L’ A L P H A B É T I S AT I O N , S O U R C E D E L I B E RT É Une table ronde organisée par l’UNESCO Pour recevoir des copies gratuties, contacter : Namtip Aksornkool Section de l’alphabétisation et de l’éducation non-formelle unesco 7, place de Fontenoy, 75007 Paris, France [email protected] L ’ A L P H A B É T I S AT I O N , S O U R C E D E L I B E RT É Une table ronde organisée par l’UNESCO Section de l’alphabétisation et de l’éducation non formelle Division de l’Éducation de base UNESCO Textes réunis par Namtip Aksornkool Conception graphique Nassar Design, États-Unis Remerciements Nous tenons à exprimer notre sincère gratitude au Professeur Amartya Sen, Prix Nobel, pour avoir bien voulu contribuer à la célébration de la Journée internationale de l’alphabétisation 2003 organisée par l’UNESCO ainsi que pour son engagement profond et continu en faveur de l’alphabétisation. Sa conception du « développement comme liberté » a inspiré les débats de cette table ronde d’où les articles de la présente publication trouvent leur origine. Nous adressons tout particulièrement nos remerciements à l’équipe réunissant David Archer, Munir Fasheh, Dimam Ghebrezghi, Mirian Masaquiza, Ila Patel et Bharati Silawal, qui ont bien voulu accepter d’être les panélistes de cette table ronde et qui en ont enrichi les débats par la nouveauté de leurs vues et l’originalité de leur approche de l’alphabétisation. Tous nos remerciements vont aussi à C. Robinson pour avoir accepté d’être le Rapporteur de cette table ronde. Que Nassar Design trouve également ici le témoignage de notre gratitude pour avoir bien voulu assurer gracieusement la mise en page et la conception graphique de cet ouvrage. © UNESCO 2003 Publié en 2003 par l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture 7, place de Fontenoy, 75352 PARIS 07 SP Les auteurs sont responsables du choix et de la présentation des faits figurant dans cette publication ainsi que des opinions qui y sont exprimées, lesquelles ne sont pas nécessairement celles de l’UNESCO et n’engagent pas l’Organisation. Les désignations employées et la présentation du matériel adoptée tout au long du présent document ne sauraient être interprétées comme exprimant quelque prise de position que ce soit de l’UNESCO sur le statut juridique des pays, territoires, villes ou zones mentionnés, ni sur les instances ayant autorité sur ceux-ci, pas plus que sur les délimitations de leurs frontières ou limites. Printed in France (ED-2003/WS/51 cld 8012) Table des matières Préface 06 Introduction C. Robinson 08 Réflexions sur l’alphabétisation Amartya Sen 20 L’alphabétisation, source de liberté D. Archer 32 Comment éradiquer l’analphabétisme sans éradiquer les analphabètes ? M. Fasheh 48 Le programme d’alphabétisation, partie intégrante de la marche vers « l’Éducation pour tous » de l’Érythrée D. Ghebrezghi 72 Un voyage inachevé M. Masaquiza L’alphabétisation, source de liberté pour les femmes en Inde I. Patel 96 116 Alphabétisation, éducation et autonomisation des femmes B. Silawal 162 Le débat en cours C. Robinson 180 Mise en œuvre de la Décennie des Nations Unies pour l’alphabétisation : Quelques recommandations 198 Conclusion 202 Préface Développer les libertés réelles de l’homme, tel est le cadre dans lequel Amartya Sen, Prix Nobel, inscrit sa conception du développement humain. Son approche exerce une influence importante sur le débat actuel en matière de développement et le titre sous lequel est rassemblé cet ensemble d’articles en est l’expression : « L’Alphabétisation, source de liberté ». L’alphabétisation est bel et bien l’un des instruments fondamentaux de la liberté. Dans le monde actuel, l’utilisation de l’écrit est indissociable des systèmes socio-politiques et économiques aux niveaux local, national et mondial. L’écrit fait partie du fonctionnement des institutions et il est déterminant en matière de possibilités d’apprentissage. Il reste qu’individus et communautés utilisent un large éventail de pratiques d’alphabétisation, s’appuyant sur différentes « alphabétisations » dans différents contextes et à des fins différentes. Il n’existe pas de solution type ou de manière unique d’alphabétiser ou d’être alphabétisé. À l’origine, cette publication était liée au désir de mieux comprendre, sur le plan théorique comme pratique, ce que l’alphabétisation comme source de liberté signifie pour des personnes certes vivant dans des contextes différents, mais liées par les forces de la mondialisation et du changement. La Journée internationale de l’alphabétisation 2002, marquée par la table ronde organisée par l’UNESCO sur ce thème, en a été l’accomplissement. Les participants à cette table ronde, dont on lira ici les contributions, sont venus du monde entier. Élargir le débat, tel est l’objectif, puisque promouvoir l’alphabétisation, mission essentielle de l’UNESCO, tout en prenant pleinement en considération les contextes locaux et les réalités nationales est d’une importance capitale. La communication écrite ne sera réellement utile aux apprenants, c’est-à-dire l’une de leurs stratégies quotidiennes de communication, que lorsqu’ils joueront un rôle à part entière quant à la détermination de la place de l’alphabétisation dans leur vie. Ces articles situent l’alphabétisation au carrefour entre les institutions et la personne, les nantis et les démunis, les exclus et ceux qui ne le sont pas, les hommes et les femmes ainsi qu’entre l’État et la communauté. C’est à ce niveau que le débat doit avoir lieu car l’alphabétisation, par nature, peut être un outil d’autonomisation ou de son contraire. L’important, c’est la manière dont l’alphabétisation est utilisée et ce qui déterminera sa valeur aux yeux de l’apprenant, c’est la manière dont elle s’acquiert. Plus nous en saurons sur les processus à la faveur desquels l’alphabétisation se voit liée à tel ou tel contexte, plus nous aurons de chance, en tant que communauté mondiale, de voir cette alphabétisation devenir un véritable instrument de liberté. 7 Introduction C. Robinson Trop souvent, le débat sur l’alphabétisation se cantonne aux questions de techniques et de modes de prestation. La pratique de l’alphabétisation est pourtant indissociable de tous les aspects du tissu social, comme un moyen de communication parmi d’autres. Les pratiques d’alphabétisation ont un impact sur la vie de tous, quel que soit le degré d’implication personnel de chacun en matière d’alphabétisation ; par exemple, le fait que les administrations publiques dépendent des communications écrites montre à quel point la vie de tous est influencée par l’usage de l’alphabétisation. C’est en raison de cet enracinement de l’alphabétisation dans les relations sociétales et l’évolution sociale que cette publication est intitulée : L’alphabétisation, source de liberté. Allusion au titre de l’ouvrage de référence d’Amartya Sen Development as Freedom1, elle vise à analyser les perspectives et les pratiques d’alphabétisation liées à la liberté de l’homme. 1 La pensée de Sen Pour planter le décor, Sen analyse la valeur de l’alphabétisation lorsqu’il s’agit de trouver des options et des possibilités visant à développer autant que possible la liberté de l’homme. Mais le contexte plus vaste de son travail est une toile de fond fort utile et enrichissante où s’inscrivent les approches présentées dans son discours. Nous serions dès lors en droit de demander : quelle place l’alphabétisation occupe-t-elle par rapport au concept plus vaste de développement en tant que liberté ? Quels nouveaux éclaircissements cette conception du développement apporte-t-elle sur l’alphabétisation ? La contribution de Sen au débat sur le développement traduit le souci d’accorder une même importance à l’individu et à la société, ainsi qu’à ces deux aspects et à leurs liens réciproques pour comprendre la signification du développement et la manière dont il pourrait être assuré. Le développement peut se concevoir comme la liberté de choisir et de mener le genre de vie dont les personnes reconnaissent la valeur ; dans cette optique, les actions de l’individu vont à la fois conditionner le contexte social au sens large et être conditionnées par lui. Les « non-libertés » — comme la mortalité précoce, l’impossibilité d’avoir accès à l’éducation ou aux services de santé, l’insécurité, la famine, le manque de travail et la privation 1. Amartya Sen, Development as Freedom, Oxford, Oxford University Press, 1999. 9 des libertés politiques et civiles — sont structurées par la société. D’un point de vue sociétal, Sen montre bien que des sociétés différentes sont attachées à des libertés différentes et qu’elles déterminent donc des paramètres différents pour organiser l’évolution sociale. C’est pourtant la liberté des individus qu’il tient pour la clef de voûte du développement. Par son orientation, cette approche diffère de celle de la plupart des publications de ces vingt dernières années, qui ont mis l’accent sur la nécessité d’une évolution structurelle au niveau sociétal, en minimisant le rôle de l’individu. Sen analyse les structures sociales comme les marchés, la gestion des affaires publiques et l’État, mais il préserve le lien entre l’aide sociale destinée à développer les libertés des personnes et la responsabilité individuelle dont on dispose pour les exercer. La nécessité d’une aide sociale de cet ordre est indéniable, par exemple en matière d’alphabétisation : Un enfant auquel on n’offre pas la possibilité d’être scolarisé dans le primaire n’est pas seulement défavorisé en tant que jeune, mais il sera également handicapé durant toute sa vie (car il s’agira d’une personne incapable d’effectuer certaines choses élémentaires à base de lecture, d’écriture et de calcul). (Sen, 1999, p. 284). Outre l’absence d’alphabétisation comme exemple de non-liberté, il existe dans les travaux de Sen et dans le débat sur l’alphabétisation un parallèle intéressant entre les rapports qui unissent société et individu. On est passé de conceptions faisant d’abord de l’alphabétisation une compétence individuelle à une autre conception l’envisageant comme une pratique sociale. Cela s’est traduit par de précieux éclairages sur la manière dont les populations utilisent l’alphabétisation et les alphabétisations ainsi que sur la manière dont ces dernières influent sur ces populations, mais on en est venu du même coup à ne plus tenir compte de l’aspect inéluctablement individuel de l’alphabétisation, c’est-à-dire du fait qu’elle s’acquiert individuellement. L’étape suivante du débat sur l’alphabétisation doit intégrer les questions difficiles — analysées par Sen dans l’esprit d’un développement d’ensemble — portant sur la manière dont l’acquisition individuelle de l’alphabétisation pourrait être le mieux structurée pour que ses pratiques sociales (les différents types d’alphabétisation) favorisent surtout la poursuite de la liberté. 10 Introduction Sen utilise les concepts de capabilité et d’agence comme des éléments essentiels à la poursuite de la liberté. La capabilité renvoie aux avantages individuels en termes de justice sociale et elle peut se définir comme « les libertés substantielles dont une personne dispose de mener la vie qu’elle juge bonne » (Sen, 1999, p. 87). L’agence fait référence au « rôle de l’individu en tant que membre du public et en tant que participant aux actions économiques, sociales et politiques » (Sen, 1999, p. 19) — au rôle de quelqu’un qui agit et apporte un changement. On peut établir un autre parallèle entre ces concepts et la nature instrumentale de l’alphabétisation dans la poursuite du développement. Une idée essentielle dans la manière dont Sen envisage le développement est la distinction qu’il fait entre, d’une part, la pauvreté en termes de faibles revenus et, d’autre part, la pauvreté en termes de déficit de capabilités. Ce n’est pas simplement le niveau des revenus qui définit la pauvreté, mais le manque de possibilités de choisir et de profiter de certaines options. Là où il existe bel et bien des possibilités, la mesure dans laquelle les personnes en profitent dépend des « capabilités », dont le niveau des revenus. La santé, la liberté politique et l’accès à certains types de possibilités en constituent d’autres. D’où une approche qui est à la fois attentive au contexte et holistique. Sen analyse l’agence en mettant notamment l’accent sur le développement de « la fonction d’agent » des femmes. La question est alors de savoir jusqu’à quel point l’alphabétisation permet de développer à la fois capabilité et fonction d’agent. Sur ce dernier point, Sen conçoit l’alphabétisation comme un des éléments de l’autonomisation, lequel accroît la fonction d’agent des femmes ainsi que, par exemple, leur participation à la vie active. Il indique que : …certaines variables liées à la fonction d’agent des femmes (dans le cas présent, l’alphabétisation des femmes) jouent souvent un rôle bien plus important dans la promotion du bien-être social (dans le cas présent, la survie des enfants) que des variables liées au niveau général de richesses dans la société. (Sen, 1999, p. 198). La notion de capabilité permet de faire une distinction plus précise entre fins et moyens. Les revenus, l’éducation, la santé, les libertés civiles — tous ces 11 éléments sont considérés comme des moyens d’obtenir les libertés substantielles. Cette argumentation est tout à fait différente de toutes celles auxquelles on a actuellement recours et qui envisagent la santé et l’éducation, par exemple, comme des moyens d’obtenir comme fin des revenus plus importants. Pour Sen, le revenu n’est qu’une capabilité qui interagit avec d’autres — comme l’alphabétisation — pour obtenir comme fin de plus grandes libertés. Les alphabétisations trouvent donc leur place à la fois en tant que pratiques individuelles et que pratiques socialement structurées — leur utilisation ainsi que celle d’autres capabilités de diverses sortes peuvent offrir à l’individu, au sein d’un contexte social particulier, des possibilités lui permettant de surmonter des non-libertés. Pour éviter que Sen ne soit accusé de sous-estimer l’effet de la structure sociale sur la capacité qu’a l’individu de mettre en œuvre le changement, il convient de préciser son propos : Mais les capabilités dont une personne dispose bel et bien (et non pas simplement celles dont elle jouit en théorie) dépendent de la nature des arrangements sociaux, qui peuvent être décisifs pour les libertés individuelles. Et à ce stade, l’État et la société ne peuvent fuir leurs responsabilités. (Sen, 1999, p. 288). Ainsi, au regard des concepts d’agence et de capabilité proposés par Sen, rien ne sera jamais assez, ni de trop pour que n’importe laquelle des capabilités exerce son impact. Plutôt que d’évaluer l’impact de l’alphabétisation en soi, il s’avérera plus utile, suivant cette approche, de découvrir comment elle fonctionne, conjuguée à d’autres capabilités et éléments de l’agence. En général, l’approche holistique du développement selon Sen, plutôt que de présenter un point de vue presque exclusivement économique, accorde plus de place à l’examen des pratiques sociales comme l’alphabétisation et d’autres formes de communication — envisagées comme des moyens et comme des fins, c’est-à-dire en tant qu’éléments vecteurs des libertés qui, de l’avis de Sen, sont l’objectif du développement. Dans sa contribution à cette publication, il analyse les éléments de ce dispositif. Il est possible de faire un rapprochement intéressant entre la définition de la valeur des libertés selon Sen et les réflexions récentes sur l’alphabétisation. 12 Introduction Comme nous l’avons signalé plus haut, le genre de libertés adoptées et revendiquées par Sen sont celles qui permettent aux individus de « mener le genre de vie qu’ils jugent bonne ». Le choix mûrement réfléchi de cette expression montre qu’à ses yeux les personnes accordent de la valeur à des choses différentes suivant les lieux où elles se trouvent, leurs contextes et leurs cultures. En fait, dans son travail, Sen pose le problème de l’universalité et de la spécificité des valeurs (notamment celle des « libertés »). Il est cependant indéniable que l’éventail des capabilités mises en œuvre pour obtenir des libertés dépendra de la nature de ces valeurs et de ce que les individus et les communautés « jugent telles ». Ainsi, le recours à l’alphabétisation et à l’éducation, comme l’une de ces capabilités, évoluera. Cela est directement lié à la notion d’alphabétisations multiples — un concept qui a eu l’intérêt de permettre de déterminer la place que l’alphabétisation occupe dans les pratiques de communication dans certains contextes. L’analyse des pratiques d’alphabétisation dans plusieurs contextes a orienté la réflexion et les théories en matière d’alphabétisation, d’où un consensus de plus en plus large parmi les universitaires et les professionnels suivant lequel la promotion de l’alphabétisation doit principalement comprendre et respecter le contexte dans lequel elle sera assurée. Les opinions exprimées dans cette publication montrent clairement qu’on s’accorde bel et bien sur la place centrale du contexte local, paramètre fondamental dans le travail d’alphabétisation. D’où l’intérêt manifesté pour des approches diverses et la conception suivant laquelle le travail d’alphabétisation doit être interprété, analysé et planifié sur la base du respect absolu des valeurs et des vies des personnes. Compétence technique standardisée, souvent dispensée dans des cadres institutionnels rigides et seulement dans certaines langues, l’alphabétisation s’est souvent soldée non par la liberté mais par une acceptation passive des structures et des discours dominants. À condition de prendre la forme d’alphabétisations particulières et de s’acquérir suivant des méthodes respectueuses du contexte, l’alphabétisation peut être l’une des capabilités qui nous permettra d’affronter et de transformer des réalités sociales qui font problème et de progresser ainsi sur la voie du développement comme liberté. 2. Le contexte international Si le travail de Sen sert de cadre théorique à cette publication, c’est le contexte international qui lui tient lieu de cadre pratique, notamment 13 la Décennie des Nations Unies pour l’alphabétisation (2003-2012). De 1999, année où la décision initiale de l’Assemblée générale des Nations Unies a été prise, à 2001, année où les dates de la Décennie ont été confirmées l’UNESCO a engagé le processus de planification. Sous la bannière de « L’alphabétisation pour tous », un nouvel élan va mobiliser les forces et canaliser les énergies dans l’esprit d’une volonté renouvelée de promouvoir l’alphabétisation à tous les âges et pour contribuer à offrir des possibilités d’apprentissage à l’intérieur et à l’extérieur du système scolaire. Les efforts porteront principalement sur les plus de 860 millions d’adultes qui n’ont pas encore accès à l’alphabétisation. La Décennie fait partie du mouvement de l’Éducation pour tous (EPT), mais elle doit répondre à une exigence particulière, sans équivalent parmi les initiatives de l’EPT, celle de communiquer ses résultats à l’Assemblée générale des Nations Unies. L’Assemblé générale a confié à l’UNESCO le rôle de coordinatrice de la Décennie et le présent document y contribue donc, alors même que l’UNESCO met la dernière main à ses plans visant à mobiliser et à créer des partenariats pour poursuivre la Décennie. Les plans pour la Décennie font une large place au besoin d’étendre l’alphabétisation à tous, de manière appropriée. Sous la bannière de « L’alphabétisation pour tous », la Décennie a pour objectif « La parole pour tous, un apprentissage pour tous », en se souciant d’abord des populations les plus pauvres et les plus marginalisées. Un apprentissage durable dans un cadre d’alphabétisation dynamique et autorenouvelable, telle est la conception qui inspirera dix années d’efforts concertés. Comme le déclare le Projet de proposition et de plan d’action : La clé de la réussite consiste précisément à rattacher les activités relatives à la Décennie de l’alphabétisation aux activités d’ordinaires menées au sein de la famille, de l’école, des communautés locales et nationales et à les intégrer aux programmes des organisations internationales2. 2. Nations Unies. 2001. Projet de proposition et de plan d’action d’une Décennie 14 des Nations Unies pour l’alphabétisation — a/56/114-e/2001/93. Introduction Les avis divergent sur l’opportunité d’une telle Décennie, voire de toute initiative de ce type — l’expérience ayant montré que des événements de la sorte peuvent en fin de compte ne pas faire grande différence sur le terrain, au niveau local. Par ailleurs, l’ampleur mondiale du problème de l’alphabétisation est telle qu’un besoin urgent se fait sentir de multiplier les efforts en matière d’alphabétisation, faire appel à de nouveaux partenaires qui intégreront et utiliseront l’alphabétisation dans leurs programmes, sensibiliser les gouvernements aux disparités et aux solutions, rassembler de nouvelles ressources et, par-dessus tout, établir des partenariats productifs avec la société civile et les communautés. Compte tenu de ces exigences, cette publication participe du dialogue et de la fusion des énergies qui sont essentiels au progrès de la Décennie, dans l’esprit d’une adhésion pleine et entière et d’un engagement commun. 3. Exposé général Six autres textes font suite à celui de Sen. Ils tirent leurs enseignements de diverses régions du monde en nous offrant des éclairages sur la société civile ; la situation préoccupante du Moyen-Orient ; la plus jeune nation d’Afrique : l’Érythrée ; et les peuples autochtones d’Amérique latine — outre deux textes d’Asie du Sud, où sont concentrés 70 % des besoins du monde au regard de l’alphabétisation. Du point de vue de la société civile, David Archer exhorte tous ceux qui participent à la promotion de l’alphabétisation à réviser leurs principes en la matière. Après avoir mis l’accent sur l’héritage historique et colonial dont on voit à présent le terme, il inscrit résolument l’alphabétisation dans le cadre de paramètres sociaux plus larges, comme la justice sociale et la sauvegarde du pouvoir. C’est seulement lorsque la promotion de l’alphabétisation entraîne une remise en cause importante des structures du pouvoir que l’on pourra dire qu’elle mène à la liberté. De surcroît, l’acquisition de l’alphabétisation doit être un processus à la faveur duquel on a recours à l’alphabétisation dans des situations pratiques, et non un exercice théorique. Archer analyse certaines conséquences des programmes d’alphabétisation et de l’évaluation de l’alphabétisation, en soulignant le besoin urgent de dépasser le cadre peu fiable des statistiques internationales actuelles. Un débat critique autour de ces questions s’impose de manière urgente, parmi toutes les parties prenantes du domaine de l’alphabétisation. 15 Munir Fasheh a un regard personnel sur le sens de l’alphabétisation. Il compare l’alphabétisation dont il a bénéficié et qui est structurée dans un cadre institutionnel au savoir et aux capacités de sa mère qui, à proprement parler, était analphabète. Or la manière dont celle-ci a acquis et utilisé son savoir comme ses liens avec son environnement social et culturel tranchent sur l’alphabétisation scolaire de Fasheh. Cela l’amène à recenser certains des impacts négatifs de son alphabétisation, notamment peu apte à mettre en pratique les savoirs ou à tirer des leçons de l’expérience. Il situe sa réflexion dans le contexte sociopolitique de la Palestine et rapporte plusieurs expériences d’enseignement et de formation qui ont bousculé les idées reçues en matière d’alphabétisation. Il montre comment, dans sa propre formation, il a dû se défaire des habitudes de l’alphabétisation institutionnelle. À partir des efforts actuellement déployés pour promouvoir l’alphabétisation dans un pays relativement jeune comme l’Érythrée, Dimam Ghebrezghi décrit ceux qui visent à planifier et à mettre en œuvre l’alphabétisation pour toutes les couches de la population. La programmation de l’alphabétisation témoigne d’une volonté résolue de respecter la diversité, notamment en recourant aux langues d’Érythrée et en organisant des modes de prestation flexibles. Une flexibilité encore plus grande sera nécessaire pour offrir des possibilités d’alphabétisation à certains groupes comme les nomades. Ghebrezghi présente le cadre politique de ces efforts et précise la manière dont ce travail d’alphabétisation est organisé. Les données fournies par les programmes d’alphabétisation indiquent un taux de réussite de près de 70 % et un taux de participation féminine élevé. Mais les mesures destinées à lever les obstacles à l’alphabétisation des femmes exigeront des efforts soutenus. Dans le cadre de la promotion de l’EPT, l’Érythrée a du mal à favoriser un environnement évolutif en matière d’alphabétisation, notamment par la création de matériels en langues locales, à atteindre les populations déplacées à cause de la guerre récente, à renforcer les capacités institutionnelles et à allouer des ressources adéquates. Mirian Masaquiza part de son expérience de Kichwa-Salasaca et de son engagement indéfectible en faveur des droits des peuples autochtones, pour décrire l’histoire et la situation actuelle de l’alphabétisation parmi 16 Introduction les peuples autochtones de l’Équateur. Sa documentation montre bien que des efforts ont été faits pour développer un cadre institutionnel qui réponde aux demandes spécifiques en matière d’éducation et d’alphabétisation au sein des peuples autochtones. La nature du partenariat établi avec les peuples autochtones eux-mêmes n’est pourtant ni claire ni transparente. Le peu d’intérêt marqué pour la création de matériels et la mise sur pied d’une formation en langues autochtones — condition essentielle d’un travail d’alphabétisation approprié — constituent d’autres obstacles. Il s’ensuit que les besoins en matière d’alphabétisation parmi les groupes autochtones restent bien supérieurs à ceux du reste de la population. Cette situation n’évoluera que si la promotion de l’alphabétisation se voit associée à l’apprentissage de compétences productives et, surtout, au respect intégral et à l’utilisation des langues, des savoirs et des cultures autochtones. L’alphabétisation des femmes en Inde permet à Ila Patel d’analyser le rôle de l’alphabétisation pour leur autonomisation. L’accès à l’alphabétisation témoigne de l’inégalité entre les genres qui s’inscrit plus généralement dans la société et, même si les femmes y ont accès, elles disposent souvent de matériels qui reproduisent les stéréotypes de la subordination féminine. S’appuyant sur le « développement comme liberté » de Sen, Patel envisage l’alphabétisation comme un des éléments qui permettent aux femmes de faire des choix afin d’acquérir de nouvelles libertés. À partir de l’étude détaillée de l’état de l’alphabétisation des femmes en Inde ainsi que des options adoptées par le gouvernement en matière de politique générale et de programme, Patel soutient que ce n’est pas l’alphabétisation en ellemême qui a assuré l’autonomisation des femmes, mais plutôt l’espace social créé par les processus d’alphabétisation. Un modèle d’alphabétisation propice à l’autonomisation, conclut-elle, sera celui qui ira de pair avec une mobilisation collective et sera intégré à des initiatives spécifiques en matière de développement. Le dernier article, celui de Bharati Silawal, situe l’autonomisation des femmes dans le cadre des modèles culturels et traditionnels de comportement — le système patriarcal l’emportant notamment en Asie du Sud et au Népal. Elle met clairement en évidence les diverses formes d’exploitation 17 auxquelles les femmes sont soumises dans cette région. Selon elle, l’alphabétisation et plus généralement l’éducation doivent déboucher sur une autonomisation qui corrige les injustices solidement enracinées et sur un changement des attitudes sociales. Une approche en dix points est présentée qui préconise un renversement de la discrimination entre les genres. Dans le cadre des initiatives récentes pour la promotion de l’éducation primaire universelle, Mme Silawal met en avant la décentralisation de l’autorité pour la scolarisation des communautés népalaises — le Programme COPE (Éducation complémentaire pour l’enseignement primaire). Des mesures spécifiques pour améliorer les perspectives éducatives des filles sont adoptées, notamment le recrutement systématique d’enseignantes ainsi que l’adoption d’un calendrier scolaire flexible au niveau local, pour s’adapter aux différents modes de vie. En outre, une direction locale s’est traduite par la disparition de la violence dans les écoles et la mise en relation de l’apprentissage avec l’environnement au sens large. L’auteur fait observer que la nomination d’un plus grand nombre de femmes aux postes de direction de programmes reste un problème. Ces articles sont suivis par le Débat en cours qui retient huit grands thèmes de débat. Ce qui frappe le plus, c’est le consensus qui se dégage sur l’importance du contexte local — qu’il se caractérise par les langues d’alphabétisation et l’appartenance locale, par la nécessité de faire en sorte que les réalités locales inspirent et structurent l’utilisation des technologies de toutes sortes, par la conception d’approches sexospécifiques ou encore par la création de partenariats pour l’alphabétisation. Le texte s’achève par une série de recommandations destinées à l’UNESCO sur son rôle d’agence de coordination dans le cadre de la Décennie des Nations Unies pour l’alphabétisation. Ceci est suivi par une section rappelant aux professionnels de l’alphabétisation que le dialogue et le débat n’ont de sens que s’ils débouchent sur de plus amples perspectives pour nos congénères qui sont encore dans l’attente — à la grande honte du XXIe siècle — d’avoir la possibilité de mettre en œuvre les alphabétisations dans leur vie. 18 Réflexions sur l’alphabétisation 1 Amartya Sen 20 Réflexions sur l’alphabétisation Il existe un vieux proverbe bengali qui dit que la connaissance est une marchandise bien particulière : plus vous la distribuez, plus il vous en reste. La transmission de l’éducation non seulement instruit celui qui la reçoit mais elle grandit aussi celui qui la donne — les enseignants, les parents, les amis. La scolarisation ne bénéficie pas seulement à la personne scolarisée, mais également à d’autres qui sont proches de ceux qui sont scolarisés. L’éducation de base est un bien véritablement social que les personnes peuvent partager et dont elles peuvent jouir ensemble, sans avoir à le dérober à autrui. Cette ancienne manière de voir mérite d’être rappelée. Je sais gré à l’UNESCO de réaffirmer l’importance — voire la nécessité — de l’alphabétisation et de l’éducation de base. Quand H. G. Wells écrivait dans Esquisse de l’histoire universelle que « l’histoire de l’humanité s’apparente de plus en plus à une course entre l’éducation et la catastrophe », il n’exagérait pas. Si nous persistons à négliger l’éducation de base, nous serons incapables de résoudre les problèmes gigantesques auquel notre monde précaire est confronté — et d’éviter les catastrophes susceptibles de se produire et qui sont à l’heure actuelle beaucoup plus nombreuses qu’elles ne l’étaient du temps de H. G. Wells. Depuis les événements tragiques du 11 septembre 2001 — et ce qui s’en est suivi —, le monde a pris réellement conscience des problèmes d’insécurité. Mais l’insécurité se traduit de différentes manières — pas simplement par le terrorisme et la violence. Il est frappant de voir qu’à l’égard de presque toutes les formes d’insécurité humaine, l’éducation peut jouer un rôle préventif — et apporter une contribution concrète. Alors qu’on fait la guerre au terrorisme à travers le monde, il est extrêmement important de ne pas sous-estimer la nature multidimensionnelle de l’insécurité humaine, ainsi que les différentes manières suivant lesquelles la vie des personnes vulnérables de toute la planète tend à être menacée et profondément fragilisée. 1 Ce texte est la transcription d’un discours prononcé lors de la célébration publique de la Journée internationale de l’alphabétisation 2002 à Paris, enregistré par vidéo pour l’occasion. 21 Permettez-moi d’analyser brièvement les différentes manières suivant lesquelles la scolarisation permet de réduire l’insécurité humaine dans le monde — les différentes voies par lesquelles l’éducation peut contribuer à rendre la vie des personnes plus sûre, plus sereine et plus épanouie. Le premier point — et peut-être le plus important — est lié au fait que l’analphabétisme et l’illettrisme mathématique sont des formes d’insécurité en soi. Ne pas être capable de lire, d’écrire, de compter ou de communiquer est en soi le signe d’un dénuement considérable. Si une personne se voit ainsi limitée par l’analphabétisme et l’illettrisme mathématique, non seulement nous comprenons qu’elle se trouve dans la situation d’insécurité de la personne à laquelle il pourrait arriver quelque chose de terrible, mais nous réalisons tout de suite que quelque chose de terrible est bel et bien arrivé à cette personne. Le comble de l’insécurité réside dans la certitude du dénuement et dans le fait qu’il n’existe plus aucune chance de déjouer pareille fatalité. La privation de biens jugés essentiels comme l’analphabétisme et l’illettrisme mathématique est donc un cas d’insécurité extrême. En fait, la première et la plus tangible des contributions d’une éducation primaire réussie est la réduction directe de cette insécurité extrême — c’est-à-dire la certitude de mener une vie misérable et limitée. On peut facilement constater à quel point l’éducation de base peut modifier la vie de l’homme. Dans une moindre mesure, j’ai été moi-même étonné de voir combien même les familles les plus pauvres et les plus démunies peuvent aisément réaliser les bénéfices de l’éducation. Cela ressort de certaines études que nous menons actuellement sur l’éducation primaire en Inde (par le biais du « Pratichi Trust » — un service local axé sur l’éducation de base et l’égalité entre les genres que j’ai pu mettre en place en Inde et au Bengladesh grâce à l’argent de mon Prix Nobel de 1998). Au fur et à mesure que nos premiers résultats arrivent, je suis très heureux de voir combien les parents, même issus des familles les plus pauvres et les plus démunies, souhaitent offrir à leurs enfants une éducation de base afin qu’ils grandissent sans souffrir des terribles handicaps dont eux-mêmes, les parents, ils ont souffert. Contrairement aux affirmations souvent alléguées, nous n’avons observé chez les parents aucune réticence à envoyer leurs 22 Réflexions sur l’alphabétisation enfants — filles et garçons — à l’école, s’il existait de réelles possibilités de scolarisation dans leur voisinage. Deuxièmement, l’éducation de base peut s’avérer décisive en permettant aux personnes de trouver un travail et un emploi lucratif. Cette corrélation, qui n’est pas nouvelle, devient particulièrement importante dans un monde où la mondialisation s’accroît de plus en plus et dans lequel le contrôle de la qualité et la production régis par des spécifications strictes peuvent s’avérer essentiels. Tout pays qui néglige l’éducation de base condamne en règle générale sa population analphabète à ne pas bénéficier d’un accès approprié aux possibilités du commerce mondial. Une personne incapable de lire des consignes, de comprendre les exigences en matière de précision et d’obéir à celles en matière de spécifications sera lourdement pénalisée pour trouver un emploi à l’heure de la mondialisation. En toute logique, tous les exemples qui illustrent l’exploitation réussie des perspectives du commerce mondial pour réduire la pauvreté sont passés par l’éducation de base à grande échelle. Dès le milieu du XIXe siècle, le Japon faisait preuve d’une remarquable clairvoyance en prenant conscience de cette tâche. Promulgué en 1872 (peu après la Restauration de Meiji en 1868), le code fondamental de l’éducation témoignait de l’engagement public visant à faire en sorte qu’« aucune communauté ne compte de famille analphabète et qu’aucune famille ne compte d’analphabète parmi ses membres ». Kido Takayoshi, un des promoteurs de la réforme japonaise, a expliqué cette idée essentielle : « Notre peuple n’est pas différent des Américains ou des Européens d’aujourd’hui ; tout est question d’éducation ou de manque d’éducation. » C’est ainsi que le Japon s’est mis à déployer des efforts extraordinaires pour rattraper l’Occident. Dès 1910, le Japon était presque entièrement alphabétisé, au moins en ce qui concerne les jeunes, et — bien que beaucoup plus pauvre que la Grande-Bretagne ou l’Amérique — le Japon publiait en 1913 plus de livres que la GrandeBretagne et plus de deux fois plus que les États-Unis. La priorité accordée à l’éducation a dans une large mesure déterminé la nature et la rapidité des progrès sociaux et économiques du Japon. 23 Par la suite, la Chine, Taiwan, la Corée du Sud et d’autres économies d’Asie de l’Est ont suivi le même chemin et ont fortement encouragé l’éducation de base. On attribue souvent la rapidité de leur essor économique à leur volonté de tirer le meilleur parti de l’économie de marché mondiale, et l’on n’a pas tort. Mais cet essor a été en grande partie favorisé par les succès que ces pays ont enregistrés dans le domaine de l’éducation de base. Cette participation massive à l’économie globale aurait été difficile, si les populations n’avaient pas été capables de lire ou d’écrire, ou si elles n’avaient rien pu produire dans le respect de spécifications ou d’instructions. Dans le cas particulier de la Chine, l’essor économique rapide qu’elle a connu après les réformes de 1979 a été soutenu d’une manière déterminante par ses succès éducatifs durant la période antérieure à la réforme. L’intérêt de Mao Ze-Dong pour l’éducation de base n’était certes pas destiné à servir le succès d’une économie de marché, mais c’est incontestablement l’effet qu’il a eu. L’une des bizarreries de l’histoire économique du monde tient au fait que même si Mao Ze-Dong a privilégié l’éducation de base dans le cadre de son attachement au socialisme (et non au capitalisme ou à l’économie de marché), par la suite, (après les réformes de 1979), c’est précisément ce privilège accordé à l’éducation qui a permis à la Chine de l’après-réforme de bénéficier beaucoup plus facilement d’une économie de marché dynamique, reliée au commerce mondial. À mon sens, il ne s’agit pas vraiment d’un paradoxe, car l’éducation est une ressource universelle qui accroît les capacités humaines de base, lesquelles peuvent se traduire par des types divers et multiples d’avantages. L’éducation de base peut apporter beaucoup, indépendamment du fait de savoir si le développement des capacités qui en résultent sert à gérer une société socialiste ou une économie de marché. Troisièmement, le fait d’être analphabète réduit considérablement la capacité d’une personne à comprendre et faire valoir ses droits. Il peut s’agir d’un handicap grave pour ceux dont les droits ne sont pas respectés par autrui, et c’est le plus souvent un problème récurrent pour les personnes qui se trouvent au bas de l’échelle et dont les droits sont souvent tout à fait bafoués en raison de leur incapacité à lire et à percevoir ce qu’elles sont en droit d’exiger et comment y parvenir. 