres. Ils constituent un alphabet vivant
dont le narrateur se sert pour transcrire l'histoire du chanteur dans
son manuscrit. Celui-ci partira en exil au delà de la mer d'où le
piano est arrivé. En revanche la version complète de la chanson que
les chasquls
des Oidores,
répètent de façon fragmentaire devenant ainsi les cibles
restera cachée dans Minas Altas
-387-
- qui se déplace
constamment au long de l a c o r d i l l è r e pour échapper à la destruction jusqu'au
jour
où e l l e
pourra
recommencer son voyage de bouche à
o r e i l l e . La chanson et l e peuple qui l ' a créée sont condamnés â l ' e x i l
i n t é r i e u r ; l e manuscrit renouvelle l'aventure de l ' e x i l extérieur.
Le crime de l ' a n c ê t r e ,
comme l e d é l i t
solitude,
présenté dans l e roman de Garcia Marquez
qui condamne l e lignage des Buendla à cent ans de
n'est
pas i c i
un crime des minalten'os.
Les origines du
peuple de l ' e x i l se trouvent dans la destruction de Lumbreras et c e t t e
destruction est l'oeuvre de Sietemesino et de ses hommes , venus pour
piller,
tuer
et
détruire.
C'est
d'ailleurs
par
cette
scène
que
commence la représentation des marionnettes de Fâbulo :
"El Sietemesino y los suyos, en mit ad de la matanza, habian
engordado : redondos, hinchados por los objetos
metidos
entre
sus ropas
como si los hubiesen
devorado,
entre
vellones
de almohadas destripadas.
Los que iban a morir
veîan acercarse
a ellos
unas bolas humanas
deformadas,
precedidas por un filo rapidîsimo.
Bajo la chaquetilla
del
Sietemesino,
pesé a las suavidades
de una almohada de
plumas, un reioj
despertador
rozaba contra un mortero de
bronce donde unos anillos
matrimoniales
tintineaban.
Hagan
callar a ese perro, gritô
antes de entrar en la casa de la
mujer todavîa hûmeda por dentro de los jugos de su marido
dsprendido, la que despuês fue a Minas Altas a parir
ese
nifio tan hermoso. " f s ' 3
Les
métamorphoses
procédé c a r a c t é r i s t i q u e
de
Sietemesino
-
Moyano f a i t
du conte populaire -
temps que la croissance d'Eme et reviennent
appel
se déroulent
à un
en même
périodiquement dans l e
r é c i t second. Sietemesino parcourt plusieurs degrés de l ' é c h e l l e des
espèces, depuis l ' i n s e c t e jusqu'aux formes l e s plus évoluées, avant de
redevenir homme et mourir tué par l a chanson du coq blanc qui raconte
-388-
l'histoire
de
son
crime.
Moyano
explore
à
travers
ce
personnage
multiforme la nature du pouvoir et en le replaçant parmi les espèces
animales
11
Introduit
une
violence de la nature et
réflexion
sur
les
la violence humaine,
différences
entre
la
réflexion qui trouve
légitimement sa place dans un récit où les rapports de l'homme à son
environnement
prennent
une Importance exceptionnelle. Le Sietemesino
devenu requin essaie d'imposer son discours, qui est le discours du
pouvoir,
raisons
aux autres membres de son espèce mais sa démesure et
qu' il
invoque
pour
affirmer
sa
puissance
1* éloignent
les
des
siens. Banni de la comunauté des requins qui tuent pour se nourrir,
Sietemesino n'a d'autre issue
que de se dévorer lui-même.
L'excès
entraine sa perte momentanée et il doit commencer un nouveau cycle de
métamorphoses :
"Tiburones, gritâ poseido por las muertes que contenta, mis
deslgnios son mes altos ; yo no me perderê en bûsquedas
inutiles
; pertenezco a la gloria;
voy a comerme a mi
mismo.
Girô furioso buscando los extremos de su cuerpo ; cuando
pudo darse la primera
dentellada,
la
énorme es fera
acuâtica que abarcaba en sus giros se convirtiô
en un
oscuro ovillo de sangre que êl iba devorando sin dejar de
darse dentelladas,
vacllando entre cortarse o engullir,
los
dos extremos de su placer terrible,
buscando el centro
deleitoso que le permitiera por fin corner su propia boca y
cerrarse para siempre en su poder y en su placer
(,..)<es>
La
communauté
de
Minas
Altas
est
en
revanche
un
exemple
de
l'équilibre de la vie en accord avec la nature. Avec les muletiersastronomes de son
village
imaginaire,
Moyano montre l'inutilité
de
toute réflexion qui ne serait pas appuyée sur la solidarité de tout ce
qui
est
et
qui ne replacerait
pas l'homme
-389-
parmi
les êtres de la
nature. Entre I et ses mulets existent des liens aussi forts que ceux
établis entre les membres de la communauté. Dans le roman, les animaux
ne sont
pas étrangers aux soucis des hommes, ils y participent,
partagent avec les membres de la communauté
annoncent même de par
la paix et la guerre et
leur exode l'avance des forces ennemies qui
détruiront Minas Altas. L'homme,
à son tour, peut percevoir leur
réalité comme une partie fondamentale de la totalité du réel et comme
un système de signes qui aide à déchiffrer les secrets de l'univers.
Le coq blanc, témoin du massacre de Lumbreras où le père d*Eme et son
frère ont été tués, chante l'histoire qui devra être retrouvée et
sauvée. Les mulets d'I rendent possible le transport de l'instrument
et risquent leur vie dans la traversée de la cordillère, surveillés et
protégés par le muletier. La langue devient le reflet de cet accord
entre l'homme et
descondorarse,
la nature. La création de néologismes tels que
enmontatlarse,
mareros,
terrales,
repète à l'intérieur
des mots ce que les personnages et les situations transmettent au fil
du récit : le nécessaire retour à un équilibre entre l'homme et ses
réalisations et le monde naturel auquel ils appartiennent.
L'équilibre entre les humains et les animaux est parallèle à
l'équilibre qui règne dans la communauté. Le timonier de Libro
navlos
de
... disait aux exilés plongés dans le désarroi de leur nouvelle
situation :
"Los antiguos pilotas que hacian la derrota a las Molucas
inventaban historiés
sobre las islas que tocaban, muchas
de ellas desconocidas. Quiero decir que tenian un espacio
para sus invenciones y deseos. Nosotros no lo tenemos.
