L`Alphabétisation, source de liberté - unesdoc

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L’ A L P H A B É T I S AT I O N ,
S O U R C E D E L I B E RT É
Une table ronde organisée par l’UNESCO
Pour recevoir des copies gratuties, contacter :
Namtip Aksornkool
Section de l’alphabétisation
et de l’éducation non-formelle
unesco
7, place de Fontenoy, 75007
Paris, France
[email protected]
L ’ A L P H A B É T I S AT I O N ,
S O U R C E D E L I B E RT É
Une table ronde organisée par l’UNESCO
Section de l’alphabétisation
et de l’éducation non formelle
Division de l’Éducation de base
UNESCO
Textes réunis par
Namtip Aksornkool
Conception graphique
Nassar Design, États-Unis
Remerciements
Nous tenons à exprimer notre sincère gratitude au Professeur Amartya Sen,
Prix Nobel, pour avoir bien voulu contribuer à la célébration
de la Journée internationale de l’alphabétisation 2003 organisée
par l’UNESCO ainsi que pour son engagement profond et continu
en faveur de l’alphabétisation. Sa conception du « développement
comme liberté » a inspiré les débats de cette table ronde d’où
les articles de la présente publication trouvent leur origine.
Nous adressons tout particulièrement nos remerciements
à l’équipe réunissant David Archer, Munir Fasheh, Dimam Ghebrezghi,
Mirian Masaquiza, Ila Patel et Bharati Silawal, qui ont bien voulu accepter
d’être les panélistes de cette table ronde et qui en ont enrichi les débats
par la nouveauté de leurs vues et l’originalité
de leur approche de l’alphabétisation.
Tous nos remerciements vont aussi à C. Robinson pour avoir accepté
d’être le Rapporteur de cette table ronde.
Que Nassar Design trouve également ici le témoignage
de notre gratitude pour avoir bien voulu assurer gracieusement
la mise en page et la conception graphique de cet ouvrage.
© UNESCO 2003
Publié en 2003
par l’Organisation des Nations Unies
pour l’éducation, la science et la culture
7, place de Fontenoy, 75352 PARIS 07 SP
Les auteurs sont responsables du choix et de
la présentation des faits figurant dans cette publication ainsi que des opinions qui y sont exprimées,
lesquelles ne sont pas nécessairement celles
de l’UNESCO et n’engagent pas l’Organisation.
Les désignations employées et la présentation
du matériel adoptée tout au long du présent
document ne sauraient être interprétées comme
exprimant quelque prise de position que ce soit
de l’UNESCO sur le statut juridique des pays,
territoires, villes ou zones mentionnés, ni sur
les instances ayant autorité sur ceux-ci, pas plus que
sur les délimitations de leurs frontières ou limites.
Printed in France
(ED-2003/WS/51 cld 8012)
Table des matières
Préface
06
Introduction
C. Robinson
08
Réflexions sur l’alphabétisation
Amartya Sen
20
L’alphabétisation, source de liberté
D. Archer
32
Comment éradiquer l’analphabétisme
sans éradiquer les analphabètes ?
M. Fasheh
48
Le programme d’alphabétisation, partie intégrante
de la marche vers « l’Éducation pour tous » de l’Érythrée
D. Ghebrezghi
72
Un voyage inachevé
M. Masaquiza
L’alphabétisation, source de liberté
pour les femmes en Inde
I. Patel
96
116
Alphabétisation, éducation et autonomisation des femmes
B. Silawal
162
Le débat en cours
C. Robinson
180
Mise en œuvre de la Décennie des Nations Unies
pour l’alphabétisation : Quelques recommandations
198
Conclusion
202
Préface
Développer les libertés réelles de l’homme, tel est le cadre dans lequel
Amartya Sen, Prix Nobel, inscrit sa conception du développement humain.
Son approche exerce une influence importante sur le débat actuel en matière
de développement et le titre sous lequel est rassemblé cet ensemble d’articles
en est l’expression : « L’Alphabétisation, source de liberté ». L’alphabétisation
est bel et bien l’un des instruments fondamentaux de la liberté. Dans le monde
actuel, l’utilisation de l’écrit est indissociable des systèmes socio-politiques et
économiques aux niveaux local, national et mondial. L’écrit fait partie du
fonctionnement des institutions et il est déterminant en matière de possibilités
d’apprentissage. Il reste qu’individus et communautés utilisent un large
éventail de pratiques d’alphabétisation, s’appuyant sur différentes « alphabétisations » dans différents contextes et à des fins différentes. Il n’existe pas
de solution type ou de manière unique d’alphabétiser ou d’être alphabétisé.
À l’origine, cette publication était liée au désir de mieux comprendre, sur
le plan théorique comme pratique, ce que l’alphabétisation comme source de
liberté signifie pour des personnes certes vivant dans des contextes différents,
mais liées par les forces de la mondialisation et du changement. La Journée
internationale de l’alphabétisation 2002, marquée par la table ronde
organisée par l’UNESCO sur ce thème, en a été l’accomplissement. Les participants à cette table ronde, dont on lira ici les contributions, sont venus
du monde entier. Élargir le débat, tel est l’objectif, puisque promouvoir
l’alphabétisation, mission essentielle de l’UNESCO, tout en prenant pleinement en considération les contextes locaux et les réalités nationales est
d’une importance capitale. La communication écrite ne sera réellement utile
aux apprenants, c’est-à-dire l’une de leurs stratégies quotidiennes
de communication, que lorsqu’ils joueront un rôle à part entière quant
à la détermination de la place de l’alphabétisation dans leur vie.
Ces articles situent l’alphabétisation au carrefour entre les institutions
et la personne, les nantis et les démunis, les exclus et ceux qui ne le sont pas,
les hommes et les femmes ainsi qu’entre l’État et la communauté. C’est à ce
niveau que le débat doit avoir lieu car l’alphabétisation, par nature, peut être
un outil d’autonomisation ou de son contraire. L’important, c’est la manière
dont l’alphabétisation est utilisée et ce qui déterminera sa valeur aux yeux
de l’apprenant, c’est la manière dont elle s’acquiert. Plus nous en saurons
sur les processus à la faveur desquels l’alphabétisation se voit liée à tel ou tel
contexte, plus nous aurons de chance, en tant que communauté mondiale,
de voir cette alphabétisation devenir un véritable instrument de liberté.
7
Introduction
C. Robinson
Trop souvent, le débat sur l’alphabétisation se cantonne aux questions
de techniques et de modes de prestation. La pratique de l’alphabétisation
est pourtant indissociable de tous les aspects du tissu social, comme un
moyen de communication parmi d’autres. Les pratiques d’alphabétisation
ont un impact sur la vie de tous, quel que soit le degré d’implication
personnel de chacun en matière d’alphabétisation ; par exemple, le fait que
les administrations publiques dépendent des communications écrites montre
à quel point la vie de tous est influencée par l’usage de l’alphabétisation.
C’est en raison de cet enracinement de l’alphabétisation dans les relations
sociétales et l’évolution sociale que cette publication est intitulée :
L’alphabétisation, source de liberté. Allusion au titre de l’ouvrage de
référence d’Amartya Sen Development as Freedom1, elle vise à analyser les
perspectives et les pratiques d’alphabétisation liées à la liberté de l’homme.
1 La pensée de Sen
Pour planter le décor, Sen analyse la valeur de l’alphabétisation lorsqu’il s’agit
de trouver des options et des possibilités visant à développer autant que
possible la liberté de l’homme. Mais le contexte plus vaste de son travail est
une toile de fond fort utile et enrichissante où s’inscrivent les approches
présentées dans son discours. Nous serions dès lors en droit de demander :
quelle place l’alphabétisation occupe-t-elle par rapport au concept plus vaste
de développement en tant que liberté ? Quels nouveaux éclaircissements cette
conception du développement apporte-t-elle sur l’alphabétisation ?
La contribution de Sen au débat sur le développement traduit le souci
d’accorder une même importance à l’individu et à la société, ainsi qu’à ces
deux aspects et à leurs liens réciproques pour comprendre la signification
du développement et la manière dont il pourrait être assuré. Le développement peut se concevoir comme la liberté de choisir et de mener le genre
de vie dont les personnes reconnaissent la valeur ; dans cette optique,
les actions de l’individu vont à la fois conditionner le contexte social au
sens large et être conditionnées par lui. Les « non-libertés » — comme
la mortalité précoce, l’impossibilité d’avoir accès à l’éducation ou aux
services de santé, l’insécurité, la famine, le manque de travail et la privation
1. Amartya Sen, Development as Freedom,
Oxford, Oxford University Press, 1999.
9
des libertés politiques et civiles — sont structurées par la société. D’un point
de vue sociétal, Sen montre bien que des sociétés différentes sont attachées
à des libertés différentes et qu’elles déterminent donc des paramètres
différents pour organiser l’évolution sociale. C’est pourtant la liberté des
individus qu’il tient pour la clef de voûte du développement. Par son orientation, cette approche diffère de celle de la plupart des publications de ces
vingt dernières années, qui ont mis l’accent sur la nécessité d’une évolution
structurelle au niveau sociétal, en minimisant le rôle de l’individu. Sen
analyse les structures sociales comme les marchés, la gestion des affaires
publiques et l’État, mais il préserve le lien entre l’aide sociale destinée à
développer les libertés des personnes et la responsabilité individuelle dont
on dispose pour les exercer. La nécessité d’une aide sociale de cet ordre est
indéniable, par exemple en matière d’alphabétisation :
Un enfant auquel on n’offre pas la possibilité d’être scolarisé dans
le primaire n’est pas seulement défavorisé en tant que jeune, mais il sera
également handicapé durant toute sa vie (car il s’agira d’une personne
incapable d’effectuer certaines choses élémentaires à base de lecture,
d’écriture et de calcul). (Sen, 1999, p. 284).
Outre l’absence d’alphabétisation comme exemple de non-liberté, il existe
dans les travaux de Sen et dans le débat sur l’alphabétisation un parallèle
intéressant entre les rapports qui unissent société et individu. On est passé
de conceptions faisant d’abord de l’alphabétisation une compétence
individuelle à une autre conception l’envisageant comme une pratique
sociale. Cela s’est traduit par de précieux éclairages sur la manière dont
les populations utilisent l’alphabétisation et les alphabétisations ainsi
que sur la manière dont ces dernières influent sur ces populations, mais on
en est venu du même coup à ne plus tenir compte de l’aspect inéluctablement individuel de l’alphabétisation, c’est-à-dire du fait qu’elle s’acquiert
individuellement. L’étape suivante du débat sur l’alphabétisation doit
intégrer les questions difficiles — analysées par Sen dans l’esprit d’un
développement d’ensemble — portant sur la manière dont l’acquisition
individuelle de l’alphabétisation pourrait être le mieux structurée pour que
ses pratiques sociales (les différents types d’alphabétisation) favorisent
surtout la poursuite de la liberté.
10
Introduction
Sen utilise les concepts de capabilité et d’agence comme des éléments essentiels à la poursuite de la liberté. La capabilité renvoie aux avantages individuels en termes de justice sociale et elle peut se définir comme « les libertés
substantielles dont une personne dispose de mener la vie qu’elle juge bonne »
(Sen, 1999, p. 87). L’agence fait référence au « rôle de l’individu en tant
que membre du public et en tant que participant aux actions économiques,
sociales et politiques » (Sen, 1999, p. 19) — au rôle de quelqu’un qui agit
et apporte un changement.
On peut établir un autre parallèle entre ces concepts et la nature
instrumentale de l’alphabétisation dans la poursuite du développement.
Une idée essentielle dans la manière dont Sen envisage le développement est
la distinction qu’il fait entre, d’une part, la pauvreté en termes de faibles
revenus et, d’autre part, la pauvreté en termes de déficit de capabilités.
Ce n’est pas simplement le niveau des revenus qui définit la pauvreté, mais
le manque de possibilités de choisir et de profiter de certaines options. Là
où il existe bel et bien des possibilités, la mesure dans laquelle les personnes
en profitent dépend des « capabilités », dont le niveau des revenus.
La santé, la liberté politique et l’accès à certains types de possibilités en
constituent d’autres. D’où une approche qui est à la fois attentive au
contexte et holistique. Sen analyse l’agence en mettant notamment l’accent
sur le développement de « la fonction d’agent » des femmes. La question est
alors de savoir jusqu’à quel point l’alphabétisation permet de développer
à la fois capabilité et fonction d’agent. Sur ce dernier point, Sen conçoit
l’alphabétisation comme un des éléments de l’autonomisation, lequel accroît
la fonction d’agent des femmes ainsi que, par exemple, leur participation à
la vie active. Il indique que :
…certaines variables liées à la fonction d’agent des femmes (dans le cas
présent, l’alphabétisation des femmes) jouent souvent un rôle bien plus
important dans la promotion du bien-être social (dans le cas présent,
la survie des enfants) que des variables liées au niveau général de richesses
dans la société. (Sen, 1999, p. 198).
La notion de capabilité permet de faire une distinction plus précise entre fins
et moyens. Les revenus, l’éducation, la santé, les libertés civiles — tous ces
11
éléments sont considérés comme des moyens d’obtenir les libertés substantielles. Cette argumentation est tout à fait différente de toutes celles
auxquelles on a actuellement recours et qui envisagent la santé et l’éducation, par exemple, comme des moyens d’obtenir comme fin des revenus plus
importants. Pour Sen, le revenu n’est qu’une capabilité qui interagit avec
d’autres — comme l’alphabétisation — pour obtenir comme fin de plus
grandes libertés. Les alphabétisations trouvent donc leur place à la fois en
tant que pratiques individuelles et que pratiques socialement structurées —
leur utilisation ainsi que celle d’autres capabilités de diverses sortes peuvent
offrir à l’individu, au sein d’un contexte social particulier, des possibilités lui
permettant de surmonter des non-libertés. Pour éviter que Sen ne soit accusé
de sous-estimer l’effet de la structure sociale sur la capacité qu’a l’individu
de mettre en œuvre le changement, il convient de préciser son propos :
Mais les capabilités dont une personne dispose bel et bien (et non pas
simplement celles dont elle jouit en théorie) dépendent de la nature des
arrangements sociaux, qui peuvent être décisifs pour les libertés individuelles. Et à ce stade, l’État et la société ne peuvent fuir leurs responsabilités. (Sen, 1999, p. 288).
Ainsi, au regard des concepts d’agence et de capabilité proposés par Sen,
rien ne sera jamais assez, ni de trop pour que n’importe laquelle des
capabilités exerce son impact. Plutôt que d’évaluer l’impact de l’alphabétisation en soi, il s’avérera plus utile, suivant cette approche, de découvrir
comment elle fonctionne, conjuguée à d’autres capabilités et éléments
de l’agence. En général, l’approche holistique du développement selon Sen,
plutôt que de présenter un point de vue presque exclusivement économique,
accorde plus de place à l’examen des pratiques sociales comme l’alphabétisation et d’autres formes de communication — envisagées comme des
moyens et comme des fins, c’est-à-dire en tant qu’éléments vecteurs des
libertés qui, de l’avis de Sen, sont l’objectif du développement. Dans sa
contribution à cette publication, il analyse
les éléments de ce dispositif.
Il est possible de faire un rapprochement intéressant entre la définition de la
valeur des libertés selon Sen et les réflexions récentes sur l’alphabétisation.
12
Introduction
Comme nous l’avons signalé plus haut, le genre de libertés adoptées et revendiquées par Sen sont celles qui permettent aux individus de « mener le genre
de vie qu’ils jugent bonne ». Le choix mûrement réfléchi de cette expression
montre qu’à ses yeux les personnes accordent de la valeur à des choses différentes suivant les lieux où elles se trouvent, leurs contextes et leurs cultures.
En fait, dans son travail, Sen pose le problème de l’universalité et de la spécificité des valeurs (notamment celle des « libertés »). Il est cependant indéniable que l’éventail des capabilités mises en œuvre pour obtenir des libertés
dépendra de la nature de ces valeurs et de ce que les individus et les communautés « jugent telles ». Ainsi, le recours à l’alphabétisation et à l’éducation,
comme l’une de ces capabilités, évoluera. Cela est directement lié à la notion
d’alphabétisations multiples — un concept qui a eu l’intérêt de permettre de
déterminer la place que l’alphabétisation occupe dans les pratiques de
communication dans certains contextes. L’analyse des pratiques d’alphabétisation dans plusieurs contextes a orienté la réflexion et les théories en
matière d’alphabétisation, d’où un consensus de plus en plus large parmi les
universitaires et les professionnels suivant lequel la promotion de l’alphabétisation doit principalement comprendre et respecter le contexte dans lequel
elle sera assurée. Les opinions exprimées dans cette publication montrent
clairement qu’on s’accorde bel et bien sur la place centrale du contexte local,
paramètre fondamental dans le travail d’alphabétisation. D’où l’intérêt manifesté pour des approches diverses et la conception suivant laquelle le travail
d’alphabétisation doit être interprété, analysé et planifié sur la base du
respect absolu des valeurs et des vies des personnes. Compétence technique
standardisée, souvent dispensée dans des cadres institutionnels rigides et
seulement dans certaines langues, l’alphabétisation s’est souvent soldée non
par la liberté mais par une acceptation passive des structures et des discours
dominants. À condition de prendre la forme d’alphabétisations particulières
et de s’acquérir suivant des méthodes respectueuses du contexte, l’alphabétisation peut être l’une des capabilités qui nous permettra d’affronter et de
transformer des réalités sociales qui font problème et de progresser ainsi sur
la voie du développement comme liberté.
2. Le contexte international
Si le travail de Sen sert de cadre théorique à cette publication, c’est
le contexte international qui lui tient lieu de cadre pratique, notamment
13
la Décennie des Nations Unies pour l’alphabétisation (2003-2012).
De 1999, année où la décision initiale de l’Assemblée générale des Nations
Unies a été prise, à 2001, année où les dates de la Décennie ont été confirmées l’UNESCO a engagé le processus de planification. Sous la bannière de
« L’alphabétisation pour tous », un nouvel élan va mobiliser les forces et
canaliser les énergies dans l’esprit d’une volonté renouvelée de promouvoir
l’alphabétisation à tous les âges et pour contribuer à offrir des possibilités
d’apprentissage à l’intérieur et à l’extérieur du système scolaire. Les efforts
porteront principalement sur les plus de 860 millions d’adultes qui n’ont
pas encore accès à l’alphabétisation. La Décennie fait partie du mouvement
de l’Éducation pour tous (EPT), mais elle doit répondre à une exigence
particulière, sans équivalent parmi les initiatives de l’EPT, celle de
communiquer ses résultats à l’Assemblée générale des Nations Unies.
L’Assemblé générale a confié à l’UNESCO le rôle de coordinatrice de
la Décennie et le présent document y contribue donc, alors même que
l’UNESCO met la dernière main à ses plans visant à mobiliser et à créer
des partenariats pour poursuivre la Décennie. Les plans pour la Décennie
font une large place au besoin d’étendre l’alphabétisation à tous, de manière
appropriée. Sous la bannière de « L’alphabétisation pour tous »,
la Décennie a pour objectif « La parole pour tous, un apprentissage pour
tous », en se souciant d’abord des populations les plus pauvres et les plus
marginalisées. Un apprentissage durable dans un cadre d’alphabétisation
dynamique et autorenouvelable, telle est la conception qui inspirera dix
années d’efforts concertés. Comme le déclare le Projet de proposition et
de plan d’action :
La clé de la réussite consiste précisément à rattacher les activités relatives à
la Décennie de l’alphabétisation aux activités d’ordinaires menées
au sein de la famille, de l’école, des communautés locales et nationales
et à les intégrer aux programmes des organisations internationales2.
2. Nations Unies. 2001.
Projet de proposition et
de plan d’action d’une Décennie
14
des Nations Unies
pour l’alphabétisation —
a/56/114-e/2001/93.
Introduction
Les avis divergent sur l’opportunité d’une telle Décennie, voire de toute initiative de ce type — l’expérience ayant montré que des événements de la sorte
peuvent en fin de compte ne pas faire grande différence sur le terrain, au
niveau local. Par ailleurs, l’ampleur mondiale du problème de l’alphabétisation
est telle qu’un besoin urgent se fait sentir de multiplier les efforts en matière
d’alphabétisation, faire appel à de nouveaux partenaires qui intégreront et
utiliseront l’alphabétisation dans leurs programmes, sensibiliser les gouvernements aux disparités et aux solutions, rassembler de nouvelles ressources et,
par-dessus tout, établir des partenariats productifs avec la société civile et les
communautés. Compte tenu de ces exigences, cette publication participe du
dialogue et de la fusion des énergies qui sont essentiels au progrès de la Décennie, dans l’esprit d’une adhésion pleine et entière et d’un engagement commun.
3. Exposé général
Six autres textes font suite à celui de Sen. Ils tirent leurs enseignements de
diverses régions du monde en nous offrant des éclairages sur la société
civile ; la situation préoccupante du Moyen-Orient ; la plus jeune nation
d’Afrique : l’Érythrée ; et les peuples autochtones d’Amérique latine —
outre deux textes d’Asie du Sud, où sont concentrés 70 % des besoins du
monde au regard de l’alphabétisation.
Du point de vue de la société civile, David Archer exhorte tous ceux qui
participent à la promotion de l’alphabétisation à réviser leurs principes en
la matière. Après avoir mis l’accent sur l’héritage historique et colonial dont
on voit à présent le terme, il inscrit résolument l’alphabétisation dans le
cadre de paramètres sociaux plus larges, comme la justice sociale et la
sauvegarde du pouvoir. C’est seulement lorsque la promotion de l’alphabétisation entraîne une remise en cause importante des structures du pouvoir
que l’on pourra dire qu’elle mène à la liberté. De surcroît, l’acquisition de
l’alphabétisation doit être un processus à la faveur duquel on a recours à
l’alphabétisation dans des situations pratiques, et non un exercice théorique. Archer analyse certaines conséquences des programmes d’alphabétisation et de l’évaluation de l’alphabétisation, en soulignant le besoin urgent
de dépasser le cadre peu fiable des statistiques internationales actuelles. Un
débat critique autour de ces questions s’impose de manière urgente, parmi
toutes les parties prenantes du domaine de l’alphabétisation.
15
Munir Fasheh a un regard personnel sur le sens de l’alphabétisation.
Il compare l’alphabétisation dont il a bénéficié et qui est structurée dans un
cadre institutionnel au savoir et aux capacités de sa mère qui, à proprement
parler, était analphabète. Or la manière dont celle-ci a acquis et utilisé son
savoir comme ses liens avec son environnement social et culturel tranchent
sur l’alphabétisation scolaire de Fasheh. Cela l’amène à recenser certains
des impacts négatifs de son alphabétisation, notamment peu apte à mettre
en pratique les savoirs ou à tirer des leçons de l’expérience. Il situe
sa réflexion dans le contexte sociopolitique de la Palestine et rapporte
plusieurs expériences d’enseignement et de formation qui ont bousculé
les idées reçues en matière d’alphabétisation. Il montre comment, dans
sa propre formation, il a dû se défaire des habitudes de l’alphabétisation
institutionnelle.
À partir des efforts actuellement déployés pour promouvoir l’alphabétisation dans un pays relativement jeune comme l’Érythrée, Dimam Ghebrezghi
décrit ceux qui visent à planifier et à mettre en œuvre l’alphabétisation pour
toutes les couches de la population. La programmation de l’alphabétisation
témoigne d’une volonté résolue de respecter la diversité, notamment en
recourant aux langues d’Érythrée et en organisant des modes de prestation
flexibles. Une flexibilité encore plus grande sera nécessaire pour offrir
des possibilités d’alphabétisation à certains groupes comme les nomades.
Ghebrezghi présente le cadre politique de ces efforts et précise la manière
dont ce travail d’alphabétisation est organisé. Les données fournies par
les programmes d’alphabétisation indiquent un taux de réussite de près de
70 % et un taux de participation féminine élevé. Mais les mesures destinées
à lever les obstacles à l’alphabétisation des femmes exigeront des efforts
soutenus. Dans le cadre de la promotion de l’EPT, l’Érythrée a du mal à
favoriser un environnement évolutif en matière d’alphabétisation,
notamment par la création de matériels en langues locales, à atteindre
les populations déplacées à cause de la guerre récente, à renforcer les capacités institutionnelles et à allouer des ressources adéquates.
Mirian Masaquiza part de son expérience de Kichwa-Salasaca et de son
engagement indéfectible en faveur des droits des peuples autochtones,
pour décrire l’histoire et la situation actuelle de l’alphabétisation parmi
16
Introduction
les peuples autochtones de l’Équateur. Sa documentation montre bien
que des efforts ont été faits pour développer un cadre institutionnel qui
réponde aux demandes spécifiques en matière d’éducation et d’alphabétisation au sein des peuples autochtones. La nature du partenariat établi
avec les peuples autochtones eux-mêmes n’est pourtant ni claire ni transparente. Le peu d’intérêt marqué pour la création de matériels et la mise
sur pied d’une formation en langues autochtones — condition essentielle
d’un travail d’alphabétisation approprié — constituent d’autres obstacles.
Il s’ensuit que les besoins en matière d’alphabétisation parmi les groupes
autochtones restent bien supérieurs à ceux du reste de la population.
Cette situation n’évoluera que si la promotion de l’alphabétisation se voit
associée à l’apprentissage de compétences productives et, surtout, au
respect intégral et à l’utilisation des langues, des savoirs et des cultures
autochtones.
L’alphabétisation des femmes en Inde permet à Ila Patel d’analyser le rôle
de l’alphabétisation pour leur autonomisation. L’accès à l’alphabétisation
témoigne de l’inégalité entre les genres qui s’inscrit plus généralement
dans la société et, même si les femmes y ont accès, elles disposent souvent
de matériels qui reproduisent les stéréotypes de la subordination féminine.
S’appuyant sur le « développement comme liberté » de Sen, Patel envisage
l’alphabétisation comme un des éléments qui permettent aux femmes
de faire des choix afin d’acquérir de nouvelles libertés. À partir de l’étude
détaillée de l’état de l’alphabétisation des femmes en Inde ainsi que
des options adoptées par le gouvernement en matière de politique générale
et de programme, Patel soutient que ce n’est pas l’alphabétisation en ellemême qui a assuré l’autonomisation des femmes, mais plutôt l’espace social
créé par les processus d’alphabétisation. Un modèle d’alphabétisation
propice à l’autonomisation, conclut-elle, sera celui qui ira de pair avec une
mobilisation collective et sera intégré à des initiatives spécifiques en matière
de développement.
Le dernier article, celui de Bharati Silawal, situe l’autonomisation des
femmes dans le cadre des modèles culturels et traditionnels de comportement — le système patriarcal l’emportant notamment en Asie du Sud et au
Népal. Elle met clairement en évidence les diverses formes d’exploitation
17
auxquelles les femmes sont soumises dans cette région. Selon elle, l’alphabétisation et plus généralement l’éducation doivent déboucher sur une
autonomisation qui corrige les injustices solidement enracinées et sur un
changement des attitudes sociales. Une approche en dix points est présentée
qui préconise un renversement de la discrimination entre les genres. Dans
le cadre des initiatives récentes pour la promotion de l’éducation primaire
universelle, Mme Silawal met en avant la décentralisation de l’autorité
pour la scolarisation des communautés népalaises — le Programme COPE
(Éducation complémentaire pour l’enseignement primaire). Des mesures
spécifiques pour améliorer les perspectives éducatives des filles sont adoptées, notamment le recrutement systématique d’enseignantes ainsi que
l’adoption d’un calendrier scolaire flexible au niveau local, pour s’adapter
aux différents modes de vie. En outre, une direction locale s’est traduite
par la disparition de la violence dans les écoles et la mise en relation de
l’apprentissage avec l’environnement au sens large. L’auteur fait observer
que la nomination d’un plus grand nombre de femmes aux postes de
direction de programmes reste un problème.
Ces articles sont suivis par le Débat en cours qui retient huit grands
thèmes de débat. Ce qui frappe le plus, c’est le consensus qui se dégage
sur l’importance du contexte local — qu’il se caractérise par les langues
d’alphabétisation et l’appartenance locale, par la nécessité de faire en sorte
que les réalités locales inspirent et structurent l’utilisation des technologies
de toutes sortes, par la conception d’approches sexospécifiques ou encore
par la création de partenariats pour l’alphabétisation.
Le texte s’achève par une série de recommandations destinées à l’UNESCO
sur son rôle d’agence de coordination dans le cadre de la Décennie
des Nations Unies pour l’alphabétisation. Ceci est suivi par une section
rappelant aux professionnels de l’alphabétisation que le dialogue et le débat
n’ont de sens que s’ils débouchent sur de plus amples perspectives pour
nos congénères qui sont encore dans l’attente — à la grande honte du
XXIe siècle — d’avoir la possibilité de mettre en œuvre les alphabétisations
dans leur vie.
18
Réflexions sur l’alphabétisation 1
Amartya Sen
20
Réflexions sur l’alphabétisation
Il existe un vieux proverbe bengali qui dit que la connaissance est une
marchandise bien particulière : plus vous la distribuez, plus il vous en
reste. La transmission de l’éducation non seulement instruit celui qui la
reçoit mais elle grandit aussi celui qui la donne — les enseignants, les
parents, les amis. La scolarisation ne bénéficie pas seulement à la
personne scolarisée, mais également à d’autres qui sont proches de ceux
qui sont scolarisés. L’éducation de base est un bien véritablement social
que les personnes peuvent partager et dont elles peuvent jouir ensemble,
sans avoir à le dérober à autrui. Cette ancienne manière de voir mérite
d’être rappelée.
Je sais gré à l’UNESCO de réaffirmer l’importance — voire la nécessité —
de l’alphabétisation et de l’éducation de base. Quand H. G. Wells écrivait
dans Esquisse de l’histoire universelle que « l’histoire de l’humanité
s’apparente de plus en plus à une course entre l’éducation et la
catastrophe », il n’exagérait pas. Si nous persistons à négliger l’éducation
de base, nous serons incapables de résoudre les problèmes gigantesques
auquel notre monde précaire est confronté — et d’éviter les catastrophes
susceptibles de se produire et qui sont à l’heure actuelle beaucoup
plus nombreuses qu’elles ne l’étaient du temps de H. G. Wells.
Depuis les événements tragiques du 11 septembre 2001 — et ce qui
s’en est suivi —, le monde a pris réellement conscience des problèmes
d’insécurité. Mais l’insécurité se traduit de différentes manières —
pas simplement par le terrorisme et la violence. Il est frappant de voir
qu’à l’égard de presque toutes les formes d’insécurité humaine, l’éducation
peut jouer un rôle préventif — et apporter une contribution concrète.
Alors qu’on fait la guerre au terrorisme à travers le monde, il est extrêmement important de ne pas sous-estimer la nature multidimensionnelle de
l’insécurité humaine, ainsi que les différentes manières suivant lesquelles
la vie des personnes vulnérables de toute la planète tend à être menacée
et profondément fragilisée.
1 Ce texte est la transcription
d’un discours prononcé lors
de la célébration publique de
la Journée internationale de
l’alphabétisation 2002 à Paris, enregistré
par vidéo pour l’occasion.
21
Permettez-moi d’analyser brièvement les différentes manières suivant
lesquelles la scolarisation permet de réduire l’insécurité humaine dans
le monde — les différentes voies par lesquelles l’éducation peut contribuer
à rendre la vie des personnes plus sûre, plus sereine et plus épanouie.
Le premier point — et peut-être le plus important — est lié au fait
que l’analphabétisme et l’illettrisme mathématique sont des formes
d’insécurité en soi. Ne pas être capable de lire, d’écrire, de compter ou
de communiquer est en soi le signe d’un dénuement considérable.
Si une personne se voit ainsi limitée par l’analphabétisme et l’illettrisme
mathématique, non seulement nous comprenons qu’elle se trouve dans
la situation d’insécurité de la personne à laquelle il pourrait arriver quelque
chose de terrible, mais nous réalisons tout de suite que quelque chose
de terrible est bel et bien arrivé à cette personne. Le comble de l’insécurité
réside dans la certitude du dénuement et dans le fait qu’il n’existe plus
aucune chance de déjouer pareille fatalité. La privation de biens jugés
essentiels comme l’analphabétisme et l’illettrisme mathématique est donc
un cas d’insécurité extrême. En fait, la première et la plus tangible
des contributions d’une éducation primaire réussie est la réduction directe
de cette insécurité extrême — c’est-à-dire la certitude de mener une vie
misérable et limitée.
On peut facilement constater à quel point l’éducation de base peut modifier
la vie de l’homme. Dans une moindre mesure, j’ai été moi-même étonné
de voir combien même les familles les plus pauvres et les plus démunies
peuvent aisément réaliser les bénéfices de l’éducation. Cela ressort de
certaines études que nous menons actuellement sur l’éducation primaire en
Inde (par le biais du « Pratichi Trust » — un service local axé sur l’éducation de base et l’égalité entre les genres que j’ai pu mettre en place en Inde
et au Bengladesh grâce à l’argent de mon Prix Nobel de 1998). Au fur
et à mesure que nos premiers résultats arrivent, je suis très heureux de voir
combien les parents, même issus des familles les plus pauvres et les plus
démunies, souhaitent offrir à leurs enfants une éducation de base afin qu’ils
grandissent sans souffrir des terribles handicaps dont eux-mêmes, les
parents, ils ont souffert. Contrairement aux affirmations souvent alléguées,
nous n’avons observé chez les parents aucune réticence à envoyer leurs
22
Réflexions sur l’alphabétisation
enfants — filles et garçons — à l’école, s’il existait de réelles possibilités
de scolarisation dans leur voisinage.
Deuxièmement, l’éducation de base peut s’avérer décisive en permettant
aux personnes de trouver un travail et un emploi lucratif. Cette corrélation,
qui n’est pas nouvelle, devient particulièrement importante dans
un monde où la mondialisation s’accroît de plus en plus et dans lequel
le contrôle de la qualité et la production régis par des spécifications strictes
peuvent s’avérer essentiels. Tout pays qui néglige l’éducation de
base condamne en règle générale sa population analphabète à ne pas
bénéficier d’un accès approprié aux possibilités du commerce mondial.
Une personne incapable de lire des consignes, de comprendre les exigences
en matière de précision et d’obéir à celles en matière de spécifications
sera lourdement pénalisée pour trouver un emploi à l’heure de la
mondialisation.
En toute logique, tous les exemples qui illustrent l’exploitation réussie
des perspectives du commerce mondial pour réduire la pauvreté sont
passés par l’éducation de base à grande échelle. Dès le milieu
du XIXe siècle, le Japon faisait preuve d’une remarquable clairvoyance
en prenant conscience de cette tâche. Promulgué en 1872 (peu après
la Restauration de Meiji en 1868), le code fondamental de l’éducation
témoignait de l’engagement public visant à faire en sorte qu’« aucune
communauté ne compte de famille analphabète et qu’aucune famille
ne compte d’analphabète parmi ses membres ». Kido Takayoshi,
un des promoteurs de la réforme japonaise, a expliqué cette idée
essentielle : « Notre peuple n’est pas différent des Américains ou des
Européens d’aujourd’hui ; tout est question d’éducation ou de manque
d’éducation. » C’est ainsi que le Japon s’est mis à déployer des efforts
extraordinaires pour rattraper l’Occident. Dès 1910, le Japon était presque
entièrement alphabétisé, au moins en ce qui concerne les jeunes,
et — bien que beaucoup plus pauvre que la Grande-Bretagne ou
l’Amérique — le Japon publiait en 1913 plus de livres que la GrandeBretagne et plus de deux fois plus que les États-Unis. La priorité accordée
à l’éducation a dans une large mesure déterminé la nature et la rapidité
des progrès sociaux et économiques du Japon.
23
Par la suite, la Chine, Taiwan, la Corée du Sud et d’autres économies d’Asie
de l’Est ont suivi le même chemin et ont fortement encouragé l’éducation
de base. On attribue souvent la rapidité de leur essor économique à leur
volonté de tirer le meilleur parti de l’économie de marché mondiale, et l’on
n’a pas tort. Mais cet essor a été en grande partie favorisé par les succès
que ces pays ont enregistrés dans le domaine de l’éducation de base. Cette
participation massive à l’économie globale aurait été difficile, si les populations n’avaient pas été capables de lire ou d’écrire, ou si elles n’avaient
rien pu produire dans le respect de spécifications ou d’instructions.
Dans le cas particulier de la Chine, l’essor économique rapide qu’elle a
connu après les réformes de 1979 a été soutenu d’une manière déterminante
par ses succès éducatifs durant la période antérieure à la réforme. L’intérêt
de Mao Ze-Dong pour l’éducation de base n’était certes pas destiné à servir
le succès d’une économie de marché, mais c’est incontestablement l’effet
qu’il a eu. L’une des bizarreries de l’histoire économique du monde tient au
fait que même si Mao Ze-Dong a privilégié l’éducation de base dans
le cadre de son attachement au socialisme (et non au capitalisme ou
à l’économie de marché), par la suite, (après les réformes de 1979), c’est
précisément ce privilège accordé à l’éducation qui a permis à la Chine
de l’après-réforme de bénéficier beaucoup plus facilement d’une économie
de marché dynamique, reliée au commerce mondial. À mon sens, il ne s’agit
pas vraiment d’un paradoxe, car l’éducation est une ressource universelle
qui accroît les capacités humaines de base, lesquelles peuvent se traduire
par des types divers et multiples d’avantages. L’éducation de base peut
apporter beaucoup, indépendamment du fait de savoir si le développement
des capacités qui en résultent sert à gérer une société socialiste ou une
économie de marché.
Troisièmement, le fait d’être analphabète réduit considérablement la capacité d’une personne à comprendre et faire valoir ses droits. Il peut s’agir
d’un handicap grave pour ceux dont les droits ne sont pas respectés par
autrui, et c’est le plus souvent un problème récurrent pour les personnes
qui se trouvent au bas de l’échelle et dont les droits sont souvent tout à
fait bafoués en raison de leur incapacité à lire et à percevoir ce qu’elles sont
en droit d’exiger et comment y parvenir.
24
Réflexions sur l’alphabétisation
C’est un problème particulièrement important pour la sécurité des femmes,
dans la mesure où elles sont souvent privées de ce qui leur est dû, à cause
de l’analphabétisme. L’incapacité à lire ou écrire est effectivement un
sérieux obstacle pour les femmes défavorisées, car cela peut se traduire par
leur inaptitude à faire valoir ne serait-ce que les droits, même limités,
qui sont légalement les leurs (par exemple, celui de posséder des terres ou
d’autres biens, ou celui de faire appel d’un jugement inéquitable ou d’un
traitement injuste). Il y a souvent des droits reconnus par la loi dans
les règlements qui ne sont pas appliqués parce que les parties lésées sont
incapables de lire ces règlements. Ainsi, l’absence de scolarisation peut
directement entraîner l’insécurité en éloignant les personnes démunies
des moyens qui leur permettraient de lutter contre ce dénuement.
Quatrièmement, l’analphabétisme peut aussi boucher l’horizon politique
des opprimés, en réduisant leur capacité à participer au débat politique
et à traduire efficacement leurs exigences. Cela peut directement contribuer
à leur insécurité, car le fait qu’ils ne puissent pas s’exprimer sur le plan
politique peut se solder par une forte réduction d’influence et de
la probabilité d’un traitement équitable.
La relation entre pouvoir d’expression et sécurité peut s’avérer très forte,
et peut-être dois-je me pencher quelque peu sur cette relation. Le fait que
les famines ne surviennent pas dans des démocraties est simplement
la preuve de l’efficacité de l’expression et de la participation sur le plan
politique. On s’étonne que durant la longue histoire des famines que le
monde a connues, aucune famine n’ait jamais frappé un pays démocratique
accordant à tous le pouvoir de s’exprimer politiquement. Il n’y a rien là
de vraiment surprenant, car il est difficile de gagner des élections après
une famine (au cas où il y aurait des élections), et on a du mal à répondre
aux critiques cinglantes reprochant au gouvernement son incapacité
à empêcher une famine (au cas où ces critiques seraient autorisées, non
censurées par le régime politique et où régnerait la liberté de la presse).
Ces constatations obligent les gouvernements démocratiques en place à agir
vite et efficacement pour prévenir les famines. S’il n’y a jamais eu de cas
de famines, il n’en reste pas moins que dans les démocraties (même dans les
démocraties très pauvres), elles sont survenues là où la liberté d’expression
25
politique a été supprimée, par exemple sous des régimes coloniaux (soit
explicitement, comme dans l’Inde britannique, soit implicitement, comme
dans l’Irlande des années 1840), des régimes autoritaires à parti unique
(comme dans l’Union Soviétique des années 1930, la Chine de 1958 à
1961, le Cambodge des années 1970 ou la Corée du Nord d’aujourd’hui)
ou des régimes militaires (comme en Éthiopie, en Somalie ou au Soudan
durant ces dernières décennies). L’expression politique fait de la prévention
des famines un impératif de politique publique.
Mais s’il n’est pas difficile d’exiger qu’on mette un terme aux famines, il
peut s’avérer bien plus délicat d’utiliser l’expression politique afin d’éliminer
des formes de pauvreté plus complexes et moins extrêmes. Alors qu’on
peut sans mal identifier les décès dus à la famine ou à de grandes épidémies,
il n’est pas aussi aisé d’appeler réellement l’attention du public sur
la malnutrition endémique, qui ne tue pas immédiatement mais peut avoir
des effets à long terme sur la santé et la survie. Ici, l’éducation de base
peut considérablement aider les populations à s’exprimer contre des formes
de déchéance moins extrêmes mais néanmoins importantes, comme
la malnutrition endémique ou la discrimination à l’encontre de certains
groupes. Par exemple, si mon pays, l’Inde, a cessé de subir de grandes
famines après l’Indépendance et après l’instauration d’une démocratie
à partis multiples, le fait qu’il enregistre encore un degré élevé d’analphabétisme explique la plus grande difficulté que l’on a eu à s’affronter
publiquement à propos de formes de déchéance moins extrêmes. Ainsi,
l’analphabétisme et la malnutrition peuvent être liés sur le plan politique
et doivent être traités ensemble.
Cinquièmement, le travail empirique des dernières années a bien mis en
évidence la manière dont le respect et la considération envers le bien-être
des femmes subissent l’influence très nette de variables comme la capacité
des femmes à disposer d’un revenu indépendant, à trouver un emploi
à l’extérieur du foyer, à avoir des droits de propriété, et à savoir lire et
écrire tout en participant en connaissance de cause à la prise de décisions
à l’intérieur comme à l’extérieur de la famille. En effet, dans beaucoup
de pays en voie de développement, même le manque à gagner du nombre
des femmes, en termes de survie, comparé aux hommes (d’où le phénomène
26
Réflexions sur l’alphabétisation
si terrible de dizaines de millions de « femmes disparues »), semble considérablement se réduire — voire au point de disparaître — grâce aux progrès
de l’autonomisation des femmes, dont l’alphabétisation est un élément
fondamental.
Ces différents éléments (comme l’alphabétisation et l’éducation féminines,
la capacité de gain des femmes, leur rôle économique à l’extérieur de
la famille, les droits afférents à des biens immobiliers des femmes et ainsi
de suite), semble-t-il, peuvent au premier abord exercer des influences
plutôt diverses et disparates qui, d’une certaine manière, entrent toutes en
jeu ; mais toutes ont en commun le fait qu’elles contribuent d’une manière
positive à l’expression et à l’agence des femmes, en leur accordant plus
d’indépendance et plus d’autonomisation. Les différentes variables qui,
d’après les études statistiques, jouent en faveur de la sécurité des femmes
(l’alphabétisation, les débouchés économiques, etc.) peuvent donc être envisagées comme indissociables d’un rôle unifié d’autonomisation. Le pouvoir
des femmes — l’indépendance économique ainsi que l’émancipation
sociale — peut avoir des impacts considérables sur les forces et les principes
organisateurs régissant les décisions au sein de la famille.
La preuve est largement donnée, par exemple, qu’en règle générale les taux
de fécondité baissent nettement quand les femmes sont plus autonomes.
Ce n’est guère étonnant car celles qui sont les plus maltraitées par les grossesses à répétition et par l’éducation des enfants sont les femmes jeunes,
et tout ce qui augmente leur pouvoir de décision et développe l’attention
dont peuvent bénéficier leurs intérêts empêche d’ordinaire des grossesses
trop fréquentes. Par exemple, une étude comparative réalisée dans différents
districts en Inde fait apparaître que l’éducation des femmes et l’emploi
des femmes représentent les deux influences majeures qui entrent en jeu
dans la baisse des taux de fécondité. En effet, dans cette étude très
complète, ces deux influences sont les seules variables qui ont un impact
important sur les statistiques, susceptible d’expliquer les variations entre
les taux de fécondité parmi les plus de trois cents districts qui composent
l’Inde. Si, par exemple, l’État de Kerala enregistre un taux de fécondité
d’environ 1,7 (approximativement 1,7 enfant en moyenne par couple), alors
que bien des régions connaissent un taux de 4 enfants par couple (voire
27
davantage), le niveau d’éducation élevé des femmes au Kerala est à
l’évidence une des principales raisons qui explique ces résultats. Avec le
développement de l’éducation féminine dans d’autres régions, on assiste
également à une chute considérable des taux de fécondité, par exemple
dans l’État d’Himachal Pradesh qu’on considérait encore dernièrement
comme un État peu développé.
Par ailleurs, des preuves multiples montrent que l’éducation et l’alphabétisation des femmes contribuent en général à la baisse du taux de mortalité
infantile. Cette influence s’explique de différentes façons, mais la plus
directe est peut-être l’importance que les mères attachent d’ordinaire
au bien-être des enfants et la possibilité qu’elles ont — quand leur agence
est respectée et autonomisée — d’influer sur les décisions familiales en
la matière. Les rapports entre l’éducation de base des femmes et le pouvoir
d’agence des femmes sont tout à fait essentiels pour comprendre la contribution de l’éducation scolaire à la sécurité de l’homme en général.
Enfin, si nous réclamons la scolarisation pour tous, nous devons aussi
aborder la question difficile de la couverture de l’éducation et celle des
programmes. Ces problèmes touchent bien évidemment au développement
des compétences techniques, qui favorisent la participation au monde
contemporain. Mais d’autres questions entrent aussi en ligne de compte,
dans la mesure où la scolarisation peut profondément influer sur l’identité
d’une personne et sur la manière dont nous nous percevons les uns les
autres, ce qui peut être lourd de conséquences en termes de conflits et de
violence.
Dernièrement, cette question a suscité un vif intérêt dans le cadre particulier du rôle joué par les écoles religieuses (comme les madrassas) dans
la montée du fondamentalisme (comme le fondamentalisme islamique).
Mais le problème va bien au-delà de ce que ces exemples particuliers — et
plutôt extrêmes — peuvent laisser suggérer. Dans bien des pays du monde,
des groupes politiques sectaires militent pour une limitation radicale
des perspectives culturelles. Et cette « mauvaise éducation » peut avoir
des effets très déstabilisateurs sur la sécurité des personnes que cherchent
à atteindre les militants sectaires.
28
Réflexions sur l’alphabétisation
En fait, la nature de l’éducation dispensée est absolument fondamentale
pour la paix dans le monde. Ces derniers temps, l’idée d’un « choc
des civilisations » (défendue par un grand nombre d’analyses, notamment
celles des intellectuels et des dirigeants politiques) a fait beaucoup
d’adeptes, et le risque de dissensions que fait peser d’emblée cette conception n’est pas tant liée à l’idée de l’inévitabilité d’un choc (critiquable certes,
mais dans un deuxième temps), qu’à sa pétition de principe fondée
sur une approche strictement unidimensionnelle des hommes : membres soit
d’une civilisation, soit d’une autre. Envisager les êtres selon une classification des civilisations supposée souveraine et englobante est de nature à
favoriser l’insécurité politique car, dans cette perspective, les êtres ne sont
considérés qu’en fonction de leur appartenance, disons, au « monde
musulman », au « monde occidental », au « monde hindou » ou bien au
« monde bouddhiste », et ainsi de suite. Mais, précisément, chaque être
humain a de nombreuses identités qui sont liées à sa nationalité,
à sa langue, au lieu où il se trouve, à sa classe sociale, à sa religion, à son
activité professionnelle, à ses convictions politiques et ainsi de suite.
Négliger tous ces aspects pour ne privilégier qu’une seule manière,
supposée profonde, de classer les êtres revient à les constituer en camps
belligérants. Le plus grand espoir de paix dans le monde tient à ce
qu’il nous faut prendre conscience en toute simplicité, mais en
mesurant les conséquences considérables, que nous avons tous d’innombrables liens et attaches et que nous n’avons nul besoin de nous considérer
comme prisonniers d’un cloisonnement suivant une seule catégorisation
en groupes enferrés dans leurs positions et qui s’affrontent.
Là encore, la scolarisation, si elle s’attache comme il se doit à l’histoire
réelle et aux valeurs fondamentales comme le besoin universel de tolérance,
peut jouer un rôle très positif et constructif. Alors que nous célébrons le
pouvoir de l’alphabétisation, nous avons lieu de penser aussi au contenu de
l’éducation et à la manière dont l’alphabétisation peut favoriser — plutôt
que mettre en danger — la paix et la sécurité. L’importance de programmes
ni sectaires ni confessionnels, qui étendent la portée de la raison au lieu de
la réduire, ne saurait être exagérée sans risque. Shakespeare a dit à propos
des hommes : « Il en est qui naissent grands, d’autres qui conquièrent les
grandeurs et d’autres à qui elles s’imposent ». Dans les programmes
29
scolaires, nous devons faire en sorte que la petitesse ne s’impose pas aux
jeunes.
En conclusion, nous devons continuer à lutter pour l’éducation de base
pour tous, mais également souligner l’importance du contenu de l’éducation. Nous devons veiller à ce qu’une scolarisation sectaire ne transforme
pas l’éducation en prison, alors qu’elle doit être un passeport pour le
vaste monde (ce qui est sa vocation). L’éducation peut être très libératrice
pour l’esprit humain et riche de maints avantages indirects — économiques,
politiques et sociaux (que j’ai tenté d’exposer). Je conclurai en réaffirmant
notre détermination commune d’œuvrer pour l’éducation de base pour
tous ainsi que l’importance décisive de la liberté en matière d’analphabétisme et d’illettrisme mathématique.
