Emit -í-tl MU mimihmlù f, J. . A Les idées et les opinions exprimées dans ce livret sont celles des auteurs et ne reflètent pas nécessairement les vues de l ' U N E S C O . Les appellations employées dans cette publication et la présentation des données qui y figurent n'impliquent de la part de l ' U N E S C O aucune prise de position quant au statut juridique des pays, territoires, villes ou zones ou de leurs autorités, ni quant à leurs frontières ou limites. Publié en 2 0 0 6 par : Organisation des Nations Unies pour l'éducation, la science et la culture Secteur des sciences sociales et humaines 7 , place de Fontenoy, 7 5 3 5 0 Paris 0 7 S P Sous la direction de Moufida Goucha, chef de la Section Sécurité humaine, démocratie, philosophie Assistée de M i k a Shino, Feriel Ait-Ouyahia, Kristina Balalovska, Valérie Skaf. © UNESCO Imprimé en France Sommaire Existe-t-il u n e philosophie latino-américaine ? 5 Patrice Vermeren Les avatars de la philosophie de la mexicanité au X X e siècle : de l'usage d u « populaire » dans l'essai mexicain contemporain 17 Laura Brondino Actualité de la pensée de Michel Foucault pour les latino-américains 39 Jorge Dâvila La philosophie en Amérique latine : de l'imitation à la pensée créatrice Monica 71 Jaramillo-Mahut Existe-t-il une pensée latino-américaine ? La dimension pratique de la philosophie 93 Arturo Andrés Roig Géométrie et amitié. Borges lecteur de Spinoza Diego Tatián 103 Existe-t-il u n e philosophie latino-américaine ? Patrice Vermeren La question ainsi posée peut sembler paradoxale : aller contre la doxa. Car si une philosophie existe, elle aurait forcément rapport avec l'universalité. Et pourtant l'on ne cesse, depuis plus d ' u n siècle, de se référer à la philosophie latino-américaine n o n pas tant sur le m o d e d u constat de son existence, mais sur celui d ' u n appel à sa réalisation. En témoigne par exemple la communication de Francisco García Calderón au Congrès mondial de philosophie de Heidelberg en 1908 1 . Traçant le tableau des grands courants de la philosophie en Amérique d u Sud, il soutient que jusqu'ici les Latino-américains n'ont 1. Francisco García Calderón : « Les grands courants philosophiques dans l'Amérique Latine », Revue de métaphysique et de morale, 1908, pp. 674-681. J'ai c o m m e n t é il y a 13 ans cette conférence dans : « Les philosophes latino-américains n'ont-ils faits qu'imiter la pensée européenne ? », dans Amériques latines : tme altérité, sous la direction de Christian Descamps, Centre Georges Pompidou, Paris, 1993. 5 fait qu'imiter la philosophie européenne, passant par trois phases qui pourraient être décrites c o m m e suit : 1) celle de la scolastique importée de l'Espagne, avec quelques siècles de retard, sinon les rares audaces d u Mercurio Peruano citant Descartes et évoquant Vives ; 2) celle des idées de liberté et de contrat social, plutôt d'origine française, mêlant pêle-mêle les références aux Idéologues disciples de Condillac et l'éclectisme hérité de Cousin et de Jouffroy curieusement rapproché de Pierre Leroux, pourtant explicitement opposé à la philosophie officielle de la Monarchie de Juillet ; 3) l'âge d u positivisme, dominé par les figures d'Auguste C o m t e et de Spencer et déterminé par les valeurs de la science. Mais aussi Francisco García Calderón nous dit que l'heure d u retour de l'idéalisme est arrivée, et que l'avenir de la métaphysique et de son renouveau est ancré dans le nouveau m o n d e , pour les raisons m ê m e s qui avaient fait obstacle à la constitution et au développement d'une philosophie qui lui soit propre : u n e absence d'individualisme religieux, de vie intérieure, de réflexion active ; une race retardataire et ignorante, qui empêche la majorité de la population de s'élever aux cimes de la pensée ; une éducation peu développée ; une vie politique parfois instable ; une religiosité inquisitoriale qui nuit au libre examen ; des nécessités de vie et de croissance qui font primer la richesse sur la philosophie. 6 Pour autant ces conditions d'impossibilité d'une pensée philosophique originale seraient dans le présent de l'année 1908 en position de se retourner en faveur de l'Amérique d u S u d et d'autoriser sur la terre latinoaméricaine l'éclosion de la nouveauté philosophique là où la vieille Europe se retrouverait aux prises avec — et enclose dans — ses propres préjugés. E n conséquence, la philosophie en Amérique Latine n'a fait jusqu'ici qu'imiter la philosophie européenne, mais elle est prête à prendre son relais pour mettre en œuvre le renouveau de l'idéalisme métaphysique dont le m o n d e a besoin. U n e autre version de ce paradigme pourrait être trouvée chez José Ingenieros, cette fois non plus sur le sol d u spiritualisme, mais sur celui d u néo-darwinisme positiviste qui prend pour paradigme la biologie2. La thèse séminale de Ingenieros est que le p h é n o m è n e de la simulation que l'on peut observer dans la nature et qui 2 . José Ingenieros : « Las direcciones filosóficas de la cultura argentina », Revista de la Universidad de Buenos Aires, t. XXVIT, 1914 ; v Emile Boutroux y lafilosofíafrancesa », Revista de Filosofía, Buenos Aires, m a i 1 9 2 2 ; Susana Villavicencio et Patrice Vermeren : « L ' h o m m e médiocre. L e psychiatre positiviste, la simulation de la folie et la constitution de la citoyenneté par la science et l'éducation en Argentine au début d u vingtième siècle », en français dans Le Télémaque, numéro 11-12, m a i 1997, en espagnol dans Cuyo. Anuario de Filosofía Argentina y Americana, M e n d o z a , t. 15, 1998. 7 régule la lutte pour la vie est aussi pertinent pour la régulation d u milieu social. Celui qui avait fait sa thèse de doctorat de médecine sur la simulation de lafoliec o m m e m o y e n d'adaptation aux conditions de la lutte pour la vie dans le milieu social civilisé en vient alors à développer une théorie d u génie devenue célèbre avec son ouvrage L'homme médiocre, et une analyse de la philosophie de l'avenir et des perspectives relatives à l'avenir de la philosophie qui lient indissociablement la philosophie, l'Amérique Latine et la nation argentine. Lui aussi nous décrit u n parcours téléologique de la philosophie en Amérique Latine, mais il le donne c o m m e reposant sur un parallélisme politico-philosophique. O n aurait alors un chemin qui nous amènerait à la crise actuelle de la philosophie : 1) la philosophie de la domination coloniale bien représentée par Suárez et ses résurgences, depuis la fondation de l'Université de Córdoba par les Jésuites jusqu'à sa reprise par les Franciscains ; 2) l'encyclopédisme et les Lumières qui vont de paire avec la révolution argentine et l'émancipation politique de l'Amérique d u Sud, et c'est là que l'ont voit se rejoindre les lectures d u Traité des sensations de Condillac, d u Contrat social de Rousseau et des Maximes économiques de Quesnay ; 3) o n aurait ensuite une restauration philosophique scolastique qui correspond historiquem e n t au régime de Rosas et à la réaction politique 8 conservatrice, contre lesquels se battent, à l'aide de la naturalisation argentine des idées de l'éclectisme et des utopistes français, Echeverría, Alberdi et Gorriti ; 4) enfin adviendrait aujourd'hui, depuis la fin d u dixneuvième siècle, une influence d u positivisme qui va croissante avec la constitution de la nation argentine et préfigure la philosophie scientifique dont le temps a besoin. C e qui m'intéresse dans ce fil qui va d u paradigme biologique à la nationalité philosophique, c'est ce que Ingenieros désigne d u n o m d'Argentin ite', c'est-à-dire ce sens nouveau que la race naissante dans cette partie d u m o n d e peut imprimer à l'expérience et aux idéaux humains. Pour définir la nationalité argentine (pensée c o m m e l'épure de la latino-américanité), Ingenieros (cofondateur d u parti socialiste argentin et qui se rallie à la fin de sa vie à la révolution soviétique de 1917) la d o n n e c o m m e produit de causes distinctes de celles qui ont déterminé la formation des nations orientales et européennes : u n autre milieu, un autre amalgame initial, la nature, les éléments ethniques refondus en une nouvelle race, les origines de sa culture, l'évolution de ses idéaux régulateurs qui convergeraient pour caractériser une mentalité nationale qui diffère des modèles connus. D a n s les Directives philosophiques de la culture argentine, parues en 1914, Ingenieros donne donc l'Argentine c o m m e le plus solide noyau culturel de l'Amérique 9 Latine, et marque une relation étroite entre philosophie et nationalité, articulant le processus naturel de l'évolution politique et la reformulation de la métaphysique. Existe-t-il une philosophie proprement latino- américaine ? O u proprement argentine ? N o n , jusqu'ici on n'a fait qu'imiter les Européens, mais cette philosophie s'annonce, elle est à venir. Q u e ce soit sur u n sol spiritualiste o u dans une perspective positiviste et scientiste, la philosophie latino-américaine est donc donnée au début d u vingtième siècle c o m m e une promesse. U n e autre manière de questionner la question serait de porter attention aux formulations les plus récentes de cette revendication. Et là encore, lorsque par exemple Leopoldo Zea, à partir d ' u n hegelianisme marxisant influencé par une pensée de la circonstance inspirée de Ortega y Gasset, pose c o m m e diagnostic qu'avec la seconde guerre mondiale, la civilisation européenne a sombré dans le racisme, le capitalisme et le totalitarisme et failli à ses idéaux universalistes. Il annonce d u m ê m e geste au titre de pronostic que l'Amérique Latine peut enfin s'émanciper de la tutelle européenne et produire la philosophie nouvelle dont le m o n d e a besoin3. Et disant 3. Leopoldo Zea : L'Amérique Latine face à l'histoire, éditions Archives/Lierre et Coudrier, Paris 1991 ; A m o l d o M o r a Rodríguez : Lafilosofíalatinoamericana, Euned, San José de Costa Rica, 2006. 10 cela, il ajoute que cette philosophie est à construire, et cite Andrés Bello énonçant déjà, cent ans auparavant, qu'il faut n o n pas simplement et servilement imiter les formes de la métaphysique occidentale, mais s'en approprier l'esprit pour accéder à la production d'oeuvres originales4. L'Amérique Latine, devenue orpheline de l'Occident, doit inventer u n logos hispano-américain si elle veut retrouver o u réinventer l'universel que l'Europe a trahi. La question de la langue dans laquelle s'écriraient ces œuvres est incontournable — Arturo Andrés Roig l'a traitée centralement à l'aide d u personnage shakespearien de Caliban5 —, mais je voudrais ne l'évoquer qu'en tant qu'elle est l'un des éléments de l'opération de transformation de la question de l'imitation c o m m e porteuse de la promesse d'une philosophie latino-américaine à venir, en une interrogation sur son existence. Existe-t-il une philosophie de notre Amérique ? : au titre de l'œuvre célèbre d'Augusto Salazar B o n d y publié en 1969 6 répond c o m m e en écho celui donné par Horacio González au 4. Andrés Bello : Autonomía cultural de América* Santiago de Chile, 1848, op.cit., p.26. 5- Arturo Andrés Roig : « Acotaciones para una simbólica latinoamericana », dans La latinidad y su sentido en América Latina, U N A M , Mexico 1986, pp. 233-247.' 6. Augusto Salazar Bondy, ¿ Existe unafilosofíade nuestra América ?, Siglo Veintiuno, 1968. 11 second n u m é r o de la nouvelle série de La Biblioteca : « L a philosophie argentine existe-t-elle ? »7. Autrement dit : de l'existence de fait de la philosophie en Argentine, peut-on déduire l'existence d'une philosophie argentine ? O u si l'on veut : à quel titre peut-on parler d'une tradition philosophique argentine - o u latino-américaine - et quelles seraient son origine réelle o u mythique (en Argentine, o n renvoie le plus souvent à Alberdi), son orthodoxie c o m m e rejet de ce qui n'est pas elle, et son présent (ou son futur) ? V u e sous cet angle, la question pourrait être renvoyée à celle de la nationalité philosophique, et relever des réponses habituellement données à celle-ci8 : s'il n'y a pas plus de philosophie argentine (ou chilienne, o u latinoaméricaine. ..) que de philosophie française o u européenne, mais de la philosophie en Argentine c o m m e en France, la question : « existe-t-il une philosophie latino-américaine ? » serait invalidée, pour faire place à cette autre : « Qu'estce que faire de la philosophie en Amérique Latine 7. Horacio Gonzalez : « Acerca de la existencia de la filosofía argentina », La Biblioteca, Biblioteca Nacional de la República Argentina, n. 2-3, hiver 2005, p. 4 . 8. Pierre Macherey : « Faire de la philosophie en France aujourd'hui », dans L'enseignement de la philosophie a la croisée des chemins, C N D P , Paris, 1994. 12 aujourd'hui ? ». U n e question qui, si l'on suit Pierre Macherey, proche en ceci de l'héritage d'Althusser, se déclinerait ainsi : 1) qu'est-ce que faire de la philosophie, et quelle est la place de celle-ci c o m m e une pratique parmi d'autres de la pensée en Amérique Latine ; 2) quel est le rapport de la philosophie avec son lieu de production (l'Argentine, l'Amérique Latine), c'est-à-dire, si l'on se tient à l'écart de toute causalité raciale o u qui référerait à l'esprit d ' u n peuple substantiel, avec la forme historique de culture de laquelle elle participe en tant que celle-ci est liée à u n Etat-Nation, à u n régime déterminé, ou à une configuration à venir de la politique latinoaméricaine ; 3) « aujourd'hui » renverrait à l'hypothèse de déterminer des m o m e n t s de la philosophie, articulés à l'évolution des conditions matérielles qui comman- deraient son devenir et ses transformations, et alors, si l'on suit toujours Pierre Macherey, l'universel dans la philosophie latino-américaine serait ainsi son aptitude à se transformer, dans sa forme c o m m e dans son contenu. Mais aussi bien ce déplacement de la question de l'existence de la philosophie latino-américaine (ou argentine) en cette formulation nouvelle : « qu'est-ce que faire de la philosophie en Amérique Latine (en Argentine) aujourd'hui ? », ne résoudrait en rien celle de l'anticipation de ce qui se projetterait dans l'avenir c o m m e modalités n o u velles d u philosopher en Amérique Latine. Plutôt que de 13 procéder à cette opération, devrions-nous peut-être lire les philosophes qui se revendiquent c o m m e tels dans l'Amérique Latine. Par exemple au Chili lire Patricio Marchant, qui questionnerait la philosophie c o m m e une langue singulière, langue dans une langue, dans le sillage de Derrida et d u Monolinguisme de l'autre1, lire José Jara lisant Nietzsche et l'éclairant d ' u n jour nouveau à partir de sa philosophie de l'exil, lire H u m b e r t o Giannini, dont Paul Ricceur a souligné le caractère profondément original et troublant des modes de conceptualisation auxquels il procède dans La « réflexion » quotidienne. O n pourrait alors rendre compte philosophiquement — pour déplacer une interrogation de Jacques Derrida reprise par M a r c Crépon — de la manière dont la philosophie en Amérique Latine peut se définir, dans u n jeu complexe d'identification et de dés-identification à u n peuple, à une langue, à u n destin national o u régional, c o m m e n t donc les philosophes de l'Amérique Latine posent la question de l'avenir et de la promesse, d u sujet, de l'objet et d u destinataire de cette promesse, c o m m e n t ils interrogent cette figure d u « nous » latino-américain et les termes dans lesquels ils décrivent l'avenir après ce qui est 9. Voir Cecilia Sanchez : Une discipline de la distance, L'Harmattan, Paris, 1997, et Escenas del cuerpo escindido, Arcis/Cuarto Propio, Santiago de Chile 2005. 14 le plus souvent décrit o u d o n n é c o m m e la catastrophe, le malheur o u la détresse : u n avenir qui se d o n n e toujours en termes de renaissance, de salut, de pardon et de rémission10. La question ne serait plus alors : « existe-t-il une philosophie latino-américaine ? », elle ne serait plus n o n plus : « qu'est-ce que faire de la philosophie en Amérique Latine aujourd'hui ? ». Elle deviendrait celle d u c h a m p agonistique o ù se déploie u n discours qui se revendique c o m m e proprem e n t philosophique, qui s'approprie et se réapproprie les concepts et les œuvres de la philosophie dans u n e tradition perpétuellement reconstruite et refondatrice d ' u n présent qui n'épuiserait jamais la philosophie elle-même, toujours en excès sur ses formes d'actualisation, prise dans u n jeu infini de traduction et d'(in)traduisibilité dont l'hospitalité serait le principe et le cosmopolitisme l'inspiration, c o m m e dans les contributions ici publiées, celle d u philosophe vénézuélien Jorge Dávila par exemple, o u dans les œuvres d u philosophe chilien H u m b e r t o Giannini" et de quelques autres philosophes latino-américains. 10. Voir Marc Crépon : Langues sans demeure, Galilée, Paris 2005, et sa présentation d u numéro « Philosophies nationales ? Controverses franco-allemandes >• de la Revue de métaphysique et de morale, septembre 2001. 11. Humberto Giannini : La « reflexión » cotidiana, Hacia una arqueología de la experiencia, préface de Paul Ricœur, 2L éd., Editorial Universitaria, Santiago de Chile, 2004. 15 Les avatars de la philosophie de la mexicanité au X X e siècle : de l'usage d u « populaire » dans l'essai mexicain contemporain Laura Brondino C e qu'on a appelé la « philosophie de la mexicanité » a c o m m e n c é à se développer dans les années trente et a pris son essor dans les années cinquante au Mexique. À la fois cas emblématique de la recherche identitaire m e n é e par les philosophes latino-américains au vingtième siècle et fille de la révolution spécifiquement mexicaine de 1910-20, cette « philosophie de la mexicanité » est née sous le sceau d'une inquiétude politique forte. E n réaction au positivisme d u XIXe siècle et au nationalisme révolutionnaire des années vingt qui proclamait une identité pleine et consensuelle d u Mexique métis triomphant dans la révolution toujours en acte et définitive, les philosophes de la mexicanité dénoncèrent le ratage de l'intégration nationale en u n espace public c o m m u n que la Révolution était censée inaugurer, et voulurent démasquer u n 17 consensus artificiel autour de la Révolution Nationale pour découvrir quelle identité réelle d u peuple mexicain ce consensus voilait. Voulant renverser cette plénitude, ils s'interrogent sur le « vide » d u caractère mexicain, vide qu'ils font remonter jusqu'à la colonisation d ' u n peuple violé, voire au-delà (le d é n o m m é malinchismo). E n apparence paradoxalement, cette réouverture de la question identitaire finit par rêver d ' u n nouveau consensus : en cautionnant l'existence de la structure identitaire ellem ê m e — l'existence d ' u n caractère mexicain ontologiq u e m e n t fixé — ellefinitpar renverser ce « vide » en plénitude, en une sorte de substitut de l'identité pleine et de l'appartenance, sur u n modèle national-identitaire occidental, bien que renversé. Par là, c'est à l'effacement de la possibilité m ê m e de s'interroger sur le politique qu'a procédé la « philosophie de la mexicanité ». C'est aux tentatives de déconstruction et aux avatars de ce discours identitaire que nous voudrions nous consacrer à travers la présentation d'une figure emblématique de ces tentatives, l'essayiste Carlos Monsiváis : l'écriture de « l'identité mexicaine » affronte-t-elle aujourd'hui, enfin, son inquiétude de nature politique, ce que Jacques Rancière appelle « la part des sans part », au-delà d u mythe d ' u n « E d e n brisé » de l'identité ? D a n s les termes de Monsiváis, en « prenant le parti des vaincus », quelle écoute a-t-elle su prêter à la voix inaudible des sans-voix ? 