24 Réflexions sur l’alphabétisation C’est un problème particulièrement important pour la sécurité des femmes, dans la mesure où elles sont souvent privées de ce qui leur est dû, à cause de l’analphabétisme. L’incapacité à lire ou écrire est effectivement un sérieux obstacle pour les femmes défavorisées, car cela peut se traduire par leur inaptitude à faire valoir ne serait-ce que les droits, même limités, qui sont légalement les leurs (par exemple, celui de posséder des terres ou d’autres biens, ou celui de faire appel d’un jugement inéquitable ou d’un traitement injuste). Il y a souvent des droits reconnus par la loi dans les règlements qui ne sont pas appliqués parce que les parties lésées sont incapables de lire ces règlements. Ainsi, l’absence de scolarisation peut directement entraîner l’insécurité en éloignant les personnes démunies des moyens qui leur permettraient de lutter contre ce dénuement. Quatrièmement, l’analphabétisme peut aussi boucher l’horizon politique des opprimés, en réduisant leur capacité à participer au débat politique et à traduire efficacement leurs exigences. Cela peut directement contribuer à leur insécurité, car le fait qu’ils ne puissent pas s’exprimer sur le plan politique peut se solder par une forte réduction d’influence et de la probabilité d’un traitement équitable. La relation entre pouvoir d’expression et sécurité peut s’avérer très forte, et peut-être dois-je me pencher quelque peu sur cette relation. Le fait que les famines ne surviennent pas dans des démocraties est simplement la preuve de l’efficacité de l’expression et de la participation sur le plan politique. On s’étonne que durant la longue histoire des famines que le monde a connues, aucune famine n’ait jamais frappé un pays démocratique accordant à tous le pouvoir de s’exprimer politiquement. Il n’y a rien là de vraiment surprenant, car il est difficile de gagner des élections après une famine (au cas où il y aurait des élections), et on a du mal à répondre aux critiques cinglantes reprochant au gouvernement son incapacité à empêcher une famine (au cas où ces critiques seraient autorisées, non censurées par le régime politique et où régnerait la liberté de la presse). Ces constatations obligent les gouvernements démocratiques en place à agir vite et efficacement pour prévenir les famines. S’il n’y a jamais eu de cas de famines, il n’en reste pas moins que dans les démocraties (même dans les démocraties très pauvres), elles sont survenues là où la liberté d’expression 25 politique a été supprimée, par exemple sous des régimes coloniaux (soit explicitement, comme dans l’Inde britannique, soit implicitement, comme dans l’Irlande des années 1840), des régimes autoritaires à parti unique (comme dans l’Union Soviétique des années 1930, la Chine de 1958 à 1961, le Cambodge des années 1970 ou la Corée du Nord d’aujourd’hui) ou des régimes militaires (comme en Éthiopie, en Somalie ou au Soudan durant ces dernières décennies). L’expression politique fait de la prévention des famines un impératif de politique publique. Mais s’il n’est pas difficile d’exiger qu’on mette un terme aux famines, il peut s’avérer bien plus délicat d’utiliser l’expression politique afin d’éliminer des formes de pauvreté plus complexes et moins extrêmes. Alors qu’on peut sans mal identifier les décès dus à la famine ou à de grandes épidémies, il n’est pas aussi aisé d’appeler réellement l’attention du public sur la malnutrition endémique, qui ne tue pas immédiatement mais peut avoir des effets à long terme sur la santé et la survie. Ici, l’éducation de base peut considérablement aider les populations à s’exprimer contre des formes de déchéance moins extrêmes mais néanmoins importantes, comme la malnutrition endémique ou la discrimination à l’encontre de certains groupes. Par exemple, si mon pays, l’Inde, a cessé de subir de grandes famines après l’Indépendance et après l’instauration d’une démocratie à partis multiples, le fait qu’il enregistre encore un degré élevé d’analphabétisme explique la plus grande difficulté que l’on a eu à s’affronter publiquement à propos de formes de déchéance moins extrêmes. Ainsi, l’analphabétisme et la malnutrition peuvent être liés sur le plan politique et doivent être traités ensemble. Cinquièmement, le travail empirique des dernières années a bien mis en évidence la manière dont le respect et la considération envers le bien-être des femmes subissent l’influence très nette de variables comme la capacité des femmes à disposer d’un revenu indépendant, à trouver un emploi à l’extérieur du foyer, à avoir des droits de propriété, et à savoir lire et écrire tout en participant en connaissance de cause à la prise de décisions à l’intérieur comme à l’extérieur de la famille. En effet, dans beaucoup de pays en voie de développement, même le manque à gagner du nombre des femmes, en termes de survie, comparé aux hommes (d’où le phénomène 26 Réflexions sur l’alphabétisation si terrible de dizaines de millions de « femmes disparues »), semble considérablement se réduire — voire au point de disparaître — grâce aux progrès de l’autonomisation des femmes, dont l’alphabétisation est un élément fondamental. Ces différents éléments (comme l’alphabétisation et l’éducation féminines, la capacité de gain des femmes, leur rôle économique à l’extérieur de la famille, les droits afférents à des biens immobiliers des femmes et ainsi de suite), semble-t-il, peuvent au premier abord exercer des influences plutôt diverses et disparates qui, d’une certaine manière, entrent toutes en jeu ; mais toutes ont en commun le fait qu’elles contribuent d’une manière positive à l’expression et à l’agence des femmes, en leur accordant plus d’indépendance et plus d’autonomisation. Les différentes variables qui, d’après les études statistiques, jouent en faveur de la sécurité des femmes (l’alphabétisation, les débouchés économiques, etc.) peuvent donc être envisagées comme indissociables d’un rôle unifié d’autonomisation. Le pouvoir des femmes — l’indépendance économique ainsi que l’émancipation sociale — peut avoir des impacts considérables sur les forces et les principes organisateurs régissant les décisions au sein de la famille. La preuve est largement donnée, par exemple, qu’en règle générale les taux de fécondité baissent nettement quand les femmes sont plus autonomes. Ce n’est guère étonnant car celles qui sont les plus maltraitées par les grossesses à répétition et par l’éducation des enfants sont les femmes jeunes, et tout ce qui augmente leur pouvoir de décision et développe l’attention dont peuvent bénéficier leurs intérêts empêche d’ordinaire des grossesses trop fréquentes. Par exemple, une étude comparative réalisée dans différents districts en Inde fait apparaître que l’éducation des femmes et l’emploi des femmes représentent les deux influences majeures qui entrent en jeu dans la baisse des taux de fécondité. En effet, dans cette étude très complète, ces deux influences sont les seules variables qui ont un impact important sur les statistiques, susceptible d’expliquer les variations entre les taux de fécondité parmi les plus de trois cents districts qui composent l’Inde. Si, par exemple, l’État de Kerala enregistre un taux de fécondité d’environ 1,7 (approximativement 1,7 enfant en moyenne par couple), alors que bien des régions connaissent un taux de 4 enfants par couple (voire 27 davantage), le niveau d’éducation élevé des femmes au Kerala est à l’évidence une des principales raisons qui explique ces résultats. Avec le développement de l’éducation féminine dans d’autres régions, on assiste également à une chute considérable des taux de fécondité, par exemple dans l’État d’Himachal Pradesh qu’on considérait encore dernièrement comme un État peu développé. Par ailleurs, des preuves multiples montrent que l’éducation et l’alphabétisation des femmes contribuent en général à la baisse du taux de mortalité infantile. Cette influence s’explique de différentes façons, mais la plus directe est peut-être l’importance que les mères attachent d’ordinaire au bien-être des enfants et la possibilité qu’elles ont — quand leur agence est respectée et autonomisée — d’influer sur les décisions familiales en la matière. Les rapports entre l’éducation de base des femmes et le pouvoir d’agence des femmes sont tout à fait essentiels pour comprendre la contribution de l’éducation scolaire à la sécurité de l’homme en général. Enfin, si nous réclamons la scolarisation pour tous, nous devons aussi aborder la question difficile de la couverture de l’éducation et celle des programmes. Ces problèmes touchent bien évidemment au développement des compétences techniques, qui favorisent la participation au monde contemporain. Mais d’autres questions entrent aussi en ligne de compte, dans la mesure où la scolarisation peut profondément influer sur l’identité d’une personne et sur la manière dont nous nous percevons les uns les autres, ce qui peut être lourd de conséquences en termes de conflits et de violence. Dernièrement, cette question a suscité un vif intérêt dans le cadre particulier du rôle joué par les écoles religieuses (comme les madrassas) dans la montée du fondamentalisme (comme le fondamentalisme islamique). Mais le problème va bien au-delà de ce que ces exemples particuliers — et plutôt extrêmes — peuvent laisser suggérer. Dans bien des pays du monde, des groupes politiques sectaires militent pour une limitation radicale des perspectives culturelles. Et cette « mauvaise éducation » peut avoir des effets très déstabilisateurs sur la sécurité des personnes que cherchent à atteindre les militants sectaires. 28 Réflexions sur l’alphabétisation En fait, la nature de l’éducation dispensée est absolument fondamentale pour la paix dans le monde. Ces derniers temps, l’idée d’un « choc des civilisations » (défendue par un grand nombre d’analyses, notamment celles des intellectuels et des dirigeants politiques) a fait beaucoup d’adeptes, et le risque de dissensions que fait peser d’emblée cette conception n’est pas tant liée à l’idée de l’inévitabilité d’un choc (critiquable certes, mais dans un deuxième temps), qu’à sa pétition de principe fondée sur une approche strictement unidimensionnelle des hommes : membres soit d’une civilisation, soit d’une autre. Envisager les êtres selon une classification des civilisations supposée souveraine et englobante est de nature à favoriser l’insécurité politique car, dans cette perspective, les êtres ne sont considérés qu’en fonction de leur appartenance, disons, au « monde musulman », au « monde occidental », au « monde hindou » ou bien au « monde bouddhiste », et ainsi de suite. Mais, précisément, chaque être humain a de nombreuses identités qui sont liées à sa nationalité, à sa langue, au lieu où il se trouve, à sa classe sociale, à sa religion, à son activité professionnelle, à ses convictions politiques et ainsi de suite. Négliger tous ces aspects pour ne privilégier qu’une seule manière, supposée profonde, de classer les êtres revient à les constituer en camps belligérants. Le plus grand espoir de paix dans le monde tient à ce qu’il nous faut prendre conscience en toute simplicité, mais en mesurant les conséquences considérables, que nous avons tous d’innombrables liens et attaches et que nous n’avons nul besoin de nous considérer comme prisonniers d’un cloisonnement suivant une seule catégorisation en groupes enferrés dans leurs positions et qui s’affrontent. Là encore, la scolarisation, si elle s’attache comme il se doit à l’histoire réelle et aux valeurs fondamentales comme le besoin universel de tolérance, peut jouer un rôle très positif et constructif. Alors que nous célébrons le pouvoir de l’alphabétisation, nous avons lieu de penser aussi au contenu de l’éducation et à la manière dont l’alphabétisation peut favoriser — plutôt que mettre en danger — la paix et la sécurité. L’importance de programmes ni sectaires ni confessionnels, qui étendent la portée de la raison au lieu de la réduire, ne saurait être exagérée sans risque. Shakespeare a dit à propos des hommes : « Il en est qui naissent grands, d’autres qui conquièrent les grandeurs et d’autres à qui elles s’imposent ». Dans les programmes 29 scolaires, nous devons faire en sorte que la petitesse ne s’impose pas aux jeunes. En conclusion, nous devons continuer à lutter pour l’éducation de base pour tous, mais également souligner l’importance du contenu de l’éducation. Nous devons veiller à ce qu’une scolarisation sectaire ne transforme pas l’éducation en prison, alors qu’elle doit être un passeport pour le vaste monde (ce qui est sa vocation). L’éducation peut être très libératrice pour l’esprit humain et riche de maints avantages indirects — économiques, politiques et sociaux (que j’ai tenté d’exposer). Je conclurai en réaffirmant notre détermination commune d’œuvrer pour l’éducation de base pour tous ainsi que l’importance décisive de la liberté en matière d’analphabétisme et d’illettrisme mathématique. 30 L’alphabétisation, source de liberté : Revenir sur les idées reçues et changer la pratique David Archer, ActionAid UK L’alphabétisation, source de liberté L’ouvrage d’Amartya Sen, Development as Freedom, invite le monde à repenser le développement et à placer la liberté au centre de nos préoccupations. Pour Sen, l’éducation se trouve au cœur de ce nouveau processus, et rien n’est plus important en matière d’éducation que l’alphabétisation — il est donc tout à fait logique d’aborder « l’alphabétisation comme source de liberté ». Mais, pour comprendre tout à fait le sens de cette formule, il nous faut absolument élargir nos horizons, revenir sur certaines idées de fond sur « l’alphabétisation » et élaborer de nouvelles approches. Il nous faut tirer les enseignements de l’histoire et adopter cette conception toute nouvelle afin que la nouvelle Décennie des Nations Unies pour l’alphabétisation soit plus efficace que les tentatives internationales passées pour aborder « l’alphabétisation ». L’écrit a un pouvoir immense. Permettre aux populations de démystifier ce pouvoir, d’y avoir accès et de l’exercer à leurs propres fins peut jouer un rôle essentiel dans le cadre d’un combat plus vaste pour la justice sociale. Mais, si nous utilisons le terme « alphabétisation » pour décrire notre travail, il est important de connaître en partie l’histoire problématique de ce terme car, en la matière, il existe toutes sortes de préjugés profondément ancrés à tous les niveaux — celui des participants, des animateurs, des formateurs, des coordinateurs, des dirigeants, des fonctionnaires et du personnel des ONG. Les a priori ou les associations d’idées pourront varier suivant le terme qu’on aura choisi pour traduire dans d’autres langues celui d’« alphabétisation », mais la plupart de ces approximations seront indissociables d’une histoire problématique. 1. Alphabétisation et colonialisme À l’époque de l’Empire britannique, « l’alphabétisation » était conçue comme un moyen d’inculquer aux peuples colonisés une vision moderne et rationnelle. Marc Fiedrich et Anne Jellema l’ont noté dans leurs recherches sur Reflect en Ouganda : « Rifles, railways and writing, the British used to boast, were the three Rs of colonial conquest. (Les fusils, le chemin de fer et l’écriture, dont se vantaient les Britanniques, étaient les 3 fers-de-lance de la conquête coloniale) ». L’alphabétisation était systématiquement prise en charge par les missionnaires chrétiens — d’où le sentiment que ceux qui étaient capables de lire la Bible avaient directement accès au Verbe de Dieu. 33 On croyait profondément au pouvoir du « Verbe » et en particulier à celui de l’imprimé. Ceux qui apprenaient à lire et écrire allaient, pensait-on, acquérir de nouvelles capacités — de la réflexion et l’aptitude à raisonner logiquement ou abstraitement. L’idée de recourir à l’éducation massive des adultes pour changer la société est même d’abord venue aux administrateurs coloniaux. Fiedrich et Jellema citent un responsable du Colonial Economic and Development Council qui constatait en 1948 : « La clé d’un développement colonial rapide et efficace est l’éducation des adultes ; l’éducation non seulement par l’alphabétisation… mais aussi par la vie — par l’agriculture, l’hygiène, la vie de famille, les valeurs culturelles, l’organisation démocratique, les efforts personnels et ainsi de suite. » 2. Alphabétisation et construction de la nation Après l’indépendance, les nouveaux gouvernements ont aussi privilégié l’alphabétisation comme un moyen de construire la nation : elle a servi à promouvoir une identité nationale unitaire et à affirmer l’autorité de l’État. Dans les pays communistes, l’alphabétisation de masse a souvent été utilisée comme un élément essentiel au sein d’un projet politique ou idéologique plus vaste — et on l’envisageait comme un indicateur fondamental d’équité et de justice sociale. Mais, très souvent, l’association entre alphabétisation et programme colonial de modernisation est restée un fil rouge, engendrant des préjugés ou des stéréotypes à l’égard de ceux qui étaient « analphabètes ». Jusqu’à présent, beaucoup d’États reconduisent ces mythes sur l’alphabétisation. Les programmes d’alphabétisation des ONG et du secteur public restent encore un moyen de répandre des messages standardisés sur le développement (par exemple, en matière d’hygiène et de santé), et nombreux sont ceux qui n’ont pratiquement pas évolué depuis la période coloniale. En mettant ainsi l’accent sur l’alphabétisation, les États peuvent entretenir le mythe selon lequel la pauvreté résulte de toute une série de carences liées au peu d’intelligence et aux attitudes morales des pauvres — par exemple leur fatalisme, leur paresse, leur inconscience, leur taux de fécondité trop élevé et leur incapacité à planifier ou à gérer leurs revenus. Derrière les grandes phrases visant à promouvoir le changement social, la plupart 34 L’alphabétisation, source de liberté des programmes d’alphabétisation renforcent les mythes qui empêchent bel et bien tout changement véritable. 3. Combattre les mythes sur l’alphabétisation Jusqu’à une période relativement récente, théoriciens et universitaires ont continué à reconduire les mythes sur l’alphabétisation, faisant valoir qu’un fossé profond séparait cultures orales et cultures écrites. Dans beaucoup de publications, l’alphabétisation est associée à « la pensée logique et analytique, à l’utilisation abstraite du langage, à la pensée critique et rationnelle, à une attitude sceptique et au questionnement, à la distinction entre mythe et histoire, à la reconnaissance de l’importance du temps et de l’espace, aux administrations modernes et complexes… » (Fiedrich, 2002). Des années durant, on a présenté l’alphabétisation comme une baguette magique qui allait remédier à presque tous les maux de la terre et qui, à elle seule, allait conduire au développement, à l’équité et à la justice. Mais voilà bien des mensonges. Tout cela part d’une approche du monde profondément arbitraire et souvent raciste, suivant laquelle les analphabètes sont des personnes non civilisées. Des travaux plus récents, connus sous le nom de « nouvelles études sur l’alphabétisation », sont axés sur l’analyse de véritables pratiques d’alphabétisation et montrent à quel point elles s’inspirent du contexte dans lequel elles sont mises en œuvre. Ils révèlent que les pratiques d’alphabétisation varient considérablement en fonction des cultures et des individus. Nous devons comprendre ce que les populations font grâce à l’alphabétisation (plutôt que ce que l’alphabétisation fait pour elles). L’alphabétisation ne se suffit pas à elle-même. Ce n’est ni une capacité cognitive, ni une compétence purement technique. Ce n’est pas un agent du progrès dont l’effet serait automatique ou direct. Elle n’est pas liée à la pensée logique ou rationnelle. 4. L’incidence des programmes Si l’on emploie un terme tel qu’« alphabétisation » pour décrire son travail, il faut savoir ce que ce terme implique. On doit être attentif à la manière dont il résonnera par rapport à ses emplois antérieurs — et à la manière dont il véhiculera sans doute des images prégnantes en matière d’apprentissage formel et de programme de modernisation. Celles-ci donneront forme 35 aux attentes de tous ceux qui participeront au processus et, si elles n’appellent aucune remise en question, il se peut fort bien qu’elles s’opposent à vos objectifs plus ambitieux. C’est un problème spécifique aux approches participatives qui cherchent à associer l’alphabétisation à l’autonomisation et à un changement social plus important. L’une des approches participatives les plus répandues en matière d’alphabétisation des adultes est probablement l’approche Reflect1. Bien qu’il s’agisse d’une conception relativement récente2, cette approche est maintenant utilisée par plus de 350 organisations dans plus de 60 pays. Reflect est au départ une approche de l’alphabétisation des adultes, mais les spécialistes s’interrogent de plus en plus sur le terme « alphabétisation » auquel ils souhaitent un substitut. Les observations qui suivent s’inspirent en grande partie des expériences que les spécialistes de Reflect ont accumulées par leurs liens avec le Cercle international Reflect. Il est particulièrement significatif que, dans l’approche récente de Reflect, l’écrit aille de plus en plus de pair avec d’autres formes de communication — l’oral, les images et les chiffres. Cela ne signifie pas un rejet de l’alphabétisation, mais son repositionnement3. Si l’on privilégie uniquement l’écrit, on renforce l’image d’une scolarisation où l’alphabétisation est mise sur un piédestal et où la communication visuelle ou orale est relativement négligée. Si l’on adopte une vision plus large — qui développe la capacité de communication des personnes —, on pourra modifier les attentes et créer de nouvelles images. Même si l’alphabétisation est le cœur de ce sur quoi 1. REFLECT (que l’on écrit maintenant Reflect) était à l’origine un acronyme de « Regenerated Freirean Literacy through Empowering Community Techniques » (« Technique Freiréenne d’Alphabétisation et de ommunication Révisée »). A l’heure actuelle, les spécialistes parlent « d’approche Reflect » ou « d’action Reflect ». 2. Reflect a été mis en œuvre par ActionAid, par des innovations de 36 terrain en Ouganda, au Bengladesh et en El Salvador, de 1993 à 1995. 3. Les nouvelles approches suivant lesquelles la pratique Reflect aborde à présent l’alphabétisation sont décrites dans Communication and Power : Resource Materials for Reflect Practitioners, à paraître en décembre 2002 auprès du CIRAC. Il est possible d’en commander un exemplaire sur le site Web www.reflect-action.org. L’alphabétisation, source de liberté on veut (ou doit) travailler, il peut être utile de la situer dans un cadre plus large. L’expérience quotidienne de désautonomisation que vivent la plupart des personnes n’est probablement pas liée à l’alphabétisation — mais plutôt à des situations où l’oral est le médium dominant —, d’où la nécessité de se pencher sur d’autres moyens de communication. 5. Alphabétisation et pouvoir La nécessité de situer l’alphabétisation dans un cadre de pratiques de communication plus large ne signifie pas que nous devions négliger les liens étroits entre alphabétisation et pouvoir. Les images intériorisées que nous avons de l’alphabétisation permettent de renforcer ces liens si bien que, dans de nombreux contextes, la pratique de l’écrit est étroitement liée à celle du pouvoir. On pourrait trouver cette affirmation audacieuse — notamment pour les personnes qui vivent dans des zones rurales et dans des zones urbaines marginales et dont la vie quotidienne ne dépend pas de l’alphabétisation, voire ne lui accorde aucune place, et où l’école locale est souvent une oasis de l’écrit. Mais, lorsque l’écrit apparaît ou est inévitable, il est souvent lié à des situations où les relations de pouvoir sont évidentes. Ainsi, l’écrit est très souvent lié à ce qui suit : • Le pouvoir de l’État : le dédale administratif auquel on se voit confronté lorsqu’on a affaire aux services publics ; la paperasserie et les formalités dont on doit se soucier ; la nécessité « d’avoir tous ses papiers en règle » si on veut jouir de ses droits de toute nature ou les faire valoir auprès des autorités. Ceux qui n’ont pas de papiers en bonne et due forme se retrouvent en effet dans l’illégalité et exclus, d’où un lien profond entre alphabétisation et légalisation. • Le pouvoir économique : à en juger par le recours aux contrats et aux documents des propriétaires, prêteurs, entrepreneurs, intermédiaires, commerçants et employeurs pour légitimer, contrefaire et revendiquer leur pouvoir. • Le pouvoir social : Il existe presque toujours un lien très étroit entre le niveau d’éducation ou d’alphabétisation et la considération sociale. La considération dont bénéficie une personne et la valeur qu’on lui 37 accorde sont souvent liées à l’alphabétisation. La hiérarchie sociale est systématiquement exposée au public à la faveur de l’humiliation rituelle subie par les personnes dont on exige les empreintes digitales au lieu de la signature. • Le pouvoir politique : il se trouve souvent au sens propre entre les mains d’une seule personne, qui a le pouvoir de signer ou de ne pas signer tel ou tel papier. On ne cesse de faire état des déclarations de principe des partis politiques comme s’il s’agissait de promesses qui engagent — ce qui est pourtant rarement le cas. • Le pouvoir religieux : surtout dans les religions fondées sur le Livre comme la religion chrétienne ou musulmane, où l’écrit correspond à la parole de Dieu, la pratique de l’alphabétisation est ritualisée et contrôlée, d’où le mythe suivant lequel l’écrit présente un caractère en quelque sorte d’absolu et lui confère ainsi une vérité plus profonde qu’à l’oral. La lecture d’un texte à l’église est souvent un témoignage de considération sociale. • Le pouvoir civique : dans les zones rurales, il se peut que la pratique de l’alphabétisation soit ce qu’il y a de plus manifeste dans la vie locale — dans les organisations, associations ou syndicats de la communauté, avec leurs procès-verbaux, leurs règlements rigoureux et leur souci de faire les choses « à la lettre ». Dans les communautés pour l’essentiel non alphabétisées, les secrétaires, présidents et trésoriers de ces organisations sont presque toujours les rares personnes instruites. • Le pouvoir de l’organisation — c’est-à-dire de celle qui met en place tel ou tel programme d’alphabétisation ou de développement, par exemple une ONG. Les ONG aiment donner d’elles-mêmes l’image d’intermédiaires invisibles et neutres — alors qu’en réalité nous pouvons être des acteurs sociaux et économiques puissants au niveau local. À preuve, souvent, la manière dont nous utilisons l’alphabétisation. Certes, pour l’essentiel, cela peut rester inconscient, mais le fait d’écrire sur des carnets, de préparer des plans, d’établir des rapports, de distribuer des dépliants, de porter une serviette, d’avoir des stylos dans nos poches 38 L’alphabétisation, source de liberté — tous ces éléments ainsi que beaucoup d’autres font de nous des agents essentiels du pouvoir de l’alphabétisation. La manière dont nous mettons ce pouvoir en pratique et dont nous pratiquons nous-mêmes l’alphabétisation aura une importance décisive pour tel ou tel processus plus large auquel nous souhaiterons apporter notre concours. 6. L’alphabétisation, source de liberté Quelle que soit la diversité des situations où les gens doivent avoir affaire avec ceux qui ont le pouvoir, l’alphabétisation n’est qu’un élément d’une équation plus importante. Ceux qui ne savent pas lire sont sans doute plus intimidés dans de telles situations — mais leur impuissance n’est pas seulement liée à l’insuffisance d’une compétence technique. Cette impuissance dépend manifestement de la condition sociale, de la confiance en soi et de l’image de soi — et les dynamiques du pouvoir sont liées à toute une série d’autres formes de communication. Pour affronter le pouvoir des services publics, il faut aussi avoir assez confiance en soi pour savoir s’adresser aux représentants de l’autorité qui peuvent s’exprimer dans une langue différente. Savoir s’imposer face aux propriétaires, aux employeurs ou aux entrepreneurs suppose un éventail complexe de compétences en matière de communication, et pas seulement d’être alphabétisé. L’image qu’on donne de soi, son attitude, sa capacité à communiquer par le regard ainsi que d’autres aspects comportementaux sont tous décisifs lorsqu’on se penche sur le pouvoir social. De plus, la manière dont on parle — et les sujets qu’on aborde — illustrent le degré de pouvoir dont on se sent investi dans telle et telle situation. Quand il est question de pouvoir politique, la maîtrise de la parole est d’une importance extrême. En période électorale, c’est souvent la forme plutôt que le contenu de ce qui est dit qui pèse sur le vote des électeurs. Les campagnes politiques s’appuient sur le pouvoir des outils visuels, les affiches en disant souvent bien plus que les mots. Le pouvoir religieux dépend lui aussi beaucoup de l’éloquence des sermons et des images visuelles ou des icônes. Notre propre pouvoir en tant qu’organisations ne se manifeste pas seulement à travers l’alphabétisation, mais également à travers toute une série de formes orales et visuelles de communication. Notre jargon technique est certainement tout aussi oral qu’écrit. Étant donné tous ces exemples, il est évident que l’alpha- 39 bétisation ne peut être abordée séparément et ne peut être enseignée comme une connaissance technique au sein d’une salle de classe, coupée du monde. Nous devons bien au contraire rompre avec les modèles conventionnels et adopter de nouvelles approches. L’apprentissage réel se fera grâce à la participation pratique des personnes à différentes situations, où les formes d’alphabétisation font partie d’une équation de pouvoir plus large dans leur propre contexte. Il faut envisager l’apprentissage comme une partie intégrante d’un processus d’analyse et d’action plus vaste — pour aider les gens à gérer des relations de pouvoir inéquitables et leur permettre de s’exprimer par tous les moyens. Donner aux personnes la confiance qui leur permettra de gérer des situations où l’on utilise l’écrit, même si elles ne savant pas écrire ou ne savent le faire qu’à un niveau élémentaire, sans qu’elles soient intimidées, est en soi lourd de signification. Vaincre ses appréhensions et en finir avec les mythes en matière d’alphabétisation, voilà qui peut s’avérer essentiel pour permettre aux personnes de se faire entendre. Les spécialistes de Reflect partent donc de plus en plus du combat plus large pour la liberté — en s’attachant aux questions de justice sociale, économique et politique. Dans cette perspective, Reflect permet aux personnes de commencer à jouir du pouvoir de l’alphabétisation — pour aborder efficacement et sans être intimidées les situations où leur vie dépend de l’alphabétisation. Même avant d’avoir acquis des compétences techniques importantes, les personnes peuvent faire de grands progrès en gérant des relations de pouvoir dans des situations où l’écrit a sa place. Un tel résultat est décisif, dans la mesure où le décodage d’un texte (qui pourrait être envisagé comme la part technique de l’apprentissage) n’est qu’une petite partie de ce qu’il faut aborder dans tout programme d’alphabétisation qui a pour vocation d’accroître la liberté. Le fait de commencer en envisageant la question dans une perspective plus large conforte la motivation. On n’entre plus dans une salle en se faisant à l’idée de jouer un rôle passif d’élève. On perfectionne son alphabétisation de base dans la pratique, en réfléchissant, en prévoyant ou en vivant des situations où l’alphabétisation entre en jeu. L’apprentissage de l’aspect technique, au fond, n’est pas difficile. Dans de nombreux programmes 40 L’alphabétisation, source de liberté Reflect, on enseigne à présent aux participants à signer de leur nom au cours de la première semaine — et, à partir de là, la plupart des groupes sont à même de lire collectivement presque n’importe quel document, ne serait-ce que lentement. Nous devons toujours éviter de recréer l’esprit d’enfermement propre à la salle de classe. L’alphabétisation ne devra jamais être appréhendée d’une manière abstraite, coupée de la vie et des préoccupations de tous les jours, mais il faudra toujours l’intégrer à un processus plus large d’analyse et d’action. On devra utiliser ou créer des écrits qui présentent un intérêt immédiat pour le groupe, qui se prêtent à son analyse et non qui lui échappent. Autant dire qu’il faut laisser de côté les livres et les premiers manuels d’alphabétisation. C’est au contraire la production de textes de base par les participants qui devra structurer le processus. Mais il va de soi qu’on devra introduire et utiliser des informations issues de l’extérieur ainsi que des « matériels réels »1 pertinents pour approfondir et enrichir l’analyse des participants. Ainsi, l’écriture et la lecture devront être utilisées comme une forme d’action — partie intégrante d’une politique visant à plus de justice et à plus d’équité, à affirmer et à défendre les droits de toute nature, ainsi qu’à asseoir dans leur plein épanouissement l’identité et l’expression de soi-même. Une fois que les participants auront développé des compétences de base sur le plan pratique, ils trouveront sans aucun doute bien d’autres utilisations de l’écrit — notamment s’ils se voient portés par un contexte où l’alphabétisation peut être utilisée de manière flexible et novatrice (par exemple en agissant en faveur des bibliothèques, des journaux, de la création littéraire ou de possibilités de faire connaître les savoirs locaux). De plus en plus, l’accès aux technologies de l’information et de la communication peut être une part non négligeable d’un tel processus — où ces technologies peuvent donner aux populations la possibilité de se faire davantage entendre — par la radio, la télévision, la vidéo, les ordinateurs, les mégaphones, la 1. L’expression « matériels réels » fait référence aux documents écrits de toute sorte qui se trouvent déjà dans le cadre de vie des apprenants, par opposition aux matériels conçus spécialement pour une alphabétisation. 41 sérigraphie ou par d’autres moyens. Nous ne pourrons certes jamais désigner ou prévoir toutes les utilisations de l’écrit — mais il est juste, semble-t-il, de commencer par aider les personnes à gérer les situations où la pratique de l’alphabétisation et celle du pouvoir sont indissociables. 7. L’incidence sur le suivi L’utilisation qui est faite au niveau international des statistiques sur l’alphabétisation est l’un des obstacles majeurs au changement en matière de programmes d’alphabétisation. Aujourd’hui, la plupart des rapports internationaux sur l’alphabétisation s’ouvrent sur un texte prudent quant à l’exactitude des chiffres utilisés. Le projet de Rapport de suivi sur l’éducation pour tous 2002 ne fait pas exception à cette règle, puisqu’il reconnaît ouvertement que les données internationales actuelles en matière d’alphabétisation ne sont pas fiables1. Ce rapport suit pourtant le modèle de bien d’autres avant lui. Sans s’appesantir longtemps sur le peu de consistance de ces statistiques, tous les doutes se dissipent ensuite rapidement et l’on invoque d’ordinaire des chiffres précis — au point que nous en oublions leur inexactitude et que nous nous illusionnons sur notre connaissance et notre compréhension de la situation — alors qu’on est très loin de la vérité. Nous avons besoin d’une évaluation bien meilleure de l’alphabétisation si nous souhaitons faire un sort aux mythes d’antan et promouvoir de nouvelles conceptions de l’alphabétisation, qui mettent en évidence les relations entre alphabétisation et pouvoir ou bien entre alphabétisation et liberté. Certaines initiatives vont actuellement dans ce sens, par exemple en s’intéressant aux différents types de lecture et domaines d’impression, mais aucune ne semble aller assez loin. La recherche d’une comparabilité internationale incite à limiter l’alphabétisation aux compétences techniques neutralisées que sont la lecture, l’écriture et le calcul. Cet état de fait conforte le mythe suivant lequel l’alphabétisation est quelque chose aisément mesurable en soi ou par ses effets — ce qui, par voie de conséquence, 1. UNESCO, 2002. Monitoring Report on Education for All. Paris, UNESCO (à paraître). 42 L’alphabétisation, source de liberté perpétue le mythe suivant lequel l’alphabétisation des adultes peut être étudiée indépendamment de tout contexte. Cette approche ne tient presque aucun compte de tous les enseignements de l’expérience théorique et pratique récente en matière d’alphabétisation, faisant fi de toute compréhension des alphabétisations et de l’importance de la diversité culturelle. L’alphabétisation signifiera telle ou telle chose suivant le lieu où l’on se trouve, et des formes multiples d’alphabétisation pourront caractériser un contexte à lui seul. La maîtrise d’une forme d’alphabétisation n’est pas la porte ouverte à la maîtrise de toutes les autres. Les formes sous lesquelles l’alphabétisation apparaît ne sont jamais liées une fois pour toutes à l’alphabétisation, mais elles dépendent bien au contraire d’autres formes de communication — orales, non-verbales et peut-être visuelles. La faculté de les aborder sans mal ne tient pas seulement au décodage mais à la confiance qu’on aura en soi socialement, en sachant surmonter l’intimidation ou gérer des relations de pouvoir. Si l’alphabétisation ne doit pas être extraite de son contexte, alors toutes les mesures importantes qui seront prises en la matière doivent être déterminées en fonction de chaque contexte. On doit clairement tenir compte des conditions sociales, économiques et politiques ainsi que des attentes ociales. La mesure devra bien considérer la capacité des personnes à participer activement à la société, en abordant les formes d’alphabétisation nécessaires, notamment, pour affirmer et faire respecter leurs droits de toute nature, assumer une fonction sociale, trouver de l’information si besoin est ou trouver un emploi durable. Cela ne dépend pas seulement des capacités des personnes, mais aussi de la nature de la société dans laquelle elles vivent. Plutôt que d’imposer certaines normes internationales, il conviendra de privilégier le soutien aux processus et aux débats dans chaque pays — en favorisant une analyse à la fois des alphabétisations des personnes et des revendications de la société. Nous devrons faire en sorte qu’un débat public s’ouvre au niveau national (et même local) dans chaque pays afin de réfléchir au sens de l’alphabétisation et d’étudier les mesures qui lui sont appropriées. On pourra privilégier un certain nombre de domaines — en mettant en valeur les domaines qui sont importants pour plus de 43 développement et de justice sociale, en s’intéressant par exemple aux capacités des personnes à affirmer et à faire respecter leurs droits de toute nature, à assumer une fonction sociale, à trouver un emploi durable ou assurer un soutien scolaire pour les enfants. Donner la priorité à un débat public sur l’alphabétisation sous cette forme dans chaque pays pourrait déboucher sur une réflexion et des actions importantes autant relatives au droit des personnes à l’information et aux changements nécessaires pour favoriser l’intégration sociale, que relatives à la promotion de l’enseignement. Tel est précisément le type d’initiative multiforme qui s’impose pour avoir un impact plus grand sur l’alphabétisation. Il existe de nouvelles initiatives internationales pour évaluer l’alphabétisation — elles se fondent sur la reconnaissance de la diversité — mais apparemment elles débouchent toujours sur une nouvelle standardisation d’instruments génériques d’évaluation de l’alphabétisation. À mon sens, nous devrions aller plus loin en préconisant et en favorisant au niveau national des processus de redéfinition de l’alphabétisation et d’élaboration de systèmes nationaux qui la mesurent de manière adéquate. On pourrait encore établir des statistiques internationales — donnant une image générale plus complexe des alphabétisations des personnes, par rapport aux alphabétisations dont elles ont besoin dans leur société, dans un nombre limité de domaines essentiels de développement. Cela aurait éventuellement pour effet de voir certains pays se caractériser par des résultats modestes si les informations en matière de droits fondamentaux de toute nature n’étaient pas aisément accessibles, compréhensibles ou applicables. Ce genre de pays pourrait donc faire d’importantes améliorations en développant l’accès à ces informations — en ayant recours à plusieurs médias, à une langue simple et à des réformes démocratiques — tout autant qu’en encourageant une alphabétisation au sens strict. Les statistiques en matière d’alphabétisation mesureraient alors quelque chose de plus général et de plus utile. 8. La Décennie des Nations Unies pour l’alphabétisation : un nouveau départ ? En 2000, au Forum mondial sur l’Éducation pour tous de Dakar, il a été convenu que, pour aller de l’avant, il faudrait s’orienter sur des processus 44 L’alphabétisation, source de liberté au niveau national (plutôt qu’international). À ce titre, il serait opportun que la Décennie des Nations Unies pour l’alphabétisation commence par encourager un débat sur l’alphabétisation au niveau national, en favorisant en tous lieux une nouvelle réflexion sur l’acception de ce terme, en remettant en question les vieux mythes et en s’intéressant aux rapports entre les personnes et la société de leur pays. La Décennie des Nations Unies pour l’alphabétisation devrait refuser de soutenir à nouveau les conceptions archaïques et l’héritage peu utile du passé. Elle sera certainement plus efficace si elle remet en question certains des principes de base de l’alphabétisation que si elle entretient des mythes et propage des mensonges. En résumé, le problème majeur de l’alphabétisation réside dans le discours même qu’on a sur elle, et il se voit considérablement aggravé lorsque nous pensons qu’il s’agit de quelque chose qui peut se mesurer entre pays suivant des normes standardisées. Des stratégies réalistes et multiformes associant l’alphabétisation à des modes de subsistance durables et à l’affirmation par les personnes de leurs droits ne pourront être développées tant qu’on entretiendra un tel discours. La Décennie des Nations Unies pour l’alphabétisation devra sortir des sentiers battus et élaborer un discours plus cohérent ainsi qu’une approche nouvelle plus critique. À défaut, nous finirons probablement par avoir davantage d’énormes programmes publics qui n’abordent « l’alphabétisation » qu’entre les quatre murs d’une salle de cours — des programmes qui ont échoué hier et échoueront demain — et des programmes qui n’ont guère de rapport avec les progrès de la justice ou de l’équité. Voici une occasion idéale de soutenir un travail nouveau et novateur qui fasse fond sur diverses réalités nationales et locales et qui tienne compte des complexités réelles des liens entre communication et pouvoir. Cette Décennie doit encourager de nouvelles formes de partenariat entre les gouvernements et les organisations de la société civile, en suscitant une réflexion critique et des approches plus holistiques de l’enseignement des adultes comme en associant l’enseignement à un changement social, économique et politique plus large. Dans ce domaine, le besoin urgent d’une nouvelle énergie s’impose et l’UNESCO pourrait jouer un rôle essentiel de catalyseur pour libérer cette énergie. 45 9. Propositions finales • On ne saurait associer l’alphabétisation à la liberté lorsque le concept de « l’alphabétisation » est en lui-même si dépourvu de liberté. Nous devons briser les chaînes qui lient l’alphabétisation à l’a priori colonialiste et à un mode de réflexion étriqué — et nous devons abandonner les formes d’évaluation de l’alphabétisation qui l’emprisonnent dans ces chaînes. Aussi longtemps que l’alphabétisation restera enfermée dans cette situation d’isolement, nous ne verrons jamais son vrai visage, complexe, expressif et vivant. • La Décennie des Nations Unies pour l’alphabétisation devra ouvrir des débats décisifs sur l’alphabétisation au lieu de continuer à ne pas les ouvrir. Elle devrait être l’occasion d’un nouveau départ nous permettant de porter un regard critique sur ce dont nous héritons et de prendre de nouvelles orientations1. • Nous devons accroître massivement notre aide aux programmes d’alphabétisation pour adultes — mais uniquement lorsque ces programmes abordent l’alphabétisation dans le contexte plus large d’autres pratiques de communication et lorsqu’ils ont explicitement pour objectif d’aider les personnes à obtenir davantage de justice et d’équité. • Il faut en finir une bonne fois pour toutes avec l’enseignement de l’alphabétisation comme une compétence technique acquise dans une salle de classe, et privilégier le soutien d’approches qui permettent aux personnes de pratiquer l’alphabétisation en situations réelles, notamment quand elle est liée à la pratique du pouvoir. Un processus critique de réflexionaction-réflexion axé sur le groupe est la clef de voûte de ce changement. • L’alphabétisation ne devra pas être mythifiée et en conséquence toutes les occasions devront être saisies pour en finir avec les mythes actuels. Nous devrons encourager un débat critique et une réflexion sur l’alphabétisation avec les apprenants, les animateurs, les formateurs, les coordinateurs, les fonctionnaires, les ministres du pays et le grand public. 