30
L’alphabétisation, source de liberté :
Revenir sur les idées reçues et changer la pratique
David Archer, ActionAid UK
L’alphabétisation, source de liberté
L’ouvrage d’Amartya Sen, Development as Freedom, invite le monde à
repenser le développement et à placer la liberté au centre de nos préoccupations. Pour Sen, l’éducation se trouve au cœur de ce nouveau processus,
et rien n’est plus important en matière d’éducation que l’alphabétisation —
il est donc tout à fait logique d’aborder « l’alphabétisation comme source
de liberté ». Mais, pour comprendre tout à fait le sens de cette formule,
il nous faut absolument élargir nos horizons, revenir sur certaines idées
de fond sur « l’alphabétisation » et élaborer de nouvelles approches.
Il nous faut tirer les enseignements de l’histoire et adopter cette conception
toute nouvelle afin que la nouvelle Décennie des Nations Unies pour
l’alphabétisation soit plus efficace que les tentatives internationales passées
pour aborder « l’alphabétisation ».
L’écrit a un pouvoir immense. Permettre aux populations de démystifier
ce pouvoir, d’y avoir accès et de l’exercer à leurs propres fins peut jouer un
rôle essentiel dans le cadre d’un combat plus vaste pour la justice sociale.
Mais, si nous utilisons le terme « alphabétisation » pour décrire notre
travail, il est important de connaître en partie l’histoire problématique
de ce terme car, en la matière, il existe toutes sortes de préjugés profondément ancrés à tous les niveaux — celui des participants, des animateurs,
des formateurs, des coordinateurs, des dirigeants, des fonctionnaires
et du personnel des ONG. Les a priori ou les associations d’idées pourront
varier suivant le terme qu’on aura choisi pour traduire dans d’autres
langues celui d’« alphabétisation », mais la plupart de ces approximations
seront indissociables d’une histoire problématique.
1. Alphabétisation et colonialisme
À l’époque de l’Empire britannique, « l’alphabétisation » était conçue
comme un moyen d’inculquer aux peuples colonisés une vision moderne et
rationnelle. Marc Fiedrich et Anne Jellema l’ont noté dans leurs recherches
sur Reflect en Ouganda : « Rifles, railways and writing, the British used
to boast, were the three Rs of colonial conquest. (Les fusils, le chemin de
fer et l’écriture, dont se vantaient les Britanniques, étaient les 3 fers-de-lance
de la conquête coloniale) ». L’alphabétisation était systématiquement prise
en charge par les missionnaires chrétiens — d’où le sentiment que ceux qui
étaient capables de lire la Bible avaient directement accès au Verbe de Dieu.
33
On croyait profondément au pouvoir du « Verbe » et en particulier à
celui de l’imprimé. Ceux qui apprenaient à lire et écrire allaient, pensait-on,
acquérir de nouvelles capacités — de la réflexion et l’aptitude à raisonner
logiquement ou abstraitement.
L’idée de recourir à l’éducation massive des adultes pour changer la société
est même d’abord venue aux administrateurs coloniaux. Fiedrich et Jellema
citent un responsable du Colonial Economic and Development Council
qui constatait en 1948 : « La clé d’un développement colonial rapide
et efficace est l’éducation des adultes ; l’éducation non seulement
par l’alphabétisation… mais aussi par la vie — par l’agriculture, l’hygiène,
la vie de famille, les valeurs culturelles, l’organisation démocratique,
les efforts personnels et ainsi de suite. »
2. Alphabétisation et construction de la nation
Après l’indépendance, les nouveaux gouvernements ont aussi privilégié
l’alphabétisation comme un moyen de construire la nation : elle a servi à
promouvoir une identité nationale unitaire et à affirmer l’autorité de l’État.
Dans les pays communistes, l’alphabétisation de masse a souvent été utilisée
comme un élément essentiel au sein d’un projet politique ou idéologique
plus vaste — et on l’envisageait comme un indicateur fondamental d’équité
et de justice sociale. Mais, très souvent, l’association entre alphabétisation
et programme colonial de modernisation est restée un fil rouge, engendrant
des préjugés ou des stéréotypes à l’égard de ceux qui étaient « analphabètes ».
Jusqu’à présent, beaucoup d’États reconduisent ces mythes sur l’alphabétisation. Les programmes d’alphabétisation des ONG et du secteur public
restent encore un moyen de répandre des messages standardisés sur le développement (par exemple, en matière d’hygiène et de santé), et nombreux
sont ceux qui n’ont pratiquement pas évolué depuis la période coloniale.
En mettant ainsi l’accent sur l’alphabétisation, les États peuvent entretenir
le mythe selon lequel la pauvreté résulte de toute une série de carences liées
au peu d’intelligence et aux attitudes morales des pauvres — par exemple
leur fatalisme, leur paresse, leur inconscience, leur taux de fécondité trop
élevé et leur incapacité à planifier ou à gérer leurs revenus. Derrière
les grandes phrases visant à promouvoir le changement social, la plupart
34
L’alphabétisation, source de liberté
des programmes d’alphabétisation renforcent les mythes qui empêchent
bel et bien tout changement véritable.
3. Combattre les mythes sur l’alphabétisation
Jusqu’à une période relativement récente, théoriciens et universitaires ont
continué à reconduire les mythes sur l’alphabétisation, faisant valoir qu’un
fossé profond séparait cultures orales et cultures écrites. Dans beaucoup
de publications, l’alphabétisation est associée à « la pensée logique et analytique, à l’utilisation abstraite du langage, à la pensée critique et rationnelle,
à une attitude sceptique et au questionnement, à la distinction entre mythe
et histoire, à la reconnaissance de l’importance du temps et de l’espace,
aux administrations modernes et complexes… » (Fiedrich, 2002).
Des années durant, on a présenté l’alphabétisation comme une baguette
magique qui allait remédier à presque tous les maux de la terre et qui,
à elle seule, allait conduire au développement, à l’équité et à la justice.
Mais voilà bien des mensonges. Tout cela part d’une approche du monde
profondément arbitraire et souvent raciste, suivant laquelle les analphabètes
sont des personnes non civilisées. Des travaux plus récents, connus sous
le nom de « nouvelles études sur l’alphabétisation », sont axés sur l’analyse
de véritables pratiques d’alphabétisation et montrent à quel point elles
s’inspirent du contexte dans lequel elles sont mises en œuvre. Ils révèlent
que les pratiques d’alphabétisation varient considérablement en fonction
des cultures et des individus. Nous devons comprendre ce que les populations font grâce à l’alphabétisation (plutôt que ce que l’alphabétisation fait
pour elles). L’alphabétisation ne se suffit pas à elle-même. Ce n’est ni
une capacité cognitive, ni une compétence purement technique. Ce n’est pas
un agent du progrès dont l’effet serait automatique ou direct. Elle n’est pas
liée à la pensée logique ou rationnelle.
4. L’incidence des programmes
Si l’on emploie un terme tel qu’« alphabétisation » pour décrire son travail,
il faut savoir ce que ce terme implique. On doit être attentif à la manière
dont il résonnera par rapport à ses emplois antérieurs — et à la manière
dont il véhiculera sans doute des images prégnantes en matière d’apprentissage formel et de programme de modernisation. Celles-ci donneront forme
35
aux attentes de tous ceux qui participeront au processus et, si elles
n’appellent aucune remise en question, il se peut fort bien qu’elles s’opposent à vos objectifs plus ambitieux. C’est un problème spécifique aux
approches participatives qui cherchent à associer l’alphabétisation à l’autonomisation et à un changement social plus important.
L’une des approches participatives les plus répandues en matière d’alphabétisation des adultes est probablement l’approche Reflect1. Bien qu’il s’agisse
d’une conception relativement récente2, cette approche est maintenant
utilisée par plus de 350 organisations dans plus de 60 pays. Reflect est au
départ une approche de l’alphabétisation des adultes, mais les spécialistes
s’interrogent de plus en plus sur le terme « alphabétisation » auquel ils
souhaitent un substitut. Les observations qui suivent s’inspirent en grande
partie des expériences que les spécialistes de Reflect ont accumulées par
leurs liens avec le Cercle international Reflect.
Il est particulièrement significatif que, dans l’approche récente de Reflect,
l’écrit aille de plus en plus de pair avec d’autres formes de communication
— l’oral, les images et les chiffres. Cela ne signifie pas un rejet de l’alphabétisation, mais son repositionnement3. Si l’on privilégie uniquement l’écrit,
on renforce l’image d’une scolarisation où l’alphabétisation est mise sur
un piédestal et où la communication visuelle ou orale est relativement
négligée. Si l’on adopte une vision plus large — qui développe la capacité
de communication des personnes —, on pourra modifier les attentes et créer
de nouvelles images. Même si l’alphabétisation est le cœur de ce sur quoi
1. REFLECT (que l’on écrit maintenant
Reflect) était à l’origine un acronyme
de « Regenerated Freirean Literacy
through Empowering Community
Techniques » (« Technique Freiréenne
d’Alphabétisation et de ommunication
Révisée »). A l’heure actuelle, les spécialistes parlent « d’approche Reflect »
ou « d’action Reflect ».
2. Reflect a été mis en œuvre par
ActionAid, par des innovations de
36
terrain en Ouganda, au Bengladesh et
en El Salvador, de 1993 à 1995.
3. Les nouvelles approches suivant lesquelles la pratique Reflect aborde à
présent l’alphabétisation sont décrites
dans Communication and Power :
Resource Materials for Reflect
Practitioners, à paraître en décembre
2002 auprès du CIRAC. Il est possible
d’en commander un exemplaire sur le
site Web www.reflect-action.org.
L’alphabétisation, source de liberté
on veut (ou doit) travailler, il peut être utile de la situer dans un cadre plus
large. L’expérience quotidienne de désautonomisation que vivent la plupart
des personnes n’est probablement pas liée à l’alphabétisation — mais plutôt
à des situations où l’oral est le médium dominant —, d’où la nécessité
de se pencher sur d’autres moyens de communication.
5. Alphabétisation et pouvoir
La nécessité de situer l’alphabétisation dans un cadre de pratiques de
communication plus large ne signifie pas que nous devions négliger les liens
étroits entre alphabétisation et pouvoir. Les images intériorisées que
nous avons de l’alphabétisation permettent de renforcer ces liens si bien
que, dans de nombreux contextes, la pratique de l’écrit est étroitement liée
à celle du pouvoir. On pourrait trouver cette affirmation audacieuse —
notamment pour les personnes qui vivent dans des zones rurales et dans
des zones urbaines marginales et dont la vie quotidienne ne dépend pas
de l’alphabétisation, voire ne lui accorde aucune place, et où l’école locale
est souvent une oasis de l’écrit. Mais, lorsque l’écrit apparaît ou est
inévitable, il est souvent lié à des situations où les relations de pouvoir sont
évidentes. Ainsi, l’écrit est très souvent lié à ce qui suit :
• Le pouvoir de l’État : le dédale administratif auquel on se voit
confronté lorsqu’on a affaire aux services publics ; la paperasserie et les
formalités dont on doit se soucier ; la nécessité « d’avoir tous ses papiers
en règle » si on veut jouir de ses droits de toute nature ou les faire valoir
auprès des autorités. Ceux qui n’ont pas de papiers en bonne et due
forme se retrouvent en effet dans l’illégalité et exclus, d’où un lien
profond entre alphabétisation et légalisation.
• Le pouvoir économique : à en juger par le recours aux contrats et aux
documents des propriétaires, prêteurs, entrepreneurs, intermédiaires,
commerçants et employeurs pour légitimer, contrefaire et revendiquer
leur pouvoir.
• Le pouvoir social : Il existe presque toujours un lien très étroit entre
le niveau d’éducation ou d’alphabétisation et la considération sociale.
La considération dont bénéficie une personne et la valeur qu’on lui
37
accorde sont souvent liées à l’alphabétisation. La hiérarchie sociale est
systématiquement exposée au public à la faveur de l’humiliation rituelle
subie par les personnes dont on exige les empreintes digitales au lieu de
la signature.
• Le pouvoir politique : il se trouve souvent au sens propre entre
les mains d’une seule personne, qui a le pouvoir de signer ou de ne
pas signer tel ou tel papier. On ne cesse de faire état des déclarations
de principe des partis politiques comme s’il s’agissait de promesses qui
engagent — ce qui est pourtant rarement le cas.
• Le pouvoir religieux : surtout dans les religions fondées sur le Livre
comme la religion chrétienne ou musulmane, où l’écrit correspond à la
parole de Dieu, la pratique de l’alphabétisation est ritualisée et contrôlée,
d’où le mythe suivant lequel l’écrit présente un caractère en quelque
sorte d’absolu et lui confère ainsi une vérité plus profonde qu’à l’oral.
La lecture d’un texte à l’église est souvent un témoignage de considération sociale.
• Le pouvoir civique : dans les zones rurales, il se peut que la pratique
de l’alphabétisation soit ce qu’il y a de plus manifeste dans la vie locale
— dans les organisations, associations ou syndicats de la communauté,
avec leurs procès-verbaux, leurs règlements rigoureux et leur souci de
faire les choses « à la lettre ». Dans les communautés pour l’essentiel non
alphabétisées, les secrétaires, présidents et trésoriers de ces organisations
sont presque toujours les rares personnes instruites.
• Le pouvoir de l’organisation — c’est-à-dire de celle qui met en place
tel ou tel programme d’alphabétisation ou de développement, par
exemple une ONG. Les ONG aiment donner d’elles-mêmes l’image
d’intermédiaires invisibles et neutres — alors qu’en réalité nous pouvons
être des acteurs sociaux et économiques puissants au niveau local. À
preuve, souvent, la manière dont nous utilisons l’alphabétisation. Certes,
pour l’essentiel, cela peut rester inconscient, mais le fait d’écrire sur
des carnets, de préparer des plans, d’établir des rapports, de distribuer
des dépliants, de porter une serviette, d’avoir des stylos dans nos poches
38
L’alphabétisation, source de liberté
— tous ces éléments ainsi que beaucoup d’autres font de nous des agents
essentiels du pouvoir de l’alphabétisation. La manière dont nous mettons
ce pouvoir en pratique et dont nous pratiquons nous-mêmes l’alphabétisation aura une importance décisive pour tel ou tel processus plus large
auquel nous souhaiterons apporter notre concours.
6. L’alphabétisation, source de liberté
Quelle que soit la diversité des situations où les gens doivent avoir affaire
avec ceux qui ont le pouvoir, l’alphabétisation n’est qu’un élément d’une
équation plus importante. Ceux qui ne savent pas lire sont sans doute
plus intimidés dans de telles situations — mais leur impuissance n’est pas
seulement liée à l’insuffisance d’une compétence technique. Cette impuissance dépend manifestement de la condition sociale, de la confiance
en soi et de l’image de soi — et les dynamiques du pouvoir sont liées à
toute une série d’autres formes de communication.
Pour affronter le pouvoir des services publics, il faut aussi avoir assez
confiance en soi pour savoir s’adresser aux représentants de l’autorité qui
peuvent s’exprimer dans une langue différente. Savoir s’imposer face aux
propriétaires, aux employeurs ou aux entrepreneurs suppose un éventail
complexe de compétences en matière de communication, et pas seulement
d’être alphabétisé. L’image qu’on donne de soi, son attitude, sa capacité
à communiquer par le regard ainsi que d’autres aspects comportementaux
sont tous décisifs lorsqu’on se penche sur le pouvoir social. De plus,
la manière dont on parle — et les sujets qu’on aborde — illustrent le degré
de pouvoir dont on se sent investi dans telle et telle situation. Quand il est
question de pouvoir politique, la maîtrise de la parole est d’une importance
extrême. En période électorale, c’est souvent la forme plutôt que le contenu
de ce qui est dit qui pèse sur le vote des électeurs. Les campagnes politiques
s’appuient sur le pouvoir des outils visuels, les affiches en disant souvent
bien plus que les mots. Le pouvoir religieux dépend lui aussi beaucoup de
l’éloquence des sermons et des images visuelles ou des icônes. Notre propre
pouvoir en tant qu’organisations ne se manifeste pas seulement à travers
l’alphabétisation, mais également à travers toute une série de formes orales
et visuelles de communication. Notre jargon technique est certainement tout
aussi oral qu’écrit. Étant donné tous ces exemples, il est évident que l’alpha-
39
bétisation ne peut être abordée séparément et ne peut être enseignée comme
une connaissance technique au sein d’une salle de classe, coupée du monde.
Nous devons bien au contraire rompre avec les modèles conventionnels
et adopter de nouvelles approches. L’apprentissage réel se fera grâce à la
participation pratique des personnes à différentes situations, où les formes
d’alphabétisation font partie d’une équation de pouvoir plus large dans
leur propre contexte. Il faut envisager l’apprentissage comme une partie
intégrante d’un processus d’analyse et d’action plus vaste — pour aider les
gens à gérer des relations de pouvoir inéquitables et leur permettre de
s’exprimer par tous les moyens. Donner aux personnes la confiance qui
leur permettra de gérer des situations où l’on utilise l’écrit, même si elles
ne savant pas écrire ou ne savent le faire qu’à un niveau élémentaire, sans
qu’elles soient intimidées, est en soi lourd de signification. Vaincre ses
appréhensions et en finir avec les mythes en matière d’alphabétisation, voilà
qui peut s’avérer essentiel pour permettre aux personnes de se faire entendre.
Les spécialistes de Reflect partent donc de plus en plus du combat plus large
pour la liberté — en s’attachant aux questions de justice sociale, économique et politique. Dans cette perspective, Reflect permet aux personnes de
commencer à jouir du pouvoir de l’alphabétisation — pour aborder efficacement et sans être intimidées les situations où leur vie dépend de l’alphabétisation. Même avant d’avoir acquis des compétences techniques importantes, les personnes peuvent faire de grands progrès en gérant des relations
de pouvoir dans des situations où l’écrit a sa place. Un tel résultat est
décisif, dans la mesure où le décodage d’un texte (qui pourrait être envisagé
comme la part technique de l’apprentissage) n’est qu’une petite partie
de ce qu’il faut aborder dans tout programme d’alphabétisation qui a pour
vocation d’accroître la liberté.
Le fait de commencer en envisageant la question dans une perspective plus
large conforte la motivation. On n’entre plus dans une salle en se faisant
à l’idée de jouer un rôle passif d’élève. On perfectionne son alphabétisation
de base dans la pratique, en réfléchissant, en prévoyant ou en vivant
des situations où l’alphabétisation entre en jeu. L’apprentissage de l’aspect
technique, au fond, n’est pas difficile. Dans de nombreux programmes
40
L’alphabétisation, source de liberté
Reflect, on enseigne à présent aux participants à signer de leur nom au
cours de la première semaine — et, à partir de là, la plupart des groupes
sont à même de lire collectivement presque n’importe quel document,
ne serait-ce que lentement.
Nous devons toujours éviter de recréer l’esprit d’enfermement propre
à la salle de classe. L’alphabétisation ne devra jamais être appréhendée
d’une manière abstraite, coupée de la vie et des préoccupations de tous
les jours, mais il faudra toujours l’intégrer à un processus plus large
d’analyse et d’action. On devra utiliser ou créer des écrits qui présentent
un intérêt immédiat pour le groupe, qui se prêtent à son analyse et
non qui lui échappent. Autant dire qu’il faut laisser de côté les livres et
les premiers manuels d’alphabétisation. C’est au contraire la production
de textes de base par les participants qui devra structurer le processus.
Mais il va de soi qu’on devra introduire et utiliser des informations issues
de l’extérieur ainsi que des « matériels réels »1 pertinents pour
approfondir et enrichir l’analyse des participants. Ainsi, l’écriture et la
lecture devront être utilisées comme une forme d’action — partie intégrante
d’une politique visant à plus de justice et à plus d’équité, à affirmer
et à défendre les droits de toute nature, ainsi qu’à asseoir dans leur plein
épanouissement l’identité et l’expression de soi-même.
Une fois que les participants auront développé des compétences de base
sur le plan pratique, ils trouveront sans aucun doute bien d’autres utilisations de l’écrit — notamment s’ils se voient portés par un contexte où
l’alphabétisation peut être utilisée de manière flexible et novatrice (par
exemple en agissant en faveur des bibliothèques, des journaux, de la création
littéraire ou de possibilités de faire connaître les savoirs locaux). De plus en
plus, l’accès aux technologies de l’information et de la communication peut
être une part non négligeable d’un tel processus — où ces technologies
peuvent donner aux populations la possibilité de se faire davantage entendre —
par la radio, la télévision, la vidéo, les ordinateurs, les mégaphones, la
1. L’expression « matériels réels »
fait référence aux documents écrits
de toute sorte qui se trouvent déjà dans
le cadre de vie des apprenants, par
opposition aux matériels conçus spécialement pour une alphabétisation.
41
sérigraphie ou par d’autres moyens. Nous ne pourrons certes jamais désigner
ou prévoir toutes les utilisations de l’écrit — mais il est juste, semble-t-il, de
commencer par aider les personnes à gérer les situations où la pratique de
l’alphabétisation et celle du pouvoir sont indissociables.
7. L’incidence sur le suivi
L’utilisation qui est faite au niveau international des statistiques sur
l’alphabétisation est l’un des obstacles majeurs au changement en matière
de programmes d’alphabétisation. Aujourd’hui, la plupart des rapports
internationaux sur l’alphabétisation s’ouvrent sur un texte prudent quant
à l’exactitude des chiffres utilisés. Le projet de Rapport de suivi sur
l’éducation pour tous 2002 ne fait pas exception à cette règle, puisqu’il
reconnaît ouvertement que les données internationales actuelles en matière
d’alphabétisation ne sont pas fiables1. Ce rapport suit pourtant le modèle
de bien d’autres avant lui. Sans s’appesantir longtemps sur le peu de
consistance de ces statistiques, tous les doutes se dissipent ensuite rapidement et l’on invoque d’ordinaire des chiffres précis — au point que nous
en oublions leur inexactitude et que nous nous illusionnons sur notre
connaissance et notre compréhension de la situation — alors qu’on est très
loin de la vérité.
Nous avons besoin d’une évaluation bien meilleure de l’alphabétisation
si nous souhaitons faire un sort aux mythes d’antan et promouvoir de
nouvelles conceptions de l’alphabétisation, qui mettent en évidence les relations entre alphabétisation et pouvoir ou bien entre alphabétisation et
liberté. Certaines initiatives vont actuellement dans ce sens, par exemple
en s’intéressant aux différents types de lecture et domaines d’impression,
mais aucune ne semble aller assez loin. La recherche d’une comparabilité
internationale incite à limiter l’alphabétisation aux compétences techniques
neutralisées que sont la lecture, l’écriture et le calcul. Cet état de fait
conforte le mythe suivant lequel l’alphabétisation est quelque chose aisément mesurable en soi ou par ses effets — ce qui, par voie de conséquence,
1. UNESCO, 2002. Monitoring Report
on Education for All. Paris, UNESCO
(à paraître).
42
L’alphabétisation, source de liberté
perpétue le mythe suivant lequel l’alphabétisation des adultes peut être
étudiée indépendamment de tout contexte.
Cette approche ne tient presque aucun compte de tous les enseignements
de l’expérience théorique et pratique récente en matière d’alphabétisation,
faisant fi de toute compréhension des alphabétisations et de l’importance de
la diversité culturelle. L’alphabétisation signifiera telle ou telle chose suivant
le lieu où l’on se trouve, et des formes multiples d’alphabétisation pourront
caractériser un contexte à lui seul. La maîtrise d’une forme d’alphabétisation n’est pas la porte ouverte à la maîtrise de toutes les autres. Les formes
sous lesquelles l’alphabétisation apparaît ne sont jamais liées une fois
pour toutes à l’alphabétisation, mais elles dépendent bien au contraire
d’autres formes de communication — orales, non-verbales et peut-être
visuelles. La faculté de les aborder sans mal ne tient pas seulement au
décodage mais à la confiance qu’on aura en soi socialement, en sachant
surmonter l’intimidation ou gérer des relations de pouvoir.
Si l’alphabétisation ne doit pas être extraite de son contexte, alors toutes
les mesures importantes qui seront prises en la matière doivent être déterminées en fonction de chaque contexte. On doit clairement tenir compte des
conditions sociales, économiques et politiques ainsi que des attentes ociales.
La mesure devra bien considérer la capacité des personnes à participer activement à la société, en abordant les formes d’alphabétisation nécessaires,
notamment, pour affirmer et faire respecter leurs droits de toute nature,
assumer une fonction sociale, trouver de l’information si besoin est ou
trouver un emploi durable. Cela ne dépend pas seulement des capacités des
personnes, mais aussi de la nature de la société dans laquelle elles vivent.
Plutôt que d’imposer certaines normes internationales, il conviendra de
privilégier le soutien aux processus et aux débats dans chaque pays — en
favorisant une analyse à la fois des alphabétisations des personnes et
des revendications de la société. Nous devrons faire en sorte qu’un débat
public s’ouvre au niveau national (et même local) dans chaque pays afin
de réfléchir au sens de l’alphabétisation et d’étudier les mesures qui lui
sont appropriées. On pourra privilégier un certain nombre de domaines
— en mettant en valeur les domaines qui sont importants pour plus de
43
développement et de justice sociale, en s’intéressant par exemple aux capacités des personnes à affirmer et à faire respecter leurs droits de toute
nature, à assumer une fonction sociale, à trouver un emploi durable ou
assurer un soutien scolaire pour les enfants. Donner la priorité à un débat
public sur l’alphabétisation sous cette forme dans chaque pays pourrait
déboucher sur une réflexion et des actions importantes autant relatives au
droit des personnes à l’information et aux changements nécessaires pour
favoriser l’intégration sociale, que relatives à la promotion de l’enseignement. Tel est précisément le type d’initiative multiforme qui s’impose pour
avoir un impact plus grand sur l’alphabétisation.
Il existe de nouvelles initiatives internationales pour évaluer l’alphabétisation — elles se fondent sur la reconnaissance de la diversité — mais
apparemment elles débouchent toujours sur une nouvelle standardisation
d’instruments génériques d’évaluation de l’alphabétisation. À mon sens,
nous devrions aller plus loin en préconisant et en favorisant au niveau
national des processus de redéfinition de l’alphabétisation et d’élaboration
de systèmes nationaux qui la mesurent de manière adéquate. On pourrait
encore établir des statistiques internationales — donnant une image générale plus complexe des alphabétisations des personnes, par rapport aux
alphabétisations dont elles ont besoin dans leur société, dans un nombre
limité de domaines essentiels de développement. Cela aurait éventuellement
pour effet de voir certains pays se caractériser par des résultats modestes
si les informations en matière de droits fondamentaux de toute nature
n’étaient pas aisément accessibles, compréhensibles ou applicables. Ce genre
de pays pourrait donc faire d’importantes améliorations en développant
l’accès à ces informations — en ayant recours à plusieurs médias, à une
langue simple et à des réformes démocratiques — tout autant qu’en encourageant une alphabétisation au sens strict. Les statistiques en matière
d’alphabétisation mesureraient alors quelque chose de plus général et
de plus utile.
8. La Décennie des Nations Unies pour l’alphabétisation :
un nouveau départ ?
En 2000, au Forum mondial sur l’Éducation pour tous de Dakar, il a été
convenu que, pour aller de l’avant, il faudrait s’orienter sur des processus
44
L’alphabétisation, source de liberté
au niveau national (plutôt qu’international). À ce titre, il serait opportun
que la Décennie des Nations Unies pour l’alphabétisation commence par
encourager un débat sur l’alphabétisation au niveau national, en favorisant
en tous lieux une nouvelle réflexion sur l’acception de ce terme, en remettant en question les vieux mythes et en s’intéressant aux rapports entre
les personnes et la société de leur pays. La Décennie des Nations Unies
pour l’alphabétisation devrait refuser de soutenir à nouveau les conceptions
archaïques et l’héritage peu utile du passé. Elle sera certainement plus
efficace si elle remet en question certains des principes de base de l’alphabétisation que si elle entretient des mythes et propage des mensonges.
En résumé, le problème majeur de l’alphabétisation réside dans le discours
même qu’on a sur elle, et il se voit considérablement aggravé lorsque
nous pensons qu’il s’agit de quelque chose qui peut se mesurer entre pays
suivant des normes standardisées. Des stratégies réalistes et multiformes
associant l’alphabétisation à des modes de subsistance durables et à
l’affirmation par les personnes de leurs droits ne pourront être développées
tant qu’on entretiendra un tel discours. La Décennie des Nations Unies
pour l’alphabétisation devra sortir des sentiers battus et élaborer
un discours plus cohérent ainsi qu’une approche nouvelle plus critique.
À défaut, nous finirons probablement par avoir davantage d’énormes
programmes publics qui n’abordent « l’alphabétisation » qu’entre les quatre
murs d’une salle de cours — des programmes qui ont échoué hier
et échoueront demain — et des programmes qui n’ont guère de rapport
avec les progrès de la justice ou de l’équité.
Voici une occasion idéale de soutenir un travail nouveau et novateur
qui fasse fond sur diverses réalités nationales et locales et qui tienne
compte des complexités réelles des liens entre communication et pouvoir.
Cette Décennie doit encourager de nouvelles formes de partenariat entre
les gouvernements et les organisations de la société civile, en suscitant
une réflexion critique et des approches plus holistiques de l’enseignement
des adultes comme en associant l’enseignement à un changement social,
économique et politique plus large. Dans ce domaine, le besoin urgent
d’une nouvelle énergie s’impose et l’UNESCO pourrait jouer un rôle
essentiel de catalyseur pour libérer cette énergie.
45
9. Propositions finales
• On ne saurait associer l’alphabétisation à la liberté lorsque le concept de
« l’alphabétisation » est en lui-même si dépourvu de liberté. Nous devons
briser les chaînes qui lient l’alphabétisation à l’a priori colonialiste et
à un mode de réflexion étriqué — et nous devons abandonner les formes
d’évaluation de l’alphabétisation qui l’emprisonnent dans ces chaînes.
Aussi longtemps que l’alphabétisation restera enfermée dans cette situation d’isolement, nous ne verrons jamais son vrai visage, complexe,
expressif et vivant.
• La Décennie des Nations Unies pour l’alphabétisation devra ouvrir
des débats décisifs sur l’alphabétisation au lieu de continuer à ne pas les
ouvrir. Elle devrait être l’occasion d’un nouveau départ nous permettant
de porter un regard critique sur ce dont nous héritons et de prendre
de nouvelles orientations1.
• Nous devons accroître massivement notre aide aux programmes d’alphabétisation pour adultes — mais uniquement lorsque ces programmes
abordent l’alphabétisation dans le contexte plus large d’autres pratiques
de communication et lorsqu’ils ont explicitement pour objectif d’aider
les personnes à obtenir davantage de justice et d’équité.
• Il faut en finir une bonne fois pour toutes avec l’enseignement de l’alphabétisation comme une compétence technique acquise dans une salle de
classe, et privilégier le soutien d’approches qui permettent aux personnes
de pratiquer l’alphabétisation en situations réelles, notamment quand
elle est liée à la pratique du pouvoir. Un processus critique de réflexionaction-réflexion axé sur le groupe est la clef de voûte de ce changement.
• L’alphabétisation ne devra pas être mythifiée et en conséquence toutes
les occasions devront être saisies pour en finir avec les mythes actuels.
Nous devrons encourager un débat critique et une réflexion sur l’alphabétisation avec les apprenants, les animateurs, les formateurs, les coordinateurs, les fonctionnaires, les ministres du pays et le grand public.
1. On trouvera d’autres réflexions critiques
sur l’alphabétisation chez Mark Fiedrich
et Anne Jellema. A paraître : Literacy,
46
Gender and Social Agency : Adventures
in Empowerment. Londres, Département
du développement international.
Comment éradiquer l’analphabétisme
sans éradiquer les analphabètes ?
Munir Fasheh
Directeur de l’Arab Education Forum, au sein du Center for Middle
Eastern Studies de l’Université Harvard (Cambridge, Massachusetts)
Comment éradiquer l’analphabétisme sans éradiquer les analphabètes ?
Introduction
Cet article se veut un témoignage personnel sur une partie des liens que
j’ai entretenus avec la langue, l’alphabétisation et la connaissance. La
première moitié de mon existence, comme la plupart de ceux qui ont fait
des études, a été marquée par une conception de la vie qui considérait d’en
haut, supérieurement ses différents aspects (les êtres, les choses, les relations
sociales et les événements). J’ai commencé par travailler sur des textes
officiels et théoriques, des concepts et des théories, des mesures normatives
et des a priori — l’approche en général des institutions et en particulier des
établissements d’enseignement. Par la suite, pendant le deuxième trente ans,
j’ai voulu être à l’écoute des différents aspects de mon entourage, mais aussi
de mon for intérieur et de la voix de la nature. En somme, j’ai tâché de
me guérir de l’idée préconçue suivant laquelle la pensée l’emporte sur la vie
ou sur l’action. Écouter mon entourage et suivre ce que m’avaient enseigné
mes expériences et mon for intérieur, utiliser les mots plutôt qu’être utilisé
par eux, voilà quels sont les grands principes qui ont dirigé ma vie.
Durant ces deuxièmes trente années, j’ai appris de plus en plus à mesurer
le rôle de la pensée, des solutions, des revendications et des déclarations à
l’échelle de l’univers, ainsi que des formes dominantes de savoir et des
textes contribuant à la disparition de la diversité et à la suprématie d’un
progrès et d’un développement à sens unique. La disqualification d’autrui
est un des problèmes du discours dominant. Ainsi, considérer quelqu’un
comme « analphabète » (c’est-à-dire en fonction d’une carence plutôt que
d’un avoir ou d’un être) est particulièrement caractéristique de ce qui est ici
en question. L’analphabète peut disposer de multiples savoirs, faire preuve
de sagesse et s’exprimer avec bonheur et richesse. Mais on ne s’en soucie
guère et c’est la carence qui est mise en avant. C’est une manière très efficace d’utiliser la langue pour contrôler ce que l’esprit voit et ce qu’il ne
parvient pas à voir. S’il ne s’agissait que de l’utilisation du terme « analphabète », je ne m’y serais pas attardé. Toute ma vie, je me suis vu désigner
comme mon peuple en des termes négatifs et jamais, ou presque, en fonction de ce que nous sommes et de ce que nous avons. On nous traitait de
« non-juifs », même lorsque nous étions les plus nombreux en Palestine
(autant traiter les Français vivant en France de « non-Algériens » !).
49
Et, du moins jusqu’en 1949, on nous a comptés, à l’instar de 80 % de la
population mondiale, parmi les non développés, les sousdéveloppés ou
parmi ceux qui étaient en développement. Il n’empêche, j’emploierai le
terme « analphabète » pour mettre en évidence son absurdité et pour
rapprocher ce que dit cet article des débats actuels sur le même sujet.
Le présent article s’appuie essentiellement sur la comparaison entre deux
mondes : celui de ma mère analphabète et celui de ma propre personne,
en tant qu’alphabète. Le pouvoir qu’exerce sur moi cette comparaison
a considérablement influencé ma manière de penser et d’agir du moins ces
25 dernières années. J’ai toujours été fasciné par le monde de ma mère,
par sa manière de vivre, de comprendre, d’apprendre, de rapprocher telle
ou telle chose et de s’exprimer. Elle est sans cesse pour moi une source
inépuisable à chaque fois que je me vois dans une situation où il ne me faut
plus envisager les choses selon la norme, où je dois imaginer une autre
approche, comme c’est le cas aujourd’hui avec cet appel à la célébration
de l’alphabétisation. En pareils cas, je sens mon imagination se retourner
vers ma mère car elle incarnait vraiment une vision du monde foncièrement
différente. C’est la raison pour laquelle lorsque j’entends quelqu’un déclarer
ou que je lis qu’un analphabète n’est pas un être humain à part entière
et que nous devons le sauver, j’en frissonne intérieurement et je ressens
l’urgence d’une nouvelle approche liée au cœur du problème. Outre
la comparaison entre ces deux mondes, je décrirai certains des projets
auxquels j’ai participé au cours de ces trente dernières années et qui sont
l’expression de l’approche, des principes et des convictions qui ont guidé
ma vie ainsi que mon travail en matière de langue, d’alphabétisation
et de connaissance.
Le premier témoignage de ce type de relation se trouve dans un article
que j’ai écrit en 19901. Le tournant le plus important de ma vie est lié au
double fait d’avoir « découvert », d’une part, les connaissances mathématiques de ma mère analphabète et, d’autre part, combien les miennes ne
me permettaient ni de percevoir, ni de saisir les siennes. Cette double
découverte a joué un très grand rôle sur ma perception de la connaissance,
1. « Community Education is to Reclaim
and Transform What Has Been Made
50
Invisible », in Harvard Educational
Review, février 1990.
Comment éradiquer l’analphabétisme sans éradiquer les analphabètes ?
de la langue et de leur relation à la réalité. Plus tard, j’ai compris que le
caractère invisible des connaissances mathématiques de ma mère n’avait
rien d’isolé, mais qu’il s’agissait d’un reflet d’un phénomène beaucoup plus
ample ayant partie liée avec la vision du monde occidentale prédominante.
Bernal et Black (1987)1 remet en cause tous les fondements de notre pensée
avec la question suivante : qu’y a-t-il d’antique dans la civilisation antique ?
À ses yeux, la civilisation antique puise profondément aux cultures afroasiatiques, qui ont été systématiquement négligées, contestées ou niées depuis
le XVIIIe siècle — surtout pour des raisons d’ordre racial. Ces cinquante
dernières années, le développement n’a fait que continuer à négliger, contester et nier l’apport historique et encore actuel de ces peuples et de ces cultures.
La première Intifada palestinienne, qui a débuté en décembre 1987,
a renforcé et amplifié nombre des convictions qui m’animaient de plus en
plus à partir des années 70. Elle m’a fait prendre conscience de certains
aspects culturels et sociaux que les structures et la terminologie dominantes
avaient également rendus invisibles. La première Intifada a été pour moi
l’occasion de comprendre que la société palestinienne ne pouvait continuer
à être viable que grâce aux personnes, alphabétisées ou non, enracinées
dans le terreau de leur culture et de leur vie quotidienne. Ce sont les traditions et les structures sociales bien ancrées qui ont assuré la survie des
différentes communautés de Cisjordanie et de la Bande de Gaza. Autrement
dit, ce qui fait que quelqu’un nourrit sa communauté et s’en voit nourri
n’est pas lié d’une manière décisive au fait d’être alphabète ou non, mais
à son ancrage ou non dans le terreau culturel et dans la vie quotidienne.
Selon moi, les communautés, où qu’elles se trouvent, doivent résoudre le
problème de reconquérir et de réévaluer les diverses manières d’apprendre,
d’étudier, de connaître, de mettre en relation telle ou telle chose, d’agir
et de s’exprimer. Au niveau de la langue, la première réaction qui a été la
mienne par rapport à l’Intifada a consisté à travailler avec des étudiants
de l’Université de Birzeit2 : je leur ai demandé de lire les gros titres des
1. Voir notamment Martin Bernal, Athena
Black : The Afroasiatic Roots of
Classical Civilization (The Fabrication
of Ancient Greece, 1785-1985), Rutgers
University Press, 1987 .
2. Nous nous rencontrions de manière
« illégale », étant donné que
l’Université de Birzeit ainsi que d’autres
universités palestiniennes avaient été
fermées par Israël.
51
journaux et de les commenter, en les comparant avec le contenu des articles
qu’ils résumaient comme avec ce qui se passait sur le terrain. Mais le projet
le plus important auquel j’ai participé à la suite de l’Intifada et en rapport
avec la langue et l’alphabétisation a été le lancement de la campagne de
lecture parmi la société palestinienne, grand projet de l’Institut Tamer, que
j’ai mis sur pied en Palestine en 19891. Depuis 1997, j’ai participé à deux
projets : l’Arab Education Forum et le Qalb el-Umour magazine, deux
reflets d’une perception, d’une conception, d’une pratique et de « mythes »
différents en matière d’apprentissage et de recours à la langue.
Avant d’en finir avec ces remarques préliminaires, je tiens à préciser quelque
chose à propos de cette table ronde. Elle a beau avoir lieu alors que nous
célébrons la Journée de l’alphabétisation, j’ai du mal à célébrer un outil,
surtout dans un monde où les outils, le langage en particulier, servent à
contrôler, supprimer et déformer. La célébration de l’alphabétisation ressemble à celle des automobiles. Lorsque nous constatons ce que les voitures
ont fait aux grandes villes d’antan comme Le Caire et Athènes, nous comprenons qu’il nous faut être plus prudents. Autrement dit, il nous faut
envisager non seulement l’apport de l’alphabétisation quant à sa conception
et à sa mise en œuvre, mais aussi ce qu’elle détruit ou ce qu’elle occulte.
Disons-le tout net, je ne me soucie guère ici des statistiques — par exemple
du fait de savoir combien de personnes apprennent l’alphabet — mais
je m’appuie sciemment sur la façon dont nous envisageons l’apprenant
et sur ce qu’il découvre à mesure qu’il apprend l’alphabet. Ce qui m’importe, c’est de veiller à ce que l’apprenant ne perde pas ce qu’il ou elle
possède déjà ; à ce que l’alphabétisation ne remplace pas d’autres formes
d’apprentissage, de connaissance et d’expression ; à ce que l’alphabétisation ne soit pas considérée comme supérieure à d’autres formes
d’expression ; et à ce que l’apprenant utilise l’alphabet au lieu d’en être
l’instrument. En clair, mon souci est de faire en sorte que l’éradication
de l’analphabétisme ne se solde pas par l’écrasement des analphabètes.
1. Pour plus de détails, voir mon article
« The Reading Campaign Experience
Within Palestinian Society : Innovative
52
Strategies for Learning and Building
Community », in Harvard Educational
Review, février 1995.
Comment éradiquer l’analphabétisme sans éradiquer les analphabètes ?
Dans cet article, je mets l’accent sur des aspects sur lesquels on n’insiste
pas en général dans les débats et les programmes sur l’alphabétisation.
Nul besoin de répéter ce sur quoi on a déjà mis l’accent auparavant.
L’histoire de ma mère « analphabète »
Dans les années 1970, alors que je travaillais dans des écoles et des universités de Cisjordanie et que j’essayais de donner un sens aux mathématiques,
à la science et à la connaissance, j’ai découvert que ce que je cherchais se
trouvait à mes côtés, sous mon propre toit : il s’agissait des connaissances
mathématiques de ma mère. Elle était couturière. Le matin, des femmes
lui apportaient des pièces de tissu rectangulaires ; elle prenait quelques
mesures avec une craie de couleur ; à midi, chaque rectangle de tissu avait
été découpé en 30 morceaux plus petits ; et, le soir venu, ces morceaux
épars étaient assemblés pour former un nouvel ensemble magnifique.
S’il ne s’agit pas là de mathématiques, alors je ne connais rien aux
mathématiques. Le fait qu’il m’ait fallu 35 années pour m’en rendre compte
m’a fait comprendre quel était le pouvoir de la langue par rapport à ce
qu’on voit et à ce qu’on ne voit pas. Les connaissances de ma mère étaient
inhérentes à sa vie comme le sel à la nourriture, de sorte qu’elles étaient
invisibles à un alphabète ayant fait des études comme moi. On m’avait
appris à voir les choses à travers le prisme de la langue officielle et
des catégories théoriques. Au sens propre du terme, j’ai découvert que ma
mère était analphabète par rapport à mon type de connaissances, mais que,
moi, j’étais analphabète par rapport à la manière dont elle comprenait
et connaissait les choses. Ainsi, la considérer comme une analphabète et me
considérer comme alphabète, disons en termes absolus, témoignent
d’une conception étroite et déformée du monde réel et de la réalité. Je suis
analphabète parmi les peuples autochtones d’Équateur ; un Grec le sera
au Pakistan et ainsi de suite. À mon sens, une distinction plus pertinente
que celle entre alphabètes et analphabètes serait celle entre les populations
dont les mots s’inscrivent dans le terreau culturel et social dans lequel elles
vivent — à l’instar des fleurs naturelles — et celles qui utilisent des mots
qui, s’ils peuvent sembler séduisants et brillants, n’en manquent pas moins
de racines — tout comme les fleurs artificielles. Autrement dit, un problème
de taille auquel nous sommes confrontés dans le monde d’aujourd’hui
53
consiste pour chacun, alphabète ou non, à « dire ce qu’il veut dire et à vouloir dire ce qu’il dit », position tout à fait étrangère à la logique institutionnelle et à ceux qui, professionnellement, sont axés sur leur carrière1.
Avoir pris conscience des connaissances de ma mère m’a permis de remettre
en question plusieurs principes en général sous-jacents aux débats officiels
sur l’alphabétisation : qu’un alphabète vaut mieux qu’un analphabète ;
qu’un analphabète n’est pas un être humain à part entière ; qu’il est ignorant ; qu’en devenant alphabète, on est transformé comme par magie et
que pauvreté et ignorance disparaissent ; qu’un alphabète est plus libre
qu’un analphabète ; et ainsi de suite. Ma mère analphabète n’était en rien
inférieure à en juger par ses connaissances, ni moins humaine ou moins
libre. Ainsi, accorder à l’alphabétisation des pouvoirs et des perspectives
magiques est tout simplement une fausse promesse.
L’importance que j’accordais à ma mère n’était ni objectif ni subjectif,
même s’il participait de ces deux aspects. Cette importance que
je lui accordais touchait à la profondeur de mes convictions et mes
croyances intimes. Le dialogue entre sa vision du monde et la mienne
m’a permis de faire tomber bien des masques que m’avaient valus mes
études. J’ai eu du mal à les faire tomber. Plusieurs années m’ont été
nécessaires avant de parvenir à admettre publiquement mes nouvelles
convictions. Je mettais tout simplement en jeu ma carrière, mon image
et ma réputation.
Il fut un temps où je croyais vraiment que ma mère devait apprendre à lire
et à écrire, maîtriser le gros de la terminologie courante et les méthodes
des mathématiques officielles pour mieux comprendre les mathématiques.
Si seulement je pouvais lui enseigner, me disais-je, comment exprimer ses
connaissances dans les termes des catégories que j’étudiais et que j’enseignais, alors elle en saurait beaucoup plus. J’avais dans l’idée que si
1. J’espère qu’un jour viendra où les
Nations Unies proclameront une décennie durant laquelle les personnes diront
ce qu’elles voudront dire et voudront
54
dire ce qu’elles diront. À mes yeux, cela
contribuerait réellement et profondément
au reversement de la logique désastreuse
qui actuellement régie le monde.
Comment éradiquer l’analphabétisme sans éradiquer les analphabètes ?
je parvenais à associer ses connaissances mathématiques aux miennes,
je décrocherais peut-être le gros lot. Mais, petit à petit, j’ai compris que
ses connaissances et les miennes ne pouvaient s’épouser ; c’eût été comme
marier des fleurs artificielles avec des fleurs naturelles — celles-ci étant
ses connaissances. Car de telles connaissances ne peuvent s’enseigner ni se
transmettre suivant les procédés, les méthodes, les catégories et les langages
que j’avais étudiés et que j’enseignais. Parallèlement, je comprenais que
mon type de connaissances ne pouvait pas s’inscrire dans la vie à la manière
des siennes. Je n’aime pas le terme « autonomisation » mais, si je me
permets d’y recourir, je dirais que c’est ma mère qui a réussi à m’autonomiser plutôt que le contraire, même si l’esprit du temps voudrait que ma
mère soit autonomisée. J’ai compris que ce qu’il m’était réellement possible
de faire, c’était de faire état de la prise de conscience qui avait été la mienne
quant aux connaissances de ma mère et de rendre visible cette prise de
conscience pour le monde des alphabètes, dans l’espoir qu’on apprendrait à
redevenir humbles et à prendre conscience de la diversité entre les manières
d’apprendre, de connaître, de concevoir, de vivre et de s’exprimer — et que
ces différentes approches ne pourraient plus relever d’évaluations linéaires.
J’ai fait état de la prise de conscience qui avait été la mienne quant aux
connaissances de ma mère dans l’espoir qu’on en finirait avec les innombrables déclarations universelles sans nuances du type : « l’alphabétisation
fait des miracles » ; et dans l’espoir aussi qu’on réapprendrait le fait que
la diversité est inhérente à la vie et qu’on en finirait avec l’idée qu’il n’existe
qu’une seule manière d’apprendre, de connaître et de progresser, à savoir
l’éducation. J’espérais et j’espère encore mettre un terme au monopole que
l’éducation exerce sur l’apprentissage, et retrouver une diversité ’« espaces »
comme de moyens, au sein desquels on puisse apprendre. Autrement dit,
l’éducation est une des manières d’apprendre ; il faut aider ceux auxquels
elle convient. Il faut aussi soutenir ceux qui sont mieux adaptés à d’autres
modes d’apprentissage, en leur fournissant le matériel et les moyens, y
compris financiers, leur permettant d’apprendre. Cela suppose la fin de l’ère
de l’Éducation pour tous et, au lieu de cela, la mise à disposition de différents modes d’apprentissage là où, loin de former des personnes qualifiées,
on laisse se multiplier des êtres inutiles, notamment déscolarisés, tout en
leur en tenant rigueur. Il s’agit d’une dimension tout à fait essentielle dans
le cadre des efforts actuellement menés en matière d’alphabétisation.
55
L’alphabétisation, source de liberté ?
La liberté étant le thème principal de cette table ronde, ce qu’on entend
par cette idée mérite certains éclaircissements avant de traiter de sa relation
avec l’alphabétisation. À mon sens, l’aspect le plus important de la liberté
peut se résumer ainsi : « c’est en marchant qu’on fait son chemin ».
La liberté ne consiste pas à choisir entre tel chemin ou tel chemin, même
si elle peut prendre cette forme. Et elle ne consiste pas à suivre une route
prédéterminée. La liberté ne renvoie pas à la liberté de choix et de décision,
même si elle les suppose toutes les deux. L’idée suivant laquelle « c’est en
marchant qu’on fait son chemin » suppose qu’on prenne conscience et
qu’on reconnaisse la réalité pour ce qu’elle est, et qu’on respecte les leçons
tirées des expériences de cette réalité ainsi que ses principes et ses convictions. En ce sens, nous participons tous à l’intelligibilité de la réalité ;
chaque personne est une source d’intelligibilité. Nous sommes tous
les créateurs, les observateurs, les bâtisseurs et les auteurs de la réalité.