18 Pour saisir l'enjeu de l'écriture monsivaisienne, il nous faut nous pencher d'abord sur la pièce centrale de la philosophie de la mexicanité : l'élément « populaire ». Car ce qui est né de la pensée post-révolutionnaire qui voulait ouvrir la nation aux masses populaires, ce sont d'abord des archétypes d u peuple mexicain qui ont fini par immortaliser « L e Peuple », une totalité achevée qui devait occuper le centre de la scène nationale ; il s'agit d'une construction ontologiquement figée à partir d'éléments disparates découverts par les intellectuels chez « les masses » au début d u siècle. Ainsi, n o n seulement ce « Peuple » ne se confond pas avec le « bas-peuple », qui ne cesse d'être u n e partie de la nation qui ne vaut rien et ne compte pas, mais la construction d'une figure d u « Peuple » fonctionne c o m m e structure d'effacement de l'exclusion elle-même d u bas-peuple de la nation. L ' u n des plus célèbres penseurs de ce caractère anhistorique d u mexicain est Octavio Paz. D a n s El laberinto de la soledad (1950), il fixe u n archétype pré-moderne de la mexicanité qui, confronté au contexte capitaliste, provoquerait le déracinement propre au pachuco (et généralisable à tout « le peuple » mexicain) ; mais ce type prém o d e r n e ne se modifie pas pour autant : c'est une mexicanité i m m u a b l e qui, en dernière analyse, confirme le statu q u o et justifie l'exploitation capitaliste par « l'inertie » d u peuple. Octavio Paz s'inspire de S a m u e l R a m o s 19 {El perfil del hombre y la cultura en México, 1934) qui décrit le pelado (va-nu-pieds), ancêtre d u pachuco : « Le pelado appartient à une faune sociale d'une catégorie infime et représente le rebut humain de la grande ville. Dans la hiérarchie économique il est moins qu'un prolétaire et dans la hiérarchie intellectuelle c'est u n primitif. La vie lui a été hostile sous tous les angles et son attitude à l'égard de celle-ci est d ' u n noir ressentiment. C'est u n être de nature explosive, avec lequel il est dangereux d'avoir des relations (...) c'est u n animal qui se livre à des pantom i m e s féroce. D e telles réactions sont une compensation illusoire de sa situation réelle dans la vie qui est celle d ' u n moins que rien ». Cette figure d u pelado remonte jusqu'à la barbarie d u peuple violé par la colonisation. L a voix assignée a u peuple, dans la définition d u caractère d e ce peuple, est celle d ' u n e incapacité naturelle à prendre la parole. L a relation avec lui est exclue, alors m ê m e q u e l'on prend le droit de discourir sur lui. C e s intellectuels ont pris le rôle d'interprètes de « l'identité nationale », ce qui les a m i s , précisément, à la merci de tout usage instiumental de leur discours d e la part d u pouvoir. Les médias ont repris et larg e m e n t diffusé cette image d u va-nu-pieds pour e n faire n o n pas la figure à dépasser grâce à l'ouverture politique, mais le catactère définitif d ' u n peuple coupable de son sous-développement et de sa misère politique. 20 L'on sait que la répression féroce des étudiants en 1968 de la part d u gouvernement a marqué une crise profonde pour cette réflexion sur le caractère mexicain. Malgré le geste de la démission de son poste d'ambassadeur d u Mexique en Inde, Octavio Paz n'a p u « expliquer » cette rupture d u consensus par une supposée barbarie ancestrale mexicaine qu'il fait remonter jusqu'aux aztèques {Postdata). D a n s le prolongement de son Postdata, il en arrive à affirmer en 1978 que la seule option face à la nouvelle société capitaliste est la tradition. Si Monsiváis mérite d'être qualifié par ses contemporains de « premier écrivain libre d u Mexique m o d e r n e » (José Joaquín Blanco), c'est d'abord parce que, âgé de trente ans en 1968, il est l'un des premiers auxquels l'on doit d'avoir reconnu l'impasse créée par le renversement de la réflexion philosophique de ses prédécesseurs : ceuxci ont créé, écrit-il dès les années soixante-dix, « deux abstractions caricaturales - le Mexique, les Mexicains — peuplées d'anecdotes et de signifiés métaphysiques » qui se substituent au « sort concret des classes ». Ensuite, et en ayant identifié le pivot central de la structure d'effacement de la question en 1978 (plusieurs articles-réponses dans la revue Proceso), Monsiváis souligne que bien que Paz dénonce l'existence de deux Mexique, celui des riches et celui des pauvres, le « Mexique d'en dehors » est abandonné au « fatalisme 21 (...) qui dispense des justifications ». Effectivement, en dissociant les deux Mexique, Paz ne m e t pas en question la structure d'invisibilisation et de mise sous silence ; au contraire, il établit la naturalité d u non-rapport de la c o m m u n a u t é mexicaine à elle-même en empêchant les expulsés de poser la question d u partage : ils n'apparaissent pas c o m m e exclus mais plutôt c o m m e des « barbares », des étrangers — exactement c o m m e les voyait R a m o s : féroces, ces exclus ne comptent pas. En accusant la dissociation des deux Mexique, Monsiváis renverse la question de l'identité sur elle-même et le regard doit se déplacer directement derrière « le masque » tant accusé et construit des philosophes de la mexicanité : la pierre de touche de l'identité n'est plus la définition-séparation mais, au contraire, le rapport. Le Mexique double est un Mexique dont l'identité est à regarder en termes de rapports. Poser l'exclusion des « barbares » en termes de rapports signifie la réouverture de la scène de visibilité et d'audibilité d u politique — la scène o ù se noue le lien polémique et dissensuel qu'est le lien politique. Le politique est à nouveau au cœur de la question de l'identité. O r , c'est u n retour sur le « populaire » et la « culture populaire » que Monsiváis effectue. L a m ê m e « matière première » utilisée par les philosophes de la mexicanité, mais dont le traitement monsivaisien ne conduit pas à u n nouveau caractère mexicain. D i x ans après les événe22 ments de 1968, la recherche m e n é e par Monsiváis sur la « culture populaire » lui a valu le jugement suivant de la part d'Octavio Paz : « Carlos Monsiváis n'est pas u n h o m m e d'idées mais de traits d'esprit [hombre de ocurrencias] » qui passe son temps dans les « dépotoirs » de la société et de la culture mexicaines1. Il ressort de cette qualification l'enjeu d u traitement de la « culture p o p u laire » dans le Mexique contemporain. L a radicalité m ê m e d u jugement de Paz est révélatrice d u fait que ces déchets ne sont pas seulement u n reste qui n'a pas à être compté dans « L e Peuple » et dont Monsiváis voudrait opérer une sorte de rédemption salvatrice par l'écriture. Les déchets, plus qu'un immense dépotoir o ù il n'y a rien à voir, sont de trop ; de m ê m e que les traits d'esprits qui ne s'insèrent pas harmonieusement dans la totalité achevée d u métadiscours identitaire des intellectuels. S'immerger dans les dépotoirs de la culture et porter au jour les trouvailles qu'on y effectue revient à leur faire faire irruption dans le c h a m p des « idées » qui accaparent la parole, pour reposer la question d u partage d u c o m m u n : d u rapport entre les déchets et les idées. C'est là une véritable « tentative démocratique »2, au sens o ù 1. <• Aclaraciones y reiteraciones », Proceso, 61, 02.01.78, p. 29. 2. « L'État et les intellectuels au Mexique », in Champs du pouvoir et du savoir au Mexique, Toulouse, G R A L - C N R S , 1982, p. 99. 23 l'étude de la culture populaire est l'instrument pour penser la part des sans-part : n o n seulement révéler « le sort concret des classes », c o m m e le dit Monsiváis lui-même, mais pourquoi ce qui a statut de déchet résiste à ce statut et fait montre d ' u n e « vitalité populaire » qui est à l'opposé de l'identité et la m e t en question : c o m m e n t ce déchet permet-il de renverser l'identité en rapport ? C'est que, dans l'écoute monsivaisienne, la culture populaire est elle-même relation, ouverture de la question d u partage d u c o m m u n . E n effet, après avoir souligné, contre la « barbarie » d u populaire, que celui-ci est tout simplement u n non-lieu, l'espace exclu d u c h a m p de visibilité qui « se constitue par exclusion et sous l'oppression », Monsiváis libère le populaire d'une vision misérabiliste o u victimiste en ajoutant que les classes populaires sont celle qui « transforment les carences en technique d'identification ». Elles « refonctionnalisent » ; puis Monsiváis précise : « quiconque aborde cette culture populaire en croyant trouver ["Identité Nationale' découvre u n collage d'organismes fantasmatiques, de succès commerciaux... et de recours essentiels. Dans la culture populaire d u Mexique interviennent, par-dessous les spectacles et les diversions, les luttes pour l'emploi et le logement, l'acre résistance à l'oppression multiple. Essentialisée, la culture populaire n'est pas la s o m m e mécanique des offres de l'industrie, 24 mais plutôt la manière selon laquelle une collectivité les assume et les assimile, en les transformant en recherche de droits : au travail, à l'humour, à la sexualité, à la vie citoyenne »3. Les « masses silencieuses » n e correspondent pas exactement au rien des « déchets », sans être toutefois réductibles à une « essence » différente de l'identité nationale. La pluralité des d e m a n d e s des collectivités ne découle pas d'une série d'« identités » différentes et de leurs particularités oubliées et dont il faudrait opérer la rédemption, mais de l'exercice de la vie citoyenne sous ses diverses form e s . L a culture populaire est donc effectivement vide, sans voix propre. Sa voix est fonctionnelle, opératoire : elle fait de la non-voix c o m m e voix absente (« la diversion », « les déchets ») u n e non-voix c o m m e voix supprim é e , c'est-à-dire c o m m e « recherche de droits ». L a voix des sans-voix est ainsi la fonction de déviation d e la logique anti-politique, fonction qui transforme son silence en « voix d u silence » : c'est une voix qui cherche à établir une relation de c o m m u n a u t é de langage en « disant » son absence. U n vide qui est u n supplément d ' u n tout qu'il interpelle au sujet de sa totalité. 3. « Notas sobre el Estado, la cultura nacional y las culturas populares », México, Cuadernos políticos, 3 0 , octobre-décembre 1981, pp. 42-43 (nous soulignons). 25 Précisons donc que si Monsiváis prend soin de préciser que la voix de la culture populaire se fraie u n chemin « par-dessous », c'est parce qu'elle n'est voix que par sa négativité, foncièrement liée à la logique anti-politique. D a n s la « distance » entre les deux logiques, la seconde doit parler « par-dessous » le silence, n o n qu'elle soit impuissante à être active, mais parce que « politiser », ne peut se faire qu'en manifestant l'apoliticité de l'ordre donné : il s'agit de dévier de cet ordre et de le doubler, s'y lier, l'inclure et n o n s'y substituer. C'est ce qui en fait le lieu par excellence de la possibilité d u politique et donne tout son sens à l'expression monsivaisienne au sujet de sa constitution « sous l'oppression et par exclusion ». Répondant à l'approche anti-métaphysique de la mexicanité, le traitement de la culture populaire par Monsiváis ne suit pas le plan systématique et bien ordonné d ' u n portrait qui révélerait les parties de son visage : la culture populaire c o m m e pouvoir de transformation est foncièrement plurielle4. Monsiváis procède d o n c par cas particuliers et concrets qui constituent u n « collage » de « recours », de « méthodes » \ 4. Monsiváis se sert d'ailleurs souvent de l'expression « cultures populaires », au pluriel. 5. « Notas sobre el Estado, la cultura nacional y las culturas populares », op. cit., p. 4 3 . 26 de tentatives de transformation de la non-voix en réponse, de « forge d'un langage c o m m u n »6 à m ê m e de phraser la suppression d u compte de voix, en traversant les lieux dispersés o ù germe la déviation par rapport à la logique de l'exclusion : lieux instables de la transformation qui contiennent et lient polémiquement lieux et non-lieux, lieux possibles et lieux donnés, lieux visibles et lieux invisibles. N o u s ne pouvons ici nous pencher sur tous ces recours ni les analyser complètement pour illustrer une écriture qui tente de restituer la complexité d u processus populaire. Soulignons seulement quelques figures d u processus d'identification qui fait bifurquer la logique identitaire excluante. Monsiváis consacre u n bel essai à Cantinflas7, u n comique qui c o m m e n ç a sa carrière dans les carpas, « endroits o ù se mêlent le cirque et le théâtre frivole » des quartiers pauvres de Mexico, pour devenir le grand comique d u cinéma mexicain à partir de 1 9 3 6 . Cantinflas est la concrétisation de l'abstraction forgée par Samuel R a m o s , le pelado, et symbolise c o m m u n é m e n t au Mexique et en Amérique Latine la nullité absolue d u bas 6. « Para un cuadro de costumbres, de cultura y vida cotidiana en los ochenta », Cuadernos políticos, 57, mai-août 1989, p. 9 4 . 7- « Instituciones : Cantinflas. Ahí estuvo el detalle » in Escenas de pudor y liviandad, México, Grijalbo, 1981, pp. 77-96. 27 peuple. « Les théories à la Samuel R a m o s » étant « u n stimulant industriel pour les mass médias »8, ceux-ci se chargeant d'achever de neutraliser la férocité d u pelado, apelado devientpeladito inoffensif. Cantinfias fait rire à partir de « l'échec de l'éloquence », par exemple : « chacun pour soi / vous voyez bien / eh bien o n va voir / point barre ». ainsi, il est à l'origine d'un nouveau terme populaire, cantinflear : « beaucoup parler sans rien dire ». Monsiváis associe à Cantinfias le relajo : ce terme, emprunté au langage familier, signifie « désordre, diversion, fête bruyante ». Monsiváis ne lui consacre jamais un développement théorique fourni, mais l'usage qu'il en fait met en avant l'ambivalence que peuvent présenter le désordre et la diversion qui le constituent. L e relajo est une de ces « diversions » qui peuvent l'être autant de la logique d'exclusion (déviation) que de « la participation citoyenne » (divertissement). Si les majorités souscrivent à leur exclusion en accueillant Cantinfias c o m m e « Fils d u Peuple » dans une acceptation « festive » de leur résignation, toutefois le relajo exprime, en m ê m e temps, une autre « diversion ». 8. « La nación de unos cuantos y las esperanzas románticas (notas sobre la historia del término 'cultura nacional' » in En torno a la cultura nacional, México, INI-SEP, 1980, p. 203. 28 « L a vocation pour l'absurde d u paria » est u n « aveu d'ignorance » ; mais c'est également « en partie expression de son dédain et de son impatience [du paria] face à une logique qui le c o n d a m n e et le rejette ». L e renoncement à l'espace public ne correspond pas au retranchement dans u n autre espace ; ce renoncement constitue plutôt la séparation, de la part d u paria, de la logique anti-politique propre à cet espace : son refus de réclamer son intrusion dans cet espace public-là, « la nation de quelques-uns ». L a séparation de la logique d'exclusion est la m a r q u e d'une autre logique à l'œuvre. C'est pourquoi, tout en niant une « prise de parole » au relajo de Cantinfias, Monsiváis qualifie son non-sens de tentative de « passage au langage articulé (...) u n h o m m a g e au désir de s'approprier [adueñarse de] une langue »''. En-deçà d u langage articulé, il y a le cantinflismo, « double langage ». C'est le langage « de ce q u ' o n n'a pas envie de penser » : il est fait pour oublier l'exclusion ; c'est, simultanément, le langage « de ce que l'on veut exprimer » : l'exclusion. Monsiváis précise que : « Cantinfias oppose à l'absence de moyens l'heureuse combinaison d'incohérence verbale et de cohérence corporelle. 9. Días de guardar, Mexico, Era, 1970, p. 346. 29 Il libère la parole de ses liens logiques, et il est l'exemple de l'alliance précise de phrases qui ne signifient rien (ni ne peuvent signifier) avec des déplacements musculaires qui rectifient ce qui n'a été dit par personne (...). O n ne dit rien pour communiquer quelque chose-, o n emmêle des mots pour démêler des mouvements ». A u chaos privé de sens d u langage verbal qui affirme l'absence d e voix se superpose u n autre langage qui fait sens. Il fait plus q u e se superposer, il est son « double » qui surgit d u « rien » d u non-sens, se sert d u « rien dire » pour « dire ». C'est pourquoi il ne dit pas « quelque chose » : il « c o m m u n i q u e » q u e « l'échec de l'éloquence » n e relève pas d ' u n e nullité langagière mais d ' u n e capacité langagière à laquelle o n interdit de faire sens par des « liens logiques » qui la font t o m b e r dans le non-sens ; q u e cette capacité niée est capable de « rectifier » le non-sens, c'est-à-dire de partager le sens. Monsiváis décèle u n e dimension « belligérante » d u relajo. L e langage qui dévie est corporel, silencieux : c'est u n « recours » m i n i m a l de la logique qui transforme le silence/non-sens apolitisé en voix désignant celui-ci c o m m e le résultat d ' u n e mise sous silence, il n e peut toutefois produire aucune voix des sans-voix. L e langage qui dévie n'est pas u n « langage articulé », ne réussit pas à produire Y interpellation d e cette logique. A ce stade d e la « forge » de ce langage particulier des sans-voix, o n 30 n'apprend pas à « parler » le langage de la « civilisation », mais à articuler la force « chaotique » en la voix vide des exclus. D a n s le relajo d u cantinflismo, c o m m e dans d'autres expressions de la culture populaire, o n est plus o u moins identique à sa classe pendant qu'on se « déclasse », la « marginalité choisie » transite entre marginalité exclue de la civilisation, marginalité auto-excluante et marginalité inclusive, dans u n e infinité de nuances d u jeu de polarités et de déviations. Saisissant la culture populaire c o m m e processus de « transformation », Monsiváis multiplie à coups d'oxymores et de tournures paradoxales les nuances et les degrés de mélange et de liaison des deux logiques, d'exclusion et inclusive. Arrêtons-nous seulement sur u n e deuxième figure d u populaire, le naco, avatar d u pelado à partir des années soixante approximativement1" : à propos de El Santos, bande dessinée qui narre des histoires 10. Monsiváis souligne souvent la continuité fondamentale de ces figures, à c o m m e n c e r par ceci : « donnons [nous, l'élite] u n n o m (léperos, pelados, nacos) à ce qui nous observe depuis l'obscurité à ce qui s'est toujours déroulé sans avoir de visage, aux multitudes bien visibles, composées d'êtres invisibililisés, fixons-leur des caractéristiques et obligeons-les à vivre en accord avec notre p r o g r a m m e ». (Escenas de pudor y liviandad, op. cit., p . 2 4 0 ) . 31 de rue, peuplée de peladitos-nacos immergés dans le milieu urbain de Mexico et dans u n imaginaire investi par l'industrie culturelle, Monsiváis note combien le traitement typique dévolu aux nacos dans la bande dessinée mexicaine est bouleversé. Le qualificatif populaire qui est appliqué est desmadre, « anarchie, désordre, confusion »" ; celui qui le pratique est « conflictuel, négligent, irresponsable ». Le desmadre n'est donc pas seulement « force libératrice » c o m m e le relajo, mais déjà, selon Monsiváis, « imagination libre » produite n o n plus par u n dédoublement d u langage de l'exclusion en second langage, mais par son propre dédoublement en « chaos de dessins et de paroles ». L a B D conserve le langage pelado mais sous une forme « chaotisée ». C e langage dédoublé marque u n potentiel accru de liaison entre les deux logiques, d'exclusion et inclusive. Mais en quoi consiste ce chaos ? Selon Monsiváis, la lutte dans la boue, divertissement propre aux classes populaires, est représentée de la manière suivante dans El Santos : 11. Toutes les citations relatives à El Santos sont tirées de l'essaiprologue « '¿Qué te pasa, Santos? Ya no me aplicas la Taparía como antes' o El Santos y la Tetona Mendoza contra los abuelos istantáneos de los dinamiteros » in Jis y Trino, El Santos contra la Tetona Mendoza, México, Grijalbo-La Jornada, vol. 1. 32 « la lutte dans la boue c o m m e allégorie de quelque chose de central dans notre culture : la lutte dans la boue ». La destruction de l'allégorie signifie l'abandon de la récupération d'éléments populaires visant à en faire la manifestation d'une « métaphysique » de la mexicanité telle que celle que nous avons vue chez R a m o s et qui octroie au peuple u n principe. Monsiváis détruit l'allégorie en indiquant une autre allégorie qui n'en est pas une : celle qui établit l'identité vide de sens métaphysique d u peuple à l u i - m ê m e (la lutte dans la boue est la lutte dans la boue). C'est pourquoi face à cette identité « personne ne se reconnaîtra [dans la bande dessinée] » : hors logique identitaire, elle n'allégorise aucune « identité », elle « dit » l'impossibilité de toute allégorie et ouvre ainsi u n écart au sein m ê m e de l'identité. D a n s l'allégorie désidentificatrice, le peuple-naco est lui-même, à savoir, précisément, « l'an-archie », le chaos. E n tant qu'« an-archie », le désordre d u desmadre révèle « l'impossibilité de la civilisation »12 chez le peuple, n o n pas c o m m e impuissance à l'ordre, mais c o m m e absence de la naturalité de tout ordre. Il n'y a d o n c pas d'exclusion possible au n o m d'une identité donnée, l'identité est u n chaos. N o u s voyons dans ce desmadre de toute identification 12. « Civilización y barbarie », Nexos, 104, août 1986, p. 26. 33 de la vie populaire le pas fondamental vers ce q u e Monsiváis appelle la repolitisation d e l'espace national accomplie par les sans-voix : l'affirmation, par le refus d e fixer en u n e interprétation d o n n é e la réalité et par la production d e chaos, q u e tout est possible, rien n'est à exclure — q u e le peuple est l u i - m ê m e et tout, quoi q u e ce soit. L'inclusivité c o m m e n c e ainsi à s'articuler d a n s le chaos c o m m e absence d e tout principe déterminant le rapport d'exclusion. L e langage inclusif est alors chaotique mais intelligible, irréductible a u n o n - s e n s . El Santos, conclut Monsiváis, effectue « la cession des responsabilités au lecteur : celui-ci se voit obligé de se déclarer pris au dépourvu face à chaque dessin qui le fait sortir de ses gonds et le situe en territoire 'étranger' ». L a « dialectique d e la pauvreté (...) c o m m e n c e dans le dialogue inintelligible p o u r les étrangers », avec Cantinflas ; dans El Santos le lecteur, étranger o u pas a u milieu naco, est e n territoire étranger, n o n q u e la parole naca soit barbare, mais parce qu'il rencontre dans le desmadre u n espace n o u v e a u : celui d e « l'imagination libre » qui n e prend la parole q u e p o u r dire la liberté d e parole et d o n n e ainsi la parole. D a n s cet espace d e liberté absolue, chaotique, la prise d e « responsabilités », c'est-à-dire le fait d e d o n n e r sa voix, devient d o n c u n e nécessité. 