1. On trouvera d’autres réflexions critiques sur l’alphabétisation chez Mark Fiedrich et Anne Jellema. A paraître : Literacy, 46 Gender and Social Agency : Adventures in Empowerment. Londres, Département du développement international. Comment éradiquer l’analphabétisme sans éradiquer les analphabètes ? Munir Fasheh Directeur de l’Arab Education Forum, au sein du Center for Middle Eastern Studies de l’Université Harvard (Cambridge, Massachusetts) Comment éradiquer l’analphabétisme sans éradiquer les analphabètes ? Introduction Cet article se veut un témoignage personnel sur une partie des liens que j’ai entretenus avec la langue, l’alphabétisation et la connaissance. La première moitié de mon existence, comme la plupart de ceux qui ont fait des études, a été marquée par une conception de la vie qui considérait d’en haut, supérieurement ses différents aspects (les êtres, les choses, les relations sociales et les événements). J’ai commencé par travailler sur des textes officiels et théoriques, des concepts et des théories, des mesures normatives et des a priori — l’approche en général des institutions et en particulier des établissements d’enseignement. Par la suite, pendant le deuxième trente ans, j’ai voulu être à l’écoute des différents aspects de mon entourage, mais aussi de mon for intérieur et de la voix de la nature. En somme, j’ai tâché de me guérir de l’idée préconçue suivant laquelle la pensée l’emporte sur la vie ou sur l’action. Écouter mon entourage et suivre ce que m’avaient enseigné mes expériences et mon for intérieur, utiliser les mots plutôt qu’être utilisé par eux, voilà quels sont les grands principes qui ont dirigé ma vie. Durant ces deuxièmes trente années, j’ai appris de plus en plus à mesurer le rôle de la pensée, des solutions, des revendications et des déclarations à l’échelle de l’univers, ainsi que des formes dominantes de savoir et des textes contribuant à la disparition de la diversité et à la suprématie d’un progrès et d’un développement à sens unique. La disqualification d’autrui est un des problèmes du discours dominant. Ainsi, considérer quelqu’un comme « analphabète » (c’est-à-dire en fonction d’une carence plutôt que d’un avoir ou d’un être) est particulièrement caractéristique de ce qui est ici en question. L’analphabète peut disposer de multiples savoirs, faire preuve de sagesse et s’exprimer avec bonheur et richesse. Mais on ne s’en soucie guère et c’est la carence qui est mise en avant. C’est une manière très efficace d’utiliser la langue pour contrôler ce que l’esprit voit et ce qu’il ne parvient pas à voir. S’il ne s’agissait que de l’utilisation du terme « analphabète », je ne m’y serais pas attardé. Toute ma vie, je me suis vu désigner comme mon peuple en des termes négatifs et jamais, ou presque, en fonction de ce que nous sommes et de ce que nous avons. On nous traitait de « non-juifs », même lorsque nous étions les plus nombreux en Palestine (autant traiter les Français vivant en France de « non-Algériens » !). 49 Et, du moins jusqu’en 1949, on nous a comptés, à l’instar de 80 % de la population mondiale, parmi les non développés, les sousdéveloppés ou parmi ceux qui étaient en développement. Il n’empêche, j’emploierai le terme « analphabète » pour mettre en évidence son absurdité et pour rapprocher ce que dit cet article des débats actuels sur le même sujet. Le présent article s’appuie essentiellement sur la comparaison entre deux mondes : celui de ma mère analphabète et celui de ma propre personne, en tant qu’alphabète. Le pouvoir qu’exerce sur moi cette comparaison a considérablement influencé ma manière de penser et d’agir du moins ces 25 dernières années. J’ai toujours été fasciné par le monde de ma mère, par sa manière de vivre, de comprendre, d’apprendre, de rapprocher telle ou telle chose et de s’exprimer. Elle est sans cesse pour moi une source inépuisable à chaque fois que je me vois dans une situation où il ne me faut plus envisager les choses selon la norme, où je dois imaginer une autre approche, comme c’est le cas aujourd’hui avec cet appel à la célébration de l’alphabétisation. En pareils cas, je sens mon imagination se retourner vers ma mère car elle incarnait vraiment une vision du monde foncièrement différente. C’est la raison pour laquelle lorsque j’entends quelqu’un déclarer ou que je lis qu’un analphabète n’est pas un être humain à part entière et que nous devons le sauver, j’en frissonne intérieurement et je ressens l’urgence d’une nouvelle approche liée au cœur du problème. Outre la comparaison entre ces deux mondes, je décrirai certains des projets auxquels j’ai participé au cours de ces trente dernières années et qui sont l’expression de l’approche, des principes et des convictions qui ont guidé ma vie ainsi que mon travail en matière de langue, d’alphabétisation et de connaissance. Le premier témoignage de ce type de relation se trouve dans un article que j’ai écrit en 19901. Le tournant le plus important de ma vie est lié au double fait d’avoir « découvert », d’une part, les connaissances mathématiques de ma mère analphabète et, d’autre part, combien les miennes ne me permettaient ni de percevoir, ni de saisir les siennes. Cette double découverte a joué un très grand rôle sur ma perception de la connaissance, 1. « Community Education is to Reclaim and Transform What Has Been Made 50 Invisible », in Harvard Educational Review, février 1990. Comment éradiquer l’analphabétisme sans éradiquer les analphabètes ? de la langue et de leur relation à la réalité. Plus tard, j’ai compris que le caractère invisible des connaissances mathématiques de ma mère n’avait rien d’isolé, mais qu’il s’agissait d’un reflet d’un phénomène beaucoup plus ample ayant partie liée avec la vision du monde occidentale prédominante. Bernal et Black (1987)1 remet en cause tous les fondements de notre pensée avec la question suivante : qu’y a-t-il d’antique dans la civilisation antique ? À ses yeux, la civilisation antique puise profondément aux cultures afroasiatiques, qui ont été systématiquement négligées, contestées ou niées depuis le XVIIIe siècle — surtout pour des raisons d’ordre racial. Ces cinquante dernières années, le développement n’a fait que continuer à négliger, contester et nier l’apport historique et encore actuel de ces peuples et de ces cultures. La première Intifada palestinienne, qui a débuté en décembre 1987, a renforcé et amplifié nombre des convictions qui m’animaient de plus en plus à partir des années 70. Elle m’a fait prendre conscience de certains aspects culturels et sociaux que les structures et la terminologie dominantes avaient également rendus invisibles. La première Intifada a été pour moi l’occasion de comprendre que la société palestinienne ne pouvait continuer à être viable que grâce aux personnes, alphabétisées ou non, enracinées dans le terreau de leur culture et de leur vie quotidienne. Ce sont les traditions et les structures sociales bien ancrées qui ont assuré la survie des différentes communautés de Cisjordanie et de la Bande de Gaza. Autrement dit, ce qui fait que quelqu’un nourrit sa communauté et s’en voit nourri n’est pas lié d’une manière décisive au fait d’être alphabète ou non, mais à son ancrage ou non dans le terreau culturel et dans la vie quotidienne. Selon moi, les communautés, où qu’elles se trouvent, doivent résoudre le problème de reconquérir et de réévaluer les diverses manières d’apprendre, d’étudier, de connaître, de mettre en relation telle ou telle chose, d’agir et de s’exprimer. Au niveau de la langue, la première réaction qui a été la mienne par rapport à l’Intifada a consisté à travailler avec des étudiants de l’Université de Birzeit2 : je leur ai demandé de lire les gros titres des 1. Voir notamment Martin Bernal, Athena Black : The Afroasiatic Roots of Classical Civilization (The Fabrication of Ancient Greece, 1785-1985), Rutgers University Press, 1987 . 2. Nous nous rencontrions de manière « illégale », étant donné que l’Université de Birzeit ainsi que d’autres universités palestiniennes avaient été fermées par Israël. 51 journaux et de les commenter, en les comparant avec le contenu des articles qu’ils résumaient comme avec ce qui se passait sur le terrain. Mais le projet le plus important auquel j’ai participé à la suite de l’Intifada et en rapport avec la langue et l’alphabétisation a été le lancement de la campagne de lecture parmi la société palestinienne, grand projet de l’Institut Tamer, que j’ai mis sur pied en Palestine en 19891. Depuis 1997, j’ai participé à deux projets : l’Arab Education Forum et le Qalb el-Umour magazine, deux reflets d’une perception, d’une conception, d’une pratique et de « mythes » différents en matière d’apprentissage et de recours à la langue. Avant d’en finir avec ces remarques préliminaires, je tiens à préciser quelque chose à propos de cette table ronde. Elle a beau avoir lieu alors que nous célébrons la Journée de l’alphabétisation, j’ai du mal à célébrer un outil, surtout dans un monde où les outils, le langage en particulier, servent à contrôler, supprimer et déformer. La célébration de l’alphabétisation ressemble à celle des automobiles. Lorsque nous constatons ce que les voitures ont fait aux grandes villes d’antan comme Le Caire et Athènes, nous comprenons qu’il nous faut être plus prudents. Autrement dit, il nous faut envisager non seulement l’apport de l’alphabétisation quant à sa conception et à sa mise en œuvre, mais aussi ce qu’elle détruit ou ce qu’elle occulte. Disons-le tout net, je ne me soucie guère ici des statistiques — par exemple du fait de savoir combien de personnes apprennent l’alphabet — mais je m’appuie sciemment sur la façon dont nous envisageons l’apprenant et sur ce qu’il découvre à mesure qu’il apprend l’alphabet. Ce qui m’importe, c’est de veiller à ce que l’apprenant ne perde pas ce qu’il ou elle possède déjà ; à ce que l’alphabétisation ne remplace pas d’autres formes d’apprentissage, de connaissance et d’expression ; à ce que l’alphabétisation ne soit pas considérée comme supérieure à d’autres formes d’expression ; et à ce que l’apprenant utilise l’alphabet au lieu d’en être l’instrument. En clair, mon souci est de faire en sorte que l’éradication de l’analphabétisme ne se solde pas par l’écrasement des analphabètes. 1. Pour plus de détails, voir mon article « The Reading Campaign Experience Within Palestinian Society : Innovative 52 Strategies for Learning and Building Community », in Harvard Educational Review, février 1995. Comment éradiquer l’analphabétisme sans éradiquer les analphabètes ? Dans cet article, je mets l’accent sur des aspects sur lesquels on n’insiste pas en général dans les débats et les programmes sur l’alphabétisation. Nul besoin de répéter ce sur quoi on a déjà mis l’accent auparavant. L’histoire de ma mère « analphabète » Dans les années 1970, alors que je travaillais dans des écoles et des universités de Cisjordanie et que j’essayais de donner un sens aux mathématiques, à la science et à la connaissance, j’ai découvert que ce que je cherchais se trouvait à mes côtés, sous mon propre toit : il s’agissait des connaissances mathématiques de ma mère. Elle était couturière. Le matin, des femmes lui apportaient des pièces de tissu rectangulaires ; elle prenait quelques mesures avec une craie de couleur ; à midi, chaque rectangle de tissu avait été découpé en 30 morceaux plus petits ; et, le soir venu, ces morceaux épars étaient assemblés pour former un nouvel ensemble magnifique. S’il ne s’agit pas là de mathématiques, alors je ne connais rien aux mathématiques. Le fait qu’il m’ait fallu 35 années pour m’en rendre compte m’a fait comprendre quel était le pouvoir de la langue par rapport à ce qu’on voit et à ce qu’on ne voit pas. Les connaissances de ma mère étaient inhérentes à sa vie comme le sel à la nourriture, de sorte qu’elles étaient invisibles à un alphabète ayant fait des études comme moi. On m’avait appris à voir les choses à travers le prisme de la langue officielle et des catégories théoriques. Au sens propre du terme, j’ai découvert que ma mère était analphabète par rapport à mon type de connaissances, mais que, moi, j’étais analphabète par rapport à la manière dont elle comprenait et connaissait les choses. Ainsi, la considérer comme une analphabète et me considérer comme alphabète, disons en termes absolus, témoignent d’une conception étroite et déformée du monde réel et de la réalité. Je suis analphabète parmi les peuples autochtones d’Équateur ; un Grec le sera au Pakistan et ainsi de suite. À mon sens, une distinction plus pertinente que celle entre alphabètes et analphabètes serait celle entre les populations dont les mots s’inscrivent dans le terreau culturel et social dans lequel elles vivent — à l’instar des fleurs naturelles — et celles qui utilisent des mots qui, s’ils peuvent sembler séduisants et brillants, n’en manquent pas moins de racines — tout comme les fleurs artificielles. Autrement dit, un problème de taille auquel nous sommes confrontés dans le monde d’aujourd’hui 53 consiste pour chacun, alphabète ou non, à « dire ce qu’il veut dire et à vouloir dire ce qu’il dit », position tout à fait étrangère à la logique institutionnelle et à ceux qui, professionnellement, sont axés sur leur carrière1. Avoir pris conscience des connaissances de ma mère m’a permis de remettre en question plusieurs principes en général sous-jacents aux débats officiels sur l’alphabétisation : qu’un alphabète vaut mieux qu’un analphabète ; qu’un analphabète n’est pas un être humain à part entière ; qu’il est ignorant ; qu’en devenant alphabète, on est transformé comme par magie et que pauvreté et ignorance disparaissent ; qu’un alphabète est plus libre qu’un analphabète ; et ainsi de suite. Ma mère analphabète n’était en rien inférieure à en juger par ses connaissances, ni moins humaine ou moins libre. Ainsi, accorder à l’alphabétisation des pouvoirs et des perspectives magiques est tout simplement une fausse promesse. L’importance que j’accordais à ma mère n’était ni objectif ni subjectif, même s’il participait de ces deux aspects. Cette importance que je lui accordais touchait à la profondeur de mes convictions et mes croyances intimes. Le dialogue entre sa vision du monde et la mienne m’a permis de faire tomber bien des masques que m’avaient valus mes études. J’ai eu du mal à les faire tomber. Plusieurs années m’ont été nécessaires avant de parvenir à admettre publiquement mes nouvelles convictions. Je mettais tout simplement en jeu ma carrière, mon image et ma réputation. Il fut un temps où je croyais vraiment que ma mère devait apprendre à lire et à écrire, maîtriser le gros de la terminologie courante et les méthodes des mathématiques officielles pour mieux comprendre les mathématiques. Si seulement je pouvais lui enseigner, me disais-je, comment exprimer ses connaissances dans les termes des catégories que j’étudiais et que j’enseignais, alors elle en saurait beaucoup plus. J’avais dans l’idée que si 1. J’espère qu’un jour viendra où les Nations Unies proclameront une décennie durant laquelle les personnes diront ce qu’elles voudront dire et voudront 54 dire ce qu’elles diront. À mes yeux, cela contribuerait réellement et profondément au reversement de la logique désastreuse qui actuellement régie le monde. Comment éradiquer l’analphabétisme sans éradiquer les analphabètes ? je parvenais à associer ses connaissances mathématiques aux miennes, je décrocherais peut-être le gros lot. Mais, petit à petit, j’ai compris que ses connaissances et les miennes ne pouvaient s’épouser ; c’eût été comme marier des fleurs artificielles avec des fleurs naturelles — celles-ci étant ses connaissances. Car de telles connaissances ne peuvent s’enseigner ni se transmettre suivant les procédés, les méthodes, les catégories et les langages que j’avais étudiés et que j’enseignais. Parallèlement, je comprenais que mon type de connaissances ne pouvait pas s’inscrire dans la vie à la manière des siennes. Je n’aime pas le terme « autonomisation » mais, si je me permets d’y recourir, je dirais que c’est ma mère qui a réussi à m’autonomiser plutôt que le contraire, même si l’esprit du temps voudrait que ma mère soit autonomisée. J’ai compris que ce qu’il m’était réellement possible de faire, c’était de faire état de la prise de conscience qui avait été la mienne quant aux connaissances de ma mère et de rendre visible cette prise de conscience pour le monde des alphabètes, dans l’espoir qu’on apprendrait à redevenir humbles et à prendre conscience de la diversité entre les manières d’apprendre, de connaître, de concevoir, de vivre et de s’exprimer — et que ces différentes approches ne pourraient plus relever d’évaluations linéaires. J’ai fait état de la prise de conscience qui avait été la mienne quant aux connaissances de ma mère dans l’espoir qu’on en finirait avec les innombrables déclarations universelles sans nuances du type : « l’alphabétisation fait des miracles » ; et dans l’espoir aussi qu’on réapprendrait le fait que la diversité est inhérente à la vie et qu’on en finirait avec l’idée qu’il n’existe qu’une seule manière d’apprendre, de connaître et de progresser, à savoir l’éducation. J’espérais et j’espère encore mettre un terme au monopole que l’éducation exerce sur l’apprentissage, et retrouver une diversité ’« espaces » comme de moyens, au sein desquels on puisse apprendre. Autrement dit, l’éducation est une des manières d’apprendre ; il faut aider ceux auxquels elle convient. Il faut aussi soutenir ceux qui sont mieux adaptés à d’autres modes d’apprentissage, en leur fournissant le matériel et les moyens, y compris financiers, leur permettant d’apprendre. Cela suppose la fin de l’ère de l’Éducation pour tous et, au lieu de cela, la mise à disposition de différents modes d’apprentissage là où, loin de former des personnes qualifiées, on laisse se multiplier des êtres inutiles, notamment déscolarisés, tout en leur en tenant rigueur. Il s’agit d’une dimension tout à fait essentielle dans le cadre des efforts actuellement menés en matière d’alphabétisation. 55 L’alphabétisation, source de liberté ? La liberté étant le thème principal de cette table ronde, ce qu’on entend par cette idée mérite certains éclaircissements avant de traiter de sa relation avec l’alphabétisation. À mon sens, l’aspect le plus important de la liberté peut se résumer ainsi : « c’est en marchant qu’on fait son chemin ». La liberté ne consiste pas à choisir entre tel chemin ou tel chemin, même si elle peut prendre cette forme. Et elle ne consiste pas à suivre une route prédéterminée. La liberté ne renvoie pas à la liberté de choix et de décision, même si elle les suppose toutes les deux. L’idée suivant laquelle « c’est en marchant qu’on fait son chemin » suppose qu’on prenne conscience et qu’on reconnaisse la réalité pour ce qu’elle est, et qu’on respecte les leçons tirées des expériences de cette réalité ainsi que ses principes et ses convictions. En ce sens, nous participons tous à l’intelligibilité de la réalité ; chaque personne est une source d’intelligibilité. Nous sommes tous les créateurs, les observateurs, les bâtisseurs et les auteurs de la réalité. La compréhension de la réalité ne repose pas sur une seule personne mais sur plusieurs, sur autant de personnes attachées à chercher en toute indépendance le sens de la vie et des mots. Personne n’a le droit ni le pouvoir de monopoliser les interprétations et les significations. L’interprétation personnelle et la recherche indépendante en matière de significations représentent, à mon sens, des droits humains tout à fait fondamentaux (qui, ironie de la chose, ne figurent pas dans la Déclaration universelle des droits de l’homme !). De surcroît, cette interprétation personnelle et cette recherche indépendante font partie des aspects les plus importants de la liberté. Elles témoignent de l’interaction libre et du reflet fidèle entre le monde intérieur de la personne et le monde qui l’entoure. Cette interprétation personnelle et cette recherche indépendante du sens représentent cependant de notre part une responsabilité et donc un risque. C’est à ce niveau que la liberté, la responsabilité, l’engagement et la volonté de payer de sa personne convergent. En ce sens, la liberté ne peut ni trouver son origine dans des modèles, ni suivre des schémas prédéterminés, ni être mesurée, mais elle peut s’inspirer de la vie d’autrui. D’après ce qui vient d’être expliqué, j’ai le sentiment que ma mère « analphabète » était bien plus libre que je ne le suis. C’est en marchant 56 Comment éradiquer l’analphabétisme sans éradiquer les analphabètes ? qu’elle a fait son chemin et ce sans formation, ni connaissances émiettées qu’on lui aurait enseignées sans rapport avec la vie. Elle a plus appris qu’on ne lui a enseigné. C’est en observant, en agissant, en réfléchissant, en rapprochant les choses entre elles et en confectionnant qu’elle a appris. C’est par elle-même qu’elle s’est tracé un chemin et c’est par elle-même qu’elle s’est construit une manière de voir les choses. Une grande différence entre ma mère et moi, c’est que si j’avais besoin de trouver le sens d’un mot, je le cherchais dans un dictionnaire, dans une encyclopédie ou dans quelque autre livre. En revanche, c’est dans ses expériences et dans sa vie qu’elle allait chercher le sens des choses. La voie que j’avais choisie était celle de la facilité. Je faisais très rarement l’effort d’analyser le sens en m’intéressant à l’expérience que j’avais du mot ; en aucune façon, il ne s’agissait d’une recherche indépendante du sens. Ma mère, elle, était l’auteur de sa compréhension. Elle était une spectatrice, une productrice et un auteur de la réalité. Au contraire, je n’étais qu’un imitateur qui résolvait des problèmes déjà résolus, pour la plupart, un milliard de fois, à force d’exercices qui s’étaient répétés à l’école durant au moins un siècle. Le genre de question auquel me portait mon éducation était par exemple : « Quelles sont les dimensions de la boîte la plus grande qu’on puisse faire à partir d’un rectangle en carton ? ». Le genre de problème que se posait ma mère était au contraire de cet ordre : « Comment confectionner une robe magnifique à partir d’un rectangle de tissu et qui aille à telle personne ? ». De plus, elle était libre dans la mesure où elle n’était pas liée à quelque établissement qui lui aurait donné un travail. Elle tirait ses connaissances de la vie, lesquelles étaient indissociables de celle-ci. On avait besoin d’elle partout où elle se trouvait. Elle était son propre patron. Elle n’avait pas à craindre la perte de son emploi ou d’être jugée inapte à son travail par un comité arbitraire. Le fait d’être libéré de la crainte est un autre aspect essentiel de la liberté. Elle était affranchie de l’hégémonie des institutions et des spécialistes. À la différence des enseignants, des formateurs, des experts et de leurs semblables, elle n’avait pas de compte à rendre devant des institutions et des spécialistes ; elle n’avait pas besoin d’eux pour avoir une légitimité. Elle avait des comptes à rendre devant ceux qui lui importaient et dont beaucoup devenaient ses amis. À l’inverse, mes connaissances trouvaient leur origine au sein d’établissements et avaient besoin de ces derniers. De plus, le fait de devoir respecter un programme et de craindre 57 constamment d’échouer ou d’être accusé d’une chose ou une autre va à l’encontre de la liberté telle qu’elle a été définie plus haut. On pourrait objecter ici que le fait de savoir lire et écrire peut aider les personnes à se libérer dans la mesure où elles ne dépendent plus des autres pour « se déplacer » dans le monde moderne. Certes, mais l’idée principale de cet article est précisément la suivante : comment acquérir ce genre de liberté sans en perdre d’autres, qui sont à mes yeux tout à fait essentielles ? Une analogie Utilisons l’image des voitures pour illustrer mon propos. À la place du mot « analphabète », j’emploierai le terme « sans voiture » pour qualifier les personnes qui n’en ont pas. Au lieu de parler de ces personnes comme de celles qui marchent, qui font usage illimité et sain de ce dont elles disposent (à savoir de leurs jambes), nous insistons sur ce qu’elles n’ont pas. En un certain sens, toute personne disposant d’une voiture a plus de liberté de se rendre dans plus d’endroits et d’aller plus loin, mais elle ne peut que conduire sur des routes aménagées. Elle peut avoir le choix entre plusieurs routes, mais elles sont toutes prédéterminées et déjà tracées. Il est bien plus difficile de se faire son propre chemin avec une voiture. Les personnes « sans voiture » (à l’instar des « analphabètes ») parcourent probablement des distances moindres, mais elles sont plus libres de se déplacer et d’aller à la découverte des environs. C’est en marchant qu’elles font leur chemin. Leurs pieds restent toujours au contact du sol. Le fait de regarder un paysage à travers la vitre d’une voiture (ou le hublot d’un avion) donne l’illusion qu’on apprend des choses sur ce paysage, mais cela n’a rien à voir avec le fait de marcher, d’être au contact même du sol, des plantes, de l’air pur, des bruits de la nature et ainsi de suite. Certains me diront : pourquoi ne pas concilier les deux ? Certes, mais à condition de ne pas accorder plus de valeur et d’importance à l’utilisation des voitures (ou des avions) par rapport à la marche, et à condition de rester à même d’accéder à certains endroits ou d’apprécier certains aspects de la vie, inaccessibles à la voiture ou inexprimables. Il est très difficile d’être bien inspiré si l’on voyage constamment en voiture ou en avion. En revanche, un agriculteur, un marin, un véritable scientifique, un artiste authentique ou un marcheur 58 Comment éradiquer l’analphabétisme sans éradiquer les analphabètes ? a du mal à ne pas être bien inspiré. La sagesse, c’est écouter la nature et ses alentours et à y être attentif. La sagesse ne tient pas l’accélération du rythme de la vie pour une fin ou une valeur essentielle. Gandhi, que beaucoup considèrent comme un sage, a dit un jour : « Il y a plus à faire de la vie que d’augmenter sa vitesse ». Le fait de considérer la lecture et l’écriture comme un besoin humain fondamental prive souvent les personnes de ce que je crois être plus essentiel, à savoir la capacité d’exprimer sa manière de vivre sous une certaine forme qui, pour beaucoup, peut ne pas se traduire par la langue et l’alphabétisation. Si l’on peut alphabétiser tout le monde sans priver personne de ce qu’il possède, tant mieux. Étant donné que les moyens sont limités en nombre et que nos pratiques sont souvent sélectives, l’important c’est de proposer à chacun un choix diversifié de possibilités. Ainsi, les connaissances de ma mère se traduisaient sous la forme de beaux vêtements. Celles d’un agriculteur se traduisent sous la forme de ce qu’il fait pousser, et ainsi de suite. Affirmer que l’alphabétisation est plus importante dans le cas de ma mère est absurde. Si on peut acquérir une forme d’expression sans en perdre une autre, tant mieux, mais si, pour une raison ou une autre, on doit choisir, alors rien ne permet d’affirmer que l’alphabétisation est le seul choix pour tous ou le meilleur. Mettre toutes nos énergies et tous nos moyens au service d’une seule forme limite la diversité et la liberté. Les professeurs dont je me souviens encore avec émotion n’étaient pas ceux qui avaient suivi une bonne formation, qui possédaient des connaissances techniques et des diplômes supérieurs, mais ceux qui étaient généreux et ouverts. Ils faisaient preuve de générosité, offraient de leur temps et savaient écouter, autant dire qu’ils prêtaient une oreille secourable. Dans leur comportement comme dans leurs relations, ils témoignaient d’un esprit et d’un cœur bienveillants. Ils acceptaient non seulement ce qui leur était familier, mais aussi ce qui leur semblait inhabituel — la bienveillance ne mérite son nom que si elle s’étend aux inconnus, sans se limiter donc à ceux que nous connaissons. Ils étaient ouverts aux idées singulières, ne portaient jamais de jugement et avaient un cœur d’or. Ma mère était un professeur de cet acabit. Ce n’était pas un professeur diplômé, mais elle était profondément humaine. Elle était généreuse, ouverte, bonne, 59 attentive et sage. De plus, elle avait une activité artistique qu’elle aimait. Elle n’avait rien d’une éducatrice, d’une animatrice, d’une libératrice ou d’une conscience, pour ne citer que l’un de ces termes en usage dans le monde du contrôle et de la consommation qui partage les êtres entre « démunis » et « sauveurs ». Elle était vraie, elle faisait ce qu’elle croyait devoir faire et je ne l’ai jamais entendu rien dire qu’elle n’ait voulu dire — elle eût préféré rester silencieuse. Son mode de vie était suffisamment éloquent pour qu’on y soit sensible. Elle ne faisait jamais la morale. Elle vivait au contraire suivant les principes auxquels elle croyait, ceux qu’elle souhaitait voir respecter par la communauté. Rien ne séparait ses paroles de ses actes. Lorsqu’elle utilisait le mot « amour » par exemple, ses actions précédaient déjà ses paroles. Je n’ai jamais eu le sentiment qu’elle rivalisait avec personne. Elle agissait suivant ses convictions intimes, ce qui la guidait intérieurement. Son mode de vie, sa manière d’être avec les autres et ses conceptions, tout cela m’a permis de corriger bien des travers de mon alphabétisme. Je suis toujours alphabète, mais je ne ferai plus ce que je faisais aveuglément auparavant. Ainsi, je ne m’emploie plus toute une quantité de mots d’avant ma guérison, comme « progrès », « réussite », « échec » et j’ai cessé de juger autrui. Nous devrions prendre le temps de célébrer les connaissances et la sagesse de ma mère « analphabète », et tous les « analphabètes » qui ne participent pas au système de contrôle et des plus forts. Il va sans dire que je ne parle pas ici de ma mère comme de quelqu’un d’exceptionnel et d’extraordinaire. Au plus profond de moi, je crois que tous ceux qu’on appelle analphabètes possèdent des qualités uniques et merveilleuses. J’invite résolument tous ceux qui vivent auprès d’un « analphabète » à puiser dans ce trésor caché et à le faire connaître. Tout effort visant à priver des personnes comme ma mère de leurs racines culturelles pour les mettre dans des boîtes ou des cadres artificiels, et ce au nom de l’alphabétisation, du développement ou de je ne sais quoi encore est à considérer avec circonspection. Dans toute chose, on doit voir ce qu’on perd et pas seulement ce qu’on gagne. Reste à savoir comment alphabétiser une personne comme ma mère sans lui faire perdre ses connaissances, sa confiance en soi et sa sagesse sans pareilles. 60 Comment éradiquer l’analphabétisme sans éradiquer les analphabètes ? Apprendre à partir de projets Nombre de projets que j’ai lancés et sur lesquels j’ai travaillé ces 25 dernières années sont liés aux valeurs incarnées par ma mère et, après 1987, à la première Intifada palestinienne : notamment, enseigner les mathématiques à des travailleurs analphabètes à l’Université de Birzeit, à la fin des années 1970 ; inviter les étudiants à puiser dans leurs expériences pour redéfinir certains termes durant mes cours ; tester l’éducation communautaire (comme par le lancement d’une campagne de lecture en Palestine) grâce à l’Institut Tamer ; favoriser des interventions sur ses propres actions dans le cadre de l’Arab Education Forum et créer des d’espaces où les jeunes puissent s’exprimer, échanger et débattre, comme dans le projet du Qalb el-Umour Projet. J’y reviendrai brièvement. Quand l’Université de Birzeit a été fermée par Israël à la fin des années 1970, j’ai décidé d’y enseigner les mathématiques à des travailleurs analphabètes. Je n’ai pas suivi une progression logique en commençant par leur apprendre les nombres et les chiffres, mais j’ai retenu des activités qu’ils faisaient presque tous les jours. Je prendrai deux exemples. Chaque jour, ils partaient de chez eux pour se rendre à l’Université. Je leur ai donc demandé de dessiner la route qu’ils empruntaient pour aller à l’Université. Le deuxième exemple portait sur la disposition des chaises dans les salles de cours et de conférence. Comme l’Université était alors petite, on utilisait beaucoup de ces salles à de multiples fins. Le problème que je posais était de savoir combien il pouvait y avoir de chaises dans une salle donnée avant même qu’on les déplace. Cela faisait entrer en ligne de compte plusieurs paramètres mathématiques et linguistiques : par exemple, dessiner un plan de la salle, y faire figurer les carreaux, compter et tracer les symboles des nombres et écrire des mots. Ce problème a été discuté plusieurs jours et présentait plusieurs aspects. En somme, c’est en m’appuyant sur ce qu’ils faisaient chaque jour que je suis parvenu à leur transmettre les bases de l’alphabet et du calcul. Quant à la redéfinition des termes et à l’élaboration d’une approche qui soit propre à chacun, j’ai conçu en 1979 un cours pour les étudiants 61 de première année de l’Université de Birzeit, que j’ai intitulé Les mathématiques dans l’autre sens et j’ai écrit un livre en arabe portant le même titre. La campagne de lecture Quand nous avons lancé en février 1992 la campagne de lecture en Palestine à l’Institut Tamer dans le cadre de l’éducation de la communauté, elle avait surtout pour objectif de faire que la lecture devienne une habitude et que la lecture des livres soit un plaisir pour toute la communauté palestinienne. Cette campagne s’est récemment étendue aux camps de réfugiés palestiniens au Liban. Je n’ai pas cherché à traiter l’analphabétisme proprement dit, car nous avions le sentiment que l’alphabétisation ne se limite pas à la maîtrise technique de la lecture et de l’écriture, mais qu’elle doit permettre d’avoir la compétence et les moyens d’apprendre et de réaliser quelque chose. Les activités de la campagne en faveur de la lecture visaient donc surtout à favoriser l’acquisition de ces moyens, notamment la capacité de travailler au sein d’un petit groupe, de dialoguer et de réfléchir à ses actes grâce à l’écriture et à la discussion. Sans se soucier du fait d’être « alphabète » ou « analphabète », l’ambiance était si positive que tout le monde voulait participer à la lecture : en lisant des livres, en écoutant des lectures, ou bien en participant à la rédaction de ses propres expériences de vie comme en rassemblant des documents sur elles. L’Arab Education Forum a pour vocation d’inviter toute personne ou tout groupe contribuant à un projet personnel et non à une tâche répétitive et absurde, à réfléchir sur son action, à en faire état et à la partager avec les autres. Si nous considérons ces initiatives comme stimulantes, nous ne nous plaçons pas pour autant en position de juges pour exclure qui que ce soit d’une réflexion, d’une expression et d’un partage de cet ordre. Les participants à ces initiatives sont alphabètes comme analphabètes. Selon nous, tout le monde est une source de compréhension et toutes les expériences présentent une valeur dont on peut rendre compte et qui puisse être partagée. En termes de responsabilité, tout dépend des personnes et du groupe local. 62 Comment éradiquer l’analphabétisme sans éradiquer les analphabètes ? Voyons l’exemple du Qalb el-Umour magazine. S’il ne s’agit pas d’un manuel d’alphabétisation à proprement parler, il témoigne d’une utilisation de l’alphabet plutôt que de l’utilisation par l’alphabet — distinction fondamentale en matière d’alphabétisation. Des amis — quels que soient leur âge, leur passé et leur lieu de résidence — peuvent se retrouver, aborder certains aspects de leur vie, mettre en commun quelques moyens et sortir un numéro du magazine. L’idée repose sur le fait que n’importe quel groupe a de quoi faire un numéro : histoires personnelles, expressions personnalisées, volonté et un désir commun d’y parvenir. Le magazine part de ce dont les gens disposent, de ce qu’ils ont à foison. Personne n’est là pour donner son accord et pour diriger. Autrement dit, la langue est considérée dans le magazine comme un outil de liberté ; elle exprime ce qu’il y a au cœur de la personne ainsi que le lien entre ce for intérieur et ce qui l’entoure ; il ne s’agit pas d’un outil pour juger les enfants en taxant ceci ou cela de bon ou de mauvais. Aucun responsable de la rédaction n’oriente leurs articles, mais nous les encourageons à partager avec les autres ce qu’ils écrivent et si, à l’issue de discussions, ils estiment que des changements doivent être faits, cela ne pose aucun problème. Mais personne n’est autorisé à corriger autrui. Ils sont libres de s’exprimer comme bon leur semble, par exemple au moyen de vidéos ou de dessins, à condition de ne pas y être contraints et ce afin d’exprimer les aspects de leur vie qu’ils aimeraient faire partager aux autres. Si le groupe ne dispose ni d’une machine à écrire ni d’un ordinateur, on invite les enfants à rédiger leurs articles à la main, ce qui a d’ailleurs été le cas ici ou là. Au sein du magazine, personne n’a le monopole de l’écriture et ceux qui n’écrivent pas « correctement » ne sont pas exclus. Ceux qui participent à la fabrication d’un numéro ont le plaisir de pouvoir jouir naturellement de cette faculté de travailler ensemble, d’agir, de réfléchir, de s’exprimer, de lire, de parler, d’étudier, de communiquer, d’apprendre en commun et de réaliser quelque chose — dans un esprit de liberté, de dignité, d’ouverture d’esprit et d’honnêteté. Nulle place ici pour la crainte, les jugements ou les évaluations selon des critères théoriques universels ou « objectifs », et toute histoire mérite ici d’être racontée. En l’espace de deux ans, plus de 20 numéros sont sortis dans différents pays arabes, et d’autres ont été faits à Boston (États-Unis), en Iran et à Udaipur (Inde). Qalb elUmour vise à faire en sorte qu’en petits groupes on puisse réfléchir sur sa vie, en parler, agir sur elle, qu’on se charge de faire quelque chose pour elle 63 et pour son entourage et qu’on partage tout cela avec les autres. Autrement dit, les principes directeurs et les idées-forces de ce projet consistent à écouter sa propre parole, à bâtir son propre monde intérieur, à resserrer le tissu social de la communauté, à veiller à son entourage tout en faisant preuve de responsabilité envers ce qui doit être fait et à s’exprimer avec honnêteté. La « vitalité » va naturellement de pair avec une telle entreprise. Le problème de l’alphabétisation Le plus grand problème de l’alphabétisation, c’est qu’elle remplace la vie par des mots et qu’elle tient les concepts pour plus vrais que la réalité. Les concepts ainsi que les termes professionnels et scientifiques sont souvent considérés comme plus réels que la réalité. J’ai récemment participé à un colloque qui réunissait 50 présidents, vice-présidents et recteurs de différentes universités d’Europe de l’Est et de l’Ouest ainsi que des ÉtatsUnis pour parler de la façon dont ils dirigeaient leurs universités. Au lieu d’expliquer leur mode de gestion de leur université, les participants ont dû d’abord traiter du concept d’autonomie. Ce concept se substituait à la réalité, il devenait plus réel que toutes les réalités des différentes universités. Ce qui caractérisait toutes ces universités se voyait inévitablement réduit à l’aune de ce concept, tel qu’il a été élaboré en Amérique et, dans une moindre mesure, dans les pays d’Europe de l’Ouest. J’ai déjà dit plus haut que ce qui différenciait notamment ma mère et moi, c’était que j’ouvrais un dictionnaire ou un ouvrage du même genre, lorsque je devais trouver le sens d’un mot. Elle, au contraire, trouvait ce que les mots veulent dire en puisant dans ses expériences et dans sa vie. L’alphabétisation nous conforte dans l’habitude d’apprendre des choses sur le monde plutôt qu’à partir de lui. Ma mère, elle, apprenait à partir du monde. J’ai appris des choses sur lui, et il s’agissait souvent d’aspects du monde artificiels et forgés de toutes pièces. L’apprentissage de la lecture et de l’écriture peut aider une personne à être libre. Mais je pense aussi qu’un alphabète ressent souvent le besoin de se libérer de l’hégémonie et de la tyrannie des mots. Il est décisif de considérer l’alphabétisation sous un angle nouveau dans un monde qui 64 Comment éradiquer l’analphabétisme sans éradiquer les analphabètes ? se dirige à grands pas vers des catastrophes, lesquelles sont surtout le fait d’alphabètes, comme la pollution atmosphérique, terrestre et des océans, le contrôle des esprits et la création d’armes de destruction absolue. Dans l’une des publications de l’UNESCO sur l’alphabétisation, j’ai lu l’affirmation suivante : « L’objectif est de libérer des centaines des millions de nos citoyens en leur apprenant à lire, puis à continuer à lire ». Mais qu’en est-il du nombre énorme de personnes qui n’aiment pas lire et qui, au contraire, préfèrent faire autre chose qui leur plaît davantage et les nourrit tous les jours ? Doit-on en conclure qu’elles sont dans l’erreur et qu’il faut les obliger à apprendre à lire et à pratiquer assidûment la lecture ? ! Telle est l’idée principale de cet article : si quelqu’un n’aime ni lire ni écrire, il ne nous faut pas en conclure qu’il est dans l’erreur. Les textes ayant constitué notre principal outil éducatif, notre esprit devient ce que mon ami Gustavo Esteva et ses collègues appellent un « esprit textuel », qui a perdu ses racines et son terroir. Si nous nous penchons sérieusement sur l’histoire de l’éducation depuis ses débuts il y a 500 ans, sur l’histoire de l’ère du développement depuis la déclaration faite par Truman il y a 53 ans ou encore sur l’histoire des droits de l’homme depuis leur adoption, nous n’allons pas nous empresser de nous en faire aveuglément les avocats. Il est urgent de repenser de tels outils, qui nous semblaient aller de soi. Le fait d’insister sur les droits, par exemple, a transformé les personnes que nous étions, c’est-à-dire responsables et libres d’agir, en des êtres voués sans cesse à la protestation et à la revendication. Nous devons faire preuve d’honnêteté intellectuelle, si l’on veut dévier le cours de choses qui nous mène tout droit à la catastrophe dont nous sommes témoins dans le monde actuel ; nous devons repenser tout ce qui a vocation à l’universalité. L’universalisme, plus que tout, a été une des raisons principales de la disparition de la diversité, laquelle est selon moi l’essence de la vie. Le chemin qui nous mène à la catastrophe est principalement l’œuvre de personnes parfaitement alphabétisées, bardées de connaissances scientifiques et technologiques. Ainsi, rien n’a été aussi irréversiblement préjudiciable au corps humain, à la nourriture et à la nature que la chimie depuis cent ans ! 