Cuando hablo de encontrar esas maravillas, lo hago a partir
-390-
del desencanto. En
encontrarles una isla,
realidad
lo que me interesa
un espacio para que sucedan."**3*
es
Comme une réponse aux paroles du timonier, Moyano ouvre avec son
dernier roman un espace pour les merveilles. Cet espace est représenté
par Minas Altas, le village perché dans les Andes et sa société
utoplque
où
les
désirs
d'un
monde
plus
humain
prennent
forme.
L'organisation que Moyano donne à cette société - Hésiode, cité au
passage dans Libro
de
navlos
y
borrascas,
étranger à quelques-uns de ses aspects -
n' est pas tout à fait
apparaît comme le négatif de
la société que Moyano exècre. Pour la créer il fait appel à ses désirs
mais aussi au souvenir de La Rioja.
Les hommes se partagent selon leurs activités en trois catégories
nullement hiérarchisées : les enîazadores
une allusion aux gauchos
- par lesquels 1'auteur fait
spécialistes du lasso dans la société agro-
pastorale argentine, donc des LLanos de La Rioja -, les astronomesmuletiers, et les musiciens. Ils habitent à trois hauteurs différentes
selon les besoins de leurs tâches et en cela la société créée par
Moyano
rappelle
Théogonie.
le
modèle
Mais plus que des
triparti
du mythe
d'Hésiode
dans la
métiers, ces activités représentent des
formes d'approche de la réalité ou de contact avec les choses. Au fil
du
récit,
l'auteur
glisse
des
informations
qui
permettent
de
caractériser chaque groupe. Toute tentation de les assimiler à des
corporations de type médiéval est à écarter du moment que le passage
d'un métier à l'autre se fait selon l'âge et les circonstances et
qu' ils peuvent être cumulables. Le narrateur lui-même est chargé de
deux activités différentes : écrire l'histoire et mesurer la puissance
-391-
des vents.
Jotazeta,
personnage qui h é r i t e l ' h a b i l e t é
manier l e lasso et qui comme l e caudillo
de Chacho à
dans l e roman précédent est
présenté au moment où i l doit f a i r e face à la v i e i l l e s s e , passe d1 un
groupe à l ' a u t r e à cause de son âge :
"Cuando Emebé termina de crecer y era tan hermosa, de la
figura de Enlazador de Jotazeta quedaba muy poco, con esa
barba cavilante, esos ojos inquietos de hurgar en los
planetas, esos dedos mes aptos ya para hojear en los
infolios que para trenzar lazos, sln acabar de ser un
entero escrutador de cielos, a mitad de camlno entre la
rudeza prêctica del enlazador y la elegancia despreocupada
de un astrônomo.'"**3
Saisir,
récupérer,
contempler,
réfléchir,
communiquer avec
la
nature, créer dans l e t r a v a i l et dans l e s l o i s i r s , voilà l e s a c t i v i t é s
des habitants de Minas Altas où n ' e x i s t e ni l ' a r g e n t , ni l a notion de
profit,
ni l e s nationalismes, car l e mot p a t r i e est inconnu. Lieu de
1'imaginaire de Moyano l e v i l l a g e est aussi l i e u de 1' imagination sans
contraintes des minaltetlos.
Tout est créé et fabriqué & p a r t i r des
moyens p r i m i t i f s dont dispose la communauté. Une roue ou un moulin
aidés par l e vent et l a pluie deviennent l e projet d* un instrument
inconnu dont l e son est parvenu à Hinas Altas. Le sous-chapitre Volaba
el
condor,
sonaba' el
cascabel
exalte la puissance de l'imagination
populaire exprimée dans l e s e f f o r t s communs de reproduire à p a r t i r des
sons entendus^ l e piano que l e s minaltetlos
n'ont jamais vu. I l
n'est
pas étonnant que l e seul personnage qui n ' a i t pas de double dans l e
roman s o i t Fâbulo, astronome-muletier et montreur de marionnettes.
Il
t i r e l e s f i l s de ses marionnettes qui sont aussi l e s personnages de
l'histoire,
connaît tout ce qui s ' e s t passé et devient l e mandataire
-392-
du narrateur. L'origine de son nom se trouve dans la caractérisât ion
d'Aballay : "... contaba
fundamentos...
". Fâbulo
a su manera,
donc,
de
fabulando
fabuler
: créer
sin
alterar
los
des fictions qui
racontent une vérité changée dans ses aspects secondaires, déguisée en
fable
ou
mythe.
Il
représente
dans
le
récit
la
mémoire
et
l'imagination libre et créatrice de tous menacée par les armes :
"Es posible que cuando estas memorias hayan cruzado el
mar, Minas Altas ya no exista. Centenares de nombres
atravesarân en diagonal su rîo seco, pisotearân
sus
girasoles, se llevaràn los relicarios, romperân los espejos,
destrozaràn uno por uno los muffecos. Centenares de
Sietemesinos orientaran sus armas contra Fâbulo buscando
su corazon para borrar con él lo que nosotros fuimos.""***
L'alternance, entre
apparaît
depuis
le
la perte
premier
et
chapitre
la
récupération
du
roman.
de la mémoire
Moyano
a
réuni
au
travers de la situation de ses personnages tous les types de mémoire
exploités par les récits précédents : la mémoire personnelle et la
mémoire
collective,
la
mémoire
cherchée
et
retrouvée
survivre et celle qui est vécue comme une condamnation :
qui
aide
à
Sietemesino
a oublié le massacre de Lumbreras et de ce fait il devient innocent de
ses crimes d'où l'obligation de témoigner pour le punir et pour mettre
en garde
coûtera
Fâbulo
les générations
la
a
vie.
une
La
futures.
mémoire
mémoire
Savoir
équivaut
imparfaite,
pour
qui
il
lui
l'histoire
est
vraiment
à une
peut
lui
condamnation.
admettre
donc
plusieurs versions complétées par l'imagination comme il arrive dans
la
transmission
orale
des
événements
gardés
dans
la
mémoire
collective. Le chanteur n'a pas de mémoire familiale, il doit aller à
-393-
sa recherche pour avoir une I d e n t i t é : la récupération de la mémoire
s i g n i f i e la survie de sa communauté du moins dans l e souvenir.
En ce qui concerne l e narrateur,
avant
de monter au
refuge
l u i aussi a perdu l a mémoire
pour é c r i r e l ' h i s t o i r e .