La compréhension de la réalité ne repose pas sur une seule personne mais
sur plusieurs, sur autant de personnes attachées à chercher en toute indépendance le sens de la vie et des mots. Personne n’a le droit ni le pouvoir
de monopoliser les interprétations et les significations. L’interprétation
personnelle et la recherche indépendante en matière de significations
représentent, à mon sens, des droits humains tout à fait fondamentaux
(qui, ironie de la chose, ne figurent pas dans la Déclaration universelle
des droits de l’homme !). De surcroît, cette interprétation personnelle et
cette recherche indépendante font partie des aspects les plus importants
de la liberté. Elles témoignent de l’interaction libre et du reflet fidèle entre
le monde intérieur de la personne et le monde qui l’entoure. Cette interprétation personnelle et cette recherche indépendante du sens représentent
cependant de notre part une responsabilité et donc un risque. C’est à ce
niveau que la liberté, la responsabilité, l’engagement et la volonté de payer
de sa personne convergent. En ce sens, la liberté ne peut ni trouver son
origine dans des modèles, ni suivre des schémas prédéterminés, ni être
mesurée, mais elle peut s’inspirer de la vie d’autrui.
D’après ce qui vient d’être expliqué, j’ai le sentiment que ma mère
« analphabète » était bien plus libre que je ne le suis. C’est en marchant
56
Comment éradiquer l’analphabétisme sans éradiquer les analphabètes ?
qu’elle a fait son chemin et ce sans formation, ni connaissances émiettées
qu’on lui aurait enseignées sans rapport avec la vie. Elle a plus appris qu’on
ne lui a enseigné. C’est en observant, en agissant, en réfléchissant, en
rapprochant les choses entre elles et en confectionnant qu’elle a appris.
C’est par elle-même qu’elle s’est tracé un chemin et c’est par elle-même
qu’elle s’est construit une manière de voir les choses. Une grande différence
entre ma mère et moi, c’est que si j’avais besoin de trouver le sens d’un
mot, je le cherchais dans un dictionnaire, dans une encyclopédie ou dans
quelque autre livre. En revanche, c’est dans ses expériences et dans sa vie
qu’elle allait chercher le sens des choses. La voie que j’avais choisie était
celle de la facilité. Je faisais très rarement l’effort d’analyser le sens en m’intéressant à l’expérience que j’avais du mot ; en aucune façon, il ne s’agissait
d’une recherche indépendante du sens. Ma mère, elle, était l’auteur de sa
compréhension. Elle était une spectatrice, une productrice et un auteur de la
réalité. Au contraire, je n’étais qu’un imitateur qui résolvait des problèmes
déjà résolus, pour la plupart, un milliard de fois, à force d’exercices qui
s’étaient répétés à l’école durant au moins un siècle. Le genre de question
auquel me portait mon éducation était par exemple : « Quelles sont les
dimensions de la boîte la plus grande qu’on puisse faire à partir d’un
rectangle en carton ? ». Le genre de problème que se posait ma mère était
au contraire de cet ordre : « Comment confectionner une robe magnifique
à partir d’un rectangle de tissu et qui aille à telle personne ? ». De plus,
elle était libre dans la mesure où elle n’était pas liée à quelque établissement
qui lui aurait donné un travail. Elle tirait ses connaissances de la vie,
lesquelles étaient indissociables de celle-ci. On avait besoin d’elle partout
où elle se trouvait. Elle était son propre patron. Elle n’avait pas à craindre
la perte de son emploi ou d’être jugée inapte à son travail par un comité
arbitraire. Le fait d’être libéré de la crainte est un autre aspect essentiel
de la liberté. Elle était affranchie de l’hégémonie des institutions et des
spécialistes. À la différence des enseignants, des formateurs, des experts
et de leurs semblables, elle n’avait pas de compte à rendre devant des institutions et des spécialistes ; elle n’avait pas besoin d’eux pour avoir une
légitimité. Elle avait des comptes à rendre devant ceux qui lui importaient
et dont beaucoup devenaient ses amis. À l’inverse, mes connaissances
trouvaient leur origine au sein d’établissements et avaient besoin de ces
derniers. De plus, le fait de devoir respecter un programme et de craindre
57
constamment d’échouer ou d’être accusé d’une chose ou une autre va à
l’encontre de la liberté telle qu’elle a été définie plus haut.
On pourrait objecter ici que le fait de savoir lire et écrire peut aider les
personnes à se libérer dans la mesure où elles ne dépendent plus des autres
pour « se déplacer » dans le monde moderne. Certes, mais l’idée principale
de cet article est précisément la suivante : comment acquérir ce genre de
liberté sans en perdre d’autres, qui sont à mes yeux tout à fait essentielles ?
Une analogie
Utilisons l’image des voitures pour illustrer mon propos. À la place du mot
« analphabète », j’emploierai le terme « sans voiture » pour qualifier
les personnes qui n’en ont pas. Au lieu de parler de ces personnes comme
de celles qui marchent, qui font usage illimité et sain de ce dont elles disposent (à savoir de leurs jambes), nous insistons sur ce qu’elles n’ont pas.
En un certain sens, toute personne disposant d’une voiture a plus de liberté
de se rendre dans plus d’endroits et d’aller plus loin, mais elle ne peut que
conduire sur des routes aménagées. Elle peut avoir le choix entre plusieurs
routes, mais elles sont toutes prédéterminées et déjà tracées. Il est bien plus
difficile de se faire son propre chemin avec une voiture. Les personnes
« sans voiture » (à l’instar des « analphabètes ») parcourent probablement
des distances moindres, mais elles sont plus libres de se déplacer et d’aller
à la découverte des environs. C’est en marchant qu’elles font leur chemin.
Leurs pieds restent toujours au contact du sol. Le fait de regarder
un paysage à travers la vitre d’une voiture (ou le hublot d’un avion) donne
l’illusion qu’on apprend des choses sur ce paysage, mais cela n’a rien à voir
avec le fait de marcher, d’être au contact même du sol, des plantes, de l’air
pur, des bruits de la nature et ainsi de suite. Certains me diront : pourquoi
ne pas concilier les deux ? Certes, mais à condition de ne pas accorder plus
de valeur et d’importance à l’utilisation des voitures (ou des avions) par
rapport à la marche, et à condition de rester à même d’accéder à certains
endroits ou d’apprécier certains aspects de la vie, inaccessibles à la voiture
ou inexprimables. Il est très difficile d’être bien inspiré si l’on voyage
constamment en voiture ou en avion. En revanche, un agriculteur,
un marin, un véritable scientifique, un artiste authentique ou un marcheur
58
Comment éradiquer l’analphabétisme sans éradiquer les analphabètes ?
a du mal à ne pas être bien inspiré. La sagesse, c’est écouter la nature
et ses alentours et à y être attentif. La sagesse ne tient pas l’accélération
du rythme de la vie pour une fin ou une valeur essentielle. Gandhi,
que beaucoup considèrent comme un sage, a dit un jour : « Il y a plus
à faire de la vie que d’augmenter sa vitesse ».
Le fait de considérer la lecture et l’écriture comme un besoin humain fondamental prive souvent les personnes de ce que je crois être plus essentiel,
à savoir la capacité d’exprimer sa manière de vivre sous une certaine forme
qui, pour beaucoup, peut ne pas se traduire par la langue et l’alphabétisation. Si l’on peut alphabétiser tout le monde sans priver personne de ce qu’il
possède, tant mieux. Étant donné que les moyens sont limités en nombre
et que nos pratiques sont souvent sélectives, l’important c’est de proposer
à chacun un choix diversifié de possibilités. Ainsi, les connaissances
de ma mère se traduisaient sous la forme de beaux vêtements. Celles d’un
agriculteur se traduisent sous la forme de ce qu’il fait pousser, et ainsi
de suite. Affirmer que l’alphabétisation est plus importante dans le cas
de ma mère est absurde. Si on peut acquérir une forme d’expression sans
en perdre une autre, tant mieux, mais si, pour une raison ou une autre,
on doit choisir, alors rien ne permet d’affirmer que l’alphabétisation est le
seul choix pour tous ou le meilleur. Mettre toutes nos énergies et tous nos
moyens au service d’une seule forme limite la diversité et la liberté.
Les professeurs dont je me souviens encore avec émotion n’étaient pas ceux
qui avaient suivi une bonne formation, qui possédaient des connaissances
techniques et des diplômes supérieurs, mais ceux qui étaient généreux
et ouverts. Ils faisaient preuve de générosité, offraient de leur temps
et savaient écouter, autant dire qu’ils prêtaient une oreille secourable.
Dans leur comportement comme dans leurs relations, ils témoignaient
d’un esprit et d’un cœur bienveillants. Ils acceptaient non seulement ce qui
leur était familier, mais aussi ce qui leur semblait inhabituel — la bienveillance ne mérite son nom que si elle s’étend aux inconnus, sans se limiter
donc à ceux que nous connaissons. Ils étaient ouverts aux idées singulières,
ne portaient jamais de jugement et avaient un cœur d’or. Ma mère était
un professeur de cet acabit. Ce n’était pas un professeur diplômé, mais
elle était profondément humaine. Elle était généreuse, ouverte, bonne,
59
attentive et sage. De plus, elle avait une activité artistique qu’elle aimait.
Elle n’avait rien d’une éducatrice, d’une animatrice, d’une libératrice
ou d’une conscience, pour ne citer que l’un de ces termes en usage dans
le monde du contrôle et de la consommation qui partage les êtres entre
« démunis » et « sauveurs ». Elle était vraie, elle faisait ce qu’elle croyait
devoir faire et je ne l’ai jamais entendu rien dire qu’elle n’ait voulu dire
— elle eût préféré rester silencieuse. Son mode de vie était suffisamment
éloquent pour qu’on y soit sensible. Elle ne faisait jamais la morale.
Elle vivait au contraire suivant les principes auxquels elle croyait, ceux
qu’elle souhaitait voir respecter par la communauté. Rien ne séparait
ses paroles de ses actes. Lorsqu’elle utilisait le mot « amour » par exemple,
ses actions précédaient déjà ses paroles. Je n’ai jamais eu le sentiment
qu’elle rivalisait avec personne. Elle agissait suivant ses convictions intimes,
ce qui la guidait intérieurement. Son mode de vie, sa manière d’être avec
les autres et ses conceptions, tout cela m’a permis de corriger bien
des travers de mon alphabétisme. Je suis toujours alphabète, mais je ne
ferai plus ce que je faisais aveuglément auparavant. Ainsi, je ne m’emploie
plus toute une quantité de mots d’avant ma guérison, comme « progrès »,
« réussite », « échec » et j’ai cessé de juger autrui. Nous devrions prendre
le temps de célébrer les connaissances et la sagesse de ma mère « analphabète », et tous les « analphabètes » qui ne participent pas au système
de contrôle et des plus forts. Il va sans dire que je ne parle pas ici
de ma mère comme de quelqu’un d’exceptionnel et d’extraordinaire.
Au plus profond de moi, je crois que tous ceux qu’on appelle analphabètes
possèdent des qualités uniques et merveilleuses. J’invite résolument tous
ceux qui vivent auprès d’un « analphabète » à puiser dans ce trésor caché
et à le faire connaître.
Tout effort visant à priver des personnes comme ma mère de leurs racines
culturelles pour les mettre dans des boîtes ou des cadres artificiels,
et ce au nom de l’alphabétisation, du développement ou de je ne sais
quoi encore est à considérer avec circonspection. Dans toute chose,
on doit voir ce qu’on perd et pas seulement ce qu’on gagne. Reste
à savoir comment alphabétiser une personne comme ma mère sans lui
faire perdre ses connaissances, sa confiance en soi et sa sagesse sans
pareilles.
60
Comment éradiquer l’analphabétisme sans éradiquer les analphabètes ?
Apprendre à partir de projets
Nombre de projets que j’ai lancés et sur lesquels j’ai travaillé ces 25 dernières années sont liés aux valeurs incarnées par ma mère et, après 1987,
à la première Intifada palestinienne : notamment, enseigner les mathématiques à des travailleurs analphabètes à l’Université de Birzeit, à la fin
des années 1970 ; inviter les étudiants à puiser dans leurs expériences pour
redéfinir certains termes durant mes cours ; tester l’éducation communautaire (comme par le lancement d’une campagne de lecture en Palestine)
grâce à l’Institut Tamer ; favoriser des interventions sur ses propres actions
dans le cadre de l’Arab Education Forum et créer des d’espaces où les
jeunes puissent s’exprimer, échanger et débattre, comme dans le projet
du Qalb el-Umour Projet. J’y reviendrai brièvement.
Quand l’Université de Birzeit a été fermée par Israël à la fin des années
1970, j’ai décidé d’y enseigner les mathématiques à des travailleurs
analphabètes. Je n’ai pas suivi une progression logique en commençant
par leur apprendre les nombres et les chiffres, mais j’ai retenu des activités
qu’ils faisaient presque tous les jours. Je prendrai deux exemples.
Chaque jour, ils partaient de chez eux pour se rendre à l’Université.
Je leur ai donc demandé de dessiner la route qu’ils empruntaient pour aller
à l’Université. Le deuxième exemple portait sur la disposition des chaises
dans les salles de cours et de conférence. Comme l’Université était alors
petite, on utilisait beaucoup de ces salles à de multiples fins. Le problème
que je posais était de savoir combien il pouvait y avoir de chaises dans
une salle donnée avant même qu’on les déplace. Cela faisait entrer
en ligne de compte plusieurs paramètres mathématiques et linguistiques :
par exemple, dessiner un plan de la salle, y faire figurer les carreaux,
compter et tracer les symboles des nombres et écrire des mots.
Ce problème a été discuté plusieurs jours et présentait plusieurs aspects.
En somme, c’est en m’appuyant sur ce qu’ils faisaient chaque jour
que je suis parvenu à leur transmettre les bases de l’alphabet et
du calcul.
Quant à la redéfinition des termes et à l’élaboration d’une approche
qui soit propre à chacun, j’ai conçu en 1979 un cours pour les étudiants
61
de première année de l’Université de Birzeit, que j’ai intitulé Les mathématiques dans l’autre sens et j’ai écrit un livre en arabe portant le même
titre.
La campagne de lecture
Quand nous avons lancé en février 1992 la campagne de lecture en
Palestine à l’Institut Tamer dans le cadre de l’éducation de la communauté,
elle avait surtout pour objectif de faire que la lecture devienne une habitude
et que la lecture des livres soit un plaisir pour toute la communauté palestinienne. Cette campagne s’est récemment étendue aux camps de réfugiés
palestiniens au Liban. Je n’ai pas cherché à traiter l’analphabétisme proprement dit, car nous avions le sentiment que l’alphabétisation ne se limite
pas à la maîtrise technique de la lecture et de l’écriture, mais qu’elle doit
permettre d’avoir la compétence et les moyens d’apprendre et de réaliser
quelque chose. Les activités de la campagne en faveur de la lecture
visaient donc surtout à favoriser l’acquisition de ces moyens, notamment
la capacité de travailler au sein d’un petit groupe, de dialoguer et
de réfléchir à ses actes grâce à l’écriture et à la discussion. Sans se soucier
du fait d’être « alphabète » ou « analphabète », l’ambiance était
si positive que tout le monde voulait participer à la lecture : en lisant
des livres, en écoutant des lectures, ou bien en participant à la rédaction
de ses propres expériences de vie comme en rassemblant des documents
sur elles.
L’Arab Education Forum a pour vocation d’inviter toute personne ou tout
groupe contribuant à un projet personnel et non à une tâche répétitive
et absurde, à réfléchir sur son action, à en faire état et à la partager avec
les autres. Si nous considérons ces initiatives comme stimulantes, nous
ne nous plaçons pas pour autant en position de juges pour exclure qui
que ce soit d’une réflexion, d’une expression et d’un partage de cet ordre.
Les participants à ces initiatives sont alphabètes comme analphabètes.
Selon nous, tout le monde est une source de compréhension et toutes les
expériences présentent une valeur dont on peut rendre compte et qui puisse
être partagée. En termes de responsabilité, tout dépend des personnes
et du groupe local.
62
Comment éradiquer l’analphabétisme sans éradiquer les analphabètes ?
Voyons l’exemple du Qalb el-Umour magazine. S’il ne s’agit pas d’un
manuel d’alphabétisation à proprement parler, il témoigne d’une utilisation
de l’alphabet plutôt que de l’utilisation par l’alphabet — distinction fondamentale en matière d’alphabétisation. Des amis — quels que soient leur âge,
leur passé et leur lieu de résidence — peuvent se retrouver, aborder certains
aspects de leur vie, mettre en commun quelques moyens et sortir un numéro
du magazine. L’idée repose sur le fait que n’importe quel groupe a de quoi
faire un numéro : histoires personnelles, expressions personnalisées,
volonté et un désir commun d’y parvenir. Le magazine part de ce dont
les gens disposent, de ce qu’ils ont à foison. Personne n’est là pour donner
son accord et pour diriger. Autrement dit, la langue est considérée dans
le magazine comme un outil de liberté ; elle exprime ce qu’il y a au cœur de
la personne ainsi que le lien entre ce for intérieur et ce qui l’entoure ; il ne
s’agit pas d’un outil pour juger les enfants en taxant ceci ou cela de bon ou
de mauvais. Aucun responsable de la rédaction n’oriente leurs articles, mais
nous les encourageons à partager avec les autres ce qu’ils écrivent et si,
à l’issue de discussions, ils estiment que des changements doivent être faits,
cela ne pose aucun problème. Mais personne n’est autorisé à corriger
autrui. Ils sont libres de s’exprimer comme bon leur semble, par exemple au
moyen de vidéos ou de dessins, à condition de ne pas y être contraints et
ce afin d’exprimer les aspects de leur vie qu’ils aimeraient faire partager aux
autres. Si le groupe ne dispose ni d’une machine à écrire ni d’un ordinateur,
on invite les enfants à rédiger leurs articles à la main, ce qui a d’ailleurs été
le cas ici ou là. Au sein du magazine, personne n’a le monopole de l’écriture
et ceux qui n’écrivent pas « correctement » ne sont pas exclus. Ceux qui
participent à la fabrication d’un numéro ont le plaisir de pouvoir jouir
naturellement de cette faculté de travailler ensemble, d’agir, de réfléchir,
de s’exprimer, de lire, de parler, d’étudier, de communiquer, d’apprendre
en commun et de réaliser quelque chose — dans un esprit de liberté, de
dignité, d’ouverture d’esprit et d’honnêteté. Nulle place ici pour la crainte,
les jugements ou les évaluations selon des critères théoriques universels ou
« objectifs », et toute histoire mérite ici d’être racontée. En l’espace de deux
ans, plus de 20 numéros sont sortis dans différents pays arabes, et d’autres
ont été faits à Boston (États-Unis), en Iran et à Udaipur (Inde). Qalb elUmour vise à faire en sorte qu’en petits groupes on puisse réfléchir sur sa
vie, en parler, agir sur elle, qu’on se charge de faire quelque chose pour elle
63
et pour son entourage et qu’on partage tout cela avec les autres. Autrement
dit, les principes directeurs et les idées-forces de ce projet consistent à
écouter sa propre parole, à bâtir son propre monde intérieur, à resserrer
le tissu social de la communauté, à veiller à son entourage tout en faisant
preuve de responsabilité envers ce qui doit être fait et à s’exprimer avec
honnêteté. La « vitalité » va naturellement de pair avec une telle entreprise.
Le problème de l’alphabétisation
Le plus grand problème de l’alphabétisation, c’est qu’elle remplace la vie
par des mots et qu’elle tient les concepts pour plus vrais que la réalité. Les
concepts ainsi que les termes professionnels et scientifiques sont souvent
considérés comme plus réels que la réalité. J’ai récemment participé à
un colloque qui réunissait 50 présidents, vice-présidents et recteurs de
différentes universités d’Europe de l’Est et de l’Ouest ainsi que des ÉtatsUnis pour parler de la façon dont ils dirigeaient leurs universités. Au lieu
d’expliquer leur mode de gestion de leur université, les participants ont
dû d’abord traiter du concept d’autonomie. Ce concept se substituait à la
réalité, il devenait plus réel que toutes les réalités des différentes universités.
Ce qui caractérisait toutes ces universités se voyait inévitablement réduit
à l’aune de ce concept, tel qu’il a été élaboré en Amérique et, dans une
moindre mesure, dans les pays d’Europe de l’Ouest.
J’ai déjà dit plus haut que ce qui différenciait notamment ma mère et
moi, c’était que j’ouvrais un dictionnaire ou un ouvrage du même genre,
lorsque je devais trouver le sens d’un mot. Elle, au contraire, trouvait ce
que les mots veulent dire en puisant dans ses expériences et dans sa vie.
L’alphabétisation nous conforte dans l’habitude d’apprendre des choses
sur le monde plutôt qu’à partir de lui. Ma mère, elle, apprenait à partir
du monde. J’ai appris des choses sur lui, et il s’agissait souvent d’aspects
du monde artificiels et forgés de toutes pièces.
L’apprentissage de la lecture et de l’écriture peut aider une personne à être
libre. Mais je pense aussi qu’un alphabète ressent souvent le besoin de
se libérer de l’hégémonie et de la tyrannie des mots. Il est décisif de
considérer l’alphabétisation sous un angle nouveau dans un monde qui
64
Comment éradiquer l’analphabétisme sans éradiquer les analphabètes ?
se dirige à grands pas vers des catastrophes, lesquelles sont surtout le
fait d’alphabètes, comme la pollution atmosphérique, terrestre et
des océans, le contrôle des esprits et la création d’armes de destruction
absolue.
Dans l’une des publications de l’UNESCO sur l’alphabétisation, j’ai lu
l’affirmation suivante : « L’objectif est de libérer des centaines des millions
de nos citoyens en leur apprenant à lire, puis à continuer à lire ». Mais
qu’en est-il du nombre énorme de personnes qui n’aiment pas lire et qui, au
contraire, préfèrent faire autre chose qui leur plaît davantage et les nourrit
tous les jours ? Doit-on en conclure qu’elles sont dans l’erreur et qu’il faut
les obliger à apprendre à lire et à pratiquer assidûment la lecture ? ! Telle
est l’idée principale de cet article : si quelqu’un n’aime ni lire ni écrire,
il ne nous faut pas en conclure qu’il est dans l’erreur.
Les textes ayant constitué notre principal outil éducatif, notre esprit devient
ce que mon ami Gustavo Esteva et ses collègues appellent un « esprit
textuel », qui a perdu ses racines et son terroir. Si nous nous penchons
sérieusement sur l’histoire de l’éducation depuis ses débuts il y a 500 ans,
sur l’histoire de l’ère du développement depuis la déclaration faite par
Truman il y a 53 ans ou encore sur l’histoire des droits de l’homme depuis
leur adoption, nous n’allons pas nous empresser de nous en faire aveuglément les avocats. Il est urgent de repenser de tels outils, qui nous semblaient
aller de soi. Le fait d’insister sur les droits, par exemple, a transformé
les personnes que nous étions, c’est-à-dire responsables et libres d’agir,
en des êtres voués sans cesse à la protestation et à la revendication. Nous
devons faire preuve d’honnêteté intellectuelle, si l’on veut dévier le cours
de choses qui nous mène tout droit à la catastrophe dont nous sommes
témoins dans le monde actuel ; nous devons repenser tout ce qui a vocation
à l’universalité. L’universalisme, plus que tout, a été une des raisons
principales de la disparition de la diversité, laquelle est selon moi l’essence
de la vie. Le chemin qui nous mène à la catastrophe est principalement
l’œuvre de personnes parfaitement alphabétisées, bardées de connaissances
scientifiques et technologiques. Ainsi, rien n’a été aussi irréversiblement
préjudiciable au corps humain, à la nourriture et à la nature que la chimie
depuis cent ans !
65
Les alphabètes nourrissent d’étranges certitudes, comme celle qui veut que
les enfants, pour la plupart, n’aiment apprendre que si on ne les y contraint
— d’où l’enseignement obligatoire. Autant dire que les poissons n’aiment
nager que si on ne les y contraint. John Holt a bien rendu cette idée :
« Les poissons nagent, les oiseaux volent et les hommes apprennent ».
L’apprentissage complète naturellement la vie. S’il nous faut rendre l’enseignement obligatoire et forcer les enfants à aller à l’école, c’est que ce qu’on
y apprend est pour le moins peu intéressant. D’ailleurs, lorsque certaines
écoles parviennent à rendre l’enseignement intéressant grâce à des équipements comme les piscines ou les salles de gymnastique, les résultats
y sont d’ordinaire exceptionnels ! Il se peut que l’idée suivant laquelle
« on n’apprend qu’à moins d’être enseigné », se vérifie quand il s’agit
de compétences techniques.
Voici un autre exemple montrant à quel point les alphabètes peuvent
s’aveugler. Après cinquante ans où la plupart des sociétés se sont vues transformées en des ruines socio-économiques, le développement est pourtant
toujours considéré, notamment par les alphabètes, comme une liberté et
comme un rêve ! Le gros des troubles et des destructions de nombreux pays
est dû à des programmes et à des politiques de développement. Ce qui a
marqué récemment l’Argentine, ce qui a marqué le Brésil dans les années
1970 et ce qui a marqué nombre de pays d’Afrique subsaharienne au cours
des 50 dernières années résultent directement du développement. De telles
conséquences peuvent être invisibles aux yeux d’un alphabète car un grand
nombre de publications et d’experts continuent d’affirmer que le développement est une bonne chose. Les textes nous donnent à lire l’exemple
de beaucoup de réussites. Les mots sont aisément mensongers. En revanche,
on ne connaît sur le terrain presque aucun exemple où la diversité n’a pas
été tuée, où des modes de vie n’ont pas été brisés, où des communautés
n’ont pas volé en éclats pour ne plus dépendre entièrement que de la charité
de l’extérieur. Dans la plupart des pays, le développement a été comme
le SIDA : il a tué leurs systèmes immunitaires naturels et les a exposés
à toutes sortes de maux sociaux et économiques.
Nous ne pouvons enseigner qu’en faisant ce que l’on fait avec amour,
en incarnant dans notre vie ce que nous voulons enseigner. Nous enseignons
66
Comment éradiquer l’analphabétisme sans éradiquer les analphabètes ?
l’honnêteté en étant honnêtes ; la langue, en l’employant d’une manière
créative et profonde ; la science, en ne cessant d’observer, de remettre
en question et d’agir.
Le contrôle des esprits par ce qu’on appelle parfois « la langue maternelle »
n’est pas imaginaire ou fictif. Il est d’ordre historique. Il a été analysé
et expliqué par Ivan Illich dans son livre Le travail fantôme. Pour le dire
en deux mots, c’est au moment où Christophe Colomb se rendait auprès
de la reine Isabelle pour lui présenter son projet visant à étendre sa
domination et son contrôle sur de nouvelles terres qu’un autre homme,
nommé Nabrija, se rendait auprès d’elle pour lui présenter un projet
visant au contrôle de son peuple dans les limites de son pays. Il expliqua
à l’ambitieuse reine que le meilleur moyen d’exercer un contrôle sur
l’esprit de ses sujets consistait à leur enseigner une seule langue officielle,
qu’on appellerait par la suite leur « langue maternelle », et à s’assurer
que ceux qui utilisaient une autre langue en éprouveraient de la gêne ou
un sentiment d’infériorité. Il détenait deux ouvrages déjà prêts pour
diffuser la langue qu’il avait forgée à partir de plusieurs langues parlées
à l’époque en Espagne : un dictionnaire et une grammaire. Isabelle lui
répondit, ce qui est tout à son honneur, qu’il devait avoir perdu la
raison pour essayer d’imposer à toute une nation de ne parler qu’une
même langue, aux mêmes significations. Les idées de Nabrija allaient
devoir attendre encore 150 ans pour que les Français les reprennent et
instaurent l’État français et le système éducatif français. La GrandeBretagne, la Suède et d’autres pays européens leur emboîtèrent bientôt
le pas.
En tant qu’alphabète, toutes les fois où je tenais à dire quelque chose,
je cherchais le terme exact dans mon dictionnaire mental, dans ma
mémoire, parmi les mots et les idées que j’y avais emmagasinés. Lorsqu’elle
s’exprimait, ma mère semblait bien plus spontanée et honnête. En tant
qu’analphabète, elle faisait appel à ses expériences pour y trouver les mots
exprimant le mieux ce qu’elle voulait dire. Elle cherchait des éléments
et des référents dans ce qui l’entourait et dans ses expériences, et
elle choisissait les mots qui exprimeraient le plus fidèlement ce qu’elle
avait à dire.
67
Cet outil qu’est l’alphabet m’a rendu surtout capable de travailler
par les textes. Mon esprit, ma pensée ainsi que les termes que j’employais et leurs significations ne faisaient en général appel qu’aux manuels
dans lesquels j’avais étudié et avec lesquels j’enseignais. La découverte des connaissances mathématiques de ma mère m’a permis de
voir combien mon savoir était profondément ancré dans les manuels
et combien mon esprit était loin de la vie et façonné par les mots
— d’abord au cours de mes études, puis lorsque j’ai enseigné. J’ai
compris combien la forme du concept (le mot écrit) dominait ma pensée
et ma vision des choses ; combien j’agissais souvent comme si le
concept, la forme et ce à quoi ils renvoyaient étaient une seule et même
chose ; et combien je m’en faisais le passeur inconscient auprès de
mes étudiants. Je tiens à souligner le fait que je ne parle pas ici de la
lecture de livres, laquelle est une formidable source de plaisir et laisse
libre cours à l’esprit et à l’imagination qui peuvent voyager dans toutes
sortes de mondes ; je parle ici des manuels et de la langue qui est
enseignée.
J’ai commencé par réaliser qu’une oppression multiforme s’exerçait bel
et bien autour de moi : politiquement, militairement, socialement
et économiquement. Mais, plus j’avais conscience des connaissances de
ma mère, plus je comprenais l’oppression qu’exerçaient l’alphabétisation
et le fait de me borner à mes connaissances et à mon apprentissage
des textes. Dans les années 1970, je me servais de la langue pour libérer
les esprits en envisageant d’autres solutions et parer à l’hégémonie des
significations universelles. J’ai cependant vite compris que cette fonction
de la langue avait ses limites. La langue est limitée au regard de la
compréhension. Le fait est que notre expérience dépasse largement
notre compréhension et que celle-ci dépasse largement notre pouvoir
de l’exprimer par la langue.
L’éducation a fait de la connaissance et de l’apprentissage une marchandise, et des étudiants comme des enseignants des consommateurs.
J’estime qu’il nous faut veiller à ne pas répéter le même modèle dans
les programmes d’alphabétisation — au cours de la Décennie pour
l’alphabétisation et au-delà.
68
Comment éradiquer l’analphabétisme sans éradiquer les analphabètes ?
Que faire ?
À l’instar de n’importe quel autre outil, l’impact de l’alphabétisation
dépend des valeurs régissant la société dans laquelle elle est mise en œuvre.
Cet aspect n’est presque jamais mentionné, bien qu’il s’agisse à mon sens
de l’élément le plus déterminant quant à la manière dont l’alphabétisation
retentit sur les personnes et quant aux fins qu’elle vise. Puisque les institutions modernes et les cadres de la société sont animés par ces valeurs
essentielles que sont l’appât du gain, le pouvoir et l’indifférence à l’égard
de la vie, l’alphabétisation devrait surtout servir ces valeurs, autant dire
qu’en pratique elle contribuerait à faire de nous de meilleurs consommateurs, animés d’un plus grand désir de rivaliser, tout en ne pensant plus
qu’à nous-mêmes au mépris de la vraie vie.
D’où le fait que l’étape la plus importante et la première pour tout groupe
désireux de participer à un travail sur l’alphabétisation ou de lancer
un projet d’alphabétisation consiste à débattre des valeurs qui, selon lui,
devrait orienter sa communauté. Heureusement, étant donné que
les mondes des analphabètes sont d’ordinaire régis par des valeurs plus
humaines que l’appât du gain, le pouvoir et l’individualisme, il y a de fortes
chances de voir ces communautés soulever la question des valeurs.
La seconde étape, qui découle de la première, consiste à ce que chaque
groupe décide pour son propre usage quel sens il donne à l’alphabétisation
et quelle signification il souhaite qu’elle incarne dans son travail et dans
sa réflexion. On ne saurait imposer un seul sens pour tous. Troisièmement,
il nous faut en finir avec les solutions universelles censées convenir en toutes
circonstances, prétexte à leur imposition à tous, en général au nom
du progrès, du développement et de l’autonomisation. Car c’est inhumain
et destructeur.
Avec les années, j’ai acquis la conviction profonde qu’il est un besoin plus
fondamental que celui de savoir lire et écrire : c’est celui de posséder au
moins la capacité ou les moyens de s’exprimer. Certains opteront pour
la lecture et l’écriture. Mais d’autres auront le loisir de choisir d’autres
moyens. Imposer à tous un seul moyen de s’exprimer n’est pas seulement
69
un signe d’oppression et d’indifférence à l’encontre de la diversité humaine,
mais c’est aussi priver les personnes de ce qu’elles aiment faire et de la
manière dont elles aiment apprendre et s’exprimer. De plus, imposer
un seul moyen, en l’espèce l’alphabétisation, engendre naturellement une
discrimination à l’égard de ceux qui n’aiment pas ce moyen d’expression.
Autant priver un analphabète d’une part de son humanité, sinon de toute
son humanité.
Il nous faut vivre avec des mythes et des principes nouveaux. Nous devons
avant tout comprendre que chacun est une source de connaissance et
de compréhension. L’une des plus grandes résistances que j’ai rencontrée
en travaillant au contact de professeurs de mathématiques a été de leur faire
admettre que tout enfant est doué de logique. Nous devons également
cesser d’assimiler l’analphabétisme à l’ignorance. Partir du principe qu’il
existe des personnes ignorantes ou illogiques est en soi un principe fondé
sur l’ignorance et illogique.
La libération et la liberté sont liées à la diversité et au pluralisme.
S’affranchir des principes universels est donc essentiel, quelle que soit l’idée
qu’on se fait de la liberté. Nous avons besoin d’une décennie pour célébrer
la diversité propre à l’apprentissage, à la connaissance et aux différentes
manières de s’exprimer ; d’une décennie qui nous rappelle que l’apprentissage passe par le plus grand nombre possible d’actions et de relations par
rapport aux éléments qui nous entourent, y compris les livres. Être libre,
c’est savoir tenir compte de nos expériences et les respecter, tout comme ce
qui se dit au fond de nous-mêmes. Si l’alphabétisation doit servir la liberté,
elle ne saurait être enseignée en s’appuyant sur les modèles dominants.
La Décennie pour l’alphabétisation, à l’instar de l’Éducation pour tous, est
un appel en faveur d’un même traitement pour tous ! Ce dont on a besoin,
c’est d’espaces, de perspectives, d’équipements et de ressources permettant
aux personnes de plus s’exprimer, c’est-à-dire de faire — sur le plan de
l’expression — ce qu’elles font déjà, mais toujours mieux. Il s’agit de développer les moyens grâce auxquels elles s’expriment déjà ou grâce auxquels
elles aimeraient pouvoir s’exprimer. Voilà un besoin bien plus humain et
70
Comment éradiquer l’analphabétisme sans éradiquer les analphabètes ?
concret que l’alphabétisation pour tous. Dans le cas d’un conteur, ce dont
il aura plus besoin, ce sera de développer son art. Dans celui d’une danseuse
de dabke (danse arabe) ou d’un joueur de tableh (instrument de musique),
il serait plus logique de développer leur technique. Je donne ces exemples
car les moyens nous sont comptés. Concentrer nos moyens limités dans
une seule forme d’expression et de communication, puis l’imposer ne
saurait être considéré comme tout à fait innocent. Ce qui fait cruellement
défaut, c’est de se réapproprier une attitude pluraliste qui nous permette
de respecter à nouveau des modes de vie, de savoir et d’expression foncièrement différents. Ce dont les personnes ont besoin, c’est qu’on leur fournisse
des espaces et des équipements, sans parler des moyens, parmi lesquels
elles puissent choisir. Répéter un type d’enseignement qui ne fournit aux
étudiants qu’une seule option n’est pas une idée heureuse. Les solutions
ou les déclarations universelles ont ruiné la diversité en très peu de temps.
Nous devons veiller à ce que cette destruction ne s’étende pas plus avant
et qu’elle ne concerne pas de nouveaux domaines, comme l’alphabétisation.
Nous avons connu suffisamment de destructions dues à l’éducation et
au développement durant les toutes dernières décennies. Nous devons être
vigilants et critiques.
Je peux dire que mon existence a été par trois fois sous le signe de la
chance : d’abord, une bonne partie de ma vie a connu l’ère d’avant le développement ; ensuite, un des professeurs qui a le plus compté dans ma vie
était analphabète ; enfin, j’ai vécu la plus grande partie de ma vie sans avoir
d’administration publique. Ces trois éléments m’ont donné une vision
du monde que les institutions ou les cadres ne permettent pas d’acquérir.
J’ai le sentiment d’avoir eu de la chance parce que j’ai dû sans cesse
repenser au sens des mots, parce que j’ai dû prendre en charge la plupart
des besoins de ma communauté et parce qu’il nous a fallu vivre souvent en
nous appuyant sur ce qui était à la portée de tous : autrui, la nature,
les produits de la terre ainsi que la faculté de sentir, de réfléchir, d’apprendre et de s’exprimer. J’ai le sentiment d’avoir eu de la chance car j’ai été
confronté aux exemples vivants de personnes qui incarnaient un autre mode
de vie, inspirés par une autre logique, d’autres valeurs, d’autres principes
et d’autres convictions.
71
Le programme d’alphabétisation,
partie intégrante de la marche vers
« l’Éducation pour tous » de l’Érythrée
Dimam Ghebrezghi
Directeur du Département d’éducation des adultes en Érythrée
Le programme d’alphabétisation, partie intégrante
de la marche vers « l’Éducation pour tous » de l’Érythrée
L’Érythrée est un pays relativement jeune qui déploie beaucoup d’efforts
afin d’assurer le développement et de permettre au pays de se remettre
des effets du conflit récent qu’il a connu. Cet article présente le travail
actuel réalisé par le gouvernement en matière d’alphabétisation et donne
des informations sur son organisation et son approche, ainsi qu’un bilan
des problèmes rencontrés.
1. Historique
Située dans la corne de l’Afrique, l’Érythrée partage ses frontières avec
le Soudan, l’Éthiopie et Djibouti et possède une façade maritime sur la Mer
Rouge. Même si aucun recensement officiel n’a été fait jusqu’à maintenant,
sa population est estimée à environ 3 millions d’habitants. Les neuf groupes
ethniques qui composent le pays, chacun ayant sa langue et sa culture
propres, occupent des milieux géographiques très variés qui vont des
plaines semi désertiques et chaudes aux hauts plateaux froids culminant
à une altitude de plus de 3 000 mètres. Le pays est découpé en six régions
administratives appelées « zobas ». Chaque zoba est à son tour divisée en
« sous-zobas », qui sont sous-divisées en « kebabis » (village ou ensemble
de petits villages). Au cours des 6 dernières années, on a introduit une
forme de gouvernement décentralisé.
Après une guerre d’indépendance de trente ans, l’Érythrée a hérité
d’une infrastructure détruite et d’une économie faible, sans compter
un environnement dégradé, d’où entre autres des déficits alimentaires.
À l’heure de l’indépendance, en 1991, l’éducation et le développement
culturel étaient sérieusement sinistrés et sous-développés, à l’instar
de tous les autres services. La situation générale pouvait se caractériser
comme suit :
• Une démographie marquée par des taux de mortalité et de natalité élevés.
• Des superstitions très répandues parmi la population.
• Une absence de recours aux méthodes et aux outils modernes dans l’agriculture.
• Une population caractérisée par une faible productivité et une extrême
pauvreté.
• Une exploitation très limitée des ressources naturelles et des activités
préjudiciables à l’environnement.
73
• Une absence de recours aux technologies modernes d’information en vue
d’améliorer les conditions de vie.
• Des services sociaux inadaptés, en matière d’éducation, de soins de
santé, etc.
• Une résistance à l’éducation des filles (et des femmes), à l’égalité de participation entre hommes et femmes, à l’autonomisation de ces dernières,
ainsi qu’un attachement aux stéréotypes traditionnels.
• Une population ayant très peu de possibilités de participer et de contribuer à la vie sociale, économique, culturelle et politique des communautés et du pays.
• Une population rurale surtout caractérisée par la dissémination de leurs
modes de vie (d’importantes implantations se dispersant à la recherche
de nourriture et d’eau pour les troupeaux).
1.1 L’éducation à l’heure de l’indépendance : état des lieux
Lorsque l’Érythrée a accédé à l’indépendance, l’éducation s’y caractérisait
par un certain nombre de problèmes graves, dont les suivants :
• Une population marquée par un taux d’analphabétisme élevé.
• Un développement très faible du système d’éducation formel.
• Des taux d’abandon et de redoublement élevés, caractéristiques du
système éducatif en place.
• Une très faible participation des filles, assortie de profondes disparités
sexospécifiques à l’intérieur du système scolaire.
• Des activités très limitées en faveur de l’éducation des adultes (qu’il
s’agisse des programmes d’alphabétisation ou de formation permanente),
et concentrées dans quelques zones, habituellement dans les villes.
• La quasi inexistence d’un environnement favorisant l’alphabétisation
(aucune bibliothèque, aucun centre culturel ou centre communautaire, etc.).
• Après l’Indépendance, le programme d’alphabétisation national est
apparu comme l’expression de l’intérêt du Gouvernement pour le développement social, économique, culturel et politique et pour l’Éducation
pour tous. L’un des principaux objectifs de la politique d’éducation
et de formation au niveau macro consiste à rendre l’éducation de base
accessible à tous. De même, la politique éducative du pays a mis l’accent
sur la prestation de l’alphabétisation durant au moins trois ans pour
74
Le programme d’alphabétisation, partie intégrante
de la marche vers « l’Éducation pour tous » de l’Érythrée
les 15-45 ans (jeunes et adultes) qui en avaient été privés auparavant,
en assurant la prestation d’une formation continue de manière formelle
et non formelle afin que la population soit mieux alphabétisée et mieux
formée.
2. Le programme d’alphabétisation
L’Érythrée a pour objectif de devenir un pays entièrement alphabétisé.
Ainsi, l’objectif quantitatif à court terme vise à alphabétiser au moins 60 %
de la population adulte d’ici à 2006 et, par la suite, d’atteindre un taux
d’alphabétisation de l’ordre de 85 à 90 % d’ici à 2015, ce qui est stipulé
dans notre programme d’Éducation pour tous.
L’objectif qualitatif final du programme d’alphabétisation et d’éducation des
adultes en Érythrée est d’améliorer la qualité de la vie de tous les Érythréens
qui, jusqu’à présent, ont souffert de l’isolement, de la discrimination et
de l’exclusion sociale. Les objectifs d’ensemble du programme veillent donc
à promouvoir la justice sociale, le développement culturel, la maturité
et la stabilité politiques ainsi que la prospérité économique.
2.1 Politiques et principes
De manière à atteindre un taux d’alphabétisation de 85 à 90 % d’ici à
2015, on a déterminé les grandes orientations politiques suivantes :
• Les classes d’alphabétisation sont ouvertes à tous les adultes qui souffrent aujourd’hui de ne pas avoir appris à lire, à écrire et à compter dans
les langues érythréennes, et à ceux qui veulent acquérir ces compétences
ou les améliorer.
• Les apprenants participent librement et gratuitement au programme.
• L’âge minimum pour intégrer le programme d’alphabétisation des adultes
est normalement fixé à 15 ans. Cependant, les personnes âgées de moins
de 15 ans, qui sont considérées comme trop âgées pour s’inscrire à l’école
primaire, sont admises aux cours d’alphabétisation. On s’attache
en particulier aux communautés nomades, semi-nomades ainsi qu’à
d’autres communautés isolées.
• Dans les communautés isolées, on favorise l’enseignement de l’alphabétisation à différents niveaux et en famille, autant dire que l’instructeur
(l’animateur) doit être formé pour enseigner quel que soit le niveau
75
•
•
•
•
•
•
•
•
•
requis par les apprenants et intégrer des enfants non scolarisés à son
cours.
Le programme d’alphabétisation est un programme financé par
le gouvernement, avec la participation de la nation entière, toutes
les parties prenantes ayant la possibilité d’y prendre part.
La direction et l’administration de l’alphabétisation des adultes relèvent
au niveau central (c’est-à-dire national) du Département d’éducation
des adultes du Ministère de l’Éducation.
On recherche des partenariats à tous les niveaux et avec toutes les parties
prenantes, dont les établissements d’enseignement supérieur, les institutions militaires ou quasi militaires (le Ministère de la Défense, le Sawa
National Service Programme), les agences de développement communautaire, les chefs de communautés, les dirigeants politiques, les organisations religieuses, les ONG nationales et internationales, les agences
des Nations Unies, les organismes publics, d’autres ministères
et le secteur privé. Les partenariats peuvent se solder par toute sorte
de coopération fructueuse dans les domaines suivants :
— les activités de mobilisation pour l’alphabétisation à différents
niveaux ;
— la prestation de l’alphabétisation (sous forme de classes) ou de tout
autre service d’alphabétisation ;
— les activités de partage des ressources ;
— le soutien professionnel, comme la formation et le développement
de programmes scolaires ;
— l’association de l’alphabétisation à d’autres projets de développement ;
— la poursuite d’activités de recherche et d’évaluation, etc.
Pour les cinq années entre 2002 et 2006, le Programme renforcé d’alphabétisation des adultes a pour objectif d’alphabétiser et de rendre aptes
au calcul 450 000 adultes. L’enseignement dans la langue maternelle sera la
norme. On veillera particulièrement à ce que les handicapés, les femmes,
les personnes déplacées à l’intérieur du pays, les réfugiés venus du Soudan
et les membres démobilisés des forces de défense érythréennes y participent.
La formation assurée en alphabétisation et en maîtrise du calcul sera
soutenue par le téléenseignement, les petites bibliothèques rurales ou
76
Le programme d’alphabétisation, partie intégrante
de la marche vers « l’Éducation pour tous » de l’Érythrée
les centres de lecture et les garderies destinées aux enfants des apprenantes.
Les diplômés en alphabétisation ainsi que d’autres étudiants recevront une
formation portant sur les compétences négociables, afin que les nouveaux
apprenants renforcent leurs compétences et les mettent en pratique pour
améliorer leur considération sociale et économique. Ceux qui ont abandonné l’école, les soldats démobilisés ainsi que d’autres adultes bénéficieront d’un soutien en éducation de base. Trois centres polyvalents seront mis
en place au cours de ces cinq années (chaque centre dispensera des stages
de formation qualifiante aux étudiants venus de deux zobas) ; on y trouvera
des centres d’alphabétisation, des centres de lecture, des centres d’écoute
radio et des installations pour les stages de formation qualifiante.
Le Programme d’alphabétisation des adultes est fonction de la demande.
De grands efforts de mobilisation sont déployés pour inciter les adultes à
participer au programme, en faisant appel aux chefs locaux, aux nouveaux
apprenants, aux médias, aux affiches et à d’autres moyens ; cela étant,
la participation est librement consentie. Par conséquent, le Département
d’éducation des adultes ne peut connaître le nombre exact de participants
au programme longtemps à l’avance. C’est pourquoi le Département
d’éducation des adultes et les autorités du zoba doivent chaque année réagir
en sachant s’adapter, en mobilisant les ressources nécessaires en fonction
du nombre réel d’inscrits au programme dans les différentes zones géographiques.
L’Érythrée présente un certain nombre de caractéristiques spécifiques qui
personnalisent le programme. Parmi elles, on compte : des niveaux de développement très faibles, notamment dans les zones rurales où vit la majeure
partie de la population ; la présence de plusieurs groupes sociaux qui sont
marginalisés ou risquent de le devenir ; et une grande diversité sociale et
linguistique. Comme nous le verrons ci-après, le Programme d’alphabétisation de 5 ans en place a été conçu pour intégrer des stratégies et des
approches qui visent à tenir compte de ces spécificités.
La société érythréenne est multiforme, avec ses différents groupes sociaux
ayant des sources de revenus diverses et vivant dans des environnements
géographiques variés. Pour ne pas épuiser les sources de revenus et pour
77
favoriser dans le même temps un haut niveau de participation au
programme, on a planifié l’alphabétisation en fonction de ces différences.
Par exemple, les cours dans les zones rurales sont dispensés à différents
mois pour prendre en compte la diversité climatique et celle des activités
agricoles. Dans ces zones, les cours durent habituellement 2 heures par jour,
et ils sont dispensés 5 jours par semaine durant 6 mois. Dans les zones
plus reculées où la population est dispersée et souvent mobile, les cours
durent moins longtemps. Dans les zones urbaines et à l’armée, les cours ont
lieu chaque jour et tout au long de l’année.
L’action gouvernementale consiste à encourager l’apprentissage de la langue
maternelle au niveau du primaire. La diversité sociale de l’Érythrée se reflète
dans sa diversité linguistique et il a fallu que le Département d’éducation
des adultes fournisse des matériels d’éducation de base et d’alphabétisation
ainsi que des programmes radiodiffusés qui soient disponibles d’abord
en plusieurs langues locales — et ensuite dans chacune des neuf langues du
pays. De grands progrès ont été faits, mais beaucoup reste encore à faire,
notamment pour les groupes linguistiques les moins représentatifs pour
lesquels on trouve plus difficilement des spécialistes capables d’aider à créer
des matériels. On a également besoin de davantage de matériels pédagogiques en langue maternelle pour les étudiants qui ont dépassé la première
phase de l’alphabétisation.