65 Les alphabètes nourrissent d’étranges certitudes, comme celle qui veut que les enfants, pour la plupart, n’aiment apprendre que si on ne les y contraint — d’où l’enseignement obligatoire. Autant dire que les poissons n’aiment nager que si on ne les y contraint. John Holt a bien rendu cette idée : « Les poissons nagent, les oiseaux volent et les hommes apprennent ». L’apprentissage complète naturellement la vie. S’il nous faut rendre l’enseignement obligatoire et forcer les enfants à aller à l’école, c’est que ce qu’on y apprend est pour le moins peu intéressant. D’ailleurs, lorsque certaines écoles parviennent à rendre l’enseignement intéressant grâce à des équipements comme les piscines ou les salles de gymnastique, les résultats y sont d’ordinaire exceptionnels ! Il se peut que l’idée suivant laquelle « on n’apprend qu’à moins d’être enseigné », se vérifie quand il s’agit de compétences techniques. Voici un autre exemple montrant à quel point les alphabètes peuvent s’aveugler. Après cinquante ans où la plupart des sociétés se sont vues transformées en des ruines socio-économiques, le développement est pourtant toujours considéré, notamment par les alphabètes, comme une liberté et comme un rêve ! Le gros des troubles et des destructions de nombreux pays est dû à des programmes et à des politiques de développement. Ce qui a marqué récemment l’Argentine, ce qui a marqué le Brésil dans les années 1970 et ce qui a marqué nombre de pays d’Afrique subsaharienne au cours des 50 dernières années résultent directement du développement. De telles conséquences peuvent être invisibles aux yeux d’un alphabète car un grand nombre de publications et d’experts continuent d’affirmer que le développement est une bonne chose. Les textes nous donnent à lire l’exemple de beaucoup de réussites. Les mots sont aisément mensongers. En revanche, on ne connaît sur le terrain presque aucun exemple où la diversité n’a pas été tuée, où des modes de vie n’ont pas été brisés, où des communautés n’ont pas volé en éclats pour ne plus dépendre entièrement que de la charité de l’extérieur. Dans la plupart des pays, le développement a été comme le SIDA : il a tué leurs systèmes immunitaires naturels et les a exposés à toutes sortes de maux sociaux et économiques. Nous ne pouvons enseigner qu’en faisant ce que l’on fait avec amour, en incarnant dans notre vie ce que nous voulons enseigner. Nous enseignons 66 Comment éradiquer l’analphabétisme sans éradiquer les analphabètes ? l’honnêteté en étant honnêtes ; la langue, en l’employant d’une manière créative et profonde ; la science, en ne cessant d’observer, de remettre en question et d’agir. Le contrôle des esprits par ce qu’on appelle parfois « la langue maternelle » n’est pas imaginaire ou fictif. Il est d’ordre historique. Il a été analysé et expliqué par Ivan Illich dans son livre Le travail fantôme. Pour le dire en deux mots, c’est au moment où Christophe Colomb se rendait auprès de la reine Isabelle pour lui présenter son projet visant à étendre sa domination et son contrôle sur de nouvelles terres qu’un autre homme, nommé Nabrija, se rendait auprès d’elle pour lui présenter un projet visant au contrôle de son peuple dans les limites de son pays. Il expliqua à l’ambitieuse reine que le meilleur moyen d’exercer un contrôle sur l’esprit de ses sujets consistait à leur enseigner une seule langue officielle, qu’on appellerait par la suite leur « langue maternelle », et à s’assurer que ceux qui utilisaient une autre langue en éprouveraient de la gêne ou un sentiment d’infériorité. Il détenait deux ouvrages déjà prêts pour diffuser la langue qu’il avait forgée à partir de plusieurs langues parlées à l’époque en Espagne : un dictionnaire et une grammaire. Isabelle lui répondit, ce qui est tout à son honneur, qu’il devait avoir perdu la raison pour essayer d’imposer à toute une nation de ne parler qu’une même langue, aux mêmes significations. Les idées de Nabrija allaient devoir attendre encore 150 ans pour que les Français les reprennent et instaurent l’État français et le système éducatif français. La GrandeBretagne, la Suède et d’autres pays européens leur emboîtèrent bientôt le pas. En tant qu’alphabète, toutes les fois où je tenais à dire quelque chose, je cherchais le terme exact dans mon dictionnaire mental, dans ma mémoire, parmi les mots et les idées que j’y avais emmagasinés. Lorsqu’elle s’exprimait, ma mère semblait bien plus spontanée et honnête. En tant qu’analphabète, elle faisait appel à ses expériences pour y trouver les mots exprimant le mieux ce qu’elle voulait dire. Elle cherchait des éléments et des référents dans ce qui l’entourait et dans ses expériences, et elle choisissait les mots qui exprimeraient le plus fidèlement ce qu’elle avait à dire. 67 Cet outil qu’est l’alphabet m’a rendu surtout capable de travailler par les textes. Mon esprit, ma pensée ainsi que les termes que j’employais et leurs significations ne faisaient en général appel qu’aux manuels dans lesquels j’avais étudié et avec lesquels j’enseignais. La découverte des connaissances mathématiques de ma mère m’a permis de voir combien mon savoir était profondément ancré dans les manuels et combien mon esprit était loin de la vie et façonné par les mots — d’abord au cours de mes études, puis lorsque j’ai enseigné. J’ai compris combien la forme du concept (le mot écrit) dominait ma pensée et ma vision des choses ; combien j’agissais souvent comme si le concept, la forme et ce à quoi ils renvoyaient étaient une seule et même chose ; et combien je m’en faisais le passeur inconscient auprès de mes étudiants. Je tiens à souligner le fait que je ne parle pas ici de la lecture de livres, laquelle est une formidable source de plaisir et laisse libre cours à l’esprit et à l’imagination qui peuvent voyager dans toutes sortes de mondes ; je parle ici des manuels et de la langue qui est enseignée. J’ai commencé par réaliser qu’une oppression multiforme s’exerçait bel et bien autour de moi : politiquement, militairement, socialement et économiquement. Mais, plus j’avais conscience des connaissances de ma mère, plus je comprenais l’oppression qu’exerçaient l’alphabétisation et le fait de me borner à mes connaissances et à mon apprentissage des textes. Dans les années 1970, je me servais de la langue pour libérer les esprits en envisageant d’autres solutions et parer à l’hégémonie des significations universelles. J’ai cependant vite compris que cette fonction de la langue avait ses limites. La langue est limitée au regard de la compréhension. Le fait est que notre expérience dépasse largement notre compréhension et que celle-ci dépasse largement notre pouvoir de l’exprimer par la langue. L’éducation a fait de la connaissance et de l’apprentissage une marchandise, et des étudiants comme des enseignants des consommateurs. J’estime qu’il nous faut veiller à ne pas répéter le même modèle dans les programmes d’alphabétisation — au cours de la Décennie pour l’alphabétisation et au-delà. 68 Comment éradiquer l’analphabétisme sans éradiquer les analphabètes ? Que faire ? À l’instar de n’importe quel autre outil, l’impact de l’alphabétisation dépend des valeurs régissant la société dans laquelle elle est mise en œuvre. Cet aspect n’est presque jamais mentionné, bien qu’il s’agisse à mon sens de l’élément le plus déterminant quant à la manière dont l’alphabétisation retentit sur les personnes et quant aux fins qu’elle vise. Puisque les institutions modernes et les cadres de la société sont animés par ces valeurs essentielles que sont l’appât du gain, le pouvoir et l’indifférence à l’égard de la vie, l’alphabétisation devrait surtout servir ces valeurs, autant dire qu’en pratique elle contribuerait à faire de nous de meilleurs consommateurs, animés d’un plus grand désir de rivaliser, tout en ne pensant plus qu’à nous-mêmes au mépris de la vraie vie. D’où le fait que l’étape la plus importante et la première pour tout groupe désireux de participer à un travail sur l’alphabétisation ou de lancer un projet d’alphabétisation consiste à débattre des valeurs qui, selon lui, devrait orienter sa communauté. Heureusement, étant donné que les mondes des analphabètes sont d’ordinaire régis par des valeurs plus humaines que l’appât du gain, le pouvoir et l’individualisme, il y a de fortes chances de voir ces communautés soulever la question des valeurs. La seconde étape, qui découle de la première, consiste à ce que chaque groupe décide pour son propre usage quel sens il donne à l’alphabétisation et quelle signification il souhaite qu’elle incarne dans son travail et dans sa réflexion. On ne saurait imposer un seul sens pour tous. Troisièmement, il nous faut en finir avec les solutions universelles censées convenir en toutes circonstances, prétexte à leur imposition à tous, en général au nom du progrès, du développement et de l’autonomisation. Car c’est inhumain et destructeur. Avec les années, j’ai acquis la conviction profonde qu’il est un besoin plus fondamental que celui de savoir lire et écrire : c’est celui de posséder au moins la capacité ou les moyens de s’exprimer. Certains opteront pour la lecture et l’écriture. Mais d’autres auront le loisir de choisir d’autres moyens. Imposer à tous un seul moyen de s’exprimer n’est pas seulement 69 un signe d’oppression et d’indifférence à l’encontre de la diversité humaine, mais c’est aussi priver les personnes de ce qu’elles aiment faire et de la manière dont elles aiment apprendre et s’exprimer. De plus, imposer un seul moyen, en l’espèce l’alphabétisation, engendre naturellement une discrimination à l’égard de ceux qui n’aiment pas ce moyen d’expression. Autant priver un analphabète d’une part de son humanité, sinon de toute son humanité. Il nous faut vivre avec des mythes et des principes nouveaux. Nous devons avant tout comprendre que chacun est une source de connaissance et de compréhension. L’une des plus grandes résistances que j’ai rencontrée en travaillant au contact de professeurs de mathématiques a été de leur faire admettre que tout enfant est doué de logique. Nous devons également cesser d’assimiler l’analphabétisme à l’ignorance. Partir du principe qu’il existe des personnes ignorantes ou illogiques est en soi un principe fondé sur l’ignorance et illogique. La libération et la liberté sont liées à la diversité et au pluralisme. S’affranchir des principes universels est donc essentiel, quelle que soit l’idée qu’on se fait de la liberté. Nous avons besoin d’une décennie pour célébrer la diversité propre à l’apprentissage, à la connaissance et aux différentes manières de s’exprimer ; d’une décennie qui nous rappelle que l’apprentissage passe par le plus grand nombre possible d’actions et de relations par rapport aux éléments qui nous entourent, y compris les livres. Être libre, c’est savoir tenir compte de nos expériences et les respecter, tout comme ce qui se dit au fond de nous-mêmes. Si l’alphabétisation doit servir la liberté, elle ne saurait être enseignée en s’appuyant sur les modèles dominants. La Décennie pour l’alphabétisation, à l’instar de l’Éducation pour tous, est un appel en faveur d’un même traitement pour tous ! Ce dont on a besoin, c’est d’espaces, de perspectives, d’équipements et de ressources permettant aux personnes de plus s’exprimer, c’est-à-dire de faire — sur le plan de l’expression — ce qu’elles font déjà, mais toujours mieux. Il s’agit de développer les moyens grâce auxquels elles s’expriment déjà ou grâce auxquels elles aimeraient pouvoir s’exprimer. Voilà un besoin bien plus humain et 70 Comment éradiquer l’analphabétisme sans éradiquer les analphabètes ? concret que l’alphabétisation pour tous. Dans le cas d’un conteur, ce dont il aura plus besoin, ce sera de développer son art. Dans celui d’une danseuse de dabke (danse arabe) ou d’un joueur de tableh (instrument de musique), il serait plus logique de développer leur technique. Je donne ces exemples car les moyens nous sont comptés. Concentrer nos moyens limités dans une seule forme d’expression et de communication, puis l’imposer ne saurait être considéré comme tout à fait innocent. Ce qui fait cruellement défaut, c’est de se réapproprier une attitude pluraliste qui nous permette de respecter à nouveau des modes de vie, de savoir et d’expression foncièrement différents. Ce dont les personnes ont besoin, c’est qu’on leur fournisse des espaces et des équipements, sans parler des moyens, parmi lesquels elles puissent choisir. Répéter un type d’enseignement qui ne fournit aux étudiants qu’une seule option n’est pas une idée heureuse. Les solutions ou les déclarations universelles ont ruiné la diversité en très peu de temps. Nous devons veiller à ce que cette destruction ne s’étende pas plus avant et qu’elle ne concerne pas de nouveaux domaines, comme l’alphabétisation. Nous avons connu suffisamment de destructions dues à l’éducation et au développement durant les toutes dernières décennies. Nous devons être vigilants et critiques. Je peux dire que mon existence a été par trois fois sous le signe de la chance : d’abord, une bonne partie de ma vie a connu l’ère d’avant le développement ; ensuite, un des professeurs qui a le plus compté dans ma vie était analphabète ; enfin, j’ai vécu la plus grande partie de ma vie sans avoir d’administration publique. Ces trois éléments m’ont donné une vision du monde que les institutions ou les cadres ne permettent pas d’acquérir. J’ai le sentiment d’avoir eu de la chance parce que j’ai dû sans cesse repenser au sens des mots, parce que j’ai dû prendre en charge la plupart des besoins de ma communauté et parce qu’il nous a fallu vivre souvent en nous appuyant sur ce qui était à la portée de tous : autrui, la nature, les produits de la terre ainsi que la faculté de sentir, de réfléchir, d’apprendre et de s’exprimer. J’ai le sentiment d’avoir eu de la chance car j’ai été confronté aux exemples vivants de personnes qui incarnaient un autre mode de vie, inspirés par une autre logique, d’autres valeurs, d’autres principes et d’autres convictions. 71 Le programme d’alphabétisation, partie intégrante de la marche vers « l’Éducation pour tous » de l’Érythrée Dimam Ghebrezghi Directeur du Département d’éducation des adultes en Érythrée Le programme d’alphabétisation, partie intégrante de la marche vers « l’Éducation pour tous » de l’Érythrée L’Érythrée est un pays relativement jeune qui déploie beaucoup d’efforts afin d’assurer le développement et de permettre au pays de se remettre des effets du conflit récent qu’il a connu. Cet article présente le travail actuel réalisé par le gouvernement en matière d’alphabétisation et donne des informations sur son organisation et son approche, ainsi qu’un bilan des problèmes rencontrés. 1. Historique Située dans la corne de l’Afrique, l’Érythrée partage ses frontières avec le Soudan, l’Éthiopie et Djibouti et possède une façade maritime sur la Mer Rouge. Même si aucun recensement officiel n’a été fait jusqu’à maintenant, sa population est estimée à environ 3 millions d’habitants. Les neuf groupes ethniques qui composent le pays, chacun ayant sa langue et sa culture propres, occupent des milieux géographiques très variés qui vont des plaines semi désertiques et chaudes aux hauts plateaux froids culminant à une altitude de plus de 3 000 mètres. Le pays est découpé en six régions administratives appelées « zobas ». Chaque zoba est à son tour divisée en « sous-zobas », qui sont sous-divisées en « kebabis » (village ou ensemble de petits villages). Au cours des 6 dernières années, on a introduit une forme de gouvernement décentralisé. Après une guerre d’indépendance de trente ans, l’Érythrée a hérité d’une infrastructure détruite et d’une économie faible, sans compter un environnement dégradé, d’où entre autres des déficits alimentaires. À l’heure de l’indépendance, en 1991, l’éducation et le développement culturel étaient sérieusement sinistrés et sous-développés, à l’instar de tous les autres services. La situation générale pouvait se caractériser comme suit : • Une démographie marquée par des taux de mortalité et de natalité élevés. • Des superstitions très répandues parmi la population. • Une absence de recours aux méthodes et aux outils modernes dans l’agriculture. • Une population caractérisée par une faible productivité et une extrême pauvreté. • Une exploitation très limitée des ressources naturelles et des activités préjudiciables à l’environnement. 73 • Une absence de recours aux technologies modernes d’information en vue d’améliorer les conditions de vie. • Des services sociaux inadaptés, en matière d’éducation, de soins de santé, etc. • Une résistance à l’éducation des filles (et des femmes), à l’égalité de participation entre hommes et femmes, à l’autonomisation de ces dernières, ainsi qu’un attachement aux stéréotypes traditionnels. • Une population ayant très peu de possibilités de participer et de contribuer à la vie sociale, économique, culturelle et politique des communautés et du pays. • Une population rurale surtout caractérisée par la dissémination de leurs modes de vie (d’importantes implantations se dispersant à la recherche de nourriture et d’eau pour les troupeaux). 1.1 L’éducation à l’heure de l’indépendance : état des lieux Lorsque l’Érythrée a accédé à l’indépendance, l’éducation s’y caractérisait par un certain nombre de problèmes graves, dont les suivants : • Une population marquée par un taux d’analphabétisme élevé. • Un développement très faible du système d’éducation formel. • Des taux d’abandon et de redoublement élevés, caractéristiques du système éducatif en place. • Une très faible participation des filles, assortie de profondes disparités sexospécifiques à l’intérieur du système scolaire. • Des activités très limitées en faveur de l’éducation des adultes (qu’il s’agisse des programmes d’alphabétisation ou de formation permanente), et concentrées dans quelques zones, habituellement dans les villes. • La quasi inexistence d’un environnement favorisant l’alphabétisation (aucune bibliothèque, aucun centre culturel ou centre communautaire, etc.). • Après l’Indépendance, le programme d’alphabétisation national est apparu comme l’expression de l’intérêt du Gouvernement pour le développement social, économique, culturel et politique et pour l’Éducation pour tous. L’un des principaux objectifs de la politique d’éducation et de formation au niveau macro consiste à rendre l’éducation de base accessible à tous. De même, la politique éducative du pays a mis l’accent sur la prestation de l’alphabétisation durant au moins trois ans pour 74 Le programme d’alphabétisation, partie intégrante de la marche vers « l’Éducation pour tous » de l’Érythrée les 15-45 ans (jeunes et adultes) qui en avaient été privés auparavant, en assurant la prestation d’une formation continue de manière formelle et non formelle afin que la population soit mieux alphabétisée et mieux formée. 2. Le programme d’alphabétisation L’Érythrée a pour objectif de devenir un pays entièrement alphabétisé. Ainsi, l’objectif quantitatif à court terme vise à alphabétiser au moins 60 % de la population adulte d’ici à 2006 et, par la suite, d’atteindre un taux d’alphabétisation de l’ordre de 85 à 90 % d’ici à 2015, ce qui est stipulé dans notre programme d’Éducation pour tous. L’objectif qualitatif final du programme d’alphabétisation et d’éducation des adultes en Érythrée est d’améliorer la qualité de la vie de tous les Érythréens qui, jusqu’à présent, ont souffert de l’isolement, de la discrimination et de l’exclusion sociale. Les objectifs d’ensemble du programme veillent donc à promouvoir la justice sociale, le développement culturel, la maturité et la stabilité politiques ainsi que la prospérité économique. 2.1 Politiques et principes De manière à atteindre un taux d’alphabétisation de 85 à 90 % d’ici à 2015, on a déterminé les grandes orientations politiques suivantes : • Les classes d’alphabétisation sont ouvertes à tous les adultes qui souffrent aujourd’hui de ne pas avoir appris à lire, à écrire et à compter dans les langues érythréennes, et à ceux qui veulent acquérir ces compétences ou les améliorer. • Les apprenants participent librement et gratuitement au programme. • L’âge minimum pour intégrer le programme d’alphabétisation des adultes est normalement fixé à 15 ans. Cependant, les personnes âgées de moins de 15 ans, qui sont considérées comme trop âgées pour s’inscrire à l’école primaire, sont admises aux cours d’alphabétisation. On s’attache en particulier aux communautés nomades, semi-nomades ainsi qu’à d’autres communautés isolées. • Dans les communautés isolées, on favorise l’enseignement de l’alphabétisation à différents niveaux et en famille, autant dire que l’instructeur (l’animateur) doit être formé pour enseigner quel que soit le niveau 75 • • • • • • • • • requis par les apprenants et intégrer des enfants non scolarisés à son cours. Le programme d’alphabétisation est un programme financé par le gouvernement, avec la participation de la nation entière, toutes les parties prenantes ayant la possibilité d’y prendre part. La direction et l’administration de l’alphabétisation des adultes relèvent au niveau central (c’est-à-dire national) du Département d’éducation des adultes du Ministère de l’Éducation. On recherche des partenariats à tous les niveaux et avec toutes les parties prenantes, dont les établissements d’enseignement supérieur, les institutions militaires ou quasi militaires (le Ministère de la Défense, le Sawa National Service Programme), les agences de développement communautaire, les chefs de communautés, les dirigeants politiques, les organisations religieuses, les ONG nationales et internationales, les agences des Nations Unies, les organismes publics, d’autres ministères et le secteur privé. Les partenariats peuvent se solder par toute sorte de coopération fructueuse dans les domaines suivants : — les activités de mobilisation pour l’alphabétisation à différents niveaux ; — la prestation de l’alphabétisation (sous forme de classes) ou de tout autre service d’alphabétisation ; — les activités de partage des ressources ; — le soutien professionnel, comme la formation et le développement de programmes scolaires ; — l’association de l’alphabétisation à d’autres projets de développement ; — la poursuite d’activités de recherche et d’évaluation, etc. Pour les cinq années entre 2002 et 2006, le Programme renforcé d’alphabétisation des adultes a pour objectif d’alphabétiser et de rendre aptes au calcul 450 000 adultes. L’enseignement dans la langue maternelle sera la norme. On veillera particulièrement à ce que les handicapés, les femmes, les personnes déplacées à l’intérieur du pays, les réfugiés venus du Soudan et les membres démobilisés des forces de défense érythréennes y participent. La formation assurée en alphabétisation et en maîtrise du calcul sera soutenue par le téléenseignement, les petites bibliothèques rurales ou 76 Le programme d’alphabétisation, partie intégrante de la marche vers « l’Éducation pour tous » de l’Érythrée les centres de lecture et les garderies destinées aux enfants des apprenantes. Les diplômés en alphabétisation ainsi que d’autres étudiants recevront une formation portant sur les compétences négociables, afin que les nouveaux apprenants renforcent leurs compétences et les mettent en pratique pour améliorer leur considération sociale et économique. Ceux qui ont abandonné l’école, les soldats démobilisés ainsi que d’autres adultes bénéficieront d’un soutien en éducation de base. Trois centres polyvalents seront mis en place au cours de ces cinq années (chaque centre dispensera des stages de formation qualifiante aux étudiants venus de deux zobas) ; on y trouvera des centres d’alphabétisation, des centres de lecture, des centres d’écoute radio et des installations pour les stages de formation qualifiante. Le Programme d’alphabétisation des adultes est fonction de la demande. De grands efforts de mobilisation sont déployés pour inciter les adultes à participer au programme, en faisant appel aux chefs locaux, aux nouveaux apprenants, aux médias, aux affiches et à d’autres moyens ; cela étant, la participation est librement consentie. Par conséquent, le Département d’éducation des adultes ne peut connaître le nombre exact de participants au programme longtemps à l’avance. C’est pourquoi le Département d’éducation des adultes et les autorités du zoba doivent chaque année réagir en sachant s’adapter, en mobilisant les ressources nécessaires en fonction du nombre réel d’inscrits au programme dans les différentes zones géographiques. L’Érythrée présente un certain nombre de caractéristiques spécifiques qui personnalisent le programme. Parmi elles, on compte : des niveaux de développement très faibles, notamment dans les zones rurales où vit la majeure partie de la population ; la présence de plusieurs groupes sociaux qui sont marginalisés ou risquent de le devenir ; et une grande diversité sociale et linguistique. Comme nous le verrons ci-après, le Programme d’alphabétisation de 5 ans en place a été conçu pour intégrer des stratégies et des approches qui visent à tenir compte de ces spécificités. La société érythréenne est multiforme, avec ses différents groupes sociaux ayant des sources de revenus diverses et vivant dans des environnements géographiques variés. Pour ne pas épuiser les sources de revenus et pour 77 favoriser dans le même temps un haut niveau de participation au programme, on a planifié l’alphabétisation en fonction de ces différences. Par exemple, les cours dans les zones rurales sont dispensés à différents mois pour prendre en compte la diversité climatique et celle des activités agricoles. Dans ces zones, les cours durent habituellement 2 heures par jour, et ils sont dispensés 5 jours par semaine durant 6 mois. Dans les zones plus reculées où la population est dispersée et souvent mobile, les cours durent moins longtemps. Dans les zones urbaines et à l’armée, les cours ont lieu chaque jour et tout au long de l’année. L’action gouvernementale consiste à encourager l’apprentissage de la langue maternelle au niveau du primaire. La diversité sociale de l’Érythrée se reflète dans sa diversité linguistique et il a fallu que le Département d’éducation des adultes fournisse des matériels d’éducation de base et d’alphabétisation ainsi que des programmes radiodiffusés qui soient disponibles d’abord en plusieurs langues locales — et ensuite dans chacune des neuf langues du pays. De grands progrès ont été faits, mais beaucoup reste encore à faire, notamment pour les groupes linguistiques les moins représentatifs pour lesquels on trouve plus difficilement des spécialistes capables d’aider à créer des matériels. On a également besoin de davantage de matériels pédagogiques en langue maternelle pour les étudiants qui ont dépassé la première phase de l’alphabétisation. Dans son document d’orientation portant sur les ressources humaines (novembre 2001), le Gouvernement de l’Érythrée rappelle les principes de l’éducation et déclare : L’éducation en Érythrée est un droit de l’homme fondamental et un processus permanent par lequel tous les individus peuvent atteindre la pleine mesure de leurs capacités en tant que citoyens à part entière et faire preuve d’une confiance et d’une loyauté absolues envers la nation érythréenne. Ce processus prend en considération le développement d’individus lucides, créatifs, confiants et productifs, ayant conscience de la responsabilité et de la justice sociale, des individus qui seront en mesure de contribuer au développement d’une Érythrée unie, harmonieuse, démocratique, équitable, moderne, en pleine évolution technologique et indépendante. 78 Le programme d’alphabétisation, partie intégrante de la marche vers « l’Éducation pour tous » de l’Érythrée Dans le cadre de cette philosophie, la mission du Ministère de l’Éducation sera la suivante : Donner à tous les citoyens de l’État d’Érythrée l’accès aux possibilités éducatives et assurer la prestation d’une éducation et d’une formation de qualité qui s’adapte et réponde aux besoins développementaux aux niveaux individuel et national. Cette prestation veillera à prendre en compte les caractéristiques propres à tous les groupes sociaux, notamment aux communautés défavorisées et marginalisées. La politique et les objectifs du Ministère de l’Éducation coïncident avec la stratégie nationale de développement telle qu’elle est exposée dans la politique générale de 1994. Le Ministère de l’Éducation aspire à promouvoir résolument l’élargissement et l’amélioration de la prestation de l’Éducation de base pour tous durant les 15 années à venir, tout en réduisant le taux d’analphabétisme de 40 % d’ici à 2006. Ainsi, le Gouvernement d’Érythrée préconise une approche de l’éducation fondée sur les droits et déterminée par la demande, laquelle dispose que tous les citoyens ont droit à une éducation (tout du moins au niveau de l’éducation de base) qui corresponde et réponde à leurs besoins. Il est aujourd’hui difficile de garantir ce droit en raison de la disponibilité des ressources, ce qui freine les progrès de l’éducation et la manière de la dispenser. En vertu de ce principe, l’objectif de l’éducation des adultes est de garantir que d’ici à 2015, plus de 85 % de la population seront alphabétisés. L’alphabétisation est considérée comme une condition préalable pour le développement individuel comme national. En outre, l’éducation des femmes et des filles est en réalité très étroitement liée à d’autres composantes de la croissance économique. Le programme d’alphabétisation est une partie intégrante du système éducatif national et il tient donc compte des principaux objectifs nationaux (et éducatifs) dans la planification et la mise en œuvre du programme. Ces objectifs et ces principes peuvent se résumer comme suit : L’accès : L’éducation de base devra être accessible à tous par l’éducation formelle destinée à la population en âge d’être scolarisée et par des 79 programmes d’éducation des adultes s’adressant à ceux qui ont dépassé l’âge scolaire (les enfants en âge d’être scolarisés qui, pour différentes raisons, n’ont pas bénéficié du système formel seront admis aux programmes d’éducation des adultes). L’équité : Le Département d’éducation des adultes, en collaboration avec d’autres parties prenantes, fournira des possibilités d’éducation (alphabétisation et plus) aux adultes qui ont été marginalisés et victimes de discriminations. On mettra en place de nombreuses modalités permettant d’accéder au système éducatif et d’y progresser, afin de répondre aux besoins des apprenants en fonction de leur âge et à différentes étapes de leur vie. De la sorte, tous les Érythréens bénéficieront d’une éducation et d’une formation équitables. La qualité : Une éducation de qualité requiert des enseignants formés, un suivi et un soutien continus, un nombre suffisant d’heures de contact, etc. L’éducation des adultes veillera à ce que l’alphabétisation de base réponde à des critères comparables et équivalents à ceux de l’éducation de base formelle réservée aux enfants, tout en répondant aux besoins et aux intérêts des apprenants adultes. Notre approche de l’alphabétisation aura recours à des approches orientées sur l’apprenant adulte ainsi qu’à d’autres méthodes participatives, lesquelles sont essentielles pour dispenser une éducation de qualité. La justice sociale : Notre programme d’alphabétisation de base des adultes encouragera la culture du respect mutuel, le respect des institutions démocratiques, la participation réelle dans le processus démocratique ainsi que le respect de la défense des droits fondamentaux de l’homme. Le Département d’éducation des adultes est un sous-secteur du Ministère de l’Éducation. Pour assumer ses obligations et ses responsabilités, le Ministère est organisé selon l’organigramme suivant : 80 Le programme d’alphabétisation, partie intégrante de la marche vers « l’Éducation pour tous » de l’Érythrée Ministère de l’Éducation Département de l’enseignement technique et de l’éducation des adultes Département d’éducation des adultes Médias éducatifs Programme d’alphabétisation Programme de formation continue Centres de formation professionnelle Bureau régional/de la zoba chargé de l’éducation Responsables de la zoba chargés de l’éducation des adultes Niveau régional/de la zoba, assisté du comité d’alphabétisation Bureau sous-régional/de la sous-zoba, chargé de l’éducation Assisté des comités d’alphabétisation au niveau de la sous-zoba Coordinateurs en alphabétisation au niveau du centre Assisté du comité d’alphabétisation au niveau du centre Le Bureau du Département d’éducation des adultes a la responsabilité générale de la planification, de la gestion, du suivi et de l’évaluation du programme. Ses principaux domaines d’activités et ses priorités sont : • L’élaboration d’une politique et d’un cadre législatif en matière d’éducation des adultes (notamment l’alphabétisation) dans le pays. • Le renforcement des capacités du Département par le recrutement d’un nouveau personnel de spécialistes et par la mise à niveau des compétences du personnel en place, au moyen d’une formation formelle et non formelle et de congés éducatifs de courte durée. 81 • La définition d’objectifs et d’activités à court et à long terme • • • • du Programme d’alphabétisation, en accord avec les Bureaux régionaux chargés de l’éducation (bureaux de l’éducation au niveau des zobas). Le bureau est responsable de la planification, du suivi et de l’évaluation des programmes d’alphabétisation et d’aptitude au calcul. Le bureau veille aussi à ce que les fonds du programme soient garantis et débourse les fonds du programme. Le Département d’éducation des adultes est responsable de la création de matériels d’alphabétisation, de post-alphabétisation et d’autres matériels complémentaires de lecture dans chaque langue maternelle. Le Département planifie et met en œuvre des activités en faveur du programme d’alphabétisation actuel, par la création de centres de lecture, de centres d’écoute radio et d’activités culturelles au niveau rural. Le Département travaille d’arrache-pied à créer des partenariats avec des institutions et des organisations diverses, notamment d’autres ministères, des agences des Nations Unies, des ONG locales ou internationales, des partenaires de développement, des organisations religieuses, des entreprises du secteur privé, etc. Les partenaires participent au programme d’alphabétisation de diverses manières et au moyen de différentes activités, comme : — Mobiliser les apprenants, notamment au sein de leur propre organisation. — Assurer la disponibilité des locaux destinés aux programmes d’alphabétisation (des pièces destinées aux classes). — Assurer la disponibilité de matériels de lecture pour les apprenants. — Appuyer la création de matériels pédagogiques et la formation du personnel. — Distribuer de la nourriture dans le cadre de la formation, en vue de favoriser la participation des analphabètes pauvres. — Mettre en place des services de garderie basés sur la communauté pour encourager la participation des femmes au programme. — Fournir régulièrement une communication des résultats des activités d’alphabétisation au sein de leur propre organisation, etc. 82 Le programme d’alphabétisation, partie intégrante de la marche vers « l’Éducation pour tous » de l’Érythrée Les bureaux d’éducation des adultes au niveau des zobas et sous-zobas (c’est-à-dire aux niveaux régional et sous-régional) sont chargés de la mise en œuvre du programme d’alphabétisation. Le bureau d’éducation des adultes au niveau des zobas et sous-zobas Pour ce qui est du programme d’alphabétisation, les bureaux d’éducation des zobas et des sous-zobas sont chargés des responsabilités suivantes : • Planifier et mettre en œuvre la stratégie d’ensemble du programme d’alphabétisation des zobas. • Superviser la mise en œuvre du programme par les responsables de l’éducation des adultes des sous-zobas. • Apporter un soutien spécialisé aux responsables des sous-zobas et organiser deux rencontres par mois pour traiter des progrès du programme. • Organiser le recrutement, la formation et le perfectionnement des animateurs. • Suivre et évaluer le programme avec l’aide du bureau d’éducation des adultes des sous-zobas et celle des comités d’alphabétisation. • Mobiliser tous les soutiens possibles pour le programme auprès de toute partie prenante et de tout partenaire, notamment des chefs de communauté. Au niveau des sous-zobas, les bureaux d’éducation des adultes se voient également attribués une organisation, des obligations et des responsabilités du même ordre. Les comités d’alphabétisation sont établis au niveau des zobas, sous-zobas, kebabis (ou villages) et des centres d’alphabétisation pour faciliter les activités de mobilisation, le contrôle et le suivi des activités d’alphabétisation ; pour fournir une aide régulière et des conseils en matière d’inscription ; pour susciter et favoriser la participation des partenaires ; et pour soutenir et encourager les animateurs chargés de l’alphabétisation. 83 Les animateurs en alphabétisation (les enseignants) Les animateurs en alphabétisation sont issus de trois secteurs : • On en choisit parmi les membres de la communauté. Ils doivent être qualifiés, motivés et disponibles pour enseigner à des classes d’alphabétisation. • Les enseignants des écoles formelles disposant d’assez de temps participent aussi au programme d’alphabétisation. • Des recrues du service national, qui est obligatoire, contribuent aussi à l’enseignement, dans le cadre de leur programme (notamment les femmes). Ces trois catégories d’enseignants reçoivent une formation pédagogique dans le cadre de l’enseignement aux adultes, avant de commencer à enseigner. Les animateurs en alphabétisation et les comités d’alphabétisation qui travaillent dans une zone se rencontrent tous les mois pour évaluer les progrès du programme. Des exercices d’évaluation comparables ont lieu périodiquement dans les bureaux régionaux des zobas et des sous-zobas pour suivre l’avancée du programme d’alphabétisation. Les phases de l’alphabétisation Le programme d’alphabétisation se compose de trois phases : • Phase 1 — où l’on enseigne la lecture, l’écriture et le calcul, outre les compétences dans des domaines comme la santé, l’agriculture, l’environnement et l’éducation civique. • Phase 2 — cette phase, qui est la consolidation de la phase 1, met davantage l’accent sur les compétences pratiques. • Phase 3 — au cours de cette phase, on enseigne des compétences pratiques et techniques. Les adultes qui ont terminé cette phase peuvent intégrer le système scolaire formel ou suivre de programmes de formation qualifiante organisés par d’autres ministères, des agences de développement et des organisations communautaires. Les participants adultes au programme d’alphabétisation Les tableaux ci-dessous indiquent la participation totale, la ventilation par sexe, région, taux d’abandon, taux de réussite et groupe linguistique. 84 Le programme d’alphabétisation, partie intégrante de la marche vers « l’Éducation pour tous » de l’Érythrée Tableau 1 Zoba / Région Inscription, nombre d’abandons et de réussites par zoba et par sexe, 2002 Nombre d’abandons Nombre d’inscrits Total Femmes Total Femmes Nombre de réussites % de Total Réussite Centres Femmes Groupes Maekel 2 847 2 815 720 707 2 127 2 108 75 % 117 215 Debub 24 142 22 784 7 310 6 956 16 832 15 828 70 % 411 1 055 Anseba 9 245 8 141 2 178 1 684 7 067 6 457 76 % 224 504 11 525 9 462 3 575 2 875 7 950 6 587 69 % 215 528 4 445 4 045 991 876 3 454 3 169 78 % 62 186 Gash-Barka S.K.Bahri D.K.Bahri Total 627 472 103 72 524 400 84 % 16 36 52 831 47 719 14 877 13 170 37 954 34 549 72 % 1 045 2 524 Si l’on considère la composition des participants par sexe et activité, on observe qu’environ 90 % de ces participants étaient des femmes. En matière d’activité, la plupart étaient des paysannes et des femmes au foyer. La preuve est ainsi donnée que les activités d’alphabétisation ont surtout fait une place aux groupes défavorisés, notamment aux femmes. Comme le montre le tableau 1, 52 831 adultes se sont inscrits dans tous les centres d’alphabétisation en 2001-2002 et 37 954 ont achevé avec succès les six mois de cours, soit 72 % de ces adultes. La formation était dispensée dans 8 langues locales : le tigrigna, le tigré, le bilen, le saho, l’afar, le nara, le kunama et l’arabe. Comme le montre le tableau 2, deux des 8 langues locales, le tigrigna et le tigré, se partageaient le nombre de participants le plus élevé, soit 87 %. Ces résultats sont plus ou moins conformes à la taille de la population de chaque groupe ethnique. Tableau 2 Nombre de participants adultes au programme d’alphabétisation par langue de scolarisation et par groupe ethniquez Langue de scolarisation Nombre de participants % 4 243 64 % Tigré 11 893 23 % Bilen 1 724 3 % Kunama 1 316 3 % Nara 1 288 2 % Saho 1 009 2 % Arabic 807 2 % Afar 551 1 % 52 831 100 % Tigrigna Total 85 La diversité du mode de prestation traduit amplement les différents types d’espace utilisés pour assurer l’alphabétisation. Tableau 3 Zoba / région Types d’espace utilisés pour les cours d’alphabétisation Locaux scolaires Huttes Maisons louées 53 Ombre des arbres To t a l Maekel 27 – 37 117 Debub 83 57 5 37 229 411 Anseba 71 72 26 20 35 224 Gash-Barka 88 105 10 1 11 215 S.K.Bahri 34 16 5 7 – D.K.Bahri 9 7 – – – 312 257 99 65 312 Total – Autres 62 16 1 045 Dans le tableau 3, la rubrique « Autres » comprend les églises, mosquées, tentes, maisons d’habitation, lieux de réunions, etc. Plus de 80 % des cours d’alphabétisation ont été dispensés dans les villages. 2.2 « Atteindre les oubliés » L’alphabétisation est une condition préalable pour participer et contribuer efficacement à la vie quotidienne. Elle n’est pas seulement un droit fondamental de l’homme, mais aussi un moteur du changement social. La Déclaration de Jomtien (CMEPT, 1990, 2-3) affirme que l’éducation de base n’est pas seulement un droit du citoyen, mais aussi une condition nécessaire au développement humain : L’éducation est un droit fondamental pour tous, hommes et femmes, à tout âge et dans le monde entier […] c’est une condition indispensable, sinon suffisante, du développement de l’individu et de la société […] Une éducation fondamentale solide est fondamentale à un développement autonome. Toute personne — enfant, adolescent ou adulte — doit pouvoir bénéficier d’une formation conçue pour répondre à ses besoins éducatifs fondamentaux […] L’éducation pour tous est une préoccupation fondamentale du Gouvernement. 