Ce n ' e s t
que
dépouillé des souvenirs de sa vie personnelle q u ' i l pourra s ' o u v r i r a
la
mémoire du peuple de Minas Altas.
semblerait
viser
l'oeuvre
changement qui s ' e s t
de
D'une part
l'auteur
lui-même
cette
et
situation
justifier
le
produit à p a r t i r de l a deuxième étape et
qui
aboutit à ce dernier roman. D'autre part, récupérer la mémoire et la
conscience de sa propre i d e n t i t é s i g n i f i e une perte pour l e narrateur
car i l doit q u i t t e r l e Mirador de los
vientos
qui est l e refuge de
l'imaginaire. Le monde r é e l auquel appartient l ' a u t e u r l o r s q u ' i l sort
de l ' e s p a c e ouvert par l ' é c r i t u r e apparaît dans l e dernier chapitre
par l e b i a i s du r é c i t d* un cauchemar. De ce f a i t Moyano renoue avec la
technique de l'aveu que nous avons remarquée dès l e s premiers r é c i t s
et qui avait é t é r e p r i s e sous un autre ton
dans Cadenza :
"Bajaba por un sendero que no conducîa a ninguna parte,
con un manuscrito que nadie me habîa pedido, que no
correspondis a ninguna realidad : todo se debîa a un
encantamiento de palabras, a un Juego solitario que me
propuse mareado por la altura, donde mis bajadas a Minas
Altas eran pura invenciôn. (...) Yo era uno de esos
habitantes sometidos de las grandes ciudades, un preso que
sottaba con la libertad e inventa todo eso escribiendo
solitariamente, y ahora se encontraba con la tristeza de
poner punto final a sus historias y a sus suefios."****
Ce fragment
peut
être
rapproché dans une certaine mesure du
dernier chapitre de Libro de navlos y borrascas
-394-
par l a r é s i s t a n c e à
abandonner
l'écriture
devenue
le
support
de
la
vie
et
de
la
personnalité de 1'écrivain. Le texte nous ramène aussi aux paroles de
Moyano sur l'exil : Yo creo que el exilio
y sin
esperanza.
es, un poco, vivir
sin temor
L'espace de l'écriture facilite un retour imaginaire
aux lieux où les rêves et les espoirs - avec leur revers : les
craintes - étaient une expérience commune et partagée. Sortir du monde
imaginaire signifie assumer la solitude de l'étranger installé dans
une grande
ville - et
nous
savons déjà ce
qu'une grande ville
représente pour Moyano - où ses rêves de liberté et de justice n'ont
pas de place car ils se projettent vers le là-bas des exilés.
Mais si le prix à payer est lourd, l'exil peut apporter un
regard
plus
ouvert
sur
le
problème
de
l'identité,
problème qui
continue à préoccuper les écrivans argentins. Nous le verrons par
rapport au régionalisme dans le cas particulier de Moyano. En outre,
il ne faut pas oublier que ces deux derniers romans sont les seuls à
avoir
des narrateurs qui
doublent
dans la fiction
le métier de
l'auteur et que de ce fait Moyano intègre à ses récits une définition
du rôle de l'écrivain en exil. Rôle modeste - semble dire l'auteur de celui qui ne peut changer la réalité avec ses oeuvres mais qui peut
en revanche continuer à faire entendre les voix de ceux qui ont été
oubliés ou réduits au silence, et imaginer un futur différent.
-395-
4.4. De la région au
Libro
Dans
de
continent
navios
y
borrascas,
la
réunion
des trois
nationalités sur le bateau qui conduit les personnages vers l'exil et
l'histoire de Federico et de sa guitare préfiguraient les aspects
fondamentaux du sens émergeant des multiples plans significatifs de
Très golpes
de timbal.
Au travers de Federico, personnage évoqué par
Rolando dans les chapitres III et XV, Moyano brosse le tableau de La
Rioja mettant en relief son appartenance à la tradition culturelle du
Nord-Ouest argentin où quelques mots, traditions et comportements visà-vis de la nature et de la valeur des choses perpétuent le souvenir
du passé indien.
Boceto
para
un
vidalero
contient
un résumé de
l'histoire de La Rioja depuis les temps de son appartenance à l'Empire
Inca jusqu'à la actualité où la région est devenue el
del
imperio
portetioCG'7'i.
extremo
norte
L'impéralisme anglais, la répression exercée
par le pouvoir central à plusieurs reprises et la pauvreté ont décimé
le peuple des vidaleros,
réduit aujourd'hui - dit Rolando - à quelques
cent
habitants
cinquante
mille
acculés
par
la
misère
et
épidémies :
"Los vidaleros tlenen la mlrada mansa, no se sabe si por la
pobreza o por la memoria de extermtnios y saqueos. Usan
-396-
les
todavïa palabras de una lengua que se muere de a poco en
sus ûltiœos sonidos. Llaman ulpisha a la paloma, tumiftico
al colibri, suri al avestruz, tushi al sexo de las hembras.
Su pais no tiene hidrografîa, pero cuando llueve en los
cerros el mapa se les satura de lîneas azules y slnuosas,
par los miles de rios espasmôdicos que solo duran unas
horas y se llevan a veces animales y personas. Para un
vidalero lo mes difîcil es llegar vivo a los cinco aftos,
periodo que mâs bien pertenece a los insectos, las sequias,
la falta de lèche. Pasado todo eso, los ojos se le amansan
y ya esté en condiciones de cantar una vidala."**7'*
Dans ce tableau de La Rioja Moyano a remplacé l e nom riojanos
vidaleros.
Les mots bagualero et vidalero
par
désignent dans la culture
populaire du Nord-Ouest ceux qui se sont s p é c i a l i s é s dans l e genre
musical de l a vidala
- l e plus répandu d ' a i l l e u r s à La Rioja -,
un
genre qui de par sa profondeur et sa portée philosophique implique une
c e r t a i n e a t t i t u d e du chanteur. Avec l e mot vidalero
r é a l i t é s différentes
: d'une part,
l ' a u t e u r vise deux
l e s accents graves de l a
traduisent la t r i s t e s s e du présent de sa région
vidala
; d ' a u t r e part,
il
récupère une a t t i t u d e v i t a l e basée sur un rapport à la nature et un
sentiment
communautaire
qui
représentent
l'héritage
des
cultures
indiennes. Ces aspects de l a c u l t u r e du Nord-Ouest seront r e f l é t é s et
réélaborés dans l e v i l l a g e imaginaire de
Federico, l e vidalero,
guitare.