Dans son document d’orientation portant sur les ressources humaines
(novembre 2001), le Gouvernement de l’Érythrée rappelle les principes
de l’éducation et déclare :
L’éducation en Érythrée est un droit de l’homme fondamental et un
processus permanent par lequel tous les individus peuvent atteindre la pleine
mesure de leurs capacités en tant que citoyens à part entière et faire preuve
d’une confiance et d’une loyauté absolues envers la nation érythréenne.
Ce processus prend en considération le développement d’individus lucides,
créatifs, confiants et productifs, ayant conscience de la responsabilité
et de la justice sociale, des individus qui seront en mesure de contribuer
au développement d’une Érythrée unie, harmonieuse, démocratique,
équitable, moderne, en pleine évolution technologique et indépendante.
78
Le programme d’alphabétisation, partie intégrante
de la marche vers « l’Éducation pour tous » de l’Érythrée
Dans le cadre de cette philosophie, la mission du Ministère de l’Éducation
sera la suivante :
Donner à tous les citoyens de l’État d’Érythrée l’accès aux possibilités
éducatives et assurer la prestation d’une éducation et d’une formation de
qualité qui s’adapte et réponde aux besoins développementaux aux niveaux
individuel et national. Cette prestation veillera à prendre en compte
les caractéristiques propres à tous les groupes sociaux, notamment aux
communautés défavorisées et marginalisées.
La politique et les objectifs du Ministère de l’Éducation coïncident avec
la stratégie nationale de développement telle qu’elle est exposée dans
la politique générale de 1994. Le Ministère de l’Éducation aspire à promouvoir résolument l’élargissement et l’amélioration de la prestation de l’Éducation de base pour tous durant les 15 années à venir, tout en réduisant
le taux d’analphabétisme de 40 % d’ici à 2006. Ainsi, le Gouvernement
d’Érythrée préconise une approche de l’éducation fondée sur les droits et
déterminée par la demande, laquelle dispose que tous les citoyens ont droit
à une éducation (tout du moins au niveau de l’éducation de base) qui
corresponde et réponde à leurs besoins. Il est aujourd’hui difficile de
garantir ce droit en raison de la disponibilité des ressources, ce qui freine
les progrès de l’éducation et la manière de la dispenser. En vertu de ce principe, l’objectif de l’éducation des adultes est de garantir que d’ici à 2015,
plus de 85 % de la population seront alphabétisés. L’alphabétisation est
considérée comme une condition préalable pour le développement individuel comme national. En outre, l’éducation des femmes et des filles
est en réalité très étroitement liée à d’autres composantes de la croissance
économique.
Le programme d’alphabétisation est une partie intégrante du système
éducatif national et il tient donc compte des principaux objectifs nationaux
(et éducatifs) dans la planification et la mise en œuvre du programme.
Ces objectifs et ces principes peuvent se résumer comme suit :
L’accès : L’éducation de base devra être accessible à tous par l’éducation
formelle destinée à la population en âge d’être scolarisée et par des
79
programmes d’éducation des adultes s’adressant à ceux qui ont dépassé
l’âge scolaire (les enfants en âge d’être scolarisés qui, pour différentes
raisons, n’ont pas bénéficié du système formel seront admis aux
programmes d’éducation des adultes).
L’équité : Le Département d’éducation des adultes, en collaboration
avec d’autres parties prenantes, fournira des possibilités d’éducation
(alphabétisation et plus) aux adultes qui ont été marginalisés et victimes de
discriminations. On mettra en place de nombreuses modalités permettant
d’accéder au système éducatif et d’y progresser, afin de répondre
aux besoins des apprenants en fonction de leur âge et à différentes étapes
de leur vie. De la sorte, tous les Érythréens bénéficieront d’une éducation et
d’une formation équitables.
La qualité : Une éducation de qualité requiert des enseignants formés, un
suivi et un soutien continus, un nombre suffisant d’heures de contact, etc.
L’éducation des adultes veillera à ce que l’alphabétisation de base réponde
à des critères comparables et équivalents à ceux de l’éducation de base
formelle réservée aux enfants, tout en répondant aux besoins et aux intérêts
des apprenants adultes. Notre approche de l’alphabétisation aura recours
à des approches orientées sur l’apprenant adulte ainsi qu’à d’autres
méthodes participatives, lesquelles sont essentielles pour dispenser une
éducation de qualité.
La justice sociale : Notre programme d’alphabétisation de base des adultes
encouragera la culture du respect mutuel, le respect des institutions
démocratiques, la participation réelle dans le processus démocratique ainsi
que le respect de la défense des droits fondamentaux de l’homme.
Le Département d’éducation des adultes est un sous-secteur du Ministère de
l’Éducation. Pour assumer ses obligations et ses responsabilités, le Ministère
est organisé selon l’organigramme suivant :
80
Le programme d’alphabétisation, partie intégrante
de la marche vers « l’Éducation pour tous » de l’Érythrée
Ministère de l’Éducation
Département de l’enseignement technique et de l’éducation des adultes
Département d’éducation des adultes
Médias
éducatifs
Programme
d’alphabétisation
Programme
de formation
continue
Centres de formation
professionnelle
Bureau régional/de la zoba chargé de l’éducation
Responsables de la zoba chargés de l’éducation des adultes
Niveau régional/de la zoba, assisté du comité d’alphabétisation
Bureau sous-régional/de la sous-zoba, chargé de l’éducation
Assisté des comités
d’alphabétisation au niveau
de la sous-zoba
Coordinateurs en alphabétisation
au niveau du centre
Assisté du comité d’alphabétisation
au niveau du centre
Le Bureau du Département d’éducation des adultes a la responsabilité générale de la planification, de la gestion, du suivi et de l’évaluation du
programme. Ses principaux domaines d’activités et ses priorités sont :
• L’élaboration d’une politique et d’un cadre législatif en matière d’éducation des adultes (notamment l’alphabétisation) dans le pays.
• Le renforcement des capacités du Département par le recrutement
d’un nouveau personnel de spécialistes et par la mise à niveau
des compétences du personnel en place, au moyen d’une formation
formelle et non formelle et de congés éducatifs de courte durée.
81
• La définition d’objectifs et d’activités à court et à long terme
•
•
•
•
du Programme d’alphabétisation, en accord avec les Bureaux régionaux
chargés de l’éducation (bureaux de l’éducation au niveau
des zobas).
Le bureau est responsable de la planification, du suivi et de l’évaluation
des programmes d’alphabétisation et d’aptitude au calcul.
Le bureau veille aussi à ce que les fonds du programme soient garantis
et débourse les fonds du programme.
Le Département d’éducation des adultes est responsable de la création
de matériels d’alphabétisation, de post-alphabétisation et d’autres
matériels complémentaires de lecture dans chaque langue maternelle.
Le Département planifie et met en œuvre des activités en faveur du
programme d’alphabétisation actuel, par la création de centres
de lecture, de centres d’écoute radio et d’activités culturelles au niveau
rural.
Le Département travaille d’arrache-pied à créer des partenariats avec
des institutions et des organisations diverses, notamment d’autres ministères, des agences des Nations Unies, des ONG locales ou internationales,
des partenaires de développement, des organisations religieuses, des entreprises du secteur privé, etc. Les partenaires participent au programme
d’alphabétisation de diverses manières et au moyen de différentes activités,
comme :
— Mobiliser les apprenants, notamment au sein de leur propre organisation.
— Assurer la disponibilité des locaux destinés aux programmes
d’alphabétisation (des pièces destinées aux classes).
— Assurer la disponibilité de matériels de lecture pour les apprenants.
— Appuyer la création de matériels pédagogiques et la formation
du personnel.
— Distribuer de la nourriture dans le cadre de la formation, en vue
de favoriser la participation des analphabètes pauvres.
— Mettre en place des services de garderie basés sur la communauté
pour encourager la participation des femmes au programme.
— Fournir régulièrement une communication des résultats des activités
d’alphabétisation au sein de leur propre organisation, etc.
82
Le programme d’alphabétisation, partie intégrante
de la marche vers « l’Éducation pour tous » de l’Érythrée
Les bureaux d’éducation des adultes au niveau des zobas et sous-zobas
(c’est-à-dire aux niveaux régional et sous-régional) sont chargés de la mise
en œuvre du programme d’alphabétisation.
Le bureau d’éducation des adultes
au niveau des zobas et sous-zobas
Pour ce qui est du programme d’alphabétisation, les bureaux d’éducation
des zobas et des sous-zobas sont chargés des responsabilités suivantes :
• Planifier et mettre en œuvre la stratégie d’ensemble du programme
d’alphabétisation des zobas.
• Superviser la mise en œuvre du programme par les responsables
de l’éducation des adultes des sous-zobas.
• Apporter un soutien spécialisé aux responsables des sous-zobas et
organiser deux rencontres par mois pour traiter des progrès
du programme.
• Organiser le recrutement, la formation et le perfectionnement des animateurs.
• Suivre et évaluer le programme avec l’aide du bureau d’éducation des
adultes des sous-zobas et celle des comités d’alphabétisation.
• Mobiliser tous les soutiens possibles pour le programme auprès de toute
partie prenante et de tout partenaire, notamment des chefs de communauté.
Au niveau des sous-zobas, les bureaux d’éducation des adultes se voient
également attribués une organisation, des obligations et des responsabilités
du même ordre.
Les comités d’alphabétisation sont établis au niveau des zobas, sous-zobas,
kebabis (ou villages) et des centres d’alphabétisation pour faciliter
les activités de mobilisation, le contrôle et le suivi des activités d’alphabétisation ; pour fournir une aide régulière et des conseils en matière
d’inscription ; pour susciter et favoriser la participation des partenaires ;
et pour soutenir et encourager les animateurs chargés de l’alphabétisation.
83
Les animateurs en alphabétisation (les enseignants)
Les animateurs en alphabétisation sont issus de trois secteurs :
• On en choisit parmi les membres de la communauté. Ils doivent être
qualifiés, motivés et disponibles pour enseigner à des classes d’alphabétisation.
• Les enseignants des écoles formelles disposant d’assez de temps participent aussi au programme d’alphabétisation.
• Des recrues du service national, qui est obligatoire, contribuent aussi
à l’enseignement, dans le cadre de leur programme (notamment les
femmes).
Ces trois catégories d’enseignants reçoivent une formation pédagogique dans
le cadre de l’enseignement aux adultes, avant de commencer à enseigner.
Les animateurs en alphabétisation et les comités d’alphabétisation qui
travaillent dans une zone se rencontrent tous les mois pour évaluer les
progrès du programme. Des exercices d’évaluation comparables ont lieu
périodiquement dans les bureaux régionaux des zobas et des sous-zobas
pour suivre l’avancée du programme d’alphabétisation.
Les phases de l’alphabétisation
Le programme d’alphabétisation se compose de trois phases :
• Phase 1 — où l’on enseigne la lecture, l’écriture et le calcul, outre les
compétences dans des domaines comme la santé, l’agriculture, l’environnement et l’éducation civique.
• Phase 2 — cette phase, qui est la consolidation de la phase 1, met davantage l’accent sur les compétences pratiques.
• Phase 3 — au cours de cette phase, on enseigne des compétences
pratiques et techniques. Les adultes qui ont terminé cette phase peuvent
intégrer le système scolaire formel ou suivre de programmes de formation
qualifiante organisés par d’autres ministères, des agences de développement et des organisations communautaires.
Les participants adultes au programme d’alphabétisation
Les tableaux ci-dessous indiquent la participation totale, la ventilation par
sexe, région, taux d’abandon, taux de réussite et groupe linguistique.
84
Le programme d’alphabétisation, partie intégrante
de la marche vers « l’Éducation pour tous » de l’Érythrée
Tableau 1
Zoba / Région
Inscription, nombre d’abandons et de réussites par zoba et par sexe, 2002
Nombre
d’abandons
Nombre
d’inscrits
Total
Femmes
Total
Femmes
Nombre
de réussites
%
de
Total
Réussite Centres
Femmes
Groupes
Maekel
2 847
2 815
720
707
2 127
2 108
75 %
117
215
Debub
24 142
22 784
7 310
6 956
16 832
15 828
70 %
411
1 055
Anseba
9 245
8 141
2 178
1 684
7 067
6 457
76 %
224
504
11 525
9 462
3 575
2 875
7 950
6 587
69 %
215
528
4 445
4 045
991
876
3 454
3 169
78 %
62
186
Gash-Barka
S.K.Bahri
D.K.Bahri
Total
627
472
103
72
524
400
84 %
16
36
52 831
47 719
14 877
13 170
37 954
34 549
72 %
1 045
2 524
Si l’on considère la composition des participants par sexe et activité, on
observe qu’environ 90 % de ces participants étaient des femmes. En matière
d’activité, la plupart étaient des paysannes et des femmes au foyer. La preuve
est ainsi donnée que les activités d’alphabétisation ont surtout fait une place
aux groupes défavorisés, notamment aux femmes.
Comme le montre le tableau 1, 52 831 adultes se sont inscrits dans tous
les centres d’alphabétisation en 2001-2002 et 37 954 ont achevé avec succès
les six mois de cours, soit 72 % de ces adultes. La formation était dispensée
dans 8 langues locales : le tigrigna, le tigré, le bilen, le saho, l’afar, le nara, le
kunama et l’arabe. Comme le montre le tableau 2, deux des 8 langues
locales, le tigrigna et le tigré, se partageaient le nombre de participants le
plus élevé, soit 87 %. Ces résultats sont plus ou moins conformes à la taille
de la population de chaque groupe ethnique.
Tableau 2
Nombre de participants adultes au programme d’alphabétisation par langue
de scolarisation et par groupe ethniquez
Langue de scolarisation
Nombre de participants
%
4 243
64 %
Tigré
11 893
23 %
Bilen
1 724
3 %
Kunama
1 316
3 %
Nara
1 288
2 %
Saho
1 009
2 %
Arabic
807
2 %
Afar
551
1 %
52 831
100 %
Tigrigna
Total
85
La diversité du mode de prestation traduit amplement les différents types
d’espace utilisés pour assurer l’alphabétisation.
Tableau 3
Zoba / région
Types d’espace utilisés pour les cours d’alphabétisation
Locaux scolaires
Huttes
Maisons
louées
53
Ombre
des arbres
To t a l
Maekel
27
–
37
117
Debub
83
57
5
37
229
411
Anseba
71
72
26
20
35
224
Gash-Barka
88
105
10
1
11
215
S.K.Bahri
34
16
5
7
–
D.K.Bahri
9
7
–
–
–
312
257
99
65
312
Total
–
Autres
62
16
1 045
Dans le tableau 3, la rubrique « Autres » comprend les églises, mosquées,
tentes, maisons d’habitation, lieux de réunions, etc. Plus de 80 % des cours
d’alphabétisation ont été dispensés dans les villages.
2.2 « Atteindre les oubliés »
L’alphabétisation est une condition préalable pour participer et contribuer
efficacement à la vie quotidienne. Elle n’est pas seulement un droit
fondamental de l’homme, mais aussi un moteur du changement social.
La Déclaration de Jomtien (CMEPT, 1990, 2-3) affirme que l’éducation
de base n’est pas seulement un droit du citoyen, mais aussi une condition
nécessaire au développement humain :
L’éducation est un droit fondamental pour tous, hommes et femmes,
à tout âge et dans le monde entier […] c’est une condition indispensable,
sinon suffisante, du développement de l’individu et de la société […]
Une éducation fondamentale solide est fondamentale à un développement
autonome. Toute personne — enfant, adolescent ou adulte — doit pouvoir
bénéficier d’une formation conçue pour répondre à ses besoins éducatifs
fondamentaux […] L’éducation pour tous est une préoccupation
fondamentale du Gouvernement.
86
Le programme d’alphabétisation, partie intégrante
de la marche vers « l’Éducation pour tous » de l’Érythrée
La prestation de l’alphabétisation a été considérablement renforcée afin
d’atteindre les oubliés. Le Ministère de l’Éducation a déployé des efforts
concertés pour assurer l’éducation de base de manière formelle et non
formelle et on a assisté en la matière à une augmentation considérable
durant les onze années d’indépendance.
Des efforts ont été faits pour assurer l’alphabétisation dans toutes
les langues locales, sauf une. Le programme a également couvert toutes
les régions et sous-régions administratives du pays. Pour atteindre certains
groupes isolés et défavorisés, des activités d’alphabétisation ont été menées
dans le cadre de formations en régime d’internat. Bien que sa couverture
soit limitée, ce type de prestation s’est soldé par de bons résultats
et les groupes visés ont pu acquérir des compétences de base en matière
d’alphabétisation en peu de temps. Cela a également favorisé de nouveaux
contacts et des échanges d’expériences. À l’avenir, cette méthode sera
renforcée. Dans les zones rurales, on a essayé d’introduire des services
de garde d’enfants basés sur la communauté (qui sont moins coûteux) afin
d’encourager la participation des femmes. Des évaluations seront faites
en la matière pour multiplier les possibilités de cette participation.
En partenariat avec le Programme alimentaire mondial, on a mis en place
des programmes « Vivres contre formation » comme projets pilotes.
A cette occasion, des femmes et des hommes pauvres (en majorité des
femmes) ont reçu une aide sous forme de rations alimentaires distribuées
aux participants qui, pour des raisons économiques, n’avaient pas
les moyens d’assister au Programme d’alphabétisation. Cette initiative a
encouragé de nombreuses femmes non seulement à participer au
programme d’alphabétisation, mais aussi à le suivre avec la plus grande
détermination. Pour inciter la participation des communautés les plus
isolées, on a mis en place des classes d’alphabétisation à effectifs réduits ;
d’ordinaire, l’animateur en alphabétisation fait cours à un minimum
de 15 à 20 participants, mais on autorise des classes à effectifs réduits dans
les zones de peuplement dispersé. Quand il n’existe pas de premiers
manuels dans la langue maternelle de ceux qui suivent le programme
d’alphabétisation, on les encourage à participer aux cours dans la langue
locale de leur choix.
87
À l’avenir, il faudra faire de grands efforts pour atteindre les communautés
semi-nomades, et elles sont très nombreuses dans le pays. Il faut aussi
s’attaquer au problème de l’abandon qui touche un grand nombre d’enfants
d’âge scolaire. Le programme fait aussi une grande place aux réfugiés
qui reviennent du Soudan ainsi qu’aux membres analphabètes des forces de
défense érythréennes.
2.3 Les problèmes sexospécifiques
Un certain nombre d’efforts ont été faits pour encourager la participation
des femmes et des filles au programme d’alphabétisation. Dans le contexte
Erythréens, ces dernières font face à un ensemble d’obstacles qui grèvent
leur participation aux programmes d’alphabétisation et aux autres
programmes éducatifs. Dans de nombreuses régions du pays, les barrières
culturelles ont limité leur participation au programme d’alphabétisation.
Les activités de mobilisation que le Ministère de l’Éducation a mises
en place en s’appuyant sur différents intermédiaires (entre autres, les chefs
de communauté, les chefs religieux et les femmes de l’Union nationale
érythréenne) sont parvenues à lever la plupart de ces barrières culturelles.
Dans certaines zones rurales et isolées, on a mis sur pied des classes
d’alphabétisation non mixtes pour répondre aux problèmes et aux
demandes des communautés. Afin d’encourager la participation des femmes
et des filles au programme, la plupart des classes d’alphabétisation sont
organisées dans le village même où elles vivent, ce qui réduit donc les coûts
d’opportunité et les coûts de la distance. Pour soutenir l’intérêt que
les femmes portent au programme et mettre en valeur la pratique assidue
de la lecture et du dialogue, on a créé des petits centres de lecture dans
les zones rurales où des animatrices sont employées pour conseiller aux
filles et aux femmes par exemple ce qu’il faut lire et quand il faut le faire.
Des mesures existent pour que les participantes au programme d’alphabétisation aient la possibilité de travailler dans le cadre du Programme
« Vivres contre travail ». Les programmes de formation en compétences
de base ont introduit des systèmes de quotas pour les filles et les femmes.
Ces programmes visent à augmenter les possibilités d’acquérir une activité
indépendante et salariée. Comme on l’a vu précédemment, l’aide accordée
aux femmes pauvres et la mise en place de garderies peu coûteuses fondées
sur la communauté encouragent aussi la participation des femmes aux
88
Le programme d’alphabétisation, partie intégrante
de la marche vers « l’Éducation pour tous » de l’Érythrée
programmes d’alphabétisation. Des efforts sont également faits pour
augmenter le nombre de centres de lecture en milieu rural et pour leur
fournir des matériels de lecture répondant aux besoins spécifiques
des femmes et des filles.
3. Les enjeux de l’Éducation pour tous
Dans le cadre du développement du pays, il est apparu que les principaux
enjeux qui suivent sont primordiaux en matière d’Éducation pour tous (EPT) :
3.1 Au niveau macro
• Maintenir et consolider les différents acquis obtenus durant la lutte
pour la libération qui a duré trente ans, en ce qui concerne l’unité
nationale, la gestion des affaires publiques, la démocratisation et l’égalité
dans le développement, en s’attachant résolument à la décentralisation
et à l’administration locale — une telle entreprise représentera un travail
considérable.
• La création d’un environnement macro-économique stable, qui passera
par l’élimination des conséquences tragiques de la guerre, va nécessiter
non seulement des ressources onéreuses, mais également une très grande
résolution. La reconstruction économique du pays qu’imposent les
destructions infligées par le récent conflit frontalier représentera une
lourde tâche.
• La mise en place de mesures de sécurité environnementales, sanitaires et
alimentaires, essentielles à l’amélioration des conditions de vie des populations, exigera également d’énormes efforts. Le VIH/SIDA représentera
une grande menace pour la population en général et pour le système
éducatif en particulier.
• La lourde tâche qui consiste à disposer d’une vaste main-d’œuvre alphabétisée grâce à une éducation de base dispensée à tous les citoyens sera
une autre contrainte énorme.
• Les grands déplacements démographiques (émigrés rentrés au pays,
populations déplacées, soldats démobilisés et migration urbaine) ainsi
que les évolutions dans les mouvements de la population conditionneront
le développement du pays.
• Parmi toutes les priorités nationales concurrentes en matière de reconstruction, l’allocation de fonds publics suffisants et s’inscrivant dans la
89
durée destinés à l’action d’ensemble de l’EPT est source d’énormes
contraintes. Cela coïncide avec le fait que le pays s’est engagé à garantir
aux citoyens le droit à l’éducation de base. Si l’éducation érythréenne
veut se préserver des inégalités entre les genres comme dans d’autres
domaines, un système d’EPT bien plus développé sera nécessaire.
Il faudra pour cela mobiliser des ressources très importantes
pour l’éducation de base, ce qui représente aujourd’hui une lourde
charge.
3.2 Au niveau du programme
A ce niveau, il sera essentiel de sensibiliser durablement toutes les parties
prenantes, à savoir :
• Les participants au programme d’alphabétisation.
• Les responsables éducatifs, les superviseurs, les dirigeants politiques.
• Les promoteurs de l’alphabétisation, les comités d’alphabétisation,
les coordinateurs des centres d’alphabétisation, etc.
• D’autres parties prenantes du programme, comme les ONG nationales
et internationales, d’autres ministères, des associations professionnelles
nationales, etc.
• Des partenaires comme les agences des Nations Unies et les agences
internationales de développement.
Quant à la prestation de l’alphabétisation et de la post-alphabétisation,
la création d’un cadre d’apprentissage propice (c’est-à-dire adapté aux
adultes) et la diversification des modes de prestation tiendront compte
des points suivants :
• Utilisant des emplois du temps flexibles pour permettre l’accès à un plus
grand nombre d’apprenants.
• Utilisant des programmes axés sur le centre et inscrits dans le temps.
• Soulignant les services de soins aux enfants.
• Promouvant des situations d’auto-enseignement.
3.3 La prestation de l’alphabétisation dans la langue maternelle
• Certains groupes ethniques n’ont pas eu la possibilité d’utiliser leur
langue en cours d’éducation et dans le cadre d’autres activités officielles.
Ces langues doivent être favorisées de sorte que chaque groupe ethnique
90
Le programme d’alphabétisation, partie intégrante
de la marche vers « l’Éducation pour tous » de l’Érythrée
•
•
•
•
•
parle sa langue dans le cadre du programme d’alphabétisation ainsi
qu’au cours des autres activités de développement.
Si la prestation de l’alphabétisation dans la langue maternelle a permis de
ne pas s’embarrasser d’une deuxième langue d’apprentissage, les bénéficiaires ont buté sur une autre difficulté : celle de la fonctionnalité de leur
langue.
Le développement plus ou moins important des langues utilisées par
les différents groupes ethniques est un autre problème.
Afin de soutenir et d’assurer le développement continu de compétences
nouvellement acquises en alphabétisation et post-alphabétisation,
on a créé de petites bibliothèques dans certaines zones rurales. Cette
activité pose les problèmes suivants :
— Élaborer d’autres matériels de lecture d’alphabétisation et de postalphabétisation dans chaque langue, pour répondre aux besoins
des utilisateurs.
— Assurer l’accessibilité de matériels de lecture émanant d’autres
sources, comme d’autres ministères et des journaux locaux.
3.4 La création de centres d’écoute radio pour soutenir
les activités d’alphabétisation et de post-alphabétisation
• Jusqu’ici, le programme radiophonique pour adultes diffuse
des programmes d’alphabétisation et de post-alphabétisation dans
deux langues seulement. Cela pose un réel problème en termes
d’équité.
• Des efforts ont été faits pour créer des centres d’écoute radio là où des
cours d’alphabétisation étaient dispensés. Ce programme s’est heurté à
un obstacle : l’absence de postes de radio parmi les populations rurales,
liée à la pauvreté et à la nécessité d’une main-d’œuvre supplémentaire
pour mettre sur pied des programmes.
3.5 Les problèmes de gestion
• L’absence d’un recensement démographique, qui permettrait de déterminer le taux d’analphabétisme et d’assurer une planification en conséquence.
• L’insuffisance de ressources humaines pour gérer le programme d’alphabétisation aux niveaux des zobas et des sous-zobas.
91
• L’immense transfert de population lié à la guerre de frontière.
• L’absence de centres de formation adéquats destinés à perfectionner le
potentiel du personnel de l’alphabétisation.
• Une collecte systématique des données qui n’a pas été correctement entreprise.
• L’absence d’un véritable travail de recherche en vue d’évaluer l’impact du
programme d’alphabétisation réalisé jusqu’à maintenant.
3.6 Les points forts
Le Programme renforcé d’alphabétisation des adultes s’appuie sur les points
forts suivants, lesquels offrent des conditions propices à la réalisation des
objectifs du programme :
• L’engagement de longue date de l’État en faveur de la promotion de
l’éducation des adultes, qui s’exprime notamment à travers son engagement à assurer un tiers des coûts du programme.
• La participation très enthousiaste des groupes cibles, comme le prouve
notamment le nombre de participants ayant continué à suivre les cours,
même sous les bombardements, durant la guerre de frontière.
• Les enseignements féconds qui ont été tirés de la phase pilote du
programme et des programmes d’alphabétisation antérieurs ainsi que
d’autres programmes éducatifs destinés aux adultes.
• La richesse de l’expérience acquise à tous les niveaux quand il s’est agi de
diriger un programme d’alphabétisation à grande échelle, notamment
aux niveaux suivants : les activités de mobilisation en faveur du
programme ; la création de matériels d’alphabétisation et de post-alphabétisation à différents niveaux ; la formation des animateurs en alphabétisation, des coordinateurs, des superviseurs ; le suivi et la mise en œuvre
du programme ; le suivi et l’évaluation des activités d’enseignement et
d’apprentissage, etc.
• La création de matériels de lecture supplémentaires dans les différentes
langues locales.
• Les enseignements liés à l’utilisation d’une formation axée sur la langue
maternelle dans le cadre du programme d’alphabétisation.
• Une fois inscrits, 70 % des participants achèvent avec succès le programme.
• Plus de 130 000 participants à l’alphabétisation ont déjà au moins
terminé la phase 1.
92
Le programme d’alphabétisation, partie intégrante
de la marche vers « l’Éducation pour tous » de l’Érythrée
4. Les perspectives
L’alphabétisation de base et d’autres activités d’éducation de base doivent
être poursuivies en améliorant leur accès et de plus en plus leur qualité.
Pour répondre efficacement aux besoins urgents des différentes communautés, nous devons évaluer la situation sur le terrain. Les trente années
de lutte pour la libération se sont soldées par un nombre élevé de réfugiés
au Soudan, mais la plupart d’entre eux sont maintenant rentrés au pays.
Plus d’un million de personnes ont été déplacées à l’intérieur du pays
en raison de la guerre de frontière. La guerre est terminée, mais certains
d’entre eux ne sont pas encore retournés chez eux. Avec le retour de la paix,
plus de 200 000 soldats seront démobilisés, réhabilités et réintégrés.
Environ 30 000 d’entre eux sont analphabètes. Les futurs programmes
d’éducation de base doivent tenir compte de ces caractéristiques pour
fournir des programmes inclusifs et pertinents.
Les programmes d’alphabétisation ainsi que les autres programmes d’éducation de base sont dispensés dans la langue maternelle — une initiative
réussie et autonomisante. Le Département d’éducation des adultes renforcera sa capacité à développer des matériels d’alphabétisation et d’éducation
de base ainsi que des programmes radiophoniques qui soient disponibles
dans toutes les langues locales. Comme l’a spécifié un document confidentiel de l’EPT, l’éducation dans la langue maternelle sera renforcée pour jeter
les fondements d’une éducation décisive et pour développer la confiance en
soi, l’estime de soi et les compétences éducatives des participants. Faire en
sorte que les différentes langues soient indifféremment utilisées sera aussi
l’une des tâches essentielles permettant d’accroître la pertinence de l’éducation de base.
Le programme d’alphabétisation n’aura atteint sa cible que si les populations nouvellement alphabétisées ont les moyens de préserver leurs compétences en lecture, écriture et calcul, et que si elles peuvent les mettre en
pratique pour développer leurs conditions sociales et économiques. Nous
partons du principe que la durabilité des compétences acquises exige un
environnement alphabétisé. La création de tels environnements se fera en
ouvrant davantage de centres de lecture, de centres culturels, de centres
d’écoute radio et ainsi de suite dans les zones rurales.
93
Tous les efforts seront faits pour veiller à ce que tous les adultes bénéficient
du droit à l’alphabétisation fonctionnelle, grâce à l’introduction de compétences en matière d’alphabétisation de base et de calcul, de connaissances
de base dans la vie et à l’apport d’informations essentielles au bien-être en
commun. Dans le monde du travail, on mettra en place des situations d’apprentissage diversifiées et intégratrices tout au long de la vie. Des stages de
formation qualifiante à l’attention de la communauté seront intégrés aux
programmes d’éducation des adultes afin de transmettre un minimum de
compétences techniques aux adultes et aux jeunes. Les programmes d’éducation des adultes seront utilisés pour autonomiser et instruire ces derniers
afin de modifier leurs conditions de vie, d’améliorer leurs modes de subsistance et d’accroître leur participation responsable à la communauté et aux
affaires nationales.
Des efforts seront faits pour développer les possibilités institutionnelles
du système d’éducation des adultes aux niveaux local, régional et national,
en insistant sur le développement de la planification éducative, la prise de
décision, la réalisation et l’évaluation, en s’appuyant sur une participation
particulièrement active de la société civile au développement éducatif.
Dans le cadre du renforcement des programmes d’alphabétisation et d’éducation des adultes, les services des programmes de radio éducative seront
développés et ces programmes diffusés dans toutes les langues locales. Les
centres d’écoute radio seront créés dans certains centres communautaires
et d’alphabétisation où l’écoute et les débats de groupe sont assurés par
des animateurs. Ces centres seront créés dans des zones rurales et dans des
zones urbaines pauvres. La création de bibliothèques rurales et de centres
culturels renforcera également ces initiatives.
Dans les programmes d’alphabétisation et les cours de post-alphabétisation, on procédera à une évaluation de la pertinence et des cours ayant
pour objet la santé, l’environnement, la morale et l’instruction civique,
l’éducation à la paix et le VIH/SIDA en feront partie pour développer la
sécurité et les connaissances ainsi que les compétences de survie de leurs
bénéficiaires.
94
Le programme d’alphabétisation, partie intégrante
de la marche vers « l’Éducation pour tous » de l’Érythrée
Le Département d’éducation des adultes fera tout son possible pour
atteindre les buts et les objectifs ambitieux fixés par cette initiative essentielle qu’est Éducation pour tous. Dans l’esprit de cette initiative, l’analphabétisme sera réduit de 10 %, le nombre des femmes analphabètes sera égal
à celui des hommes, et plus de 60 % des jeunes et adultes nouvellement
alphabètes auront suivi jusqu’au bout une éducation primaire de postalphabétisation et des stages de formation qualifiante minimaux d’ici à
2015. Nous prévoyons des tâches colossales — pour un futur plus prospère
de l’Érythrée.
95
Un voyage inachevé
L’alphabétisation chez les peuples autochtones de l’Équateur
Mirian Masaquiza Jerez
Confédération des organisations rurales indigènes et noires
en Équateur FENOCIN
Historique
Les pays qui composent aujourd’hui l’Amérique latine forment
une population de cultures, langues et peuples autochtones multiples
qui est le résultat d’une évolution historique longue et complexe. Pourtant,
la reconnaissance de cette diversité culturelle est relativement récente,
notamment en ce qui concerne les sociétés autochtones.
La pauvreté et la misère, qui caractérisent ces sociétés et qui les placent
aux niveaux les plus bas de la hiérarchie sociale, se répercutent également
sur l’accès et le droit à l’éducation, ainsi que sur la qualité de celle-ci.
En dépit des grands efforts qui ont été déployés au cours des décennies
passées pour que l’ensemble de la région ait accès à l’écriture et à la lecture,
il existe encore des taux d’analphabétisme élevés parmi les peuples autochtones. Cela prouve que les systèmes éducatifs nationaux ne correspondent
pas à leurs besoins. La réponse à cette réelle difficulté consiste à adopter
des politiques qui déboucheront sur une éducation différentiée, laquelle
respectera pleinement la pluralité des langues et donc des cultures, en
d’autres termes la diversité culturelle.
L’analphabétisme n’est pas un problème d’individus isolés, mais celui de
la société tout entière. Il est enraciné dans une structure sociale, laquelle
se caractérise par des niveaux d’exclusion sociale élevés qui reposent dans
une large mesure sur les pratiques et les perceptions discriminatoires et
racistes des groupes au pouvoir, d’où habituellement des actions gouvernementales entachées de racisme latent. L’analphabétisme n’est rien d’autre
qu’un autre visage de la pauvreté, de la marginalisation et de l’injustice
sociale.
Aucune société ne peut se dire démocratique si l’analphabétisme réside
en son sein. Par conséquent, la lutte efficace contre l’analphabétisme doit
avant tout s’inscrire dans un projet de transformation sociale reposant
sur les valeurs de justice sociale, de dignité de l’homme et d’égalité des
hances. Dans le même temps, ce projet doit combler les lacunes du système
97
educatif traditionnel, le but étant d’améliorer tant la couverture que la
qualité de l’éducation.
L’élaboration des politiques internationales, régionales et nationales
par différentes autorités a permis aux peuples autochtones de faire entendre
leurs exigences en matière d’éducation. Le droit à l’éducation a été
clairement établi par la Déclaration de principes adoptée par la Quatrième
Assemblée générale du Conseil mondial des peuples indigènes qui s’est
tenu à Panama en 1986. On en trouve l’expression dans la résolution
adoptée, selon laquelle : Les peuples autochtones ont le droit de recevoir
une éducation dans leur propre langue et d’établir leurs propres
établissements d’enseignement. Les langues des peuples autochtones doivent
être respectées par l’État dans toutes les relations entre le peuple
autochtone et l’État, sur la base de l’égalité et en évitant toute forme de
discrimination.
Cette approche a également été retenue durant la Campagne continentale
500 ans de résistance indigène, noire et populaire et on en trouve
la traduction dans la Déclaration de Xelajù en 1991. Elle a défini
pour tâche principale l’intégration de l’enseignement d’une histoire
véritablement multiculturelle et plurilingue dans le programme éducatif
de chaque pays1.
Ces dernières années, on a accordé plus d’importance aux savoirs scientifiques traditionnels des peuples autochtones2. Parallèlement, les revendications des peuples autochtones pour obtenir un meilleur accès à une
éducation de qualité qui leur soit propre, lesquelles figuraient parmi les
objectifs de la Décennie internationale des Nations Unies des populations
autochtones, visaient à renforcer la coopération internationale afin
de résoudre les problèmes éducatifs que rencontrent ces populations3.
1. Mémoire, Deuxième Rencontre
continentale « 500 ans de résistance
indigène, noire et populaire», Xelajù,
Guatemala, 1991.
2. Voir le rapport de la Conférence
98
des Nations Unies sur l’environnement
et le développement au Brésil, 1992.
3. Résolution 48/163. Adoptée à l’unanimité le 21 décembre 1993, Nations
Unies.
Un voyage inachevé
Pour ce qui est du contexte américain, le projet de Déclaration des droits
des peuples autochtones1 stipule à l’article 9 relatif à l’éducation que :
Les peuples autochtones devraient avoir le droit de :
• Créer et mettre en œuvre leurs propres programmes, établissements
et structures d’éducation ;
• Préparer et mettre en pratique leurs propres plans, programmes,
contenus et matériels pédagogiques ;
• Former, habiliter et accréditer leurs enseignants et leurs cadres.
Le projet de Déclaration ajoute également que les États prendront
les mesures nécessaires pour faire en sorte que ces systèmes garantissent
à l’ensemble de la population une égalité de chances en matière d’enseignement et d’éducation. Il recommande des relations complémentaires entre
le système éducatif autochtone et le système éducatif national. Il spécifie que
l’éducation doit être la même à tous les égards pour l’ensemble de la population et qu’il reviendra aux États de fournir une aide financière ou tout
autre forme d’aide nécessaire afin que ce droit soit mis en application.
Il a également reconnu l’importance du fait qu’une population plus vaste
devait connaître la situation actuelle des peuples autochtones, en ajoutant
les États intégreront à leur système éducatif national un contenu
qui témoignera de la nature multiculturelle de leur propre société.
Les organisations indigènes ont notamment souligné qu’il ne fallait pas faire
connaître uniquement l’histoire des peuples autochtones, mais aussi leur
situation actuelle, à l’exclusion des idées fausses qui sont source de discrimination. Elles ont également indiqué que les méthodes, les formes et
le contenu des modèles éducatifs doivent correspondre aux régions habitées
par ces peuples et à leurs coutumes, en évitant toute sanction de l’utilisation
de leur propre langue de même qu’en respectant les dispositions visant
à préserver l’économie et la culture autochtones2.
1. En 1989, l’Assemblée générale de
l’OEA (Organisation des États américains) a décidé d’élaborer un projet
de Déclaration sur les droits des peuples
autochtones. La Commission nteraméri- 2.
caine des droits de l’homme a préparé
la première proposition, qui a été
examinée et révisée par un Groupe de
travail du Conseil permanent de l’OEA.
Rapport annuel de l’OEA, 1992.
99
La Convention 169 de l’Organisation internationale du travail (OIT)
mentionne également l’éducation aux parties iv et vi1. L’article 28 établit
le droit d’enseigner dans leur propre langue indigène ou dans la langue
qui est le plus communément parlée par le groupe auquel ils appartiennent.
Il recommande aussi que des dispositions soient prises pour sauvegarder
les langues indigènes des peuples intéressés et en promouvoir le développement et la pratique, de réformer les constitutions nationales et de renforcer
une éducation bilingue et interculturelle.
À partir des années 1980, on assiste à d’importantes modifications constitutionnelles en Amérique latine. Plus de 50 % des pays reconnaissent la composition multiethnique de leur population2. Parmi les droits collectifs des peuples
autochtones et des communautés ethniques reconnus par l’État figurent la reconnaissance officielle des langues autochtones et d’une éducation bilingue et interculturelle, sans compter leur existence en tant qu’identités collectives multiples.
La terminologie qui est utilisée pour reconnaître ces droits est très diverse,
allant d’approches protectionnistes à la reconnaissance de l’éducation
propre à un peuple indigène. L’éducation bilingue interculturelle s’est vue
renforcée par des mesures législatives ainsi que par des accords entre
les pays et les institutions internationales. Cette approche est conforme aux
progrès démocratiques de la région et à l’objectif commun à différents pays
de décentralisation de l’administration et des politiques.
L’éducation en Équateur
L’Équateur est un pays multiculturel, plurilingue et multiethnique, composé
de peuples et de nationalités autochtones, d’Afro-équatoriens et d’autres populations. Les peuples autochtones se répartissent sur trois régions : la région
côtière est habitée par les Awa, les Chachi, les Tsachila et les Epera ; dans
les montagnes, ce sont les Kichwa et, dans la région amazonienne, les Cofan,
les Siona, les Secoya, les Zapara, les Huaorani, les Kichwa, les Shuar et les
Achuar. Ils préservent leur culture, leur forme de gouvernement, leur administration de la justice et leur territoire ; ils préservent également d’une manière
1. L’accord 169 de l’OIT a été
approuvé en 1989. Il a été ratifié par
14 pays.
100
2. C. Gregor Barié, Indigenous People
and Constitutional Rights in Latin
America, III Mexico, 2000.
Un voyage inachevé
active leurs pratiques sociales, leurs traditions et coutumes, leur langue et leur
mode de pensée, ensemble qui fait partie de la richesse de l’Équateur.
Cependant, le genre d’éducation proposée aux populations autochtones a
toujours été orientée vers leur assimilation systématique, d’où une limitation de
leur développement social, culturel et économique. En outre, ce type d’éducation a sapé l’identité de ces populations et a multiplié les cas de racisme, au
détriment du pays. De surcroît, on manque aussi de personnel formé sur le
plan pédagogique et administratif dans le cadre du système scolaire, personnel
ouvert aux réalités de la population et au fait de leur langue et de leur culture
— sans compter la pénurie, entre autres, de matériels pédagogiques.
L’alphabétisation en Équateur
L’alphabétisation en Équateur hérite d’une longue tradition en tant
qu’activité publique. Mais l’analphabétisme reste un immense problème qui
n’a pas trouvé de solution, et qui se concentre dans les zones rurales et
surtout parmi les peuples autochtones disposant d’un riche bagage culturel.
L’incapacité de l’État à assurer une prestation plus équitable des services
sociaux et de l’accès à l’enseignement public et privé à ces populations
rurales et urbaines atteste l’inégalité des perspectives, sous l’angle des
ressources humaines. L’impact positif de l’éducation sur le développement
économique des peuples est indéniable et, inversement, l’impact négatif
de la difficulté d’accès à l’éducation pèse aussi lourdement. Jusqu’en 19901,
le manque d’accès aux établissements d’enseignement a été important.
D’une part, la distance géographique entre les établissements d’enseignement résultait de la faible couverture des zones rurales ainsi que des conditions économiques et de travail des familles rurales. D’autre part, dans
le cas des peuples autochtones, l’obstacle de la langue a constitué lui aussi
un facteur discriminatoire venant s’ajouter aux différences sexospécifiques
présentes dans la société. À cet égard, le taux d’analphabétisme national
est de 20,4 %, alors qu’il atteint 41,9 % pour les femmes et 33,3 % pour
les hommes dans les zones rurales situées dans les montagnes (SIISE, 19972).
1. Informations provenant du Ve recense- 2. Sistema Integrado de Indicadores
Sociales del Ecuator. Convenios BIDment démographique et du VIe recenseGobierno del Ecuador.
ment de l’habitation de 1990.
101
Malgré la baisse de l’analphabétisme et l’augmentation générale de la
participation scolaire, il subsiste un certain nombre de fortes inégalités sexospécifiques en ce qui concerne l’accès et la survie scolaire aux différents
niveaux de l’enseignement. En 1994, 11,4 % de la population âgée de plus
de 15 ans étaient analphabètes et les femmes représentaient 13 %, une
proportion qui augmentait en fonction du domicile. L’analphabétisme touche
surtout les populations rurales et les femmes, et c’est dans les montagnes que
l’on trouve les pourcentages les plus élevés.
Les possibilités éducatives des femmes rurales dépendent en grande partie
des services publics mis en place dans leurs communautés. Même si la
plupart des communautés rurales du pays disposent d’une école primaire,
il existe peu d’écoles secondaires et presque aucun programme d’éducation
des adultes. Les insuffisances au niveau de l’éducation de base touchent
particulièrement les femmes adultes, tant et si bien qu’elles n’ont bénéficié
d’aucune perspective éducative au cours des dernières décennies.
Jusqu’en 1995, seuls 35 % des femmes autochtones avaient terminé leurs
études primaires, soit moins de la moitié du nombre des femmes urbaines.
Jusqu’à cette date, la majorité de ceux qui avaient suivi l’enseignement
secondaire étaient des femmes (55 %) ; mais, en dépit de ces avancées,
l’accès à l’enseignement secondaire reste plus limité dans les zones rurales,
au point que seul un garçon autochtone sur cinq est inscrit dans une école
secondaire. Dans ces zones, l’accès des jeunes femmes à l’école secondaire
est pratiquement inexistant.
Il ne fait aucun doute que la population autochtone est la plus défavorisée
du pays, et les femmes forment le groupe le plus démuni sous l’angle
éducatif et le plus victime de l’analphabétisme. Jusqu’en 1995, 41 % de
celles qui appartenaient à des foyers ruraux où l’on parlait une langue
autochtone ne savaient ni écrire ni lire, qu’il s’agisse de l’espagnol ou de
leur propre langue, alors que c’était le cas pour 15 % de la population non
autochtone1. Telle est encore la situation actuelle et un large segment de la
1. Indicateurs sociaux sur la situation des
paysannes autochtones dans l’Équateur
rural, 1998.
102
Un voyage inachevé
population sombre dans la misère, en raison notamment de l’absence d’une
composante permettant de promouvoir la productivité et le développement.
En résumé, le fait de vivre dans une zone rurale, d’être autochtone et d’être
une femme accentue d’autant plus l’impact de l’analphabétisme, d’où les
plus faibles niveaux d’éducation, bref plus de pauvreté.
À partir de 1963, le Ministère de l’Education a créé un Département chargé
de l’éducation des adultes, notamment de l’alphabétisation. Dans les années
1980, on a mis en place le programme national d’alphabétisation (1980-1984)
et l’analphabétisme s’est réduit de 13 % en quatre ans. Le Programme d’alphabétisation bilingue mérite d’être mentionné — car il portait principalement sur les douze groupes ethniques du pays et visait à revitaliser leur culture.
De 1984 à 1988, aucune initiative n’a été lancée dans le domaine de l’alphabétisation des adultes. Sous le gouvernement au pouvoir de 1988 à
1992, on a organisé la Campagne d’alphabétisation nationale Monseñor
Leonidas Proaño qui, au moyen de stratégies intensives et de grande
ampleur, a sensibilisé le pays au problème de l’analphabétisme. Depuis cette
époque, il n’y a pas eu d’actions notables dans le domaine de l’alphabétisation des adultes.
Les informations qui suivent proviennent de la dernière campagne d’alphabétisation nationale Monseñor Leonidas Proaño (mai 1989-septembre
1990) :
• l’analphabétisme a baissé, passant de 13,9 % à 11,5 % (DINEPP,
Département national de la formation continue, 1996) ;
• les travailleurs en alphabétisation : 8 222 élèves en dernière année de
l’école secondaire et en instituts, (CEPP, novembre 1989) ;
• les apprenants : 65 % sont âgés de 15 à 44 ans ; les plus de 45 ans représentent 12,9 %, dont 62,1 % sont des femmes et 36 % des hommes
(UNESCO, 1990) ;
• Résultat par région : 33,8 % dans la région côtière ; 59,5 % dans les
montagnes et 6,7 % en Amazonie (UNESCO, 1990)1.
1. Soto Ileana. Adult Education and
Bilingualism : the Case of Ecuador,
p. 215.
103
Taux d’analphabétisme après la campagne d’alphabétisation de 1989-1990
Nombre de
Pourcentage de la population totale
Total
Total
femmes
hommes
86 413
43 643
130 056
1,5 %
0,7 %
Zones rurales
326 240
225 423
551 663
5,5 %
3,8 %
9,3 %
Total
412 653
269 066
681 719
7,0 %
4,5 %
11,5 %
femmes
Zones urbaines
hommes
2,2 %
Pour ce qui est de l’éducation des jeunes et des adultes, il existe différents
programmes, tels que :
• le programme « Ecuador Studies », prolongé en 1996-1997 sous le nom
New Cultural Departure qui est passé sous la responsabilité du DINEPP
en 1998 ;
• le projet PROCALMUC, conçu pour l’éducation et la formation
des paysannes ;
• le Projet de formation professionnelle et d’éducation des adultes
du MEC/SECAB/Banque Mondiale pour la formation et le développement des qualifications du processus d’enseignement/apprentissage
socioculturellement diversifié en situation de pauvreté.
Selon les informations du PRODEPINE1, le taux de pauvreté représente
46 % de la population équatorienne, dans laquelle 86 personnes autochtones sur 100 se trouvent en situation de pauvreté. Pour ce qui est des
besoins essentiels non satisfaits, bien que 52,8 % de la population équatorienne soient privés de services de base, 92,7 % des peuples autochtones
et des Afro-équatoriens n’ont pas accès à ces services. La situation a été
aggravée par le manque d’éducation : alors que le pays enregistre un taux
général d’analphabétisme de 10,8 %, cet indicateur passe à 42,5 % pour
les peuples autochtones et à 53,2 % pour les femmes autochtones.
Le Département de l’éducation continue fait partie du Ministère de l’Éducation depuis 1989, et il est chargé de mettre en œuvre les projets et programmes d’alphabétisation et d’éducation des adultes pour l’ensemble de
1. Projet de développement pour
les peuples autochtones et noirs de
104
l’Équateur, septembre 1998
et juin 2002.
Un voyage inachevé
la population équatorienne. À la fin de 1988, le Département national de
l’éducation bilingue interculturelle — DINEIB — a été créé ; le Département de l’éducation continue, qui en fait partie, prend en charge l’éducation
des adultes autochtones. Dans chacun des Départements provinciaux de
l’éducation bilingue interculturelle, on trouve un département portant la
même appellation.