34 L'imagination libre dit la participation à la création d u sens, à la création d'identité, et apparaît sous la p l u m e de Monsiváis l'expression : « notre culture ». D a n s cette perspective, El Santos serait une possibilité de créer u n e véritable dynamique de « recherche de droits » dans le cercle de la culture populaire. E n effet, l'humour de El Santos est u n « h u m o u r cábula, c o m m e ça sonne, rêche, querelleur », « qui ne cherche pas à faire rire, ni à faire penser ». C o m m e dans le relajo, il ne s'agit pas de « penser » le polémos ; cependant, cet h u m o u r qui ne veut pas faire rire, pas m ê m e d u rire ambivalent de la diversion-déviation, est un h u m o u r cábula (« dérangeant ») : il empêche de rester rangé, par la diversion, dans l'ordre donné d u non-rapport politique. Le desmadre dit plus que le « désir » de forger u n langage articulé. La voix chaotique articule la liaison interpellatrice dans la mesure o ù elle articule la force chaotique en u n espace dans lequel est mise à n u l'allégorie excluante. D a n s l'espace an-archique se dit la possibilité d u politique, possibilité d'« élargir » : « si cela m e vient à l'esprit [se me ocurre], c'est bon, parce que je m e suis entraîné à élargir m o n imagination sans la censurer ». O n inclut déjà, o n s'entraîne, on tente encore d'inclure. La culture populaire qui articule la logique inclusive « par-dessous » et à travers l'éclatement des « liens 35 logiques » de la civilisation, est ocurrente, fonctionne par trouvailles qui viennent à l'esprit, éléments nouveaux et irréguliers qui impliquent l'élargissement d u c h a m p de visibilité. E n comptant ce que l'Idée rejette dans l'ombre, l'esprit ocurrente peut disloquer le discours excluant de l'Idée et mettre en lumière son caractère excluant. Souvenons-nous d u jugement d'Octavio Paz que nous citions ci-dessus : Si Monsiváis est u n « h o m m e de traits d'esprit [hombre de ocurrencias] », c'est alors en qualité d ' h o m m e qui se m e t à l'écoute de la logique polémique inclusive. Ainsi Monsivais multiplie ces figures de la désidentification qui ouvrent des espaces polémiques à l'intérieur d'un contexte culturel mexicain aux traits monolithiques : chacun de ces portraits saisit l'identité mexicaine qui n'est « populaire » que si elle travaille à l'écartèlement de l'identité et à la mise en rapport, dans l'écart, d u Mexique pluriel. Grâce à une écriture qui, au-delà de la recherche d'une mexicanité authentique, tente réellem e n t de briser la lourde structure de l'identité, o n entrevoit la possibilité d'une pensée d'« Identité Nationale sans guillemets », à savoir c o m m e ordre ouvert et traversé par le conflit polémique parce que lieu d'accueil de l'hétérogène. La tâche politique de l ' h o m m e aux traits d'esprit vis-àvis d u « populaire » est entamée. Notons, pour terminer, 36 que de dédoublements interpellateurs ces traits d'esprits semblent parfois se réduire à des étincelles produites par l'oppression elle-même. Cela arrive m ê m e trop souvent : des traits d'esprit nous passons aux vertus de la provocation de toute sorte d'éléments, que l'essayiste n e peut relever qu'en s'appuyant sur la fermeture extrême d u contexte culturel mexicain ; leur effet relève plus d u scandale qui provoque u n e réaction massive q u e d'un pouvoir de monstration polémique. D e m ê m e , bien des voix populaires sont non pas oubliées — ce qu'il serait absurde de reprocher à Monsiváis — mais écartées parce que jugées trop minoritaires pour avoir un pouvoir d'interpellation. D a n s cette indistinction d u massif tout court, il nous semble qu'il y a plus que des dérapages. A u seuil de ceux-ci, pointe toujours la fascination de l'appartenance, de l'identification. Une fascination qui vient, au-delà de la tentative d'ouverture à hétérogène, de l'impensé de sa propre relation paradoxale à cette hétérogénéité. E n effet, ces « dérapages » vers la plénitude populaire révèlent q u e l ' h o m m e aux traits d'esprit pense encore à partir et d'abord en relation au foyer d u pouvoir-excluant, s'agrippe à la structure d'opposition ordre/chaos, civilisation/barbarie, alors qu'il s'agissait de déconstruire cette structure pour accueillir u n pouvoir d'inclusion polémique. Monsiváis assume son extériorité au populaire mais n'a 37 pas véritablement affronté le « litige de voix » entre l'écrivain lui-même et cette voix à laquelle il emprunte o u il prête sa plume. C'est pourquoi, celui qui n'aspire plus à devenir l'interprète privilégié de l'identité nationale risque plus d'une fois de ne faire que des simagréesflatteusesd u populaire, des simagrées dont le mythe de « l'Eden brisé » de la mexicanité s'accommode sans difficultés. A u « sortir » de la pensée nationale-identitaire, ces penseurs d u populaire n'ont pas encore mis en jeu leur hétéronomie : le paradoxe de l'immédiateté et d u supplément que l'écrivain lui-même produit en se mettant à l'écoute des exclus. 38 Actualité de la pensée de Michel Foucault pour les latino-américains1 Jorge Davila O n m ' a demandé de parler de la réception de Michel Foucault en Amérique Latine. Tout ce que l'on peut dire dépend de la manière dont on comprend la question de la réception. D'habitude, on entend par là la manière de recevoir l'œuvre d'un auteur. Dans le cas qui nous préoccupe, cette manière de comprendre la réception fait référence d'abord à la question de la traduction. D e ce point de vue, on peut dire que la réception de Foucault en 1. Conférence prononcée à l'occasion d'une invitation aux Dialogues philosophiques, Collège International de Philosophie/ Maison de l'Amérique latine, Paris, décembre 2002. Je remercie Alain Gigandet d'avoir lu patiemment et corrigé soigneusement la première version du texte ; de m ê m e , Patrice Vermeren et Luca M . Scarantino d'avoir fait des précisions très importantes à la version finale. 39 Amérique latine a été réussie : l'ensemble de son œuvre est pratiquement disponible en espagnol et pas seulem e n t dans des traductions disons officielles, mais aussi par le circuit de traductions faites de façon plus libre. À la traduction des grands livres de Foucault se sont ajoutés bon n o m b r e de ses cours et écrits brefs, qui ont circulé et circulent depuis des années à partir de foyers universitaires. Je crois m ê m e qu'en Espagne o n a déjà traduit les Dits et écrits. O n a eu très tôt presque tout. Bien sûr, tout cela appartient à ce que l'on peut appeler le coté quantitatif de la traduction. Il reste à s'interroger sur la qualité. D e par m o n expérience, il m e semble que nous pouvons compter sur de bonnes traductions ; je peux assurer que les grands livres, en général, ont été bien traduits si l'on compare avec la m o y e n n e des traductions en philosophie. Il y a pourtant le coté stylistique propre à Foucault qui s'efface dans de très importants passages de la traduction, sans en réduire totalement le sens. À côté de cette réception, disons bibliographique, o n devrait ajouter la réception relative à la circulation et à la diffusion de l'œuvre traduite o u en original. Il y a là u n aspect commercial dont j'ignore le fonctionnement, o n peut imaginer que ça se passe bien ; mais o n a aussi la circulation académique, la présence de l'œuvre dans l'enseignement. A ce propos, je n'ai qu'une très vague impression : il m e semble que la présence est plus forte 40 dans les sciences sociales (sociologie et politique) q u e dans la philosophie, en rapport avec u n intérêt fortement axé sur la thématique d u pouvoir. * * * Mais déplaçons-nous vers u n espace de la réception qui est plus important et plus intéressant. Q u a n d o n dit réception, cela a à voir aussi avec ce qu'on appelle l'effet des ouvrages. V o u s savez peut-être que l'on a parlé, déjà d u vivant d u philosophe, d ' u n effet Foucault. C'est surtout en Italie, si je ne m e trompe pas, que l'on a utilisé cette expression ; il s'agissait de dire c o m m e n t la « boîte à outils » de l'auteur était utilisable pour façonner des actions politiques. Bien entendu o n était dans les années soixante-dix et son travail était marqué par les analyses des institutions : la prison, la sécurité sociale, etc., enfin, le problème de ce qu'il appelait la question de la gouvernementalité. E n ce qui concerne l'Amérique latine à ce moment-là, je crois qu'on restait encore prisonniers d'une préoccupation principalement académique, o n ne traduisait pas la boîte à outils en actions politiques de vaste portée. D a n s nos universités, la lecture de Foucault se focalise sur le commentaire, voire simplement sur la traduction. J'entends par là qu'elle ne semble pas avoir eu d'effet sur la constitution des mouvements sociaux, m ê m e si une certaine critique politique au pouvoir semble rejoindre les analyses de Foucault. Et cela n'aurait p u être 41 autrement, étant donné que la critique à l'excès de l'État provenait, en Amérique latine, de la pensée libérale qui était en train de se construire c o m m e idéologie néolibérale. Je pense que ce point touche de près deux aspects auxquels o n devrait réfléchir. D ' u n e part, une compréhension plus approfondie d u travail de Foucault : en deux m o t s , qu'est-ce que cela signifie d'étudier une problématisation ? D'autre part, la caractérisation d'une problématique très particulière de l'Amérique latine et qui déborde l'aspect politique. * * * C e qui compte le plus pour la notion d'effet, et à quoi je voudrais m'attacher maintenant, est le fait qu elle peut être conçue autrement, pour introduire une idée plus intéressante, je crois, que la réception d ' u n philosophe. C'est sur cela que je voudrais m e concentrer. D e quoi s'agit-il ? Pour essayer de m e faire comprendre, je prendrai une idée formulée par le philosophe vénézuélien BriceñoGuerrero dans u n tout petit ouvrage écrit à une époque o ù Foucault n'était pas encore devenu célèbre ; c'était en 1962. C e petit livre s'intitulait Qu'est-ce que la philosophie ? 2 . Briceño-Guerrero, J . M . ; ¿Qué es lafilosofía?, Edic. Universidad de Los Andes, Mérida, 1962. Sauf indication contraire, les citations suivantes proviennent de ce texte. 42 Pour essayer de faire u n diagnostic de la situation de la philosophie en Amérique latine, et particulièrement au Venezuela, Briceño-Guerrero propose la distinction entre la philosophie c o m m e dynamis, la philosophie c o m m e energeia et la philosophie c o m m e ergon. Voici c o m m e n t je résumerais sa thèse : la philosophie c o m m e dynamis est une sorte de disposition naturelle de toute culture à se donner une cosmovision spontanée ; la philosophie c o m m e energeia serait la façon proprement occidentale de faire ce que depuis les Grecs o n appelle la philosophie ; finalement, la philosophie c o m m e ergon est la philosophie réduite aux fruits de sa propre production. Attardons-nous u n peu sur cette distinction. Briceño fait reposer la philosophie c o m m e dynamis sur ce que j'appellerais une compréhension intuitive de la totalité. Il dit ceci : « la condition humaine se caractérise par une certaine indétermination fondamentale qui se manifeste dans la création nécessaire de la culture, et celle-ci présuppose toujours une vision d u m o n d e , une conception de la vie, des idées o u des croyances sur la place de l ' h o m m e dans l'univers et sur le rôle qu'il y peut tenir » ; ces présupposés sous-tendent l'orientation de la culture aussi bien que la configuration des structures de la langue. O r , c'est bien la compréhension intuitive de la source de ces présupposés « qui opèrent secrètement », et eux-mêmes aussi, qui constituent la philosophie c o m m e 43 dynamis. S'il en est ainsi, o n voit bien que « la philosophie c o m m e dynamis est universellement humaine » ; c'est bien sur elle que s'appuie la structuration d'autres formes culturelles de la pensée. La manière propre à la forme culturelle de pensée que nous appelons philosophie, la philosophie comme energeia, est d'opérer « une prise de conscience qui problématise ce qui est jusqu'à u n certain m o m e n t inaperçu puisque évident ». Elle est donc une réflexion critique qui vise la construction conceptuelle, donc explicite, « d'une interprétation cohérente de la totalité, interprétation qui se problématise elle-même et essaie de se justifier rationnellement ». Mais ce qui la caractérise de plus profondément est le m o u v e m e n t par lequel elle arrive à se produire, c'est-à-dire le fait d'être « une réflexion critique dans son actualité tant qu'elle est activité et dans son action tant qu'elle m e t en m o u v e m e n t celui qui médite ». L a philosophie c o m m e energeia n'est autre chose que philosopher. Je crois qu'on peut dire que la philosophie c o m m e energeia n'est que « la création de concepts », en reprenant ce que Deleuze enseigne dans son Qu'est-ce que la philosophie ? 3. Deleuze, G . et Guattari, F., Qu'est-ce que la philosophie ? Minuit, Paris, 1991, p. 11. A4 Étant donné que la philosophie aboutit généralement à la production d'œuvres philosophiques, de ce q u ' o n appelle des systèmes philosophiques, elle risque inévitablement de se trouver dégradée, de renoncer à la création de concepts et de devenir u n artefact de transmission d'une connaissance déjà achevée. C'est de la philosophie ainsi limitée à ses produits que l'on dit qu'elle est ergon. Avec cette caractérisation supplémentaire liée au fait de devenir artefact : « la tendance à subir des dégradations progressives qui en font u n refuge contre l'intempérie existentielle de l ' h o m m e , l'organisation des contenus de la conscience démythifiée pour garder l'équilibre psychique, l'arme intellectuelle d u groupe » et m ê m e la réduction à une simple idéologie. Il m e semble qu'à partir de cette trilogie, o n peut poser autrement la notion d'effet. Tout de suite o n voit bien qu'entre les trois formes de philosophie il y a u n enchaînement d'effets, soit dans le sens d'un fait produit par une cause, soit dans celui d'un p h é n o m è n e particulier apparaissant dans certaines conditions ; c'est grâce à la philosophie c o m m e dynamis qu'est produit l'effet de la philosophie c o m m e energeia, et c'est par celle-ci q u ' o n a la philosophie c o m m e ergon. Mais il faut souligner qu'alors que la philosophie c o m m e ergon est le seul effet possible de la philosophie c o m m e energeia, celle-ci n'est qu'un parmi les multiples effets possibles de la philosophie 45 c o m m e dynamis. O n a ici deux rapports qui définissent, chacun à sa manière, des problèmes très intéressants pour la notion d'effet lié à la philosophie. Le rapport entre la philosophie c o m m e energeia et la philosophie c o m m e ergon est plus proche de la notion habituelle d'effet, qui donne ordinairement lieu à une valorisation positive o u négative. Car s'il est vrai que la philosophie c o m m e ergon représente u n risque de paralysie pour le philosopher, elle n'en reste pas moins un ingrédient indispensable de la philosophie c o m m e energeia. E n effet, « le philosopher surgit dans les sentiers d'une tradition forgée par lui-même et qui se caractérise par certains styles, modèles et systèmes », c'est-à-dire dans le droit chemin de l'héritage de la tradition ; de sorte que le philosopher exige la connaissance de sa tradition. À cause de tout cela, o n pourrait parler d ' u n b o n effet o u d ' u n mauvais effet. O u bien la philosophie c o m m e ergon est source, pour le philosopher, de nouvelles manières de problématiser, o u bien elle est la philosophie qui s'ankylose à jamais dans une mécanique de réécriture. E n ce qui concerne le rapport entre philosophie comme energeia et philosophie c o m m e dynamis, o n aurait la tentation de dire qu'il s'agit d ' u n effet unique, que ce rapport n'a eu lieu qu'une seule fois. La philosophie est bien née en Grèce antique. Q u i plus est, o n 46 pourrait aller jusqu'à dire que les effets, b o n o u mauvais, entre la philosophie c o m m e ergon et le philosopher ne seraient que des effets de deuxième ordre o u génération. Si tout cela est vrai, il n'en reste pas moins que le philosopher aurait deux options qui dépendent de la problématisation o u n o n de ce m ê m e donné, disons de l'origine. O n pourrait alors voir la tradition d u philosopher se nourrir d ' u n problème qui sera toujours vivant, celui de son origine o u bien d ' u n oubli à jamais de son rapport avec la philosophie c o m m e dynamis. N o u s avons donc u n cadre o u une vision quadripartite de l'effet : d ' u n coté, l'effet double entre la philosophie c o m m e ergon et le philosopher, d'autre coté u n double effet entre le philosopher et la philosophie c o m m e dynamis. C'est dans ce cadre que je vais poser la question de la réception de Foucault. * * * N o u s essayerons de comprendre la réception c o m m e u n croisement des effets dans le domaine philosophique. O n voit bien que dans le cadre des effets que l'on vient d'esquisser, la réception devient une question de rapports philosophiques. L a place qu'occupe u n travail philosophique dans le jeu quadripartite de l'effet donne le fil conducteur qui caractérise la réception de ce travail. Mais, c o m m e o n l'a montré, ce jeu relève de la distinction 47 primaire et tripartite de la philosophie energeia, ergon). D o n c , {dynamis, o n devrait tout d'abord se demander si la réception de Foucault philosophe obéit à l'une des deux philosophies ( c o m m e ergon o u c o m m e energeia) puisqu'il n'est pas question, bien entendu, de la philosophie c o m m e dynamis. Mais cela implique sans doute de se demander la m ê m e chose pour la philosophie de Foucault. N e serait-il pas philosophe ? La rigueur semble exiger de se demander d'abord si la philosophie pratiquée par Foucault relève bien de l'un de ces deux types de philosophie ; mais il faut se rappeler qu'il y en a qui, encore aujourd'hui, assurent q u e Foucault n'a pas été philosophe d u tout et d'autres qui par ailleurs l'affirment depuis longtemps. Peut-être ne sont-ce là que des opinions. Mais ne donnons rien pour évident. Essayons de voir si l'on peut rapprocher Foucault de la philosophie c o m m e ergon, toujours en vue de connaître quelque chose sur la réception de Foucault en Amérique latine. Est-ce que Michel Foucault aurait fait de la philosophie une pratique qui ne se posait absolument pas c o m m e ergon ? O u bien si ? Rappelons-nous que la question d u rapport entre le philosopher et Y ergon se pose c o m m e u n rapport à la tradition. Tout le m o n d e sait que la manière typique de ce rapport est celle d u c o m m e n taire ; la tradition philosophique se façonne à travers le 48 long enchaînement de commentaires successifs qui commencent très tôt dans l'Antiquité grecque. Si ce qui caractérise la philosophie c o m m e ergon est la réflexion d u type commentaire, alors dans la réflexion foucaldienne on ne trouve la moindre inclination à pratiquer le c o m mentaire philosophique ; o n y trouve m ê m e u n refus parfois exagéré. O n ne saurait néanmoins conclure que Foucault ne s'appuie jamais sur le commentaire. U n e production débordante d'études sur l'œuvre de Foucault montrent clairement les multiples influences d'autres philosophes sur Foucault. Cette influence estelle gouvernée par le commentaire ? O n ne peut trancher cette question sans essayer d'éclaircir la distinction entre influence et commentaire. Le commentaire, stricto sensu, suppose le travail sur le texte d ' u n philosophe pour essayer de le rendre plus compréhensible. L'influence n'a pas besoin d u c o m m e n taire mais ne peut pas faire l'économie d ' u n travail de compréhension également exigeant o u encore plus exigeant. Pour qu'il y ait influence, on est obligé de passer par une sorte de commentaire. Parmi les inédits de Foucault il y en a u n qui, m e semble-t-il, montre clairement ce type de travail à mi-chemin entre le c o m m e n taire et l'influence. Il s'agit de sa Thèse complémentaire. O n y trouve une soigneuse lecture de XAnthropologie de Kant qui ne s'offre pas c o m m e une réécriture d u texte 49 kantien, c'est-à-dire c o m m e commentaire. O n y trouve plutôt, entre autres, les idées que Foucault développera plus amplement dans Les mots et les chosesi. S'agit-il d'une influence kantienne ? Sans doute, mais l'exemple permet d'éclairer la notion d'influence : il s'agit pour Foucault d'une relecture qui lui sert à accomplir u n certain m o u vement de sa propre réflexion. O n sait qu'à cette époque Foucault rédigeait son Histoire de la folie et qu'il essayait de se détacher de la vision restreinte de la folie offerte tant par les différentes sciences humaines que par la philosophie. O r je crois que cette sorte de travail à mi-chemin entre commentaire et influence, ce type d'influence philosophique chère à Foucault, est de la plus grande importance pour comprendre ce que peut marquer la réception de son travail, voire l'évaluer. Mais, d ' u n autre coté, cette notion d'influence que l'on vient de décrire et d'utiliser reste floue. C'est bien pour ces deux raisons que j'aimerais situer ce type d'influence par rapport à u n autre type de travail fait par d'autres philosophes et qui touche aux rencontres avec la tradition philosophique. 