Il
a
vu
pousser
Très golpes
de timbal.
a passé vingt années de sa vie à f a i r e une
l'arbre
et
attendu
le
moment
de
la
coïncidence del tiempo y del deseo. Une fois que l e bois est prêt et
avant même de devenir guitare,
Federico l e f a i t
p a r t i c i p e r à toutes
l e s fêtes et réunions de la communauté et l e met en contact avec l e s
ê t r e s de l a nature. Le bois accepte a l o r s son destin d'instrument de
musique car i l p a r t i c i p e de la s o l i d a r i t é de deux mondes : celui de la
-397-
nature et celui de l a culture. Abattre l ' a r b r e suppose une violence
qui
est
compensée
par
la
noblesse
de l a
Federico réserve au bois. 5a tâche terminé,
nouvelle
existence
que
i l peut a l o r s l u i - a u s s i
mourir après avoir confié la g u i t a r e au couple d'amis dont l'enfant à
n a î t r e ne sera conçu que pour en jouer :
"Anduvo unas semanas vagando por el pueblo,
saludando
g-ente, mirando las nubes y los cerros, curvas de caminos,
limas creclentes,
pledras
del rio seco, oyendo cantar en
las slestas
a las ulpishas
o palomas del monte,
mientras
esperaba un moment o propicio
para lustrarla,
que llegô con
el
lnvlerno.
El dia mes frîo de agosto Fede saliô de su cuarto,
cruzâ
la calle bajo el vient o y se présenta en la casa de sus
veclnos con la guitarra
acabada. (...) Me parece que me
queda poco hilo en el carretel,
asî que se las dejo para
que busquen alguien
que la toque. Mientras
tanto,
por
03
favor, cuîdenla mucho. Y el Fede se
muriô."'*
Ce court r é c i t est l e support d'une conception de l'homme et de
l ' a r t qui prend racine dans l e s comportements d'une s o c i é t é vivant en
marge de l ' i d é e du profit. La g u i t a r e est exceptionnelle car e l l e est
l e r e f l e t d'une vie qui a é t é étrangère à la course à l'argent et au
pouvoir
propre
fabrication
d'un
à
la
objet
société
sont
de
plus
consommation.
importantes
La
création,
la
que sa possession
Federico meurt une fois qu' i l a terminé l a guitare.
Un enfant
rien que pour en jouer et prend sa place dans l e rapport
:
naît
nature-
culture h é r i t é de Federico où l ' o b j e t est porteur de sens et s ' i n t è g r e
aux cérémonies par l e s q u e l l e s la communauté s'exprime. Ce passage, en
soulignant
l'équilibre
entre l ' o b j e t
produit
dans l e cadre
d'une
c u l t u r e populaire riche de t r a d i t i o n s et l a vie des s u j e t s de c e t t e
culture,
devient
l'antécédent
direct
-398-
des rapports é t a b l i s par
les
habitants de Minas Altas avec les objets et avec la musique. Jotazeta,
enlazador
vieil
recyclé
en astronome,
regrette
la perte de son
habileté et tombe dans le scepticisme. Pour lui redonner le goût de
vivre,
le Grand Harpiste décide de jeter le piano si cher à la
communauté dans les eaux de la rivière. Devant l'éventualité de perdre
un objet qui a autant de sens pour tous les siens, Jotazeta reprend
son lasso et récupère l'instrument.
La récupération est double
Jotazeta a surmonté ses craintes en réagissant pour le bien des autres
et a récupéré la conscience de son utilité au sein de la communauté.
En risquant de perdre le piano, la communauté a été récompensée par la
récupération de l'un de ses membres.
Dans le paradis imaginaire de Très golpes
de timbal,
projeté vers
le futur et toujours hanté par la violence du passé et du présent,
transparaissent les traits de la région des vidaleros,
donc de La
Rioja. Si Minas Altas est 1'équivalent de cette région, et qu*il faut
un voyage dans le temps et dans l'espace pour retrouver l'identité de
ses habitants, quel est le résultat de ce voyage en ce qui concerne La
Rioja ?
Arrivé à l'ancien emplacement
de Lumbreras, Eme retrouve les
ruines souterraines de la ville ; en se guidant sur les strophes de la
chanson et les objets renfermés.dans le coffre qui lui a légué sa mère
il peut arriver jusqu' à la tombe de son père. Moyano la décrit comme
une tumba de tiro
(sépulture indienne où le mort est enterré avec ses
objets personnels) :
"Eme vio tiritar en el centro de la bôveda enfoscada las
partîculas de polvo levantadas or sus pies al apoyarse,
-399-
tiritar en el chorro de la luz que entraba desde arriba
dejando el interior de la tumba en una sombra rojlza(...)Los
objetos de barro cocido, suavlzados par los afîos,
desprendîan una frescura que anulô de antemano toda
crispaciûn. El cuerpo y el ânimo se atemperaban con los
objetos y él mismo se sentia pasado, vaslja de barro o
ïdolo de lluvla, formas que parecîan soledad pero no io
eran, ocupaban su lugar, la contenîan en su orden y
quietud, en un sllenclo mezclado a la belleza."**93
Dans la même page,
l e s vêtements que Moyano place à côté des
objets en t e r r e c u l t e I n c i t e n t
a penser que l e mort est un blanc,
mais e n t e r r é selon des r i t e s Indiens. L'hypothèse peut aussi s'appuyer
sur l ' a s p e c t du visage de la mère qu*Eme choisit au hasard
parmi l e s
nombreuses photos de mariage - toutes semblables - gardées par un
ancien photographe de Lumbreras. Sans l e d é c r i r e directement, Moyano
suggère l e visage d'une Indienne :
"La novia madré, abarcando toda la pared, era como esos
templos que los pobladores precolomblnos dejaron en
memorla de los dioses de la lluvia. La facbada, un gran
rostro donde la boca era la puerta que daba acceso a un
cuarto vacîo, al exilio de una raza, a un sllenclo de
SiglOS."*™3
L'hétérogénéité des éléments utilisés pour créer l'espace et le
temps
du
changement
récit
trouve
ici
une
cohérence
intervenu dans l'utilisation
qui
explique
même
le
du pronom de la deuxième
personne du singulier. En faisant apparaître les origines raciales des
parents d'Eme,
Moyano laisse entendre
que les minalteRos
découvrent
leurs origines dans la violence première du métissage au moment de la
- déjà dans El vuelo del tigre
colonisation.
la
chingada
!
- renouvelée
Ifabu criait
: hijos
de
depuis par la domination des élites
-400-
blanches surgies au XIXe siècle. Le cenzontle,
l'oiseau aux quatre
cent voix qui accompagne le groupe musical d* Eme dans son chemin vers
les origines est une allusion aux civilisations précolombiennes du
Mexique et de l'Amérique Centrale. Les chasquls
renvoient à leur tour
au souvenir de l'Empire Inca. C'est donc le passé indien de La Rioja,
ainsi que ses liens historiques avec les autres pays de l'Amérique
Latine, qui est ici rappelé.