Ces dernières années, le DINEIB a dû malheureusement fermer certains
centres d’alphabétisation ainsi que certains centres d’activités et de formation à l’artisanat dans la plupart des provinces du pays. Ces fermetures
s’expliquent surtout par le manque de personnel pour apprendre à lire et à
écrire, le manque de matériels didactiques et un salaire mensuel de seulement
80 US $. Par ailleurs, le DINEIB n’avait pas de politique pour soutenir le
développement d’un programme d’alphabétisation, même si ce programme
était à l’origine de la création d’une éducation bilingue interculturelle.
Le modèle de l’éducation bilingue interculturelle1 estime que l’éducation
des adultes devrait prendre en compte la situation particulière des membres
des communautés autochtones qui, pour des raisons socioculturelles et
économiques, ne peuvent s’inscrire dans des établissements d’enseignement
traditionnels, abstraction faite de l’âge. Il est cependant indéniable que
le système éducatif lui-même entretient l’analphabétisme, étant donné
l’effondrement du système traditionnel. De plus, il est manifeste que le genre
d’intérêt que l’on accorde à la population analphabète ne répond ni aux
besoins de la population ni à ceux du pays, d’où un gaspillage des ressources.
Enfin, il est malheureusement vrai que les éducateurs des centres d’alphabétisation ne sont pas considérés comme des experts, que leur formation n’a
bénéficié d’aucune aide et qu’ils sont donc privés de tout avantage, notamment d’un salaire mensuel.
Un nouveau courant se dessine aujourd’hui parmi les peuples autochtones.
Non seulement ils souhaitent apprendre à lire et écrire, mais ils veulent
également être intégrés à des activités productrices. C’est pour cette raison
1. Modelo del Sistema de Educación
Intercultural Bilingüe
— MOSEIB —, novembre 1988,
DINEIB, p. 31.
105
que le Département met en place des centres de production artisanale où,
en plus de l’enseignement de la lecture et de l’écriture, on apprend également des spécialités artisanales comme le tissage, la vannerie et la poterie,
afin que les connaissances acquises servent à la subsistance de la famille.
Enfin, dernier aspect, les peuples autochtones ont intégré l’éducation
familiale à l’apprentissage dispensé dans les centres d’alphabétisation.
Par conséquent, toute nouvelle campagne d’alphabétisation doit associer
la lecture, l’écriture, la production et l’éducation familiale et elle doit
recourir aux langues autochtones. Un tel programme d’alphabétisation
devrait tenir compte de certains éléments comme la langue et la culture,
le développement durable et la formation familiale. On pourrait de la sorte
répondre aux nouveaux besoins des peuples autochtones. Par exemple,
il ne faudrait pas se borner à enseigner aux apprenants à lire et à écrire,
mais les classes devraient être holistiques et s’attacher notamment à
renforcer l’identité culturelle personnelle, développer les perceptions sensorielles et affectives, encourager la créativité, promouvoir les valeurs éthiques
et esthétiques, le soin, la conservation et la préservation de la nature,
et à faire comprendre les relations entre l’homme et la nature.
L’alphabétisation bilingue dans la province de Tungurahua
Le Département provincial de l’éducation bilingue interculturelle de
Tungurahua (DIPEIB-T) et la Sous-section de l’alphabétisation culturelle
sont chargés d’enseigner la lecture et l’écriture au peuple Kichwa, c’est-àdire aux Salasacas, aux Kisapinchas, aux Chibuleos et aux Tomabelas ;
dans ces groupes autochtones, il existe entre autres 15 centres d’alphabétisation, 13 centres d’activités et 6 centres de formation à l’artisanat. Ces
centres ne suffisent pourtant pas à satisfaire la demande des communautés.
Dans ces centres, on utilise la langue kichwa comme un facteur déterminant
pour accroître le niveau d’éducation, renforcer l’identité des peuples autochtones et améliorer les connaissances relatives à la situation socioculturelle
actuelle. Ces principes se fondent sur l’expérience de la communauté et sont
dispensés par la communauté.
Les matériels utilisés dans les centres d’alphabétisation bilingue sont les
mêmes que ceux de la campagne nationale d’alphabétisation Monseñor
Leonidas Proaño, à ceci près que les langues autochtones servent à
106
Un voyage inachevé
l’enseignement et que l’espagnol est la langue des relations interculturelles.
De plus, les matériels pédagogiques illustrent la situation des apprenants et
les possibilités offertes par la technologie moderne. Cette approche encourage l’autoapprentissage et l’éducation gratuite intégrés à la réalisation de
projets de production et de commercialisation au niveau de la famille ou de
la communauté, et elle entreprend parallèlement d’ouvrir de nouvelles
possibilités commerciales plus larges1.
Ces matériels ont été conçus pour enseigner la lecture et l’écriture.
L’arithmétique en était exclue pour les raisons suivantes :
• Il s’agissait d’une campagne intensive, sur une courte période ;
• On ne rencontre pas de personnes souffrant d’illettrisme mathématique
car tous les jeunes ou adultes qui ne savent ni lire ni écrire peuvent faire
des opérations élémentaires de calcul mental ;
• L’arithmétique fera partie du programme de post-alphabétisation.
Parmi les peuples autochtones, on a développé la connaissance des mathématiques par la pratique, si bien que les apprenants de l’alphabétisation
savent faire des additions, des soustractions et des multiplications.
Le peuple Kichwa Salasaca
Le peuple Kichwa Salasaca vit au centre des Andes équatoriales,
dans la province de Tungurahua, dans le district de Pelileo et la commune
de Salasaca. Douze mille habitants parlent le kichwa. Ils sont regroupés
en « ayllus », groupes réunissant le père, la mère, leurs enfants, gendres
et belles-filles. Dès leur très jeune âge, les enfants participent activement
aux tâches liées à la production familiale.
L’économie des Kichwa Salasaca est de transition, étant donné qu’ils vivent
de l’agriculture, du bétail et de l’artisanat. L’une des expressions de leur
identité culturelle est l’artisanat dont témoignent les tapisseries faites à
la main dans des entreprises de tissage, aux différents motifs et dessins
qui racontent leurs expériences. L’agriculture est destinée à leur propre
consommation et elle se pratique à deux niveaux écologiques, le haut et
1. Modelo del Sistema de Educación
Intercultural Bilingüe
— MOSEIB —, novembre 1988,
DINEIB, p. 31.
107
le bas. Les Salasaca sont organisés en 18 communes qui appartiennent
à l’organisation locale UNIS (Union indigène de Salasaca). Le travail
se fait sur une base bénévole de travail communautaire et les décisions sont
prises démocratiquement par les assemblées convoquées par l’organisation.
Salasaca est l’une des rares communautés de la province qui a bénéficié
de l’éducation, dans la mesure où on a vu se développer parmi ses membres
un petit groupe de cadres. Le système éducatif formel a été adopté dès les
années 1950, quand les missionnaires catholiques ont créé une école de
missionnaires, preuve de leur volonté d’assimiler les peuples autochtones en
les acculturant. Un ouvrage de Wulf Weiss publié en 1973 illustre bien
l’essor de ce groupe au début des années 1970, à l’époque où la première
femme diplômée en sciences de l’éducation enseignait aux enfants de
Salasaca. Certains d’entre eux sont aujourd’hui des cadres qualifiés ou bien,
s’ils disposent d’une éducation intermédiaire, on peut les trouver au sein de
la hiérarchie autochtone aux niveaux de la province et de la communauté.
Les étapes qui suivent sont les plus marquantes de l’éducation à Salasaca :
Années Événements
1965 L’école Sergio Núñez de Huasalata, au départ une école n’ayant
qu’un seul enseignant (un professeur pour les six niveaux),
est construite en même temps que le bâtiment Cabildo réservé à
la communauté du Centre de Salasaca.
1970
Création de la première école d’alphabétisation autochtone
dans le couvent des sœurs de Notre-Dame de Lorette fréquentée
par les jeunes autochtones de Salasaca.
1971
L’école du Lions Club Ladies, fondée par la première enseignante autochtone1, accueille au départ 40 enfants autochtones
et non autochtones venus des communautés de Salasaca,
de Masabacho et de Pintag.
1. Francisca Jerez C., enseignante, a
fondé l’école de Pintag sans lui donner
de nom, et c’est plus tard qu’elle
108
sera appelée l’école du « Lions Club
Ladies ».
Un voyage inachevé
1982
Création de l’école religieuse publique Los Salasacas, fondée par les
sœurs missionnaires de Notre-Dame de Lorette. L’école propose un
cursus complet comprenant sept niveaux d’éducation et, du fait de
son emplacement, elle est la plus fréquentée, accueillant les élèves
autochtones ou non, venus des régions périphériques.
1983
Création de l’école Manzanapamba Chico, deuxième école fondée
par l’enseignante Francisca Jerez, qui appartient au système
éducatif hispanique et qui, après sept ans, fera partie de l’éducation
bilingue interculturelle. Ce centre est maintenant connu
sous le nom d’Unité éducative Manzanapamba et il propose un
enseignement primaire et le niveau élémentaire.
1986
Coup d’envoi de la campagne d’alphabétisation dirigée par
le DINEIB, avec la participation d’éducateurs autochtones, notamment des élèves de la sixième classe de l’enseignement secondaire.
1987
Création des écoles de Huamanloma, Ramosloma et Zanjaloma,
au départ écoles hispaniques qui deviendront des écoles bilingues
et sont maintenant des écoles proposant un cursus scolaire
complet.
1988
Création de l’école Intiñan qui comporte un plan pilote intitulé
L’apprentissage par le faire, avec le soutien du Gouvernement
danois (pour ce qui est de l’infrastructure et du terrain).
1992
Création de l’école de Masabacho1.
Dans la commune de Salasaca, 17,9 % de la population âgée de plus
de 6 ans sont analphabètes, principalement dans la zone basse (19 %)
et dans la zone haute (17,6 %) ; parmi ceux qui ont plus de 24 ans,
on trouve une proportion de femmes (21,4 %) et une proportion moins
élevée d’hommes (14,7 %). Pour l’ensemble de la population d’analphabètes, 88 % se situent dans la tranche d’âge des 24 ans et plus.
1. Plan de développement local de
Salasaca, PRODEPINE — UNIS, 2000.
109
Les communautés enregistrant un taux d’analphabétisme plus élevé sont :
Manzanapamba Alto (32,9 %), Zanjaloma Bajo (24 %), Capillapamba
(28 %) ; et les trois communautés qui ont un faible taux d’analphabétisme
sont : Vargaspamba (13 %), le Centre de Salasaca (9,5 %) et Kuriñan
(5,8 %).
D’après le recensement de 1990, le district rural de Pelileo avait 11,5 %
d’analphabètes âgés de plus de dix ans. Si l’on compare cette information
portant sur le district avec le pourcentage actuel de la zone étudiée, on
remarque que, sur une période de 10 ans, le taux moyen d’analphabétisme
dans la commune de Salasaca est de 6,4 % supérieur à celui du district.
Aujourd’hui, la commune de Salasaca ne possède ni centres d’alphabétisation ni centres d’activités bilingues ; cela s’explique en partie par le fait
que ses habitants ne souhaitent pas apprendre uniquement la lecture
et l’écriture, mais qu’ils doivent également apprendre des activités
productives qui leur apporteront des revenus afin de pouvoir répondre
à leurs besoins.
La philosophie de l’alphabétisation bilingue
La campagne d’alphabétisation a été un processus éducatif pour les populations apprenant à lire et à écrire comme pour les enseignants eux-mêmes
et la société équatorienne dans son ensemble. Participer à cette campagne
était une manière de mieux comprendre notre réalité nationale et
de contribuer à son changement. La tâche du travailleur en alphabétisation
faisait partie du travail de la communauté au sens large qui comprenait
le groupe dont les apprenants étaient membres : leurs familles et voisins,
l’organisation ou la communauté à laquelle ils appartenaient.
Voilà pourquoi la campagne a adopté une approche de l’éducation axée
sur la communauté. Cette campagne avait pour objectif de voir ceux qui
enseignaient l’écriture et la lecture devenir de vrais éducateurs au service
de la communauté et, parallèlement, de les voir occuper une place dans
la vie quotidienne de la population, en partageant ses problèmes, ses joies,
ses espoirs, ses projets et ses succès. C’était la seule façon de parvenir
à créer un système éducatif commun à ceux qui enseignent et à ceux qui
110
Un voyage inachevé
apprennent, et de faire naître ainsi dans la conscience de certains la nécessité de construire une société plus équitable.
Dans le cas des peuples autochtones, il fallait prendre en compte un certain
nombre de caractéristiques communes : ces peuples partagent le même
espace géographique ; ils possèdent une structure sociale et économique
bien précise ; ils partagent une histoire et une mémoire historique,
une langue, un mode de vie et une culture particulière. Ils ont aussi en
commun le même problème : la pauvreté, avec son lot de besoins en matière
de logement, de santé, de travail, d’éducation, sans parler de beaucoup
d’autres. Ces problèmes et ces besoins communs ont amené ce groupe
à développer des liens de coopération et de solidarité, et à s’organiser pour
se défendre et pour revendiquer ses droits.
Toutefois, au sein de ce groupe de peuples, il existe aussi des différences
et des conflits de toutes sortes, liés par exemple aux relations de pouvoir,
à la domination et à la subordination dans la famille, à l’organisation entre
les chefs et les autorités. Les travailleurs en alphabétisation ont donc
dû apprendre et respecter les modes de vie et l’organisation du groupe,
afin d’éviter tout rejet ou des conflits inutiles, et ils ont dû favoriser
le renforcement des liens d’amitié et de coopération à l’intérieur du groupe.
La proposition éducative de la campagne avait pour principales caractéristiques :
• Une éducation basée sur la situation et les connaissances des apprenants.
Le point de départ de tout processus éducatif ne repose pas sur
les connaissances de l’éducateur, mais sur celles des apprenants. L’enfant
qui entre à l’école n’est pas une page blanche. En outre, les jeunes
et les adultes ont déjà développé un système de pensée et ils ont
de grandes connaissances non seulement sur la situation qu’ils vivent,
mais également sur le monde, les réalités de notre pays, notre culture,
notre géographie et notre histoire. Nous apprenons mieux et plus
rapidement ce qui nous intéresse, ce qui est proche de nos préoccupations et de nos expériences quotidiennes, quand nous savons déjà de quoi
il en retourne et que nous pouvons participer grâce à nos commentaires
et nos idées.
111
• Une éducation basée sur le dialogue et l’apprentissage commun.
L’apprenant n’est pas un ignorant, pas plus que l’éducateur n’est pas
un savant. Tous deux connaissent beaucoup de choses, et tous deux
ignorent beaucoup de choses. Voilà pourquoi, au cours du processus
éducatif, chacun apprend et enseigne dans le même temps.
• Une éducation interactive et critique. Cela signifie que nous avons besoin
d’une pédagogie axée sur le questionnement, laquelle stimule et remet
en cause la capacité créative des éducateurs comme des apprenants.
• Une éducation transformatrice liée à l’action. Il s’agit d’associer
la théorie et la pratique, les études et le travail, le travail intellectuel
et le travail manuel — les deux étant complémentaires et riches
d’enseignement.
• Une éducation qui autonomise. Il s’agit d’une éducation démocratique
fondée sur le dialogue et le respect mutuel, qui encourage la critique
et le développement d’un raisonnement indépendant, qui éveille
la participation, la coopération et l’apprentissage collectifs, qui stimule
le questionnement, l’analyse et la discussion.
Fondamentalement, au regard de ces caractéristiques, il conviendrait
de souligner que le modèle d’une éducation bilingue interculturelle appliquée à tous les niveaux éducatifs part du principe que les plans et
les programmes ne sont liés qu’à l’acquisition des connaissances.
Ils devraient coïncider plus étroitement aux besoins de la population et
correspondre à la situation des peuples autochtones comme aux contextes
national et mondial.
De l’alphbétisation au travail
Cesar Umajinga, l’actuel Préfet de la province de Cotopaxi, a d’abord suivi des cours dans
un centre d’alphabétisation avant d’être chargé d’enseigner la lecture et l’écriture et finalement de terminer ses études ; il est aujourd’hui le premier Préfet autochtone de l’Équateur.
Baltazar Chiliquinga, l’actuel Directeur du Bureau de l’état civil, a d’abord appris à lire
et à écrire, puis est devenu éducateur communautaire, avant d’achever ses études
secondaires ; il dirige aujourd’hui le Bureau de l’état civil d’une des communes de la province
de Tungurahua.
112
Un voyage inachevé
La coopération
Durant le Programme national d’alphabétisation, 1980-1984, un
programme d’éducation bilingue destiné aux peuples autochtones a été
mis en place, intitulé Education Model MACAC (modèle éducatif
MACAC). Il présentait trois sujets d’étude : l’image, les mathématiques
et la langue. C’est l’Educational Corporation MACAC (Corporation
éducative MACAC), laquelle allait devenir l’un des premiers partenaires,
qui était à l’origine de ce programme.
En 1989, un accord de coopération scientifique a été signé entre le
Ministère de l’Education et la Confédération des nationalités indigènes de
l’Équateur (CONAIE). Cet accord donnait à la CONAIE la responsabilité
de la formation du personnel autochtone et celle de la création de matériels
pédagogiques destinés à la campagne et fondés sur une méthode de
bilinguisme interculturel.
Le DINEIB et les organisations autochtones sont directement liés
aux niveaux national, provincial et local pour la mise en œuvre de tous
les programmes d’éducation. Il existe aujourd’hui une solide coordination
entre le Bureau régional de l’UNESCO et le DINEIB pour préparer
la Décennie des Nations Unies pour l’alphabétisation, qui s’ouvre en
janvier 2003. En principe, elle va adopter à nouveau l’approche bilingue,
qui va asseoir le succès d’une nouvelle campagne.
Le développement du programme est soutenu par la Loi sur l’éducation
et sa conception est confiée au Département national d’éducation nationale
bilingue. Des matériels sont créés spécialement pour l’éducation bilingue
interculturelle, et l’objectif de base consiste à renforcer l’identité autochtone
en général, pour plus tard adapter les contenus du programme à de situations particulières.
Les problèmes
Le mouvement autochtone en Équateur accorde malheureusement
la priorité à sa participation aux domaines politiques, par exemple aux élections, et il néglige les véritables revendications des peuples autochtones.
C’est un problème qui pourrait avoir des répercussions dans les prochaines
113
années, et, pour les dirigeants actuels, l’éducation a été reléguée au second
rang.
Le fait que les centres d’activités ne peuvent compter ni sur un équipement
ni sur des équipes de personnel constitue un autre problème. La nouvelle
conception, qui est passée de l’alphabétisation à la formation des adultes,
présuppose des ressources financières et techniques qui font tout à fait
défaut dans les centres créés dans ce but.
En raison de faibles rémunérations, les éducateurs communautaires
n’occupent leur emploi dans l’éducation des adultes que pour une courte
durée — un ou deux ans. Cela se répercute sur le suivi et sur la consolidation de cette instruction et va au détriment de la formation générale
des participants. Il est urgent d’augmenter la rémunération des éducateurs.
La gestion du temps dans les programmes d’éducation des adultes
représente un autre problème car il est nécessaire de tenir compte des
périodes de migration temporaire vers d’autres régions ou d’autres villes,
comme de respecter le rythme des activités quotidiennes. C’est pourquoi
il semble opportun d’opter pour des méthodes flexibles et pour
une participation à temps partiel lorsque l’on détermine les périodes
de formation et la durée des programmes.
Les avancées encourageantes
Le principal résultat de la campagne d’alphabétisation des années 1980,
menée sous le gouvernement de Jaime Roldós, a été l’alphabétisation
en kichwa. A la suite de quoi, le DINEIB a été créé sous le gouvernement
de Rodrigo Borja en 1998. En conséquence, les programmes locaux
ont été dopés par la signature d’accords entre les organisations autochtones
et le Ministère de la Culture et de l’Education. L’objectif était de mettre
en place une recherche d’ordre linguistique et pédagogique, tout
en élaborant et en réalisant des matériels didactiques destinés à l’alphabétisation, à la post-alphabétisation ainsi qu’à la formation progressive
du personnel enseignant dans les langues autochtones du pays. Cependant,
cela ne s’est pas traduit par un renforcement ou une consolidation
de l’alphabétisation bilingue.
114
Un voyage inachevé
En 1992, le Congrès national a réformé la Loi sur l’éducation, aux
termes de quoi une reconnaissance légale est donnée à l’éducation interculturelle bilingue. Le DINEIB se voit accordé une autonomie technique,
administrative et financière. L’Équateur est donc un des premiers pays
où les peuples autochtones disposent d’un espace réservé au développement
de l’éducation.
Perspectives
Le DINEIB doit avant tout mettre en place un plan stratégique national
visant à renforcer l’alphabétisation, en commençant par une campagne
qui pourrait être semblable à la première campagne Leonidas Proaño, ce
qui encouragerait les peuples autochtones à participer aux programmes
d’éducation des adultes, aux centres d’activités, de formation à l’artisanat
et d’alphabétisation.
Avec l’ouverture de la Décennie des Nations Unies pour l’alphabétisation
(2003-2012) qui a été déclarée par l’Assemblée générale des Nations Unies,
le DINEIB et les organisations autochtones devraient s’attacher à participer
à toute une série de débats aux niveaux régional, national et international,
afin que les peuples et les nationalités autochtones puissent faire entendre
leur voix et faire l’objet d’un débat.
Pour ce qui est des programmes de formation des adultes, il importe à
l’avenir de continuer à y intégrer la conception des autochtones, qui doit
s’exprimer dans les activités de la communauté, dans la vie quotidienne des
participants, par l’entremise des personnes âgées et sages de ces peuples
ainsi que dans les approches propres à chaque groupe culturel. De la sorte,
la participation de la communauté favorise un processus durable en matière
d’éducation des adultes.
Les institutions internationales doivent soutenir les activités liées à l’éducation des adultes, notamment dans les domaines suivants : l’élaboration du
matériel, la formation des éducateurs ainsi que de l’ensemble du personnel
éducatif, le financement du personnel et de l’équipement destiné aux ateliers
de formation professionnelle.
115
116
L’alphabétisation, source
de liberté pour les femmes en Inde
Ila Patel
Professeur, Institut pour le développement rural, Anand (Inde)
La maîtrise de la lecture et de l’écriture devient un besoin fondamental
dans une société de plus en plus technologique et moderne. Malgré l’essor
considérable des systèmes éducatifs formels au cours des quarante dernières
années et l’augmentation des taux d’alphabétisation dans la plupart
des pays en développement, la grande majorité de la population est pourtant encore analphabète. Au cours de la dernière décennie, l’éducation
des filles et des femmes est devenue la priorité de la planification
du développement. Les planificateurs du développement (nationaux et internationaux) considèrent l’investissement dans l’éducation des femmes
comme un impératif de développement plutôt que comme une question
sociale. En dépit des efforts concertés visant à promouvoir l’Éducation
pour tous dans les années 1990, les femmes représentent la majorité
de la population analphabète mondiale.
Selon l’UNESCO (2002, pp. 12-15), il y avait 862 millions d’analphabètes
dans le monde en 2000, dont deux tiers sont encore des femmes. Le fait
que la proportion des femmes analphabètes n’ait pas varié depuis 1990
est très inquiétant. Le nombre des femmes participant bel et bien aux
programmes d’alphabétisation est anormalement important. Cependant,
les programmes d’alphabétisation à grande échelle n’ont pas réussi à
remédier au désastre éducatif de l’énorme population des femmes analphabètes. Pourquoi la politique et les programmes d’alphabétisation « limités
dans le temps » n’ont-ils pas réussi à faire face aux questions décisives liées
à l’analphabétisme et aux besoins éducatifs spécifiques des femmes ?
Le désintérêt général envers l’éducation des femmes analphabètes pourrait
s’expliquer par l’approche du Gouvernement en matière de questions
sociales liées aux femmes (Patel, 1987), et par l’indifférence des planificateurs du développement à l’égard des facteurs qui facilitent ou entravent
leur participation aux programmes d’alphabétisation (Lind, 1992). Dans
l’ensemble, le Gouvernement a tenté d’améliorer le statut et la condition
des femmes par des programmes sociaux qui mettent l’accent sur leur rôle
social en tant que mères et que femmes au foyer. De ce fait, la plupart
des programmes d’alphabétisation des femmes adultes ont renforcé leur rôle
en tant qu’épouses et mères et ont négligé le rôle productif qu’elles
occupent dans la société. Malgré l’intérêt affiché pour « l’intégration »
117
des femmes au processus de développement, l’éducation de ces dernières a
été envisagée indépendamment de son contexte. Rares ont été les tentatives
visant à relier l’éducation des femmes aux politiques sociales et économiques plus importantes qui influent sur leurs besoins éducatifs. Dès lors,
ce que l’on propose aux femmes sont des programmes d’alphabétisation
« sûrs », qui inscrivent la valeur de l’alphabétisation dans le cadre des rôles
traditionnels qu’elles occupent. Le fait que les femmes puissent s’intéresser
au développement de leurs compétences en matière d’alphabétisation
pour échapper aux rôles et aux rapports subalternes qu’elles ont dans
leur famille ou pour exercer davantage de contrôle sur leur propre vie est
minimisé dans de tels programmes.
Pour relever le défi de l’alphabétisation au XXIe siècle, il est nécessaire
d’examiner de très près les politiques et les programmes d’alphabétisation
actuels et d’étudier des conceptions et des approches nouvelles.
Le professeur Amartya Sen, Prix Nobel d’économie, a attiré l’attention sur
le fait que le développement et la liberté étaient les deux faces d’une même
médaille (Sen, 1999). Il a défini le développement non en termes de PNB,
mais comme un processus visant à développer les libertés réelles de tous
les membres de la société. Dans cette perspective, la liberté se trouve au
cœur du développement. L’alphabétisation, expression la plus importante
de l’éducation, est la pièce maîtresse de ce nouveau processus. Le présent
document met en évidence les approches qui ont été retenues en matière
d’alphabétisation des femmes en Inde, pays qui compte presque un tiers
de la population mondiale des femmes analphabètes.
La problématique de ce document est distribuée en six sections. La première
étudie les liens entre alphabétisation et liberté dans une perspective de
genre. La deuxième expose les problèmes de l’analphabétisme féminin
en Inde. Les deux sections suivantes analysent dans quelle mesure la politique et la pratique des programmes d’alphabétisation pour adultes en
Inde sont axées sur la résolution des problèmes de genre et sur les besoins
de l’énorme population de femmes analphabètes. Des approches novatrices
de l’alphabétisation des femmes font l’objet d’une rapide analyse dans la
cinquième section. La dernière s’attache aux grandes questions ayant trait
à la promotion de « l’alphabétisation, source de liberté » pour les femmes.
118
L’alphabétisation, source de liberté pour les femmes en Inde
L’alphabétisation : dans quel but ?
Les planificateurs du développement sont tout à fait conscients de l’importance de l’éducation des filles et des femmes, en raison des multiples avantages qu’elles et leurs familles en retirent. Mais, étant donné les avantages
sociaux et économiques de l’éducation des femmes, pourquoi la grande
majorité d’entre elles en Inde et dans d’autres pays en développement estelle encore analphabète ? Nous devons d’abord comprendre les raisons de
l’analphabétisme massif des femmes pour analyser ensuite le type d’alphabétisation qui permettra aux femmes de développer leurs libertés.
La subordination liée au genre, la pauvreté et l’alphabétisation1
L’analphabétisme n’est pas simplement un problème lié à la faible motivation des parents quant à l’éducation de la petite fille, ni un problème d’accès
à l’éducation. Il n’apparaît pas par hasard, mais c’est en règle générale
le sort des populations pauvres et désarmées. D’ordinaire, on rencontre
l’analphabétisme parmi les populations rurales pauvres, les femmes
et les minorités ethniques qui ont en quelque sorte raté les avantages
de l’élargissement du système d’éducation formelle en place. Dans les pays
en développement, l’analphabétisme est aussi très répandu parmi
les populations qui ne parlent pas les langues officielles et standardisées,
qui sont souvent utilisées dans les programmes d’alphabétisation.
L’analphabétisme est donc surtout une manifestation de l’inégalité sociale,
de la distribution inégale du pouvoir et des ressources dans la société.
Quels sont les facteurs sexospécifiques qui favorisent et entretiennent
l’analphabétisme des femmes ? Le cadre féministe, qui nous aide à
appréhender la subordination des femmes dans tous les domaines de leur
vie, est essentiel pour comprendre pourquoi la grande majorité des femmes
dans les pays en développement sont encore peu instruites. Stromquist
(1990) fait valoir que la division sexospécifique du travail et le contrôle
de la sexualité des femmes renforcent la subordination de ces dernières dans
la société et orientent leur participation à l’éducation ainsi que leurs aspirations éducatives. L’idéologie patriarcale joue un rôle important dans
1. Cette section s’inspire en grande partie
des travaux de Patel et Dighe (1997).
119
la définition des rôles sexosociaux. Elle met l’accent sur les principaux rôles
des femmes en tant que mères, épouses et femmes au foyer. L’acculturation
sociale des hommes et des femmes, avalisée par les pratiques religieuses
et sociales, renforce également la division sexospécifique du travail, laquelle
se traduit par toute une série d’obligations et de tabous.
Le contrôle que les hommes exercent sur la sexualité des femmes est l’un
des éléments essentiels en matière de subordination des femmes. Le contrôle
de la sexualité des femmes se traduit par différentes normes, telles que
« la virginité, la mobilité physique réduite, la pénalisation de l’avortement
et le lien établi entre contraception et promiscuité sexuelle » (Stromquist
1990 : 98). La pratique de la « purdah », c’est-à-dire la séparation physique
forcée entre hommes et femmes à la puberté, témoigne également du
contrôle de la sexualité des femmes. Sur le fond, ce genre de pratique est
justifiée par le fait que l’honneur de la femme doit être protégé et que les
hommes sont à la fois ceux qui fixent les règles et ceux qui les outrepassent.
La pratique sociale du mariage précoce des filles, qu’on observe surtout
dans de nombreux pays en développement, conditionne l’idée que
les parents se font du niveau d’éducation nécessaire aux filles ainsi que
les aspirations des femmes en ce qui concerne l’avenir de leur éducation.
Quand les femmes se marient jeunes, on considère que mariage, maternité
et faible niveau d’éducation doivent aller de pair. De même, l’incapacité
des femmes à contrôler le nombre et l’échelonnement des naissances pèse
aussi sur les possibilités qui s’offrent à elles d’étudier et de participer à
d’autres activités sociales.
L’analphabétisme est indissociable de la pauvreté. Il concerne surtout
les femmes pauvres et socialement désavantagées, plus profondément
soumises aux contraintes patriarcales. Elles consacrent un temps
considérable à des activités domestiques ou reproductives et elles travaillent
pour survivre dans l’agriculture de substance ou dans le secteur
traditionnel, ce qui retentit indéniablement sur leur participation éducative.
Ainsi, les femmes rurales pauvres sont confrontées à des obstacles
en termes de temps, d’espace et d’attentes sociétales en matière
d’éducation.
120
L’alphabétisation, source de liberté pour les femmes en Inde
On attribue souvent l’analphabétisme des femmes à leur manque de
motivation à participer aux programmes d’alphabétisation ou à suivre
périodiquement des cours d’alphabétisation. La motivation à apprendre
suppose une grande part d’autonomie de la part de l’individu. Les femmes
pauvres qui luttent chaque jour pour la survie ne disposent pas d’une
telle autonomie.
De plus, des obstacles d’ordre physique, matériel et idéologique entravent
aussi la participation des femmes aux cours d’alphabétisation. Leur mobilité
physique est en général limitée par des impératifs patriarcaux. Quand
une femme souhaite suivre un cours d’alphabétisation ou participer
à un groupe au niveau local, il lui faut l’autorisation des membres de la
famille et celle de la communauté. Le fait qu’elle ait peu de contacts sociaux
avec le monde extérieur s’avère aussi un élément important qui conditionne
d’une manière déterminante ses chances de devenir alphabète. Une interaction sociale limitée engendre l’intériorisation d’une image peu valorisante
de soi ainsi qu’une faible estime de soi en matière d’apprentissage.
Étant donné ces obstacles patriarcaux et structurels à l’alphabétisation
des femmes, quel est le genre d’alphabétisation dont les femmes ont
besoin ?
L’alphabétisation, source de liberté
Dans l’esprit de Sen, le développement n’est pas équivalent à la croissance
économique, mais il est perçu comme l’enrichissement des perspectives
qui peuvent s’offrir aux personnes de vivre leur vie et de répondre à leurs
capabilités. Pour ce faire, les personnes ont besoin d’un certain nombre
de libertés fondamentales, comme les capabilités économiques, la liberté
politique, la sécurité de base. Le développement de la liberté est
à la fois le moyen et la fin essentiels du développement. Il estime que la
capabilité réelle de parvenir au « développement comme liberté » dépend
des capabilités économiques, des libertés politiques, des services sociaux
et des conditions propices à une éducation de base. Dans l’esprit de cette
conception nouvelle du développement, Sen est favorable à un développement social dont les formes : une meilleure alphabétisation, des soins
de santé accessibles et peu coûteux, l’autonomisation des femmes et
la libre circulation de l’information, sont autant de signes avant-coureurs
121
nécessaires du développement économique. Il met également l’accent
sur l’importance des droits démocratiques et des droits de l’homme pour
développer d’autres types de libertés. C’est en raison des relations
entre chaque type de liberté que l’agence humaine, une fois autonomisée,
se manifeste comme le moteur du développement. Tout en redéfinissant
le développement comme liberté, il accorde aussi une place centrale à
l’éducation de base, en particulier en ce qui concerne les femmes, pour
le développement des libertés.
Selon Sen, l’incapacité à lire, écrire, compter et communiquer dans
le monde d’aujourd’hui est en soi une forme fondamentale d’insécurité et
de pauvreté humaines. Une éducation solide et des ressources sanitaires
ainsi que sociales ne sont pas seulement importantes par elles-mêmes
ou comme des conditions propices à entrer dans l’économie de marché,
mais elles peuvent aussi directement développer les libertés substantielles
des personnes. Par conséquent, l’éducation se trouve au cœur du développement de toutes les formes de libertés de base. L’argument fondamental
de Sen en matière d’éducation consiste à penser qu’« avec des opportunités
sociales suffisantes, les individus peuvent être réellement les agents de
leur destin et s’entraider ». Cela ne saurait être possible que si l’alphabétisation est liée aux questions de survie et d’autonomisation, notamment
pour les femmes.
Sen n’envisage pas les femmes comme les bénéficiaires passives
de l’action sociale, mais il met l’accent sur le rôle qu’elles jouent activement
en tant qu’agents du changement social et il reconnaît l’importance
de leur rôle politique, social et économique en matière de développement.
… le rôle limité de l’agence active des femmes touche durement la vie de tous
— les hommes comme les femmes, les enfants comme les adultes. […] il se
peut que le premier argument militant en faveur de l’importance de l’agence
des femmes soit précisément le rôle qu’une telle agence joue pour lever
les inégalités qui pèsent sur le bien-être des femmes. (Sen, 1999, p. 191).
Selon lui, la capacité de gain des femmes, leurs rôles économiques à l’extérieur de la famille, leur alphabétisation et leur éducation, leurs droits de
122
L’alphabétisation, source de liberté pour les femmes en Inde
propriété et ainsi de suite renforcent leur agence par le biais de l’indépendance et de l’autonomisation. Dans cette perspective, l’autonomisation des
femmes est l’une des questions centrales du processus de développement.
L’alphabétisation occupe une place essentielle dans le processus d’autonomisation des femmes. Sen ne remet pas en question la perspective
instrumentale de l’éducation des femmes, associant l’éducation à
la fécondité et à la survie de l’enfant. Mais la capacité transformatrice
de l’éducation des femmes participe manifestement de son plaidoyer
en faveur des libertés de base, dont les droits humains.
En résumé, « l’alphabétisation comme liberté » peut être surtout interprétée
comme une alphabétisation axée sur le processus d’autonomisation.
Dans cette perspective, l’alphabétisation est liée à tous les types de libertés
de base — économiques, politiques, sociales et culturelles. L’autonomisation des femmes est envisagée afin de lutter contre les inégalités entre les
sexes au sein de la famille, de la communauté et de la société dans son
ensemble.
L’analphabétisme en Inde : un phénomène féminin
Depuis l’Indépendance, l’Inde enregistre des progrès considérables en
matière d’alphabétisation. Le taux d’alphabétisation de la population totale
a régulièrement augmenté ; il est passé de 19,74 % en 1951 à 65,38 %
en 20011 — voir tableau 1. Les taux d’alphabétisation pour 1991-2001
traduisent une évolution encourageante. Durant cette décennie, le taux
d’alphabétisation a augmenté de 13,17 points ; il s’agit de l’augmentation la
plus forte jamais obtenue en dix ans. Pour 1991-2001, le taux d’alphabétisation des zones rurales (14,75 %) a été supérieur à celui des villes (7,2 %)
— voir tableau 2. Durant cette même décennie, le taux d’alphabétisation
de la population féminine (14,87 %) a été supérieur à celui de la population
1. Les taux d’alphabétisation enregistrés
par le recensement de 2001 ne tiennent
pas compte de l’intégralité du district
de Kachchh, les talukas de Morvi,
de Maliya-Miyana et de Wankaner situés
dans le district de Rajkot, le taluka de
Jodiya et le district de Jamnagar, dans
l’État du Gujarat, ainsi que l’intégralité
du district de Kinnaur en Himachal
Pradesh où il a été impossible de procéder
au recensement démographique de 2001
en raison de catastrophes naturelles.
123
masculine (11,72 %). En matière d’alphabétisation, la différence hommesfemmes s’est également réduite ; elle est passée de 24,84 points en 1991
à 21,70 en 2001. Ainsi, le recensement de 2001 dresse un tableau très optimiste de l’alphabétisation féminine. Cependant, il reste encore beaucoup
à faire.
Qui est encore analphabète en Inde ? En dépit des progrès dans les taux
d’alphabétisation féminine de 1991 à 2001, les femmes analphabètes représentent la population non alphabétisée la plus importante de l’Inde
(tableau 3). On peut évaluer l’ampleur du problème de l’analphabétisme
par le nombre absolu de femmes non alphabétisées ; 189,56 millions de filles
et de femmes sont analphabètes sur un total de 296,21 millions (64 %).
La répartition de ces femmes analphabètes varie aussi selon les États. Dix
États et l’Union des territoires se sont ajoutés à la population des femmes
analphabètes. Il y a dans le pays 33 districts qui enregistrent un chiffre
de 800 000 femmes analphabètes et plus. La plupart de ces districts sont
concentrés en Uttar Pradesh, au Bihar, au Bengale de l’Ouest et en Andhra
Pradesh. L’analphabétisme est très fréquent parmi les femmes des zones
rurales.
Par ailleurs, le problème de l’analphabétisme chez les femmes adultes se
voit encore aggravé par de faibles taux d’inscription et de forts taux
d’abandons parmi les filles inscrites dans les écoles formelles. Si leur taux
d’inscription a augmenté en Inde, il reste encore disproportionné par
rapport à celui des garçons (tableau 4). Le taux brut d’inscription (TBI),
c’est-à-dire l’inscription scolaire des 6-14 ans exprimée en taux par rapport
à la population totale, est resté le même pour les garçons (6-11 ans) et s’est
amélioré pour les filles (tableau 4). Mais, pour le TBI de 90,3 % (98,5 %
pour les garçons et 81,5 % pour les filles) dans le primaire, le taux net
d’inscription (TNI) n’est que de 71 % (77,7 % pour les garçons et 64 %
pour les filles). Le taux d’abandon des filles, notamment de celles qui vivent
dans les zones rurales, est toujours très élevé (Nayar, 1993). Les régions
qui connaissent un faible taux d’alphabétisation féminine par rapport à
l’alphabétisation masculine enregistrent aussi des disparités importantes au
premier niveau de l’enseignement. Bien que les totaux des abandons dans le
primaire ne traduisent pas de différence sensible entre les genres (25,6 %
124
L’alphabétisation, source de liberté pour les femmes en Inde
pour les garçons et 26 % pour les filles), le TBI des filles dans le deuxième
niveau de l’enseignement primaire n’est que de 49,5 %, contre 66,5 % pour
les garçons. Autrement dit, les filles sont encore pénalisées aux premiers
niveaux de l’éducation. La rechute dans l’analphabétisme est importante
lorsque les filles n’achèvent pas le premier cycle de cinq années de l’enseignement primaire.
En résumé, l’Inde du xxie siècle est confrontée au défi de promouvoir
l’alphabétisation parmi la grande population des filles et des femmes
analphabètes. Mais quels types de politique et de programmes d’alphabétisation met-on en œuvre afin d’assurer leur éducation ?
La politique : les intentions et les faits
Un grand nombre de documents de politique du Gouvernement portent sur
la piètre condition des femmes, leur situation sanitaire précaire, leurs taux
de mortalité et de morbidité élevés, le rapport de masculinité
de plus en plus défavorable et la violence qui s’exerce à leur égard.
Le Gouvernement est également bien au fait de la relation entre, d’une part,
l’éducation des filles et des femmes et, d’autre part, d’autres indicateurs
du développement social. Même si les planificateurs du développement
s’accordent généralement sur la nécessité d’améliorer la condition féminine
et de développer leur situation éducative, il y a encore un grand décalage
entre les intentions et les faits. Cette section présente les aspects
les plus significatifs de la politique gouvernementale en matière d’éducation
féminine, notamment quand elle est liée à l’alphabétisation.
L’arrière-plan historique
Les progrès médiocres de l’éducation féminine après l’Indépendance en
1947 se sont inscrits dans un héritage marqué par un désintérêt général
pour leur instruction, à rapprocher de celui pour l’instruction de la grande
population analphabète. Le système éducatif national de l’Inde précoloniale
se caractérisait par un développement limité de l’alphabétisation dans
l’ensemble de la population. L’accès à l’éducation était par nature arbitraire,
principalement conditionné par la caste, la religion et le genre. Ainsi, dans
une société précoloniale très hiérarchisée et inégalitaire, l’accès à l’alphabétisation et à l’enseignement supérieur était surtout réservé aux hommes
125
issus des catégories privilégiées de la société. Le système éducatif colonial
était fondé sur les bases d’un système éducatif national déséquilibré.
Au début du XIXe siècle, les efforts des réformateurs sociaux et des missionnaires ont préparé le développement de l’éducation féminine publique et
ont favorisé l’entrée en scène d’un groupe de femmes instruites, qui allaient
devenir les principales instigatrices du premier mouvement des femmes.
De fait, l’éducation pour l’égalité des femmes fut la première revendication
du premier mouvement des femmes qui s’est organisé au cours des
années 1920 et 1930 (Mazumdar, 1987). Bien que l’éducation de l’énorme
population d’analphabètes ne fût pas une préoccupation principale
du gouvernement colonial, le fait que l’État colonial ait mis en place un
système éducatif moderne a augmenté les perspectives éducatives pour
tous, notamment pour les femmes et pour les castes inférieures qui étaient
auparavant laissées pour compte. Mais c’est le mouvement nationaliste qui
a jeté les bases des principes d’égalité des femmes et qui a instauré certains
droits sociaux, économiques et politiques pour ces dernières (Patel, 1998,
p. 160).
Après l’Indépendance, la Constitution indienne, fondée sur les principes
progressistes d’égalité et de justice sociale, a reconnu que l’éducation était
l’instrument essentiel pour traduire dans les faits la garantie constitutionnelle de l’égalité des femmes en matière de condition et de possibilités.
La principale orientation de la politique éducative du Gouvernement a
consisté à offrir une égalité de chances éducatives à tous ceux qui en avaient
été privés jusque-là. Il n’en reste pas moins que la nette démarcation
des rôles sexospécifiques publics et privés n’a cessé d’être reconduite dans
la politique éducative, même après l’Indépendance.
Les engagements internationaux
Les programmes mondiaux relatifs aux droits de l’homme, périodiquement
élaborés dans plusieurs déclarations, pactes et conventions des Nations
Unies, mettent l’accent sur le souci spécifique de satisfaire au droit à l’éducation en général et à l’éducation des femmes en particulier (Choudhary,
2000). Dans les années 1990, le Gouvernement indien s’est engagé
à plusieurs reprises quant à l’Éducation pour tous (EPT) au cours de
126
L’alphabétisation, source de liberté pour les femmes en Inde
conventions internationales comme à Beijing (1995) et à Beijing + 5,
la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à
l’égard des femmes (CEDAW) et la Conférence mondiale sur l’Éducation
pour tous de Dakar (avril 2000). Ces engagements internationaux ont
accordé la priorité à l’éducation des filles et des femmes. Mais dans quelle
mesure le Gouvernement indien a-t-il traduit ses intentions dans les faits ?
La Déclaration de Beijing (1995) dispose que les États membres sont
résolus à promouvoir un développement durable au service de l’individu…
en développant l’éducation de base, de l’éducation permanente, l’alphabétisation et la formation ainsi que les soins de santé primaires à l’intention
des femmes et des petites filles (n° 27). À Beijing (1995), le Gouvernement
indien s’est engagé à mener plusieurs actions visant à promouvoir l’égalité
entre les genres1. L’une d’elles portait sur une augmentation du budget
alloué à l’éducation de l’ordre du 6 % du PIB. La Plate-forme d’action
de Beijing fait également plusieurs recommandations visant à promouvoir
l’éducation des femmes : 1. assurer l’égalité de l’accès à l’éducation ;
2. éliminer l’analphabétisme parmi les femmes ; 3. améliorer l’accès des
femmes à la formation professionnelle, à la science et à la technologie
ainsi qu’à l’éducation permanente ; 4. perfectionner la formation et l’éducation non discriminatoires ; 5. allouer des ressources suffisantes pour
la mise en application et le suivi des réformes éducatives et 6. promouvoir
l’éducation et la formation permanente pour les filles et les femmes.
Dans les faits, le Gouvernement n’a pas tenu compte de la Plate-forme
d’action de Beijing comme il le fallait. Bien que l’État se soit engagé dans
plusieurs documents de politique générale à augmenter les allocations destinées au secteur de l’éducation à hauteur de 6 % du PIB, il n’a pas réussi
à le faire. En 1997, l’État ne consacrait que 3,62 % du PIB à l’éducation.
Cela étant, les affectations planifiées pour l’enseignement primaire et l’édu1. Les principales actions proposées par
le Gouvernement étaient : 1. la nomination d’un commissaire aux droits des
femmes qui se penche sur les violations
des droits des femmes ; 2. l’élaboration
d’une politique nationale sur les
femmes ; 3. la mise en place de mécanismes permettant de surveiller
l’application de la Plate-forme d’action
de Beijing ; et 4. l’amélioration
des dispositifs de santé destinés aux
femmes et aux enfants.
127
cation des adultes ont fortement augmenté au cours des années 1990, et les
filles et les femmes ont considérablement bénéficié des interventions gouvernementales en faveur de l’éducation de base durant cette même période.
Avec l’adoption de la Déclaration universelle des droits de l’homme
(DUDH) de 1948, les Nations Unies ont proclamé leur foi dans la dignité
et la valeur de la personne humaine et dans l’égalité des droits des hommes
et des femmes. Les Nations Unies témoignent d’un souci spécifique de
satisfaire au droit à l’éducation en général et à l’éducation des femmes en
particulier, comme le montre expressément la Convention sur l’élimination
de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDAW),
connue également sous le nom de Convention des femmes et de Déclaration
des droits des femmes. Elle a été adoptée à l’Assemblée générale des
Nations Unies le 18 décembre 1979 et ratifiée par le Gouvernement indien
en 1993. La CEDAW condamne la discrimination à l’égard des femmes
sous toutes ses formes1 et proclame l’accord de tous les États signataires
qui conviennent de poursuivre par tous les moyens appropriés une politique
tendant à éliminer la discrimination à l’égard des femmes. Plus particulièrement, l’Article 10 de la CEDAW (1979) porte sur la question de l’éducation
des femmes. Il affirme que tous les États signataires prendront toutes les
mesures appropriées pour éliminer la discrimination à l’égard des femmes
afin de leur assurer des droits égaux à ceux des hommes en ce qui concerne
l’éducation. Ainsi, le programme des droits de l’homme de la CEDAW
sur l’éducation des femmes est de grande ampleur. Il préconise la promotion
de l’égalité de l’homme et de la femme en leur assurant les mêmes conditions d’accès aux études et d’obtention de diplômes à tous les niveaux
1. La Convention sur l’élimination de
toutes les formes de discrimination
à l’égard des femmes (CEDAW) aborde
la discrimination fondée sur le genre
dans les domaines suivants : modifier
les schémas et modèles de comportement socioculturel de l’homme et de la
femme en vue de parvenir à l’élimination des préjugés (Article 5) ; Réprimer
sous toutes leurs formes le trafic des
128
femmes et l’exploitation de la prostitution des femmes (Article 6) ; Assurer
des droits égaux en ce qui concerne
l’éducation (Article 10) ; Organisation
internationale du travail (Article 11) ;
Les soins de santé (Article 12) ; et
éliminer la discrimination à l’égard
des femmes dans toutes les questions
découlant du mariage et dans
les rapports familiaux (Article 16).
L’alphabétisation, source de liberté pour les femmes en Inde
et pour toutes les formes d’enseignement notamment en matière de formation, d’enseignement technique et professionnel.
La Conférence mondiale sur l’Éducation pour tous (EPT) qui s’est tenue
à Jomtien (Thaïlande) en 1990 a soutenu l’élan visant à garantir l’accès à
l’éducation de base et l’amélioration de la qualité de l’éducation pour les
filles et les femmes, et a préconisé l’élimination de tous stéréotypes sexistes
dans l’éducation. Un examen à mi-parcours des engagements de l’EPT
(Dakar, 2000) a attiré notre attention sur le décalage entre la politique
publique de l’État et la réalité des prestations éducatives pour les filles et les
femmes. En tant que signataire du Cadre d’action de Dakar sur l’Éducation
pour tous, le Gouvernement indien s’est engagé à respecter les six objectifs
de Dakar de l’EPT, lesquels prennent en compte tous les aspects de l’éducation de base et de l’apprentissage tout au long de la vie, en s’attachant
notamment aux filles et aux femmes, et à l’élimination des disparités entre
les genres. Conformément aux engagements pris dans la Déclaration
de l’EPT (Dakar, avril 2000), le Gouvernement a récemment pris plusieurs
mesures concrètes pour atteindre les objectifs de l’EPT, par exemple avec
l’introduction du premier Programme national pour l’éducation primaire
universelle (Sarva Shikshan Abhiyan) et avec le développement de l’alphabétisation, de la post-alphabétisation et de la formation continue communautaires (Ministère du Développement des ressources humaines, 2001).