86 Le programme d’alphabétisation, partie intégrante de la marche vers « l’Éducation pour tous » de l’Érythrée La prestation de l’alphabétisation a été considérablement renforcée afin d’atteindre les oubliés. Le Ministère de l’Éducation a déployé des efforts concertés pour assurer l’éducation de base de manière formelle et non formelle et on a assisté en la matière à une augmentation considérable durant les onze années d’indépendance. Des efforts ont été faits pour assurer l’alphabétisation dans toutes les langues locales, sauf une. Le programme a également couvert toutes les régions et sous-régions administratives du pays. Pour atteindre certains groupes isolés et défavorisés, des activités d’alphabétisation ont été menées dans le cadre de formations en régime d’internat. Bien que sa couverture soit limitée, ce type de prestation s’est soldé par de bons résultats et les groupes visés ont pu acquérir des compétences de base en matière d’alphabétisation en peu de temps. Cela a également favorisé de nouveaux contacts et des échanges d’expériences. À l’avenir, cette méthode sera renforcée. Dans les zones rurales, on a essayé d’introduire des services de garde d’enfants basés sur la communauté (qui sont moins coûteux) afin d’encourager la participation des femmes. Des évaluations seront faites en la matière pour multiplier les possibilités de cette participation. En partenariat avec le Programme alimentaire mondial, on a mis en place des programmes « Vivres contre formation » comme projets pilotes. A cette occasion, des femmes et des hommes pauvres (en majorité des femmes) ont reçu une aide sous forme de rations alimentaires distribuées aux participants qui, pour des raisons économiques, n’avaient pas les moyens d’assister au Programme d’alphabétisation. Cette initiative a encouragé de nombreuses femmes non seulement à participer au programme d’alphabétisation, mais aussi à le suivre avec la plus grande détermination. Pour inciter la participation des communautés les plus isolées, on a mis en place des classes d’alphabétisation à effectifs réduits ; d’ordinaire, l’animateur en alphabétisation fait cours à un minimum de 15 à 20 participants, mais on autorise des classes à effectifs réduits dans les zones de peuplement dispersé. Quand il n’existe pas de premiers manuels dans la langue maternelle de ceux qui suivent le programme d’alphabétisation, on les encourage à participer aux cours dans la langue locale de leur choix. 87 À l’avenir, il faudra faire de grands efforts pour atteindre les communautés semi-nomades, et elles sont très nombreuses dans le pays. Il faut aussi s’attaquer au problème de l’abandon qui touche un grand nombre d’enfants d’âge scolaire. Le programme fait aussi une grande place aux réfugiés qui reviennent du Soudan ainsi qu’aux membres analphabètes des forces de défense érythréennes. 2.3 Les problèmes sexospécifiques Un certain nombre d’efforts ont été faits pour encourager la participation des femmes et des filles au programme d’alphabétisation. Dans le contexte Erythréens, ces dernières font face à un ensemble d’obstacles qui grèvent leur participation aux programmes d’alphabétisation et aux autres programmes éducatifs. Dans de nombreuses régions du pays, les barrières culturelles ont limité leur participation au programme d’alphabétisation. Les activités de mobilisation que le Ministère de l’Éducation a mises en place en s’appuyant sur différents intermédiaires (entre autres, les chefs de communauté, les chefs religieux et les femmes de l’Union nationale érythréenne) sont parvenues à lever la plupart de ces barrières culturelles. Dans certaines zones rurales et isolées, on a mis sur pied des classes d’alphabétisation non mixtes pour répondre aux problèmes et aux demandes des communautés. Afin d’encourager la participation des femmes et des filles au programme, la plupart des classes d’alphabétisation sont organisées dans le village même où elles vivent, ce qui réduit donc les coûts d’opportunité et les coûts de la distance. Pour soutenir l’intérêt que les femmes portent au programme et mettre en valeur la pratique assidue de la lecture et du dialogue, on a créé des petits centres de lecture dans les zones rurales où des animatrices sont employées pour conseiller aux filles et aux femmes par exemple ce qu’il faut lire et quand il faut le faire. Des mesures existent pour que les participantes au programme d’alphabétisation aient la possibilité de travailler dans le cadre du Programme « Vivres contre travail ». Les programmes de formation en compétences de base ont introduit des systèmes de quotas pour les filles et les femmes. Ces programmes visent à augmenter les possibilités d’acquérir une activité indépendante et salariée. Comme on l’a vu précédemment, l’aide accordée aux femmes pauvres et la mise en place de garderies peu coûteuses fondées sur la communauté encouragent aussi la participation des femmes aux 88 Le programme d’alphabétisation, partie intégrante de la marche vers « l’Éducation pour tous » de l’Érythrée programmes d’alphabétisation. Des efforts sont également faits pour augmenter le nombre de centres de lecture en milieu rural et pour leur fournir des matériels de lecture répondant aux besoins spécifiques des femmes et des filles. 3. Les enjeux de l’Éducation pour tous Dans le cadre du développement du pays, il est apparu que les principaux enjeux qui suivent sont primordiaux en matière d’Éducation pour tous (EPT) : 3.1 Au niveau macro • Maintenir et consolider les différents acquis obtenus durant la lutte pour la libération qui a duré trente ans, en ce qui concerne l’unité nationale, la gestion des affaires publiques, la démocratisation et l’égalité dans le développement, en s’attachant résolument à la décentralisation et à l’administration locale — une telle entreprise représentera un travail considérable. • La création d’un environnement macro-économique stable, qui passera par l’élimination des conséquences tragiques de la guerre, va nécessiter non seulement des ressources onéreuses, mais également une très grande résolution. La reconstruction économique du pays qu’imposent les destructions infligées par le récent conflit frontalier représentera une lourde tâche. • La mise en place de mesures de sécurité environnementales, sanitaires et alimentaires, essentielles à l’amélioration des conditions de vie des populations, exigera également d’énormes efforts. Le VIH/SIDA représentera une grande menace pour la population en général et pour le système éducatif en particulier. • La lourde tâche qui consiste à disposer d’une vaste main-d’œuvre alphabétisée grâce à une éducation de base dispensée à tous les citoyens sera une autre contrainte énorme. • Les grands déplacements démographiques (émigrés rentrés au pays, populations déplacées, soldats démobilisés et migration urbaine) ainsi que les évolutions dans les mouvements de la population conditionneront le développement du pays. • Parmi toutes les priorités nationales concurrentes en matière de reconstruction, l’allocation de fonds publics suffisants et s’inscrivant dans la 89 durée destinés à l’action d’ensemble de l’EPT est source d’énormes contraintes. Cela coïncide avec le fait que le pays s’est engagé à garantir aux citoyens le droit à l’éducation de base. Si l’éducation érythréenne veut se préserver des inégalités entre les genres comme dans d’autres domaines, un système d’EPT bien plus développé sera nécessaire. Il faudra pour cela mobiliser des ressources très importantes pour l’éducation de base, ce qui représente aujourd’hui une lourde charge. 3.2 Au niveau du programme A ce niveau, il sera essentiel de sensibiliser durablement toutes les parties prenantes, à savoir : • Les participants au programme d’alphabétisation. • Les responsables éducatifs, les superviseurs, les dirigeants politiques. • Les promoteurs de l’alphabétisation, les comités d’alphabétisation, les coordinateurs des centres d’alphabétisation, etc. • D’autres parties prenantes du programme, comme les ONG nationales et internationales, d’autres ministères, des associations professionnelles nationales, etc. • Des partenaires comme les agences des Nations Unies et les agences internationales de développement. Quant à la prestation de l’alphabétisation et de la post-alphabétisation, la création d’un cadre d’apprentissage propice (c’est-à-dire adapté aux adultes) et la diversification des modes de prestation tiendront compte des points suivants : • Utilisant des emplois du temps flexibles pour permettre l’accès à un plus grand nombre d’apprenants. • Utilisant des programmes axés sur le centre et inscrits dans le temps. • Soulignant les services de soins aux enfants. • Promouvant des situations d’auto-enseignement. 3.3 La prestation de l’alphabétisation dans la langue maternelle • Certains groupes ethniques n’ont pas eu la possibilité d’utiliser leur langue en cours d’éducation et dans le cadre d’autres activités officielles. Ces langues doivent être favorisées de sorte que chaque groupe ethnique 90 Le programme d’alphabétisation, partie intégrante de la marche vers « l’Éducation pour tous » de l’Érythrée • • • • • parle sa langue dans le cadre du programme d’alphabétisation ainsi qu’au cours des autres activités de développement. Si la prestation de l’alphabétisation dans la langue maternelle a permis de ne pas s’embarrasser d’une deuxième langue d’apprentissage, les bénéficiaires ont buté sur une autre difficulté : celle de la fonctionnalité de leur langue. Le développement plus ou moins important des langues utilisées par les différents groupes ethniques est un autre problème. Afin de soutenir et d’assurer le développement continu de compétences nouvellement acquises en alphabétisation et post-alphabétisation, on a créé de petites bibliothèques dans certaines zones rurales. Cette activité pose les problèmes suivants : — Élaborer d’autres matériels de lecture d’alphabétisation et de postalphabétisation dans chaque langue, pour répondre aux besoins des utilisateurs. — Assurer l’accessibilité de matériels de lecture émanant d’autres sources, comme d’autres ministères et des journaux locaux. 3.4 La création de centres d’écoute radio pour soutenir les activités d’alphabétisation et de post-alphabétisation • Jusqu’ici, le programme radiophonique pour adultes diffuse des programmes d’alphabétisation et de post-alphabétisation dans deux langues seulement. Cela pose un réel problème en termes d’équité. • Des efforts ont été faits pour créer des centres d’écoute radio là où des cours d’alphabétisation étaient dispensés. Ce programme s’est heurté à un obstacle : l’absence de postes de radio parmi les populations rurales, liée à la pauvreté et à la nécessité d’une main-d’œuvre supplémentaire pour mettre sur pied des programmes. 3.5 Les problèmes de gestion • L’absence d’un recensement démographique, qui permettrait de déterminer le taux d’analphabétisme et d’assurer une planification en conséquence. • L’insuffisance de ressources humaines pour gérer le programme d’alphabétisation aux niveaux des zobas et des sous-zobas. 91 • L’immense transfert de population lié à la guerre de frontière. • L’absence de centres de formation adéquats destinés à perfectionner le potentiel du personnel de l’alphabétisation. • Une collecte systématique des données qui n’a pas été correctement entreprise. • L’absence d’un véritable travail de recherche en vue d’évaluer l’impact du programme d’alphabétisation réalisé jusqu’à maintenant. 3.6 Les points forts Le Programme renforcé d’alphabétisation des adultes s’appuie sur les points forts suivants, lesquels offrent des conditions propices à la réalisation des objectifs du programme : • L’engagement de longue date de l’État en faveur de la promotion de l’éducation des adultes, qui s’exprime notamment à travers son engagement à assurer un tiers des coûts du programme. • La participation très enthousiaste des groupes cibles, comme le prouve notamment le nombre de participants ayant continué à suivre les cours, même sous les bombardements, durant la guerre de frontière. • Les enseignements féconds qui ont été tirés de la phase pilote du programme et des programmes d’alphabétisation antérieurs ainsi que d’autres programmes éducatifs destinés aux adultes. • La richesse de l’expérience acquise à tous les niveaux quand il s’est agi de diriger un programme d’alphabétisation à grande échelle, notamment aux niveaux suivants : les activités de mobilisation en faveur du programme ; la création de matériels d’alphabétisation et de post-alphabétisation à différents niveaux ; la formation des animateurs en alphabétisation, des coordinateurs, des superviseurs ; le suivi et la mise en œuvre du programme ; le suivi et l’évaluation des activités d’enseignement et d’apprentissage, etc. • La création de matériels de lecture supplémentaires dans les différentes langues locales. • Les enseignements liés à l’utilisation d’une formation axée sur la langue maternelle dans le cadre du programme d’alphabétisation. • Une fois inscrits, 70 % des participants achèvent avec succès le programme. • Plus de 130 000 participants à l’alphabétisation ont déjà au moins terminé la phase 1. 92 Le programme d’alphabétisation, partie intégrante de la marche vers « l’Éducation pour tous » de l’Érythrée 4. Les perspectives L’alphabétisation de base et d’autres activités d’éducation de base doivent être poursuivies en améliorant leur accès et de plus en plus leur qualité. Pour répondre efficacement aux besoins urgents des différentes communautés, nous devons évaluer la situation sur le terrain. Les trente années de lutte pour la libération se sont soldées par un nombre élevé de réfugiés au Soudan, mais la plupart d’entre eux sont maintenant rentrés au pays. Plus d’un million de personnes ont été déplacées à l’intérieur du pays en raison de la guerre de frontière. La guerre est terminée, mais certains d’entre eux ne sont pas encore retournés chez eux. Avec le retour de la paix, plus de 200 000 soldats seront démobilisés, réhabilités et réintégrés. Environ 30 000 d’entre eux sont analphabètes. Les futurs programmes d’éducation de base doivent tenir compte de ces caractéristiques pour fournir des programmes inclusifs et pertinents. Les programmes d’alphabétisation ainsi que les autres programmes d’éducation de base sont dispensés dans la langue maternelle — une initiative réussie et autonomisante. Le Département d’éducation des adultes renforcera sa capacité à développer des matériels d’alphabétisation et d’éducation de base ainsi que des programmes radiophoniques qui soient disponibles dans toutes les langues locales. Comme l’a spécifié un document confidentiel de l’EPT, l’éducation dans la langue maternelle sera renforcée pour jeter les fondements d’une éducation décisive et pour développer la confiance en soi, l’estime de soi et les compétences éducatives des participants. Faire en sorte que les différentes langues soient indifféremment utilisées sera aussi l’une des tâches essentielles permettant d’accroître la pertinence de l’éducation de base. Le programme d’alphabétisation n’aura atteint sa cible que si les populations nouvellement alphabétisées ont les moyens de préserver leurs compétences en lecture, écriture et calcul, et que si elles peuvent les mettre en pratique pour développer leurs conditions sociales et économiques. Nous partons du principe que la durabilité des compétences acquises exige un environnement alphabétisé. La création de tels environnements se fera en ouvrant davantage de centres de lecture, de centres culturels, de centres d’écoute radio et ainsi de suite dans les zones rurales. 93 Tous les efforts seront faits pour veiller à ce que tous les adultes bénéficient du droit à l’alphabétisation fonctionnelle, grâce à l’introduction de compétences en matière d’alphabétisation de base et de calcul, de connaissances de base dans la vie et à l’apport d’informations essentielles au bien-être en commun. Dans le monde du travail, on mettra en place des situations d’apprentissage diversifiées et intégratrices tout au long de la vie. Des stages de formation qualifiante à l’attention de la communauté seront intégrés aux programmes d’éducation des adultes afin de transmettre un minimum de compétences techniques aux adultes et aux jeunes. Les programmes d’éducation des adultes seront utilisés pour autonomiser et instruire ces derniers afin de modifier leurs conditions de vie, d’améliorer leurs modes de subsistance et d’accroître leur participation responsable à la communauté et aux affaires nationales. Des efforts seront faits pour développer les possibilités institutionnelles du système d’éducation des adultes aux niveaux local, régional et national, en insistant sur le développement de la planification éducative, la prise de décision, la réalisation et l’évaluation, en s’appuyant sur une participation particulièrement active de la société civile au développement éducatif. Dans le cadre du renforcement des programmes d’alphabétisation et d’éducation des adultes, les services des programmes de radio éducative seront développés et ces programmes diffusés dans toutes les langues locales. Les centres d’écoute radio seront créés dans certains centres communautaires et d’alphabétisation où l’écoute et les débats de groupe sont assurés par des animateurs. Ces centres seront créés dans des zones rurales et dans des zones urbaines pauvres. La création de bibliothèques rurales et de centres culturels renforcera également ces initiatives. Dans les programmes d’alphabétisation et les cours de post-alphabétisation, on procédera à une évaluation de la pertinence et des cours ayant pour objet la santé, l’environnement, la morale et l’instruction civique, l’éducation à la paix et le VIH/SIDA en feront partie pour développer la sécurité et les connaissances ainsi que les compétences de survie de leurs bénéficiaires. 94 Le programme d’alphabétisation, partie intégrante de la marche vers « l’Éducation pour tous » de l’Érythrée Le Département d’éducation des adultes fera tout son possible pour atteindre les buts et les objectifs ambitieux fixés par cette initiative essentielle qu’est Éducation pour tous. Dans l’esprit de cette initiative, l’analphabétisme sera réduit de 10 %, le nombre des femmes analphabètes sera égal à celui des hommes, et plus de 60 % des jeunes et adultes nouvellement alphabètes auront suivi jusqu’au bout une éducation primaire de postalphabétisation et des stages de formation qualifiante minimaux d’ici à 2015. Nous prévoyons des tâches colossales — pour un futur plus prospère de l’Érythrée. 95 Un voyage inachevé L’alphabétisation chez les peuples autochtones de l’Équateur Mirian Masaquiza Jerez Confédération des organisations rurales indigènes et noires en Équateur FENOCIN Historique Les pays qui composent aujourd’hui l’Amérique latine forment une population de cultures, langues et peuples autochtones multiples qui est le résultat d’une évolution historique longue et complexe. Pourtant, la reconnaissance de cette diversité culturelle est relativement récente, notamment en ce qui concerne les sociétés autochtones. La pauvreté et la misère, qui caractérisent ces sociétés et qui les placent aux niveaux les plus bas de la hiérarchie sociale, se répercutent également sur l’accès et le droit à l’éducation, ainsi que sur la qualité de celle-ci. En dépit des grands efforts qui ont été déployés au cours des décennies passées pour que l’ensemble de la région ait accès à l’écriture et à la lecture, il existe encore des taux d’analphabétisme élevés parmi les peuples autochtones. Cela prouve que les systèmes éducatifs nationaux ne correspondent pas à leurs besoins. La réponse à cette réelle difficulté consiste à adopter des politiques qui déboucheront sur une éducation différentiée, laquelle respectera pleinement la pluralité des langues et donc des cultures, en d’autres termes la diversité culturelle. L’analphabétisme n’est pas un problème d’individus isolés, mais celui de la société tout entière. Il est enraciné dans une structure sociale, laquelle se caractérise par des niveaux d’exclusion sociale élevés qui reposent dans une large mesure sur les pratiques et les perceptions discriminatoires et racistes des groupes au pouvoir, d’où habituellement des actions gouvernementales entachées de racisme latent. L’analphabétisme n’est rien d’autre qu’un autre visage de la pauvreté, de la marginalisation et de l’injustice sociale. Aucune société ne peut se dire démocratique si l’analphabétisme réside en son sein. Par conséquent, la lutte efficace contre l’analphabétisme doit avant tout s’inscrire dans un projet de transformation sociale reposant sur les valeurs de justice sociale, de dignité de l’homme et d’égalité des hances. Dans le même temps, ce projet doit combler les lacunes du système 97 educatif traditionnel, le but étant d’améliorer tant la couverture que la qualité de l’éducation. L’élaboration des politiques internationales, régionales et nationales par différentes autorités a permis aux peuples autochtones de faire entendre leurs exigences en matière d’éducation. Le droit à l’éducation a été clairement établi par la Déclaration de principes adoptée par la Quatrième Assemblée générale du Conseil mondial des peuples indigènes qui s’est tenu à Panama en 1986. On en trouve l’expression dans la résolution adoptée, selon laquelle : Les peuples autochtones ont le droit de recevoir une éducation dans leur propre langue et d’établir leurs propres établissements d’enseignement. Les langues des peuples autochtones doivent être respectées par l’État dans toutes les relations entre le peuple autochtone et l’État, sur la base de l’égalité et en évitant toute forme de discrimination. Cette approche a également été retenue durant la Campagne continentale 500 ans de résistance indigène, noire et populaire et on en trouve la traduction dans la Déclaration de Xelajù en 1991. Elle a défini pour tâche principale l’intégration de l’enseignement d’une histoire véritablement multiculturelle et plurilingue dans le programme éducatif de chaque pays1. Ces dernières années, on a accordé plus d’importance aux savoirs scientifiques traditionnels des peuples autochtones2. Parallèlement, les revendications des peuples autochtones pour obtenir un meilleur accès à une éducation de qualité qui leur soit propre, lesquelles figuraient parmi les objectifs de la Décennie internationale des Nations Unies des populations autochtones, visaient à renforcer la coopération internationale afin de résoudre les problèmes éducatifs que rencontrent ces populations3. 1. Mémoire, Deuxième Rencontre continentale « 500 ans de résistance indigène, noire et populaire», Xelajù, Guatemala, 1991. 2. Voir le rapport de la Conférence 98 des Nations Unies sur l’environnement et le développement au Brésil, 1992. 3. Résolution 48/163. Adoptée à l’unanimité le 21 décembre 1993, Nations Unies. Un voyage inachevé Pour ce qui est du contexte américain, le projet de Déclaration des droits des peuples autochtones1 stipule à l’article 9 relatif à l’éducation que : Les peuples autochtones devraient avoir le droit de : • Créer et mettre en œuvre leurs propres programmes, établissements et structures d’éducation ; • Préparer et mettre en pratique leurs propres plans, programmes, contenus et matériels pédagogiques ; • Former, habiliter et accréditer leurs enseignants et leurs cadres. Le projet de Déclaration ajoute également que les États prendront les mesures nécessaires pour faire en sorte que ces systèmes garantissent à l’ensemble de la population une égalité de chances en matière d’enseignement et d’éducation. Il recommande des relations complémentaires entre le système éducatif autochtone et le système éducatif national. Il spécifie que l’éducation doit être la même à tous les égards pour l’ensemble de la population et qu’il reviendra aux États de fournir une aide financière ou tout autre forme d’aide nécessaire afin que ce droit soit mis en application. Il a également reconnu l’importance du fait qu’une population plus vaste devait connaître la situation actuelle des peuples autochtones, en ajoutant les États intégreront à leur système éducatif national un contenu qui témoignera de la nature multiculturelle de leur propre société. Les organisations indigènes ont notamment souligné qu’il ne fallait pas faire connaître uniquement l’histoire des peuples autochtones, mais aussi leur situation actuelle, à l’exclusion des idées fausses qui sont source de discrimination. Elles ont également indiqué que les méthodes, les formes et le contenu des modèles éducatifs doivent correspondre aux régions habitées par ces peuples et à leurs coutumes, en évitant toute sanction de l’utilisation de leur propre langue de même qu’en respectant les dispositions visant à préserver l’économie et la culture autochtones2. 1. En 1989, l’Assemblée générale de l’OEA (Organisation des États américains) a décidé d’élaborer un projet de Déclaration sur les droits des peuples autochtones. La Commission nteraméri- 2. caine des droits de l’homme a préparé la première proposition, qui a été examinée et révisée par un Groupe de travail du Conseil permanent de l’OEA. Rapport annuel de l’OEA, 1992. 99 La Convention 169 de l’Organisation internationale du travail (OIT) mentionne également l’éducation aux parties iv et vi1. L’article 28 établit le droit d’enseigner dans leur propre langue indigène ou dans la langue qui est le plus communément parlée par le groupe auquel ils appartiennent. Il recommande aussi que des dispositions soient prises pour sauvegarder les langues indigènes des peuples intéressés et en promouvoir le développement et la pratique, de réformer les constitutions nationales et de renforcer une éducation bilingue et interculturelle. À partir des années 1980, on assiste à d’importantes modifications constitutionnelles en Amérique latine. Plus de 50 % des pays reconnaissent la composition multiethnique de leur population2. Parmi les droits collectifs des peuples autochtones et des communautés ethniques reconnus par l’État figurent la reconnaissance officielle des langues autochtones et d’une éducation bilingue et interculturelle, sans compter leur existence en tant qu’identités collectives multiples. La terminologie qui est utilisée pour reconnaître ces droits est très diverse, allant d’approches protectionnistes à la reconnaissance de l’éducation propre à un peuple indigène. L’éducation bilingue interculturelle s’est vue renforcée par des mesures législatives ainsi que par des accords entre les pays et les institutions internationales. Cette approche est conforme aux progrès démocratiques de la région et à l’objectif commun à différents pays de décentralisation de l’administration et des politiques. L’éducation en Équateur L’Équateur est un pays multiculturel, plurilingue et multiethnique, composé de peuples et de nationalités autochtones, d’Afro-équatoriens et d’autres populations. Les peuples autochtones se répartissent sur trois régions : la région côtière est habitée par les Awa, les Chachi, les Tsachila et les Epera ; dans les montagnes, ce sont les Kichwa et, dans la région amazonienne, les Cofan, les Siona, les Secoya, les Zapara, les Huaorani, les Kichwa, les Shuar et les Achuar. Ils préservent leur culture, leur forme de gouvernement, leur administration de la justice et leur territoire ; ils préservent également d’une manière 1. L’accord 169 de l’OIT a été approuvé en 1989. Il a été ratifié par 14 pays. 100 2. C. Gregor Barié, Indigenous People and Constitutional Rights in Latin America, III Mexico, 2000. Un voyage inachevé active leurs pratiques sociales, leurs traditions et coutumes, leur langue et leur mode de pensée, ensemble qui fait partie de la richesse de l’Équateur. Cependant, le genre d’éducation proposée aux populations autochtones a toujours été orientée vers leur assimilation systématique, d’où une limitation de leur développement social, culturel et économique. En outre, ce type d’éducation a sapé l’identité de ces populations et a multiplié les cas de racisme, au détriment du pays. De surcroît, on manque aussi de personnel formé sur le plan pédagogique et administratif dans le cadre du système scolaire, personnel ouvert aux réalités de la population et au fait de leur langue et de leur culture — sans compter la pénurie, entre autres, de matériels pédagogiques. L’alphabétisation en Équateur L’alphabétisation en Équateur hérite d’une longue tradition en tant qu’activité publique. Mais l’analphabétisme reste un immense problème qui n’a pas trouvé de solution, et qui se concentre dans les zones rurales et surtout parmi les peuples autochtones disposant d’un riche bagage culturel. L’incapacité de l’État à assurer une prestation plus équitable des services sociaux et de l’accès à l’enseignement public et privé à ces populations rurales et urbaines atteste l’inégalité des perspectives, sous l’angle des ressources humaines. L’impact positif de l’éducation sur le développement économique des peuples est indéniable et, inversement, l’impact négatif de la difficulté d’accès à l’éducation pèse aussi lourdement. Jusqu’en 19901, le manque d’accès aux établissements d’enseignement a été important. D’une part, la distance géographique entre les établissements d’enseignement résultait de la faible couverture des zones rurales ainsi que des conditions économiques et de travail des familles rurales. D’autre part, dans le cas des peuples autochtones, l’obstacle de la langue a constitué lui aussi un facteur discriminatoire venant s’ajouter aux différences sexospécifiques présentes dans la société. À cet égard, le taux d’analphabétisme national est de 20,4 %, alors qu’il atteint 41,9 % pour les femmes et 33,3 % pour les hommes dans les zones rurales situées dans les montagnes (SIISE, 19972). 1. Informations provenant du Ve recense- 2. Sistema Integrado de Indicadores Sociales del Ecuator. Convenios BIDment démographique et du VIe recenseGobierno del Ecuador. ment de l’habitation de 1990. 101 Malgré la baisse de l’analphabétisme et l’augmentation générale de la participation scolaire, il subsiste un certain nombre de fortes inégalités sexospécifiques en ce qui concerne l’accès et la survie scolaire aux différents niveaux de l’enseignement. En 1994, 11,4 % de la population âgée de plus de 15 ans étaient analphabètes et les femmes représentaient 13 %, une proportion qui augmentait en fonction du domicile. L’analphabétisme touche surtout les populations rurales et les femmes, et c’est dans les montagnes que l’on trouve les pourcentages les plus élevés. Les possibilités éducatives des femmes rurales dépendent en grande partie des services publics mis en place dans leurs communautés. Même si la plupart des communautés rurales du pays disposent d’une école primaire, il existe peu d’écoles secondaires et presque aucun programme d’éducation des adultes. Les insuffisances au niveau de l’éducation de base touchent particulièrement les femmes adultes, tant et si bien qu’elles n’ont bénéficié d’aucune perspective éducative au cours des dernières décennies. Jusqu’en 1995, seuls 35 % des femmes autochtones avaient terminé leurs études primaires, soit moins de la moitié du nombre des femmes urbaines. Jusqu’à cette date, la majorité de ceux qui avaient suivi l’enseignement secondaire étaient des femmes (55 %) ; mais, en dépit de ces avancées, l’accès à l’enseignement secondaire reste plus limité dans les zones rurales, au point que seul un garçon autochtone sur cinq est inscrit dans une école secondaire. Dans ces zones, l’accès des jeunes femmes à l’école secondaire est pratiquement inexistant. Il ne fait aucun doute que la population autochtone est la plus défavorisée du pays, et les femmes forment le groupe le plus démuni sous l’angle éducatif et le plus victime de l’analphabétisme. Jusqu’en 1995, 41 % de celles qui appartenaient à des foyers ruraux où l’on parlait une langue autochtone ne savaient ni écrire ni lire, qu’il s’agisse de l’espagnol ou de leur propre langue, alors que c’était le cas pour 15 % de la population non autochtone1. Telle est encore la situation actuelle et un large segment de la 1. Indicateurs sociaux sur la situation des paysannes autochtones dans l’Équateur rural, 1998. 102 Un voyage inachevé population sombre dans la misère, en raison notamment de l’absence d’une composante permettant de promouvoir la productivité et le développement. En résumé, le fait de vivre dans une zone rurale, d’être autochtone et d’être une femme accentue d’autant plus l’impact de l’analphabétisme, d’où les plus faibles niveaux d’éducation, bref plus de pauvreté. À partir de 1963, le Ministère de l’Education a créé un Département chargé de l’éducation des adultes, notamment de l’alphabétisation. Dans les années 1980, on a mis en place le programme national d’alphabétisation (1980-1984) et l’analphabétisme s’est réduit de 13 % en quatre ans. Le Programme d’alphabétisation bilingue mérite d’être mentionné — car il portait principalement sur les douze groupes ethniques du pays et visait à revitaliser leur culture. De 1984 à 1988, aucune initiative n’a été lancée dans le domaine de l’alphabétisation des adultes. Sous le gouvernement au pouvoir de 1988 à 1992, on a organisé la Campagne d’alphabétisation nationale Monseñor Leonidas Proaño qui, au moyen de stratégies intensives et de grande ampleur, a sensibilisé le pays au problème de l’analphabétisme. Depuis cette époque, il n’y a pas eu d’actions notables dans le domaine de l’alphabétisation des adultes. Les informations qui suivent proviennent de la dernière campagne d’alphabétisation nationale Monseñor Leonidas Proaño (mai 1989-septembre 1990) : • l’analphabétisme a baissé, passant de 13,9 % à 11,5 % (DINEPP, Département national de la formation continue, 1996) ; • les travailleurs en alphabétisation : 8 222 élèves en dernière année de l’école secondaire et en instituts, (CEPP, novembre 1989) ; • les apprenants : 65 % sont âgés de 15 à 44 ans ; les plus de 45 ans représentent 12,9 %, dont 62,1 % sont des femmes et 36 % des hommes (UNESCO, 1990) ; • Résultat par région : 33,8 % dans la région côtière ; 59,5 % dans les montagnes et 6,7 % en Amazonie (UNESCO, 1990)1. 1. Soto Ileana. Adult Education and Bilingualism : the Case of Ecuador, p. 215. 103 Taux d’analphabétisme après la campagne d’alphabétisation de 1989-1990 Nombre de Pourcentage de la population totale Total Total femmes hommes 86 413 43 643 130 056 1,5 % 0,7 % Zones rurales 326 240 225 423 551 663 5,5 % 3,8 % 9,3 % Total 412 653 269 066 681 719 7,0 % 4,5 % 11,5 % femmes Zones urbaines hommes 2,2 % Pour ce qui est de l’éducation des jeunes et des adultes, il existe différents programmes, tels que : • le programme « Ecuador Studies », prolongé en 1996-1997 sous le nom New Cultural Departure qui est passé sous la responsabilité du DINEPP en 1998 ; • le projet PROCALMUC, conçu pour l’éducation et la formation des paysannes ; • le Projet de formation professionnelle et d’éducation des adultes du MEC/SECAB/Banque Mondiale pour la formation et le développement des qualifications du processus d’enseignement/apprentissage socioculturellement diversifié en situation de pauvreté. Selon les informations du PRODEPINE1, le taux de pauvreté représente 46 % de la population équatorienne, dans laquelle 86 personnes autochtones sur 100 se trouvent en situation de pauvreté. Pour ce qui est des besoins essentiels non satisfaits, bien que 52,8 % de la population équatorienne soient privés de services de base, 92,7 % des peuples autochtones et des Afro-équatoriens n’ont pas accès à ces services. La situation a été aggravée par le manque d’éducation : alors que le pays enregistre un taux général d’analphabétisme de 10,8 %, cet indicateur passe à 42,5 % pour les peuples autochtones et à 53,2 % pour les femmes autochtones. Le Département de l’éducation continue fait partie du Ministère de l’Éducation depuis 1989, et il est chargé de mettre en œuvre les projets et programmes d’alphabétisation et d’éducation des adultes pour l’ensemble de 1. Projet de développement pour les peuples autochtones et noirs de 104 l’Équateur, septembre 1998 et juin 2002. Un voyage inachevé la population équatorienne. À la fin de 1988, le Département national de l’éducation bilingue interculturelle — DINEIB — a été créé ; le Département de l’éducation continue, qui en fait partie, prend en charge l’éducation des adultes autochtones. Dans chacun des Départements provinciaux de l’éducation bilingue interculturelle, on trouve un département portant la même appellation. Ces dernières années, le DINEIB a dû malheureusement fermer certains centres d’alphabétisation ainsi que certains centres d’activités et de formation à l’artisanat dans la plupart des provinces du pays. Ces fermetures s’expliquent surtout par le manque de personnel pour apprendre à lire et à écrire, le manque de matériels didactiques et un salaire mensuel de seulement 80 US $. Par ailleurs, le DINEIB n’avait pas de politique pour soutenir le développement d’un programme d’alphabétisation, même si ce programme était à l’origine de la création d’une éducation bilingue interculturelle. Le modèle de l’éducation bilingue interculturelle1 estime que l’éducation des adultes devrait prendre en compte la situation particulière des membres des communautés autochtones qui, pour des raisons socioculturelles et économiques, ne peuvent s’inscrire dans des établissements d’enseignement traditionnels, abstraction faite de l’âge. Il est cependant indéniable que le système éducatif lui-même entretient l’analphabétisme, étant donné l’effondrement du système traditionnel. De plus, il est manifeste que le genre d’intérêt que l’on accorde à la population analphabète ne répond ni aux besoins de la population ni à ceux du pays, d’où un gaspillage des ressources. Enfin, il est malheureusement vrai que les éducateurs des centres d’alphabétisation ne sont pas considérés comme des experts, que leur formation n’a bénéficié d’aucune aide et qu’ils sont donc privés de tout avantage, notamment d’un salaire mensuel. Un nouveau courant se dessine aujourd’hui parmi les peuples autochtones. Non seulement ils souhaitent apprendre à lire et écrire, mais ils veulent également être intégrés à des activités productrices. C’est pour cette raison 1. Modelo del Sistema de Educación Intercultural Bilingüe — MOSEIB —, novembre 1988, DINEIB, p. 31. 105 que le Département met en place des centres de production artisanale où, en plus de l’enseignement de la lecture et de l’écriture, on apprend également des spécialités artisanales comme le tissage, la vannerie et la poterie, afin que les connaissances acquises servent à la subsistance de la famille. Enfin, dernier aspect, les peuples autochtones ont intégré l’éducation familiale à l’apprentissage dispensé dans les centres d’alphabétisation. Par conséquent, toute nouvelle campagne d’alphabétisation doit associer la lecture, l’écriture, la production et l’éducation familiale et elle doit recourir aux langues autochtones. Un tel programme d’alphabétisation devrait tenir compte de certains éléments comme la langue et la culture, le développement durable et la formation familiale. On pourrait de la sorte répondre aux nouveaux besoins des peuples autochtones. Par exemple, il ne faudrait pas se borner à enseigner aux apprenants à lire et à écrire, mais les classes devraient être holistiques et s’attacher notamment à renforcer l’identité culturelle personnelle, développer les perceptions sensorielles et affectives, encourager la créativité, promouvoir les valeurs éthiques et esthétiques, le soin, la conservation et la préservation de la nature, et à faire comprendre les relations entre l’homme et la nature. L’alphabétisation bilingue dans la province de Tungurahua Le Département provincial de l’éducation bilingue interculturelle de Tungurahua (DIPEIB-T) et la Sous-section de l’alphabétisation culturelle sont chargés d’enseigner la lecture et l’écriture au peuple Kichwa, c’est-àdire aux Salasacas, aux Kisapinchas, aux Chibuleos et aux Tomabelas ; dans ces groupes autochtones, il existe entre autres 15 centres d’alphabétisation, 13 centres d’activités et 6 centres de formation à l’artisanat. Ces centres ne suffisent pourtant pas à satisfaire la demande des communautés. Dans ces centres, on utilise la langue kichwa comme un facteur déterminant pour accroître le niveau d’éducation, renforcer l’identité des peuples autochtones et améliorer les connaissances relatives à la situation socioculturelle actuelle. Ces principes se fondent sur l’expérience de la communauté et sont dispensés par la communauté. Les matériels utilisés dans les centres d’alphabétisation bilingue sont les mêmes que ceux de la campagne nationale d’alphabétisation Monseñor Leonidas Proaño, à ceci près que les langues autochtones servent à 106 Un voyage inachevé l’enseignement et que l’espagnol est la langue des relations interculturelles. De plus, les matériels pédagogiques illustrent la situation des apprenants et les possibilités offertes par la technologie moderne. Cette approche encourage l’autoapprentissage et l’éducation gratuite intégrés à la réalisation de projets de production et de commercialisation au niveau de la famille ou de la communauté, et elle entreprend parallèlement d’ouvrir de nouvelles possibilités commerciales plus larges1. Ces matériels ont été conçus pour enseigner la lecture et l’écriture. L’arithmétique en était exclue pour les raisons suivantes : • Il s’agissait d’une campagne intensive, sur une courte période ; • On ne rencontre pas de personnes souffrant d’illettrisme mathématique car tous les jeunes ou adultes qui ne savent ni lire ni écrire peuvent faire des opérations élémentaires de calcul mental ; • L’arithmétique fera partie du programme de post-alphabétisation. Parmi les peuples autochtones, on a développé la connaissance des mathématiques par la pratique, si bien que les apprenants de l’alphabétisation savent faire des additions, des soustractions et des multiplications. Le peuple Kichwa Salasaca Le peuple Kichwa Salasaca vit au centre des Andes équatoriales, dans la province de Tungurahua, dans le district de Pelileo et la commune de Salasaca. Douze mille habitants parlent le kichwa. Ils sont regroupés en « ayllus », groupes réunissant le père, la mère, leurs enfants, gendres et belles-filles. Dès leur très jeune âge, les enfants participent activement aux tâches liées à la production familiale. L’économie des Kichwa Salasaca est de transition, étant donné qu’ils vivent de l’agriculture, du bétail et de l’artisanat. L’une des expressions de leur identité culturelle est l’artisanat dont témoignent les tapisseries faites à la main dans des entreprises de tissage, aux différents motifs et dessins qui racontent leurs expériences. L’agriculture est destinée à leur propre consommation et elle se pratique à deux niveaux écologiques, le haut et 1. Modelo del Sistema de Educación Intercultural Bilingüe — MOSEIB —, novembre 1988, DINEIB, p. 31. 