4. Cf. Gros, F. et Dávila, ]., Michel Foucault, lector de Kant, Edic. Universidad de Los Andes, Mérida, 1998. Disponible en www.ing.ula.ve/'-sisint/ 50 À ce propos je rappellerai ceci : n o m b r e d'interprétations d u travail de Foucault soutiennent, avec plus o u moins de force, la thèse selon laquelle o n trouve chez Foucault u n e sorte de répétition de trois grands philosophes : Kant, Nietzsche et Heidegger. L e cas le plus intéressant est représenté sans aucun doute par le livre de Deleuze sur Foucault. Mais qu'est-ce que signifie « répétition » ? Ecartons vite l'idée qu'il s'agirait de répéter la m ê m e chose par d'autres termes, faire des gloses, des paraphrases, etc. Je propose de distinguer entre d ' u n e part une « répétition maximale » et, d'autre part, une « répétition d u problème ». L a répétition maximale vise à refonder la construction conceptuelle d ' u n philosophe face à u n e problématique donnée. Il est d o n c question de refonder u n système de pensée. L a répétition d ' u n problème, en revanche, consiste à rencontrer n o n pas le fondement d u système mais la racine problématique à l'origine d u fond e m e n t d u système. C'est Heidegger, je crois, qui dans la dernière partie de Kant et le problème de la métaphysique a défini le mieux ce que comporte la répétition. Il dit ceci : Nous entendons par répétition d'un problème fondamental la mise au jour des possibilités qu'il recèle. Le développement de celles-ci a pour effet de transformer le problème considéré et, par là m ê m e , de lui conserver son 51 contenu authentique. Conserver u n problème signifie libérer et sauvegarder la force intérieure qui est à la source de son essence et qui le rend possible c o m m e problème. La répétition des possibilités d'un problème n'est donc pas une simple reprise de ce qui est « couramment admis » à propos de ce problème, et dont o n doit « raisonnablement espérer » qu'on en « pourra tirer quelque chose ». E n ce sens, le possible est simplement le contenu par trop réel dont chacun dispose à son gré. Le possible ainsi compris, empêche en fait toute répétition véritable et par là toute relation à l'histoire.5 O n voit bien q u e p o u r Heidegger la répétition est u n travail qui s'approche d e l'essence d ' u n p r o b l è m e de fond e m e n t . C'est ce qu'il a entrepris avec la question d e l'instauration d u f o n d e m e n t d e la métaphysique développée par K a n t . L a manière d o n t Foucault procède dans ses rencontres avec la tradition philosophique relève plutôt d ' u n e autre sorte de répétition. Il s'agit p o u r lui d e confronter la problématique, la manière dont o n a problématisé u n e certaine thématique à u n m o m e n t d o n n é . Cela c o m p o r t e toute la question d e l'histoire, c o m m e l'indique Heidegger p o u r ce qu'il appelle la répétition authentique, mais il n e s'agit pas d ' y rechercher l'essence d ' u n p r o b l è m e . C'est pourquoi o n n e rencontrera dans la réflexion de Foucault ni u n essai de penser u n n o u v e a u 5. Heidegger, M . , Kant et le problème de la métaphysique, Gallimard, Paris, 1981, p. 261. 52 fondement ni u n essai de penser une nouvelle question. Il y est question de montrer historiquement c o m m e n t la thématique o ù s'insère le problème a été problématisée, c o m m e n t se sont façonnées les réponses données à une situation concrète et réelle o u encore c o m m e n t et pourquoi certaines choses (comportements, phénomènes, processus) deviennent des problèmes. L a réflexion philosophique y prend sa part et appartient partant à l'histoire de ces réponses. Il y a de la sorte c o m m e u n entre-deux entre la répétition « maximale » et la répétition « d u problème ». L'entre-deux propre à Foucault consiste à questionner l'histoire des problématisations. O n pourrait dire que l'influence sur Foucault de Kant et Heidegger, mais aussi de Nietzsche, a été le fait de renouveler cette question de la répétition, dans le sens o ù ces trois philosophes lui ont inspiré une manière de se confronter avec les racines historiques. Le philosopher propre à Foucault, sa philosophie c o m m e energeia, est comme la répétition qui agit sur la répétition de Heidegger, Nietzsche et Kant. Si l'on considère par exemple le point de vue méthodique, o n trouve le triple déplacement de la critique kantienne, de la généalogie nietzschéenne et de l'herméneutique d u Dasehi au profit de la problématisation ; mais cette référence à la question de la méthode peut être trompeuse car elle reste vide sans une référence explicite à u n problème concret, réel et 53 vécu. La répétition par Foucault de Kant, Nietzsche et Heidegger, est ce que montre le Foucault de Deleuze, m ê m e s'il s'agit aussi d'une répétition à la manière de Deleuze. Car c'est toute une récriture d u philosopher de Foucault qui devient le propre philosopher de Deleuze, c o m m e il a aussi été le cas avec Spinoza, Nietzsche et Kant. E n plaçant Foucault parmi ses tableaux de réécriture philosophique, Deleuze montre à quel point est importante la philosophie pratiquée par Foucault. N o u s venons de nous poser la question de savoir si la philosophie de Foucault s'approchait de la philosophie c o m m e ergon ; et nous avons signalé que o u bien la philosophie c o m m e ergon est source, pour le philosopher, de nouvelles manières de problématiser, o u bien elle est la philosophie qui s'ankylose à jamais dans une mécanique de réécriture. Maintenant on voit bien que pour Foucault c'est la première option qui compte. Enfin, et cela j'aimerais bien que vous l'ayez compris, sinon c o m m e une thèse, au moins c o m m e une hypothèse, la position du travail philosophique de Foucault par rapport à la philosophie c o m m e ergon est bien la combinaison d ' u n nouveau commentaire et d'une nouvelle répétition. Mais il s'agit là seulement d ' u n trait fondamental d u philosopher de Foucault ; je dirais que cela fait bien partie de son rapport à Yenergeia, et qu'il s'y inscrit. * ** 54 T o u r n o n s - n o u s d o n c vers la question d e la philosophie c o m m e energeia. Q u e l type d'energeia trouve-t-on dans le philosopher propre à Foucault ? P o u r répondre, o n peut partir d e la formule très nette q u e D e l e u z e place a u d é b u t d e s o n Qu'est-ce que la philosophie ? : «la philosophie est l'art de former, d'inventer, de fabriquer des concepts »6 ; et Deleuze d'en faire son irréductible défense : « nous n'avons jamais eu de problème concernant la mort de la métaphysique o u le dépassement de la philosophie : ce sont d'inutiles, de pénibles radotages. O n parle de la faillite des systèmes aujourd'hui, alors que c'est seulement le concept de système qui a changé. S'il y a lieu et temps de créer des concepts, l'opération qui y procède s'appellera toujours philosophie » . Si l'energeia, c o m m e o n l'a déjà dit, est bien la construction conceptuelle, alors c o m m e n t est-elle chez Foucault ? O u pour le demander selon nos termes, quel est le type de concepts propres à l'espace dessiné par le nouveau commentaire et la nouvelle répétition dont o n vient de parler ? Quel est le plan philosophique dessiné par cet espace ? Il y a l'exemple bien choisi par Deleuze, celui d u concept de l'actuel, qui par ailleurs prolonge ce qui pour Nietzsche était l'inactuel : u n excellent exemple 6. Deleuze, op. cit., p. 8. 7. ibid., p. 14. 55 puisqu'il dessine l'espace propre a u travail philosophique de Foucault, celui d u diagnostic : Pour Foucault, ce qui c o m p t e est la différence d u présent et de l'actuel. L e nouveau, l'intéressant, c'est l'actuel. L'actuel n'est pas ce q u e nous s o m m e s , mais plutôt ce q u e nous devenons, ce q u e nous s o m m e s en train de devenir, c'est-à-dire l'Autre, notre devenir-autre. L e présent, au contraire, c'est ce que nous s o m m e s et, par là m ê m e , ce que nous cessons déjà d'être. N o u s devons distinguer n o n seulement la part d u passé et celle d u présent, mais, plus profondément, celle d u présent et celle de l'actuel. N o n pas que l'actuel soit la préfiguration m ê m e utopique d ' u n avenir encore de notre histoire, mais il est le maintenant de notre devenir. Lorsque Foucault admire K a n t d'avoir posé le problème de la philosophie n o n pas par rapport à l'éternel mais par rapport au Maintenant, il veut dire que la philosophie n'a pas pour objet de contempler l'éternel, ni de réfléchir l'histoire, mais de diagnostiquer nos devenirs actuels : u n devenir-révolutionnaire qui, selon K a n t l u i - m ê m e , ne se confond pas avec le passé, le présent ni l'avenir des révolutions. U n devenir-démocratique qui ne se confond pas avec ce que sont les Etats de droit, o u m ê m e u n devenir-grec qui ne se confond pas avec ce que furent les Grecs 8 . 8. ibid., p. 107-8. 56 Telle est l'énergie d u travail philosophique de Foucault : diagnostiquer, nous diagnostiquer nous- m ê m e s dans notre propre devenir. Mais la valeur d u diagnostic « ne repose pas sur u n visage, sur une identité d'auteur, mais sur le diagnostic lui-même »9 ; c'est-à-dire que ïenergeia développée dans le travail philosophique de Foucault répond à une puissance qui reste toujours dans le plan de sa réflexion ; c'est pourquoi elle appartient au plan de l'immanence. Pour s'en rendre compte il suffit de fixer le regard sur l'importance que Foucault donne à l'auteur. Le détachement de l'auteur o u , plus exactement, de la fonction-auteur a été forgé par Foucault très rôt, m ê m e si l'on doit considérer Qu'est-ce qu'un auteur ? et L'ordre du discours c o m m e les textes les plus remarquables à ce propos. C e détachement s'accomplit dans tout son travail critique, qu'il s'agisse de la critique des institutions o u de la critique d u savoir des sciences humaines, c'est-à-dire de ce qu'on a pris l'habitude d'appeler partout, et avec grande emphase en Amérique latine, la critique des régimes d u pouvoirsavoir. A u fond, le détachement de la notion d'auteur se pose moins c o m m e u n problème d'ordre théorique que c o m m e une question d'attitude. Cette attitude se déploie 9. P. Arrières, Dire l'actualité. Le travail de diagnostic chez Michel Foucault, in F. Gros (Ed.), Le courage de la vérité, P U F , 2002, p. 32. 57 dans tous les textes foucaldiens, mais il va en rendre compte explicitement dans ses derniers travails. C'est certainement dans les étapes finales de son travail que l'on trouve, approfondi, le sens de son diagnostic de notre devenir : plus précisément à l'occasion de son travail sur la philosophie antique. O n touche de près à ce que l'on avait dit d u rapport entre la philosophie c o m m e energeia et la philosophie c o m m e dynamis, le rapport entre le travail philosophique et l'origine m ê m e de la philosophie. O n sait combien Foucault a aimé sa dernière rencontre, pas seulement, c o m m e o n a coutume de le dire, avec les Grecs mais avec la philosophie ancienne. Rencontre faite dans le droit fil de la notion de « pratiques de soi » o u bien de la constitution de soi-même. Il s'agit de la recherche de Foucault sur les « pratiques de soi » c o m m e matière de l'histoire des problématiques éthiques. Cette recherche a atteint son plus haut degré dans les derniers travaux de Foucault des années quatre-vingts : dans ses cours, dans les interviews et dans les derniers volumes de l'Histoire de la sexualité. Cette recherche l'a conduit à formuler la notion d'une « esthétique de l'existence ». Cette formulation répond au diagnostic de notre actualité morale : « l'idée d'une morale c o m m e obéissance à u n code de règles est en train, maintenant, de disparaître, a déjà disparu. Et à cette absence de morale 58 répond, doit répondre, une recherche qui est celle d'une esthétique de l'existence »"'. D e cette recherche historique de la problématisation de l'élaboration de soim ê m e ou problématisation de la subjectivation, Foucault n'est arrivé à développer que les débuts. Cependant, c'est d u moins l'hypothèse que je propose, ces débuts lui ont permis de comprendre cette double condition : d'une part que l'enjeu essentiel de l'exercice de la pensée repose dans le fait de « savoir dans quelle mesure le travail de penser sa propre histoire peut affranchir la pensée de ce qu'elle pense silencieusement et lui permettre de penser autrement »" ; et, d'autre part, que nous devons reconnaître le juste lieu des interprétations que le travail de nous penser dans l'histoire fait affleurer. C'est en relation avec ce deuxième constat que nous pouvons affirmer qu'une proposition c o m m e celle-ci : faire de sa vie une œuvre d'art, trouve sa plénitude dans le point de départ de l'histoire de la problématisation de la subjectivation. E n effet, c o m m e le montre Foucault, « la volonté d'être u n sujet moral, la recherche d'une éthique de l'existence étaient principalement dans l'Antiquité u n effort pour affirmer sa liberté et pour donner à sa propre 10. Foucault, M . Une esthétique de l'existence in Dits et écrits IV, Gallimard, Paris, 1994, p. 7 3 2 . 11. Foucault, M . L'usage des plaisirs, Gallimard, Paris, 1984, p. 15. 59 vie une certaine forme dans laquelle o n pouvait se reconnaître, être reconnus par les autres, et la postérité m ê m e pouvait trouver u n exemple »12. M ê m e en obéissant à des canons collectifs, il s'agissait de « l'élaboration de sa propre vie c o m m e une œuvre d'art »13. L'analyse de cette problématisation spécifique à u n m o m e n t historique, au m o m e n t historique de l'origine de la pensée est c o m m e u n « retour à une certaine forme de l'expérience grecque », c'est u n « retour à la morale »14. Mais retourner dans la pensée en suivant la trace d'une époque dans l'histoire ne signifie pas attribuer une valeur universelle à la problématisation spécifique de cette époque. C e n'est que la reconnaissance d'une espèce d'oubli : cette modalité de l'esthétique de l'existence est née, au V e siècle avant J . C , c o m m e c o m p a g n e inséparable de la naissance de la philosophie. Q u a n d nous nous reconnaissons dans les transformations morales postérieures nous oublions cette origine, nous oublions que cette esthétique de l'existence fut « l'accompagnement fondamental au IV* siècle de la philosophie politique et de la philosophie tout court »15. D e telle sorte que la « leçon » qui se dégage de cette histoire 12. Foucault, M . Une esthétique de l'existence, p. 731. 13. Ibid. 14. Foucault, M . le retour de la morale in Dits et écrits IV, p. 701. 15-Ibid, p. 701-2. 60 de la problématisation de la subjectivation, encore limitée à ce que Foucault a p u développer de l'époque grécoromaine, ne consiste pas à « faire valoir la morale grecque c o m m e le domaine de la morale par excellence dont o n aurait besoin pour se penser » mais plutôt à valoriser l'essai de re-penser les Grecs (c'est-à-dire, retourner dans la pensée) de telle manière que notre propre pensée « puisse redémarrer sur la pensée grecque c o m m e expérience donnée une fois et à l'égard de laquelle o n peut être totalement libre »16. Le « retour à la morale » en tant que diagnostic se comprendrait alors à deux niveaux. À u n niveau i m m é diat, c o m m e une esthétique de l'existence qui se bat pour façonner — c o m m e l'exige notre actualité — la manière de faire de sa vie une œuvre d'art ; et à u n niveau plus médiat, o ù u n tel retour, qui n'est peut-être qu'un retour sans promesse, représenterait la tâche essentielle de la pensée, à savoir continuer la construction de l'« histoire de la vérité » pour nous retrouver dans les modes o ù « l'être se donne c o m m e pouvant et devant être pensé »' . E n procédant ainsi, à ces deux niveaux, le retour sans promesse de l'esthétique de l'existence coïncide avec le postulat qui, 16. Ibid. 17. L'usage de plaisirs, p. 1 7 . 61 j'ose le dire, a guidé tout le travail philosophique de Foucault en rendant son diagnostic inséparable de son attitude : le postulat réclamant que l'histoire de soi devienne l'histoire de la pensée ! N o u s avons dit q u e la philosophie c o m m e energeia, le philosopher face à sa propre tradition, pourrait se nourrir tant d ' u n problème qui sera toujours vivant, celui de son origine, que d ' u n oubli définitif de son rapport avec la philosophie c o m m e dynamis. O n voit bien de quel coté o n doit placer Foucault. Il accomplit la tâche de maintenir toujours vivant ce rapport tout en en m o n trant l'intérêt principal, à savoir u n renouveau de la question de la pensée. Personne n'a p u le dire m i e u x q u e luim ê m e . Tels sont les m o t s , l o n g u e m e n t réfléchis, de l'introduction au d e u x i è m e v o l u m e de Y Histoire de la sexualité, trois questions suivies d ' u n e éclatante réponse : Q u e vaudrait l'acharnement du savoir s'il ne devait assurer que l'acquisition des connaissances, et n o n pas, d'une certaine façon et autant que faire se peut, l'égarement de celui qui connaît ? ... Mais qu'est-ce donc que la philosophie aujourd'hui - je veux dire l'activité philosophique - si elle n'est pas le travail critique de la pensée sur elle-même ? Et si elle ne consiste pas, au lieu de légitimer ce qu'on sait déjà, à entreprendre de savoir comment et jusqu'où il serait possible de penser autrement ? ... La philosophie, [oui] ; si d u moins elle est encore maintenant ce 62 qu'elle était autre fois, c'est-à-dire une « ascèse », u n exercice de soi, dans la pensée18. Il n'a rien à ajouter à cette citation. Avec elle o n peut fermer ce long excursus par la philosophie c o m m e energeia chez Foucault. * * * Essayons de résumer. D ' a b o r d , o n a v u q u e le travail philosophique de Foucault représente, par rapport à la philosophie c o m m e ergon, la combinaison d ' u n nouveau commentaire et d ' u n e nouvelle répétition. O n vient de voir les traits caractéristiques de son attachement à la philosophie c o m m e energeia dans u n m o u v e m e n t en deux étapes : la création de concepts au service d u diagnostic et le diagnostic ayant pour tâche de réaliser la rencontre entre l'histoire de la pensée et l'histoire de soim ê m e ; le tout se tenant au propos exprimé dans cette formule deleuzienne : « pour qu'arrive enfin quelque chose de nouveau, pour q u e penser, toujours, arrive à la pensée »". Finalement, o n vient de voir q u e cette tâche ne fait q u ' u n avec la problématisation de l'éthique par rapport à l'origine de la philosophie. 18. ¿bid, p.16- 17. 19. Deleuze, G . , Foucault, Minuit, Paris, 1986, p. 127. 63 Q u ' e n est-il alors de la question de la réception ? C o m p t e tenu de notre caractérisation d u travail philosophique de Foucault, il m e semble que l'on peut formuler les quelques thèses qui suivent. D'abord, il est presque impossible que son travail philosophique devienne une philosophie c o m m e ergon, puisque ce n'est qu'en le fragmentant et en le déchirant que l'on peut l'associer à une construction purement conceptuelle. U n e réception de cette sorte ne serait dans le meilleur des cas q u ' u n exercice d'école. E n tout cas, pour qu'il ne soit pas vide, cet exercice d'école devrait rendre compte de ce que nous avons appelé le mi-chemin entre le commentaire et la répétition. E n conséquence, le travail philosophique de Foucault se délivre authentiquement c o m m e pure energeia. Cette energeiasz concentre, o n l'aura compris, autour de la triple critique aux institutions, aux savoirs et à la constitution de soi-même. À la limite, cela ressemble à ce que Nietzsche disait de soi m ê m e , à savoir n'être que pure dynamite. Mais quand il y de la force pour la critique c'est qu'il y a bien des forces contraires. Le diagnostic, en quelque sorte, tient à cela, c'est-à-dire à l'identification de ce c h a m p de forces contraires à la critique. Alors, disons que la réception de Foucault exige de soi cette sorte de travail qui caractérise son propre philosopher. 