Le Gouvernement s’est engagé à allouer les fonds nécessaires pour atteindre
les objectifs de l’EPT d’ici à 2015.
Dans quelle mesure le gouvernement est-il intervenu afin d’améliorer
la situation éducative désastreuse des filles et des femmes en Inde ? Une
analyse critique de la politique éducative et des programmes éducatifs
actuels permettra de mieux comprendre dans quelle mesure sont mis en
œuvre les engagements internationaux du Gouvernement indien en faveur
de l’éducation primaire universelle et de la promotion de l’alphabétisation
des adultes, notamment pour les filles et les femmes.
Les directives
Au cours des dix dernières années, l’éducation des filles et des femmes
s’est trouvée au premier plan de la planification du développement.
129
L’investissement en faveur de l’éducation féminine apparaît comme
un impératif de développement plutôt que comme une question sociale.
La politique gouvernementale cadre avec la logique du développement
mondial, tout en prenant en considération certaines des revendications du
mouvement actuel des femmes en Inde.
La politique gouvernementale a suivi la logique du développement,
abandonnant l’orientation sociale de l’éducation des femmes pour une
orientation où leur rôle productif et reproductif l’emporte sur l’argument
de « l’intérêt général ». Depuis le début des années 1970, on a accordé plus
d’importance à la réduction de la fécondité, à l’amélioration de la mortalité
infanto-juvénile, à l’encouragement de meilleures pratiques dans la façon
d’élever les enfants, etc. […] S’il s’agissait là de la pierre angulaire des
débats gouvernementaux, on a assisté dans les années 1980 à un effort
pour prendre en considération les préoccupations avancées par le mouvement des femmes, notamment celles qui visent à améliorer leur condition
en redéfinissant l’éducation comme un outil permettant l’autonomisation
des femmes.
Il est intéressant de noter qu’à partir des années 1980, les documents
de politique n’ont pas seulement commencé à tenir compte des « revendications » du mouvement des femmes, mais que, dans le même temps,
ils ont conservé la première orientation de type social ainsi que le discours
ultérieur sur la femme envisagée comme mère, épouse et reproductrice.
(Ramachandran, 1998, p. 79).
Ainsi, au fil des ans, on a constaté une importante évolution de
la politique gouvernementale en matière d’éducation féminine. Mais,
sur le plan politique, le décalage entre les intentions et les faits est resté
le même.
La Politique nationale d’éducation (NPE), engagée en 1986 (Ministère
du Développement des ressources humaines, 1986) et révisée en 1992
(Ministère du Développement des ressources humaines, 1992a) marque
un tournant, dans la mesure où elle met au premier plan de la planification
éducative l’éducation des filles et des femmes. Cette politique continue
130
L’alphabétisation, source de liberté pour les femmes en Inde
à privilégier l’élimination des disparités éducatives en assurant l’égalité des
chances dans le domaine de l’éducation à ceux qui, jusque-là, n’ont pu y
avoir accès. La NPE (1986) dépasse cette approche progressiste de l’éducation et envisage cette dernière comme un instrument de l’égalité et de
l’autonomisation des femmes. Elle conçoit l’éducation comme un agent
du changement de base dans la mesure où elle améliore la condition des
femmes et met l’accent sur leur éducation, partie intégrante d’une stratégie
d’ensemble visant à assurer l’égalité et la justice sociale dans le système
éducatif. Pour promouvoir l’égalité des femmes, la politique éducative
prévoit que le système éducatif national joue un rôle interventionniste et
positif pour l’autonomisation des femmes.
Le Programme d’action (1992) de la version révisée de la politique éducative exprime également la nécessité de faire en sorte que l’ensemble
du système éducatif remédie aux disparités entre les genres ainsi que régionales, et il propose une stratégie multiforme en vue de l’autonomisation des
femmes1 (Ministère du Développement des ressources humaines, 1992b).
Il invite tous les acteurs, instances et établissements du secteur éducatif à
promouvoir des interventions sexospécifiques et à s’assurer que les femmes
participent à l’ensemble des programmes et activités éducatifs. La politique
conserve néanmoins la logique instrumentale qui consiste à lier l’éducation
des filles et des femmes à la faiblesse de la fécondité, à la santé des
enfants, etc.
1. Le système éducatif national est en particulier destiné à jouer un rôle positif et
interventionniste pour l’autonomisation
des femmes par : 1. l’établissement de
nouvelles valeurs grâce à la refonte des
programmes scolaires et des manuels,
à la formation pédagogique et à l’orientation professionnelle des enseignants,
des administrateurs et des décideurs à
tous les niveaux ; 2. la promotion des
études féminines ; 3. l’élargissement de
l’accès des femmes à la formation professionnelle, à l’enseignement technique
et professionnel à différents niveaux,
tout en débarrassant les cours de
formation et d’enseignement professionnels de tous les stéréotypes sexospécifiques et en encourageant la présence des femmes dans les métiers non
traditionnels et dans le secteur des technologies actuelles et émergentes ; et
4. la suppression de l’analphabétisme
parmi les femmes ainsi qu’une présence
plus forte des filles dans l’enseignement
primaire (Ministère du Développement
des ressources humaines, 1992b).
131
Le principal effort de la politique éducative nationale a consisté à intervenir
dans le système éducatif d’une manière ponctuelle et circonstanciée par le
biais de programmes spécifiques, sans lever les obstacles socioéconomiques
et culturels plus importants qui entravent la participation des filles et des
femmes au système éducatif. Cette politique estime qu’un meilleur accès à
l’éducation des filles et des femmes, qu’une élimination des discriminations
sexospécifiques dans les programmes scolaires qui respecterait les pratiques
institutionnelles ainsi que la formation et l’éducation professionnelles se
solderont par de profonds changements dans la condition des femmes.
Le Mahila Samakhya
En vertu de la Politique nationale d’éducation (1986), le Département
de l’éducation a tenté de mettre en pratique les idées d’autonomisation et
d’égalité par le biais d’un programme novateur, le Mahila Samakhya,
créé en 1987 (Ministère du Développement des ressources humaines,
1988a). Au départ, en 1987, le Département de l’éducation a mis en place
le programme dans les États du Gujarat, du Karnataka et de l’Uttar
Pradesh, avant de l’étendre à sept autres États.
Lors de la phase d’élaboration, ceux qui ont participé à la conception
du Programme Mahila Samakhya (MSP) ont également participé à sa mise
en œuvre, à la formation des fonctionnaires et aux prises de décision à tous
les niveaux, afin de donner une suite concrète aux idées premières.
Le point de départ du Mahila Samakhya ne consiste pas à imposer l’alphabétisation ou l’éducation traditionnelle aux femmes, mais plutôt à susciter
une demande en matière d’alphabétisation et d’éducation en mettant
en relation alphabétisation et autonomisation. Les femmes sont à même
d’aspirer à une éducation dès lors que sa signification et sa valeur deviennent évidentes à leurs yeux. L’éducation, au sens large du mot, est un outil
qui permet de faciliter le processus collectif de réflexion et d’action par le
biais de mahila sanghas (ou groupes de femmes) et d’améliorer l’accès des
femmes aux ressources de développement ainsi qu’à la prise de décision.
La NPE (1986) a fourni un espace spécifique et protégé pour l’autonomisation des femmes grâce au Programme Mahila Samakhya. Mais cet espace
132
L’alphabétisation, source de liberté pour les femmes en Inde
n’a jamais pris d’ampleur dans le pays. Bien que le MSP s’étende aujourd’hui à 10 États, il a toujours été financé de l’extérieur. Aucun effort
systématique n’a été fait pour intégrer les stratégies du MSP en vue de
l’autonomisation des femmes dans d’autres programmes éducatifs. Aucun
mécanisme n’a encore été mis en place pour que les connaissances acquises
après des années de travail intensif dans le MSP soient systématiquement
intégrées à d’autres interventions éducatives. Autrement dit, l’intégration
du MSP à l’intérieur du système éducatif ne s’est pas faite.
L’enseignement primaire universel
L’enseignement primaire universel (EPU) est considéré comme un objectif
national depuis 1950. Les principes directeurs de la politique nationale
de la Constitution indienne (Article 45) demandent instamment à l’État
d’assurer l’enseignement primaire gratuit et obligatoire à tous les enfants
jusqu’à l’âge de 14 ans. Mais l’État n’est pas encore parvenu à remplir
ses obligations. Plus récemment, le Gouvernement indien a néanmoins fait
connaître son intention de faire de l’éducation un droit fondamental. Les
efforts en faveur de l’universalisation de l’enseignement primaire se sont vus
renforcés par la Cour Suprême, qui avait estimé que le droit de bénéficier
d’une éducation gratuite et obligatoire pour le groupe d’âge des 6-14 ans
était un droit fondamental. L’éducation des filles se voit accordée
la première place dans le cadre de l’universalisation de l’enseignement
primaire. Malgré les liens manifestes entre éducation et autonomisation
des femmes, le Gouvernement ne s’est pas explicitement engagé à reconnaître le droit des femmes à l’éducation.
C’est la Politique nationale d’éducation (1986) qui a adopté un cadre
général pour l’EPU, lequel associe enseignement primaire et éducation non
formelle, et qui a élargi l’objectif de l’EPU afin d’y inclure la prestation
d’une éducation de qualité destinée à tous les enfants. Elle a également
accordé la primauté non plus à l’inscription, mais à la participation et à la
rétention des élèves (6-14 ans). Selon le rapport national d’évaluation
de l’EPT à l’an 2000, la participation des filles à l’enseignement primaire
s’est en partie améliorée (Ministère du Développement des ressources
humaines, 2000). Ces dernières années, la réduction du taux d’abandon
a été plus rapide pour les filles que pour les garçons. On attribue ce
133
phénomène à l’attention particulière que la politique éducative porte à
l’éducation des filles en général et aux projets de l’EPT en particulier.
Depuis la fin des années 1980, plusieurs projets ont été engagés en vue
de promouvoir l’enseignement primaire en mettant particulièrement l’accent
sur les filles : le Projet Shiksha Karmi au Rajasthan (1987) ; le Projet
éducatif au Bihar (1991) ; le Lok Zumbesh au Rajasthan (1992) ; le Projet
d’éducation de base en Uttar Pradesh (1992) et le Programme d’enseignement primaire de district (1993). Certains de ces projets d’éducation
de base ont mis en place des interventions et des mesures d’incitation spécifiques afin d’améliorer la participation éducative des filles. Mais les efforts
liés à cet aspect fondamental n’ont été que ponctuels et circonstanciés.
Rares ont été les efforts visant à s’attaquer aux aspects qui renforcent
systématiquement les inégalités sexospécifiques dans le secteur éducatif.
Quelques projets d’éducation non formelle (ENF) ont développé des stratégies afin d’étendre l’enseignement primaire aux filles mais, trop souvent,
l’ENF reste une forme d’enseignement primaire de substitution pour
les pauvres des zones rurales.
La Mission nationale d’alphabétisation
La Politique nationale d’éducation (1986) a marqué l’histoire de l’alphabétisation des adultes car, pour la première fois, le pays s’est explicitement
engagé à remédier au problème de l’élimination de l’analphabétisme selon
un calendrier précis, en déployant des efforts planifiés, concertés et coordonnés. Cette politique a aussi favorisé l’essor d’une approche collective de
l’éradication de l’analphabétisme grâce à la mobilisation collective et au
soutien des différents groupes de la société.
En vertu du mandat de la NPE (1986), la Mission nationale d’alphabétisation (NLM) a été lancée en 1988 (voir Ministère du Développement
des ressources humaines, 1988b). La NLM a été conçue comme une
mission sociale et technique destinée à assurer l’alphabétisation fonctionnelle à 80 millions d’adultes analphabètes relevant de la tranche d’âge
productive des 15-35 ans et ce d’ici à 1995. Elle s’est fixée pour priorité
d’éliminer l’analphabétisme parmi les femmes, les castes répertoriées et les
tribus répertoriées ainsi que parmi d’autres groupes défavorisés par une
134
L’alphabétisation, source de liberté pour les femmes en Inde
mobilisation collective et le soutien des catégories les plus importantes de
la population. La NLM a aussi préconisé que l’égalité des femmes soit
l’une des valeurs essentielles du programme d’alphabétisation, afin de lier
l’alphabétisation à l’autonomisation des femmes. En fait, la NLM a surtout
consisté à recourir au principe de la campagne pour dispenser des compétences d’alphabétisation aux apprenants non alphabétisés, en majorité
des femmes, et elle s’est peu souciée d’intégrer des aspects sexospécifiques
dans la planification et la mise en œuvre des Campagnes d’alphabétisation
totale (TLC) (Dighe, 1995).
L’alphabétisation n’est pas un processus linéaire. Il s’agit d’un processus
continu d’apprentissage tout au long de la vie. La NLM tient compte
de l’importance de la post-alphabétisation et de la formation continue en
vue de maintenir l’alphabétisation et elle envisage le développement de
la post-alphabétisation et de la formation permanente au niveau national
à l’aide de nouvelles structures institutionnelles, d’une meilleure utilisation
des infrastructures actuelles et de l’enseignement ouvert et à distance. Mais
de très nombreux retards ont été pris dans l’élaboration d’une politique
et d’un programme réalistes de post-alphabétisation et de formation permanente visant à promouvoir l’alphabétisation fonctionnelle et l’apprentissage
tout au long de la vie des adultes, au-delà de la phase de l’alphabétisation.
Le retard pris dans la planification et la mise en œuvre de la phase de postalphabétisation a des conséquences graves pour la rétention des compétences d’alphabétisation fragiles de la première génération d’apprenants,
notamment des femmes. Le décalage entre la mise en œuvre des TLC et
des campagnes de post-alphabétisation et, d’autre part, une approche
programmatique de l’alphabétisation laisse également entrevoir que
le Gouvernement n’envisage pas de développer un système institutionnalisé
destiné à assurer durablement l’alphabétisation, la post-alphabétisation
et la formation permanente auprès des apprenants en alphabétisation.
En résumé, l’enseignement primaire est resté une priorité pour atteindre
les objectifs de l’EPT. Quelques initiatives, comme le Programme Mahila
Samakhaya, sont restées des « îlots d’innovation », mais les microinitiatives efficaces n’ont jamais été intégrées à la politique générale.
135
À la différence de l’enseignement primaire, l’État ne s’est pas dûment soucié
du développement d’un système d’éducation des adultes qui soit institutionnalisé et durable, afin de promouvoir l’alphabétisation et l’éducation
continue parmi les hommes et les femmes issus des couches défavorisées
et marginalisées de la société. La NLM a été lancée en s’accompagnant
de maintes promesses pour promouvoir l’alphabétisation des femmes.
Mais dans quelle mesure les problèmes sexospécifiques de la NLM ont-ils
été résolus par les TLC ?
La pratique des campagnes d’alphabétisation totale1
La mise en place de la NLM en 1988 a modifié l’orientation du programme
d’éducation des adultes, qui est passé d’une approche axée sur les centres à
une approche axée sur la campagne. La NLM a lancé la Campagne d’alphabétisation totale (TLC) comme une stratégie viable en vue de promouvoir l’alphabétisation sur une grande échelle. La TLC est un programme
d’alphabétisation lié à un domaine précis, axé sur le bénévolat et limité
dans le temps, lequel préconise la mise en œuvre du programme par l’intermédiaire de structures administratives et organisationnelles décentralisées.
Elle recourt à la stratégie de la mobilisation collective pour susciter une
demande sociale en matière d’alphabétisation, tout en s’appuyant sur des
couches importantes de la société pour promouvoir l’alphabétisation.
La NLM a donné la priorité aux femmes en tant que principal groupe cible
et elle a également établi que l’égalité des femmes serait l’une des valeurs
fondamentales du programme d’alphabétisation afin de lier l’alphabétisation à l’autonomisation des femmes. Mais dans quelle mesure les TLC ontelles été conçues en fonction des problèmes sexospécifiques de la NLM ?
La participation des femmes aux cours d’alphabétisation
Les TLC ont été une occasion extraordinaire permettant aux femmes
de participer aux cours d’alphabétisation et aux activités de la campagne.
On sait maintenant officiellement que de 65 à 70 % des apprenants
des TLC étaient des femmes. L’évaluation externe faisait partie intégrante
1. Les commentaires présentés dans cette
section doivent beaucoup aux travaux
de Patel (2001, pp. 354-362).
136
L’alphabétisation, source de liberté pour les femmes en Inde
des TLC mais sa vocation première a toujours été d’évaluer les cibles
quantitatives des TLC (c’est-à-dire le nombre d’apprenants devenus alphabètes). Si la plupart des études d’évaluation ont inclus les femmes dans
l’échantillon en tant qu’apprenantes et que bénévoles ou animatrices et si
elles ont mis en évidence de temps à autre des différences sexospécifiques au
niveau de l’inscription aux cours d’alphabétisation, aucun effort systématique n’a été fait afin d’analyser l’étendue et la nature de la participation des
femmes aux TLC. Néanmoins, l’évaluation des TLC montre que les femmes
désirent incontestablement participer aux programmes d’alphabétisation
dans des nombres anormalement importants lorsque les conditions qui
favorisent leur participation aux cours d’alphabétisation sont réunies.
Quels sont les ingrédients qui ont joué en faveur de la participation des
femmes aux cours d’alphabétisation ? La façon dont les cours ont été organisés a donné à un grand nombre d’apprenantes la possibilité de se rencontrer, de parler et de partager, de briser leur isolement, lequel est structuré par
la société. Une étude menée par Dighe (1994a) et portant sur une TLC mise
en œuvre par le Delhi Saksharata Samiti à Ambedkarnagar, une colonie de
réinstallation au sud de Delhi, indique que les apprenantes ont une grande
soif d’apprendre. Pour elles, se rendre aux cours d’alphabétisation était un
plaisir car c’était l’occasion de rencontrer d’autres femmes et d’étudier
ensemble. Les cours d’alphabétisation leur ont donc apporté un espace social
loin du foyer et ils leur ont permis de se rencontrer au sein d’un groupe où
elles ont partagé des expériences communes sur le travail, la famille et la
maladie. Elles ont plus aisément participé aux cours d’alphabétisation, lorsque l’organisation des cours a tenu compte des problèmes auxquels les femmes
pauvres sont confrontées en termes de temps, d’espace et d’attentes sociales.
Tels sont indéniablement certains éléments importants de la campagne
d’alphabétisation qui ont favorisé la participation des femmes aux cours
d’alphabétisation. La mobilisation de la société à grande échelle que ces
campagnes d’alphabétisation ont suscitée sert de « reconnaissance sociale »
aux femmes qui participent aux cours d’alphabétisation. Plusieurs préjugés
patriarcaux qui entravent leur participation perdent, du moins pour un
temps, de leur efficacité, lorsque les femmes sortent de chez elles et participent aux campagnes d’alphabétisation avec un grand enthousiasme.
137
Le niveau d’alphabétisation des femmes
Malgré la participation accrue des femmes aux cours d’alphabétisation,
on dispose de très peu de recherches importantes sur leur niveau d’alphabétisation. La plupart des études d’évaluation des TLC n’observent que
les différences hommes-femmes en matière de niveau d’alphabétisation,
mais elles n’examinent pas dans le détail la disparité des niveaux de
l’alphabétisation atteinte par les hommes et les femmes. Des statistiques
artificiellement gonflées sur le nombre de personnes alphabétisées par
les TLC dissimulent à n’en pas douter la disparité des niveaux d’alphabétisation des femmes.
Dighe (1994a) examine en détail les résultats médiocres que les femmes ont
obtenus aux tests d’alphabétisation de la Campagne du Delhi Saksharata
Samiti. L’étude a montré que seules 16 femmes sur 100, qui étaient censées
avoir fini les trois premiers manuels IPCL de lecture, d’écriture et de calcul,
répondaient à la norme fixée par la NLM. Outre différents problèmes
d’ordre pratique liés à la manière dont le test d’alphabétisation avait
été conduit, l’absence d’interventions de post-alphabétisation sur le long
terme a joué, semble-t-il, un rôle dans le fait que, au moment du test,
de nombreuses femmes étaient retombées dans l’analphabétisme. De plus,
l’étude a révélé que, le plus souvent, les femmes n’utilisaient pas dans
leur vie de tous les jours leurs compétences d’alphabétisation, en particulier
celles qui sont liées à l’écriture. Toutefois, celles qui avaient obtenu de
meilleurs résultats au test avaient davantage tendance à mettre en pratique
leurs compétences d’alphabétisation nouvellement acquises en lecture,
écriture et calcul dans leur vie quotidienne, par rapport à celles dont
les résultats d’alphabétisation étaient faibles.
Les campagnes d’alphabétisation limitées dans le temps et ciblées semblent
donc être parvenues à inciter un grand nombre de femmes à s’inscrire aux
cours d’alphabétisation. Mais les études d’évaluation dont on dispose ne nous
renseignent pas sur la rétention d’une alphabétisation durable chez les femmes.
Les préjugés contre les femmes en termes de contenu et de pédagogie
Le contenu et les approches des programmes d’alphabétisation jouent
un rôle très important pour renforcer les valeurs patriarcales et les rôles
138
L’alphabétisation, source de liberté pour les femmes en Inde
sexospécifiques ou pour les remettre en question. Quelques campagnes
d’alphabétisation, dirigées par des militants progressistes, ont tenté de lutter
ouvertement contre les stéréotypes sexospécifiques et de bâtir une image
positive de la femme en intégrant aux kalajathas (programmes culturels) et
au Samata (groupes culturels) des chansons et des pièces qui ont remis en
cause le patriarcat et en incorporant dans les premiers manuels d’alphabétisation un contenu générique progressiste (Sundaraman, 1996, p. 1196).
Cela étant, la plupart des premiers manuels d’alphabétisation ont mis en
vedette l’idéologie patriarcale et n’ont pas réussi à promouvoir une analyse
critique de la subordination de la femme dans la société.
Une étude analytique et détaillée des premiers manuels d’alphabétisation
utilisés dans six États : le Bihar, le Gujarat, le Madhya Pradesh, le
Maharashtra, le Tamil Nadu et l’Uttar Pradesh, au cours des TLC,
montre comment l’idéologie fondée sur la discrimination entre les genres
se construit dans ces manuels par le biais d’images et de thèmes stéréotypés (Dighe, Patel et alii, 1994). Elle révèle que le contenu de ces premiers
manuels ne conteste ni la division sexospécifique actuelle du travail,
ni les pratiques discriminatoires à l’égard des femmes dans la société.
En général, les images et le texte des premiers manuels d’alphabétisation
mettent l’accent sur le rôle domestique et reproductif des femmes et
occultent leur rôle productif dans la société. Même quand on représente
les femmes engagées dans des activités économiques, leur participation
économique apparaît comme secondaire ou accessoire. Les préoccupations
des protagonistes masculins et féminins sont également un reflet des rôles
sexospécifiques stéréotypés joués dans la société.
Dans quelle mesure l’idéologie sexiste ou le contenu sexospécifique
progressiste des premiers manuels d’alphabétisation ont-ils été transmis
aux apprenantes par les formateurs en alphabétisation ? Nous savons
très peu de chose sur la pédagogie et les méthodes utilisées par les TLC
pour alphabétiser les apprenantes. L’étude sur les apprenantes ayant suivi
la TLC d’Ambedkarnagar, à New Delhi, révèle que malgré la formation
de la TLC dispensée aux formateurs en alphabétisation et qui mettait
l’accent sur le principe d’un enseignement-apprentissage actif, ces formateurs, qui étaient pour la plupart des étudiants jeunes et inexpérimentés, se
139
sentaient plus à l’aise lorsqu’ils recouraient aux méthodes traditionnelles
d’alphabétisation (Dighe, 1994a). Les discussions sur tel ou tel thème des
premiers manuels d’alphabétisation (IPCL) étaient elles aussi limitées.
Autrement dit, ce qui restait surtout prioritaire, c’était de transmettre aux
apprenantes les compétences de base en lecture, écriture et calcul en s’appuyant sur des méthodes pédagogiques d’alphabétisation traditionnelles.
En effet, la traduction d’un thème (par des mots ou des phrases) en un
dialogue soutenu suppose des compétences qui manquaient aux formateurs
en alphabétisation. Comme la plupart des bénévoles travaillant pour
l’alphabétisation étaient des élèves, leur jeunesse et leur relative inexpérience de la vie ont rendu plus difficile le recours à d’autres méthodes pédagogiques non traditionnelles.
En résumé, le programme scolaire IPCL a fait de « l’égalité des femmes »
une valeur essentielle. Mais, trop souvent, aucun effort réel n’a été fait pour
traduire cette valeur dans le contenu ou dans la pédagogie des premiers
manuels d’alphabétisation. En général, les préjugés contre les femmes
figurent toujours dans ces manuels et ils ne sont pas remis en cause
d’une manière décisive par les formateurs jeunes et inexpérimentés qui
sont chargés de l’alphabétisation.
L’autonomisation des femmes dans les TLC
L’alphabétisation des TLC a-t-elle débouché sur l’autonomisation des femmes ?
L’impact des TLC sur les femmes n’est ni étudié systématiquement, ni
mesuré par des études d’évaluation. Certains éléments sporadiques permettent toutefois d’apprécier dans quelle mesure la participation des femmes
aux campagnes d’alphabétisation a contribué à leur autonomisation.
Lancée en juillet 1991, la TLC du district de Pudukkottai (Tamil Nadu)
a été soigneusement planifiée et organisée par le receveur du district,
pour répondre aux problèmes et aux besoins particuliers des femmes de ce
district1. En plus de dispenser des compétences d’alphabétisation de base,
on s’est sciemment attaché à autonomiser les apprenantes en leur assurant
1. Pour une analyse détaillée de la TLC du
district de Pudukkottai, voir l’ouvrage
d’Athreya et Chunkath (1996).
140
L’alphabétisation, source de liberté pour les femmes en Inde
une formation relative à toute une série de compétences leur permettant
d’évaluer l’actif et le passif et de gérer des problèmes locaux ainsi que
des situations de conflit (Rao, 1993).
Outre sa dimension en matière d’alphabétisation, de fonctionnalité et
de sensibilisation, la campagne pour la bicyclette en faveur de la mobilité
des femmes faisait partie intégrante de la campagne d’alphabétisation
du district de Pudukkottai, pour que leur plus grande mobilité physique
leur permette d’accomplir plus efficacement leurs corvées quotidiennes.
Parallèlement, l’acquisition d’une compétence comme le fait de savoir
faire du vélo a été conçue afin que les femmes acquièrent la liberté
et la confiance nécessaires pour dépasser des barrières physiques et culturelles leur permettant de se déplacer à leur gré et de découvrir le monde
extérieur. Ainsi, dans le cadre de la TLC, la campagne pour la bicyclette
a été considérée comme un moyen d’autonomiser les femmes rurales.
Dans quelle mesure la campagne pour la bicyclette a-t-elle contribué à
l’autonomisation des femmes ? Jusqu’à quel point a-t-elle été poursuivie ?
Après avoir suivi durant quelques mois la campagne pour la bicyclette,
plus de 50 000 femmes du district ont appris à faire du vélo. Les femmes
rurales ont composé de nombreuses chansons sur le thème de la bicyclette.
En 1995, une excursion à bicyclette dans le district, à laquelle 11 femmes
ont participé, a également incité de nombreuses femmes à apprendre à faire
du vélo. Une étude de 1999 portant sur l’impact de cette campagne dans
la vie des femmes indique que la pratique de la bicyclette peut compter
parmi les stratégies efficaces d’autonomisation des femmes (Rao, 1999).
Même si beaucoup de femmes ne possèdent pas de vélo et ne savent pas en
faire, elles y ont davantage accédé et l’ont davantage utilisé. Pour elles,
la bicyclette est devenue un moyen efficace et bon marché de répondre à
leurs besoins quotidiens en matière de transport, liés à leurs tâches ménagères invisibles ou non rétribuées ou bien à leurs activités sociales.
Leur plus grande mobilité physique leur a également donné une plus grande
estime d’elles-mêmes et une meilleure confiance en elles-mêmes. Les TLC
des districts de Mandaya (Karnataka) et de Madhepura (Bihar) ont elles
aussi essayé de s’inspirer de la campagne pour la bicyclette du district de
Pudukkottai et elles ont remporté un très vif succès (Sundaraman, 1996,
p. 1196).
141
Un autre exemple d’autonomisation des femmes dans le contexte de la TLC
nous est donné par le mouvement anti-arrack (l’alcool local) du district de
Nellore, en Andhra Pradesh (Dighe, 1994b). Dans l’un des villages du
district de Nellore (Andhra Pradesh), les femmes inscrites aux cours d’alphabétisation ont parlé des souffrances qu’elles enduraient à cause de l’alcoolisme des hommes. Elles se sont organisées et ont fait cesser la vente de
l’arrack dans le village. C’est une leçon du premier manuel de post-alphabétisation, où l’on évoquait un incident s’étant réellement produit dans ce
village1, qui a déclenché leur mouvement. Cette leçon a été l’occasion d’une
prise de conscience parmi d’autres apprenantes dans d’autres villages, ce qui
a fait naître un mouvement anti-arrack contre la vente de cet alcool dans
le district de Nellore. Les femmes rurales menaient le mouvement. C’est la
protestation spontanée liant ces femmes rurales et certaines organisations
collectives (partis politiques, organisations bénévoles, groupes de femmes
et organisations de défense des libertés du citoyen) qui a soutenu et même
intensifié ce mouvement (Ilaiah, 1992). En y participant, les femmes se sont
autonomisées, elles ont pris davantage confiance en elles et ont appris à
mieux s’exprimer. Finalement, au début de 1993, le gouvernement a
instauré l’interdiction de l’arrack dans le district de Nellore. Mais l’interdiction totale de cet alcool a été levée au début de 1997.
Le succès remporté par l’interdiction de l’arrack a fait naître un grand
enthousiasme parmi les femmes du district de Nellore. Au lendemain
du mouvement anti-arrack, les femmes rurales ont mis sur pied des groupes
Podupalakshmi (groupes d’épargne et de crédit) et ont commencé à économiser et à accorder aux participantes à tour de rôle un crédit destiné à
la consommation et à la production (Ramachandran, 1998, pp. 122-124)2.
Au départ, le gouvernement encourageait aussi les groupes d’épargne
et de crédit, en les rattachant à quelques rares programmes de dévelop1. Voir l’ouvrage de Shatrugna (1992)
pour une analyse rapide de la manière
dont une campagne d’alphabétisation
dans le district de Nellore a favorisé
le mouvement anti-arrack.
2. Les coopératives de crédit se sont
également étendues à d’autres districts
142
(Kanyakumari, Ramanathapuram,
Madurai, etc.) et, ici et là, les
capitaux réunis par des groupes
d’épargne ont débouché sur des
activités rémunératrices gérées par
des femmes (Sundaraman, 1996,
pp. 1195-1196).
L’alphabétisation, source de liberté pour les femmes en Inde
pement rural. Cependant, étant donné le programme limité des campagnes
d’alphabétisation, le gouvernement n’a pas réussi à établir un lien entre
l’alphabétisation et la survie et à soutenir l’autonomisation des femmes.
Ainsi, l’alphabétisation proprement dite n’a pas été le principal véhicule
de l’autonomisation des apprenantes participant aux TLC des districts de
Pudukkottai ou de Nellore. Les cours d’alphabétisation ont créé des espaces
sociaux où elles ont pu dialoguer. Cela étant, c’est principalement grâce
à la stratégie de mobilisation mise en place par la TLC qu’il y a eu une
autonomisation des femmes. La mobilisation à grande échelle de formatrices et d’organisatrices durant les campagnes d’alphabétisation par le biais
de kalajathas leur a également donné des perspectives d’autonomisation
(Sundaraman, 1996). Le développement d’un cadre destiné aux campagnes
d’alphabétisation a conduit un grand nombre d’adolescentes et de femmes
ayant bénéficié d’une instruction, issues des zones rurales et urbaines, vers
le travail d’alphabétisation et leur a apporté une expérience directe du
travail sur les questions sociales, aux côtés des hommes et dans la sphère
publique. Les troupes itinérantes de militantes culturelles au Samata ont
constitué également une expérience d’autonomisation.
En résumé, les problèmes sexospécifiques n’ont pas été pris en considération
durant les phases de planification et de mise en œuvre des campagnes
d’alphabétisation. En général, les TLC ont surtout veillé à dispenser aux
apprenants, en majorité des femmes, des compétences d’alphabétisation
(lecture, écriture et calcul). Rares sont les exemples où les TLC ont parfois
favorisé l’autonomisation des femmes en établissant un lien entre l’alphabétisation et des questions de survie. Toutefois, les TLC n’ont guère cherché
à résoudre des problèmes spécifiquement liés à l’alphabétisation des femmes.
Le taux d’inscription élevé des femmes aux TLC témoigne bien de leur désir
de devenir alphabètes. Près de 60 % des apprenants des TLC étaient des
femmes. Les autorités ne sont cependant pas parvenues à mettre à profit les
acquis des TLC pour concevoir des stratégies créatives et engranger des
ressources destinées à soutenir l’alphabétisation des femmes. Le retard considérable qui a été pris par la conception et la réalisation d’un programme et
d’une politique réalistes en matière de post-alphabétisation et de formation
143
continue a pesé lourd sur la rétention de compétences d’alphabétisation
fragiles1. Mais rares sont les efforts ayant visé à établir un lien entre l’alphabétisation et les stratégies de survie et l’autonomisation. Même lorsque les
femmes en alphabétisation se sont regroupées dans quelques rares États
après avoir suivi avec succès les TLC, l’administration du district a surtout
fait appel à elles pour orienter les interventions de développement. On ne
s’est guère préoccupé de promouvoir parmi elles l’éducation continue et la
formation permanente. On peut interpréter ce manque de stratégie efficace
en matière de post-alphabétisation et d’éducation continue comme une
absence de volonté politique de promouvoir une alphabétisation durable sur
une grande échelle.
Une approche alternative de l’alphabÉtisation des femmes
Ceux qui travaillent pour créer une forme d’éducation favorisant l’autonomisation des femmes pauvres ont conscience du rôle puissant que joue l’éducation formelle dans le renforcement des inégalités sexosociales. Il reste que,
tout en critiquant les programmes traditionnels d’éducation et de formation
qui sont surtout axés sur les compétences d’alphabétisation et les onnaissances à dispenser, les militantes et les organisations travaillant sur le terrain
avec des hommes et des femmes pauvres ont tenté de redéfinir l’alphabétisation
des femmes en faveur de l’autonomisation (Bhasin, 1984 ; Ramdas, 1990).
Sans nier l’importance de l’approche dominante de la politique et des
programmes d’alphabétisation, plusieurs programmes et projets éducatifs
novateurs d’organisations gouvernementales et non gouvernementales ont
tenté dans les années 1980 de promouvoir l’autonomisation par l’éducation
parmi les femmes pauvres et analphabètes, tout en prenant en compte
les contraintes structurelles et personnelles qui influent sur l’accès des
femmes à l’éducation2.
1. Voir Patel (2001, pp. 377-384) pour
une analyse détaillée sur la politique
et la pratique de la post-alphabétisation
et de la formation continue.
2. Par exemple, le Women’s Development
Programme du Gouvernement
du Rajasthan, le Mahila Samakhya,
144
un programme gouvernemental qui a
été mené au Gujarat, au Karnataka, en
Uttar Pradesh, en Andhra Pradesh et au
Bihar, le Kutch Mahila Vikar
Sanghatan (Gujarat), la Deccan
Development Society (Andhra Pradesh)
et la SUTRA (Himachal Pradesh).
L’alphabétisation, source de liberté pour les femmes en Inde
Il existe néanmoins une différence de taille entre les stratégies des
programmes d’alphabétisation traditionnels et une éducation des femmes
axée sur l’autonomisation.
Associer l’alphabétisation
au processus d’autonomisation
L’objet de l’autonomisation par l’alphabétisation n’est pas le transfert
mécanique de compétences d’alphabétisation et de connaissances.
L’autonomisation par l’éducation est redéfinie en tant que processus, lequel
ne doit pas nécessairement commencer par l’alphabétisation. Elle est considérée comme un processus dynamique d’apprentissage par lequel les
femmes ont accès à des connaissances et à des compétences leur permettant de penser leur réalité sociale sous un angle critique et de mener une
action collective visant à la transformer (voir encadré 1). L’alphabétisation
est considérée comme une intervention stratégique visant à autonomiser
les femmes dans le cadre d’une lutte plus large contre l’inégalité et l’injustice dans la société. On préconise l’alphabétisation des femmes pauvres
essentiellement comme un moyen permettant d’acquérir des connaissances
et des compétences grâce auxquelles ces femmes commencent à
comprendre et à analyser l’inégalité des relations sexospécifiques dans la
société, et à modifier la nature et l’orientation des forces systémiques
responsables de leur marginalisation. Ainsi, l’alphabétisation et l’éducation
sont envisagées comme un élément essentiel de la stratégie en faveur de
l’autonomisation des femmes. Il y a tout lieu de penser qu’une telle éducation permettra aux femmes d’avoir accès aux ressources intellectuelles et
humaines dont elles ont besoin pour transformer leurs conditions de vie
matérielles et sociales.
L’autonomisation par l’éducation est considérée comme un processus qui
accorde de l’importance aux connaissances traditionnelles et aux expériences des femmes. Le développement de la prise de conscience, l’analyse
sociale, la réflexion critique et les compétences organisationnelles en vue
de la mobilisation sont partie intégrante de ces stratégies éducatives.
Une forme d’éducation transformatrice va de pair avec les stratégies
de mobilisation afin de modifier durablement la vie des femmes. D’où
145
Encadré 1 : La survie et l’autonomisation par l’éducation
Les approches adoptées par certains projets concluants en faveur de l’autonomisation
des femmes fournissent des indications pertinentes sur le lien entre l’éducation et la survie
ainsi que l’autonomisation.
•
•
Acquérir la confiance en soi et l’estime de soi ; marcher la tête haute, avec dignité ;
•
Être en mesure de se procurer des informations sur la législation, les droits, les projets
et programmes destinés aux pauvres, son propre corps, la santé et ainsi de suite ; bref,
élargir son horizon ;
•
•
Être en mesure de mettre en pratique ces informations dans la vie quotidienne ;
•
•
Apprendre à se rassembler pour agir en tant que collectif ;
Apprendre à négocier et à traiter avec le pouvoir, à la maison, dans la communauté,
dans les institutions (pouvoirs publics, ONG et secteur privé) ainsi que dans les structures
publiques ;
Acquérir des compétences permettant de développer son revenu, la productivité
de son travail, son niveau d’alphabétisation, sa maîtrise du calcul, etc. ;
Affronter le monde extérieur en position de force.
Source : Ramachandran (1998, p. 112 ).
le fait que les stratégies pour l’autonomisation des femmes sont indissociables des stratégies organisationnelles pour la mobilisation. Les groupes
de femmes (mahila sanghas) sont au cœur du processus d’autonomisation.
Le rôle et la mise sur pied des collectifs de femmes sont mis en évidence
tout au long du processus éducatif.
Les femmes qui se battent pour leur survie ne ressentent pas l’alphabétisation comme un besoin. Permettre aux femmes l’acquisition de compétences
de vie quotidienne assurant leur survie et leur autonomisation ainsi
que le mécanisme de la lecture, de l’écriture et du calcul peut s’avérer
une tâche titanesque. La plupart des stratégies efficaces établissent un lien
entre l’alphabétisation et des processus d’autonomisation des femmes
plus étendus et associent les apports de l’alphabétisation à tous les aspects
du programme (voir encadré 2).
146
L’alphabétisation, source de liberté pour les femmes en Inde
Encadré 2 : Les éléments essentiels d’un programme
d’alphabétisation en faveur de l’autonomisation
Les études de cas des apports concrets de l’alphabétisation dans les processus d’autonomisation des femmes soulignent plusieurs caractéristiques importantes qu’il convient
d’intégrer à de tels programmes :
L’alphabétisation est particulièrement pertinente et productive lorsque la demande qui
la concerne résulte d’un processus continu de prise de conscience et d’organisation parmi
les femmes ;
La stratégie (qu’il s’agisse d’une approche axée sur le camp, les campagnes ou
les centres) doit être conçue et mise en œuvre afin de rompre avec certaines formes et
structures traditionnelles, c’est-à-dire :
•
•
Estomper la hiérarchie de pouvoir entre « enseignant » et « apprenant » ;
•
•
Valoriser les femmes et leurs savoirs ; développer chez elles l’estime de soi ;
•
•
•
•
Mettre l’accent sur l’apprentissage collectif et l’apprentissage mutuel ;
•
Créer un climat où on s’amuse, où on est joyeux et où on a le sentiment de progrès
rapides ;
•
Démystifier l’alphabétisation et la présenter comme à la portée de tous ; dissocier
l’alphabétisation de l’intelligence ;
Savoir s’adapter au rythme d’apprentissage des femmes et établir un lien étroit entre
cet apprentissage, leur vie et leurs expériences ;
Développer l’analyse critique ;
Donner aux femmes la possibilité d’entrer en relation avec un monde plus vaste ;
Subdiviser le programme scolaire en petites unités faciles à maîtriser afin de donner
le sentiment de progrès rapides ;
S’assurer que les contenus correspondent aux besoins et qu’ils sont sexospécifiques.
Source : Batliwala (1994) ; d’après Ramachandran (1998, p. 125).
Créer un environnement propice à l’apprentissage
En raison des obstacles tant socioculturels que psychologiques auxquels
les femmes sont confrontées quand elles participent à des activités éducatives, le premier pas consiste à les motiver à apprendre. Les Campagnes
d’alphabétisation totale ont eu recours aux stratégies de mercatique sociale
147
afin de mobiliser des bénévoles pour le travail d’alphabétisation et
de susciter une demande en matière d’alphabétisation. Les stratégies
de mobilisation comprenaient à la fois des formes traditionnelles de
communication — les kalajathas (ou programmes culturels), les enquêtes
de porte-à-porte, les réunions et les rassemblements collectifs — et
les médias modernes (messages publicitaires télévisuels et radio ainsi que
journaux). Le Mahila Samakhya a également suscité une demande en alphabétisation et en éducation en établissant un lien entre alphabétisation
et autonomisation. Ainsi, dans le Mahila Samakhya du district de Banda,
le processus d’autonomisation a contribué à créer une demande en
alphabétisation parmi les femmes.
« Au début du programme, l’alphabétisation n’était pas vécue comme
un besoin. Les femmes s’intéressaient aux questions de « survie » — eau
potable, ration alimentaire, salaire minimum, menus produits forestiers et
violence. Il existait bien néanmoins une demande d’informations sur ces
questions. Ces informations ont nourri l’action collective des femmes. C’est
à partir du moment où les femmes se sont mises à dialoguer régulièrement
avec les structures du pouvoir et du gouvernement qu’elles ont commencé à
voir l’intérêt de l’alphabétisation. Il leur a fallu écrire des requêtes et avoir
accès à des documents officiels. L’inaptitude à lire et à écrire a engendré la
crainte de se faire abuser par les pouvoirs en place. Les femmes qui ont
suivi une formation de mécaniciennes pour s’occuper de pompes à bras ont
eu besoin de compétences d’alphabétisation pour être capables de tenir des
registres où figuraient les pièces de rechange, les réparations et la profondeur des forages. Ces nouveaux rôles assumés par les femmes les ont poussées à reconnaître l’intérêt de l’alphabétisation. » (Nirantar, 1997, p. 8)
Ainsi, la première étape de la création d’un environnement propice à
l’apprentissage consiste à mobiliser les femmes et à les motiver à apprendre.
Le fait de créer un environnement rassurant à l’attention des apprenantes
qui viennent apprendre pour la première fois est tout à fait décisif.
La faiblesse et l’irrégularité de la participation aux centres d’alphabétisation
est un problème récurrent auquel les apprenantes sont confrontées en raison
de l’éducation des enfants, du travail ménager et d’autres tâches de survie.
148
L’alphabétisation, source de liberté pour les femmes en Inde
Le Programme de développement des femmes du Rajasthan (Srivastava
et Sharma, 1991 ; Patel, 1991) et le Programme Mahila Samakhya du
district de Banda en Uttar Pradesh (Nirantar, 1997, pp. 8-9) ont utilisé
les camps d’alphabétisation qui fonctionnent en régime d’internat comme
une stratégie efficace pour l’alphabétisation des femmes, tout en prenant
en considération les contraintes sexospécifiques auxquelles elles se heurtent
pour participer aux centres d’alphabétisation (voir encadré 3). Les camps
d’alphabétisation permettent aux femmes d’apprendre dans un environnement débarrassé des pressions inhérentes à leur travail et à leurs responsabilités domestiques et reproductives, ainsi que d’autres travaux liés à leurs
moyens de subsistance.
Un environnement favorable et rassurant — généré par des activités
d’alphabétisation telles que des jeux, des chansons, des exercices novateurs
et des processus collectifs d’apprentissage — ainsi qu’une approche participative de la création de matériels d’alphabétisation favorisent la confiance
en soi dont les femmes ont besoin pour un apprentissage intensif et font
de l’acquisition des compétences d’alphabétisation une expérience agréable.
Un ratio élevé enseignant/apprenante est aussi la garantie de l’intérêt porté
à chacune des apprenantes et la garantie d’un rythme d’apprentissage
plus soutenu. De plus, les camps d’alphabétisation encouragent l’autoapprentissage dans la mesure où les apprenantes auront à renforcer et à
développer leurs compétences après leur retour à la maison.
L’approche de l’alphabétisation axée sur les centres pourrait également
se révéler efficace pour les femmes qui sont dans l’impossibilité de quitter
leur foyer, si les cours d’alphabétisation sont programmés à des horaires
appropriés et si l’on utilise des méthodes d’enseignement/apprentissage
novatrices et des matériels axés sur l’apprenant.
Développer un programme au contenu sexospécifique
Les matériels qui sont actuellement accessibles aux lecteurs disposant
d’un faible niveau d’alphabétisation n’abordent aucun sujet qui soit
pertinent et intéressant pour les adultes. La sexospécificité du contenu et
du programme, de même que les méthodes employées dans le cadre de
l’alphabétisation jouent un rôle très important pour soutenir la motivation
149
Encadré 3 : Le camp d’alphabétisation :
une stratégie pour l’alphabétisation des femmes
Petite ONG travaillant pour la recherche sur l’éducation des femmes au Rajasthan,
Vishakha a été la première à lancer une expérience unique en favorisant l’alphabétisation
des femmes par le biais d’un camp d’alphabétisation. Une étude portant sur un camp
d’alphabétisation de 10 jours pour les sathins, les fonctionnaires responsables au niveau
du village du Programme de développement des femmes au Rajasthan mis en place
par Vishakha, indique que le camp d’alphabétisation est une stratégie efficace d’alphabétisation des femmes rurales (Patel, 1991, pp. 68-70) :
Contrairement à l’approche de l’alphabétisation axée sur les centres, où l’apprentissage
se fait d’une manière fragmentée, le camp a donné aux apprenantes l’occasion
d’apprendre de manière intensive et continue. Pour celles qui venaient d’un milieu
presque non alphabétisé, le camp a mis en place un « monde de l’alphabétisation » dans
lequel l’apprentissage pouvait être synonyme d’amusement.
Une approche participative et flexible de l’enseignement et de l’apprentissage s’est révélée appropriée pour faciliter le processus d’acquisition de l’alphabétisation.
Bien qu’une telle acquisition soit avant tout une activité individuelle, le camp a mis
l’accent sur le processus collectif de l’apprentissage. Les affirmations collectives ont joué
un rôle important dans la promotion de l’apprentissage. L’approche de l’alphabétisation
axée sur les mots a permis aux apprenantes non seulement d’apprendre l’alphabet,
mais aussi de créer des mots nouveaux. L’utilisation de mots familiers essentiels et du
dialecte local au cours de la première phase d’apprentissage a été fructueuse. Comme
on a appris simultanément l’alphabet ainsi que la formation des mots simples et
de phrases, l’apprentissage s’est fait rapidement. L’approche de l’enseignement axée sur
l’apprenant a créé une situation d’enseignement-apprentissage favorable, dans laquelle
l’apprentissage s’est imposé comme une expérience rassurante pour les apprenantes.
« Les formateurs ont fait des efforts tangibles pour créer un environnement d’alphabétisation stimulant pour les apprenantes. L’affichage de noms et d’alphabets ainsi que
la création de akhabar (papier peint) ont joué un rôle important pour familiariser
les apprenantes au monde des mots et des nombres. Dans l’ensemble du camp, on
a surtout favorisé le sentiment de participation à l’apprentissage d’une manière collective.
De plus, le fait de créer des matériels avec les apprenantes leur a permis de mieux
s’identifier à l’apprentissage et a démystifié le processus pédagogique.
150
L’alphabétisation, source de liberté pour les femmes en Inde
à apprendre et permettre aux apprenants de développer une approche
critique de leur réalité sociale. L’expérience du Nirantar — groupe
de ressources qui travaille en étroite collaboration avec des ONG de terrain
dans les domaines de la femme et de l’éducation, afin de créer et de mettre
en œuvre un programme au contenu sexospécifique pour les femmes rurales
du district de Banda en Uttar Pradesh — est riche d’enseignements
(Nirantar, 1997).
En collaboration avec le Mahila Samakhya de Banda, le Nirantar a créé
un programme pour un centre éducatif fonctionnant en régime d’internat,
connu sous le nom de Mahila Shikshan Kendra (MSK), afin de fournir
aux femmes rurales un programme éducatif de grande envergure qui aille
au-delà de l’alphabétisation. 28 femmes et filles ont bénéficié de
cet enseignement dispensé à raison de trois semestres entre janvier 1995
et décembre 1996. Pour concevoir ce programme, le Nirantar s’est appuyé
sur son expérience en matière de formation sexospécifique, de création et
de diffusion de matériels de lecture destinés aux femmes en alphabétisation.