Minas Altas,
reproduit
La Rioja, cachée sous les traits de
l'histoire
d'autres villes et villages du
continent habités par les exilés de la misère et de l'oppression, tout
comme le narrateur reproduit dans son manuscrit
l'histoire de Fâbulo,
les personnages, celle des marionnettes et ainsi de suite.
Dans
ce
contexte
régionales ont subi
quelques
traits
plus
vaste,
l'histoire
et
la
géographie
un processus d'abstraction qui n'a laissé que
en
filigrane
:
le
muletier
I
fait
allusion
à
l'interdiction de faire du commerce avec le pays qui se trouve de
l'autre côté de la cordillère parce que tous les produits doivent
passer par un port
répétés ;
lointain.
Ondulatorio
vient
; le mot
de
la
llanos
région
des
et
llanistos
Salinas
sont
Grandes.
Parallèlement, dans le but d'insister sur les traits communs à la
plupart des régions du continent, Moyano renonce au voseo.
Le métissage culturel apparaît symbolisé par les instruments de
musique.
Les
musiciens
charango,
la caja,
la
de
Minas
Altas
connaissent
seulement
le
quena mais ils aiment le son du piano ; c'est
pourquoi la communauté s'efforce d'en obtenir un afin qu'un jour sa
sonorité puissante
fasse entendre la chanson du coq blanc.
-401-
L'évolution
de la langue espagnole dans l e Nouveau Monde est
aussi évoquée par une a l l é g o r i e . Au moment de p a r t i r du Mirador de los
vientos
l e narrateur imagine une l e t t r e adressée à Nebrija et tout de
s u i t e après,
pour désigner l e s objets qu' i l l a i s s e d e r r i è r e l u i ,
u t i l i s e des américanismes i s s u s des langues indiennes
il
:
"Dilecto sefior mio, le dije en mis adentros : sus palabras
slguen titilando en el candil que me alumbra en este borde
de la cordillère. A su luz quiero decirle que en cuanto
disponga de un répido mulero capaz de llegar con sus
alforjas al roquedal de su convento, le devolverê algunas
palabras
que
entre
hilachas
y
lâgrlmas
andan
deshaciêndose. Iras cinco siglos de andadura necesitan
descansar para poder seguir fijando la historia de este
pueblo y salvarlo del olvido, seguras de que a su arrimo
cuidadoso recuperarân el aura de su allant o, assï para su
memoria, como para hablar con los absentes y los que estân
por venir."
"VI que me sobraban unas palabras que me traspasô Fêbulo,
traîdas de sus viajes, que nunca pude usar porque ninguna
de las historiés les fue proplcia. Resolvi no llevarlas
conmigo, regalérselas a los objetos que abandonaba. A la
bôveda le dî mes por su sonido que por su significado la
palabra guatambû. (...) A la mesa le régalé un par de
ayuyes y la élégante peterlbi para que la usase como
sinônimo. * 7 '"
Lorsque l ' a v e n t u r e d'Eme s'achève et
manuscrit sont complétés, Fâbulo dit :
que l a chanson et
"Ahora, por fin,
le
tenemos una
patria. " < « - \ Si nous replaçons la phrase dans l e contexte de l'oeuvre
de
Moyano
elle
se
présente
comme l'aboutissement
commencée par Ismaél à l a fin de Una luz muy lejana,
de
l'aventure
Moyano donne une
fin symbolique à la quête d ' i d e n t i t é de son personnage. La première
étape, l e désert de la barbarie, é t a i t un l i e u vide, à peine aperçu à
t r a v e r s l'image floue du père de Jacinto,
-402-
promesse
de l ' e x i s t e n c e
possible d'autres valeurs. Ce lieu sera précisé progressivement dans
les oeuvres suivantes
et l'héritage du passé indien sera surtout
évoqué à partir de El
vuelo
del
tigre.
L'identité aperçue devient
identité régionale affirmée et revendiquée comme une manière de faire
face au déracinement
dans la première étape de l'exil,
l'expérience de la souffrance partagée par
Cône Sud ouvre dans Libro
de navlos...
bien que
les trois nationalités du
un nouvel espace pour la
conscience de l'identité latino-américaine.
Dans cette deuxième étape, l'élargissement
permet à Moyano de trouver
de la perspective
aux habitants de La Rioja une identité
moins conflictuelle. En effaçant les frontières qui séparent la région
des autres pays de l'Amérique
Latine, l'auteur
brise
auquel a été condamnée la culture régionale et résout
l'isolement
le problème de
l'exil intérieur. De même, en rappelant les racines indiennes du NordOuest,
le roman rappelle aux Argentins
continent majoritairement métis.
-403-
leur appartenance à un
Not
es
(1)
J. B. ALBERDI, Obras Complétas,
Tomo II, Buenos Aires : La
Tribuna Naclonal,
1886-1887,
p. 345. Cit.
par J. M, MAYER,
Alberdi y su tiempo, Buenos Aires : Eudeba, 1963, p. 389.
(2)
J. MARMOL, Los cantos
1964, p. 140.
(3>
Ibid.,
p. 80
(4)
Ibid.,
p. 82
<5>
Ibid.,
p. 163
(6)
D. VINAS, Literatura
argentina
y realidad
Aires : Ediciones siglo XXI, 1971, p. 172.
<7>
J. CORTAZAR,
"Pour
une
idée
différente
de
l'exil",
Magazine Littéraire (151-152) septembre 1979, p. 59.
(8>
M.G0L0B0FF, "Paroles d'exil",
juillet-août 1985, p. 44.
(9)
J. J. SAER, "Paroles d'exil", Magazine Littéraire (221)
del
peregrino,
Buenos Aires : Eudeba,
Magazine
polîtica,
Buenos
Littéraire
(221)
(10)
C. FERNANDEZ M0REN0, "De l'immigration à la des-immigrâtion",
Les Temps Modernes (420-421) Juillet-août 1981, p. 25.
(11)
C. FERNANDEZ M0REN0 , "Les illusions de l'amoureux", Les
Temps Modernes (420-421) Juillet-août 1981, p. 7.
(12)
H. CONSTANTINI, "Tango", Casa de las Americas (Afio XXIII 135) noviembre-diciembre 1982, p. 87.
(13)
C.ULANOVSKY, Seamos felices
mientras
estamos
Aires : Ediciones de la pluma, 1983, p. 69.
(14)
Ibid.,
p.
44.
-404-
aquï,
Buenos
(15)
Ibid.,
p.
46.
(16)
El llbro
de navïos
1984, p. 18.