64 C e clivage a des implications sur la notion de réception. L a réception philosophique s'impose c o m m e une tâche à accomplir : elle doit toujours être une réception à venir plutôt qu'une réception passée. C'est là une sorte de promesse qui se réalise dès qu'elle fait son apparition. Je crois que cela n'est pas sans rapport à une tradition qui semble disparaître, celle de l'accueil. Q u e l'on se souvienne : le m o t « réception » vient d u latin receptio, « accueil des voyageurs » ; l'accueil que l'on oublie est celui o ù c'est le voyageur, par sa condition, qui définit sa propre réception et non seulement celui qui le reçoit. L a réception philosophique serait donc l'accueil qui reçoit la réflexion d u philosophe (de son vivant !) : mais u n accueil défini plus par la réflexion que par l'espace qui règle la réception. C'est tout à fait différent de ce que l'on trouve aujourd'hui c o m m e accueil o u réception dans l'espace bureaucratique, spécialement dans les grands hôtels où d'habitude ne se pratique qu'un simulacre. E n ce qui concerne la réception de Foucault, o n pourrait dire qu'il s'agit de la réception actuelle o u de l'actualité de la réception. C'est pourquoi j'ai osé donner c o m m e titre à cette intervention « Actualité de la pensée de M . Foucault pour les latino-américains » ; l'actualité ou Factuel, c o m m e je le disais en citant Deleuze, n'est pas ce que nous s o m m e s maintenant, mais ce que nous s o m m e s en train de devenir, c'est-à-dire notre devenir 65 autrement. Enfin, la réception philosophique, et celle de Foucault en particulier, ne doit pas être posée c o m m e u n ergon, c o m m e une chose déjà faite, déjà passée mais plutôt c o m m e u n p r o g r a m m e à faire, c o m m e u n « prog r a m m e énergétique » si le terme n'est pas abusif. J'aimerais terminer par quelques mots à propos de ce que je conçois c o m m e u n « programme énergétique » pour latino-américains. Il y aurait deux plans pour ce travail, celui d'une thématique générale et celui d'une thématique particulière. La thématique générale correspond à la nécessaire réflexion sur le rapport entre la philosophie et la philosophie c o m m e dynamis ; la thématique particulière correspond à la réflexion sur l'actualité. Nonobstant, les deux plans ne sont pas totalement séparés. O n le verra tout de suite. Quelle est cette thématique générale ? O n a évoqué le rapport entre le philosopher et son origine et o n a v u c o m m e n t pour Foucault le traitement de ce rapport a donné une dimension très profonde à sa pratique d u diagnostic. Il m e semble que, pour le dire d'une façon presque provocatrice, en Amérique latine on doit aller plus loin que ce que Foucault aurait p u faire s'il était vivant. Il s'agit bien entendu de notre rapport à la philosophie 66 c o m m e dynamis. Je crois que la philosophie en Europe ne cessera jamais de faire sa rencontre avec la pensée des Grecs. A nous latino-américains d'en faire de m ê m e , mais pas seulement avec les Grecs. La philosophie c o m m e dynamis, nous l'avons suggéré, sait faire surgir d'autres formes de pensée. C o m m e le dit Briceño-Guerrero : « la philosophie c o m m e dynamis ne conduit pas nécessairement à la philosophie c o m m e energeia. La philosophie c o m m e dynamis est aussi art comme dynamis, religion c o m m e dynamis, mythe c o m m e dynamis ; elle peut conduire à des formes n o n philosophiques <Xenergeia sur la totalité »20. Je dirais que dès lors qu'il reste encore de la philosophie c o m m e dynamis il y aura maintes racines pour que la pensée se déplie à travers des sentiers toujours insoupçonnés. Or, il semble bien que partout en Amérique latine, à la différence de l'Europe, o n trouve dans bien des pratiques sociales des formes vivantes et encore irréfléchies de philosophie c o m m e dynamis, avec toute sa puissance sur l'agir et sur la pensée. Elles se maintiennent c o m m e repliées et maintes fois empêchées de sortir au jour par des formes subtiles et violentes. Il y aurait chez nous des Grecs présocratiques partout, des Heraclite surtout ; 20. op. cit. 67 mais la c o m m u n a u t é philosophique le regarde en négatif, ils se cachent donc, o n les méprise. Il nous faut réfléchir sur cet espace qui se dérobe, qui se cache « en deçà de toute la tradition européenne, en deçà de tous les conflits intraculturels, en deçà des formes indiennes et africaines qui dans u n étrange syncrétisme coexistent avec les formes occidentales » ; il nous faut y réfléchir parce qu'« en deçà de la culture que nous n'avons pas inventée, il y a notre idiosyncrasie c o m m e peuple, il y a la concrétion de l'humain dans cette terre qui est la nôtre ». Penser notre pensée c o m m e encore vivante dans plusieurs pratiques sociales contemporaines et depuis son origine, voilà une grande thématique pour la réception de Foucault en Amérique latine. Le courage de Foucault tenait à la tâche de penser autrement, de se penser autrement et en réfléchissant son rapport à l'origine. Tel m e paraît être l'élément essentiel de sa réception philosophique en Amérique latine. Réception signifie ici accueillir la réflexion foucaldienne c o m m e une attitude vigoureuse qui veut toujours dépasser les limites irréfléchies de la pensée au risque de la vérité. Quelle est pour sa part la thématique propre au « prog r a m m e énergétique » ? J'ai dit que cette thématique correspond à une réflexion sur l'actualité. Mais quelle actualité ? Est-ce que le rapport aux origines n'appartient pas à l'actualité ? Si, mais il faut mettre ce rapport en 68 corrélation avec des questions qui d'une part façonnent l'actualité et, d'autre part, demandent vivement u n diagnostic d u présent. O r , il m e semble que le choix de ces questions appartient au domaine toujours incertain de la recherche. Je propose de choisir deux questions qui m e semblent de la plus haute importance. S'il y a u n problème chez nous o ù se pose vivement cette corrélation entre le rapport à l'origine et l'exigence de diagnostiquer le présent, c'est bien la question de la pauvreté. Elle pose toute une problématique qui dépasse largement les analyses sociologiques, politiques, économiques, psychologiques et m ê m e anthropologiques et archéologiques, pour devenir une affaire pour la philosophie. Mais, en outre, la question de la pauvreté m e semble exiger u n regard philosophique sur les pratiques sociales contemporaines que la pauvreté construit : u n regard qui s'intéresse aux pratiques dans la mesure o ù celles-ci montrent la pensée encore vivante des origines. La question de la pauvreté ne se pose pas seulement comme une affaire pour la philosophie mais aussi c o m m e une affaire pour la pensée. Or, si la réception de Foucault exige que le diagnostic soit l'identification d u c h a m p de forces contraires à la critique, puisque quand il y a de la force pour la critique c'est qu'il y a bien des forces contraires, alors le « prog r a m m e énergétique » ne pourra pas éviter de critiquer 69 les discours contemporains qui, par leur force voire leur violence, empêchent l'exercice de la philosophie et de la pensée autour de la pauvreté - mais autour d'autres problématiques aussi, et n o n seulement en Amérique latine. Selon u n critère très personnel, je considère que le foyer le plus pernicieux à cet égard réside dans ce que l'on pourrait appeler le « discours managerial », à savoir toute la prolifération de textes, signes et images qui nous promettent une « éthique » d ' u n individu jamais connu : l'individu qui se donne sa manière de vivre et soi-même c o m m e objet d u management. Cette thématique d u « programme énergétique » avec ces deux questions (problématique de la pauvreté et critique d u discours managerial) esquisse mes propres recherches, qui par ailleurs se développent bien trop lentement depuis quelques années, et que je réalise dans le cadre d u Centre de Recherches en Systémologie Interprétative : le centre auquel j'appartiens à l'Université des Andes au Venezuela et o ù l'on a essayé de bien recevoir Foucault parmi d'autres philosophes. C e sont des recherches que je poursuis maintenant au Département de Philosophie de Paris XII, o ù m e s collègues philosophes m ' o n t accueilli en m e montrant qu'il y a encore ici de \iphilia. Je les remercie vivement... ainsi que vous tous pour cet accueil dans les Dialogues philosophiques. 70 La philosophie en Amérique latine : de l'imitation à la pensée créatrice Monica Jaramillo-Mahut « Grande était sa sagesse, sa vue atteignait jusqu'aux forêts, les rocs, les lacs, les mers, les montagnes et les vallées. E n vérité ils étaient des h o m m e s admirables Balam-Quitzé, Balam-Acab, M a h u c u t a h et Iqui-Balam (...) Ils ont fini par tout connaître et ils ont examiné les quatre coins et les quatre points de la voûte céleste et les confins de la terre. Mais le Créateur et le Formateur n'écoutèrent pas cela avec d u contentement (...) ! Q u e leur vue ne puisse atteindre que ce qu'ils ont de plus proche, quil ne puissent voir qu'une partie de la terre ! Alors, le Cœur du Ciel leur jeta une vapeur sur les yeux qui s'obscurcirent (...) C'est ainsi que la sagesse et toutes les connaissances des quatre h o m m e s , origine et principe [de la race quiche] furent détruites ». Popol Vu h (« Livre de la C o m m u n a u t é »)'. Je tiens à remercier vivement la Section de la Philosophie et des Sciences Humaines de l ' U N E S C O 1. Popol Vuh : Las antiguas historias del Quiche. Trad. Adrián Recinos, in Literatura Maya. Caracas : Ayacucho, 1980, 3" partie, chap. Il, pp. 63-64. 71 pour l'occasion qui m'est donnée aujourd'hui de m ' e n tretenir une deuxième fois avec vous dans ce lieu hautem e n t représentatif de la culture dans le m o n d e et engagé dans le dessein de promouvoir une culture d u pluralism e . Ainsi, ce n'est pas par hasard que je choisis en épigraphe u n extrait d u récit de la célèbre légende d u Popol Vuh qui raconte l'origine d u peuple maya-quiché d u Guatemala et de la région mexicaine d u Yucatán. C e texte majeur de la culture précolombienne, dont o n souligne la pluralité d'identités c o m m e si l'on voulait déjà nous mettre en garde, à nous les latino-américains, contre les dangers des identités nationales et des nations organiques, donne u n éclat particulier à l'idée d ' u n certain esprit universaliste, et en tout cas d'une pensée plus ouverte et pluraliste. L'Amérique latine en a grand besoin dans ces temps d'incertitude o ù le risque est plus grand que jamais de nous « jeter de la vapeur dans les yeux » et de succomber aux particularismes ethnocentristes et aux philosophies au singulier, au profit de la montée des nationalismes. U n e époque bouleversée c o m m e la nôtre, où la pauvreté, les problèmes liés à l'environnement mais aussi la marginalisation, l'exclusion et le déplacement forcé des populations pour cause de la violence atteignent des proportions inimaginables, nous y oblige. Car nous connaissons tous, de nos jours, ce qui se passe lorsque l'on brise le lien entre les concepts de démocratie et 72 de nation ou, pire encore, lorsque les tendances xénophobes des nationalismes aux allures populistes accompagnent leur propagande d'un appel au patriotisme, à une « conscience » o u « identité » nationale et à u n souvent mal compris principe d'autodétermination nationale renvoyant au vieux et redoutable modèle de la nation ethnoculturelle. L'envers de ce m o u v e m e n t se trouve, pourtant, dans le récit de la tradition quiche ; avec lui, o n trouve également les sources d'une aspiration qui nous est c o m m u n e . Construire, autant que faire se puisse, des rapports plus étroits avec la c o m m u n a u t é philosophique internationale, en orientant davantage la philosophie politique vers les principes de solidarité humaine, de lutte contre la pauvreté, de reconnaissance des différences et d'inclusion d'autrui. D a n s u n autre ordre d'idées, o n pourrait adresser tout aussi bien u n e critique à la philosophie politique, là o ù elle nie d'autres différences en devenant à son tour « particulariste » par la teneur exclusive des problèmes dans lesquels elle s'engage. C a r la philosophie politique ne peut occuper à elle seule le domaine de la réflexion philosophique tout entière, au risque de se scléroser et de s'essouffler. Voici une tendance qui se fait sentir de temps à autre dans nos écoles et départements de philosophie, o ù certains de nos élèves et professeurs de philosophie voudraient ôter à l'esthétique, à la philosophie de la science, à la logique o u à l'histoire de la philosophie leurs lettres de noblesse. 73 M ê m e si m o n interprétation peut paraître trop ambitieuse, ayant trait à u n texte qui apparemment n'a aucun lien avec la philosophie, le Popol Vuh m e permet d'aborder une thèse plus polémique : l'idée qu'il n'y a pas et qu'il ne saurait y avoir, à la rigueur, de philosophie latino-américaine et moins encore qu'il serait possible d'« inventer u n logos hispano-américain » et « anti-européocentriste ». L a raison créatrice est le seul logos que nous s o m m e s à m ê m e de pouvoir réinventer aujourd'hui, et nous ne le pouvons qu'à condition d'être en c o m munication constante et dynamique avec les autres. Je m e rallierais volontiers à ce qu'affirma Ángel Capelletti lors d u neuvième Congrès Interaméricain de Philosophie qui eut lieu à Caracas en 1977 : « Le fait d'exiger (...) une philosophie entièrement originale, une vraie philosophie d'Amérique latine, c o m m e l'ont fait avec plus d'enthousiasme q u e de rigueur quelques auteurs contemporains, c'est quelque chose qui n'a pas de sens. N ' a pas une philosophie propre celui qui veut mais celui qui peut »2. E n revanche, il est certain que nous faisons aujourd'hui de la philosophie en Amérique latine et que cette philosophie est, assurément, plus vivante et créatrice que par le passé. Pensée créatrice, donc, car moins 2. Cité dans La filosofía en América : IX Congreso Interamericano de Filosofía, t. I, Caracas : Sociedad Venezolana de Filosofía, 1979, p. 8 0 . 74 formaliste, dogmatique et répétitive et moins animée par l'esprit d'érudition, par u n éclectisme de mauvais aloi o u par le scientisme, c o m m e elle le fut longtemps sous l'emprise des traditions scolastique et positiviste. Philosophie vivante, donc, ne serait-ce que par la prise de conscience de sa responsabilité à l'égard de la condition humaine, et par l'action partagée d'une c o m m u n a u t é philosophique vraiment « communicante ». Le mythe de la création de la race aborigène m a y a raconté dans le Popol Vuh, nous aide aussi à prendre conscience que l'histoire de la philosophie en Amérique latine ne s'est faite et ne se fera pas en u n seul jour. C o m m e l'anthropogenèse d u peuple quiche avait d û passer par plusieurs tentatives, de m ê m e la philosophie en Amérique latine est le résultat d'un développement lent et parfois hésitant. Pour reprendre la belle métaphore d u Popol Vuh, nous s o m m e s passés de la philosophie de l ' h o m m e en bois à celle de l ' h o m m e en maïs ; une philosophie qui semble aujourd'hui plus à m ê m e de surmonter la querelle, devenue anachronique et à certains égards factice, cherchant á établir si nous s o m m e s encore des pré-modernes, des modernes o u en voie de modernisation, des postmodernes ou des « transmodernes » — pour employer le terme d'Enrique Dussel, le théoricien de la Philosophie de la Libération pour qui l'Amérique latine est l'envers de la modernité, sa face exclue, n o n 75 reconnue, toujours ignorée et qui ne voit dans la modernité européenne que l'expression d ' u n ego conquirio. Il existe, en effet, selon l'auteur de Y Ethique de la libération à l'ère de la globalisation et de l'exclusion, deux variantes de la modernité qui lui permettent de développer sa critique : celle d u « centre de l'Europe » et « la modernité hispanique et humaniste de la Renaissance, encore liée à l'ancien système interrégional de la chrétienté méditerranéenne et musulmane »3. Toute se passe c o m m e si ce qu'il appelle la modernité « centro-européenne » était quelque chose d'univoque et susceptible d'être comprise c o m m e une pensée monolithique malgré ses variantes. Une telle conception est liée à la vision bipolaire « centre/périphérie » établie dans les années 6 0 par les théoriciens de la dépendance ; et Dussel la reconstruit de façon quelque peu artificielle pour développer sa critique de la modernité européenne et de l'européocentrisme. E n essayant de développer notre thèse, nous ne prétendons pas nier le fait que les tenants de la « philosophie latino-américaine » aient contribué à éclaircir le débat modernité/postmodernité en Amérique latine, et qu'ils aient contribué à susciter une nouvelle culture politique et une philosophie pratique ancrée dans notre contexte 3. Dussel, E. Ética de la liberación. México : U N A M , 1998, pp. 58-59. 76 social, culturel et politique. Notre propos ici n'est pas d u tout de contester en bloc cette perspective philosophique, qui d'ailleurs n'est pas univoque. Mais si l'on s'accroche à l'idée que cette pensée ne peut exister que c o m m e une philosophie de la libération o u de « tendances libératrices », o n risque de la transformer aussitôt en idéologie et de sombrer dans u n «latinoaméricanocentrisme» qui empêche de voir o ù se trouve la cause que l'on croit servir. Tout se passe en effet c o m m e si, soustraite à son histoire et à ses traditions, la philosophie ne pouvait être comprise que c o m m e une pensée inédite. Paradoxalement, ceux qui font de la modernité occidentale u n ego conquirio à l'égard des peuples exclus promeuvent à leur manière u n discours d'exclusion, ne fûtce que c o m m e recherche d'une pensée particulariste qui ne serait qu'une anthropologie culturelle o u , tout au plus, une histoire des idées latino-américaines. L'idée que nous avançons ici est qu'aujourd'hui la philosophie en Amérique latine semble regarder en avant et qu'elle c o m m e n c e à avoir une pensée de l'avenir, sans pour autant renier les traditions vivantes desquelles elle est issue. E n essayant de surmonter les risques des pensées au singulier, nous s o m m e s donc passés à la philosophie au vrai sens d u terme, celle qui cherche à remplacer la fureur d u Polêmos par une pensée plus universaliste et qui trouve son élan à la fois dans nos maîtres à penser 77 que dans les grands représentants de la tradition grécoeuropéenne. Libre à chacun ensuite d'essayer de reformuler les problèmes philosophiques dans les termes d'une philosophie pratique capable de nourrir une réflexion axée sur les problèmes d u m o n d e où il vit. A u cours de la dernière décennie, o n a assisté par exemple à u n renouveau de la phénoménologie husserlienne en Amérique latine. Cette tradition philosophique, en partie à l'origine de la modernité philosophique en Colombie lors de la création de l'Université Nationale en 1946, a connu des développements intéressants dans les principales universités d'Amérique latine, c o m m e l ' U N A M au Mexique, l'Université de Buenos Aires, l'Université Catholique d u Pérou ou encore les universités celles de Campinas au Brésil et d'Antioquia en Colombie. Cet essor de la phénoménologie ne m e paraît pas fortuit, puisqu'il va de pair avec une préoccupation à l'égard de problèmes qui sont au cœur de la philosophie politique. Celle-ci est à son tour envisagée c o m m e une philosophie pratique visant à constituer une éthique de la responsabilité, une éthique conçue c o m m e « orientation téléologique vers la communauté universelle », pour emprunter le titre d'un texte de la phénoménologue argentine Julia Iribarne, et qui se pose c o m m e u n effort de transformation de l ' h o m m e et une exigence de renouvellement de la culture. Le philosophe colombien 78 Guillermo H o y o s Vásquez décrit dans les termes suivants la valeur pluraliste de cette approche : « l'insistance de l'herméneutique et de la phénoménologie sur l'appartenance à u n m o n d e vital c o m m e point de départ pour s'approprier la multiplicité de perspectives que configurent d'autres points de vue, ainsi que leur exigence d ' u n détour linguistique permettant de reconnaître les autres dans leur différence, donne son sens au pluralisme. C e n'est qu'ainsi que l'on peut développer de façon autonom e d'autres styles de philosopher qui soient orientés par u n télos explicite o u implicite. D a n s le cas de la philosophie morale, politique et d u droit, ce pluralisme investit également les discours d'autres sciences »*. Bien des développements de la phénoménologie politique pourraient ainsi contribuer à éclaircir le débat, encore ajourné en Amérique latine, sur les risques que représentent pour la démocratie les poussées nationalistes. D'après Husserl, le succès de l'idéologie nationaliste est révèle ce qui peut arriver lorsqu'on m a n q u e d'une véritable culture philosophique et politique et que l'on a à faire à une « pensée n o n formée ». Quels intérêts 4. Hoyos Vásquez, G . « Medio siglo de Filosofía Moderna en Colombia : reflexiones de un participante », in Leal B . , Rey G . , (éd.) Discurso y razón : una ¡listona de las ciencias sociales en Colombia : U N I A N D E S , Bogotá, 2000, pp. 127-153. 