Quant à son contenu, il s’est fondé sur le critère ouvert de la pertinence
et de l’utilité.
Outre le renforcement des compétences d’alphabétisation et de calcul,
le programme MSK s’est attaché à « créer une base d’informations et à
développer les capacités critiques des femmes afin qu’elles puissent affronter
le monde en position de force » (ibid., p. 23). Le choix du contenu,
la méthodologie pédagogique et la préparation matérielle du programme
MSK ont obéi à trois principes. Premièrement, le programme devait
répondre aux réalités vécues des apprenantes et faire une place aux conceptions, connaissances et expériences qui sont les leurs. Deuxièmement,
il devait être holistique et ne devait pas être divisé en domaines de contenu
traditionnellement définis dans la mesure où l’apprentissage de l’adulte n’est
un processus ni compartimentalisé, ni linéaire. Troisièmement, l’élaboration
du programme devait obéir à une conception féministe afin d’intégrer une
perspective sexospécifique dans tous les domaines de contenu et de faire
apparaître les expériences socioculturelles et économiques des femmes.
Une approche méthodologique non hiérarchique, non directive et non
151
moralisatrice a été préconisée sur le plan pédagogique, afin que les modes
d’expression des femmes disposent d’un espace et d’une légitimité
appropriés. C’est en gardant à l’esprit cette approche élargie quant à
l’élaboration du programme que l’on a établi les compétences. Si l’on a bien
tenu compte d’une équivalence avec le système éducatif formel, il ne s’est
agi en rien d’un impératif.
Le programme a été élaboré à partir de questions de fond — la terre, l’eau,
la forêt, la société et la santé —, autour desquelles la vie des femmes du
district de Banda s’organise. En plus d’apporter aux femmes une meilleure
compréhension de leur environnement immédiat, le programme a également
abordé d’autres aspects pour élargir leur horizon et leur donner des informations qui dépassent leur vécu, afin qu’elles appréhendent les systèmes
de stratification sociale et qu’elles réalisent que les structures traditionnelles
régissant leurs vies ne sont pas « naturelles », mais déterminées par
la société. Le programme a essayé d’intégrer les micro-réalités du village
(réalités sociales, économiques et politiques) à une analyse macro de
ces questions. Il a également essayé d’aider les apprenantes à élaborer
une réflexion critique sur la manière dont l’État et ses politiques et plans de
développement, ses dispositions législatives et son système de représentation
influencent leurs vies.
Pour ce qui est de l’enseignement de la langue, le Nirantar a opté
pour une approche bilingue, en utilisant un mélange de langue locale et
d’hindi standard. Il a mis l’accent sur l’expression et la créativité.
Au départ, on associait l’enseignement de la langue aux informations
fournies quant aux domaines de contenu de base. Une telle approche a été
impossible à mettre en œuvre car il fallait être en mesure de lire
les matériels écrits qui portaient sur des questions complexes. Par la suite,
on a donc séparé l’enseignement de la langue de la session d’informations.
D’autre part, le programme de mathématiques a été conçu en fonction
des compétences préalables des apprenantes et il s’est attaché à dispenser
des compétences en calcul pertinentes et fonctionnelles, correspondant
à la cinquième année de scolarisation. L’enseignement des mathématiques
a été autant que possible mis en relation avec d’autres domaines de
contenu.
152
L’alphabétisation, source de liberté pour les femmes en Inde
Le contenu a été transmis au moyen de sessions interactives, en ayant
recours à des méthodes et des matériels novateurs — exercices interactifs,
jeux de simulation, jeux, devinettes, jeux de rôle, exposés et débats,
chansons, films, représentations visuelles (diagrammes, horaires, cartes
du village, etc.), modèles, démonstrations, visites sur le terrain, etc.
À la différence des enseignants des écoles ayant bénéficié d’une formation
et travaillant dans le système éducatif formel, l’enseignement du MSK a été
assuré dans les écoles rurales par les sahelis disposant d’un faible niveau
d’éducation formelle. Ils ne connaissaient guère les domaines de contenu
de base. Ils n’étaient ni sûrs de leurs capacités pédagogiques, ni familiers
des méthodologies pédagogiques au-delà de l’alphabétisation de base.
Cela étant, on les a vivement aidés à s’autonomiser et à rendre plus efficaces
leurs capacités pédagogiques.
L’expérience du Nirantar visant à élaborer un programme sexospécifique
pour le MSK s’est révélée être un processus intensif, peut-être difficile
à reproduire. Il n’en reste pas moins que les principes, le contenu
et les méthodologies peuvent servir à promouvoir l’alphabétisation
des femmes.
L’utilisation d’une nouvelle approche de l’alphabétisation destinée à l’autonomisation des femmes pose plusieurs problèmes qui nécessitent
une réflexion plus poussée en matière de contenu et d’approche (Nirantar,
1997). Le recours à des stratégies pédagogiques différentes pour l’alphabétisation des femmes exige des structures et des rôles flexibles et
adaptables. L’expérience du Nirantar quant au MSK laisse entendre qu’il est
certes possible de former localement au métier d’enseignantes des fonctionnaires femmes disposant d’un faible niveau éducatif, mais d’importances
ressources sont nécessaires pour qu’elles soient autonomisées comme leurs
apprenantes et pour qu’elles renforcent leurs capacités pédagogiques.
Une approche décentralisée s’impose pour répondre aux nouveaux besoins
éducatifs des formateurs comme des apprenants. Une éducation assurant
l’autonomisation nécessite des efforts constants pour que les femmes développent une vision critique de leur réalité sociale au moyen d’un apprentissage et d’une réflexion menés en commun. Faire appel aux savoirs locaux,
153
à la langue locale, à des matériels axés sur l’apprenant et à des méthodes
d’enseignement/apprentissage permet aux apprenants de s’interroger
d’une manière critique sur leur vie et à développer des compétences
pour affronter avec confiance le monde qui les entoure.
En résumé, à la différence des programmes d’alphabétisation ciblés
traditionnels, l’alphabétisation des femmes axée sur leur autonomisation
est un processus d’apprentissage collectif. Pour les femmes pauvres rurales,
qui luttent tous les jours pour leur survie et dont la vie est conditionnée
par leur contexte socioculturel et économique, le simple transfert de compétences d’alphabétisation n’est pas efficace. L’éducation et les compétences
qui leur permettent de satisfaire aux besoins de leur subsistance et
de favoriser leur accès aux ressources dans leur environnement immédiat
acquièrent à leurs yeux une importance particulière. Le défi qui se pose
aux planificateurs de l’éducation consiste à intégrer l’approche des
programmes éducatifs novateurs des ONG de sorte que l’alphabétisation
soit indissociable de la survie et de l’autonomisation.
Observations finales
Le recensement de 2001 en Inde fait apparaître des tendances encourageantes en matière d’alphabétisation féminine. Le taux d’alphabétisation
féminine a augmenté à un rythme plus élevé (11 %) que celui de l’alphabétisation masculine (9 %) et, pour la première fois, le nombre d’alphabètes
a dépassé celui des analphabètes. Indépendamment des progrès destinés
à étendre l’éducation de base aux filles et aux femmes, la qualité et la durabilité de l’alphabétisation sont des questions essentielles. Les Campagnes
d’alphabétisation totale sont parvenues à mobiliser les femmes et à leur
donner l’envie d’apprendre. Toutefois, les possibilités de formation permanente sont limitées et rares. Étant donné l’ampleur de l’analphabétisme
féminin et les disparités régionales très répandues en Inde, il est de la plus
grande importance que l’alphabétisation figure une nouvelle fois à l’ordre
du jour de l’EPT. Promouvoir une approche de l’alphabétisation qui
soit sexospécifique et participative ne nécessitera pas seulement une volonté
politique de la part de l’État comme de la société civile, mais également
bien plus de ressources (humaines et financières) pour les interventions
en matière d’alphabétisation.
154
L’alphabétisation, source de liberté pour les femmes en Inde
Les planificateurs du développement et les éducateurs ont bien conscience
de l’ensemble des facteurs sociaux, culturels et économiques qui limitent
l’accès des femmes aux connaissances, aux informations et aux compétences. Mais, dans la pratique, les programmes d’éducation des adultes ont
été transformés en programmes d’alphabétisation ciblés et limités dans
le temps, destinés à dispenser des compétences d’alphabétisation de base
(lire, écrire et compter) et certaines connaissances et informations spécialisées relatives à différents domaines du développement (environnement,
santé et hygiène, etc.). Une telle alphabétisation pour les femmes est envisagée comme un instrument visant à réduire leur fécondité, à améliorer
les pratiques en matière d’éducation des enfants, à valoriser leur condition
nutritionnelle et ainsi de suite. Les liens complexes entre les contraintes
socioculturelles et les contraintes personnelles auxquelles les femmes analphabètes sont confrontées ne peuvent être appréhendés par une telle
approche ciblée. Une approche sexospécifique de la planification et de
la mise en œuvre de l’alphabétisation est donc nécessaire. D’où des efforts
concertés pour modifier l’attitude de l’État comme de la société civile.
Une telle alphabétisation s’inspire de la richesse des connaissances,
des pratiques et des expériences des femmes pour leur permettre d’élargir
leurs choix et les encourager à penser et à envisager leur réalité sociale sous
un angle critique, afin qu’elles deviennent des agents dynamiques de leur
évolution et s’engagent sur la voie de l’autoapprentissage. L’autonomisation
par l’alphabétisation devrait permettre aux femmes et aux hommes pauvres
d’acquérir les connaissances et les compétences qui leur donneront
les moyens d’affronter ce monde inégal en position de force.
L’alphabétisation proprement dite a peu de pertinence pour les femmes qui
luttent tous les jours pour leur survie. Toutefois, l’alphabétisation et l’éducation peuvent s’avérer des outils très puissants pour leur donner les
moyens mêmes d’échapper au cycle vicieux de l’impuissance, de la pauvreté
et de l’exclusion sociale. Les planificateurs du développement et les éducateurs du xxie siècle se trouvent face à un défi qui consiste à exploiter
le potentiel émancipateur de l’alphabétisation et de l’éducation, en mettant
à profit la richesse des connaissances, des compétences et des expériences
et pratiques des personnes et des communautés sur le terrain.
155
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158
L’alphabétisation, source de liberté pour les femmes en Inde
Tableau 1
Progrès de l’alphabétisation en Inde, par sexe (1951-2001)
Taux d’alphabétisation (pourcentage)
Année
Total
Hommes
Femmes
Différences
entre hommes et
femmes* (%)
1 951
19,74
29,00
12,82
16,18
1 961
30,11
42,96
16,32
26,64
1 971
36,49
48,92
23,00
25,92
1 9 81+
43,56
56,37
29,75
26,62
1 9 91+
52,11
63,86
39,42
24,44
2001
65,38
75,85
54,16
21,69
Les chiffres indiquent le pourcentage par rapport à la population correspondante âgée de sept ans et
plus. Les différences entre hommes et femmes correspondent à la différence entre le taux d’alphabétisation
des hommes et des femmes.
+ Les taux d’alphabétisation de 1981 ne tiennent pas compte de l’Assam et ceux de 1991 du Jammu
et Cachemire, où le recensement n’a pu être réalisé.
Source : Bose (2001, p. 34).
159
Tableau 2
Taux d’alphabétisation par sexe et par région (1951-2001)
2.1 Taux d’alphabétisation * (pourcentage)
Année
Total
Hommes
Femmes
1951 (+ 5 ans)
Taux ruraux
12,10
19,02
4,87
Taux urbains
34,59
45,60
22,33
Total
18,33
27,16
8,86
1961 (+ 5 ans)
Taux ruraux
22,50
34,30
10,10
Taux urbains
54,40
66,00
40,50
Total
28,30
40,40
15,35
1971 (+ 5 ans)
Taux ruraux
27,90
48,60
15,50
Taux urbains
60,20
69,80
48,80
Total
34,45
45,96
21,97
1981 (+ 7 ans)
Taux ruraux
36,00
49,60
21,70
Taux urbains
67,20
76,70
56,30
Total
43,57
56,38
29,76
1991 (+ 7 ans)
Taux ruraux
44,70
57,90
30,60
Taux urbains
73,10
81,10
64,00
Total
52,21
64,13
39,29
2001 (+ 7 ans)
Taux ruraux
59,40
71,40
46,70
Taux urbains
80,30
86,70
73,20
Total
65,38
75,85
54,16
* 1. Les taux d’alphabétisation de 1951 se rapportent aux taux d’alphabétisation moyens et la ventilation entre les éléments ruraux,
urbains et hommes-femmes fournit des taux bruts d’alphabétisation. 2. Les taux d’alphabétisation de 1981 ne tiennent pas compte de
l’Assam, alors que ceux de 1991 ne tiennent pas compte du Jammu et Cachemire où, en raison de troubles, le recensement n’a pu
être réalisé. 4. Les taux d’alphabétisation du recensement de 2001 ne tiennent pas compte de l’intégralité du district de Kachchh, de
trois talukas du district de Rajkot, d’un taluka du district de Jamnagar dans le Gujarat ainsi que de la totalité du district de Kinnaur en
Himachal Pradesh, où le recensement démographique n’a pu être réalisé en 2001 en raison de catastrophes naturelles.
Source : Gouvernement indien (2001).
160
L’alphabétisation, source de liberté pour les femmes en Inde
Tableau 3
Importance de l’analphabétisme par sexe et par région (1981-2001)
Nombre d’analphabètes * (en millions)
Année
Total
Hommes
Femmes
1 9 81**
305,31 (56,4)
122,40 (43,6)
182,91 (70,2)
1 9 91+
332,29 (47,9)
130,15 (36,1)
202,14 (60,6)
2001
296,21 (34,51)
106,65 (24,04)
189,56 (45,72)
Les chiffres entre parenthèses indiquent le pourcentage correspondant de la population
(7 ans et plus). Les chiffres de 1991 sont basés sur une estimation de la population
(7 ans et plus).
** Compte non tenu de l’Assam où le recensement de 1981 n’a pas été réalisé.
+
Compte non tenu du Jammu et Cachemire où le recensement de 1991 n’a pas été réalisé.
Source : Prem Chand (1992, p. 5) et le Gouvernement indien (2001).
Tableau 4
Participation des filles dans l’enseignement primaire (1997-1998)
Indicateurs
Garçons
Filles
Total
98,5
81,5
90,3
66,5
49,5
58,5
77,7
64
71,1
25,6
26
25,8
Taux brut d’inscription
Enseignement primaire
Classes I-V (6 à 11 ans)
Enseignement primaire supérieur
Classes VI-VIII (11 à 14 ans)
1.1.1 Taux net d’inscription
Enseignement primaire
(6 à 11 ans)
2.1.1 Taux d’abandon
Enseignement primaire
(6 à 11 ans)
Source : Ministère du Développement des ressources humaines (2000).
161
Alphabétisation, éducation
et autonomisation des femmes
Bharati Silawal-Giri
PNUD ,
Népal
« Le développement durable ne commence pas par les biens concrets ;
il commence par la sensibilisation et l’éducation des gens, l’organisation
et la discipline. »
— e. f. Schumacher
1. Le contexte
La discrimination et l’inégalité dominent encore le débat sur l’égalité entre
les genres et sur les progrès de la femme car il s’agit là d’obstacles universels
considérables à l’exercice des droits humains des femmes. « L’ignorance
est une bénédiction » dit le proverbe, et nombreux sont les hommes et
les femmes qui partent du principe que l’inégalité des relations de pouvoir
entre hommes et femmes est indissociable d’une vie normale et qu’elle
caractérise toute l’existence, sans remettre en cause l’oppression subie par
les femmes. Nous savons aujourd’hui que l’inégalité et l’injustice inhérentes
à un tel état de fait ne sont ni prédestinées ni naturelles, mais qu’elles sont
entretenues par des croyances et des pratiques traditionnelles discriminatoires issues de la société patriarcale.
C’est précisément cette discrimination à l’égard des filles et des femmes
qui les a historiquement défavorisées quand il s’est agi de défendre leur
condition et leur position dans la société, en vue de leur permettre une vie
meilleure. L’Asie du Sud est connue pour être une région traditionnellement
patriarcale. Le Népal est le seul pays d’Asie du Sud sans dispositions
pénales relatives à la violence intrafamiliale, état de fait d’autant plus
aggravé par l’absence des femmes au niveau des organes décisionnaires.
Pareille situation est symptomatique du système patriarcal qui relègue
les femmes au rang de catégorie résiduelle de la société et qui les considère
comme des marchandises dont on peut disposer à sa guise. Le Népal détient
le taux d’alphabétisation le plus bas de la région — 1 femme adulte sur 5
y est analphabète — et les écarts entre genres en termes d’alphabétisation et
de nombre net d’élèves inscrits dans le primaire sont les plus élevés de la
région, l’éducation n’étant pas considérée comme une priorité pour les filles
qui finiront ménagères. Le mariage précoce est la norme et les statistiques
montrent que 40 % des filles ont moins de 14 ans lorsqu’elles se marient.
163
Au Népal, la mortalité maternelle — soit 475 pour 100 000 naissances
d’enfants vivants — est la plus élevée au monde ; moins de 10 % des naissances y sont assurés par un personnel formé ; 50 à 60 % des femmes
enceintes sont anémiques et 50 % de la mortalité maternelle sont dus à
des interruptions volontaires de grossesse non médicalisées. La mortalité
maternelle est lourde de conséquences — si le taux de mortalité des garçons
survivants se voit multiplié par deux, il l’est par quatre pour les filles.
Le Népal est le seul pays du monde où l’espérance de vie des femmes est
inférieure à celle des hommes. Les femmes se voient contraintes de mener
une vie par procuration, confinées entre les quatre murs de leur maison,
sous le contrôle de leur sexualité, de leur accès aux perspectives qui
s’offrent à elles, de leur mobilité et de leur gestion des ressources. Même
si la femme se risque à sortir du foyer, la discrimination persiste au niveau
de l’embauche et des salaires. Bien que les femmes représentent l’essentiel
de la population active totale actuelle, elles consacrent bien plus de temps
que les hommes aux activités de subsistance et au travail domestique.
De plus, une grande partie d’entre elles travaille en tant qu’aides familiales
sans toucher de rémunération et souvent dans le secteur informel, secteur
qui n’est pas pris en compte et qui n’est pas protégé par la législation.
Avec la féminisation croissante de la pauvreté, la migration en quête
de meilleurs moyens de subsistance est tout naturellement devenue pour
les femmes une façon comme une autre d’échapper à la pauvreté. Mais,
au nom de la protection des femmes contre la violence, le gouvernement
a interdit aux Népalaises d’aller chercher du travail à l’étranger. De telles
politiques protectionnistes les ont rendues extrêmement vulnérables
au trafic en vue de leur exploitation sexuelle à des fins commerciales,
au VIH/SIDA ou à la pression de ceux qui les font travailler dans des
conditions d’esclavage en tant que travailleurs domestiques. Les femmes
et les filles sont mal préparées pour contester les violations auxquelles
elles sont soumises dans leur famille, dans la société et au niveau de l’État.
Les trafiquants n’ont aucun mal à abuser de leur confiance. Le délaissement
et les abus dont sont victimes les petites filles durant l’enfance sont en outre
liés à la condition inférieure des femmes. Si l’on offre aux filles les mêmes
possibilités de développer au mieux leurs capacités, elles auront probablement plus de chances de devenir des femmes autonomes.
164
Alphabétisation, éducation et autonomisation des femmes
On utilise de plus en plus d’une manière interchangeable les termes « autonomisation » et « développement » comme pour signifier que le développement proprement dit permettra aux bénéficiaires cibles, notamment les
femmes et surtout les femmes pauvres, de s’autonomiser. À cet égard, la
définition du terme « autonomisation » doit s’entendre comme l’articulation de quatre idées fondamentalesI :
• la force intérieure et la confiance face à la vie dont les femmes sont
animées ;
• le droit de faire des choix ;
• le pouvoir de gérer sa vie à l’intérieur comme à l’extérieur du foyer ; et
• la capacité d’influer sur l’orientation de l’évolution sociale dans le sens
de l’établissement d’un ordre social et économique plus juste aux niveaux
national et international.
S’il faut mettre cette définition en pratique, le terme même d’« autonomisation » doit être analysé de plus près. Le concept de pouvoir est en la matière
fondamental, et il faut s’interroger pour savoir qui contrôle, domine, décide
et a accès aux ressources. Dans chaque société, le pouvoir est dynamique et
relationnel, fonctionnant dans le cadre d’une idéologie qui légitime et
perpétue les modèles de contrôle et de distribution des ressources en place,
permettant ainsi à un groupe de personnes de l’emporter sur un autre par
son pouvoir. Mais la survie des forts dépend de l’acceptation des faibles.
Dans un premier temps, on peut y parvenir par des moyens coercitifs ou
sous la menace de contraintes, mais rapidement les idéologues du groupe
dominant prennent le pouvoir, soutenus par les institutions et les structures
sociales, économiques, juridiques, politiques et religieuses. Par exemple, la
préférence pour le fils au détriment de la fille est ratifiée par le Garud Puran,
texte religieux hindou que l’on psalmodie à l’occasion de la perte d’un
membre de la famille. Le texte stipule qu’« une famille sans descendance
et plus particulièrement sans fils ira en enfer ». Certes, puisque personne
de sensé ne souhaite aller en enfer, les femmes auront donc comme raison
d’être de donner le jour à un fils, d’où une garantie d’aller tout droit au Ciel.
1. Asian and Pacific Centre for Women and Development, 1979
165
Cet état de fait, apparemment inamovible, a entretenu l’inégalité entre les
hommes et les femmes par le contrôle absolu et réitéré des hommes sur les
ressources, qu’elles relèvent de la sphère publique ou privée.
2. L’alphabétisation et l’autonomisation des femmes
Stephen Lukes a exposé trois notions distinctes de pouvoir en matière de
prise de décision : le pouvoir de faire quelque chose ; le pouvoir sur quelque
chose ; et le pouvoir intérieur — au niveau individuel ou institutionnel.
C’est le pouvoir qui existe en chaque individu et la mobilisation collective
de ce pouvoir qui ont bouleversé le statu quo et fait chuter les despotes les
plus puissants. C’est ce pouvoir intérieur et le pouvoir d’agir collectivement
que l’alphabétisation comme l’éducation peuvent mobiliser afin d’en finir
avec les souffrances de l’humanité. À cette fin, alphabétisation et éducation
peuvent devenir d’excellents outils pour corriger l’inégalité des rapports
de force, la discrimination et la violence structurelle, dont la pauvreté,
auxquelles les femmes sont confrontées dans leur vie quotidienne.
Gardiennes ou soignantes, les femmes pauvres sont trop préoccupées
et occupées par leur travail et par le fait de gagner de quoi assurer la survie
de leur famille. En fait, les femmes pauvres ne voient pas en quoi l’alphabétisation pourrait les aider à lutter tous les jours pour joindre les deux
bouts. Les forcer à suivre des cours d’alphabétisation en fin de journée,
quand elles sont tout à fait épuisées, ne sert guère l’alphabétisation et
l’éducation pour tous. L’expérience l’a montré, l’alphabétisation ne
permettra aux femmes de sortir de leur misère et de résoudre des problèmes
qu’elles ont eux-mêmes cernés que lorsqu’elles seront assez motivées pour
suivre de leur plein gré des cours d’alphabétisation. L’une des approches les
plus fréquentes est la voie de conscientisation, mise en œuvre par Paulo
Freire en Amérique latine. Cette approche a également subi l’influence de
la théorie gramscienne qui insiste sur la nécessité de voir la société fonctionner sur un mode participatif et démocratique afin de créer un ordre plus
équitable et sans exploitation. Connue sous le nom d’éducation populaire,
cette méthode vise à faire de l’alphabétisation un acte politique par le biais
d’une structure apprentissage-enseignement où, au lieu d’un apprentissage
mécanique, on discute et on analyse des problèmes retentissant sur la vie
des femmes — salaires, prêts, maladies, abandon, violence, désespoir — en
imaginant d’autres solutions. Ainsi, en utilisant la seule ressource dont
166
Alphabétisation, éducation et autonomisation des femmes
elles disposent, à savoir la capacité à résister et à transformer l’injustice
grâce à leur force collective, elles remettent en question la structure et la
distribution des prestations. Beaucoup d’ONG ont développé leurs propres
approches :
1. Adopter sans ambiguïté le point de vue des femmes ;
2. Faire comprendre aux hommes et aux femmes comment la société
construit la notion de genre et que les relations entre genres ne sont
pas sacro-saintes et peuvent évoluer. Cette approche pourrait faire
appel aux expériences vécues par les participants pour montrer
dans quelle mesure les distinctions sexospécifiques sont liées entre
autres à la classe sociale, à la religion et à la culture ;
3. Analyser collectivement ce qui fait que la classe sociale, la caste, la race
et le sexe se recoupent à certains moments, de certaines manières pour
certaines personnes, dans certaines localités, et ce afin d’approfondir la
compréhension collective de ces relations et de créer ainsi un nouveau
savoir ;
4. Créer des conceptions collectives et alternatives au regard des relations
entre hommes et femmes. Il faut mettre l’accent sur les effets
préjudiciables de la situation actuelle pour les hommes et pour
les femmes ;
5. Approfondir l’analyse collective du cadre et de la position que
les femmes y occupent aux niveaux local, national, régional et mondial,
afin de définir des stratégies visant spécifiquement à faire évoluer
les choses ;
6. Concevoir des outils analytiques que les participants puissent utiliser
pour évaluer les effets de certaines stratégies de développement en vue
de la promotion des intérêts stratégiques des femmes ;
7. Aider les participants à établir des stratégies qui fassent évoluer leur vie
personnelle et organisationnelle le plus efficacement possible ;
8. Aider les femmes à développer leurs compétences pour qu’elles
s’affirment avec assurance et qu’elles contestent l’oppression dont
elles font l’objet ;
9. Établir des liens entre hommes et femmes à l’échelon national, grâce
auxquels ils puissent être reliés aux réseaux internationaux et contribuer à élaborer la théorie et la pratique d’une éducation populaire
sexospécifique ; et,
167
10. Favoriser la création d’une communauté démocratique, d’organisations
de travailleurs et d’une société civile dynamique qui militent en faveur
du changement1.
Une telle approche a donné aux femmes la possibilité d’une agence leur
permettant d’agir par elles-mêmes. Ces dernières années, on a vu naître
des mouvements spontanés contre l’alcoolisme, la violence structurelle,
la chasse aux sorcières ainsi qu’une revendication en faveur de la participation des femmes aux priorités de développement, à une coopération plus
ample et à un meilleur partage de l’information. Ce qui s’est soldé par un
plus grand nombre des personnes fédérées, par plus de solidarité et par une
meilleure compréhension du fait que la biologie n’est pas une fatalité.
3. L’éducation et l’égalité entre les genres
Au Népal, les filles sont comme des membres provisoires de la famille qu’il
faut préparer à leur futur rôle d’épouses obéissantes, de bonnes mères
et de ménagères hors pair. Les garçons, eux, sont tenus pour des soutiens
de famille, surtout lorsqu’on est vieux. Les filles sont soit une charge, soit
un boulet financier, étant donné les conceptions et les traditions de cette
société patriarcale en matière de lignée, mariage, forme d’habitat, héritage
et notions de masculinité et de féminité. En toute logique, on dissuade
les filles d’exercer leur droit à l’éducation au nom de ce qu’on estime convenable et utile. Comme la fillette finit par quitter sa famille, assurer son
éducation n’est pas considéré comme rentable, même s’il est communément
admis qu’une mère instruite élèvera mieux sa famille et sera plus à même
d’éduquer ses filles. Ces valeurs axées sur les genres se traduisent par le déni
des droits des filles ainsi que par l’exploitation de leur travail, le plus
souvent non payé ou sous-payé. En ce qui concerne le travail des enfants,
les chiffres relatifs aux filles sont de 11 % supérieurs à ceux des garçons.
De plus en plus de filles remplacent leur mère au foyer, s’occupent de leurs
plus jeunes frères et sœurs et consacrent trois à quatre heures de plus que
les garçons aux tâches domestiques, alors que leurs mères travaillent à
l’extérieur pour subvenir aux besoins de la famille. En outre, la pauvreté a
1. Shirley Walters, “Her Words on His Lips: Gender and Popular Education in South
Africa” in ASPBAE Courier, n° 52, 1991, p. 17.
168
Alphabétisation, éducation et autonomisation des femmes
engendré le phénomène des enfants domestiques, pour la plupart des filles,
que les parents envoient travailler en ville dans des familles à l’âge de 6
ou 7 ans. Les filles sont donc souvent victimes d’agression sexuelle et à la
merci de viols et d’une traite à des fins d’exploitation sexuelle commerciale.
Au Népal, on estime que sur les 7 000 filles et femmes qui sont chaque
année victimes de cette traite, 30 % ont moins de 18 ans.
Le suivi de la communauté montre que les filles sont moins bien nourries
et qu’elles risquent d’être globalement moins vaccinées que les garçons.
Au sein de populations déjà pauvres, le refus systématique d’admettre cette
réalité engendre une kyrielle de problèmes sanitaires, aggravés par les
mariages précoces, l’anémie et les grossesses à répétition. Cette quasi-absence
de services de santé pour les femmes ne se traduit pas seulement par des taux
de mortalité maternelle élevés, mais aussi par une espérance de vie réduite.
Il en résulte en définitive que les filles y vivent encore dans un état
de dépendance économique, alors qu’elles assurent en réalité à la maison
et sur leur lieu de travail un véritable travail qui a une portée économique.
De plus, ces modèles discriminatoires de fond les privent de leur enfance,
ce qui est non seulement préjudiciable à leur santé, mais leur ôte le droit
de participer utilement à la vie publique et privée — l’éducation, l’accès
ressources et leur contrôle leur étant refusés. Cela constitue un obstacle
infranchissable qui leur interdit d’accéder à des postes de responsabilité
importants comme ceux de cadre, d’administrateur et de directeur et
qui limite considérablement leurs chances de mener une vie digne quand
elles deviennent des femmes.
À cette situation s’ajoute l’absence d’un lien théorique clair entre l’égalité
entre les genres et l’éducation. Il ne suffit pas de dispenser une éducation
formelle dans le seul but d’apprendre à compter, additionner, lire des
manuels scolaires traditionnels, écrire et gérer ses affaires d’une manière
stéréotypée, en perpétuant de la sorte le statu quo de l’inégalité et de la
discrimination. L’éducation ne doit pas avoir pour seul objectif d’accroître
les connaissances, mais elle doit enseigner à se comporter différemment.
Pour combler les écarts entre les genres, il faut d’abord comprendre le cadre
et la nature de la subordination et de la discrimination qui s’exercent.
169
L’apprentissage joue un rôle essentiel car il permet aux hommes et aux femmes
de pratiquer leurs connaissances et d’acquérir les compétences leur permettant de modifier des situations concrètes de leur vie. Dernièrement, tout en
s’attachant à démontrer le bien-fondé de l’éducation, une actrice en vogue
du cinéma népalais déclarait que les femmes ne devraient pas réclamer ce qui
ne leur est pas dû. Elle était fermement convaincue qu’au lieu de revendiquer
les mêmes droits de propriété, les femmes devraient faire tout leur possible
pour être de bonnes citoyennes et s’estimer déjà satisfaites de bénéficier
d’une éducation. Les personnalités en vue ne sont pas les seules à se
méprendre ainsi. Il y a environ huit ans, la Cour suprême s’est prononcée en
matière de droit patrimonial des femmes : elle a arrêté qu’il convenait d’accorder aux filles les mêmes droits patrimoniaux, mais sans pour autant
remettre en question les normes et les valeurs patriarcales en vigueur, et elle
a ordonné au pouvoir législatif de légiférer en ce sens. De nombreux débats
très passionnés s’en sont suivis qui ont failli faire voler en éclats le mouvement des femmes au Népal. Le 11e amendement du projet de loi relatif aux
droits des femmes portait sur plusieurs droits des femmes et stipulait en
termes simples que les filles pouvaient prétendre à la propriété à la naissance
mais qu’elles devaient y renoncer à compter de leur mariage. On assurait que
l’épouse était en droit de posséder une partie de la propriété de l’époux.
Mais, dans la pratique, pour remplir les conditions requises, une femme doit
avoir plus de 35 ans et être mariée depuis 15 ans ; si elle engage un recours
en justice, cette action sera interminable et onéreuse — presque impossible à
mener, car cette femme n’aura pas les moyens de livrer une bataille juridique.
Entre la propriété et le mariage, une femme doit choisir, alors que l’homme
jouira des deux sans être subordonné à quelque condition que ce soit.
L’éducation pour l’autonomisation est une stratégie destinée à assurer
l’égalité entre les genres et la promotion de la femme, et elle doit donc lutter
contre les éléments historiques, socioéconomiques, culturels et politiques qui
ont empêché les femmes pauvres d’accéder à l’éducation. Pareille stratégie
doit nécessairement adopter une approche axée sur la question des droits,
puisque tous les êtres humains disposent en naissant de droits qui leur sont
inhérents et de libertés fondamentales. Les trois piliers des droits de l’homme
— l’universalité, l’inaliénabilité et l’indivisibilité — affirment le bien-être
humain avant tout autre chose. Le changement de paradigme des théories du
170
Alphabétisation, éducation et autonomisation des femmes
développement qui sont passées de la croissance du revenu au bien-être1
exige une analyse des différences de développement enregistrées entre les
hommes et les femmes. C’est la raison pour laquelle le développement doit
être à visage humain et privilégier ainsi ceux qui ont été exclus de l’évolution
générale du développement.
Désormais, l’élite n’a plus le privilège d’un traitement de faveur, mais c’est
aux défavorisés d’être prioritaires si le monde veut progresser, dans l’intérêt
de sa propre survie. Dans cette perspective, les Objectifs du millénaire pour
le développement sont là pour nous rappeler combien le développement
déséquilibré est lié à une gestion publique déficiente, à de mauvaises orientations politiques, aux violations des droits de l’homme, aux conflits, aux
catastrophes naturelles, à la propagation du VIH/SIDA, à l’incapacité de
réduire les inégalités en matière de revenus, d’éducation et d’accès aux
services de santé, d’où les inégalités entre hommes et femmes. Ces objectifs
insistent sur le besoin urgent de corriger ces injustices au moyen d’indicateurs quantifiables2.
À n’en pas douter, l’éducation est la clé d’une meilleure qualité de vie,
car elle nous apprend à ne pas livrer notre condition à la fatalité et ne pas
l’envisager comme un espace prédéterminé où nul n’a la parole et n’exerce
de contrôle. Signe distinctif de tous ceux qui vivent dans une misère noire,
le fatalisme est peut-être une soupape de sécurité qui fait accepter l’inévitable et il peut expliquer l’inertie qui l’accompagne.
4. L’éducation primaire universelle : un objectif réalisable ?
Partout dans le monde, les gouvernements sont aujourd’hui soucieux de
faire des efforts pour réaliser l’Éducation pour tous, grâce à des investissements dans le secteur éducatif visant à atteindre les Objectifs du millénaire
pour le développement, c’est-à-dire à éliminer la disparité entre les genres
dans le primaire et le secondaire, de préférence d’ici à 2005 et au plus tard
en 2015 à tous les niveaux éducatifs. Cela étant, avec la montée du terrorisme mondial, les gouvernements sont confrontés à un dilemme avec, d’un
côté, la priorité de faire respecter l’ordre et la justice et, de l’autre, priorité
1. Voir chez Amartya Sen l’approche du développement comme liberté.
2. A Better World For All 2000, p. 2.
171
tout aussi importante, celle d’assurer les besoins de base et les services
comme l’éducation, la santé, l’eau potable et l’assainissement. Cette situation est particulièrement problématique pour les pays pauvres et les pays en
développement où il existe un risque sérieux et bien réel de voir les budgets
alloués au secteur social réaffecter à d’autres secteurs au nom de la sécurité
et de la contre-insurrection. À ce titre, les huit Objectifs du millénaire pour
le développement qui répondent à la question complexe de la pauvreté
et du genre sont au cœur de l’existence même des êtres humains en tant
qu’espèce, abstraction faite des classes sociales, de la caste, de la couleur,
des croyances religieuses et de l’appartenance ethnique. Dans cet esprit,
l’éducation primaire universelle n’est pas seulement un objectif souhaitable,
mais une nécessité pratique si les générations futures veulent survivre.
Au Népal, le taux d’inscription des garçons et des filles dans le primaire
était de 100 contre 78 en 1999. Aux niveaux du secondaire inférieur et du
secondaire, le taux d’inscription brut garçons-filles (le TIB garçons-filles)
était respectivement de 71 et de 65 %. Le taux de 1999 relatif aux différents niveaux scolaires montre de nettes améliorations de l’accès des filles
à la scolarisation. Au niveau du primaire, le TIB garçons-filles a augmenté
de 2 % par an. Au niveau du secondaire inférieur, le TIB garçons-filles a
progressé de 3 %. Pour ce qui est de la réussite des études, le « taux d’obtention de diplôme » au niveau du primaire atteint 63,5 % pour les garçons,
alors qu’il n’est que de 45,6 % pour les filles1. Néanmoins, étant donné
cette évolution, il est peu probable que le Népal atteigne la parité du TIB
garçons-filles dans le primaire en 2005. Au niveau du secondaire, il est
également peu probable qu’il parvienne à une telle parité en 20052.
100
Pourcentage filles-garçons
dans l’enseignement primaire
(taux d’inscription brut)
100
80
60
41
71
40
Ligne supérieure : projection
du taux de progression nécessaire
pour atteindre l’objectif de l’EPT.
Ligne inférieure : progression réelle.
20
0
1990
1990
2000
1. Ministère de l’Éducation, 1999.
2. Progress Report 2002, Millennium Development Goals, Nepal, p. 20.
172
2005
Alphabétisation, éducation et autonomisation des femmes
Indicateurs
Pourcentage filles-garçons dans l’enseignement
primaire (taux d’inscription brut)
19 90
2000
2015
56*
78** (1999)
100
Pourcentage filles-garçons dans l’enseignement
secondaire inférieur (taux d’inscription brut)
41*
71** (1999)
100
Pourcentage filles-garçons dans l’enseignement
secondaire supérieur (taux d’inscription brut)
n.a.
65** (1999)
100
* Ministère de l’Éducation, 1990.
** Ministère de l’Éducation, Statistiques de l’éducation en fonction des niveaux scolaires au Népal, 1999.
Depuis la Conférence mondiale de Jomtien sur l’Éducation pour tous (EPT)
en 1990, le Népal a résolument entrepris de répondre à ses engagements en
matière d’EPT en s’attachant prioritairement à l’éducation de base et
primaire, et il est en passe de finaliser le Plan d’action national, inspiré du
Cadre d’action de Dakar, afin de réaliser l’Éducation pour tous d’ici à 2015
et l’éducation primaire universelle d’ici à 2005.
Une des grandes mesures prises par le Ministère de l’Éducation a été
le 7e Amendement à la Loi sur l’éducation, qui prévoit le transfert de la
gestion centrale des écoles primaires publiques au niveau des communautés elles-mêmes, parallèlement aux collectivités territoriales. Le Plan
d’action immédiat du Gouvernement du Népal prévoyait de transférer à
la communauté la responsabilité de 100 écoles publiques d’ici 2002, afin
d’accélérer les réformes sur la gestion efficace des ressources publiques,
la hiérarchisation des projets et programmes de développement et l’amélioration de la responsabilité comme de la qualité de la prestation
des services publics. L’impact de la politique générale du programme
soutenu par le PNUD — le Programme d’éducation primaire au sein de
la communauté (COPE) — a manifestement prouvé l’efficacité du transfert
de responsabilité au niveau local quant à la gestion des écoles primaires,
ainsi que de la décentralisation de l’enseignement primaire, de la planification et de la gestion au niveau des collectivités territoriales et de
la communauté1.
1. A Study on Devolution of Primary Education in Nepal
(Étude sur la décentralisation de l’enseignement primaire au Népal), 2002.
173
Depuis sa création en avril 2000, le programme COPE vise à faire en sorte
que les filles et les enfants des communautés défavorisées bénéficient
d’un accès universel à une éducation de qualité. Il a aussi pour politique
de recruter des enseignantes locales qui ont achevé leur dixième année
d’études. Cela est en conformité avec les conférences internationales sur
l’Éducation pour tous ; avec la Plate-forme d’action de Beijing qui a défini
le droit des filles à l’éducation comme l’un des douze principaux sujets
de préoccupation ; avec le Sommet mondial sur le développement social ; et
avec la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination
à l’égard des femmes qui prévoit des mesures correctives sur le principe de
l’égalité substantielle. Au niveau du pays, l’article 257 de la Loi de 1999
sur l’autonomie gouvernementale locale accorde aux collectivités territoriales le pouvoir de créer des unités fonctionnelles de secteur en matière
entre autres d’éducation, de santé et de gestion des ressources naturelles.
En conséquence, grâce à la participation active des collectivités territoriales
concernées (CT), le COPE a adopté les organismes communautaires (OC)
déjà mobilisés par d’autres programmes du PNUD et, lorsque cela n’a pas
été le cas, il a établi un partenariat avec des OC ayant fait leurs preuves
et auxquels d’autres ONG ou donateurs avaient fait appel pour diriger
des écoles communautaires.
Grâce à la participation des CT et des OC, la stratégie du COPE a réussi
à établir des écoles dans des zones insuffisamment desservies et à cibler
les filles ainsi que les enfants pauvres et défavorisés qui, sinon, ont tendance
à demeurer en marge de toute scolarisation, à cause d’écoles trop éloignées
ou d’autres facteurs socioéconomiques. Cette stratégie a permis d’atteindre
les enfants qu’on avait du mal à atteindre autrement. À l’heure actuelle,
dans la plupart des villages du COPE, presque tous les enfants âgés de six
à huit ans vont à une école du COPE.
Envisagé suivant une approche axée sur les droits, ce programme fonctionne selon les principes d’une bonne gestion :
• Déconcentration, délocalisation et transfert de l’autorité centrale au
niveau des organismes communautaires.
• Gestion des ressources humaines, financières et immatérielles.
174
Alphabétisation, éducation et autonomisation des femmes
• Suivi et évaluation des résultats scolaires des élèves et de la qualité
professionnelle des enseignants.
• Responsabilité en matière de motivation, de mobilisation et de renforcement des capacités des collectivités territoriales et des organismes.
• Légitimité, transparence, participation et responsabilité à mettre en
œuvre par les CT et les OC.
Les caractéristiques de ce programme novateur sont les suivantes :
1. Les OC elles-mêmes mettent en place des comités de gestion des écoles
(CGE) dont les 7 à 9 membres sont élus parmi les membres des OC.
Deux de ces membres doivent obligatoirement être des femmes issues
des groupes défavorisés. De 2 à 7 OC se regroupent pour former
des écoles du COPE.
Leurs responsabilités :
• Les CGE sont responsables de la gestion administrative et financière,
de l’entretien, notamment des locaux et des bâtiments scolaires ainsi que
de la mobilisation des ressources des écoles.
• Ils sont aussi chargés du recrutement, de la promotion ou de l’annulation
des services des enseignants.
• Ils sont donc également responsables du suivi et de l’évaluation des
prestations des enseignants, veillant ainsi à la qualité de l’enseignement
dispensé aux élèves.
• Les CGE sont aussi chargés d’entretenir avec les CT concernées et
en toutes circonstances des liens horizontaux et verticaux adéquats afin
d’engranger un soutien, un conseil fournissant un retour d’informations
sur l’expérience de scolarisation décentralisée et d’autres écoles de
la région.
2. L’organisation de l’administration locale ainsi que le Bureau de l’éducation du district (BED) ont soutenu cette éducation primaire décentralisée
en signant les termes du partenariat avec le COPE. Cela comprend :
175
(i) La coordination et le soutien aux écoles du COPE par la mise à la
disposition d’un appui technique destiné à la formation des enseignants,
le suivi et l’évaluation des prestations des enseignants ; et (ii) l’allocation
d’un budget et d’un terrain pour l’éducation primaire décentralisée,
suivant les recommandations des CGE.
3. La préparation de Profils de l’enseignement primaire du district (PEPD)
et de Profils de l’enseignement primaire du village (PEPV). Les districts
du COPE disposent maintenant d’une base de données informatisées sur
les écoles primaires de base et les profils des élèves et des enseignants.
La base de données démographiques et socioéconomiques sur les zones
de recrutement scolaire a permis aux collectivités territoriales
d’implanter des écoles du COPE dans des zones trop mal ou trop peu
desservies et elle présidera à l’élaboration des futurs projets de l’EPU
dans les villages et les localités couverts par le COPE.
4. La création de fonds de dotation scolaire destinés au fonctionnement des
écoles du COPE. Il s’agit là d’un des aspects les plus positifs du COPE,
qui a assuré la viabilité des écoles du COPE. Un grand nombre d’écoles
primaires rurales employant des enseignants et financées par l’État ainsi
que par les CT ont récemment souffert du retrait par l’administration
centrale des subventions affectées à ces écoles, au titre de la réorientation des ressources en vue de la lutte contre l’insurrection. Les filles
et les enfants pauvres ont été les premiers à devoir quitter l’école suite
à l’instauration de frais de scolarité.
Pour résumer, les écoles du COPE ont eu un très large écho. Les parents
dont les enfants vont dans ces écoles paient une somme symbolique de 5 à
25 roupies par mois, en fonction de leurs moyens, contribuant de la sorte
au partage des coûts et participant ensemble à l’éducation de leurs enfants.
La preuve est ainsi donnée que la communauté participe à la qualité
et à l’égalité en matière d’éducation. Particuliers et travailleurs sociaux ont
donné du terrain et de l’argent pour ces écoles, sans compter des membres
du Parlement. Les écoles du COPE font l’objet d’une demande de jour
en jour croissante car ce sont des enseignantes qualifiées et formées qui
composent le personnel de tous ces établissements. Non seulement cela
176
Alphabétisation, éducation et autonomisation des femmes
motive les autres filles de la région à faire des études secondaires, mais
on voit aussi apparaître des soupirants assidus qui cherchent à épouser
une enseignante du COPE de leur village, puisque à leurs yeux être assimilé
aux enseignantes du COPE est prestigieux. Dans le même temps, ces enseignantes deviennent, en tant qu’agents du changement, de vrais modèles
pour leurs élèves aussi.
Le COPE a également mis en évidence certaines évolutions radicales sur
le plan scolaire et pédagogique. La violence n’a pas sa place dans les écoles
du COPE. Apprendre n’y est pas seulement un jeu, mais ce qui permet aussi
d’étudier la magie des mots et des connaissances. Les évaluations répétées
se sont traduites par des mesures correctives prises en temps voulu, et le
taux d’avancement est de 100 %. Le calendrier et les horaires scolaires
suivent la norme nationale, mais on procède localement à des aménagements en fonction des besoins et des particularités, en fixant des journées
et des horaires scolaires spécifiques. Un tel résultat a été possible grâce aux
décisions prises localement en accord avec les CGE, les CT et les BED.
L’évaluation des genres dans l’éducation népalaise qui a été entreprise par
le PNUD en 2001 signale que, dans l’ensemble, les programmes d’éducation
de niveau scolaire tiennent bien compte des problèmes de sexospécificité
(par exemple le faible taux d’inscription des filles, les écarts entre les genres,
les taux d’abandon élevés) et tentent d’y remédier. Aujourd’hui, seul 1 %
environ du budget total de l’éducation, soit 13 % du budget national total,
est consacré à des programmes destinés aux femmes ou aux filles. Cela ne
reflète nullement les disparités actuelles entre hommes et femmes en matière
d’éducation. L’évaluation constate aussi que les responsables de la mise
n place du programme/projet sont surtout des hommes. Bien qu’ils soient
en général conscients des problèmes propres aux femmes et qu’ils aient
des idées progressistes en matière de genre, ils n’ont pas les connaissances
ou les qualifications leur permettant d’intégrer la dimension sexospécifique
dans leurs programmes/projets.
Les problèmes que pose la réalisation des Objectifs du millénaire pour
le développement sont multiples, mais ne sont pas insurmontables. Ainsi,
toute stratégie visant à libérer le « pouvoir intérieur » des pauvres doit
177
s’attacher aux filles et aux femmes afin d’éliminer l’inégalité et la discrimination entre les genres. Une telle stratégie ignore le cloisonnement entre
classes sociales, castes, croyances, couleurs, appartenances ethniques et
langues, et elle signifie que le développement ne saurait être envisagé indépendamment du reste. Elle doit faire face à l’interdépendance des problèmes
de genre entre les divers secteurs, dans la mesure où la Constitution garantit
l’égalité de tous sans aucune discrimination. L’éducation doit aller de pair
avec l’autonomisation et doit donner aux filles et aux femmes la liberté
d’apprendre, de choisir, de prendre des décisions et de chercher la vérité
sans être l’objet de pressions destinées à les voir se conformer ou adhérer
à des orientations idéologiques ou politiques. Car, sinon, à quoi bon
l’éducation, si la moitié de la population est incapable de lire les dispositions de la Constitution et se voit refuser le droit de vivre en toute égalité,
dignité et liberté ?
178
Le débat en cours
C. Robinson
Les documents qui précèdent prouvent que l’alphabétisation est un concept
multi-dimensionnel et ils montrent à quel point la compréhension de la
place qu’elle occupe dans la société dépend de l’angle d’approche de chaque
intervenant. Cette constatation pourrait à elle seule justifier la nécessité
de relancer le débat sur l’alphabétisation, afin que plusieurs points de vue
s’enrichissent les uns les autres et contribuent à la mise en œuvre d’une
alphabétisation mieux conçue et plus efficace. Parallèlement, d’autres
raisons décisives font que nous devrions veiller à ce que le débat sur l’alphabétisation soit relancé. Dimension de la pratique de la communication,
l’alphabétisation structure l’évolution sociale et se voit structurée par elle.