107 le bas. Les Salasaca sont organisés en 18 communes qui appartiennent à l’organisation locale UNIS (Union indigène de Salasaca). Le travail se fait sur une base bénévole de travail communautaire et les décisions sont prises démocratiquement par les assemblées convoquées par l’organisation. Salasaca est l’une des rares communautés de la province qui a bénéficié de l’éducation, dans la mesure où on a vu se développer parmi ses membres un petit groupe de cadres. Le système éducatif formel a été adopté dès les années 1950, quand les missionnaires catholiques ont créé une école de missionnaires, preuve de leur volonté d’assimiler les peuples autochtones en les acculturant. Un ouvrage de Wulf Weiss publié en 1973 illustre bien l’essor de ce groupe au début des années 1970, à l’époque où la première femme diplômée en sciences de l’éducation enseignait aux enfants de Salasaca. Certains d’entre eux sont aujourd’hui des cadres qualifiés ou bien, s’ils disposent d’une éducation intermédiaire, on peut les trouver au sein de la hiérarchie autochtone aux niveaux de la province et de la communauté. Les étapes qui suivent sont les plus marquantes de l’éducation à Salasaca : Années Événements 1965 L’école Sergio Núñez de Huasalata, au départ une école n’ayant qu’un seul enseignant (un professeur pour les six niveaux), est construite en même temps que le bâtiment Cabildo réservé à la communauté du Centre de Salasaca. 1970 Création de la première école d’alphabétisation autochtone dans le couvent des sœurs de Notre-Dame de Lorette fréquentée par les jeunes autochtones de Salasaca. 1971 L’école du Lions Club Ladies, fondée par la première enseignante autochtone1, accueille au départ 40 enfants autochtones et non autochtones venus des communautés de Salasaca, de Masabacho et de Pintag. 1. Francisca Jerez C., enseignante, a fondé l’école de Pintag sans lui donner de nom, et c’est plus tard qu’elle 108 sera appelée l’école du « Lions Club Ladies ». Un voyage inachevé 1982 Création de l’école religieuse publique Los Salasacas, fondée par les sœurs missionnaires de Notre-Dame de Lorette. L’école propose un cursus complet comprenant sept niveaux d’éducation et, du fait de son emplacement, elle est la plus fréquentée, accueillant les élèves autochtones ou non, venus des régions périphériques. 1983 Création de l’école Manzanapamba Chico, deuxième école fondée par l’enseignante Francisca Jerez, qui appartient au système éducatif hispanique et qui, après sept ans, fera partie de l’éducation bilingue interculturelle. Ce centre est maintenant connu sous le nom d’Unité éducative Manzanapamba et il propose un enseignement primaire et le niveau élémentaire. 1986 Coup d’envoi de la campagne d’alphabétisation dirigée par le DINEIB, avec la participation d’éducateurs autochtones, notamment des élèves de la sixième classe de l’enseignement secondaire. 1987 Création des écoles de Huamanloma, Ramosloma et Zanjaloma, au départ écoles hispaniques qui deviendront des écoles bilingues et sont maintenant des écoles proposant un cursus scolaire complet. 1988 Création de l’école Intiñan qui comporte un plan pilote intitulé L’apprentissage par le faire, avec le soutien du Gouvernement danois (pour ce qui est de l’infrastructure et du terrain). 1992 Création de l’école de Masabacho1. Dans la commune de Salasaca, 17,9 % de la population âgée de plus de 6 ans sont analphabètes, principalement dans la zone basse (19 %) et dans la zone haute (17,6 %) ; parmi ceux qui ont plus de 24 ans, on trouve une proportion de femmes (21,4 %) et une proportion moins élevée d’hommes (14,7 %). Pour l’ensemble de la population d’analphabètes, 88 % se situent dans la tranche d’âge des 24 ans et plus. 1. Plan de développement local de Salasaca, PRODEPINE — UNIS, 2000. 109 Les communautés enregistrant un taux d’analphabétisme plus élevé sont : Manzanapamba Alto (32,9 %), Zanjaloma Bajo (24 %), Capillapamba (28 %) ; et les trois communautés qui ont un faible taux d’analphabétisme sont : Vargaspamba (13 %), le Centre de Salasaca (9,5 %) et Kuriñan (5,8 %). D’après le recensement de 1990, le district rural de Pelileo avait 11,5 % d’analphabètes âgés de plus de dix ans. Si l’on compare cette information portant sur le district avec le pourcentage actuel de la zone étudiée, on remarque que, sur une période de 10 ans, le taux moyen d’analphabétisme dans la commune de Salasaca est de 6,4 % supérieur à celui du district. Aujourd’hui, la commune de Salasaca ne possède ni centres d’alphabétisation ni centres d’activités bilingues ; cela s’explique en partie par le fait que ses habitants ne souhaitent pas apprendre uniquement la lecture et l’écriture, mais qu’ils doivent également apprendre des activités productives qui leur apporteront des revenus afin de pouvoir répondre à leurs besoins. La philosophie de l’alphabétisation bilingue La campagne d’alphabétisation a été un processus éducatif pour les populations apprenant à lire et à écrire comme pour les enseignants eux-mêmes et la société équatorienne dans son ensemble. Participer à cette campagne était une manière de mieux comprendre notre réalité nationale et de contribuer à son changement. La tâche du travailleur en alphabétisation faisait partie du travail de la communauté au sens large qui comprenait le groupe dont les apprenants étaient membres : leurs familles et voisins, l’organisation ou la communauté à laquelle ils appartenaient. Voilà pourquoi la campagne a adopté une approche de l’éducation axée sur la communauté. Cette campagne avait pour objectif de voir ceux qui enseignaient l’écriture et la lecture devenir de vrais éducateurs au service de la communauté et, parallèlement, de les voir occuper une place dans la vie quotidienne de la population, en partageant ses problèmes, ses joies, ses espoirs, ses projets et ses succès. C’était la seule façon de parvenir à créer un système éducatif commun à ceux qui enseignent et à ceux qui 110 Un voyage inachevé apprennent, et de faire naître ainsi dans la conscience de certains la nécessité de construire une société plus équitable. Dans le cas des peuples autochtones, il fallait prendre en compte un certain nombre de caractéristiques communes : ces peuples partagent le même espace géographique ; ils possèdent une structure sociale et économique bien précise ; ils partagent une histoire et une mémoire historique, une langue, un mode de vie et une culture particulière. Ils ont aussi en commun le même problème : la pauvreté, avec son lot de besoins en matière de logement, de santé, de travail, d’éducation, sans parler de beaucoup d’autres. Ces problèmes et ces besoins communs ont amené ce groupe à développer des liens de coopération et de solidarité, et à s’organiser pour se défendre et pour revendiquer ses droits. Toutefois, au sein de ce groupe de peuples, il existe aussi des différences et des conflits de toutes sortes, liés par exemple aux relations de pouvoir, à la domination et à la subordination dans la famille, à l’organisation entre les chefs et les autorités. Les travailleurs en alphabétisation ont donc dû apprendre et respecter les modes de vie et l’organisation du groupe, afin d’éviter tout rejet ou des conflits inutiles, et ils ont dû favoriser le renforcement des liens d’amitié et de coopération à l’intérieur du groupe. La proposition éducative de la campagne avait pour principales caractéristiques : • Une éducation basée sur la situation et les connaissances des apprenants. Le point de départ de tout processus éducatif ne repose pas sur les connaissances de l’éducateur, mais sur celles des apprenants. L’enfant qui entre à l’école n’est pas une page blanche. En outre, les jeunes et les adultes ont déjà développé un système de pensée et ils ont de grandes connaissances non seulement sur la situation qu’ils vivent, mais également sur le monde, les réalités de notre pays, notre culture, notre géographie et notre histoire. Nous apprenons mieux et plus rapidement ce qui nous intéresse, ce qui est proche de nos préoccupations et de nos expériences quotidiennes, quand nous savons déjà de quoi il en retourne et que nous pouvons participer grâce à nos commentaires et nos idées. 111 • Une éducation basée sur le dialogue et l’apprentissage commun. L’apprenant n’est pas un ignorant, pas plus que l’éducateur n’est pas un savant. Tous deux connaissent beaucoup de choses, et tous deux ignorent beaucoup de choses. Voilà pourquoi, au cours du processus éducatif, chacun apprend et enseigne dans le même temps. • Une éducation interactive et critique. Cela signifie que nous avons besoin d’une pédagogie axée sur le questionnement, laquelle stimule et remet en cause la capacité créative des éducateurs comme des apprenants. • Une éducation transformatrice liée à l’action. Il s’agit d’associer la théorie et la pratique, les études et le travail, le travail intellectuel et le travail manuel — les deux étant complémentaires et riches d’enseignement. • Une éducation qui autonomise. Il s’agit d’une éducation démocratique fondée sur le dialogue et le respect mutuel, qui encourage la critique et le développement d’un raisonnement indépendant, qui éveille la participation, la coopération et l’apprentissage collectifs, qui stimule le questionnement, l’analyse et la discussion. Fondamentalement, au regard de ces caractéristiques, il conviendrait de souligner que le modèle d’une éducation bilingue interculturelle appliquée à tous les niveaux éducatifs part du principe que les plans et les programmes ne sont liés qu’à l’acquisition des connaissances. Ils devraient coïncider plus étroitement aux besoins de la population et correspondre à la situation des peuples autochtones comme aux contextes national et mondial. De l’alphbétisation au travail Cesar Umajinga, l’actuel Préfet de la province de Cotopaxi, a d’abord suivi des cours dans un centre d’alphabétisation avant d’être chargé d’enseigner la lecture et l’écriture et finalement de terminer ses études ; il est aujourd’hui le premier Préfet autochtone de l’Équateur. Baltazar Chiliquinga, l’actuel Directeur du Bureau de l’état civil, a d’abord appris à lire et à écrire, puis est devenu éducateur communautaire, avant d’achever ses études secondaires ; il dirige aujourd’hui le Bureau de l’état civil d’une des communes de la province de Tungurahua. 112 Un voyage inachevé La coopération Durant le Programme national d’alphabétisation, 1980-1984, un programme d’éducation bilingue destiné aux peuples autochtones a été mis en place, intitulé Education Model MACAC (modèle éducatif MACAC). Il présentait trois sujets d’étude : l’image, les mathématiques et la langue. C’est l’Educational Corporation MACAC (Corporation éducative MACAC), laquelle allait devenir l’un des premiers partenaires, qui était à l’origine de ce programme. En 1989, un accord de coopération scientifique a été signé entre le Ministère de l’Education et la Confédération des nationalités indigènes de l’Équateur (CONAIE). Cet accord donnait à la CONAIE la responsabilité de la formation du personnel autochtone et celle de la création de matériels pédagogiques destinés à la campagne et fondés sur une méthode de bilinguisme interculturel. Le DINEIB et les organisations autochtones sont directement liés aux niveaux national, provincial et local pour la mise en œuvre de tous les programmes d’éducation. Il existe aujourd’hui une solide coordination entre le Bureau régional de l’UNESCO et le DINEIB pour préparer la Décennie des Nations Unies pour l’alphabétisation, qui s’ouvre en janvier 2003. En principe, elle va adopter à nouveau l’approche bilingue, qui va asseoir le succès d’une nouvelle campagne. Le développement du programme est soutenu par la Loi sur l’éducation et sa conception est confiée au Département national d’éducation nationale bilingue. Des matériels sont créés spécialement pour l’éducation bilingue interculturelle, et l’objectif de base consiste à renforcer l’identité autochtone en général, pour plus tard adapter les contenus du programme à de situations particulières. Les problèmes Le mouvement autochtone en Équateur accorde malheureusement la priorité à sa participation aux domaines politiques, par exemple aux élections, et il néglige les véritables revendications des peuples autochtones. C’est un problème qui pourrait avoir des répercussions dans les prochaines 113 années, et, pour les dirigeants actuels, l’éducation a été reléguée au second rang. Le fait que les centres d’activités ne peuvent compter ni sur un équipement ni sur des équipes de personnel constitue un autre problème. La nouvelle conception, qui est passée de l’alphabétisation à la formation des adultes, présuppose des ressources financières et techniques qui font tout à fait défaut dans les centres créés dans ce but. En raison de faibles rémunérations, les éducateurs communautaires n’occupent leur emploi dans l’éducation des adultes que pour une courte durée — un ou deux ans. Cela se répercute sur le suivi et sur la consolidation de cette instruction et va au détriment de la formation générale des participants. Il est urgent d’augmenter la rémunération des éducateurs. La gestion du temps dans les programmes d’éducation des adultes représente un autre problème car il est nécessaire de tenir compte des périodes de migration temporaire vers d’autres régions ou d’autres villes, comme de respecter le rythme des activités quotidiennes. C’est pourquoi il semble opportun d’opter pour des méthodes flexibles et pour une participation à temps partiel lorsque l’on détermine les périodes de formation et la durée des programmes. Les avancées encourageantes Le principal résultat de la campagne d’alphabétisation des années 1980, menée sous le gouvernement de Jaime Roldós, a été l’alphabétisation en kichwa. A la suite de quoi, le DINEIB a été créé sous le gouvernement de Rodrigo Borja en 1998. En conséquence, les programmes locaux ont été dopés par la signature d’accords entre les organisations autochtones et le Ministère de la Culture et de l’Education. L’objectif était de mettre en place une recherche d’ordre linguistique et pédagogique, tout en élaborant et en réalisant des matériels didactiques destinés à l’alphabétisation, à la post-alphabétisation ainsi qu’à la formation progressive du personnel enseignant dans les langues autochtones du pays. Cependant, cela ne s’est pas traduit par un renforcement ou une consolidation de l’alphabétisation bilingue. 114 Un voyage inachevé En 1992, le Congrès national a réformé la Loi sur l’éducation, aux termes de quoi une reconnaissance légale est donnée à l’éducation interculturelle bilingue. Le DINEIB se voit accordé une autonomie technique, administrative et financière. L’Équateur est donc un des premiers pays où les peuples autochtones disposent d’un espace réservé au développement de l’éducation. Perspectives Le DINEIB doit avant tout mettre en place un plan stratégique national visant à renforcer l’alphabétisation, en commençant par une campagne qui pourrait être semblable à la première campagne Leonidas Proaño, ce qui encouragerait les peuples autochtones à participer aux programmes d’éducation des adultes, aux centres d’activités, de formation à l’artisanat et d’alphabétisation. Avec l’ouverture de la Décennie des Nations Unies pour l’alphabétisation (2003-2012) qui a été déclarée par l’Assemblée générale des Nations Unies, le DINEIB et les organisations autochtones devraient s’attacher à participer à toute une série de débats aux niveaux régional, national et international, afin que les peuples et les nationalités autochtones puissent faire entendre leur voix et faire l’objet d’un débat. Pour ce qui est des programmes de formation des adultes, il importe à l’avenir de continuer à y intégrer la conception des autochtones, qui doit s’exprimer dans les activités de la communauté, dans la vie quotidienne des participants, par l’entremise des personnes âgées et sages de ces peuples ainsi que dans les approches propres à chaque groupe culturel. De la sorte, la participation de la communauté favorise un processus durable en matière d’éducation des adultes. Les institutions internationales doivent soutenir les activités liées à l’éducation des adultes, notamment dans les domaines suivants : l’élaboration du matériel, la formation des éducateurs ainsi que de l’ensemble du personnel éducatif, le financement du personnel et de l’équipement destiné aux ateliers de formation professionnelle. 115 116 L’alphabétisation, source de liberté pour les femmes en Inde Ila Patel Professeur, Institut pour le développement rural, Anand (Inde) La maîtrise de la lecture et de l’écriture devient un besoin fondamental dans une société de plus en plus technologique et moderne. Malgré l’essor considérable des systèmes éducatifs formels au cours des quarante dernières années et l’augmentation des taux d’alphabétisation dans la plupart des pays en développement, la grande majorité de la population est pourtant encore analphabète. Au cours de la dernière décennie, l’éducation des filles et des femmes est devenue la priorité de la planification du développement. Les planificateurs du développement (nationaux et internationaux) considèrent l’investissement dans l’éducation des femmes comme un impératif de développement plutôt que comme une question sociale. En dépit des efforts concertés visant à promouvoir l’Éducation pour tous dans les années 1990, les femmes représentent la majorité de la population analphabète mondiale. Selon l’UNESCO (2002, pp. 12-15), il y avait 862 millions d’analphabètes dans le monde en 2000, dont deux tiers sont encore des femmes. Le fait que la proportion des femmes analphabètes n’ait pas varié depuis 1990 est très inquiétant. Le nombre des femmes participant bel et bien aux programmes d’alphabétisation est anormalement important. Cependant, les programmes d’alphabétisation à grande échelle n’ont pas réussi à remédier au désastre éducatif de l’énorme population des femmes analphabètes. Pourquoi la politique et les programmes d’alphabétisation « limités dans le temps » n’ont-ils pas réussi à faire face aux questions décisives liées à l’analphabétisme et aux besoins éducatifs spécifiques des femmes ? Le désintérêt général envers l’éducation des femmes analphabètes pourrait s’expliquer par l’approche du Gouvernement en matière de questions sociales liées aux femmes (Patel, 1987), et par l’indifférence des planificateurs du développement à l’égard des facteurs qui facilitent ou entravent leur participation aux programmes d’alphabétisation (Lind, 1992). Dans l’ensemble, le Gouvernement a tenté d’améliorer le statut et la condition des femmes par des programmes sociaux qui mettent l’accent sur leur rôle social en tant que mères et que femmes au foyer. De ce fait, la plupart des programmes d’alphabétisation des femmes adultes ont renforcé leur rôle en tant qu’épouses et mères et ont négligé le rôle productif qu’elles occupent dans la société. Malgré l’intérêt affiché pour « l’intégration » 117 des femmes au processus de développement, l’éducation de ces dernières a été envisagée indépendamment de son contexte. Rares ont été les tentatives visant à relier l’éducation des femmes aux politiques sociales et économiques plus importantes qui influent sur leurs besoins éducatifs. Dès lors, ce que l’on propose aux femmes sont des programmes d’alphabétisation « sûrs », qui inscrivent la valeur de l’alphabétisation dans le cadre des rôles traditionnels qu’elles occupent. Le fait que les femmes puissent s’intéresser au développement de leurs compétences en matière d’alphabétisation pour échapper aux rôles et aux rapports subalternes qu’elles ont dans leur famille ou pour exercer davantage de contrôle sur leur propre vie est minimisé dans de tels programmes. Pour relever le défi de l’alphabétisation au XXIe siècle, il est nécessaire d’examiner de très près les politiques et les programmes d’alphabétisation actuels et d’étudier des conceptions et des approches nouvelles. Le professeur Amartya Sen, Prix Nobel d’économie, a attiré l’attention sur le fait que le développement et la liberté étaient les deux faces d’une même médaille (Sen, 1999). Il a défini le développement non en termes de PNB, mais comme un processus visant à développer les libertés réelles de tous les membres de la société. Dans cette perspective, la liberté se trouve au cœur du développement. L’alphabétisation, expression la plus importante de l’éducation, est la pièce maîtresse de ce nouveau processus. Le présent document met en évidence les approches qui ont été retenues en matière d’alphabétisation des femmes en Inde, pays qui compte presque un tiers de la population mondiale des femmes analphabètes. La problématique de ce document est distribuée en six sections. La première étudie les liens entre alphabétisation et liberté dans une perspective de genre. La deuxième expose les problèmes de l’analphabétisme féminin en Inde. Les deux sections suivantes analysent dans quelle mesure la politique et la pratique des programmes d’alphabétisation pour adultes en Inde sont axées sur la résolution des problèmes de genre et sur les besoins de l’énorme population de femmes analphabètes. Des approches novatrices de l’alphabétisation des femmes font l’objet d’une rapide analyse dans la cinquième section. La dernière s’attache aux grandes questions ayant trait à la promotion de « l’alphabétisation, source de liberté » pour les femmes. 118 L’alphabétisation, source de liberté pour les femmes en Inde L’alphabétisation : dans quel but ? Les planificateurs du développement sont tout à fait conscients de l’importance de l’éducation des filles et des femmes, en raison des multiples avantages qu’elles et leurs familles en retirent. Mais, étant donné les avantages sociaux et économiques de l’éducation des femmes, pourquoi la grande majorité d’entre elles en Inde et dans d’autres pays en développement estelle encore analphabète ? Nous devons d’abord comprendre les raisons de l’analphabétisme massif des femmes pour analyser ensuite le type d’alphabétisation qui permettra aux femmes de développer leurs libertés. La subordination liée au genre, la pauvreté et l’alphabétisation1 L’analphabétisme n’est pas simplement un problème lié à la faible motivation des parents quant à l’éducation de la petite fille, ni un problème d’accès à l’éducation. Il n’apparaît pas par hasard, mais c’est en règle générale le sort des populations pauvres et désarmées. D’ordinaire, on rencontre l’analphabétisme parmi les populations rurales pauvres, les femmes et les minorités ethniques qui ont en quelque sorte raté les avantages de l’élargissement du système d’éducation formelle en place. Dans les pays en développement, l’analphabétisme est aussi très répandu parmi les populations qui ne parlent pas les langues officielles et standardisées, qui sont souvent utilisées dans les programmes d’alphabétisation. L’analphabétisme est donc surtout une manifestation de l’inégalité sociale, de la distribution inégale du pouvoir et des ressources dans la société. Quels sont les facteurs sexospécifiques qui favorisent et entretiennent l’analphabétisme des femmes ? Le cadre féministe, qui nous aide à appréhender la subordination des femmes dans tous les domaines de leur vie, est essentiel pour comprendre pourquoi la grande majorité des femmes dans les pays en développement sont encore peu instruites. Stromquist (1990) fait valoir que la division sexospécifique du travail et le contrôle de la sexualité des femmes renforcent la subordination de ces dernières dans la société et orientent leur participation à l’éducation ainsi que leurs aspirations éducatives. L’idéologie patriarcale joue un rôle important dans 1. Cette section s’inspire en grande partie des travaux de Patel et Dighe (1997). 119 la définition des rôles sexosociaux. Elle met l’accent sur les principaux rôles des femmes en tant que mères, épouses et femmes au foyer. L’acculturation sociale des hommes et des femmes, avalisée par les pratiques religieuses et sociales, renforce également la division sexospécifique du travail, laquelle se traduit par toute une série d’obligations et de tabous. Le contrôle que les hommes exercent sur la sexualité des femmes est l’un des éléments essentiels en matière de subordination des femmes. Le contrôle de la sexualité des femmes se traduit par différentes normes, telles que « la virginité, la mobilité physique réduite, la pénalisation de l’avortement et le lien établi entre contraception et promiscuité sexuelle » (Stromquist 1990 : 98). La pratique de la « purdah », c’est-à-dire la séparation physique forcée entre hommes et femmes à la puberté, témoigne également du contrôle de la sexualité des femmes. Sur le fond, ce genre de pratique est justifiée par le fait que l’honneur de la femme doit être protégé et que les hommes sont à la fois ceux qui fixent les règles et ceux qui les outrepassent. La pratique sociale du mariage précoce des filles, qu’on observe surtout dans de nombreux pays en développement, conditionne l’idée que les parents se font du niveau d’éducation nécessaire aux filles ainsi que les aspirations des femmes en ce qui concerne l’avenir de leur éducation. Quand les femmes se marient jeunes, on considère que mariage, maternité et faible niveau d’éducation doivent aller de pair. De même, l’incapacité des femmes à contrôler le nombre et l’échelonnement des naissances pèse aussi sur les possibilités qui s’offrent à elles d’étudier et de participer à d’autres activités sociales. L’analphabétisme est indissociable de la pauvreté. Il concerne surtout les femmes pauvres et socialement désavantagées, plus profondément soumises aux contraintes patriarcales. Elles consacrent un temps considérable à des activités domestiques ou reproductives et elles travaillent pour survivre dans l’agriculture de substance ou dans le secteur traditionnel, ce qui retentit indéniablement sur leur participation éducative. Ainsi, les femmes rurales pauvres sont confrontées à des obstacles en termes de temps, d’espace et d’attentes sociétales en matière d’éducation. 120 L’alphabétisation, source de liberté pour les femmes en Inde On attribue souvent l’analphabétisme des femmes à leur manque de motivation à participer aux programmes d’alphabétisation ou à suivre périodiquement des cours d’alphabétisation. La motivation à apprendre suppose une grande part d’autonomie de la part de l’individu. Les femmes pauvres qui luttent chaque jour pour la survie ne disposent pas d’une telle autonomie. De plus, des obstacles d’ordre physique, matériel et idéologique entravent aussi la participation des femmes aux cours d’alphabétisation. Leur mobilité physique est en général limitée par des impératifs patriarcaux. Quand une femme souhaite suivre un cours d’alphabétisation ou participer à un groupe au niveau local, il lui faut l’autorisation des membres de la famille et celle de la communauté. Le fait qu’elle ait peu de contacts sociaux avec le monde extérieur s’avère aussi un élément important qui conditionne d’une manière déterminante ses chances de devenir alphabète. Une interaction sociale limitée engendre l’intériorisation d’une image peu valorisante de soi ainsi qu’une faible estime de soi en matière d’apprentissage. Étant donné ces obstacles patriarcaux et structurels à l’alphabétisation des femmes, quel est le genre d’alphabétisation dont les femmes ont besoin ? L’alphabétisation, source de liberté Dans l’esprit de Sen, le développement n’est pas équivalent à la croissance économique, mais il est perçu comme l’enrichissement des perspectives qui peuvent s’offrir aux personnes de vivre leur vie et de répondre à leurs capabilités. Pour ce faire, les personnes ont besoin d’un certain nombre de libertés fondamentales, comme les capabilités économiques, la liberté politique, la sécurité de base. Le développement de la liberté est à la fois le moyen et la fin essentiels du développement. Il estime que la capabilité réelle de parvenir au « développement comme liberté » dépend des capabilités économiques, des libertés politiques, des services sociaux et des conditions propices à une éducation de base. Dans l’esprit de cette conception nouvelle du développement, Sen est favorable à un développement social dont les formes : une meilleure alphabétisation, des soins de santé accessibles et peu coûteux, l’autonomisation des femmes et la libre circulation de l’information, sont autant de signes avant-coureurs 121 nécessaires du développement économique. Il met également l’accent sur l’importance des droits démocratiques et des droits de l’homme pour développer d’autres types de libertés. C’est en raison des relations entre chaque type de liberté que l’agence humaine, une fois autonomisée, se manifeste comme le moteur du développement. Tout en redéfinissant le développement comme liberté, il accorde aussi une place centrale à l’éducation de base, en particulier en ce qui concerne les femmes, pour le développement des libertés. Selon Sen, l’incapacité à lire, écrire, compter et communiquer dans le monde d’aujourd’hui est en soi une forme fondamentale d’insécurité et de pauvreté humaines. Une éducation solide et des ressources sanitaires ainsi que sociales ne sont pas seulement importantes par elles-mêmes ou comme des conditions propices à entrer dans l’économie de marché, mais elles peuvent aussi directement développer les libertés substantielles des personnes. Par conséquent, l’éducation se trouve au cœur du développement de toutes les formes de libertés de base. L’argument fondamental de Sen en matière d’éducation consiste à penser qu’« avec des opportunités sociales suffisantes, les individus peuvent être réellement les agents de leur destin et s’entraider ». Cela ne saurait être possible que si l’alphabétisation est liée aux questions de survie et d’autonomisation, notamment pour les femmes. Sen n’envisage pas les femmes comme les bénéficiaires passives de l’action sociale, mais il met l’accent sur le rôle qu’elles jouent activement en tant qu’agents du changement social et il reconnaît l’importance de leur rôle politique, social et économique en matière de développement. … le rôle limité de l’agence active des femmes touche durement la vie de tous — les hommes comme les femmes, les enfants comme les adultes. […] il se peut que le premier argument militant en faveur de l’importance de l’agence des femmes soit précisément le rôle qu’une telle agence joue pour lever les inégalités qui pèsent sur le bien-être des femmes. (Sen, 1999, p. 191). Selon lui, la capacité de gain des femmes, leurs rôles économiques à l’extérieur de la famille, leur alphabétisation et leur éducation, leurs droits de 122 L’alphabétisation, source de liberté pour les femmes en Inde propriété et ainsi de suite renforcent leur agence par le biais de l’indépendance et de l’autonomisation. Dans cette perspective, l’autonomisation des femmes est l’une des questions centrales du processus de développement. L’alphabétisation occupe une place essentielle dans le processus d’autonomisation des femmes. Sen ne remet pas en question la perspective instrumentale de l’éducation des femmes, associant l’éducation à la fécondité et à la survie de l’enfant. Mais la capacité transformatrice de l’éducation des femmes participe manifestement de son plaidoyer en faveur des libertés de base, dont les droits humains. En résumé, « l’alphabétisation comme liberté » peut être surtout interprétée comme une alphabétisation axée sur le processus d’autonomisation. Dans cette perspective, l’alphabétisation est liée à tous les types de libertés de base — économiques, politiques, sociales et culturelles. L’autonomisation des femmes est envisagée afin de lutter contre les inégalités entre les sexes au sein de la famille, de la communauté et de la société dans son ensemble. L’analphabétisme en Inde : un phénomène féminin Depuis l’Indépendance, l’Inde enregistre des progrès considérables en matière d’alphabétisation. Le taux d’alphabétisation de la population totale a régulièrement augmenté ; il est passé de 19,74 % en 1951 à 65,38 % en 20011 — voir tableau 1. Les taux d’alphabétisation pour 1991-2001 traduisent une évolution encourageante. Durant cette décennie, le taux d’alphabétisation a augmenté de 13,17 points ; il s’agit de l’augmentation la plus forte jamais obtenue en dix ans. Pour 1991-2001, le taux d’alphabétisation des zones rurales (14,75 %) a été supérieur à celui des villes (7,2 %) — voir tableau 2. Durant cette même décennie, le taux d’alphabétisation de la population féminine (14,87 %) a été supérieur à celui de la population 1. Les taux d’alphabétisation enregistrés par le recensement de 2001 ne tiennent pas compte de l’intégralité du district de Kachchh, les talukas de Morvi, de Maliya-Miyana et de Wankaner situés dans le district de Rajkot, le taluka de Jodiya et le district de Jamnagar, dans l’État du Gujarat, ainsi que l’intégralité du district de Kinnaur en Himachal Pradesh où il a été impossible de procéder au recensement démographique de 2001 en raison de catastrophes naturelles. 123 masculine (11,72 %). En matière d’alphabétisation, la différence hommesfemmes s’est également réduite ; elle est passée de 24,84 points en 1991 à 21,70 en 2001. Ainsi, le recensement de 2001 dresse un tableau très optimiste de l’alphabétisation féminine. Cependant, il reste encore beaucoup à faire. Qui est encore analphabète en Inde ? En dépit des progrès dans les taux d’alphabétisation féminine de 1991 à 2001, les femmes analphabètes représentent la population non alphabétisée la plus importante de l’Inde (tableau 3). On peut évaluer l’ampleur du problème de l’analphabétisme par le nombre absolu de femmes non alphabétisées ; 189,56 millions de filles et de femmes sont analphabètes sur un total de 296,21 millions (64 %). La répartition de ces femmes analphabètes varie aussi selon les États. Dix États et l’Union des territoires se sont ajoutés à la population des femmes analphabètes. Il y a dans le pays 33 districts qui enregistrent un chiffre de 800 000 femmes analphabètes et plus. La plupart de ces districts sont concentrés en Uttar Pradesh, au Bihar, au Bengale de l’Ouest et en Andhra Pradesh. L’analphabétisme est très fréquent parmi les femmes des zones rurales. Par ailleurs, le problème de l’analphabétisme chez les femmes adultes se voit encore aggravé par de faibles taux d’inscription et de forts taux d’abandons parmi les filles inscrites dans les écoles formelles. Si leur taux d’inscription a augmenté en Inde, il reste encore disproportionné par rapport à celui des garçons (tableau 4). Le taux brut d’inscription (TBI), c’est-à-dire l’inscription scolaire des 6-14 ans exprimée en taux par rapport à la population totale, est resté le même pour les garçons (6-11 ans) et s’est amélioré pour les filles (tableau 4). Mais, pour le TBI de 90,3 % (98,5 % pour les garçons et 81,5 % pour les filles) dans le primaire, le taux net d’inscription (TNI) n’est que de 71 % (77,7 % pour les garçons et 64 % pour les filles). Le taux d’abandon des filles, notamment de celles qui vivent dans les zones rurales, est toujours très élevé (Nayar, 1993). Les régions qui connaissent un faible taux d’alphabétisation féminine par rapport à l’alphabétisation masculine enregistrent aussi des disparités importantes au premier niveau de l’enseignement. Bien que les totaux des abandons dans le primaire ne traduisent pas de différence sensible entre les genres (25,6 % 124 L’alphabétisation, source de liberté pour les femmes en Inde pour les garçons et 26 % pour les filles), le TBI des filles dans le deuxième niveau de l’enseignement primaire n’est que de 49,5 %, contre 66,5 % pour les garçons. Autrement dit, les filles sont encore pénalisées aux premiers niveaux de l’éducation. La rechute dans l’analphabétisme est importante lorsque les filles n’achèvent pas le premier cycle de cinq années de l’enseignement primaire. En résumé, l’Inde du xxie siècle est confrontée au défi de promouvoir l’alphabétisation parmi la grande population des filles et des femmes analphabètes. Mais quels types de politique et de programmes d’alphabétisation met-on en œuvre afin d’assurer leur éducation ? La politique : les intentions et les faits Un grand nombre de documents de politique du Gouvernement portent sur la piètre condition des femmes, leur situation sanitaire précaire, leurs taux de mortalité et de morbidité élevés, le rapport de masculinité de plus en plus défavorable et la violence qui s’exerce à leur égard. Le Gouvernement est également bien au fait de la relation entre, d’une part, l’éducation des filles et des femmes et, d’autre part, d’autres indicateurs du développement social. Même si les planificateurs du développement s’accordent généralement sur la nécessité d’améliorer la condition féminine et de développer leur situation éducative, il y a encore un grand décalage entre les intentions et les faits. Cette section présente les aspects les plus significatifs de la politique gouvernementale en matière d’éducation féminine, notamment quand elle est liée à l’alphabétisation. L’arrière-plan historique Les progrès médiocres de l’éducation féminine après l’Indépendance en 1947 se sont inscrits dans un héritage marqué par un désintérêt général pour leur instruction, à rapprocher de celui pour l’instruction de la grande population analphabète. Le système éducatif national de l’Inde précoloniale se caractérisait par un développement limité de l’alphabétisation dans l’ensemble de la population. L’accès à l’éducation était par nature arbitraire, principalement conditionné par la caste, la religion et le genre. Ainsi, dans une société précoloniale très hiérarchisée et inégalitaire, l’accès à l’alphabétisation et à l’enseignement supérieur était surtout réservé aux hommes 125 issus des catégories privilégiées de la société. Le système éducatif colonial était fondé sur les bases d’un système éducatif national déséquilibré. Au début du XIXe siècle, les efforts des réformateurs sociaux et des missionnaires ont préparé le développement de l’éducation féminine publique et ont favorisé l’entrée en scène d’un groupe de femmes instruites, qui allaient devenir les principales instigatrices du premier mouvement des femmes. De fait, l’éducation pour l’égalité des femmes fut la première revendication du premier mouvement des femmes qui s’est organisé au cours des années 1920 et 1930 (Mazumdar, 1987). Bien que l’éducation de l’énorme population d’analphabètes ne fût pas une préoccupation principale du gouvernement colonial, le fait que l’État colonial ait mis en place un système éducatif moderne a augmenté les perspectives éducatives pour tous, notamment pour les femmes et pour les castes inférieures qui étaient auparavant laissées pour compte. Mais c’est le mouvement nationaliste qui a jeté les bases des principes d’égalité des femmes et qui a instauré certains droits sociaux, économiques et politiques pour ces dernières (Patel, 1998, p. 160). Après l’Indépendance, la Constitution indienne, fondée sur les principes progressistes d’égalité et de justice sociale, a reconnu que l’éducation était l’instrument essentiel pour traduire dans les faits la garantie constitutionnelle de l’égalité des femmes en matière de condition et de possibilités. La principale orientation de la politique éducative du Gouvernement a consisté à offrir une égalité de chances éducatives à tous ceux qui en avaient été privés jusque-là. Il n’en reste pas moins que la nette démarcation des rôles sexospécifiques publics et privés n’a cessé d’être reconduite dans la politique éducative, même après l’Indépendance. Les engagements internationaux Les programmes mondiaux relatifs aux droits de l’homme, périodiquement élaborés dans plusieurs déclarations, pactes et conventions des Nations Unies, mettent l’accent sur le souci spécifique de satisfaire au droit à l’éducation en général et à l’éducation des femmes en particulier (Choudhary, 2000). Dans les années 1990, le Gouvernement indien s’est engagé à plusieurs reprises quant à l’Éducation pour tous (EPT) au cours de 126 L’alphabétisation, source de liberté pour les femmes en Inde conventions internationales comme à Beijing (1995) et à Beijing + 5, la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDAW) et la Conférence mondiale sur l’Éducation pour tous de Dakar (avril 2000). Ces engagements internationaux ont accordé la priorité à l’éducation des filles et des femmes. Mais dans quelle mesure le Gouvernement indien a-t-il traduit ses intentions dans les faits ? La Déclaration de Beijing (1995) dispose que les États membres sont résolus à promouvoir un développement durable au service de l’individu… en développant l’éducation de base, de l’éducation permanente, l’alphabétisation et la formation ainsi que les soins de santé primaires à l’intention des femmes et des petites filles (n° 27). À Beijing (1995), le Gouvernement indien s’est engagé à mener plusieurs actions visant à promouvoir l’égalité entre les genres1. L’une d’elles portait sur une augmentation du budget alloué à l’éducation de l’ordre du 6 % du PIB. La Plate-forme d’action de Beijing fait également plusieurs recommandations visant à promouvoir l’éducation des femmes : 1. assurer l’égalité de l’accès à l’éducation ; 2. éliminer l’analphabétisme parmi les femmes ; 3. améliorer l’accès des femmes à la formation professionnelle, à la science et à la technologie ainsi qu’à l’éducation permanente ; 4. perfectionner la formation et l’éducation non discriminatoires ; 5. allouer des ressources suffisantes pour la mise en application et le suivi des réformes éducatives et 6. promouvoir l’éducation et la formation permanente pour les filles et les femmes. Dans les faits, le Gouvernement n’a pas tenu compte de la Plate-forme d’action de Beijing comme il le fallait. Bien que l’État se soit engagé dans plusieurs documents de politique générale à augmenter les allocations destinées au secteur de l’éducation à hauteur de 6 % du PIB, il n’a pas réussi à le faire. En 1997, l’État ne consacrait que 3,62 % du PIB à l’éducation. Cela étant, les affectations planifiées pour l’enseignement primaire et l’édu1. Les principales actions proposées par le Gouvernement étaient : 1. la nomination d’un commissaire aux droits des femmes qui se penche sur les violations des droits des femmes ; 2. l’élaboration d’une politique nationale sur les femmes ; 3. la mise en place de mécanismes permettant de surveiller l’application de la Plate-forme d’action de Beijing ; et 4. l’amélioration des dispositifs de santé destinés aux femmes et aux enfants. 