79 obscurs ne se cachent pas sous ce « pessimisme sceptique (...) o u sous l'impudence de la sophistique politique que de façon si funeste domine notre temps, sous prétexte d ' u n discours d'éthique sociale qui sert uniquement à promouvoir les fins égoïstes d ' u n nationalisme corrompu »\ Et Husserl de poursuivre que nous pouvons rester attachés à notre culture sans retomber dans u n e adhésion passive à des valeurs figées. Car la culture est l'expression d'une tradition vivante dans laquelle chaque personne ( c o m m e être à la fois individuel et social) se forme et qu'elle peut contribuer à façonner de façon critique, créatrice et dynamique, à condition qu'elle ait la volonté et la détermination de revenir de façon critique sur les traditions qu'elle a reçues, en les questionnant sans cesse. Husserl insiste aussi sur le fait que c'est de l'intérieur que nous devons examiner notre culture pour nous ouvrir vers celles des autres. Mais aussi sur le fait que c'est en surmontant les differentiations q u e nous p o u vons tisser des rapports d'intercompréhension, de tolérance active et de solidarité réciproque à travers des actes de communication interpersonnelle. Certes, il n'existe de véritable solidarité active sans une « solidarité de sens » et 5- Husserl, E . « Renovación. El problema y el método ». In : Renovación del ho?nbre y de la cultura. Madrid : Anthropos, 1988, pp. 3-4. 80 sans la mise en c o m m u n « d'un m o n d e d u logos » qui n'est autre que celui de la philosophie « en tant que praxis des philosophes ». Voilà pourquoi le développement d ' u n m o u v e m e n t de coopération pacifique dans l'esprit culturel et universel de la philosophie ne peut commencer qu'après avoir montré que la philosophie, à défaut d'un territoire qui lui appartienne véritablement, est seule à pouvoir opérer une distanciation critique d'avec sa tradition. Je ne peux pas m'attarder ici sur l'idée de communauté philosophique supranationale chez Husserl, d'une « omnisociété, idéellement orientée » à laquelle on parvient, étape par étape, à partir de la constitution d'une simple c o m m u n a u t é de vie, en passant par une c o m m u n a u t é personnelle et une c o m m u n a u t é intersubjective pour aboutir, à la fin, à l'idée d'une c o m m u nauté spirituelle et supranationale de philosophes. Celleci ne saurait toutefois instaurer u n universalisme abstrait ou déterminé d'avance, mais résiderait dans la volonté active de la c o m m u n a u t é philosophique, engagée dans des tâches concrètes et au sein d'une humanité concrète. Telle est peut-être la raison pour laquelle, plus que le terme « libération », l'expression « émancipation » par la philosophie semble mieux adapté au contexte latinoaméricain. Mais que signifie, aujourd'hui, ce terme ? Faut-il réclamer encore, c o m m e Jacques Derrida le faisait ici m ê m e en 1991, le droit à laphilosophie du point de vue 81 cosmopolitique ? Réclamer le droit à la philosophie, c'est rappeler d'abord que la culture philosophique et politique prend ses racines au sein de l'institution universitaire : c'est donc plaider en faveur de l'université et de son destin philosophique. O n ne saurait considérer le travail philosophique d'une part, et l'enseignement philosophique d'autre part, c o m m e deux domaines différents : pas plus que l'on ne peut dissocier la philosophie de l'exigence de vivre de manière philosophique, en accord avec ce que nous pensons et disons et guidés par une attitude responsable à l'égard de nos actions, en nous préoccupant des conséquences et des effets pratiques de nos discours. D e m ê m e , o n ne peut pas séparer la philosophie de notre expérience de la pratique philosophique telle qu'elle se fait dans les écoles et les instituts de recherche, dans les congrès et les colloques de philosophie. Pour mieux préciser ce que j'entends par « émancipation par la philosophie » et pour montrer c o m m e n t la philosophie en Amérique latine est devenue plus créatrice, il n'est peut-être pas inutile d'amorcer quelques réflexions autour de l'enseignement philosophique et de la culture universitaire. 82 E n guise de conclusion : la philosophie c o m m e pensée créatrice dans la crise de l'université publique latinoaméricaine L'histoire de la philosophie en Amérique latine est indissociable de l'enseignement universitaire. Aujourd'hui, c'est l'essor de la philosophie dans nos universités qui autorise à espérer u n renouvellement de la pensée en Amérique latine. N o u s entendons u n e philosophie qui peu à peu parvient à se déterrer, à surmonter son c o m plexe d'infériorité presque ancestral face à la tradition millénaire de laquelle elle est issue. U n e philosophie qui n'a pas peur de reconnaître l'origine de son essor. Si notre seul parti c'est la cause de la philosophie, peu importe en effet de savoir si une nouvelle pensée s'est développée en nous à partir de Platon, d'Aristote, de Spinoza, de H o b b e s , de Descartes, de Kant, de Husserl o u de Derrida. Je pense une fois de plus à la phénoménologie et au bien-fondé de ce m o t de Husserl que je rapporte ici sans complexes : « N o u s avons besoin de ces philosophies pour elles-mêmes, afin que le contenu de leur orientation intellectuelle nous stimule. (...) Mais ce ne sont pas les philosophies qui font de nous des philosophes. Vaines sont les tentatives qui restent dépendantes de la dimension historique, qui se livrent à une activité historico-critique et veulent parvenir à une science philosophique à partir d'un travail éclectique ou, à terme, d'une renaissance anachronique. 83 L'impulsion de la recherche ne provient pas des philosophies, mais des choses et des problèmes »6. Les différents styles philosophiques représentent autant de perspectives pouvant nourrir d'autres vues et ouvrir de nouveaux chemins de recherche. C'est toujours ainsi que s'est faite la philosophie. C'est toujours ainsi qu'elle doit se faire, si l'on veut éviter qu'elle retombe dans l'immobilisme o u dans u n nuisible relativisme historiciste. Il y a, cependant, u n certain changement dans la façon dont la philosophie est enseignée aujourd'hui en Amérique latine. Sans négliger l'histoire de la philosophie, o n a tendance en effet à privilégier l'analyse des problèmes par rapport à l'examen des doctrines. Doit-on attribuer à cette nouvelle orientation l'entrée chaque fois plus ostensible de la philosophie dans le domaine des sciences humaines et, fait encore plus remarquable, dans ceux de l'ingénierie et des disciplines dites technologiques ? N o n seulement la philosophie est entrée de plein pied dans nos universités mais l'université m ê m e c o m m e n c e à devenir plus philosophique. Elle est repensée par des philosophes, qui semblent de plus en plus s'engager dans u n e défense active et critique de l'université publique menacée de disparition par les nouvelles 6. Husserl, E . La philosophie comme science rigoureuse. Trad. Marc D e Launay, Paris : P U F , 1989, pp. 84-85. 84 exigences d u marché. U n e autre menace vient d u rapport conflictuel presque ancestral entre l'université publique et l'Etat, n o t a m m e n t en ce qui concerne l'autonomie universitaire, le financement de l'université et la diminution progressive des subventions accordées à la recherche. Ceci dit, il est bien évident que deux conceptions d o m i nantes d'université s'opposent dans le contexte latinoaméricain : d'une part, l'idée d'une université orientée vers des valeurs et des normes de vie démocratiques et axée sur la pensée critique et, d'autre part, une université particulariste et traditionaliste repliée sur elle-même. Aussi l'institution universitaire ne serait-elle pas comprise c o m m e une c o m m u n a u t é sociale dynamique et c o m m e une institution de service, mais c o m m e une entreprise o u une organisation marchande. O r , réclamer le droit à l'enseignement public, surtout dans le contexte social et politique que connaît à l'heure actuelle l'Amérique latine, c'est réclamer le droit à la philosophie, à la démocratie et à la paix ; c'est proclamer le besoin d ' u n esprit créatif capable de déployer toutes les ressources nécessaires à poursuivre en c o m m u n l'équité sociale. C o m p t e tenu de la signification d u m o t latin universitas, que l'on peut traduire par l'expression « c o m m u nauté d'universus », l'université publique possède une vocation essentiellement critique, émancipatrice et pluraliste. Elle doit donc se construire selon une tension 85 dynamique oscillant entre l'adhésion à certains principes constitutifs de son patrimoine historico-culturel et de sa motivation originaire et les changements de paradigmes qui doivent accompagner la réflexion sur la valeur et le sens de son activité critique et formatrice, ainsi que sur sa fonction sociale et éthique. O r cette idée d'université orientée vers la formation d'une culture d u pluralisme, d'université critique et dynamique s'oppose ouvertement à l'université traditionaliste et rétrograde à laquelle voudraient revenir les tenants d u modèle de l'universitéentreprise. « Q u e l'université se taise, pourvu qu'elle soit performante et qu'elle obéisse aux exigences d u marché et de la d e m a n d e », voilà leur devise. Il ne faut cependant pas se méprendre : réclamer le droit à la parole pour l'université publique ne signifie pas vouloir revenir à l'université politisée et contestataire des années 7 0 . Il s'agit en revanche d'invoquer le besoin de parole créatrice, celle qui transforme l'activité de penser en possibilité d'agir et qui ne vise pas seulement le m o n d e tel qu'il est mais le pressent c o m m e u n m o n d e pour tous, c o m m e u n e réalité plurielle et multicolore. L'université doit donc viser la reconnaissance active des différentes visions d u m o n d e et de la connaissance. Elle ne doit cependant pas se borner a cela. Elle doit promouvoir la culture philosophique qui seule peut transformer le milieu universitaire en laboratoire de démocratie. 86 Car l'université, surtout par sa vocation publique, est l'espace social privilégié des dissensions raisonnables, de l'apprentissage de la discussion bien argumentée, d u débat démocratique et de la régulation des conflits. Mais elle doit être aussi l'espace d u rêve, de l'imagination et de l'utopie créatrice, qui n'a rien à voir avec l'utopisme historiaste des réformateurs de l'humanité ni avec la « fuite magique » dans u n universalisme diffus o u dans u n pluralisme et u n cosmopolitisme abstraits. Ainsi se dessine le sens de la pensée créatrice : une pensée philosophiquement émancipée de la ferveur naïve et de la fureur partisane, et qui ignore les appels à la haine et à la xénophobie provenant de la trompette guerrière de la « sophistique nationaliste ». Je ne saurais trouver u n meilleur exemple, pour illustrer l'incidence de la philosophie dans le développement de la pensée créatrice, que celui de m o n université, dont le n o m en dit long : Université Industrielle de Santander. La U I S fut, en effet, conçue sur le modèle de l'université modernisante des années 5 0 , dont le but principal était de contribuer à l'industrialisation et à l'expansion technologique de m o n pays. Et elle a bien réussi car elle est aujourd'hui une des universités les mieux réputées en Amérique latine dans la formation des ingénieurs. L'introduction des programmes de la faculté des Sciences Humaines, mais surtout de la philosophie dans la scène 87 universitaire fut difficile et tardive. Notre École de philosophie n'a pas cinq ans et est la plus jeune de Colombie. Paradoxalement, ce sont aujourd'hui les ingénieurs qui se rapprochent le plus de la philosophie, de manière que la philosophie est devenue moins le correctif de la formation dite scientifique que son alliée. N o u s travaillons de concert n o n seulement dans le cadre de programmes de C T S o u de bioéthique mais aussi dans des projets c o m m u n s cherchant à construire une culture scientifique, humaniste et politique. C'est ainsi que I'' ingenio-engine propre aux ingénieurs s'est fortifié au contact de la philosophie, et que nous avons pris conscience, de notre part, de l'importance d'une formation scientifique et interdisciplinaire pour le travail et la formation philosophique. Certes, tout cela constitue à peine une ébauche d u rôle de la philosophie dans l'université et nous s o m m e s tout juste au début de cette impulsion de la raison créatrice. Celle-ci s'exprime dans la rigueur intellectuelle qui caractérise les congrès de philosophie, dans le développem e n t de l'esprit de recherche, dans la qualité des publications et dans l'établissement progressif de liens académiques. Plus encore, cette culture philosophico-politique (pourtant n o n politisée) a contribué à modifier l'attitude des étudiants par rapport à la politique et au sens de l'action sociale dans u n contexte public. C'est 88 encore u n exemple tiré de la U I S qui nous en fournit la preuve. Tout récemment, en octobre 2 0 0 4 , presque 5 0 0 étudiants de la U I S ont mobilisé l'opinion publique à travers une marche pacifique qui, en u n peu plus d'une semaine, a réuni le nord-ouest de la Colombie, o ù se trouve notre ville, à Bogotá, pour défendre l'hôpital universitaire de Bucaramanga qui avec une cinquantaine d'autres hôpitaux est menacé de fermeture. La Colombie traverse l'une des crises les plus graves des trois dernières décennies dans le secteur hospitalier et dans le système national de protection sociale et de santé publique. L a marche a eu u n impact considérable au niveau national et les étudiants ont été reçus au Congrès. Ils sont en train de générer un m o u v e m e n t populaire de portée nationale, voire internationale, à l'appui de plus de deux millions de signatures et dont le but est d'exiger que le droit à la santé publique, inclus dans notre Charte comme étant u n droit constitutionnel fondamental, devienne réalité. Il n'est pas de meilleur témoignage d u changement de perspective qui c o m m e n c e à se dessiner dans l'université latino-américaine que ces mots de Salvador Rincón, l'étudiant en médecine qui dirigea cette marche pour la santé et qui représente les étudiants au Conseil Supérieur de la U I S : « N o u s avons fait de la pédagogie et nous avons suscité la solidarité citoyenne. Lors de notre passage par les 89 bourgs de province nous avons construit u n chemin de solidarité dans le seul but de faire face à la crise d u Réseau Public Hospitalier et u n chemin pédagogique solidaire et prospectif face au collapsus de la loi 100 et d u Système National de Santé. Durant ce parcours de dix jours, plus de trente mille personnes nous ont accompagnés dans des assemblées, des entretiens et des débats. (...) D e nouvelles voix et d'autres acteurs ont fait leur apparition dans le débat public sur la santé. Je voudrais dire seulement que ceux qui ont p u croire que la jeunesse est désengagée et qu'elle ne se soucie guère de la reconstruction d u sens d u public ont tort. Les cinq cent jeunes marcheurs et les plus de dix mille étudiants qui ont participé avec nous à cette mobilisation ont montré que nous voulons et pouvons participer de façon active au dialogue national et que nous voulons avoir une incidence critique dans la prise responsable des décisions ». L'université publique et la culture philosophique et démocratique qu'elle développe méritent la plus grande attention. N o u s avons la plus ferme conviction que tant que leurs destins resteront unis, nous pourrons nourrir l'espoir d'une Amérique latine plus conquérante sur le plan de la raison créatrice, mais surtout caractérisée par 7. Rincón, S. « Los logros de la marcha por la salud », in Cátedra libre, Periódico de la UIS, 9, 74, p. 3. 90 l'emprise des idées sur la force aveugle des armes et des dogmes. Mais la pensée créatrice ne sera pas telle tant qu'elle ne parviendra à écouter à nouveaux la voix de ces h o m m e s admirables dont nous parle le Popol Vuh. Nulle part autant que dans ce récit l'on ressent que la pire menace pour une culture consiste à la voir sombrer dans des préjugés indéracinables. Il nous reste donc à méditer sur cette vigilance critique qui définit aujourd'hui la tâche éthico-politique de la philosophie. C o m m e n t s'y prendre pour enlever de nos yeux cette vapeur aveuglante que nous imposa fatalement l'implacable décret de nos dieux créateurs ? 91 Existe-t-il une pensée latino-américaine ? La dimension pratique de la philosophie1. Arturo Andrés Roig Répondre affirmativement à la question s'il existe u n e pensée latino-américaine nous paraît aller de soi, dans la mesure o ù Ton admet qu'il est effectivement possible pour u n sujet de s'identifier c o m m e latino-américain. Cette dernière question ne laisse aucune place au doute. E n revanche, dès lors que nous nous interrogeons sur la possibilité de parler d'une « philosophie latino-américaine » et sur les caractéristiques éventuelles de celle-ci, nous s o m m e s confrontés à une question bien plus compliquée. Certains seraient prêts à répondre par la négative de manière catégorique. 1. U n e première version de ce rexte a été publiée dans : Arturo Andrés Roig, El pensamiento latinoamericano y su aventura (II), Buenos Aires, Centro Editor de America Latina, 1994. 93 Avant de répondre à cette question, il nous paraît important de rappeler la position d u maître José Gaos, d'autant plus suggestive que ses inquiétudes émanaient du domaine culturel espagnol, o ù la m ê m e question s'est posée à plusieurs reprises à propos de l'Espagne. La double expérience philosophique que connut Gaos à la suite d u grand exil que provoqua la déroute de la seconde République espagnole, expérience vécue à Madrid aussi bien qu'à Mexico, lui ouvrit la possibilité de se trouver en présence d'un horizon culturel très riche. Pendant que l'Espagne d u franquisme ravivait les idéaux morts de l'ancien Empire et qu'elle organisait sa politique culturelle selon les traditions les plus réactionnaires, José Gaos essaya de découvrir les traits c o m m u n s aux deux parties d'un m o n d e scindé : le m o n d e américain qui autrefois avait ébranlé l'Impérialisme espagnol au m o y e n des armes, et le m o n d e hispanique, une nouvelle fois submergé par les idéaux mités de ceux dont il n'avait pas p u s'affranchir. D e sorte qu'au m o m e n t o ù il se propose, avec enthousiasme, d'étudier notre pensée, il ne prend pas pour unique sujet l'Amérique Latine, mais plus largement le m o n d e Hispano-américain, terme par lequel il comprenait l'Espagne aussi bien que l'Amérique — évidemment, les parties hispanophones de l'Amérique Latine et de l'Espagne. Cette façon de poser le problème se justifie en 94 ce que les processus d'identification constituent u n entrecroisement nourri de lignes identificatrices et que nous s o m m e s nombreux en Amérique latine à nous reconnaître aussi c o m m e « Hispanoaméricains », d'autant qu'il s'agit là d ' u n aspect majeur de l'immense richesse culturelle qui compose notre héritage. Et l'on peut en dire autant, sans aucun doute, des « Lusoaméricains ». Le processus de décadence et de ruine de la tradition impérialiste, arrêté en Espagne après la Guerre Civile, avait c o m m e n c é , c o m m e le rappelait à juste titre Gaos, au XVIII' siècle, époque à laquelle aux Amériques « pris naissance u n m o u v e m e n t spirituel et politique » de rupture. C e processus prit fin en 1898, mais il n'en fut pas de m ê m e pour l'Espagne qui, selon les termes de Gaos, encore en 1942 « continuait d'être sa propre et dernière colonie »-. En dépit qu'on en ait, autant l'Espagne que l'Amérique, affirme Gaos, ont donné naissance à une « pensée » qui constitue, selon ses termes, « la plus récente et pas la moindre contribution du m o n d e hispano-américain à une philosophie originale et universelle »\ Dans un autre travail, 2. José Gaos, « Localización histórica del pensamiento hispanoamericano », in Cuadernos Americanos, México, 4 , 1942, p. 70-71. 3. Ibidem, p. 86. 95 toujours sur u n m o d e catégorique, il nous dit que « la pensée américaine, et pas seulement l'espagnole, est philosophique ». Il admet par la suite que ses œuvres « ne ressemblent pas à celles qu'on n o m m e des œuvres maîtresses de la philosophie », puisque plus d'un a conclu qu'elles ne sont pas proprement philosophiques. Cependant, il nous rappelle que « les jugements sur la nature et la valeur d'une culture » se révèlent être toujours des « positions historiques », qui de surcroît ont souvent tendance à exclure. « La position métaphysique, systématique et méthodique — conclut-il — ne peut que voir la pensée hispano-américaine, espagnole et américaine, c o m m e quelque chose d'extrêmement distant ». Face à ceci, il affirme que « une position différente pourrait consister à voir dans cette pensée une manifestation philosophique, et m ê m e une pensée particulièrement significative »4. O n voit que Gaos présente le problème sous deux jours différents : d'une part il n'existe pas de modèle unique des actes philosophiques et, d'autre part, la validité de ces derniers dépend d'une situation historique. D e plus, de cette inévitable insertion dans le fait historique dépendent 4. José Gaos, « Significaciónfilosóficadel pensamiento hispanoamericano », in Cuadernos Americanos, México, 2 , 1943, p. 75. 