Au fur et à mesure de l’évolution des aspects sociaux, il conviendra de
repenser l’utilisation, la signification et le rôle de l’alphabétisation, de revoir
ses pratiques et de réétudier ses méthodes.
Ce qui suit est un résumé du débat suscité par la prise en compte des
questions qui ont été soulevées dans les documents précédents. Au lieu de
proposer des solutions ou de donner des réponses, ce débat traduit le genre
de questions que nous devons continuer à poser si l’on veut que l’alphabétisation soit un outil de communication pertinent, intégré à la vie
quotidienne des individus et ce dans différents contextes. Les huit points
qui suivent sont essentiels au développement de nouvelles approches de
l’alphabétisation et ils se solderont par de nouvelles perspectives et de
nouveaux problèmes. Les huit questions sont les suivantes (l’ordre ou la
nature de ces questions ne traduit en rien une quelconque priorité ou un
statut particulier) :
• Théorie et pratique de l’alphabétisation
• Alphabétisation et conceptions de la liberté
• Alphabétisation et technologies de l’information et de la communication
(TIC)
• Alphabétisation et genre
• Alphabétisation dans le contexte de l’Education pour tous (EPT) et
partenariats
Alphabétisation
et langue
•
Alphabétisation
et communauté
•
• Politique et politiques de l’alphabétisation
181
1. Théorie et pratique de l’alphabétisation
La littérature récente sur l’alphabétisation a mis l’accent sur des « alphabétisations » plurielles plutôt que sur un concept unique d’alphabétisation.
Cela s’est accompagné du rejet de la dichotomie entre alphabétisation
et analphabétisme, pour encourager une analyse plus affinée sur la manière
dont les populations utilisent les différentes formes d’alphabétisation.
Par conséquent, on se garde d’employer les termes « analphabètes »
ou « analphabétisme », lesquels définissent les personnes par ce qui
leur fait défaut et s’accompagnent des connotations péjoratives telles
que « ignorant », « arriéré » ou « sous-développé ». Définir une norme
« d’alphabétisation » revient à condamner les autres comme anormales,
pitoyables ou exotiques. Ce modèle de déficit qui appartient au discours
dominant sur l’alphabétisation empêche la réussite des pratiques mêmes
qu’il est censé promouvoir. En taxant les autres d’« analphabètes »,
les agences d’alphabétisation sapent les bases des connaissances actuelles,
de l’expérience vécue et de la culture locale sur lesquelles les pratiques
d’alphabétisation doivent s’appuyer, si elles veulent être efficaces et utiles.
Convaincus de la nécessité de l’alphabétisation et de l’absence de quoi que
ce soit qui s’en approche, les fournisseurs de services d’alphabétisation
agissent d’une manière condescendante, en soutenant que les connaissances
transmises par l’alphabétisation auront plus de valeur que celles que
les apprenants possèdent déjà. S’il est probablement nécessaire d’aborder
d’une manière ou d’une autre l’accès relatif aux pratiques de communication écrites, la dichotomie inhérente à la désignation « alphabète/analphabète » oriente vers de mauvaises pistes et dissimule les questions qu’il
convient de se poser dans le cadre de la planification d’un travail d’alphabétisation.
L’alphabétisation en tant que pratique sociale a attiré l’attention sur
ses utilisations dans différents contextes. La nature plurielle des alphabétisations est notamment liée à une diversité de contextes, d’objectifs,
de langues, d’écritures, de modes et de moyens d’acquisition. Les individus
peuvent être amenés à utiliser différentes alphabétisations dans leur vie
quotidienne, à mesure que différents besoins apparaissent en fonction
d’une diversité et d’une multiplicité de circonstances.
182
Le débat en cours
Cette conception des alphabétisations a mis en lumière la dimension politique de l’alphabétisation — en tant qu’élément de la construction, de
l’imposition et du maintien du pouvoir. Elle a également montré les diverses
manières par lesquelles on a recours à l’alphabétisation pour construire
une identité individuelle ou communautaire, pour organiser la vie et pour
traduire les connaissances et l’héritage culturel. Qui plus est, ces approches
ont expliqué comment les alphabétisations, en tant que phénomènes sociétaux, influencent nos vies, quel que soit le degré personnel d’utilisation de
l’alphabétisation ou, plus généralement parlant, quel que soit notre engagement par rapport à l’écrit. Il semble donc que la nature de l’alphabétisation
soit plus liée à des utilisations sociales qu’à des compétences individuelles.
Pour ceux qui participent à la promotion de l’alphabétisation, ces notions
sont primordiales, dans la mesure où elles mettent d’abord l’accent sur
le contexte social au sens large avant de s’intéresser à la façon dont l’alphabétisation pourrait être acquise ou ne serait-ce qu’au fait de savoir si elle
peut s’acquérir. Il s’ensuit que les questions liées à la langue, aux grandes
pratiques de communication et au contexte historique deviennent des questions d’alphabétisation — ayant des répercussions évidentes sur la promotion de l’alphabétisation, par exemple parmi les groupes minoritaires et
autochtones.
Ces théories de l’alphabétisation ont peu abordé sur le plan pratique
la promotion de l’alphabétisation et l’acquisition de l’alphabétisation. Si
l’alphabétisation est considérée comme une donnée fondamentale du droit à
l’éducation et si de nombreux partisans des « alphabétisations » s’attachent
à optimiser l’usage des alphabétisations dans un large éventail de communautés, un décalage persiste entre la théorie et la pratique. Peut-être le débat
sur les questions traitées ci-dessous permettra-t-il de l’expliquer, car c’est en
confrontant la théorie de l’alphabétisation avec le tissu des réalités sociales
que ces approches seront ou non validées.
2. L’alphabétisation et les conceptions de la liberté
L’alphabétisation se conçoit dans un contexte particulier — mais cela
vaut-il pour la liberté ? Les définitions universelles de la liberté abondent
183
dans les documents et les déclarations internationaux, mais rien de tout cela
ne garantit une liberté particulière à un groupe de personnes en particulier.
La liberté, à l’instar de l’alphabétisation, est vécue (ou ne l’est pas),
et elle est souvent définie dans les faits par les « non-libertés » spécifiques,
pour reprendre l’expression de Sen, que les personnes subissent dans leur
vie quotidienne. Les liens entre alphabétisation et liberté dépendent de
la manière dont l’alphabétisation permet aux populations de s’attaquer aux
non-libertés et de les transformer dans leurs vies, ou du fait que l’alphabétisation détient ou non ce pouvoir. Des aspects passionnants et complémentaires entretenus par ces relations sont mis en lumière dans le débat ; ils ne
se contredisent pas, mais ils mettent en évidence diverses lignes de force qui
trouvent leur origine dans des situations différentes. Ces relations doivent
être comprises dans le contexte de sociétés et de cultures particulières.
L’exemple de la Palestine montre combien la liberté peut dépendre de la peur
de s’exprimer. À elles seules, l’alphabétisation et l’éducation ne débouchent
pas sur la liberté et sont en fait dominées par les mêmes forces qui limitent la
liberté de parole. Par conséquent, l’alphabétisation n’est pas toujours source
de liberté car elle peut être au service des puissants et du pouvoir. Ce genre
d’alphabétisation réduit souvent au silence les populations en raison du
pouvoir écrasant des spécialistes et des institutions. Comment pouvons-nous
être aussi libres que possible à partir de ce discours englobant et comment
pouvons-nous découvrir de nouveaux espaces d’expression ?
Les femmes du Népal lancent un cri de liberté face à l’injustice, la discrimination, l’inégalité et l’exploitation — autant de « non-libertés » qui sont
enracinées dans les structures sociales et nationales. Dans un tel contexte,
certains types d’alphabétisation peuvent ouvrir des possibilités qui leur
permettent de s’affirmer, d’entrer en contact avec l’administration ou avec
d’autres institutions pour leur propre compte, de comprendre non seulement pourquoi les choses sont comme elles sont mais aussi comment les
faire évoluer. L’alphabétisation suffira-t-elle pour y parvenir ? À elle seule,
l’alphabétisation n’en aura pas les moyens, mais elle peut accompagner et
soutenir des étapes destinées à accroître la confiance en soi ainsi que l’initiative collective qui sont nécessaires pour commencer à modifier des relations
basées sur l’oppression.
184
Le débat en cours
En Érythrée, la liberté se traduit surtout pour les agences de développement
de l’État par la participation des citoyens à la société. Au-delà de la participation symbolique des populations locales aux efforts de développement
des pouvoirs publics ou d’autres personnes, cette participation importante
permet de s’exprimer et d’agir sur les réalités locales et en matière
de culture. L’alphabétisation dispensée dans les langues des populations
n’est pas seulement un outil d’apprentissage ainsi que le médium le plus
accessible (bien qu’il ne soit pas toujours facilement disponible), mais
elle met aussi en valeur l’identité locale des populations comme elle leur
permet de mieux comprendre ce qu’elles sont.
Pour les peuples autochtones de l’Équateur, la liberté est liée à la possibilité
d’être pleinement eux-mêmes. Les relations structurelles et institutionnalisées les contraignent toujours à subir ce qui doit être fait aux yeux d’autrui,
les connaissances d’autrui ainsi que la perception du monde d’autrui.
À partir de quel moment ceux qui sont au pouvoir et ceux qui détiennent
un pouvoir commenceront-ils à apprendre les expériences et les connaissances des peuples autochtones au lieu, toujours, du contraire ? La liberté
ne verra le jour que lorsque leur langue et leur culture seront reconnues.
L’alphabétisation dans les langues autochtones et les alphabétisations
plurilingues pour tous et pas seulement pour les peuples autochtones sont
en ce sens à la fois une étape et un symbole fort.
Dans les communautés rurales en Inde, la liberté marque un
changement dans les relations structurelles qui les maintiennent dans
un état de marginalisation, les privent de perspectives et les assujettissent
aux puissants et aux riches. Aucune communauté ne vit comme une île
isolée, en particulier à l’âge de la mondialisation. Il n’empêche que
chaque communauté dispose de connaissances, de richesses culturelles
et de traditions qui lui sont inhérentes. L’alphabétisation et les alphabétisations plurilingues sont un moyen parmi tant d’autres d’autonomisation, à envisager comme un changement dans les relations structurelles
et politiques, une position à partir de laquelle il est possible
d’affirmer ses droits. Dans cette optique, l’alphabétisation est liée
à la connaissance — à la découverte du sens à l’échelle locale comme
mondiale.
185
Dans la perspective du Royaume-Uni et compte tenu du discours occidental
dominant, l’alphabétisation pose des problèmes de pouvoir — qui se
traduisent au niveau de la langue, des relations entre les genres et de bien
d’autres façons. L’alphabétisation peut fonctionner comme un moyen
d’autonomisation quand elle débarrasse les esprits des idéologies dominantes. Quels que soient les non-libertés et le lieu où l’alphabétisation peut
être un moyen de les transformer, la méthode doit avant tout tabler sur
le respect des populations concernées.
3. Alphabétisation et technologies
de l’information et de la communication (TIC)
Si les technologies de l’information et de la communication (TIC) peuvent
jouer un rôle libérateur — communications instantanées dans le monde
entier ; diffusion rapide de matériel écrit, visuel et audio ; accès à d’innombrables informations ; production accrue de documents ; stockage et gestion
de grandes quantités de données ; instruments de calcul et de conception
graphique rapides ; moyen d’exprimer sa personnalité ou des idées
dans les délais les plus brefs ; supports flexibles de transmission de textes,
d’images ou de sons. Mais cela ne concerne pas tout le monde. L’électricité,
les lignes téléphoniques, les ordinateurs, sans compter la formation et
l’aide nécessaires — ainsi que les moyens financiers pour les acquérir —
sont les conditions essentielles de l’utilisation des TIC… et donc de
l’ALPHABÉTISATION !
L’utilisation efficace des TIC requiert une certaine forme d’alphabétisation
— ainsi, la lecture et la compréhension des signes alphanumériques et celles
d’images et d’icônes petites ou grandes. Elle exige la maîtrise d’un clavier
et la connaissance du fonctionnement des programmes informatiques.
Elle nécessite souvent la connaissance d’une langue dominante qui n’est pas
la vôtre. Elle fait appel à des concepts et à des connaissances qui permettent
d’interpréter les informations d’une manière pertinente. Ce genre d’alphabétisation est peut-être différent des autres types d’alphabétisation utilisés
par un individu ou une communauté et, le cas échéant, s’ajoute à eux.
Passer d’une culture non écrite à une culture écrite est une question
d’identité et de positionnement dans la société. On peut être producteur
ou consommateur d’informations par le biais de l’ordinateur, voire les
186
Le débat en cours
deux — ce qui, quoi qu’il en soit, pose un vrai problème à la planification
des programmes.
De nouvelles formes d’alphabétisation et « d’analphabétismes » découlent
de la révolution technologique, qui a ouvert de nouveaux horizons et
de grandes perspectives. Dans le même temps, le fait que les TIC tendent
à centraliser et à promouvoir l’uniformité donne un caractère d’urgence
et de défi à la promotion de la diversité. Comme pour l’alphabétisation
elle-même ou en fait pour toute forme d’éducation, les TIC peuvent
servir à libérer ou à opprimer, pour reprendre la terminologie de Paulo
Freire. Les plans qui prônent l’utilisation d’aides technologiques dans
le travail d’alphabétisation doivent tenir compte de toute la gamme des
technologies, de manière à sélectionner celle qui sera la plus appropriée
à une situation particulière. Ces technologies comprennent la radio,
la télévision, l’audiovisuel, les bandes vidéo et audio, en plus des ordinateurs et de l’Internet. Le crayon et le papier occuperont encore une place
centrale dans les pratiques d’alphabétisation. Quelles que soient les
technologies choisies, la façon dont on les utilisera sera un élément décisif
pour déterminer dans quelle mesure elles seront utiles, appropriées et
pertinentes.
On parle beaucoup de la fracture numérique, mais la dimension de l’alphabétisation n’est pas mise en évidence dans le débat. L’intérêt que suscitent
les possibilités offertes par les TIC dissimule souvent les problèmes liés à
certains contextes. Ainsi, on comprend souvent très mal comment l’alphabétisation peut s’adapter à d’autres pratiques de communication et moins
encore comment l’alphabétisation informatique peut le faire. Cela soulève
d’autres problèmes liés à l’utilisation de l’alphabétisation et des TIC
en matière d’expression de sa personnalité, de validation et d’utilisation
des connaissances locales ainsi que du pouvoir des connaissances d’autres
populations, sans parler de leur confrontation. Les questions que pose l’utilisation de l’écriture et du langage dans le cadre de la communication
électronique et sur l’écran sont également souvent négligées dans la course
éperdue pour rendre les TIC accessibles. Il faut de toute urgence des méthodologies qui permettent de planifier l’utilisation des connaissances locales
sous une forme numérique, en cherchant sérieusement à savoir quelles
187
langues un tel matériel devrait utiliser et comment le contenu devrait être
déterminé. Il faudra pour cela former des formateurs en gestion de
contenu ; cela sera peut-être plus délicat qu’il ne semble au premier abord,
étant donné que les enseignants et les formateurs actuels hésitent souvent
à utiliser de nouvelles technologies.
De quelle manière les TIC peuvent-elles renforcer le processus d’alphabétisation ? Nous disposons de peu de modèles et il serait fort utile de diffuser
des informations sur des utilisations réussies des TIC dans le travail
d’alphabétisation, lesquelles donneraient un aperçu sur différents environnements et groupes d’apprenants.
L’utilisation des TIC soulève des questions fondamentales en matière
de société et de développement, et notamment celles-ci : qui est détenteur
du savoir ? ; qui est détenteur de la langue ?, qui est détenteur de
la culture ? ; et qui est détenteur de l’avenir ? La nature et l’utilisation
de l’alphabétisation/des alphabétisations plongent au cœur de ces questions.
L’apprenant ne devrait pas être placé devant un fait accompli, mais
il faudrait plutôt lui donner les moyens pour comprendre et évaluer dans
quelle mesure les TIC et les formes d’alphabétisations qu’elles induisent
amélioreront sa vie et sa contribution à la société. Il importe qu’en matière
de TIC les personnes soient en mesure de faire un choix en connaissance
de cause, notamment parce que les cultures orales et écrites se voient transformées par les TIC. Dans le débat en cours, certaines questions essentielles
doivent encore être abordées, par exemple :
• Comment les programmes d’alphabétisation peuvent-ils intervenir
le plus efficacement possible pour faire en sorte que de très nombreuses
personnes ne restent pas en marge des libertés et des perspectives
nouvelles ?
• Peut-on éviter d’imposer par les TIC les connaissances d’autres populations à des populations réduites et vulnérables, comme les minorités
et les peuples autochtones ?
• Qu’avons-nous appris des liens entre l’alphabétisation et la capacité
des populations à communiquer par d’autres moyens ?
188
Le débat en cours
4. Alphabétisation et genre
Si les deux tiers des non alphabétisés étaient des hommes, serions-nous
confrontés aux défis qui nous occupent ? Nombreux sont ceux qui affirment aujourd’hui que l’analphabétisme est peut-être un phénomène
typiquement féminin — deux tiers de ceux qui n’ont pas accès à l’alphabétisation étant des femmes. Cette situation ne semble guère évoluer, malgré
le fait que l’investissement dans l’éducation féminine soit l’un des facteurs
les plus décisifs en matière de développement. Cet état de fait va de pair
avec bien d’autres aspects propres au handicap et à l’inégalité des femmes
— absence de revenus, surmenage, faible participation aux prises de décision dans la famille ou la communauté, mauvais traitements et violences,
et ainsi de suite. Le fait que les femmes soient privées de l’alphabétisation
est l’une des nombreuses façons dont elles sont marginalisées. Pourquoi
faut-il tant de temps pour s’attaquer à ce problème ?
Beaucoup comprennent les bénéfices de l’alphabétisation des femmes —
des études de cas démontrent les bénéfices qu’elles-mêmes en retirent ainsi
que leur famille, leurs enfants et la communauté. Les effets positifs
se répercutent dans bien des domaines, notamment l’enrichissement et
le développement personnels, la santé, les revenus, les soins aux enfants,
la scolarisation des filles. Cela étant, la compréhension de ces bénéfices
ne s’est pas traduite par des efforts systématiques et proportionnés pour
changer cet état de fait. Les femmes participent en grand nombre à certains
programmes d’alphabétisation, mais pas à d’autres, notamment là où
le taux général d’alphabétisation (femmes et hommes) est faible. L’un dans
l’autre, pour ce qui est des possibilités et des ressources, la part du lion
revient aux hommes.
Quelles sont les approches de l’alphabétisation qui seront les plus efficaces
pour aider les femmes à acquérir une plus grande liberté ? L’objectif habituel de l’alphabétisation est l’autonomie de l’individu, en partant cependant
du principe que la communication écrite est un moyen d’y parvenir, alors
que l’autonomisation fait également appel au développement de l’expression orale et aux connaissances que les femmes possèdent déjà. Il faut intégrer cette donnée dans le travail d’alphabétisation auprès des femmes —
pour que ces dernières fassent entendre leur voix au sein de leur famille,
189
de leur communauté et de la société tout entière, l’expression tant orale
qu’écrite sera nécessaire.
La valeur de l’alphabétisation se mesure uniquement par ce qu’elle permet
aux individus de réaliser, et c’est pourquoi la promotion de l’alphabétisation doit être liée à des sujets qui sont en rapport avec la vie des femmes.
On parviendra mieux à maîtriser les contenus de l’alphabétisation là où
les femmes suivent dans le même temps une autre formation rémunératrice,
qu’elle soit liée à l’agriculture et à des activités rémunératrices, à la vie
de famille et à la santé, à la participation communautaire ou encore à
l’expression culturelle ou religieuse. En outre, les activités et les problèmes
quotidiens des femmes vont déterminer les conditions qui leur permettront
de suivre un enseignement — le moment, le lieu, la durée, les groupes
et ainsi de suite. Il faut accorder une place particulière aux questions
de langue et de culture en matière d’alphabétisation des femmes ; étant
donné qu’elles voyagent souvent moins et sont moins en contact avec
les langues nationales ou officielles, il est essentiel d’utiliser la langue locale
au cours de la phase d’initiation à l’alphabétisation, tout en leur donnant
la possibilité d’avoir accès à d’autres langues dans le cadre de la poursuite
du programme.
L’accès insuffisant à l’alphabétisation est symptomatique des relations entre
les genres à l’échelle des sociétés. Si l’alphabétisation peut être un instrument permettant d’offrir des chances égales aux femmes, dans de nombreux
cas elle ne jouera pas ce rôle sauf si l’on parvient à un meilleur équilibre
dans les relations entre les genres. D’où le fait que l’alphabétisation
des femmes nécessite une meilleure compréhension des relations entre
les genres et une détermination plus forte à les faire évoluer. Cela
nécessitera certainement un changement des attitudes et des comportements
sociétaux, tant au niveau individuel que collectif.
L’éducation des adultes et l’apprentissage tout au long de la vie en général
ne sont pas des questions prioritaires et le plus souvent bénéficient de peu
de ressources. Les budgets publics alloués à l’éducation des adultes sont
infimes par rapport aux budgets de l’enseignement scolaire. Autant dire que
les femmes ont encore moins de chances en tant qu’adultes d’avoir accès
190
Le débat en cours
à l’alphabétisation et à l’éducation — les possibilités réservées aux adultes
étant moindres et celles qui existent leur étant moins accessibles. La part
de l’alphabétisation féminine évoluera peu, si l’éducation des adultes reste
si limitée.
5. Alphabétisation dans le contexte de l’Éducation pour tous (EPT)
L’EPT est le cadre général mondial pour multiplier les possibilités éducatives, et son mode de fonctionnement fondamental est le partenariat.
Le programme de l’EPT n’a pas seulement comme objectif spécifique l’éducation des adultes, mais il suppose des niveaux accrus d’alphabétisation
pour chacun de ses six objectifs. Le Cadre d’action de Dakar a fortement
encouragé le développement de grands partenariats, en mettant particulièrement l’accent sur la participation de la société civile à tous les aspects
de l’EPT. C’est dans le domaine de l’alphabétisation des adultes que cette
participation s’avère la plus nécessaire et la plus manifeste.
Il serait faux de limiter l’action en faveur de l’alphabétisation à l’objectif
de l’EPT visant à augmenter de 50 % les niveaux d’alphabétisation d’ici à
2015. TOUS les objectifs de Dakar supposent la promotion de l’alphabétisation — que ce soit au niveau de l’enseignement primaire pour les enfants
ou d’une éducation primaire de qualité, en tant que compétence utile
dans la vie quotidienne, en tant qu’élément de l’égalité entre les genres dans
l’éducation ou en tant qu’élément essentiel d’un enseignement de qualité.
L’alphabétisation est un outil d’apprentissage de base — qu’il s’agisse
des pays en développement ou des pays industrialisés, elle est décisive pour
accéder à l’éducation et pour tirer le meilleur parti de ces possibilités.
C’est dans cette perspective que les Nations Unies ont proclamé la Décennie
pour l’alphabétisation (2003-2012).
L’alphabétisation devrait donc être prioritaire dans le programme de
l’EPT… mais est-ce bien le cas ? Élément a priori essentiel, l’alphabétisation
des adultes se voit en fait reléguée au rang d’un problème secondaire, loin
derrière la promotion de l’enseignement primaire. Cette situation s’est déjà
présentée au cours des dix années qui ont suivi Jomtien et elle se représente
aujourd’hui. Jusqu’ici, les partenaires financiers de l’EPT n’ont guère tenu
compte des pressions leur demandant de s’intéresser davantage aux
191
Analphabétisme : un phénomène typiquement féminin ?
Dossier réalisé par le Bureau de la planification stratégique, UNESCO
Les faits : un cri d’alarme
• Deux tiers des 862 millions d’analphabètes qu’enregistre le monde sont des femmes.
• 70 % des pauvres dans le monde sont des femmes.
• 113 millions d’enfants en âge d’entrer à l’école primaire sont privés de leur droit à l’éducation.
Près des deux tiers d’entre eux sont des filles.
• Il y a moins de filles que de garçons qui terminent leurs études primaires. À l’âge de 18 ans,
les filles comptent en moyenne 4,4 années d’études de moins que les garçons.
La multiplicité des facteurs
• Beaucoup de communautés pauvres pensent que l’investissement dans l’éducation
des femmes et des filles n’est pas rentable. Dans beaucoup de sociétés patriarcales,
les femmes et les filles sont privées de leurs droits humains fondamentaux et, parmi eux,
du droit à l’éducation.
• Dans de nombreux pays, les filles sont censées participer dès leur plus jeune âge aux tâches
domestiques, ce qui les empêche de suivre une scolarité formelle.
• Dans certains pays, on considère qu’il n’est pas essentiel d’autonomiser les femmes
par l’éducation et que c’est parfois contraire au rôle qui leur est demandé.
Les objectifs stratégiques de l’éducation
• Assurer l’égalité de l’accès à l’éducation.
• Faire disparaître l’analphabétisme parmi les femmes.
• Développer une éducation et une formation non discriminatoires.
• Promouvoir l’éducation et la formation permanentes à l’intention des filles et des femmes.
L’intégration d’une perspective sexospécifique
L’intégration d’une perspective sexospécifique consiste à évaluer les répercussions sur
les hommes et les femmes de toute action planifiée, notamment dans le cadre de la législation,
des politiques et des programmes, dans tous les domaines et à tous les niveaux.
La promotion d’une alphabétisation sexospécifique
• Équilibre des rôles entre les genres dans les manuels.
• Présence de modèles d’identification féminins dans tous les matériels pédagogiques.
• Alphabétisation en temps et lieux voulus.
• Recours à des femmes en tant qu’animatrices et formatrices.
• Planification de l’alphabétisation en fonction de la manière dont les femmes souhaitent
la mettre en pratique.
Le passage de l’alphabétisation aux alphabétisations
• S’adapter aux contextes sociaux, culturels et religieux.
• Rapprocher l’alphabétisation d’objectifs et d’utilisations pratiques.
• Associer l’alphabétisation au développement durable local.
• Alphabétiser dans les langues locales.
La Décennie des Nations Unies pour l’alphabétisation
Elle est l’occasion d’adopter et de mettre en œuvre une vision nouvelle de l’alphabétisation,
qui renforcera l’identité culturelle, la participation démocratique et la citoyenneté, la tolérance
et le respect envers les autres, le développement social et la paix.
Presented by Hans D’Orville
192
Le débat en cours
860 millions et plus d’adultes privés de perspectives d’alphabétisation.
La question de l’alphabétisation n’a pas été non plus considérée comme
un élément essentiel dans tout l’agenda de Dakar, soit lors des forums
mondiaux de l’EPT, soit dans l’établissement du budget des pays. La société
civile est devenue un partenaire naturel dans bien des milieux de l’EPT,
au niveau national pour certains pays ainsi qu’au niveau international.
Dans les mécanismes internationaux de l’EPT, il est nécessaire de multiplier
des alliances entre la société civile, les États du Sud intéressés et l’UNESCO
pour intervenir auprès des agences de financement afin qu’elles s’engagent
davantage, notamment sur le plan des ressources, en faveur de l’éducation
des adultes en général et des perspectives d’alphabétisation en particulier.
Les partenariats réunissant un large éventail de parties prenantes encouragent l’EPT aux niveaux local et international. Au niveau international,
les structures formelles garantissent le dialogue autour de la table entre
États, société civile et agences bilatérales et multilatérales. Au niveau
national, les forums de l’EPT font de même mais, dans de nombreux pays,
ils ne sont pas organisés ou fonctionnent mal. Tout en bas de l’échelle,
au niveau local de la communauté, toutes sortes de partenariats informels
et ponctuels sont mis sur pied ; la participation active de l’État — et non
prépondérante — est un élément essentiel pour qu’ils soient encore plus
performants. Les partenariats communautaires doivent incorporer
les structures dirigeantes locales du village.
Le travail d’alphabétisation est très efficace s’il tient compte des normes
et des finalités culturelles locales ; la conception d’un tel travail nécessite
de la transparence dans le dialogue entre les partenaires, afin que les perspectives et les idées de départ fassent l’objet d’un débat ouvert et que l’on
se mette d’accord sur des formes de coopération. Ce type de partenariat
inclusif au niveau local implique l’utilisation de la langue locale pour
la planification et pour l’alphabétisation, ainsi que celle des autres langues
utilisées, si besoin est.
6. Alphabétisation et langue
La question de la langue occupe une place centrale dans le débat — ce sur
quoi ont mis l’accent les parties prenantes, notamment au regard de la mise
193
en œuvre de la Décennie des Nations Unies pour l’alphabétisation.
Si ce problème renvoie à de nombreuses déclarations internationales,
il présente cependant à nouveau un caractère d’urgence. Le pourquoi d’une
telle situation ? On peut invoquer à ce propos deux raisons : premièrement,
l’accès à l’alphabétisation dans sa langue, souvent appelée maternelle,
est considéré non seulement comme la meilleure approche pédagogique en
matière d’alphabétisation, mais également comme un droit fondamental.
Deuxièmement, le peu d’intérêt pour la mise en application de ce droit
à grande échelle témoigne d’un problème, sinon d’une désillusion.
Des centaines de groupes minoritaires et autochtones dans le monde entier
pâtissent notamment de ce désintérêt. Au Népal, 61 groupes différents sont
encore exclus de bien des possibilités à cause de la langue — aucun effort
n’est fait pour permettre l’utilisation de leurs langues comme moyen d’éducation. Cette situation se répète sur tous les continents, où la prédominance
des langues officielles, coloniales ou nationales est considérée comme
un état des choses nécessaire et immuable, au mieux malheureux.
Rares sont les approches plurilingues, où le travail d’alphabétisation
accorde une place à l’utilisation de la langue locale et à celles d’autres
langues, mais des modèles existent et des pratiques efficaces ont été
développées. L’UNESCO a un rôle à jouer afin de promouvoir et de faciliter
de telles approches.
Un engagement ferme et sur le long terme sera nécessaire pour changer
le statu quo, en s’appuyant notamment sur la coopération pour concevoir
des alphabets et des systèmes d’écriture là où ils n’existent pas. C’est
un élément nécessaire de la réalisation du droit à l’éducation dans la langue
de chacun. La langue n’est pas seulement le moyen de communication
par excellence, mais aussi un symbole puissant de l’identité et de la culture.
Outre l’alphabétisation de base, il est par ailleurs nécessaire de rédiger
les manuels d’enseignement secondaire et de formation technique/
professionnelle dans les langues locales, afin que les connaissances ne soient
pas seulement apprises mais qu’elles soient évaluées en profondeur
et appliquées à bon escient localement.
La question de la langue va bien au-delà de l’alphabétisation — elle a trait
aux connaissances, locales et exogènes, à l’accès aux possibilités, à l’expres-
194
Le débat en cours
sion de la personnalité, à l’héritage et à l’identité culturels, aux relations
entre la communauté et les institutions, à la conduite des affaires publiques
et à la participation. Dans le travail d’alphabétisation, l’utilisation de toutes
les langues qu’une communauté parle couramment pour communiquer
est le point de départ d’une pleine compréhension au niveau local ainsi que
la base sur laquelle il est possible de construire des relations mutuelles
respectueuses au niveau mondial.
7. Alphabétisation et communauté
Une des leçons que l’on peut tirer du travail mené en matière d’alphabétisation durant les 20 dernières années est qu’il est le plus fécond quand
on prend pleinement en compte le contexte local. L’utilisation des langues
de la communauté en participe, tout comme la primauté de la communauté
locale pour ce qui est de la conception et de la prestation de modes
d’acquisition de l’alphabétisation. Cela suppose de l’espace et non l’isolement — davantage d’espace pour que les communautés puissent vivre
comme elles le souhaitent et décider de la pertinence réelle ou non
de l’alphabétisation et de son utilisation. Le point de départ a peu de
chances d’être constitué par l’alphabétisation à elle seule, mais le sera plutôt
par des thèmes pertinents ou des préoccupations sociales. La caractérisation
de ces processus comme ascendants, par opposition aux descendants,
ne fera vraisemblablement pas avancer le débat — ce dont on a besoin,
c’est d’un espace réservé à l’initiative locale, sans aucune ingérence. C’est
en prônant « plus d’interaction mais moins d’ingérence » qu’on pourra
probablement offrir davantage de perspectives permettant l’émergence de
communautés d’autoapprentissage, où l’éducation débouchera sur d’autres
activités de développement et de formation.
L’appropriation par la communauté des initiatives en matière d’alphabétisation ou d’autres activités collectives est un contrepoids décisif face au
processus inégal de la mondialisation. La solidarité, la confiance en soi
au niveau collectif, l’affirmation de l’identité peuvent être facilitées
par les alphabétisations locales, qui seront les fondements de l’affirmation
des droits et l’expression d’une participation à un tissu social plus large. À
elle seule, l’alphabétisation ne pourra parvenir à ces objectifs, mais elle peut
favoriser leur réalisation en fournissant un espace social et une possibilité
195
d’apprentissage. L’histoire récente est parsemée des ruines de programmes
d’alphabétisation inefficaces, conçus de l’extérieur et à partir des bonnes
idées de quelqu’un d’extérieur appliquées aux communautés. C’est uniquement quand la planification et la conception du travail d’alphabétisation
seront locales et flexibles, et qu’elles prendront toute la mesure des
différentes alphabétisations de l’environnement local, que l’alphabétisation deviendra alors un outil développant les possibilités collectives
et de liberté.
8. Politique et politiques
En tant que pratique sociale, l’alphabétisation a des implications politiques
— on peut y avoir recours pour prendre le pouvoir, le conserver ou
le contester. Elle peut se présenter comme un instrument pour renverser
les régimes répressifs ou non démocratiques. Comme Freire nous
l’a rappelé, elle peut être un instrument de domination et de domestication
politiques, l’opposé absolu de la liberté et de la libération. Là où une élite
politique l’a interdite, comme dans certaines régions du monde,
l’alphabétisation devient par essence l’expression de la liberté et de
la revendication politiques.
Même si ces implications politiques sont claires ou du fait même qu’elles
le soient dans certains cas, l’alphabétisation lutte pour rester une grande
priorité des programmes politiques. L’UNESCO doit avoir en partie
pour rôle de mettre l’accent sur le travail d’alphabétisation et de concevoir
des stratégies de plaidoyer, en partenariat avec d’autres, afin de soutenir
l’élan politique en faveur de l’alphabétisation. Une urgence d’autant
plus grande que la mise en œuvre du Cadre d’action de Dakar risque, après
seulement deux années, de marginaliser les possibilités d’apprentissage
pour les jeunes et les adultes extérieurs à l’école, notamment en matière
d’alphabétisation.
Un certain nombre de questions spécifiques de politique générale méritent
une attention particulière :
• La nécessité d’intégrer toutes les parties prenantes à tous les processus
du travail d’alphabétisation.
196
Le débat en cours
• La nécessité de voir l’État et la société civile assumer pleinement leur rôle
en matière d’alphabétisation, de sorte que les ONG n’aient pas seulement
à combler les lacunes de l’État.
• L’intégration à la programmation d’alphabétisation des personnes handicapées, quelle que soit la nature de leur handicap.
• La nécessité de tenir compte de la Décennie des Nations Unies pour
l’alphabétisation ainsi que d’autres initiatives, par exemple en matière
de réduction de la pauvreté et de populations autochtones.
• La nécessité de répondre aux besoins d’alphabétisation des populations
migrantes, en Europe comme ailleurs, en veillant aux questions de
langues et d’apprentissage linguistique.
Le rôle joué par l’UNESCO quant à la promotion de l’alphabétisation est
essentiel, ce qui invite donc l’UNESCO a :
• entreprendre un plaidoyer auprès des gouvernements et influencer les
structures des administrations en vue de l’alphabétisation ;
• assurer une fonction d’observateur quant au développement des politiques d’alphabétisation et à l’allocation de ressources ;
• garantir les initiatives locales (en assurant un soutien moral et en veillant
à leur qualité) ;
• établir des normes en matière de conception et d’exercice du travail
d’alphabétisation (par exemple, en ce qui concerne une planification
inclusive, l’utilisation des langues, les possibilités offertes aux femmes,
le développement équitable de l’utilisation des TIC, etc.) ;
• faciliter les relations et les partenariats entre toutes les parties
197
Recommandations 1
Ces deux derniers jours, environ 150 personnes issues d’horizons culturels
et professionnels fort différents se sont réunies pour aborder la question
de l’alphabétisation envisagée comme liberté. Lors de nos échanges, nous
avons découvert que nous étions tous résolument et concrètement attachés
à l’alphabétisation comme à un élément libérateur nous permettant de
réaliser toutes nos potentialités d’êtres humains. Nous avons eu certes des
discussions animées, mais un principe fondamental nous a toujours réunis :
l’action en faveur de l’alphabétisation doit être enracinée au niveau local
de la communauté : le choix de la langue, les décisions du programme,
la valeur et l’utilisation de l’alphabétisation — tous ces éléments doivent
trouver leur origine au niveau local, grâce au soutien d’autres organisations.
Nous proposons ces recommandations à l’UNESCO, afin d’orienter
autrement la Décennie des Nations Unies pour l’alphabétisation.
En considération de la théorie et la pratique de l’alphabétisation, nous
recommandons :
• que le rôle des gouvernements ainsi que des organisations nationales
et internationales soit d’apporter une aide et un soutien aux initiatives
locales. Nul ne devra avoir le pouvoir d’imposer son opinion aux
communautés locales. Le soutien devra inclure des ressources de toutes
sortes, notamment :
– l’allocation de fonds par les gouvernements, les organismes nationaux
et internationaux ;
– des informations et des échanges sous forme d’études de cas, d’articles
et d’expériences en provenance d’autres régions du monde. Ces informations devront être librement accessibles et non censurées, la communauté
ayant à décider de leur pertinence et de leur utilisation.
• que les peuples autochtones puissent faire clairement entendre leur voix
quant à l’élaboration des politiques d’alphabétisation, notamment
en rassemblant, lors des réunions internationales, des représentants venus
des réunions préparatoires locales.
1. Un ensemble de recommandations
a été adressé à l’UNESCO sur la planification et la mise en œuvre de la
Décennie des Nations Unies pour l’alphabétisation, faisant suite à la Table
ronde. Ces recommandations sont
présentées ici sous la forme sous
laquelle elles ont été publiquement
présentées lors de la Journée internationale de l’alphabétisation 2002.
199
• qu’une attention particulière soit toujours accordée à la langue maternelle, notamment aux langues des signes locales, dans l’esprit d’une
approche plurilingue qui permette aux communautés d’utiliser l’alphabétisation pour les autres langues dont elles peuvent avoir besoin ou
qu’elles peuvent exiger.
Au regard des possibilités prometteuses offertes par l’alphabétisation et
les technologies de l’information et de la communication (TIC), nous
recommandons à l’UNESCO de :
• favoriser et promouvoir des technologies multiples, en particulier pour
les pays en développement, en contribuant à l’utilisation appropriée des
diverses technologies (radio, vidéo, impression à bas prix, ordinateurs,
téléphones, etc.) dans le respect du contexte et des langues locaux.
• faire en sorte que les initiatives ne soient pas induites par la technologie
mais qu’elles le soient par les processus d’apprentissage et sociaux, notamment pour ce qui est des programmes d’alphabétisation qui participent
eux-mêmes d’un développement social, économique et politique plus large.
• veiller à ce que de telles initiatives s’appuient sur le respect des peuples,
de leur culture et de leur identité, notamment de leurs propres langues,
connaissances et conceptions, afin que les peuples ne se contentent
pas d’être des consommateurs mais puissent devenir des producteurs
de l’information, et ne se contentent pas d’être des bénéficiaires passifs
mais puissent devenir des citoyens actifs.
• jouer un rôle décisif dans la diffusion de l’apprentissage au moyen d’innovations constructives en matière d’alphabétisation et dans l’élaboration
de sa propre base de données.
• garder présentes à l’esprit les questions de pouvoir et d’équité à tous les
niveaux, de sorte que les initiatives ne creusent pas la fracture numérique
entre les pays ou les communautés.
Conscients de l’importance de l’alphabétisation des femmes, nous recommandons donc de :
• accorder le degré le plus élevé de priorité à l’alphabétisation comme
source de liberté pour les femmes, en matière d’éducation
• sensibiliser toutes les parties prenantes aux problèmes de genre dans
l’alphabétisation
200
Recommandations
Recommendations
• promouvoir des programmes d’alphabétisation sexospécifiques, qui aient
trait aux stratégies de subsistance et à l’autonomisation des femmes
• favoriser une alphabétisation, une pédagogie et des matériels qui tiennent
compte des sexospécificités (connaissances transgénérationnelles,
aptitudes utiles dans la vie quotidienne)
• professionnaliser le travail d’alphabétisation, en améliorant la condition
des travailleurs en alphabétisation
• concevoir une approche flexible et multiforme des alphabétisations
des femmes.
Conscients du fait que le travail en alphabétisation fait partie des efforts
et des partenariats de l’EPT, nous recommandons donc que :
• l’alphabétisation se fonde sur une approche axée sur les droits et sur
une politique d’intégration pour le développement humain. Il s’ensuivra
que l’alphabétisation devra être accessible dans la langue maternelle.
• l’alphabétisation soit une composante de TOUS les programmes de développement. Ce qui revient à dire qu’un certain pourcentage de l’APD
(Aide publique au développement) devra être affecté à l’alphabétisation.
• l’UNESCO participe activement au niveau du pays à la création de partenariats solides et viables avec les gouvernements, la société civile, les
ONG et les organisations communautaires afin de soutenir les initiatives
locales telles que publications de livres, bibliothèques, centres de lecture.
• des partenariats se développent entre la population âgée et les jeunes
afin d’encourager l’alphabétisation des adultes et de réaliser l’éducation
primaire universelle.
• plus d’énergie soit consacrée aux activités de plaidoyer et à la création
de réseaux mondiaux pour réaliser les objectifs de l’EPT, notamment
l’alphabétisation pour tous, et les Objectifs du développement du
Millénaire. En tant que condition de l’apprentissage tout au long de
la vie et élément essentiel de l’apprentissage des adultes, l’alphabétisation
doit rester au cœur de notre ordre du jour
201
Conclusion
L’alphabétisation est un sujet qui est loin de faire l’unanimité. Elle soulève
les passions parmi les animateurs et les formateurs, les universitaires
et les penseurs de l’éducation, dans les cercles gouvernementaux et
non gouvernementaux comme parmi les apprenants adultes. Quel est le but
de l’alphabétisation, qui en sont les promoteurs, comment est-elle utilisée,
quel en est le contexte institutionnel, à qui appartiennent les matériels
qui sont à la base de l’apprentissage, dans quelle langue est-elle enseignée,
quelle importance est-elle accordée à la lecture et à l’écriture, quelle est
la nature du contexte alphabète ? voilà autant de questions importantes et
inévitables pour lesquelles il n’existe aucune réponse toute faite, ni solution
universelle. Si elles existaient, le monde aurait eu le temps de les découvrir.
La nécessité de continuer à débattre de telles questions est d’autant
plus accentuée par le scandale persistant que représentent les quelque
862 millions de personnes n’ayant aucun accès d’aucune sorte à la communication écrite.
Les contributions de cet ouvrage soutiennent l’idée que l’alphabétisation
fait partie intégrante de la poursuite de la liberté, par nature un principe
essentiel du développement, quelle qu’en soit la définition. Mais ces contributions font aussi valoir que toutes les alphabétisations n’aboutissent
pas nécessairement à la liberté — l’alphabétisation scolaire et institutionnelle peut occulter les savoirs locaux et peut même priver les populations
d’habitudes mentales fondées sur l’oralité, qui enrichissent également
la vie et participent de la liberté. L’alphabétisation peut apparaître comme
une menace si lourde en raison du fardeau historique des relations
coloniales, que son utilisation se traduit encore par l’acceptation des
langues, des connaissances et des pratiques de communication d’autres
populations. Elle peut être par ailleurs si enracinée dans la différence
de pouvoir entre hommes et femmes que des approches absolument
nouvelles doivent être tentées si l’on veut que l’écriture et la lecture ouvrent
aux femmes de nouvelles voies vers la liberté, le respect de soi et la possibilité de se faire entendre. L’alphabétisation peut se voir si associée — presque
par définition — à la langue ou à l’écriture d’un autre que l’idée même
qu’elle puisse favoriser la liberté — d’expression, d’identité et de culture —
semble absurde.
203
Cependant, malgré ces nombreux éclairages sur les aspects négatifs de l’alphabétisation, les coauteurs restent convaincus que l’alphabétisation offre
bel et bien de nouvelles perspectives de liberté. Pourquoi ? À la lumière
des expériences passées, sur quoi leur optimisme se fonde-t-il ? La réponse
à cette question est décisive dans la mesure où, impliqués que nous sommes
dans la promotion de l’alphabétisation, nous préférerions tous poursuivre
un objectif valable et motivant plutôt qu’un autre qui nous mènerait dans
la direction opposée. Tous les auteurs considèrent que l’alphabétisation a un
rôle à jouer, mais ce qui compte par-dessus tout est la manière dont elle est
promue, proposée, acquise et utilisée. À l’évidence, il ne suffit pas de poser
le problème de l’analphabétisme dans le monde actuel et de passer à l’action — la poursuite d’un vrai dialogue et d’une véritable consultation,
une planification et une conception avisées semblent des nécessités absolues,
si nous voulons tenir compte des appels lancés par ces praticiens et ces
planificateurs. Quelle forme une telle préparation devrait-elle prendre ?
On peut résumer la philosophie des coauteurs à partir des orientations
suivantes :
• Comprendre avant tout comment l’alphabétisation s’intègre dans
les modèles et les pratiques de communication des groupes et des
communautés : ne pas partir du principe que l’alphabétisation est
un bien incontestable.
• Comparer et différencier l’alphabétisation par rapport aux autres moyens
et pratiques de communication — l’oralité, la radio, les moyens électroniques : la valeur de l’alphabétisation dépend de sa fonction de communication.
• Considérer l’alphabétisation sous l’angle des pratiques linguistiques
et des valeurs culturelles locales : ne pas planifier l’alphabétisation de
manière centralisée.
• Lier l’alphabétisation à d’autres aspects de la vie (le travail, la santé,
la production, l’expression culturelle et religieuse) : ne pas planifier
l’alphabétisation comme une activité isolée.
204
Conclusion
• Tenir compte du contexte social et communicatif de l’alphabétisation :
ne pas assurer sa prestation simplement comme une compétence
technique.
• Prévoir que l’apprentissage, l’utilisation et les matériels de l’alphabétisation varieront en fonction des groupes ou des communautés : il n’existe
pas d’approches types pour être alphabétisé.
• Reconnaître et analyser les liens profonds qui existent entre alphabétisation et différences de pouvoir, entre individus et institutions, entre
hommes et femmes, entre villes et campagnes, entre majorités/élites
et pauvres/minorités/peuples autochtones : l’alphabétisation n’est jamais
un outil neutre.
• Anticiper la complexité du travail d’alphabétisation, car il est au
carrefour entre toutes les questions sociales d’un groupe ou d’une
communauté : des solutions simples et types n’ont pas fonctionné.
• Prévoir l’établissement de relations avec un cercle d’organisations
et d’institutions de plus en plus large — l’alphabétisation, si elle est mise
en pratique, peut profiter à toute personne : si l’alphabétisation
ne déborde pas du contexte éducatif, elle n’a aucune valeur.
• Les connaissances des apprenants sont le point de départ de l’alphabétisation et non les connaissances de n’importe qui d’autre : l’alphabétisation qui se borne à transmettre des messages ne rend pas autonome,
elle domestique.
Cette philosophie repose sur un certain nombre de principes bien connus
et souvent formulés, en particulier par des organisations internationales
de toutes sortes, et notamment : le respect de la diversité ; la validation de
la connaissance, de la culture et de la langue locales ; le dialogue et la
coopération ; un cadre de politique générale axé sur la population locale ;
et des stratégies d’autonomisation. Ces principes et leurs répercussions
concrètes expliquées ici par les coauteurs de cet ouvrage représentent un
défi pour tous ceux qui participent à la promotion de l’alphabétisation,
205
qu’il s’agisse d’ONG et d’organisations basées sur la communauté,
d’administrations publiques ou d’agences internationales. Le défi est particulièrement dur à relever pour les organisations internationales comme
l’UNESCO. Pour de telles agences, la question se présente de la manière
suivante : comment le travail au niveau politique (c’est-à-dire au niveau
où opèrent les organisations internationales) peut-il garantir que l’attention
accordée au contexte, que l’importance attribuée à la consultation
et au dialogue, que l’analyse détaillée des pratiques de communication
et que celle de la nature du pouvoir soient suffisamment prises en compte ?
Plusieurs volumes seraient nécessaires pour donner une réponse complète
à cette question, mais ma réponse tiendra en deux principes
fondamentaux :
• S’orienter vers le partenariat : œuvrer au développement des forces
de chaque partenaire nécessite une culture organisationnelle qui soit
essentiellement orientée vers le travail avec d’autres, le partage de
la connaissance et des ressources, ainsi qu’une volonté de déléguer
le contrôle.
• Modéliser des processus : une organisation doit mettre en pratique
ce qu’elle prône — la modélisation de processus et de relations
d’autonomisation adresse des messages très forts qui se diffusent
depuis l’organisation afin d’ouvrir de nouveaux espaces de confiance
et de participation.
Ces principes sont peut-être bien connus, mais ils sont parmi les plus
difficiles à mettre en œuvre. Ils remettent en question non seulement
les pratiques et les structures organisationnelles, mais aussi notre
comportement et nos points de vue personnels.
Il n’est guère étonnant que l’alphabétisation nous porte à de telles
réflexions. Étant donné l’utilisation et la promotion qui en est faite,
l’alphabétisation ne débouche sur la liberté que si elle soutient et est
soutenue par un esprit d’ouverture sur le plan social, culturel et intellectuel,
par le sens du débat et du dialogue, ainsi que par le respect des différences.
206
Conclusion
Les articles réunis dans cette publication nous font aller dans ce sens —
à nous de changer ce qui doit l’être pour poursuivre cette route ensemble.
207
C O N C E P T I O N G R A P H I QU E : NA S S A R D E S I G N
B RO O K L I N E • É TAT S - U N I S
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