(17)
Ibid.,
(18)
Ibid.
p. 36.
Ibid.
p. 14.
(20)
Ibid.
p. 18.
(22)
(23)
Ibid.
Ibid.
Ibid.
p. 74.
p. 313.
p. 12.
(24)
Ibid.
p. 17.
(25)
Ibid.
p. 141.
(26)
Ibid.
p. 11.
(27)
Ibid.
(28)
(29)
(30)
Ibid.
Ibid.
Ibid.
borrascas,
p. 176.
(19)
(21)
y
p. 100.
p.
30.
p. 9.
p. 279.
(31)
Ibid.
p. 207.
(32)
Ibid.
p. 193.
-405-
Gijôn
:
Editorial
Noega,
(33)
Ibid.t
(34)
Ibid. , p. 207.
(35)
Ibid.,
(36)
J. M. ROSA, Historia
Argentlna,
1970, Tomo IV, p. 53.
(37)
R.FEDERICO, "Cielo nublado por la muerte
Todo es Historia (10) febrero 1968, p. 20
(38)
T. de IRIARTE, Memorias del
General Iriarte.
Textos
fundamentales.
Buenos Aires : Fabrll Edltora, 1962, p. 31.
(39)
H. S. FERNS, Gran Bretatia y Argentlna en el slglo
Aires : Solar/Hachette, 1966, p. 200.
(40)
J. M. ROSA, op. cit., p. 471.
(41)
Libro de navïos
(42)
Ibid.,
(43)
J. C0RTAZAR, Argentlna
: atlas de alambradas
Barcelone : Muchnik Editores, 1984, p. 30.
(44)
Libro de navïos...,
(45)
Ibid.,
p. 249.
(46)
Ibid.,
p. 192.
(47)
E. R0MAN0, Haroldo Contl : Mascaro,
Crltica Hachette, 1986, p. 9.
(48)
Garcia Marquez a fournit des détails sur les circonstances
de la mort de Contl dans la préface à la traduction
française de Mascaro. (.Mascaro, le chasseur des Amériques,
-406-
p. 142.
p. 13
...,
Buenos aires : Ed. Oriente,
de Dorrego",
XIX, Buenos
p. 115.
p. 124.
culturales,
p. 270.
Buenos Aires : Blblioteca •
Paris : Albin Michel, 1982. Trad. d'Annie Morvan). Selon
lui, qui tient ses informations de sources extraofficielles : "le père Castellani, alors âgé de quatrevingts ans et qui avait été le professeur d'Haroldo, demanda
à Videla l'autorisation de voir son ancien élève. Quoique
l'information ne fût jamais publiée, le père Castellani put
voir Haroldo à la prison de Villa Devoto le 8 juillet 1976.
L'état de prostration dans lequel il le trouva était tel que
toute conversation fut impossible. "
(49)
Libro de navlos..., p. 85.
(50)
"Haroldo andaba en la luz", Casa de las Amérlcas (XXI-121)
julio-agosto 1960, p. 52.
(51 >
Mascaro,
290.
(52)
Très golpes de tiabal,
(53)
Ibîd.,
p. 17.
(54)
Ibid.,
p. 122.
(55)
Ibid.,
p. 67.
(56)
Ibid.,
p. 11.
(57)
Libro de navlos y borrascas,
(58)
Très golpes de timbal,
(59)
Ibid.,
p. 235.
(60)
Ibid.,
p. 126.
(61)
Ibid.,
p. 22.
(62)
Ibid.,
p. 184.
el cazador
americano,
La Habana : Casa, 1975, p.
Madrid s Alf aguara, 1989, p. 20.
p. 134.
p. 234.
-407-
(63)
Libro de navlos...,
(64)
Très golpes de timbal, p. 44.
<65)
Ibtd.,
p. 267.
(66)
Ibtd.,
p. 241.
(67)
Llbro de navlos y borrascas,
(68)
Ibid.,
(69)
Très golpes de timbal, p. 223.
(70)
Ibid.,
p. 218.
(71)
Ibid.,
p. 238.
(72)
Ibid.,
p. 243.
p. 145
p. 296.
p. 78.
-40B-
CONCLUSIONS
Le 20 mal 1988, l e Journal El paîs p u b l i a i t un a r t i c l e de Daniel
Moyano i n t i t u l é Un "sudaca" en la corte.
Si T r i c l i n i o avait été i n v i t é
à une réception o f f i c i e l l e par l e Roi d'Espagne, Moyano aurait décrit
son embarras et ses malheurs dans l e s mêmes termes qu' i l a employés
pour p a r l e r
de lui-même.
Car l e "sudaca"
invité
à la
Cour
pour
a s s i s t e r à la remise du prix Cervantes à l ' é c r i v a i n mexicain Carlos
Fuentes é t a i t bel et bien notre auteur :
"Alrededor
de 400 escritores
espaffoles,
marginados como
cas! todos los del mundo en estos tiempos, se agolpaban en
la plaza de la Armerîa, especie de antesala del palaclo. Yo
sentîa que mi figura
exterior
era casi perfecta
: todo en
su punto. Hasta los zapatos, que pesé a ser nuevos no
chirriaban.
El ûnico problème era uno de los
calcetines,
que se me corrîa
hacia la punta del zapato, y esto me
hacia perder cierto equilibrio
necesario."
Après avoir
surmonté à grand peine l'embarras,
les
problèmes
vestimentaires et l e moment d i f f i c i l e de la rencontre avec l e Roi, l e
sudaca essaie de s'échapper subrepticement de l a s a l l e de réception.
Pour terminer
cette
chronique humoristique
rapportant
sa
première
v i s i t e à l a Cour, Moyano a imaginé une rencontre f o r t u i t e entre l u i même et Cervantes :
-409-
'En el primer pasillo aprovecho unas estât iras de reyes de
otros
tiempos para ocultarme detrâs
y subirme
los
calcetines, Justo cuando en el mes lejano corredor que
parece conducir a las caballerizas veo a don Miguel medio
escondido, que con la ropa de su siglo es un disfrazado
sin carnaval. Le pregunto por que no entra. Me dice :
-Hombre, porque no tengo traje oscuro."