127 cation des adultes ont fortement augmenté au cours des années 1990, et les filles et les femmes ont considérablement bénéficié des interventions gouvernementales en faveur de l’éducation de base durant cette même période. Avec l’adoption de la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH) de 1948, les Nations Unies ont proclamé leur foi dans la dignité et la valeur de la personne humaine et dans l’égalité des droits des hommes et des femmes. Les Nations Unies témoignent d’un souci spécifique de satisfaire au droit à l’éducation en général et à l’éducation des femmes en particulier, comme le montre expressément la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDAW), connue également sous le nom de Convention des femmes et de Déclaration des droits des femmes. Elle a été adoptée à l’Assemblée générale des Nations Unies le 18 décembre 1979 et ratifiée par le Gouvernement indien en 1993. La CEDAW condamne la discrimination à l’égard des femmes sous toutes ses formes1 et proclame l’accord de tous les États signataires qui conviennent de poursuivre par tous les moyens appropriés une politique tendant à éliminer la discrimination à l’égard des femmes. Plus particulièrement, l’Article 10 de la CEDAW (1979) porte sur la question de l’éducation des femmes. Il affirme que tous les États signataires prendront toutes les mesures appropriées pour éliminer la discrimination à l’égard des femmes afin de leur assurer des droits égaux à ceux des hommes en ce qui concerne l’éducation. Ainsi, le programme des droits de l’homme de la CEDAW sur l’éducation des femmes est de grande ampleur. Il préconise la promotion de l’égalité de l’homme et de la femme en leur assurant les mêmes conditions d’accès aux études et d’obtention de diplômes à tous les niveaux 1. La Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDAW) aborde la discrimination fondée sur le genre dans les domaines suivants : modifier les schémas et modèles de comportement socioculturel de l’homme et de la femme en vue de parvenir à l’élimination des préjugés (Article 5) ; Réprimer sous toutes leurs formes le trafic des 128 femmes et l’exploitation de la prostitution des femmes (Article 6) ; Assurer des droits égaux en ce qui concerne l’éducation (Article 10) ; Organisation internationale du travail (Article 11) ; Les soins de santé (Article 12) ; et éliminer la discrimination à l’égard des femmes dans toutes les questions découlant du mariage et dans les rapports familiaux (Article 16). L’alphabétisation, source de liberté pour les femmes en Inde et pour toutes les formes d’enseignement notamment en matière de formation, d’enseignement technique et professionnel. La Conférence mondiale sur l’Éducation pour tous (EPT) qui s’est tenue à Jomtien (Thaïlande) en 1990 a soutenu l’élan visant à garantir l’accès à l’éducation de base et l’amélioration de la qualité de l’éducation pour les filles et les femmes, et a préconisé l’élimination de tous stéréotypes sexistes dans l’éducation. Un examen à mi-parcours des engagements de l’EPT (Dakar, 2000) a attiré notre attention sur le décalage entre la politique publique de l’État et la réalité des prestations éducatives pour les filles et les femmes. En tant que signataire du Cadre d’action de Dakar sur l’Éducation pour tous, le Gouvernement indien s’est engagé à respecter les six objectifs de Dakar de l’EPT, lesquels prennent en compte tous les aspects de l’éducation de base et de l’apprentissage tout au long de la vie, en s’attachant notamment aux filles et aux femmes, et à l’élimination des disparités entre les genres. Conformément aux engagements pris dans la Déclaration de l’EPT (Dakar, avril 2000), le Gouvernement a récemment pris plusieurs mesures concrètes pour atteindre les objectifs de l’EPT, par exemple avec l’introduction du premier Programme national pour l’éducation primaire universelle (Sarva Shikshan Abhiyan) et avec le développement de l’alphabétisation, de la post-alphabétisation et de la formation continue communautaires (Ministère du Développement des ressources humaines, 2001). Le Gouvernement s’est engagé à allouer les fonds nécessaires pour atteindre les objectifs de l’EPT d’ici à 2015. Dans quelle mesure le gouvernement est-il intervenu afin d’améliorer la situation éducative désastreuse des filles et des femmes en Inde ? Une analyse critique de la politique éducative et des programmes éducatifs actuels permettra de mieux comprendre dans quelle mesure sont mis en œuvre les engagements internationaux du Gouvernement indien en faveur de l’éducation primaire universelle et de la promotion de l’alphabétisation des adultes, notamment pour les filles et les femmes. Les directives Au cours des dix dernières années, l’éducation des filles et des femmes s’est trouvée au premier plan de la planification du développement. 129 L’investissement en faveur de l’éducation féminine apparaît comme un impératif de développement plutôt que comme une question sociale. La politique gouvernementale cadre avec la logique du développement mondial, tout en prenant en considération certaines des revendications du mouvement actuel des femmes en Inde. La politique gouvernementale a suivi la logique du développement, abandonnant l’orientation sociale de l’éducation des femmes pour une orientation où leur rôle productif et reproductif l’emporte sur l’argument de « l’intérêt général ». Depuis le début des années 1970, on a accordé plus d’importance à la réduction de la fécondité, à l’amélioration de la mortalité infanto-juvénile, à l’encouragement de meilleures pratiques dans la façon d’élever les enfants, etc. […] S’il s’agissait là de la pierre angulaire des débats gouvernementaux, on a assisté dans les années 1980 à un effort pour prendre en considération les préoccupations avancées par le mouvement des femmes, notamment celles qui visent à améliorer leur condition en redéfinissant l’éducation comme un outil permettant l’autonomisation des femmes. Il est intéressant de noter qu’à partir des années 1980, les documents de politique n’ont pas seulement commencé à tenir compte des « revendications » du mouvement des femmes, mais que, dans le même temps, ils ont conservé la première orientation de type social ainsi que le discours ultérieur sur la femme envisagée comme mère, épouse et reproductrice. (Ramachandran, 1998, p. 79). Ainsi, au fil des ans, on a constaté une importante évolution de la politique gouvernementale en matière d’éducation féminine. Mais, sur le plan politique, le décalage entre les intentions et les faits est resté le même. La Politique nationale d’éducation (NPE), engagée en 1986 (Ministère du Développement des ressources humaines, 1986) et révisée en 1992 (Ministère du Développement des ressources humaines, 1992a) marque un tournant, dans la mesure où elle met au premier plan de la planification éducative l’éducation des filles et des femmes. Cette politique continue 130 L’alphabétisation, source de liberté pour les femmes en Inde à privilégier l’élimination des disparités éducatives en assurant l’égalité des chances dans le domaine de l’éducation à ceux qui, jusque-là, n’ont pu y avoir accès. La NPE (1986) dépasse cette approche progressiste de l’éducation et envisage cette dernière comme un instrument de l’égalité et de l’autonomisation des femmes. Elle conçoit l’éducation comme un agent du changement de base dans la mesure où elle améliore la condition des femmes et met l’accent sur leur éducation, partie intégrante d’une stratégie d’ensemble visant à assurer l’égalité et la justice sociale dans le système éducatif. Pour promouvoir l’égalité des femmes, la politique éducative prévoit que le système éducatif national joue un rôle interventionniste et positif pour l’autonomisation des femmes. Le Programme d’action (1992) de la version révisée de la politique éducative exprime également la nécessité de faire en sorte que l’ensemble du système éducatif remédie aux disparités entre les genres ainsi que régionales, et il propose une stratégie multiforme en vue de l’autonomisation des femmes1 (Ministère du Développement des ressources humaines, 1992b). Il invite tous les acteurs, instances et établissements du secteur éducatif à promouvoir des interventions sexospécifiques et à s’assurer que les femmes participent à l’ensemble des programmes et activités éducatifs. La politique conserve néanmoins la logique instrumentale qui consiste à lier l’éducation des filles et des femmes à la faiblesse de la fécondité, à la santé des enfants, etc. 1. Le système éducatif national est en particulier destiné à jouer un rôle positif et interventionniste pour l’autonomisation des femmes par : 1. l’établissement de nouvelles valeurs grâce à la refonte des programmes scolaires et des manuels, à la formation pédagogique et à l’orientation professionnelle des enseignants, des administrateurs et des décideurs à tous les niveaux ; 2. la promotion des études féminines ; 3. l’élargissement de l’accès des femmes à la formation professionnelle, à l’enseignement technique et professionnel à différents niveaux, tout en débarrassant les cours de formation et d’enseignement professionnels de tous les stéréotypes sexospécifiques et en encourageant la présence des femmes dans les métiers non traditionnels et dans le secteur des technologies actuelles et émergentes ; et 4. la suppression de l’analphabétisme parmi les femmes ainsi qu’une présence plus forte des filles dans l’enseignement primaire (Ministère du Développement des ressources humaines, 1992b). 131 Le principal effort de la politique éducative nationale a consisté à intervenir dans le système éducatif d’une manière ponctuelle et circonstanciée par le biais de programmes spécifiques, sans lever les obstacles socioéconomiques et culturels plus importants qui entravent la participation des filles et des femmes au système éducatif. Cette politique estime qu’un meilleur accès à l’éducation des filles et des femmes, qu’une élimination des discriminations sexospécifiques dans les programmes scolaires qui respecterait les pratiques institutionnelles ainsi que la formation et l’éducation professionnelles se solderont par de profonds changements dans la condition des femmes. Le Mahila Samakhya En vertu de la Politique nationale d’éducation (1986), le Département de l’éducation a tenté de mettre en pratique les idées d’autonomisation et d’égalité par le biais d’un programme novateur, le Mahila Samakhya, créé en 1987 (Ministère du Développement des ressources humaines, 1988a). Au départ, en 1987, le Département de l’éducation a mis en place le programme dans les États du Gujarat, du Karnataka et de l’Uttar Pradesh, avant de l’étendre à sept autres États. Lors de la phase d’élaboration, ceux qui ont participé à la conception du Programme Mahila Samakhya (MSP) ont également participé à sa mise en œuvre, à la formation des fonctionnaires et aux prises de décision à tous les niveaux, afin de donner une suite concrète aux idées premières. Le point de départ du Mahila Samakhya ne consiste pas à imposer l’alphabétisation ou l’éducation traditionnelle aux femmes, mais plutôt à susciter une demande en matière d’alphabétisation et d’éducation en mettant en relation alphabétisation et autonomisation. Les femmes sont à même d’aspirer à une éducation dès lors que sa signification et sa valeur deviennent évidentes à leurs yeux. L’éducation, au sens large du mot, est un outil qui permet de faciliter le processus collectif de réflexion et d’action par le biais de mahila sanghas (ou groupes de femmes) et d’améliorer l’accès des femmes aux ressources de développement ainsi qu’à la prise de décision. La NPE (1986) a fourni un espace spécifique et protégé pour l’autonomisation des femmes grâce au Programme Mahila Samakhya. Mais cet espace 132 L’alphabétisation, source de liberté pour les femmes en Inde n’a jamais pris d’ampleur dans le pays. Bien que le MSP s’étende aujourd’hui à 10 États, il a toujours été financé de l’extérieur. Aucun effort systématique n’a été fait pour intégrer les stratégies du MSP en vue de l’autonomisation des femmes dans d’autres programmes éducatifs. Aucun mécanisme n’a encore été mis en place pour que les connaissances acquises après des années de travail intensif dans le MSP soient systématiquement intégrées à d’autres interventions éducatives. Autrement dit, l’intégration du MSP à l’intérieur du système éducatif ne s’est pas faite. L’enseignement primaire universel L’enseignement primaire universel (EPU) est considéré comme un objectif national depuis 1950. Les principes directeurs de la politique nationale de la Constitution indienne (Article 45) demandent instamment à l’État d’assurer l’enseignement primaire gratuit et obligatoire à tous les enfants jusqu’à l’âge de 14 ans. Mais l’État n’est pas encore parvenu à remplir ses obligations. Plus récemment, le Gouvernement indien a néanmoins fait connaître son intention de faire de l’éducation un droit fondamental. Les efforts en faveur de l’universalisation de l’enseignement primaire se sont vus renforcés par la Cour Suprême, qui avait estimé que le droit de bénéficier d’une éducation gratuite et obligatoire pour le groupe d’âge des 6-14 ans était un droit fondamental. L’éducation des filles se voit accordée la première place dans le cadre de l’universalisation de l’enseignement primaire. Malgré les liens manifestes entre éducation et autonomisation des femmes, le Gouvernement ne s’est pas explicitement engagé à reconnaître le droit des femmes à l’éducation. C’est la Politique nationale d’éducation (1986) qui a adopté un cadre général pour l’EPU, lequel associe enseignement primaire et éducation non formelle, et qui a élargi l’objectif de l’EPU afin d’y inclure la prestation d’une éducation de qualité destinée à tous les enfants. Elle a également accordé la primauté non plus à l’inscription, mais à la participation et à la rétention des élèves (6-14 ans). Selon le rapport national d’évaluation de l’EPT à l’an 2000, la participation des filles à l’enseignement primaire s’est en partie améliorée (Ministère du Développement des ressources humaines, 2000). Ces dernières années, la réduction du taux d’abandon a été plus rapide pour les filles que pour les garçons. On attribue ce 133 phénomène à l’attention particulière que la politique éducative porte à l’éducation des filles en général et aux projets de l’EPT en particulier. Depuis la fin des années 1980, plusieurs projets ont été engagés en vue de promouvoir l’enseignement primaire en mettant particulièrement l’accent sur les filles : le Projet Shiksha Karmi au Rajasthan (1987) ; le Projet éducatif au Bihar (1991) ; le Lok Zumbesh au Rajasthan (1992) ; le Projet d’éducation de base en Uttar Pradesh (1992) et le Programme d’enseignement primaire de district (1993). Certains de ces projets d’éducation de base ont mis en place des interventions et des mesures d’incitation spécifiques afin d’améliorer la participation éducative des filles. Mais les efforts liés à cet aspect fondamental n’ont été que ponctuels et circonstanciés. Rares ont été les efforts visant à s’attaquer aux aspects qui renforcent systématiquement les inégalités sexospécifiques dans le secteur éducatif. Quelques projets d’éducation non formelle (ENF) ont développé des stratégies afin d’étendre l’enseignement primaire aux filles mais, trop souvent, l’ENF reste une forme d’enseignement primaire de substitution pour les pauvres des zones rurales. La Mission nationale d’alphabétisation La Politique nationale d’éducation (1986) a marqué l’histoire de l’alphabétisation des adultes car, pour la première fois, le pays s’est explicitement engagé à remédier au problème de l’élimination de l’analphabétisme selon un calendrier précis, en déployant des efforts planifiés, concertés et coordonnés. Cette politique a aussi favorisé l’essor d’une approche collective de l’éradication de l’analphabétisme grâce à la mobilisation collective et au soutien des différents groupes de la société. En vertu du mandat de la NPE (1986), la Mission nationale d’alphabétisation (NLM) a été lancée en 1988 (voir Ministère du Développement des ressources humaines, 1988b). La NLM a été conçue comme une mission sociale et technique destinée à assurer l’alphabétisation fonctionnelle à 80 millions d’adultes analphabètes relevant de la tranche d’âge productive des 15-35 ans et ce d’ici à 1995. Elle s’est fixée pour priorité d’éliminer l’analphabétisme parmi les femmes, les castes répertoriées et les tribus répertoriées ainsi que parmi d’autres groupes défavorisés par une 134 L’alphabétisation, source de liberté pour les femmes en Inde mobilisation collective et le soutien des catégories les plus importantes de la population. La NLM a aussi préconisé que l’égalité des femmes soit l’une des valeurs essentielles du programme d’alphabétisation, afin de lier l’alphabétisation à l’autonomisation des femmes. En fait, la NLM a surtout consisté à recourir au principe de la campagne pour dispenser des compétences d’alphabétisation aux apprenants non alphabétisés, en majorité des femmes, et elle s’est peu souciée d’intégrer des aspects sexospécifiques dans la planification et la mise en œuvre des Campagnes d’alphabétisation totale (TLC) (Dighe, 1995). L’alphabétisation n’est pas un processus linéaire. Il s’agit d’un processus continu d’apprentissage tout au long de la vie. La NLM tient compte de l’importance de la post-alphabétisation et de la formation continue en vue de maintenir l’alphabétisation et elle envisage le développement de la post-alphabétisation et de la formation permanente au niveau national à l’aide de nouvelles structures institutionnelles, d’une meilleure utilisation des infrastructures actuelles et de l’enseignement ouvert et à distance. Mais de très nombreux retards ont été pris dans l’élaboration d’une politique et d’un programme réalistes de post-alphabétisation et de formation permanente visant à promouvoir l’alphabétisation fonctionnelle et l’apprentissage tout au long de la vie des adultes, au-delà de la phase de l’alphabétisation. Le retard pris dans la planification et la mise en œuvre de la phase de postalphabétisation a des conséquences graves pour la rétention des compétences d’alphabétisation fragiles de la première génération d’apprenants, notamment des femmes. Le décalage entre la mise en œuvre des TLC et des campagnes de post-alphabétisation et, d’autre part, une approche programmatique de l’alphabétisation laisse également entrevoir que le Gouvernement n’envisage pas de développer un système institutionnalisé destiné à assurer durablement l’alphabétisation, la post-alphabétisation et la formation permanente auprès des apprenants en alphabétisation. En résumé, l’enseignement primaire est resté une priorité pour atteindre les objectifs de l’EPT. Quelques initiatives, comme le Programme Mahila Samakhaya, sont restées des « îlots d’innovation », mais les microinitiatives efficaces n’ont jamais été intégrées à la politique générale. 135 À la différence de l’enseignement primaire, l’État ne s’est pas dûment soucié du développement d’un système d’éducation des adultes qui soit institutionnalisé et durable, afin de promouvoir l’alphabétisation et l’éducation continue parmi les hommes et les femmes issus des couches défavorisées et marginalisées de la société. La NLM a été lancée en s’accompagnant de maintes promesses pour promouvoir l’alphabétisation des femmes. Mais dans quelle mesure les problèmes sexospécifiques de la NLM ont-ils été résolus par les TLC ? La pratique des campagnes d’alphabétisation totale1 La mise en place de la NLM en 1988 a modifié l’orientation du programme d’éducation des adultes, qui est passé d’une approche axée sur les centres à une approche axée sur la campagne. La NLM a lancé la Campagne d’alphabétisation totale (TLC) comme une stratégie viable en vue de promouvoir l’alphabétisation sur une grande échelle. La TLC est un programme d’alphabétisation lié à un domaine précis, axé sur le bénévolat et limité dans le temps, lequel préconise la mise en œuvre du programme par l’intermédiaire de structures administratives et organisationnelles décentralisées. Elle recourt à la stratégie de la mobilisation collective pour susciter une demande sociale en matière d’alphabétisation, tout en s’appuyant sur des couches importantes de la société pour promouvoir l’alphabétisation. La NLM a donné la priorité aux femmes en tant que principal groupe cible et elle a également établi que l’égalité des femmes serait l’une des valeurs fondamentales du programme d’alphabétisation afin de lier l’alphabétisation à l’autonomisation des femmes. Mais dans quelle mesure les TLC ontelles été conçues en fonction des problèmes sexospécifiques de la NLM ? La participation des femmes aux cours d’alphabétisation Les TLC ont été une occasion extraordinaire permettant aux femmes de participer aux cours d’alphabétisation et aux activités de la campagne. On sait maintenant officiellement que de 65 à 70 % des apprenants des TLC étaient des femmes. L’évaluation externe faisait partie intégrante 1. Les commentaires présentés dans cette section doivent beaucoup aux travaux de Patel (2001, pp. 354-362). 136 L’alphabétisation, source de liberté pour les femmes en Inde des TLC mais sa vocation première a toujours été d’évaluer les cibles quantitatives des TLC (c’est-à-dire le nombre d’apprenants devenus alphabètes). Si la plupart des études d’évaluation ont inclus les femmes dans l’échantillon en tant qu’apprenantes et que bénévoles ou animatrices et si elles ont mis en évidence de temps à autre des différences sexospécifiques au niveau de l’inscription aux cours d’alphabétisation, aucun effort systématique n’a été fait afin d’analyser l’étendue et la nature de la participation des femmes aux TLC. Néanmoins, l’évaluation des TLC montre que les femmes désirent incontestablement participer aux programmes d’alphabétisation dans des nombres anormalement importants lorsque les conditions qui favorisent leur participation aux cours d’alphabétisation sont réunies. Quels sont les ingrédients qui ont joué en faveur de la participation des femmes aux cours d’alphabétisation ? La façon dont les cours ont été organisés a donné à un grand nombre d’apprenantes la possibilité de se rencontrer, de parler et de partager, de briser leur isolement, lequel est structuré par la société. Une étude menée par Dighe (1994a) et portant sur une TLC mise en œuvre par le Delhi Saksharata Samiti à Ambedkarnagar, une colonie de réinstallation au sud de Delhi, indique que les apprenantes ont une grande soif d’apprendre. Pour elles, se rendre aux cours d’alphabétisation était un plaisir car c’était l’occasion de rencontrer d’autres femmes et d’étudier ensemble. Les cours d’alphabétisation leur ont donc apporté un espace social loin du foyer et ils leur ont permis de se rencontrer au sein d’un groupe où elles ont partagé des expériences communes sur le travail, la famille et la maladie. Elles ont plus aisément participé aux cours d’alphabétisation, lorsque l’organisation des cours a tenu compte des problèmes auxquels les femmes pauvres sont confrontées en termes de temps, d’espace et d’attentes sociales. Tels sont indéniablement certains éléments importants de la campagne d’alphabétisation qui ont favorisé la participation des femmes aux cours d’alphabétisation. La mobilisation de la société à grande échelle que ces campagnes d’alphabétisation ont suscitée sert de « reconnaissance sociale » aux femmes qui participent aux cours d’alphabétisation. Plusieurs préjugés patriarcaux qui entravent leur participation perdent, du moins pour un temps, de leur efficacité, lorsque les femmes sortent de chez elles et participent aux campagnes d’alphabétisation avec un grand enthousiasme. 137 Le niveau d’alphabétisation des femmes Malgré la participation accrue des femmes aux cours d’alphabétisation, on dispose de très peu de recherches importantes sur leur niveau d’alphabétisation. La plupart des études d’évaluation des TLC n’observent que les différences hommes-femmes en matière de niveau d’alphabétisation, mais elles n’examinent pas dans le détail la disparité des niveaux de l’alphabétisation atteinte par les hommes et les femmes. Des statistiques artificiellement gonflées sur le nombre de personnes alphabétisées par les TLC dissimulent à n’en pas douter la disparité des niveaux d’alphabétisation des femmes. Dighe (1994a) examine en détail les résultats médiocres que les femmes ont obtenus aux tests d’alphabétisation de la Campagne du Delhi Saksharata Samiti. L’étude a montré que seules 16 femmes sur 100, qui étaient censées avoir fini les trois premiers manuels IPCL de lecture, d’écriture et de calcul, répondaient à la norme fixée par la NLM. Outre différents problèmes d’ordre pratique liés à la manière dont le test d’alphabétisation avait été conduit, l’absence d’interventions de post-alphabétisation sur le long terme a joué, semble-t-il, un rôle dans le fait que, au moment du test, de nombreuses femmes étaient retombées dans l’analphabétisme. De plus, l’étude a révélé que, le plus souvent, les femmes n’utilisaient pas dans leur vie de tous les jours leurs compétences d’alphabétisation, en particulier celles qui sont liées à l’écriture. Toutefois, celles qui avaient obtenu de meilleurs résultats au test avaient davantage tendance à mettre en pratique leurs compétences d’alphabétisation nouvellement acquises en lecture, écriture et calcul dans leur vie quotidienne, par rapport à celles dont les résultats d’alphabétisation étaient faibles. Les campagnes d’alphabétisation limitées dans le temps et ciblées semblent donc être parvenues à inciter un grand nombre de femmes à s’inscrire aux cours d’alphabétisation. Mais les études d’évaluation dont on dispose ne nous renseignent pas sur la rétention d’une alphabétisation durable chez les femmes. Les préjugés contre les femmes en termes de contenu et de pédagogie Le contenu et les approches des programmes d’alphabétisation jouent un rôle très important pour renforcer les valeurs patriarcales et les rôles 138 L’alphabétisation, source de liberté pour les femmes en Inde sexospécifiques ou pour les remettre en question. Quelques campagnes d’alphabétisation, dirigées par des militants progressistes, ont tenté de lutter ouvertement contre les stéréotypes sexospécifiques et de bâtir une image positive de la femme en intégrant aux kalajathas (programmes culturels) et au Samata (groupes culturels) des chansons et des pièces qui ont remis en cause le patriarcat et en incorporant dans les premiers manuels d’alphabétisation un contenu générique progressiste (Sundaraman, 1996, p. 1196). Cela étant, la plupart des premiers manuels d’alphabétisation ont mis en vedette l’idéologie patriarcale et n’ont pas réussi à promouvoir une analyse critique de la subordination de la femme dans la société. Une étude analytique et détaillée des premiers manuels d’alphabétisation utilisés dans six États : le Bihar, le Gujarat, le Madhya Pradesh, le Maharashtra, le Tamil Nadu et l’Uttar Pradesh, au cours des TLC, montre comment l’idéologie fondée sur la discrimination entre les genres se construit dans ces manuels par le biais d’images et de thèmes stéréotypés (Dighe, Patel et alii, 1994). Elle révèle que le contenu de ces premiers manuels ne conteste ni la division sexospécifique actuelle du travail, ni les pratiques discriminatoires à l’égard des femmes dans la société. En général, les images et le texte des premiers manuels d’alphabétisation mettent l’accent sur le rôle domestique et reproductif des femmes et occultent leur rôle productif dans la société. Même quand on représente les femmes engagées dans des activités économiques, leur participation économique apparaît comme secondaire ou accessoire. Les préoccupations des protagonistes masculins et féminins sont également un reflet des rôles sexospécifiques stéréotypés joués dans la société. Dans quelle mesure l’idéologie sexiste ou le contenu sexospécifique progressiste des premiers manuels d’alphabétisation ont-ils été transmis aux apprenantes par les formateurs en alphabétisation ? Nous savons très peu de chose sur la pédagogie et les méthodes utilisées par les TLC pour alphabétiser les apprenantes. L’étude sur les apprenantes ayant suivi la TLC d’Ambedkarnagar, à New Delhi, révèle que malgré la formation de la TLC dispensée aux formateurs en alphabétisation et qui mettait l’accent sur le principe d’un enseignement-apprentissage actif, ces formateurs, qui étaient pour la plupart des étudiants jeunes et inexpérimentés, se 139 sentaient plus à l’aise lorsqu’ils recouraient aux méthodes traditionnelles d’alphabétisation (Dighe, 1994a). Les discussions sur tel ou tel thème des premiers manuels d’alphabétisation (IPCL) étaient elles aussi limitées. Autrement dit, ce qui restait surtout prioritaire, c’était de transmettre aux apprenantes les compétences de base en lecture, écriture et calcul en s’appuyant sur des méthodes pédagogiques d’alphabétisation traditionnelles. En effet, la traduction d’un thème (par des mots ou des phrases) en un dialogue soutenu suppose des compétences qui manquaient aux formateurs en alphabétisation. Comme la plupart des bénévoles travaillant pour l’alphabétisation étaient des élèves, leur jeunesse et leur relative inexpérience de la vie ont rendu plus difficile le recours à d’autres méthodes pédagogiques non traditionnelles. En résumé, le programme scolaire IPCL a fait de « l’égalité des femmes » une valeur essentielle. Mais, trop souvent, aucun effort réel n’a été fait pour traduire cette valeur dans le contenu ou dans la pédagogie des premiers manuels d’alphabétisation. En général, les préjugés contre les femmes figurent toujours dans ces manuels et ils ne sont pas remis en cause d’une manière décisive par les formateurs jeunes et inexpérimentés qui sont chargés de l’alphabétisation. L’autonomisation des femmes dans les TLC L’alphabétisation des TLC a-t-elle débouché sur l’autonomisation des femmes ? L’impact des TLC sur les femmes n’est ni étudié systématiquement, ni mesuré par des études d’évaluation. Certains éléments sporadiques permettent toutefois d’apprécier dans quelle mesure la participation des femmes aux campagnes d’alphabétisation a contribué à leur autonomisation. Lancée en juillet 1991, la TLC du district de Pudukkottai (Tamil Nadu) a été soigneusement planifiée et organisée par le receveur du district, pour répondre aux problèmes et aux besoins particuliers des femmes de ce district1. En plus de dispenser des compétences d’alphabétisation de base, on s’est sciemment attaché à autonomiser les apprenantes en leur assurant 1. Pour une analyse détaillée de la TLC du district de Pudukkottai, voir l’ouvrage d’Athreya et Chunkath (1996). 140 L’alphabétisation, source de liberté pour les femmes en Inde une formation relative à toute une série de compétences leur permettant d’évaluer l’actif et le passif et de gérer des problèmes locaux ainsi que des situations de conflit (Rao, 1993). Outre sa dimension en matière d’alphabétisation, de fonctionnalité et de sensibilisation, la campagne pour la bicyclette en faveur de la mobilité des femmes faisait partie intégrante de la campagne d’alphabétisation du district de Pudukkottai, pour que leur plus grande mobilité physique leur permette d’accomplir plus efficacement leurs corvées quotidiennes. Parallèlement, l’acquisition d’une compétence comme le fait de savoir faire du vélo a été conçue afin que les femmes acquièrent la liberté et la confiance nécessaires pour dépasser des barrières physiques et culturelles leur permettant de se déplacer à leur gré et de découvrir le monde extérieur. Ainsi, dans le cadre de la TLC, la campagne pour la bicyclette a été considérée comme un moyen d’autonomiser les femmes rurales. Dans quelle mesure la campagne pour la bicyclette a-t-elle contribué à l’autonomisation des femmes ? Jusqu’à quel point a-t-elle été poursuivie ? Après avoir suivi durant quelques mois la campagne pour la bicyclette, plus de 50 000 femmes du district ont appris à faire du vélo. Les femmes rurales ont composé de nombreuses chansons sur le thème de la bicyclette. En 1995, une excursion à bicyclette dans le district, à laquelle 11 femmes ont participé, a également incité de nombreuses femmes à apprendre à faire du vélo. Une étude de 1999 portant sur l’impact de cette campagne dans la vie des femmes indique que la pratique de la bicyclette peut compter parmi les stratégies efficaces d’autonomisation des femmes (Rao, 1999). Même si beaucoup de femmes ne possèdent pas de vélo et ne savent pas en faire, elles y ont davantage accédé et l’ont davantage utilisé. Pour elles, la bicyclette est devenue un moyen efficace et bon marché de répondre à leurs besoins quotidiens en matière de transport, liés à leurs tâches ménagères invisibles ou non rétribuées ou bien à leurs activités sociales. Leur plus grande mobilité physique leur a également donné une plus grande estime d’elles-mêmes et une meilleure confiance en elles-mêmes. Les TLC des districts de Mandaya (Karnataka) et de Madhepura (Bihar) ont elles aussi essayé de s’inspirer de la campagne pour la bicyclette du district de Pudukkottai et elles ont remporté un très vif succès (Sundaraman, 1996, p. 1196). 141 Un autre exemple d’autonomisation des femmes dans le contexte de la TLC nous est donné par le mouvement anti-arrack (l’alcool local) du district de Nellore, en Andhra Pradesh (Dighe, 1994b). Dans l’un des villages du district de Nellore (Andhra Pradesh), les femmes inscrites aux cours d’alphabétisation ont parlé des souffrances qu’elles enduraient à cause de l’alcoolisme des hommes. Elles se sont organisées et ont fait cesser la vente de l’arrack dans le village. C’est une leçon du premier manuel de post-alphabétisation, où l’on évoquait un incident s’étant réellement produit dans ce village1, qui a déclenché leur mouvement. Cette leçon a été l’occasion d’une prise de conscience parmi d’autres apprenantes dans d’autres villages, ce qui a fait naître un mouvement anti-arrack contre la vente de cet alcool dans le district de Nellore. Les femmes rurales menaient le mouvement. C’est la protestation spontanée liant ces femmes rurales et certaines organisations collectives (partis politiques, organisations bénévoles, groupes de femmes et organisations de défense des libertés du citoyen) qui a soutenu et même intensifié ce mouvement (Ilaiah, 1992). En y participant, les femmes se sont autonomisées, elles ont pris davantage confiance en elles et ont appris à mieux s’exprimer. Finalement, au début de 1993, le gouvernement a instauré l’interdiction de l’arrack dans le district de Nellore. Mais l’interdiction totale de cet alcool a été levée au début de 1997. Le succès remporté par l’interdiction de l’arrack a fait naître un grand enthousiasme parmi les femmes du district de Nellore. Au lendemain du mouvement anti-arrack, les femmes rurales ont mis sur pied des groupes Podupalakshmi (groupes d’épargne et de crédit) et ont commencé à économiser et à accorder aux participantes à tour de rôle un crédit destiné à la consommation et à la production (Ramachandran, 1998, pp. 122-124)2. Au départ, le gouvernement encourageait aussi les groupes d’épargne et de crédit, en les rattachant à quelques rares programmes de dévelop1. Voir l’ouvrage de Shatrugna (1992) pour une analyse rapide de la manière dont une campagne d’alphabétisation dans le district de Nellore a favorisé le mouvement anti-arrack. 2. Les coopératives de crédit se sont également étendues à d’autres districts 142 (Kanyakumari, Ramanathapuram, Madurai, etc.) et, ici et là, les capitaux réunis par des groupes d’épargne ont débouché sur des activités rémunératrices gérées par des femmes (Sundaraman, 1996, pp. 1195-1196). L’alphabétisation, source de liberté pour les femmes en Inde pement rural. Cependant, étant donné le programme limité des campagnes d’alphabétisation, le gouvernement n’a pas réussi à établir un lien entre l’alphabétisation et la survie et à soutenir l’autonomisation des femmes. Ainsi, l’alphabétisation proprement dite n’a pas été le principal véhicule de l’autonomisation des apprenantes participant aux TLC des districts de Pudukkottai ou de Nellore. Les cours d’alphabétisation ont créé des espaces sociaux où elles ont pu dialoguer. Cela étant, c’est principalement grâce à la stratégie de mobilisation mise en place par la TLC qu’il y a eu une autonomisation des femmes. La mobilisation à grande échelle de formatrices et d’organisatrices durant les campagnes d’alphabétisation par le biais de kalajathas leur a également donné des perspectives d’autonomisation (Sundaraman, 1996). Le développement d’un cadre destiné aux campagnes d’alphabétisation a conduit un grand nombre d’adolescentes et de femmes ayant bénéficié d’une instruction, issues des zones rurales et urbaines, vers le travail d’alphabétisation et leur a apporté une expérience directe du travail sur les questions sociales, aux côtés des hommes et dans la sphère publique. Les troupes itinérantes de militantes culturelles au Samata ont constitué également une expérience d’autonomisation. En résumé, les problèmes sexospécifiques n’ont pas été pris en considération durant les phases de planification et de mise en œuvre des campagnes d’alphabétisation. En général, les TLC ont surtout veillé à dispenser aux apprenants, en majorité des femmes, des compétences d’alphabétisation (lecture, écriture et calcul). Rares sont les exemples où les TLC ont parfois favorisé l’autonomisation des femmes en établissant un lien entre l’alphabétisation et des questions de survie. Toutefois, les TLC n’ont guère cherché à résoudre des problèmes spécifiquement liés à l’alphabétisation des femmes. Le taux d’inscription élevé des femmes aux TLC témoigne bien de leur désir de devenir alphabètes. Près de 60 % des apprenants des TLC étaient des femmes. Les autorités ne sont cependant pas parvenues à mettre à profit les acquis des TLC pour concevoir des stratégies créatives et engranger des ressources destinées à soutenir l’alphabétisation des femmes. Le retard considérable qui a été pris par la conception et la réalisation d’un programme et d’une politique réalistes en matière de post-alphabétisation et de formation 143 continue a pesé lourd sur la rétention de compétences d’alphabétisation fragiles1. Mais rares sont les efforts ayant visé à établir un lien entre l’alphabétisation et les stratégies de survie et l’autonomisation. Même lorsque les femmes en alphabétisation se sont regroupées dans quelques rares États après avoir suivi avec succès les TLC, l’administration du district a surtout fait appel à elles pour orienter les interventions de développement. On ne s’est guère préoccupé de promouvoir parmi elles l’éducation continue et la formation permanente. On peut interpréter ce manque de stratégie efficace en matière de post-alphabétisation et d’éducation continue comme une absence de volonté politique de promouvoir une alphabétisation durable sur une grande échelle. Une approche alternative de l’alphabÉtisation des femmes Ceux qui travaillent pour créer une forme d’éducation favorisant l’autonomisation des femmes pauvres ont conscience du rôle puissant que joue l’éducation formelle dans le renforcement des inégalités sexosociales. Il reste que, tout en critiquant les programmes traditionnels d’éducation et de formation qui sont surtout axés sur les compétences d’alphabétisation et les onnaissances à dispenser, les militantes et les organisations travaillant sur le terrain avec des hommes et des femmes pauvres ont tenté de redéfinir l’alphabétisation des femmes en faveur de l’autonomisation (Bhasin, 1984 ; Ramdas, 1990). Sans nier l’importance de l’approche dominante de la politique et des programmes d’alphabétisation, plusieurs programmes et projets éducatifs novateurs d’organisations gouvernementales et non gouvernementales ont tenté dans les années 1980 de promouvoir l’autonomisation par l’éducation parmi les femmes pauvres et analphabètes, tout en prenant en compte les contraintes structurelles et personnelles qui influent sur l’accès des femmes à l’éducation2. 1. Voir Patel (2001, pp. 377-384) pour une analyse détaillée sur la politique et la pratique de la post-alphabétisation et de la formation continue. 