96 les caractères de cette philosophie hispano-américaine au sujet de laquelle Gaos n'a aucun doute, qu'il s'agisse de son existence o u bien de la valeur qui lui est propre. E n cherchant à caractériser cette philosophie, il en souligne d'abord ce qu'il appelle u n « immanentisme ». Auparavant il introduit une lecture singulière de la fameuse doctrine de l'alternative historique dont avait parlé Dilthey et selon laquelle le développement de la philosophie européenne montre u n m o u v e m e n t constant entre une phase transcendantaliste, systématique et méthodique et une autre immanentiste, asystématique et a-méthodique. D o n c , pour Gaos, l'alternative existe, mais elle perd de sa force à mesure que la phase transcendantaliste o u métaphysique s'affaiblit^. Ainsi apparaît un aspect caractéristique de la façon américaine de philosophe : nous représentons « une promotion importante et originale » de ce renforcement et de cette consolidation de la phase immanentiste et ce fait s'est accentué depuis le xville siècle sans interruption'1. Ceci est à mettre en relation avec une foi très ferme en ce que la pensée constitue une « puissance historicoculturelle » et « explique u n e propension innée à 5. Ibidem, p. 70-71. 6. Ibidem, p. 73. 97 l'éthique ; une productivité naturelle d'ordre esthétique ; une foi spontanée dans la vertu politique de l'éthique ; une éthique et une politique de l'esthétique ; une esthétique, une éthique et une politique de la parole orale, c'est-à-dire de la communication personnelle »". Gaos résume en trois expressions tout ce que nous venons de lire, que l'on dirait être une « éthique d u discours » et qui serait c o m m e innée en nous : « éthicisme, esthéticisme, verbalisme » — tout ceci étant, à son tour, canalisé en une intention pédagogique 8 . Il ne s'agit donc pas d'une morale de la vie intérieure mais d'une vertu à laquelle o n assigne une force politique et pédagogique. Et plus encore, ce qui est esthétique en relation avec ce « verbalisme » se présente également à nous c o m m e recours éthique. « Il se peut que la foi en la vertu éthique et politique de l'esthétique dit-il soit davantage objet d e doctrine chez les penseurs d'Amérique que chez ceux d'Espagne : là, en Amérique, c'est ce que l'on trouve depuis Esteban Echeverría dit-il jusqu'à José Enrique R o d ó »". Bien sûr, si la dimension esthétique est u n aspect que la pensée américaine incorpore c o m m e quelque chose qui lui est propre face à la 7. Ibidem, p. 65. 8. Ibidem, p. 66. 9. Ibidem, p. 67. 98 pensée espagnole, Gaos n'oublie pas que, en ce qui concerne la morale, les hispano-américains disposent d'un « fond éthique séculaire hispanique »"'. Quels sont les auteurs sur lesquels s'appuie Gaos dans sa défense d'une philosophie hispano-américaine ? E h bien, à côté de U n a m u n o et Ortega, et parmi beaucoup d'autres, il fait référence aux américains suivants, et en particulier à quelques-unes de leurs œuvres : S i m ó n Bolívar (1783-1830) ; Esteban Echeverría (1805-1851) ; Eugenio M . de Hostos (1839-1903) ; Domingo Faustino Sarmiento (1811-1888) et son Facundo, Juan Montalvo (1833-1889) et ses Sept Traités; Manuel González Prada (1848-1918) ; José Enrique Varona (1849-1933) ; José Martí (1853-1895) et son ouvrage Notre Amérique; Alejandro Korn (1860-1936) et sa Liberté créatrice; Macedonio Fernández (1874-1952) ; José Enrique R o d ó (1879-1917) et ses Motifs de Protée ; José Vasconcelos (1882-1959) et beaucoup d'autres. A quelques différences près et exception faite pour ceux qui se sont éloignés d u politique pour trouver refuge dans la « liberté esthétique », « l'éthicisme » de ces penseurs implique en général u n rejet de doctrines c o m m e celle de Hegel, m ê m e s'ils n'en ont pas toujours 10. Ibidem, p. 78. 99 conscience. E n effet, en parlant d u rejet de l'éclectisme français de la part d u cubain José de la L u z y Caballero, il nous dit : « . . . une philosophie semblable était, c o m m e son aînée la philosophie hégélienne, une philosophie optimiste, tendant à justifier c o m m e rationnel tout le réel, établi et conservé : or une semblable philosophie finirait par être fatale à u n pays dont la situation réelle serait lamentable et devrait être modifiée, si cela était nécessaire, par la révolution o u la guerre contre la métropole. Q u e l q u ' u n s'est-il aperçu — demandait G a o s - de la similitude entre ces raisons et les critiques que devait diriger contre Hegel, dans la décennie 1838-1848, le jeune M a r x alors en train de forger sa conception matérialiste de l'histoire... ? »". Même si Gaos le passe sous silence, ces courants demeuraient scindés entre éthicisme et esthétisme. Il ne fait aucun doute que la beauté d u langage de José Marti — u n des plus beaux de la littérature de langue espagnole — n'avait pas besoin des « châteaux enchantés » de l'art, pas plus que ce grand combattant n'aurait p u être déclaré « citoyen de la patrie de l'âme » c o m m e le philosophe Osvaldo Robles a défini son compatriote Antonio Caso 12 . 11. Ibidem, p. 74. 12. Osvaldo Robles, Homenaje a Antonio Caso, Mexico, éd. Stylo, 1947, p. 73. Antonio Monclús Estella, « José Gaos y el significado de 100 D e telles positions nous poussèrent à proclamer la fin de la « philosophie de la liberté » qui accompagnait ces esthétisants, qui ont été nombreux, et à parler d'une « philosophie de la libération », formule qui connote la notion de « liberté » o u de « libération » ; la vérité est que ces deux termes sont compatibles avec cette « morale émergente » que soutenait u n autre patriote cubain, José de la Luz y Caballero et que, compte tenu des temps et des circonstances, o n retrouve chez Alejandro Korn. Il y a donc bien une philosophie hispano-américaine, dotée d ' u n style propre, de moyens de communication qui lui sont spécifiques — entre autres, la communication orale — et d'une thématique en accord avec cet i m m a nentisme qui caractérise notre Amérique selon Gaos. Bien sûr u n tel immanentisme, qui est à l'origine de la dimension pratique de notre philosophie, n'est pas incompatible avec la religiosité populaire. A partir de la thèse de José Gaos, donc, une réponse résolument affirmative apparaît quant à l'existence d'une "trasterrado" », dans : José Luis Abellán v Antonio Monclus (éds) El Pensamiento español contemporáneo y lit idea de America, Barcelona, Anthropos, 1989, p. 33 et sq. Arturo Andrés Roig, « La cuestión del modelo delfilosofaren la llamada Filosofía Latinoamericana », dans : Rostro vfilosofíade América Latina, Mendoza, Universidad Nacional de Cuyo, 1993, pp. 164-181. 101 pensée latino-américaine, quand bien m ê m e dans le cadre de ce qu'il appelait « Hispano-amérique ». Il est fort probable que le m o n d e lusitanien de notre Amérique présente une forme de philosophie pratique équivalente. Pour conclure, il nous reste à dire que, dans u n lien très étroit avec ce noyau « éthico-esthético-politicopédagogique » qui structure et organise notre façon de philosopher, il est également possible de reconnaître une anthropologie, qui n'est certainement pas étrangère à ce mélange de théorie et de praxis. Il est possible, en effet, de systématiser les m o d e s d'objectivation, selon leurs expressions théoriques et pratiques, au travers desquels le sujet latino-américain a construit l'objectivité de son m o n d e et, à son tour, sa subjectivité. 102 Géométrie et amitié Borges lecteur de Spinoza Diego Tatián Toute recherche sur le spinozisme de Borges doit prendre en considération deux types différents de textes. D'abord ceux dans lesquels la référence à Spinoza est explicite — parmi lesquels se détachent les deux célèbres poèmes dédiés au philosophe d'Amsterdam, ainsi que trois conférences, assez peu connues, qui se sont tenues en différents lieux de Buenos Aires1 — et, ensuite, u n ensemble de textes, de récits et de poèmes, dans lesquels Spinoza n'est pas cité mais o ù l'on sent une inspiration spinoziste. 1. L a première à l'Institut d'Echanges Culturels et Scientifiques Argentino- Israélien (« Spinoza », in Conférences de Jorge Luis Borges à l'iIt'OU, Buenos Aires, 1967) ; la deuxième à l'Ecole freudienne de Buenos Aires en janvier 1981 (Borges a l'Ecole freudienne de Buenos Aires, Agalma, Buenos Aires, 1993) et la dernière à la Société Hébraïque de Buenos Aires, le lu avril 1985 (« El labrador de infinitos », publiée à titre posthume aux éditions Clarín le 2 7 octobre 1988). 103 C e travail se propose une recherche partielle, dans la mesure o ù il s'intéressera principalement aux premiers. A u début de la conférence de 1981 2 , Borges dit qu'outre l'Ethique, il a lu, o u relu, u n article de J. A . Froude — ami et biographe de Carlyle —, le chapitre que Bertrand Russell a consacré à Spinoza dans son Histoire de la philosophie occidentale et u n article de Renan. Plus loin, il mentionne également u n travail d'Alain. O n ne trouve jamais chez Borges le fétichisme scolaire de la « source », mais u n goût pour les idées et u n intérêt réel pour l'intelligence des choses, grâce auquel le c o m m e n taire ne devient pas u n parasite d u texte. Parfois il préfère retarder le plaisir d u commentaire, c o m m e c'est le cas pour la Divine comédie : « j'ai lu des livres pour l'émotion esthétique qu'ils m e procuraient et j'ai repoussé les commentaires et les critiques » (...) « J'ai lu bien des fois la Divine Comédie, dans des éditions diverses, en prenant plaisir à leurs commentaires »3. D'autres fois, c o m m e o n le sait, il fait de l'œuvre, souvent inconnue voire imaginaire, u n épiphénomène d u commentaire, de la « discussion ». 2. Borges, Jorge Luis, Borges à l'Ecole freudienne de Buenos Aires, op.cit. Q u a n d une autre référence n'est pas spécifiée, les citations renvoient à ce livre. 3. Borges, Jorge Luis, Obras completas (1975-1985), Emecé, Buenos Aires, 1989, pp. 208-209. 104 Cependant, outre cette confession partielle sur les c o m mentaires consultés, la première page d u texte m e t en avant trois idées principales de la lecture borgésienne de Spinoza. La première tient au sens m ê m e de sa pensée. « . . . Je crois comprendre pour l'essentiel le système de Spinoza, sauf que pour m o i ce n'est pas u n système. Je dirais plutôt que c'est u n acte de foi. C'est-à-dire, que la philosophie de Spinoza peut être professée c o m m e une religion, et c'est sans aucun doute c o m m e ça qu'il la vivait ». La deuxième idée tient à la forme : « il y a un fait qui nous éloigne de Spinoza et qui en m ê m e temps en fait u n des plus grands, des plus originaux . . . le fait que, c o m m e chacun sait, il développe la philosophie ordinegeométrico ou more geométrico, je ne sais plus quelle expression latine il utilise. C e système l'a rendu célèbre, et a en m ê m e temps rendu le livre moins accessible ». U n peu plus loin Borges mentionne une traduction nord-américaine qui laisse de côté l'appareil géométrique et qui, par conséquent, rend la lecture plus facile et nous rapproche de la compréhension de XEthique. La troisième idée ne se réfère pas à la pensée mais à l ' h o m m e : •< . . . Spinoza, Baruch Spinoza, est une figure pathétique, de la m ê m e manière, disons, qu'Alonso Quijano, que Macbeth, qu'Hamlet. C'est ainsi que nous le voyons, et cela ne lui aurait certainement pas plu, car 105 si jamais u n h o m m e a fui le pathétique, fut sensible au pathétique, ce fut Baruch Spinoza ». D a n s le p o è m e La monnaie de fer o n lit que « c'est u n juif aux yeux tristes ». Pourtant, rien dans la philosophie de Spinoza n'encourage le pathétique, c'est m ê m e tout à fait le contraire. Ses premiers biographes, Colerus, J. M . Lucas et l'article de Pierre Bayle (auxquels, d'ailleurs, Borges ne fait nulle part allusion) ne permettent pas n o n plus d'avoir une lecture « pathétique » de Spinoza. D e s divers portraits qui existent de lui, la seule image dont il fut le modèle est probablement une miniature peinte par Hendrick van der Spyck, artiste et ami qui l'a hébergé chez lui de 1670 à sa mort en 1677 (elle fait aujourd'hui partie de la collection Stichting Historische Verzamelingen van het Huis Oranje-Nassau). O n y voit, en effet, quelqu'un dont la tristesse est évidente, à l'expression des yeux mais surtout de la bouche, qui s'efforce inutilement à sourire. Peut-être ce portrait de Spinoza, o u u n autre, postérieur, ont-ils inspiré à Borges une image pathétique. C o m m e l'a souligné Jacques D a m a d e 4 , Borges o m e t les aspects maudits de Spinoza. L'attribution d u caractère pathétique ne vient donc pas de là n o n plus. Il ne fait jamais allusion au caractère hérétique de sa pensée, ni au 4. Jacques D a m a d e , « Le saint et l'hérétique. Borges et Spinoza », in Spinoza au XX siècle, P.U.F., 1990. 106 « Spinoza subversif» qui dénonce l'imposture des théologiens et encourage u n radicalisme démocratique, tout ce pour quoi il fut certainement le penseur le plus haï et le plus insulté de l'histoire de la philosophie. Borges souscrit plutôt à l'opinion de Russell selon laquelle Spinoza est le plus aimable de tous les philosophes, et il nous dit, en effet, que « Spinoza doit être senti c o m m e saint ». Le procédé par lequel Borges transforme le m a u dit en saint est le m ê m e par lequel il fait d u spinozisme une religion. C e qui exerce sans aucun doute u n attrait puissant sur Borges — dont l'éducation était doublement religieuse, catholique par ses origines créoles et protestante par ses origines anglaises — c'est le Dieu de Spinoza : tant par ses implications strictement religieuses — « . . . j'ai toujours trouvé, écrit-il, une difficulté dans la foi chrétienne, ainsi que dans le judaïsme. Cette difficulté est l'idée d ' u n Dieu personnel. Il y a quelque chose en m o i qui rejette cette idée. Spinoza la remplace par u n e autre... » — que par la dimension esthétique qu'il c o m porte (encore la mainmise de la littérature fantastique qui fait de toute religion une forme littéraire ? ) : « . . . une idée si vaste qu'elle en acquiert une valeur esthétique. Et cette idée, c'est l'idée d ' u n Dieu infini ». Le Dieu infini de Spinoza est u n Dieu qui possède une infinité d'attributs, o u des attributs infinis, o u les deux à la fois. Borges entend l'expression infinitis 107 attributis c o m m e une infinité quantitative et les attributs de la substance c o m m e innombrables, mais en ce qui concerne les deux attributs dont l ' h o m m e participe, il effectue une équivalence, o u plutôt u n déplacement, une distorsion, qui est loin d'être insignifiante et qui ne m a n q u e pas de conséquences. « Spinoza, dit Borges, déclare que nous ne connaissons que deux de ces attributs, qui sont l'étendue et la conscience. O u , pour utiliser des synonymes, l'espace et le temps ». E n réalité, le n o m des attributs est Extensio et Cogitado, étendue et pensée, et n o n « conscience ». Cette dernière est plutôt un mode de l'attribut « pensée », jamais l'attribut luim ê m e . Q u o i qu'il en soit, la distorsion ne réside pas tant dans cette présentation de la conscience c o m m e attribut, que dans l'analogie qui lui fait suite : « ou, pour utiliser des synonymes, l'espace et le temps ». Cette identification de l'attribut « pensée » avec le temps avait déjà été proposée dans u n de ses premiers textes, o ù l'espace luim ê m e est considéré c o m m e une forme d u temps. « Je crois illusoire l'opposition — lit-on dans L'avant-dernière version de la réalité (1928) — entre les deux concepts irréductibles d'espace et de temps. Je sais très bien que la généalogie de cette erreur est illustre et qu'elle compte parmi ses ancêtres le n o m magistral de Spinoza qui donna c o m m e attributs à sa divinité indifférente — Deus sive Natura — la pensée (c'est-à-dire dire, le temps senti) 108 et l'étendue (c'est-à-dire, l'espace). Je pense que pour u n bon idéalisme, l'espace n'est qu'une des formes qui c o m posent le dense écoulement d u temps »5. N é a n m o i n s , pris au sens strict, le temps est une forme de l'imagination qui ne correspond à aucune réalité. M i e u x encore : dans la m ê m e page de la conférence o ù il compare Cogitatio et temps, Borges reconnaît sans difficulté aucune le caractère illusoire de la temporalité. E n effet, il dit que Spinoza « c o n d a m n e pour cette raison l'espoir et la peur. Qu'ils se réfèrent à des choses futures n'est pas une raison pour accepter l'illusion d u temps ». Il semble que les deux choses soient possibles en m ê m e temps, que le fait que l'attribut divin s'appelle temps n'empêche pas que celui-ci soit considéré c o m m e illusoire. La conversion borgésienne de l'attribut « pensée » et de l'espace (donc également, selon son interprétation particulière, de l'attribut « étendue ») en temps, fait de la réflexion spinoziste ce qu'elle n'est pas : une réflexion sur le temps, selon une équivalence singulière entre être et temps, Deus sive natura sive tempus. Il y a ainsi deux notions centrales dans la lecture de Spinoza par l'auteur de L'Aleph : la notion de temps et, 5. Borges, J. L., Obras completas, Emecé, Buenos Aires, 1974, p. 200. 109 c o m m e o n l'a v u plus tôt, celle d'infini. N o u s nous trouvons là au c œ u r de l'univers de Borges. M i e u x encore : «... pensée (c'est-à-dire, temps senti)...» ; n o n seule- ment, d o n c , le t e m p s comme temps indifférent, h o m o g è n e , unitaire, mais c o m m e « temps vécu ». Si l'attribut « pensée », qui selon la définition 6 de Y Ethique « exprime u n e essence éternelle et infinie », est « temps senti », il en va alors de m ê m e de l'éternité. C e n'est d o n c pas u n e éternité logique, épurée d e l'imagination, mais une éternité temporelle, sentie : « je sais que dans l'éternité perdurent et s'embrasent / Toutes ces précieuses choses que j'ai perdues : / Cette page là-bas, cette lune, ce soir »''. Elles perdurent, d'ailleurs, dans u n e infinité de m o n d e s que nous n e pouvons ni pressentir ni concevoir. Si je d o n n e u n coup de canne, dit Borges, cela se produit également dans d'innombrables réalités q u e Spinoza appelle attributs ; « c'est-à-dire qu'il y aurait u n n o m b r e infini d'univers parallèles » dont nous ne connaissons que deux. Rien, cependant, n e nous e m p ê c h e d'imaginer des créatures qui participent de trois o u plus de ces univers. O u bien, c o m m e le fait Borges, de concevoir à l'inverse des êtres qui n'ont pas connaissance d u m o n d e étendu : « . . . quant à m o i , je pense être capable d'imaginer u n m o n d e sans espace. Je ne sais pas si vous le pouvez 6. Ibid., p. 928. 110 aussi. U n m o n d e dans lequel il y aurait, pourquoi pas, u n nombre infini d'individus, de consciences, et ces consciences pourraient s'exprimer par la musique, par la parole. Tout cela pourrait exister sans que l'espace soit nécessaire ». C'est exactement cette m ê m e interrogation qui fut faite à Spinoza par u n ami allemand qui s'appelait Schuller, le seul de ses amis qui ait été près de lui au m o m e n t de sa mort. D a n s une lettre datée de 1675, Schuller demande à Spinoza la chose suivante : « Pourriez-vous établir, par une démonstration évidente, qui ne soit pas u n raisonnement par l'absurde, que nous ne pouvons connaître d'autres attributs de Dieu que la pensée et l'étendue ? S'ensuit-il que des créatures c o m posées d'autres attributs ne puissent, par contre, concevoir aucune étendue ? Il y aurait ainsi autant de m o n des que d'attributs divins. Par exemple, notre m o n d e de l'étendue existe, pour ainsi dire, avec une certaine ampleur : de m ê m e existeraient des m o n d e s constitués par d'autres attributs, et qui auraient autant d'ampleur ; et, de m ê m e que nous ne percevons en dehors de la pensée que l'étendue, les créatures de ces m o n d e s ne devraient percevoir que l'attribut de leur m o n d e et la pensée » . 7. Spinoza, Correspondencia, Alianza, Madrid, 1988, pp. 347- 111 Cet imaginaire d'inspiration spinoziste dont participe Borges signifie, entre autres, que chaque fait peut se produire, et se produit en effet, d'une infinité de façons. C h a q u e événement est multiple, ponctuellement infini et, par conséquent, inconcevable dans sa totalité. C e qui est important ici, c'est que ces réalités infinies dont toutes les choses sont constituées sont des réalités o u des m o n d e s superposés dans le temps, o u , plutôt, le temps n'est que l'une d'entre elles. A u m o m e n t exact o ù une chose se produit dans l'ordre d u temps, d'autres m o n d e s jaillissent qui ne sont pas temporels. C'est important parce qu'en général Borges privilégie une idée différente, voire opposée, des m o n d e s possibles et de l'infini. Il s'agit d u temps, uniquement d u temps, d'une temporalité qui bifurque perpétuellement vers d'innombrables futurs : « le jardin aux sentiers qui bifurquent est une image incomplète, mais n o n fausse, de l'univers tel que le concevait Ts'ui Pen. À la différence de N e w t o n et de Schopenhauer, votre ancêtre ne croyait pas à u n temps uniforme et absolu. Il croyait à des séries infinies de temps, à u n réseau croissant et vertigineux de temps divergents, convergents et parallèles. Cette trame de temps qui s'approchent, bifurquent, se coupent o u s'ignorent pendant des siècles, embrasse toutes les possibilités. N o u s n'existons pas dans la majorité de ces m o n d e s ; dans quelques-uns vous existez et m o i pas ; dans d'autres, 112 moi, et pas vous ; dans d'autres, tous les deux. D a n s celui-ci, que m'accorde u n hasard favorable, vous êtes arrivé chez m o i ; dans u n autre, en traversant le jardin, vous m'avez trouvé mort... »8. Cette fiction d u n temps où chaque instant est l'origine de lignes infinies de temps qui constituent donc u n univers o ù tout ce qui peut se produire se produit de manière inéluctable dans l'une des séries, fut sans doute inspirée par u n livre de l'auteur anglais Olaf Stapledon, Star Maker (1937), édité peu d'années avant le récit de Borges'J. Il s'agit clairement de deux modèles différents, puisque dans la métaphore d u jardin aux sentiers qui bifurquent les m o n d e s sont des enchaînements indépendants d'événements et le temps est conçu c o m m e une 8. Borges. J. L. (1974), p. 479. 