Tel ce Cervantes Imaginaire, sans la tenue de circonstance qui
lui aurait
permis de participer à la réception du Roi, Moyano a
produit la plus grande partie de son oeuvre éloigné de la grande fête
officielle de la culture argentine. Et c'est cette quête solitaire
dont
les critiques et lui-même ont si peu parlé qui transparaît dans
ses récits et retrace une aventure fascinante : celle d'un auteur
accédant
à
la
fois
à
la
conscience
de
son
métier
et
des
responsabilités qu'il comporte et a celle de son identité latinoaméricaine. Hoyano a entrepris, comme Eme et son double dans le roman
- le narrateur de Minas Altas -, un long voyage dans l'espace et dans
le temps pour retrouver ce Vaterland qui n'est autre que la
Grande,
Patria
une Amérique Latine si hétérogène et variée qu' elle peut
embrasser
toutes
les patrias
chicas,
les libérer
des frontières
politiques et les replacer dans leurs régions culturelles.
L'évolution qui commence à partir de Una luz muy lejana
peut être
perçue dans les contenus et dans les formes. Le voyage de la ville au
désert a supposé d'abord l'insertion d'un conte populaire dans la
structure du roman. Percevoir le désert c'est aller vers un monde où
tradition et histoire se juxtaposent, où la mémoire collective assure
la permanence d" un autre temps que le temps historique de la société
urbaine. L'alternance de l'histoire d'Ismaël avec les fragments du
-410-
conte populaire inséré dans le texte, reproduisent
ce conflit à
l'intérieur même du roman.
La
deuxième
étape,
où
s'inscrit
El
vuelo
del
tigre,
est
caractérisée par l'apparition du réel merveilleux dans la dernière
partie de ce roman. La contiguïté du réel et de l'irréel est légitimée
par la présence de la chatte et par la filiation du personnage qui
devient
le protagoniste des derniers chapitres. Les croyances des
ancêtres et les dieux de la brousse évoqués dans le discours d'Aballay
renvoient à une conception de l'univers qui écarte les explications
rationalistes et relève des mythes anciens. Les circonstances de
l'apparition
du
réel
merveilleux
dans
un
récit
écrit
après
l'emprisonnement et l'exil de Moyano et visant à affirmer un espoir de
libération, devraient - nous semble-t-il - être prises en compte dans
une analyse que ce travail ne s'est pas proposée : celle de la
présence progressive dans l'oeuvre de Moyano des éléments appartenant
à ce courant de la littérature latino-américaine
si peu exploité par
la littérature argentine, beaucoup plus portée sur le fantastique ou
le réalisme critique.
Dans la troisième étape, aux mythes rappelés se substitue le
mythe créé pour ouvrir l'espace de l'utopie. Le futur possible naît au
moment même où Eme retrouve Lumbreras. Retrouver la ville détruite,
c'est rendre possible la construction de la ville du futur. Dans les
plaines rasées par
la civilisation
et devenues le désert
de la
barbarie, la ville d'une civilisation plus humaine sera bâtie sur les
fondements de l'identité retrouvée. C'est pourquoi il nous semble que
le roman n'est pas seulement l'étape finale de la quête de l'identité
-411-
civillzaciôn-barbarie
mais une dernière réflexion sur l'opposition
maintes fols évoquée par Moyano dans ses récits et source possible de
futures recherches.
Minas Altas est la première ville mythique de la littérature
argentine, une littérature qui a été un grand miroir où Buenos Aires
s'est vue mille fois reflétée : la Buenos Aires des rêves fous de
Roberto Arlt, la Buenos Aires souterraine de Sâbato avec ses aveugles
malfaisants,
la
ville
d'Adan
Buenosayres
dûppelganger,
la ville des guapos
et
d'Oliveira
et
son
de Borges, des demeures décadentes
de Beatriz Guido et de petites couturières de Carriego. Selon Carlos
Fuentes, aucune autre ville n'a crié aussi fort : fVerbalîzame
! Si ce
cri a vraiment existé, il faut admettre que les écrivains argentins
l'ont bien entendu. Buenos Aires a été explorée, fondée et portée par
les mots. Avec son dernier roman, Moyano fait sortir du néant et de
l'oubli la ville de Ramlrez de Velasco, les llanos de Peftaloza et de
Facundo. "Las cosas
entrait
en lo real
buscando las
palabras",
dit
Moyano-Aballay et la magie des mots fonde une Minas Altas qui est à La
Rioja ce que Macondo est à Aracataca. La démarche de notre auteur
renouvelle le dépassement du régionalisme réussi par Scorza, Rulfo et
Garcia Marquez, ce qui constitue dans le cadre de la littérature
argentine un événement inattendu car le milieu urbain et les formes
choisies pour le recréer - réalisme social,
fantastique - n'avaient
réalisme critique et
presque pas laissé de place à l'expression du
régionalisme. La littérature ne fait que reproduire en Argentine le
schéma centralisateur imposé par le port et peu d'auteurs se sont
insurgés aussi violemment que Moyano contre cet état de choses. La
-412-
discussion sur l'oeuvre de Moyano et sur la nature de ses liens avec
le régionallBine, liens
déterminés par l'Insertion tardive de notre
auteur
régional
dans le milieu
alors qu' il connaissait
déjà les
auteurs contemporains argentins et étrangers, peut s'avérer très utile
dans le cadre plus vaste de la discussion à peine entamée sur la
littérature régionale.
Les changements intervenus dans le style sont particulièrement
frappants lorsque l'on compare Très golpes
lejana.
Ce
qui
était
dans
le
roman
de timbal à Ihm luz muy
d'apprentissage
une
timide
incursion dans le domaine de la tradition orale devient une ressource
exploitée tout au long de la narration dans un roman qui veut être
entendu et non seulement lu. Le style du narrateur se confond avec
celui de ses personnages pour rappeler que l'auteur n'est pas un être
d'exception,
qu'il fait partie du monde de ses créatures et qu'elles
parlent un espagnol qui n' est pas celui du Rio de la Plata. Le seul
roman de Moyano où le parler de Buenos Aires a été partiellement
utilisé est Libro
de navlos
y
borrascas.
Des personages tels que
Sandra, Bidoglio, Ruibal, parlent comme les habitants de la région du
Littoral sans toutefois faire appel au
lunfardo.
Le travail sur le style dans le but de rapprocher la langue de la
musique peut être signalé comme un trait distinctif de l'oeuvre de
Moyano qui ne se retrouve chez aucun autre narrateur argentin. Dans
L'imaginaire,
Sartre
dit
à
propos
de
la
Septième
Symphonie
de
Beethoven qu'elle est en dehors du temps et, pour sa part, LéviStrauss signale dans Le cru et le cuit
une caractéristique
commune au
mythe et à la musique : le pouvoir d'immobiliser le temps, de le
-413-
supprimer. Narrateur aux prises avec le temps, jonglant sans cesse sur
la mémoire perdue et retrouvée, Moyano conjugue dans Très golpes
timbal
de
deux formes d'annulation du temps pour rendre possible la
vision d'un futur meilleur. Et en cela le roman représente aussi
l'aboutissement d'une recherche commencée avec El oscuro
et incite à
l'analyse de la place occupée par la musique dans les récits de
Moyano.
L'évolution qui mène des premières nouvelles à Très golpes
de
Timbal est beaucoup plus qu'une aventure littéraire. Le premier Moyano
obsédé par les phantasmes de son propre passé cède la place à un
Moyano solidaire des laissés-pour-compte de la société. Une morale de
la responsabilité, de la justice et de la liberté, qui se dresse
contre la violence institutionnalisée et contre les inégalités s'est
substituée à la morale individuelle axée sur la recherche d'une pureté
inaccessible, perdue dans les lointains territoires de l'enfance.
Les personnages que nous avons rencontrés, éternels apprentis du
métier de vivre, apparaissent comme un reflet de leur créateur lorsque
l'on retrace l'itinéraire de l'oeuvre. Deux éléments semblent avoir
été les moteurs des changements intervenus dans les récits de Moyano :
la découverte de la dure réalité de La Rioja et les événements vécus
par le pays entre 1966 et 1976. Dans El
oscuro
apparaît le premier
personnage dont le handicap physique symbolise l'impuissance des plus
faibles face aux moyens mis en oeuvre par le pouvoir. Don Blas, muet
et cloué sur son lit est le premier d'une série de personnages - le
dernier étant Contardi dans Libro
de navlos
y borrascas
-
à travers
lesquels l'auteur montre qu'il est possible de lutter pour la dignité
-414-
humaine
et
contre
l'humiliation
Imposée
par
les
plus
forts,
même
lorsque un handicap majeur nous rend plus vulnérables. Les musiciens
arthritiques
de
Villa
Violln,
Aballay
dans
son
fauteuil
roulant,
Contardi, incapable de se tenir debout, compensent l'immobilité et la
fragilité de leurs corps imparfaits par un dynamisme moral qui devient
exemplaire. Si Moyano a transmis un message d' espoir aux victimes des
dictatures il l'a fait surtout par le biais de ces personnages.
Il
n' y a
parmi
les
protagonistes
des
récits de Moyano
aucun
gagnant, aucun homme qui de par sa place dans la société puisse avoir
une certaine importance ou se différencier de la moyenne. Victor dans
El ascuro
n'est pas une exception à la règle : Moyano l'introduit dans
le récit au moment où il a perdu son poste et son prestige. Dans la
presque totalité de l'oeuvre il n'y a que des hommes simples obligés
de se
battre
contre la
démesure
du
pouvoir - que ce soit celui
d'un père tout puissant, d'une ville anonyme se voulant le paradigme
de
la
civilisation
demandent
ou
d'un
Etat
pas trop : simplement
militaire
-.
Ces
personnages
ne
qu'on entende leurs petites voix et
qu' on leur permette de mener leur vie simple de provinciaux dans la
liberté, la dignité et la paix ;
deviennent
les injustices dénoncées par Moyano
beaucoup plus frappantes du fait
du comportement
de ses
personnages et de la taille de leurs ambitions. S' ils sont parfois des
héros c' est seulement
l'agression
humbles,
fait
et
la
parce qu'ils ont su résister car ils ignorent
violence.
Cette
sympathie
de
les vaincus et les humiliés se apparaît
appel
à
l'histoire.
Pefialoza qui revient
Des
trois
caudillos
Moyano
pour
les
évidente lorsqu'il
de
La
Rioja,
c'est
le plus souvent dans les récits. Moyano semble
-415-
\d caudillo
Illettré et modeste, toujours Inquiet du sort de ses hommes
et en conséquence aimé des llanistos,
Varela,
dont
les
à Facundo Qulroga et Felipe
personnalités
appellent
plus
facilement
le
romanesque.
Les deux derniers romans de Moyano liés entre eux par la quête de
l'Identité et par l'incidence de l'exil sur l'écriture sont pourtant
très
différents.
Nous
avons
Llbro
1'intertextualité dans
fréquentes
interventions
commentaires
sur
déjà
signalé
de navîos
du narrateur
l'histoire
et
sur
y
que
la
borrascas
ponctuant
présence
de
ainsi que les
le récit
les personnages,
de ses
étaient
des
ressources que l'auteur n'avait jamais exploitées auparavant. Le type
de personnage est aussi une nouveauté. Pour la première fois il s'agit
de musiciens, de peintres ou de professionnels
abordant des sujets
de conversation étrangers aux soucis des personnages des romans et des
nouvelles précédents.
Très golpes
de timbal
prend un chemin divergent aussi bien dans
la forme que dans le sujet et s'aventure dans l'espace du mythe.
Moyano créé des personnages à certains aspects semblables à ceux de
El vuelo
del
tigre
mais ayant été soumis à un processus d'abstraction
qui les transforme en archétypes. Les deux récits se présentent donc
comme deux possibilités presque opposées de continuation de l'oeuvre.
En
outre,
1'insertion
de Moyano
dans la
société espagnole peut
entraîner des changements significatifs dans son écriture et faire
apparaître des sujets et des formes nouvelles qui n'ont pas été
annoncés par l'oeuvre précédente. La Rioja métamorphosée en Minas
Altas pourrait devenir l'équivalent de la Santa Maria d'Onetti, une
-416-
ville mi-réelle, mi-imaginaire, créée par l'écrivain pour
faire vivre ces pequefias
Très golpes
de timbal
cosas
de terrôn
continuer à
qui ont donné naissance à
; elle pourrait aussi être remplacée par le lieu
réel de l'exil dans lequel un sudaca
commence une nouvelle étape de
son apprentissage. Triclinio, dans la cour du Roi d'Espagne, pourrait
nous réserver quelques surprises...
Nous avons choisi pour
l'analyse
de l'oeuvre
de Moyano une
perspective liée au cadre historique et culturel de l'Argentine. Mais
l'oeuvre
de
Moyano
dépasse
largement
un
tel
cadre.
L'écrivain
portugais Miguel Torga donne une définition de l'universel qui nous
semble parfaitement adaptée à la démarche de Moyano : "L'universel,
c'est le local moins les murs. M < 1 »
Les histoires et les personnages
de Moyano ne restent pas enfermés dans les murs des circonstances
historiques et géographiques qui ont marqué la vie de l'auteur et
l'oeuvre admet et suscite même une pluralité de lectures qui est la
preuve de sa richesse.
(1) L'universel,
c'est
le
local
moins les
Blake and Co. et Barnabooth Edit., 1986.
-417-
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