9. Dans l'anthologie de la littérature fantastique écrite avec Adolfo Bioy Casares et Silvina O c a m p o (Sudamericana, Buenos Aires, 1965), on trouve ce passage de Star Maker : « Dans un cosmos inconcevablement complexe, chaque fois que les créatures devaient faire face à diverses alrernatives, elles n'en choisissaient pas une, mais toutes, créant ainsi de nombreuses histoires universelles du cosmos. C o m m e dans ce monde, il y avait beaucoup de créatures et que chacune d'elles était continuellement devant un grand nombre d'alternatives, les combinaisons de ces processus étaient innombrables et à chaque instant cet univers se ramifiait infiniment en d'autres univers et ceux-ci dans d'autres à leur tour ». 113 machine à multiplier et, en tout cas, c o m m e la matière unique de tout m o n d e possible/réel. Dans le parallèle spinoziste, au contraire, parmi l'infinité de m o n d e s possibles/réels, il n'existe pas de m o n d e , d'attribut, dans lequel chaque chose qui se produit ne se produise dans tous les autres. Ces univers multiples sont des manières multiples de produire les m ê m e s choses. O n ne saurait imaginer que l'une de ces orbes répercute le coup de canne et les autres non. Le coup de canne, c o m m e n'importe quel autre fait, est le centre d u m o n d e , d'un m o n d e non hiérarchisé et ouvert. Il est surprenant que le n o m de Spinoza n'apparaisse pas dans La sphère de Pascal, texte dans lequel Borges fait l'historique d'une métaphore, la sphère, une sphère avec laquelle de Xénophane à Pascal on a cherché à représenter l'univers10. O n trouve dans cette page les n o m s d'Empédocle, d'Hermès Trismégiste, la géométrie 10. U n e autre omission étrange - puisqu'il avait été mentionné par Borges dans l'Histoire de l'éternité - est le n o m d'Auguste Blanqui, celui qui dans la première page de L'éternité par les astres cite le passage de Pascal et l'amende : « Pascal a dit avec sa magnificence de langage : "l'univers est u n cercle, dont le centre est partout et la circonférence nulle part". Quelle image plus saisissante de l'infini ? Disons d'après lui, et en précisant encore : L'univers est une sphère dont le centre est partout et la surface nulle part » (Blanqui, A . , L'éternité par les astres, Paris 1872, p. 5). 114 mystique d'Alain de Lille, selon laquelle « Dieu est une sphère intelligible, dont le centre est partout et la circonférence nulle part » - idée qui était déjà présente chez Maître Eckhart et que Nicolas de Cues reformulera en omnia ubique — et enfin Giordano Bruno et Pascal, qui change à peine, mais d'une manière décisive, la formule d'Alain de Lille et écrit dans une première version : « La nature est une sphère effroyable [mot qui sera bientôt remplacé par « infinie »], dont le centre est partout et la circonférence nulle part ». Spinoza aurait p u prendre part à l'histoire de cette métaphore, sauf qu'à la différence de Pascal, son amor mundi l'aurait empêché de concevoir la sphère c o m m e effroyable. Cependant, Borges ne rattache pas l'univers de Spinoza à la métaphore de la sphère, mais à celle d u labyrinthe : « j'ai aperçu, à partir des définitions, des axiomes, des propositions et des corollaires, la substance infinie de Spinoza, qui se compose d'une infinité d'attributs, parmi lesquels se trouvent l'espace et le temps, de sorte que si nous prononçons o u pensons u n m o t , il se produit parallèlem e n t une infinité de faits dans une infinité d'orbes inconcevable. Il ne m ' a pas été donné de pénétrer dans ce labyrinthe sensible »". O u encore : « Les mains et l'espace de jacinthes, / Q u i pâlissent au fond d u 11. Borges, J. L. (1989), p. 338. 115 ghetto, / N'existent guère p o u r l ' h o m m e paisible / Q u i rêve d ' u n diaphane labyrinthe » ,2 . L a fréquence avec laquelle Borges invite à rejeter la m é t h o d e géométrique (bien q u e « Spinoza ait consacré sa vie à se rendre digne d e ce système qu'il appelait more geométrico ») est semblable à son insistance q u e l'essentiel réside dans la personne m ê m e d e Spinoza. C e t aspect révèle n o n seulement u n e manière spécifiquement borgésienne d e lire, d e lire la philosophie, mais égalem e n t , a u coeur m ê m e d e cette pratique, u n certain exercice d e l'amitié, indissociable d e la pensée et d e la littérature. « T o u t lecteur d e Spinoza, dit Borges juste après avoir a d m i s q u e la m é t h o d e géométrique l'avait dérouté, a ressenti quelque chose qui n'aurait pas intéressé Spinoza, je v e u x dire la présence personnelle d e Spinoza... Je crois q u e nous devons tous déplorer d e n e pas l'avoir c o n n u personnellement, d e n e pas avoir c o n n u , a u m o i n s dans m o n cas, Berkeley, M o n t a i g n e . Je regrette d e n e pas les avoir c o n n u s personnellement. L a m ê m e chose m'arrive avec Spinoza et je crois q u e cela arrivera à tous les h o m m e s ». Il y a quelque chose d'essentiel q u e Borges saisit, u n e sorte d'étrange accord entre sa politique d e lecture et u n e lecture spinoziste d e 12. Borges, J. L. (1974), p. 930. 116 la politique, l'une et l'autre animées par la pratique de l'amitié. « . . . Spinoza a voulu nous convaincre de la vérité de son système, mais aujourd'hui, lorsque nous pensons à Spinoza, nous pensons à lui c o m m e à u n ami qui nous est cher et que nous avons perdu, que nous n'avons pas eu la chance de connaître o u qui ne nous a pas connus. U n e forme parfaite d'amitié que la sienne... » ' \ L'opération qui conduit de la géométrie à l'existence, d u système à l'amitié, d u spinozisme à Baruch Spinoza, c'est-à-dire l'intérêt pour l'existence amicale d ' u n h o m m e d u XVTIe siècle qui s'appelle Baruch, est explicite dans les poèmes qui portent son n o m . L'auteur de cristaux ou polisseur de Dieu, Spinoza, Baruch Spinoza ; il y évoque ses «mains», ses «yeux», sa «peau», sa « maladie »... Inutile l'incantation de ce professeur écossais — dans Les tigres bleus — qui, en proie à la fièvre, à la peur et au cauchemar répète les définitions et les axiomes de XEthique1 '. 13. Bien qu'il n'apparaisse pas plus de quatre ou cinq lois, le concept d'amitié, peu étudié chez Spinoza, esr un des concepts décisifs du livre IV de Y Ethique. D ' u n point de vue strictement politique, il fait apparaître une différence essentielle entre le spinozisme et la pensée de Hobbes (pour qui l'amitié n'a aucun statut politique). 14. Borges, J. L. (1989), p. 384. 117 Le premier p o è m e q u e Borges dédia au philosophe d ' A m s t e r d a m , contenu dans L'autre, le même (1964), porte le titre concis de « Spinoza ». Les translucides mains du juif polissent Dans la pénombre le dur cristal et Le soir qui se meurt n'est que froid et peur. (Chaque soir aux autres soirs ressemble.) Les mains et l'espace de jacinthes, Qui pâlissent au fond du ghetto, N'existent guère pour l'homme paisible Qui rêve d'un diaphane labyrinthe. La gloire ne le trouble point, vague Reflet d'un rêve au rêve d'un miroir, Ni les tendres et craintives amours. Libre du mythe et de la métaphore Il polit le cristal : carte infinie De Celui qui est toutes ses Etoiles. Polisseur de cristal, rêveur de labyrinthe, cartographe. Le soir est peur et peut-être qu'à la différence de la r e n o m m é e et de l'amour la peur dérange. D a n s les trois derniers vers le m o t « carte » est crucial. À l'évidence, la carte est une métaphore, mais celui qui rêve et polit le fait « libre de toute métaphore ». L e m o t « infini » résout peut-être le problème, parce qu'une carte infinie de l'infini n'est plus u n e métaphore. D a n s L'auteur (I960) Borges attribue à u n livre imaginaire qui a pour titre 118 Viajes de los varones prudentes, vraisemblablement édité à Lérida en 1658 (année o ù , incidemment, Spinoza rédigeait une sorte d'ébauche de Y Ethique intitulée Court Traité), l'histoire suivante : « . . . E n cet Empire, l'Art de la Cartographie avait atteint une telle Perfection que la carte d'une seule Province occupait toute une Ville, et la carte de l'empire toute une Province. Avec le temps, ces Cartes Démesurées cessèrent de donner satisfaction et les Collèges de Cartographes levèrent une Carte de l'Empire qui avait le format de l'Empire et qui coïncidait point par point avec lui. Moins Attachés à l'Étude de la Cartographie, les Générations Suivantes comprirent que cette Carte Dilatée était inutile et, n o n sans impiété, elles l'abandonnèrent à l'Inclémence d u Soleil et des Hivers. D a n s les Déserts de l'Ouest, il reste des ruines en lambeaux de la Carte. D e s A n i m a u x et des Mendiants les habitent. D a n s tout le Pays, il n'y a plus d'autre trace des Disciplines Géographiques » ' \ C e texte, qui s'appelle De la rigueur en science, nous parle également d'une cartographie libre de métaphore, c o m m e il convient à la rigueur et à la science. Cependant, il s'agit clairement de deux cartographies différentes. N o u s ne nous arrêterons pas — bien qu'il le mériterait — 15. Borges, J. L . (1974), p. 847. 119 à u n commentaire de ce texte, qui dénote peut-être moins une conception de la géographie qu'une théorie de l'histoire. MEthique, « carte infinie de Celui qui est toutes ses Etoiles », et la carte de l'Empire qui a le Format de l'Empire s'opposent radicalement et cette opposition est la plus évidente dans notre modernité consumée c o m m e les « Ruines de la Carte, habitées par des A n i m a u x et des Mendiants ». E n quoi consiste la carte spinozienne, une carte dépourvue de métaphore, infinie, mais dépourvue en m ê m e temps de la « rigueur de la science » et de la représentation ? D a n s u n essai contenu dans Critique et clinique''', Deleuze dit que l'Ethique se compose d ' u n « livre d'eau » (définitions, axiomes, postulats, d é m o n strations et corollaires), d ' u n « livre de feu » (scholies) et d'un « livre d'air » (partie V ) . Peut-être est-il aussi possible de lire, d'interroger et de concevoir l'Ethique c o m m e un livre de sable. D a n s le récit de Borges qui porte le m ê m e n o m , o n lit : « son propriétaire... m e dit que le livre s'appelait Livre de Sable, parce que ni le livre ni le sable n'ont de début ni defin». Par quelle étrange association Borges commence-t-il son récit d u livre infini en 16. Gilles Deleuze, « Spinoza et les trois Éthiques », in Critique et clinique, Minuit, Paris, 1993. 120 citant Spinoza ? « L a ligne se compose d ' u n n o m b r e infini de points ; le plan, d ' u n n o m b r e infini de lignes ; le volume, d ' u n n o m b r e infini de plans ; l'hypervolume, d ' u n n o m b r e infini de volumes... N o n , décidément, ce n'est pas, more geométrico, la meilleure façon de c o m mencer m o n récit » '". Pourquoi vouloir c o m m e n c e r le récit more geométrico ? Peut-être Borges veut-il en emprunter la manière à cet autre grand livre infini, à cet autre livre de sable géométriquement construir, l'Ethique, livre sans début ni fin dont o n peut c o m mencer la lecture par n'importe quelle page, livre qui, c o m m e la sphère mystique d'Alain de Lille et de Pascal, a son centre partout ? Il est possible de c o m m e n c e r à lire Y Ethique par n'importe quelle partie et en m ê m e temps, peut-être pour cette raison, personne ne peut ouvrir deux fois les m ê m e s pages (il suffit de penser aux i n n o m brables interprétations différentes auxquelles elle a donné lieu). Le livre d u récit de Borges est appelé par son propriétaire « livre de sable » parce que, c o m m e le sable, il n'a ni c o m m e n c e m e n t ni fin. Les étoiles n'en ont pas n o n plus : Y Ethique, livre d'étoiles, « Carte infinie / de Celui qui est toutes ses Etoiles ». 17- Borges, Jorge Luis, El libro de arena, Alianza, Madrid, 1980, p. 95. 121 U n autre p o è m e sur Spinoza, peut-être une variation du premier, se trouve dans La monnaie de fer (1976) et « s'appelle Baruch Spinoza, pour le différencier d u précédent, mais ils se ressemblent beaucoup, ils sont plus o u moins analogues mais les mots sont différents . . . ». Le couchant, brume d'or, illumine La fenêtre. L'assidu manuscrit Attend, avec sa charge d'infini ; Quelqu'un dans la pénombre construit Dieu. Un homme engendre Dieu et c'est un juif A la peau Citrine et aux tristes yeux. Le temps l'entraîne comme le fleuve entraîne Une feuille dans l'onde qui décline Qu'importe. L'enchanteur persévère. Ll Crée Dieu, délicate géométrie. Et de sa maladie, de son néant, Sans cesse il bâtit Dieu par la parole. Le plus prodigue amour lui fut donné, L'amour qui n'espère pas être aimé. L'expressivité visuelle des quatre premiers vers fait penser à u n intérieur hollandais d u XVIIe siècle. C'est en effet la description exacte d ' u n e petite toile q u e Rembrandt a peinte aux alentours de 1630 et qu'il a appelé La lecture du philosophe. O n y voit une lumière intense à la fenêtre dont le vantail est ouvert et u n h o m m e assis presque dans la pénombre de la salle, 122 devant u n grand livre qui pourrait être u n manuscrit. Rembrandt a peint au moins deux autres versions de ce tableau ; l'une, qu'il appela Philosophe en méditation, est actuellement au Louvre, tandis que l'autre, que l'on peut voir au Rijksmuseum d'Amsterdam, s'appelle Jérémie pleurant la destruction de Jérusalem. « L e couchant, b r u m e d'or, illumine / La fenêtre. L'assidu manuscrit / Attend, avec sa charge d'infini ; / Quelqu'un, dans la pénombre construit Dieu . . . ». O n imagine m a l que Borges ait écrit ces vers sans se souvenir d u tableau de Rembrandt. U n deuxième thème particulièrement pregnant d u p o è m e réside dans l'opposition entre géométrie et maladie. « Qu'importe. L'enchanteur persévère / Il Crée Dieu, délicate géométrie / de sa maladie, de son néant . . . ». Plus haut, il écrit « Le temps l'entraîne c o m m e le fleuve entraîne / U n e feuille dans l'onde qui décline . . . » . Délicate géométrie qui antéposé le temps ; peut-être, l'imagination géométrique est-elle la manière spinoziste, ou, mieux, la forme trouvée par Baruch Spinoza pour persévérer dans l'être. Peut-être la géométrie de Spinoza ne peut-elle être conçue que superficiellement c o m m e universalité, objectivité et désintérêt, facultés qui n'apparaissent pas dans la « maladie » ; peut-être la géométrie est-elle plutôt une manière de ne pas mourir, de sentir et d'éprouver que nous s o m m e s , en définitive, moins 123 immortels - u n moi, u n sujet qui se perpétue dans le temps — qu'éternels. U n e éternité que ne touche ni la maladie, ni l'espoir, ni le temps et qui atteint sa plus haute expression morale dans ce que les Latins ont appelé Y amor fati, l'amour de ce qui est, l'amour d u destin. « Y compris, disait Borges, aimer nos maladies ». Alamor fati de Spinoza rend la géométrie possible à partir de la maladie, du néant, l'amour du m o n d e dont nous faisons partie et dans lequel rien n'est en trop, la générosité la plus haute, raison ultime de toute éthique et de toute « religion ». N o u s comprenons maintenant l'attribution de ce m o t more geométrico. L'amour le plus prodigue n'espère rien, annulation de la peur et de l'espoir en faveur d ' u n exercice de générosité, d'une éthique du don où le bonheur n'est pas le prix de la vertu parce que les prix c o m m e les punitions sont superflus. Borges a écrit quelque part : « heureux ceux qui aiment o u sont aimés et ceux qui peuvent se passer de l'amour/ heureux ceux qui sont heureux ». 124 Présentation des auteurs Laura Brondino (Italie) Agrégée de l'Université, Laura Brondino étudie la philosophie et la civilisation latino-américaine à Paris et à Mexico. Elle est Fauteur de divers articles sur la littérature et la culture latino-américaines. Jorge Dávila (Venezuela) N é en 1954, Jorge Dávila est professeur titulaire au Centre de Recherches en Systémologie Interprétative de l'Université des Andes (Mérida, Venezuela). Ingénieur des Systèmes, il a suivi u n troisième cycle en sciences sociales sous la direction d'Edgar M o r i n à l'École des Hautes Études en Sciences Sociales ( E H E S S ) . Il a été professeur invité au Centre d'Études de Systèmes de l'Université de Hull (Angleterre), chercheur invité par l'Association pour le Centre Michel Éoucault de Paris et professeur invité d u Département de Philosophie de 125 l'Université de Paris XII. Sa recherche se concentre sur trois axes : l'étude des institutions publiques liées au problème de la pauvreté, l'analyse critique de la «pensée» du management et la question historique dans la théorie interprétative de systèmes. Mónica Jaramillo-Mahut (Colombie) Professeur associé en philosophie à l'Université Industrielle de Santander (UIS), Bucaramanga (Colombie), docteur en philosophie de l'Université de Paris I (Panthéon Sorbonne). Auteur de livres : E. Husserl et M. Proust : À la recherche du moi perdu (Paris : l'Harmattan, 1997), Universidad y filosofía (Bucaramanga : Cededuis, 2003). A publié de nombreux articles sur la phénoménologie husserlienne. Elle a aussi participé dans plusieurs congrès internationaux de philosophie et fut n o m m é e représentante pour l'Amérique latine lors de la journée de commémoration d u cinquantenaire de l ' U N E S C O , « Horizons Philosophiques pour l ' U N E S C O au X X e siècle » (1996). M e m b r e honoraire du Cercle Latino-américain de Phénoménologie ( C L A F E N ) et de la Société Franco-latino-américaine de philosophie. 126 Arturo Andrés Roig (Argentine) Arturo Andrés Roig, né en 1922, a retrouvé sa chaire de professeur à l'Université nationale de C u y o à M e n d o z a , après u n long exil sous la dictature militaire argentine à l'Université de Quito (Equateur). S o n oeuvre considérable éclaire d ' u n jour nouveau l'influence d u spiritualisme et d u krausisme en Argentine, la dimension utopique de la pensée latino-américaine, et la question actuelle de l'émancipation humaine. Dernier livre paru : Etica del poder y moralidad de la protesta. La morale latino-americana de la emergencia, M e n d o z a 2000. Diego Tatián (Argentine) Enseigne la philosophie politique et la philosophie contemporaine à l'Université de Córdoba (Argentine) et fait partie du conseil de rédaction de la revue Nombres. Il collabore régulièrement à des revues spécialisées et à des publications culturelles o ù il publie des essais de critique philosophique et littéraire. Il est l'auteur des ouvrages : Desde la línea. Dimensión política en Heidegger (1997), Lugar sin pájaros (récits, 1998), La cautela del salvaje. Pasiones ypolítica en Spinoza (2001), Las aventuras de la inmanencia (comp., 2002), Detrás de las puertas (récits, 2003), La transmisión del conocimiento (co-auteur, 2004), Spinoza, el amor del mundo (2004), El lado oscuro (essais, 127 2004), Mesianismo, nihilismo y redención (co-autor, 2005) et Babuino (récits, 2005). Il a traduit en espagnol La Méttrie, Heidegger, Derrida, Jiinger, Pareyson et Agamben. Patrice Vermeren (France) Professeur au Département de philosophie de l'Université Paris VIII et directeur d u Centre FrancoArgentin des Hautes Etudes de l'Université de Buenos Aires, Patrice Vermeren est m e m b r e fondateur d u Collège international de philosophie et professeur honoraire à l'Université d u Chili. A l ' U N E S C O , en qualité d'expert auprès de la Division de la philosophie, il a contribué à la mise en place des chaires U N E S C O de philosophie. Il a écrit plusieurs livres, parmi lesquels : Victor Cousin, le jeu de la philosophie et de l'Etat, L'Harmattan, Paris 1995, Amadeo Jacqties. El sueno democrático de lafilosofía,Colihue, Buenos Aires 1999, ainsi que La philosophie saisie par l'UNESCO, U N E S C O , Paris 2001, Philosophie de la adture de la paix, L'Harmattan, Paris, 2002 et en collaboration Philosophie, France, XIX siècle, avec Stéphane Douailler et Roger-Pol Droit, Le Livre de Poche, Paris, 1993 ; Filosofías de la ciudadanía, avec H u g o Quiroga et Susana Villavicencio, H o m o Sapiens, Rosario, 1999, Voces de la filosofa fancesa contemporánea, et Sartre, actualidad de 128 un pensamiento, avec Horacio Gonzalez, Colihue, Buenos Aires, 2005, ainsi que Philosophies de la mondialisation-, avec Jordi Riba, Pensée démocratique et philosophie politique, avec Laura Brondino et Jorge Dotti, L'Harmattan, Paris, 2005, et Paul Groussac ou la fausse monnaie des idées, avec Horacio Gonzalez, Colihue, Buenos Aires 2006. 129 Dumas-Titoulet Imprimeurs 42000 Saint-Étienne Dépôt légal : mars 2006 N ° d'imprimeur : 43820 Imprimé en France