2. Par exemple, le Women’s Development Programme du Gouvernement du Rajasthan, le Mahila Samakhya, 144 un programme gouvernemental qui a été mené au Gujarat, au Karnataka, en Uttar Pradesh, en Andhra Pradesh et au Bihar, le Kutch Mahila Vikar Sanghatan (Gujarat), la Deccan Development Society (Andhra Pradesh) et la SUTRA (Himachal Pradesh). L’alphabétisation, source de liberté pour les femmes en Inde Il existe néanmoins une différence de taille entre les stratégies des programmes d’alphabétisation traditionnels et une éducation des femmes axée sur l’autonomisation. Associer l’alphabétisation au processus d’autonomisation L’objet de l’autonomisation par l’alphabétisation n’est pas le transfert mécanique de compétences d’alphabétisation et de connaissances. L’autonomisation par l’éducation est redéfinie en tant que processus, lequel ne doit pas nécessairement commencer par l’alphabétisation. Elle est considérée comme un processus dynamique d’apprentissage par lequel les femmes ont accès à des connaissances et à des compétences leur permettant de penser leur réalité sociale sous un angle critique et de mener une action collective visant à la transformer (voir encadré 1). L’alphabétisation est considérée comme une intervention stratégique visant à autonomiser les femmes dans le cadre d’une lutte plus large contre l’inégalité et l’injustice dans la société. On préconise l’alphabétisation des femmes pauvres essentiellement comme un moyen permettant d’acquérir des connaissances et des compétences grâce auxquelles ces femmes commencent à comprendre et à analyser l’inégalité des relations sexospécifiques dans la société, et à modifier la nature et l’orientation des forces systémiques responsables de leur marginalisation. Ainsi, l’alphabétisation et l’éducation sont envisagées comme un élément essentiel de la stratégie en faveur de l’autonomisation des femmes. Il y a tout lieu de penser qu’une telle éducation permettra aux femmes d’avoir accès aux ressources intellectuelles et humaines dont elles ont besoin pour transformer leurs conditions de vie matérielles et sociales. L’autonomisation par l’éducation est considérée comme un processus qui accorde de l’importance aux connaissances traditionnelles et aux expériences des femmes. Le développement de la prise de conscience, l’analyse sociale, la réflexion critique et les compétences organisationnelles en vue de la mobilisation sont partie intégrante de ces stratégies éducatives. Une forme d’éducation transformatrice va de pair avec les stratégies de mobilisation afin de modifier durablement la vie des femmes. D’où 145 Encadré 1 : La survie et l’autonomisation par l’éducation Les approches adoptées par certains projets concluants en faveur de l’autonomisation des femmes fournissent des indications pertinentes sur le lien entre l’éducation et la survie ainsi que l’autonomisation. • • Acquérir la confiance en soi et l’estime de soi ; marcher la tête haute, avec dignité ; • Être en mesure de se procurer des informations sur la législation, les droits, les projets et programmes destinés aux pauvres, son propre corps, la santé et ainsi de suite ; bref, élargir son horizon ; • • Être en mesure de mettre en pratique ces informations dans la vie quotidienne ; • • Apprendre à se rassembler pour agir en tant que collectif ; Apprendre à négocier et à traiter avec le pouvoir, à la maison, dans la communauté, dans les institutions (pouvoirs publics, ONG et secteur privé) ainsi que dans les structures publiques ; Acquérir des compétences permettant de développer son revenu, la productivité de son travail, son niveau d’alphabétisation, sa maîtrise du calcul, etc. ; Affronter le monde extérieur en position de force. Source : Ramachandran (1998, p. 112 ). le fait que les stratégies pour l’autonomisation des femmes sont indissociables des stratégies organisationnelles pour la mobilisation. Les groupes de femmes (mahila sanghas) sont au cœur du processus d’autonomisation. Le rôle et la mise sur pied des collectifs de femmes sont mis en évidence tout au long du processus éducatif. Les femmes qui se battent pour leur survie ne ressentent pas l’alphabétisation comme un besoin. Permettre aux femmes l’acquisition de compétences de vie quotidienne assurant leur survie et leur autonomisation ainsi que le mécanisme de la lecture, de l’écriture et du calcul peut s’avérer une tâche titanesque. La plupart des stratégies efficaces établissent un lien entre l’alphabétisation et des processus d’autonomisation des femmes plus étendus et associent les apports de l’alphabétisation à tous les aspects du programme (voir encadré 2). 146 L’alphabétisation, source de liberté pour les femmes en Inde Encadré 2 : Les éléments essentiels d’un programme d’alphabétisation en faveur de l’autonomisation Les études de cas des apports concrets de l’alphabétisation dans les processus d’autonomisation des femmes soulignent plusieurs caractéristiques importantes qu’il convient d’intégrer à de tels programmes : L’alphabétisation est particulièrement pertinente et productive lorsque la demande qui la concerne résulte d’un processus continu de prise de conscience et d’organisation parmi les femmes ; La stratégie (qu’il s’agisse d’une approche axée sur le camp, les campagnes ou les centres) doit être conçue et mise en œuvre afin de rompre avec certaines formes et structures traditionnelles, c’est-à-dire : • • Estomper la hiérarchie de pouvoir entre « enseignant » et « apprenant » ; • • Valoriser les femmes et leurs savoirs ; développer chez elles l’estime de soi ; • • • • Mettre l’accent sur l’apprentissage collectif et l’apprentissage mutuel ; • Créer un climat où on s’amuse, où on est joyeux et où on a le sentiment de progrès rapides ; • Démystifier l’alphabétisation et la présenter comme à la portée de tous ; dissocier l’alphabétisation de l’intelligence ; Savoir s’adapter au rythme d’apprentissage des femmes et établir un lien étroit entre cet apprentissage, leur vie et leurs expériences ; Développer l’analyse critique ; Donner aux femmes la possibilité d’entrer en relation avec un monde plus vaste ; Subdiviser le programme scolaire en petites unités faciles à maîtriser afin de donner le sentiment de progrès rapides ; S’assurer que les contenus correspondent aux besoins et qu’ils sont sexospécifiques. Source : Batliwala (1994) ; d’après Ramachandran (1998, p. 125). Créer un environnement propice à l’apprentissage En raison des obstacles tant socioculturels que psychologiques auxquels les femmes sont confrontées quand elles participent à des activités éducatives, le premier pas consiste à les motiver à apprendre. Les Campagnes d’alphabétisation totale ont eu recours aux stratégies de mercatique sociale 147 afin de mobiliser des bénévoles pour le travail d’alphabétisation et de susciter une demande en matière d’alphabétisation. Les stratégies de mobilisation comprenaient à la fois des formes traditionnelles de communication — les kalajathas (ou programmes culturels), les enquêtes de porte-à-porte, les réunions et les rassemblements collectifs — et les médias modernes (messages publicitaires télévisuels et radio ainsi que journaux). Le Mahila Samakhya a également suscité une demande en alphabétisation et en éducation en établissant un lien entre alphabétisation et autonomisation. Ainsi, dans le Mahila Samakhya du district de Banda, le processus d’autonomisation a contribué à créer une demande en alphabétisation parmi les femmes. « Au début du programme, l’alphabétisation n’était pas vécue comme un besoin. Les femmes s’intéressaient aux questions de « survie » — eau potable, ration alimentaire, salaire minimum, menus produits forestiers et violence. Il existait bien néanmoins une demande d’informations sur ces questions. Ces informations ont nourri l’action collective des femmes. C’est à partir du moment où les femmes se sont mises à dialoguer régulièrement avec les structures du pouvoir et du gouvernement qu’elles ont commencé à voir l’intérêt de l’alphabétisation. Il leur a fallu écrire des requêtes et avoir accès à des documents officiels. L’inaptitude à lire et à écrire a engendré la crainte de se faire abuser par les pouvoirs en place. Les femmes qui ont suivi une formation de mécaniciennes pour s’occuper de pompes à bras ont eu besoin de compétences d’alphabétisation pour être capables de tenir des registres où figuraient les pièces de rechange, les réparations et la profondeur des forages. Ces nouveaux rôles assumés par les femmes les ont poussées à reconnaître l’intérêt de l’alphabétisation. » (Nirantar, 1997, p. 8) Ainsi, la première étape de la création d’un environnement propice à l’apprentissage consiste à mobiliser les femmes et à les motiver à apprendre. Le fait de créer un environnement rassurant à l’attention des apprenantes qui viennent apprendre pour la première fois est tout à fait décisif. La faiblesse et l’irrégularité de la participation aux centres d’alphabétisation est un problème récurrent auquel les apprenantes sont confrontées en raison de l’éducation des enfants, du travail ménager et d’autres tâches de survie. 148 L’alphabétisation, source de liberté pour les femmes en Inde Le Programme de développement des femmes du Rajasthan (Srivastava et Sharma, 1991 ; Patel, 1991) et le Programme Mahila Samakhya du district de Banda en Uttar Pradesh (Nirantar, 1997, pp. 8-9) ont utilisé les camps d’alphabétisation qui fonctionnent en régime d’internat comme une stratégie efficace pour l’alphabétisation des femmes, tout en prenant en considération les contraintes sexospécifiques auxquelles elles se heurtent pour participer aux centres d’alphabétisation (voir encadré 3). Les camps d’alphabétisation permettent aux femmes d’apprendre dans un environnement débarrassé des pressions inhérentes à leur travail et à leurs responsabilités domestiques et reproductives, ainsi que d’autres travaux liés à leurs moyens de subsistance. Un environnement favorable et rassurant — généré par des activités d’alphabétisation telles que des jeux, des chansons, des exercices novateurs et des processus collectifs d’apprentissage — ainsi qu’une approche participative de la création de matériels d’alphabétisation favorisent la confiance en soi dont les femmes ont besoin pour un apprentissage intensif et font de l’acquisition des compétences d’alphabétisation une expérience agréable. Un ratio élevé enseignant/apprenante est aussi la garantie de l’intérêt porté à chacune des apprenantes et la garantie d’un rythme d’apprentissage plus soutenu. De plus, les camps d’alphabétisation encouragent l’autoapprentissage dans la mesure où les apprenantes auront à renforcer et à développer leurs compétences après leur retour à la maison. L’approche de l’alphabétisation axée sur les centres pourrait également se révéler efficace pour les femmes qui sont dans l’impossibilité de quitter leur foyer, si les cours d’alphabétisation sont programmés à des horaires appropriés et si l’on utilise des méthodes d’enseignement/apprentissage novatrices et des matériels axés sur l’apprenant. Développer un programme au contenu sexospécifique Les matériels qui sont actuellement accessibles aux lecteurs disposant d’un faible niveau d’alphabétisation n’abordent aucun sujet qui soit pertinent et intéressant pour les adultes. La sexospécificité du contenu et du programme, de même que les méthodes employées dans le cadre de l’alphabétisation jouent un rôle très important pour soutenir la motivation 149 Encadré 3 : Le camp d’alphabétisation : une stratégie pour l’alphabétisation des femmes Petite ONG travaillant pour la recherche sur l’éducation des femmes au Rajasthan, Vishakha a été la première à lancer une expérience unique en favorisant l’alphabétisation des femmes par le biais d’un camp d’alphabétisation. Une étude portant sur un camp d’alphabétisation de 10 jours pour les sathins, les fonctionnaires responsables au niveau du village du Programme de développement des femmes au Rajasthan mis en place par Vishakha, indique que le camp d’alphabétisation est une stratégie efficace d’alphabétisation des femmes rurales (Patel, 1991, pp. 68-70) : Contrairement à l’approche de l’alphabétisation axée sur les centres, où l’apprentissage se fait d’une manière fragmentée, le camp a donné aux apprenantes l’occasion d’apprendre de manière intensive et continue. Pour celles qui venaient d’un milieu presque non alphabétisé, le camp a mis en place un « monde de l’alphabétisation » dans lequel l’apprentissage pouvait être synonyme d’amusement. Une approche participative et flexible de l’enseignement et de l’apprentissage s’est révélée appropriée pour faciliter le processus d’acquisition de l’alphabétisation. Bien qu’une telle acquisition soit avant tout une activité individuelle, le camp a mis l’accent sur le processus collectif de l’apprentissage. Les affirmations collectives ont joué un rôle important dans la promotion de l’apprentissage. L’approche de l’alphabétisation axée sur les mots a permis aux apprenantes non seulement d’apprendre l’alphabet, mais aussi de créer des mots nouveaux. L’utilisation de mots familiers essentiels et du dialecte local au cours de la première phase d’apprentissage a été fructueuse. Comme on a appris simultanément l’alphabet ainsi que la formation des mots simples et de phrases, l’apprentissage s’est fait rapidement. L’approche de l’enseignement axée sur l’apprenant a créé une situation d’enseignement-apprentissage favorable, dans laquelle l’apprentissage s’est imposé comme une expérience rassurante pour les apprenantes. « Les formateurs ont fait des efforts tangibles pour créer un environnement d’alphabétisation stimulant pour les apprenantes. L’affichage de noms et d’alphabets ainsi que la création de akhabar (papier peint) ont joué un rôle important pour familiariser les apprenantes au monde des mots et des nombres. Dans l’ensemble du camp, on a surtout favorisé le sentiment de participation à l’apprentissage d’une manière collective. De plus, le fait de créer des matériels avec les apprenantes leur a permis de mieux s’identifier à l’apprentissage et a démystifié le processus pédagogique. 150 L’alphabétisation, source de liberté pour les femmes en Inde à apprendre et permettre aux apprenants de développer une approche critique de leur réalité sociale. L’expérience du Nirantar — groupe de ressources qui travaille en étroite collaboration avec des ONG de terrain dans les domaines de la femme et de l’éducation, afin de créer et de mettre en œuvre un programme au contenu sexospécifique pour les femmes rurales du district de Banda en Uttar Pradesh — est riche d’enseignements (Nirantar, 1997). En collaboration avec le Mahila Samakhya de Banda, le Nirantar a créé un programme pour un centre éducatif fonctionnant en régime d’internat, connu sous le nom de Mahila Shikshan Kendra (MSK), afin de fournir aux femmes rurales un programme éducatif de grande envergure qui aille au-delà de l’alphabétisation. 28 femmes et filles ont bénéficié de cet enseignement dispensé à raison de trois semestres entre janvier 1995 et décembre 1996. Pour concevoir ce programme, le Nirantar s’est appuyé sur son expérience en matière de formation sexospécifique, de création et de diffusion de matériels de lecture destinés aux femmes en alphabétisation. Quant à son contenu, il s’est fondé sur le critère ouvert de la pertinence et de l’utilité. Outre le renforcement des compétences d’alphabétisation et de calcul, le programme MSK s’est attaché à « créer une base d’informations et à développer les capacités critiques des femmes afin qu’elles puissent affronter le monde en position de force » (ibid., p. 23). Le choix du contenu, la méthodologie pédagogique et la préparation matérielle du programme MSK ont obéi à trois principes. Premièrement, le programme devait répondre aux réalités vécues des apprenantes et faire une place aux conceptions, connaissances et expériences qui sont les leurs. Deuxièmement, il devait être holistique et ne devait pas être divisé en domaines de contenu traditionnellement définis dans la mesure où l’apprentissage de l’adulte n’est un processus ni compartimentalisé, ni linéaire. Troisièmement, l’élaboration du programme devait obéir à une conception féministe afin d’intégrer une perspective sexospécifique dans tous les domaines de contenu et de faire apparaître les expériences socioculturelles et économiques des femmes. Une approche méthodologique non hiérarchique, non directive et non 151 moralisatrice a été préconisée sur le plan pédagogique, afin que les modes d’expression des femmes disposent d’un espace et d’une légitimité appropriés. C’est en gardant à l’esprit cette approche élargie quant à l’élaboration du programme que l’on a établi les compétences. Si l’on a bien tenu compte d’une équivalence avec le système éducatif formel, il ne s’est agi en rien d’un impératif. Le programme a été élaboré à partir de questions de fond — la terre, l’eau, la forêt, la société et la santé —, autour desquelles la vie des femmes du district de Banda s’organise. En plus d’apporter aux femmes une meilleure compréhension de leur environnement immédiat, le programme a également abordé d’autres aspects pour élargir leur horizon et leur donner des informations qui dépassent leur vécu, afin qu’elles appréhendent les systèmes de stratification sociale et qu’elles réalisent que les structures traditionnelles régissant leurs vies ne sont pas « naturelles », mais déterminées par la société. Le programme a essayé d’intégrer les micro-réalités du village (réalités sociales, économiques et politiques) à une analyse macro de ces questions. Il a également essayé d’aider les apprenantes à élaborer une réflexion critique sur la manière dont l’État et ses politiques et plans de développement, ses dispositions législatives et son système de représentation influencent leurs vies. Pour ce qui est de l’enseignement de la langue, le Nirantar a opté pour une approche bilingue, en utilisant un mélange de langue locale et d’hindi standard. Il a mis l’accent sur l’expression et la créativité. Au départ, on associait l’enseignement de la langue aux informations fournies quant aux domaines de contenu de base. Une telle approche a été impossible à mettre en œuvre car il fallait être en mesure de lire les matériels écrits qui portaient sur des questions complexes. Par la suite, on a donc séparé l’enseignement de la langue de la session d’informations. D’autre part, le programme de mathématiques a été conçu en fonction des compétences préalables des apprenantes et il s’est attaché à dispenser des compétences en calcul pertinentes et fonctionnelles, correspondant à la cinquième année de scolarisation. L’enseignement des mathématiques a été autant que possible mis en relation avec d’autres domaines de contenu. 152 L’alphabétisation, source de liberté pour les femmes en Inde Le contenu a été transmis au moyen de sessions interactives, en ayant recours à des méthodes et des matériels novateurs — exercices interactifs, jeux de simulation, jeux, devinettes, jeux de rôle, exposés et débats, chansons, films, représentations visuelles (diagrammes, horaires, cartes du village, etc.), modèles, démonstrations, visites sur le terrain, etc. À la différence des enseignants des écoles ayant bénéficié d’une formation et travaillant dans le système éducatif formel, l’enseignement du MSK a été assuré dans les écoles rurales par les sahelis disposant d’un faible niveau d’éducation formelle. Ils ne connaissaient guère les domaines de contenu de base. Ils n’étaient ni sûrs de leurs capacités pédagogiques, ni familiers des méthodologies pédagogiques au-delà de l’alphabétisation de base. Cela étant, on les a vivement aidés à s’autonomiser et à rendre plus efficaces leurs capacités pédagogiques. L’expérience du Nirantar visant à élaborer un programme sexospécifique pour le MSK s’est révélée être un processus intensif, peut-être difficile à reproduire. Il n’en reste pas moins que les principes, le contenu et les méthodologies peuvent servir à promouvoir l’alphabétisation des femmes. L’utilisation d’une nouvelle approche de l’alphabétisation destinée à l’autonomisation des femmes pose plusieurs problèmes qui nécessitent une réflexion plus poussée en matière de contenu et d’approche (Nirantar, 1997). Le recours à des stratégies pédagogiques différentes pour l’alphabétisation des femmes exige des structures et des rôles flexibles et adaptables. L’expérience du Nirantar quant au MSK laisse entendre qu’il est certes possible de former localement au métier d’enseignantes des fonctionnaires femmes disposant d’un faible niveau éducatif, mais d’importances ressources sont nécessaires pour qu’elles soient autonomisées comme leurs apprenantes et pour qu’elles renforcent leurs capacités pédagogiques. Une approche décentralisée s’impose pour répondre aux nouveaux besoins éducatifs des formateurs comme des apprenants. Une éducation assurant l’autonomisation nécessite des efforts constants pour que les femmes développent une vision critique de leur réalité sociale au moyen d’un apprentissage et d’une réflexion menés en commun. Faire appel aux savoirs locaux, 153 à la langue locale, à des matériels axés sur l’apprenant et à des méthodes d’enseignement/apprentissage permet aux apprenants de s’interroger d’une manière critique sur leur vie et à développer des compétences pour affronter avec confiance le monde qui les entoure. En résumé, à la différence des programmes d’alphabétisation ciblés traditionnels, l’alphabétisation des femmes axée sur leur autonomisation est un processus d’apprentissage collectif. Pour les femmes pauvres rurales, qui luttent tous les jours pour leur survie et dont la vie est conditionnée par leur contexte socioculturel et économique, le simple transfert de compétences d’alphabétisation n’est pas efficace. L’éducation et les compétences qui leur permettent de satisfaire aux besoins de leur subsistance et de favoriser leur accès aux ressources dans leur environnement immédiat acquièrent à leurs yeux une importance particulière. Le défi qui se pose aux planificateurs de l’éducation consiste à intégrer l’approche des programmes éducatifs novateurs des ONG de sorte que l’alphabétisation soit indissociable de la survie et de l’autonomisation. Observations finales Le recensement de 2001 en Inde fait apparaître des tendances encourageantes en matière d’alphabétisation féminine. Le taux d’alphabétisation féminine a augmenté à un rythme plus élevé (11 %) que celui de l’alphabétisation masculine (9 %) et, pour la première fois, le nombre d’alphabètes a dépassé celui des analphabètes. Indépendamment des progrès destinés à étendre l’éducation de base aux filles et aux femmes, la qualité et la durabilité de l’alphabétisation sont des questions essentielles. Les Campagnes d’alphabétisation totale sont parvenues à mobiliser les femmes et à leur donner l’envie d’apprendre. Toutefois, les possibilités de formation permanente sont limitées et rares. Étant donné l’ampleur de l’analphabétisme féminin et les disparités régionales très répandues en Inde, il est de la plus grande importance que l’alphabétisation figure une nouvelle fois à l’ordre du jour de l’EPT. Promouvoir une approche de l’alphabétisation qui soit sexospécifique et participative ne nécessitera pas seulement une volonté politique de la part de l’État comme de la société civile, mais également bien plus de ressources (humaines et financières) pour les interventions en matière d’alphabétisation. 154 L’alphabétisation, source de liberté pour les femmes en Inde Les planificateurs du développement et les éducateurs ont bien conscience de l’ensemble des facteurs sociaux, culturels et économiques qui limitent l’accès des femmes aux connaissances, aux informations et aux compétences. Mais, dans la pratique, les programmes d’éducation des adultes ont été transformés en programmes d’alphabétisation ciblés et limités dans le temps, destinés à dispenser des compétences d’alphabétisation de base (lire, écrire et compter) et certaines connaissances et informations spécialisées relatives à différents domaines du développement (environnement, santé et hygiène, etc.). Une telle alphabétisation pour les femmes est envisagée comme un instrument visant à réduire leur fécondité, à améliorer les pratiques en matière d’éducation des enfants, à valoriser leur condition nutritionnelle et ainsi de suite. Les liens complexes entre les contraintes socioculturelles et les contraintes personnelles auxquelles les femmes analphabètes sont confrontées ne peuvent être appréhendés par une telle approche ciblée. Une approche sexospécifique de la planification et de la mise en œuvre de l’alphabétisation est donc nécessaire. D’où des efforts concertés pour modifier l’attitude de l’État comme de la société civile. Une telle alphabétisation s’inspire de la richesse des connaissances, des pratiques et des expériences des femmes pour leur permettre d’élargir leurs choix et les encourager à penser et à envisager leur réalité sociale sous un angle critique, afin qu’elles deviennent des agents dynamiques de leur évolution et s’engagent sur la voie de l’autoapprentissage. L’autonomisation par l’alphabétisation devrait permettre aux femmes et aux hommes pauvres d’acquérir les connaissances et les compétences qui leur donneront les moyens d’affronter ce monde inégal en position de force. L’alphabétisation proprement dite a peu de pertinence pour les femmes qui luttent tous les jours pour leur survie. Toutefois, l’alphabétisation et l’éducation peuvent s’avérer des outils très puissants pour leur donner les moyens mêmes d’échapper au cycle vicieux de l’impuissance, de la pauvreté et de l’exclusion sociale. Les planificateurs du développement et les éducateurs du xxie siècle se trouvent face à un défi qui consiste à exploiter le potentiel émancipateur de l’alphabétisation et de l’éducation, en mettant à profit la richesse des connaissances, des compétences et des expériences et pratiques des personnes et des communautés sur le terrain. 155 Références Asian South Pacific Bureau of Adult Education and Nirantar (2001). « Proceedings of the National Consultation on Gender and Education Policy », 31 mai – 1er juin 2001, New Delhi. Athreya Venkatesh B. et Sheela Rani Chunkath (1996). Literacy and Empowerment. New Delhi, Sage Publications. Batliwala, Srilatha (1994). « Women’s Empowerment in South Asia ». New Delhi, FAO (FFHC/AD) et ASPBAE. Bhasin (1984). « The Why and How of Literacy for Women: Some Thoughts in the Indian Context », Convergence, vol. 27:4, pp. 37-43. Bose, Ashish (2001). India’s Billion Plus People: 2001 Census Highlights: Methodology and Media Coverage. Delhi, B.R. 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Paris, UNESCO. 158 L’alphabétisation, source de liberté pour les femmes en Inde Tableau 1 Progrès de l’alphabétisation en Inde, par sexe (1951-2001) Taux d’alphabétisation (pourcentage) Année Total Hommes Femmes Différences entre hommes et femmes* (%) 1 951 19,74 29,00 12,82 16,18 1 961 30,11 42,96 16,32 26,64 1 971 36,49 48,92 23,00 25,92 1 9 81+ 43,56 56,37 29,75 26,62 1 9 91+ 52,11 63,86 39,42 24,44 2001 65,38 75,85 54,16 21,69 Les chiffres indiquent le pourcentage par rapport à la population correspondante âgée de sept ans et plus. Les différences entre hommes et femmes correspondent à la différence entre le taux d’alphabétisation des hommes et des femmes. + Les taux d’alphabétisation de 1981 ne tiennent pas compte de l’Assam et ceux de 1991 du Jammu et Cachemire, où le recensement n’a pu être réalisé. Source : Bose (2001, p. 34). 159 Tableau 2 Taux d’alphabétisation par sexe et par région (1951-2001) 2.1 Taux d’alphabétisation * (pourcentage) Année Total Hommes Femmes 1951 (+ 5 ans) Taux ruraux 12,10 19,02 4,87 Taux urbains 34,59 45,60 22,33 Total 18,33 27,16 8,86 1961 (+ 5 ans) Taux ruraux 22,50 34,30 10,10 Taux urbains 54,40 66,00 40,50 Total 28,30 40,40 15,35 1971 (+ 5 ans) Taux ruraux 27,90 48,60 15,50 Taux urbains 60,20 69,80 48,80 Total 34,45 45,96 21,97 1981 (+ 7 ans) Taux ruraux 36,00 49,60 21,70 Taux urbains 67,20 76,70 56,30 Total 43,57 56,38 29,76 1991 (+ 7 ans) Taux ruraux 44,70 57,90 30,60 Taux urbains 73,10 81,10 64,00 Total 52,21 64,13 39,29 2001 (+ 7 ans) Taux ruraux 59,40 71,40 46,70 Taux urbains 80,30 86,70 73,20 Total 65,38 75,85 54,16 * 1. Les taux d’alphabétisation de 1951 se rapportent aux taux d’alphabétisation moyens et la ventilation entre les éléments ruraux, urbains et hommes-femmes fournit des taux bruts d’alphabétisation. 2. Les taux d’alphabétisation de 1981 ne tiennent pas compte de l’Assam, alors que ceux de 1991 ne tiennent pas compte du Jammu et Cachemire où, en raison de troubles, le recensement n’a pu être réalisé. 4. Les taux d’alphabétisation du recensement de 2001 ne tiennent pas compte de l’intégralité du district de Kachchh, de trois talukas du district de Rajkot, d’un taluka du district de Jamnagar dans le Gujarat ainsi que de la totalité du district de Kinnaur en Himachal Pradesh, où le recensement démographique n’a pu être réalisé en 2001 en raison de catastrophes naturelles. Source : Gouvernement indien (2001). 160 L’alphabétisation, source de liberté pour les femmes en Inde Tableau 3 Importance de l’analphabétisme par sexe et par région (1981-2001) Nombre d’analphabètes * (en millions) Année Total Hommes Femmes 1 9 81** 305,31 (56,4) 122,40 (43,6) 182,91 (70,2) 1 9 91+ 332,29 (47,9) 130,15 (36,1) 202,14 (60,6) 2001 296,21 (34,51) 106,65 (24,04) 189,56 (45,72) Les chiffres entre parenthèses indiquent le pourcentage correspondant de la population (7 ans et plus). Les chiffres de 1991 sont basés sur une estimation de la population (7 ans et plus). ** Compte non tenu de l’Assam où le recensement de 1981 n’a pas été réalisé. + Compte non tenu du Jammu et Cachemire où le recensement de 1991 n’a pas été réalisé. Source : Prem Chand (1992, p. 5) et le Gouvernement indien (2001). Tableau 4 Participation des filles dans l’enseignement primaire (1997-1998) Indicateurs Garçons Filles Total 98,5 81,5 90,3 66,5 49,5 58,5 77,7 64 71,1 25,6 26 25,8 Taux brut d’inscription Enseignement primaire Classes I-V (6 à 11 ans) Enseignement primaire supérieur Classes VI-VIII (11 à 14 ans) 1.1.1 Taux net d’inscription Enseignement primaire (6 à 11 ans) 2.1.1 Taux d’abandon Enseignement primaire (6 à 11 ans) Source : Ministère du Développement des ressources humaines (2000). 161 Alphabétisation, éducation et autonomisation des femmes Bharati Silawal-Giri PNUD , Népal « Le développement durable ne commence pas par les biens concrets ; il commence par la sensibilisation et l’éducation des gens, l’organisation et la discipline. » — e. f. Schumacher 1. Le contexte La discrimination et l’inégalité dominent encore le débat sur l’égalité entre les genres et sur les progrès de la femme car il s’agit là d’obstacles universels considérables à l’exercice des droits humains des femmes. « L’ignorance est une bénédiction » dit le proverbe, et nombreux sont les hommes et les femmes qui partent du principe que l’inégalité des relations de pouvoir entre hommes et femmes est indissociable d’une vie normale et qu’elle caractérise toute l’existence, sans remettre en cause l’oppression subie par les femmes. Nous savons aujourd’hui que l’inégalité et l’injustice inhérentes à un tel état de fait ne sont ni prédestinées ni naturelles, mais qu’elles sont entretenues par des croyances et des pratiques traditionnelles discriminatoires issues de la société patriarcale. C’est précisément cette discrimination à l’égard des filles et des femmes qui les a historiquement défavorisées quand il s’est agi de défendre leur condition et leur position dans la société, en vue de leur permettre une vie meilleure. L’Asie du Sud est connue pour être une région traditionnellement patriarcale. Le Népal est le seul pays d’Asie du Sud sans dispositions pénales relatives à la violence intrafamiliale, état de fait d’autant plus aggravé par l’absence des femmes au niveau des organes décisionnaires. Pareille situation est symptomatique du système patriarcal qui relègue les femmes au rang de catégorie résiduelle de la société et qui les considère comme des marchandises dont on peut disposer à sa guise. Le Népal détient le taux d’alphabétisation le plus bas de la région — 1 femme adulte sur 5 y est analphabète — et les écarts entre genres en termes d’alphabétisation et de nombre net d’élèves inscrits dans le primaire sont les plus élevés de la région, l’éducation n’étant pas considérée comme une priorité pour les filles qui finiront ménagères. Le mariage précoce est la norme et les statistiques montrent que 40 % des filles ont moins de 14 ans lorsqu’elles se marient. 163 Au Népal, la mortalité maternelle — soit 475 pour 100 000 naissances d’enfants vivants — est la plus élevée au monde ; moins de 10 % des naissances y sont assurés par un personnel formé ; 50 à 60 % des femmes enceintes sont anémiques et 50 % de la mortalité maternelle sont dus à des interruptions volontaires de grossesse non médicalisées. La mortalité maternelle est lourde de conséquences — si le taux de mortalité des garçons survivants se voit multiplié par deux, il l’est par quatre pour les filles. Le Népal est le seul pays du monde où l’espérance de vie des femmes est inférieure à celle des hommes. Les femmes se voient contraintes de mener une vie par procuration, confinées entre les quatre murs de leur maison, sous le contrôle de leur sexualité, de leur accès aux perspectives qui s’offrent à elles, de leur mobilité et de leur gestion des ressources. Même si la femme se risque à sortir du foyer, la discrimination persiste au niveau de l’embauche et des salaires. Bien que les femmes représentent l’essentiel de la population active totale actuelle, elles consacrent bien plus de temps que les hommes aux activités de subsistance et au travail domestique. De plus, une grande partie d’entre elles travaille en tant qu’aides familiales sans toucher de rémunération et souvent dans le secteur informel, secteur qui n’est pas pris en compte et qui n’est pas protégé par la législation. Avec la féminisation croissante de la pauvreté, la migration en quête de meilleurs moyens de subsistance est tout naturellement devenue pour les femmes une façon comme une autre d’échapper à la pauvreté. Mais, au nom de la protection des femmes contre la violence, le gouvernement a interdit aux Népalaises d’aller chercher du travail à l’étranger. De telles politiques protectionnistes les ont rendues extrêmement vulnérables au trafic en vue de leur exploitation sexuelle à des fins commerciales, au VIH/SIDA ou à la pression de ceux qui les font travailler dans des conditions d’esclavage en tant que travailleurs domestiques. Les femmes et les filles sont mal préparées pour contester les violations auxquelles elles sont soumises dans leur famille, dans la société et au niveau de l’État. Les trafiquants n’ont aucun mal à abuser de leur confiance. Le délaissement et les abus dont sont victimes les petites filles durant l’enfance sont en outre liés à la condition inférieure des femmes. Si l’on offre aux filles les mêmes possibilités de développer au mieux leurs capacités, elles auront probablement plus de chances de devenir des femmes autonomes. 164 Alphabétisation, éducation et autonomisation des femmes On utilise de plus en plus d’une manière interchangeable les termes « autonomisation » et « développement » comme pour signifier que le développement proprement dit permettra aux bénéficiaires cibles, notamment les femmes et surtout les femmes pauvres, de s’autonomiser. À cet égard, la définition du terme « autonomisation » doit s’entendre comme l’articulation de quatre idées fondamentalesI : • la force intérieure et la confiance face à la vie dont les femmes sont animées ; • le droit de faire des choix ; • le pouvoir de gérer sa vie à l’intérieur comme à l’extérieur du foyer ; et • la capacité d’influer sur l’orientation de l’évolution sociale dans le sens de l’établissement d’un ordre social et économique plus juste aux niveaux national et international. S’il faut mettre cette définition en pratique, le terme même d’« autonomisation » doit être analysé de plus près. Le concept de pouvoir est en la matière fondamental, et il faut s’interroger pour savoir qui contrôle, domine, décide et a accès aux ressources. Dans chaque société, le pouvoir est dynamique et relationnel, fonctionnant dans le cadre d’une idéologie qui légitime et perpétue les modèles de contrôle et de distribution des ressources en place, permettant ainsi à un groupe de personnes de l’emporter sur un autre par son pouvoir. Mais la survie des forts dépend de l’acceptation des faibles. Dans un premier temps, on peut y parvenir par des moyens coercitifs ou sous la menace de contraintes, mais rapidement les idéologues du groupe dominant prennent le pouvoir, soutenus par les institutions et les structures sociales, économiques, juridiques, politiques et religieuses. Par exemple, la préférence pour le fils au détriment de la fille est ratifiée par le Garud Puran, texte religieux hindou que l’on psalmodie à l’occasion de la perte d’un membre de la famille. Le texte stipule qu’« une famille sans descendance et plus particulièrement sans fils ira en enfer ». Certes, puisque personne de sensé ne souhaite aller en enfer, les femmes auront donc comme raison d’être de donner le jour à un fils, d’où une garantie d’aller tout droit au Ciel. 1. Asian and Pacific Centre for Women and Development, 1979 165 Cet état de fait, apparemment inamovible, a entretenu l’inégalité entre les hommes et les femmes par le contrôle absolu et réitéré des hommes sur les ressources, qu’elles relèvent de la sphère publique ou privée. 2. L’alphabétisation et l’autonomisation des femmes Stephen Lukes a exposé trois notions distinctes de pouvoir en matière de prise de décision : le pouvoir de faire quelque chose ; le pouvoir sur quelque chose ; et le pouvoir intérieur — au niveau individuel ou institutionnel. C’est le pouvoir qui existe en chaque individu et la mobilisation collective de ce pouvoir qui ont bouleversé le statu quo et fait chuter les despotes les plus puissants. C’est ce pouvoir intérieur et le pouvoir d’agir collectivement que l’alphabétisation comme l’éducation peuvent mobiliser afin d’en finir avec les souffrances de l’humanité. À cette fin, alphabétisation et éducation peuvent devenir d’excellents outils pour corriger l’inégalité des rapports de force, la discrimination et la violence structurelle, dont la pauvreté, auxquelles les femmes sont confrontées dans leur vie quotidienne. Gardiennes ou soignantes, les femmes pauvres sont trop préoccupées et occupées par leur travail et par le fait de gagner de quoi assurer la survie de leur famille. En fait, les femmes pauvres ne voient pas en quoi l’alphabétisation pourrait les aider à lutter tous les jours pour joindre les deux bouts. Les forcer à suivre des cours d’alphabétisation en fin de journée, quand elles sont tout à fait épuisées, ne sert guère l’alphabétisation et l’éducation pour tous. L’expérience l’a montré, l’alphabétisation ne permettra aux femmes de sortir de leur misère et de résoudre des problèmes qu’elles ont eux-mêmes cernés que lorsqu’elles seront assez motivées pour suivre de leur plein gré des cours d’alphabétisation. L’une des approches les plus fréquentes est la voie de conscientisation, mise en œuvre par Paulo Freire en Amérique latine. Cette approche a également subi l’influence de la théorie gramscienne qui insiste sur la nécessité de voir la société fonctionner sur un mode participatif et démocratique afin de créer un ordre plus équitable et sans exploitation. Connue sous le nom d’éducation populaire, cette méthode vise à faire de l’alphabétisation un acte politique par le biais d’une structure apprentissage-enseignement où, au lieu d’un apprentissage mécanique, on discute et on analyse des problèmes retentissant sur la vie des femmes — salaires, prêts, maladies, abandon, violence, désespoir — en imaginant d’autres solutions. Ainsi, en utilisant la seule ressource dont 166 Alphabétisation, éducation et autonomisation des femmes elles disposent, à savoir la capacité à résister et à transformer l’injustice grâce à leur force collective, elles remettent en question la structure et la distribution des prestations. Beaucoup d’ONG ont développé leurs propres approches : 1. Adopter sans ambiguïté le point de vue des femmes ; 2. Faire comprendre aux hommes et aux femmes comment la société construit la notion de genre et que les relations entre genres ne sont pas sacro-saintes et peuvent évoluer. Cette approche pourrait faire appel aux expériences vécues par les participants pour montrer dans quelle mesure les distinctions sexospécifiques sont liées entre autres à la classe sociale, à la religion et à la culture ; 3. Analyser collectivement ce qui fait que la classe sociale, la caste, la race et le sexe se recoupent à certains moments, de certaines manières pour certaines personnes, dans certaines localités, et ce afin d’approfondir la compréhension collective de ces relations et de créer ainsi un nouveau savoir ; 4. Créer des conceptions collectives et alternatives au regard des relations entre hommes et femmes. Il faut mettre l’accent sur les effets préjudiciables de la situation actuelle pour les hommes et pour les femmes ; 5. Approfondir l’analyse collective du cadre et de la position que les femmes y occupent aux niveaux local, national, régional et mondial, afin de définir des stratégies visant spécifiquement à faire évoluer les choses ; 6. Concevoir des outils analytiques que les participants puissent utiliser pour évaluer les effets de certaines stratégies de développement en vue de la promotion des intérêts stratégiques des femmes ; 7. Aider les participants à établir des stratégies qui fassent évoluer leur vie personnelle et organisationnelle le plus efficacement possible ; 8. Aider les femmes à développer leurs compétences pour qu’elles s’affirment avec assurance et qu’elles contestent l’oppression dont elles font l’objet ; 9. Établir des liens entre hommes et femmes à l’échelon national, grâce auxquels ils puissent être reliés aux réseaux internationaux et contribuer à élaborer la théorie et la pratique d’une éducation populaire sexospécifique ; et, 167 10. Favoriser la création d’une communauté démocratique, d’organisations de travailleurs et d’une société civile dynamique qui militent en faveur du changement1. Une telle approche a donné aux femmes la possibilité d’une agence leur permettant d’agir par elles-mêmes. Ces dernières années, on a vu naître des mouvements spontanés contre l’alcoolisme, la violence structurelle, la chasse aux sorcières ainsi qu’une revendication en faveur de la participation des femmes aux priorités de développement, à une coopération plus ample et à un meilleur partage de l’information. Ce qui s’est soldé par un plus grand nombre des personnes fédérées, par plus de solidarité et par une meilleure compréhension du fait que la biologie n’est pas une fatalité. 3. L’éducation et l’égalité entre les genres Au Népal, les filles sont comme des membres provisoires de la famille qu’il faut préparer à leur futur rôle d’épouses obéissantes, de bonnes mères et de ménagères hors pair. Les garçons, eux, sont tenus pour des soutiens de famille, surtout lorsqu’on est vieux. Les filles sont soit une charge, soit un boulet financier, étant donné les conceptions et les traditions de cette société patriarcale en matière de lignée, mariage, forme d’habitat, héritage et notions de masculinité et de féminité. En toute logique, on dissuade les filles d’exercer leur droit à l’éducation au nom de ce qu’on estime convenable et utile. Comme la fillette finit par quitter sa famille, assurer son éducation n’est pas considéré comme rentable, même s’il est communément admis qu’une mère instruite élèvera mieux sa famille et sera plus à même d’éduquer ses filles. Ces valeurs axées sur les genres se traduisent par le déni des droits des filles ainsi que par l’exploitation de leur travail, le plus souvent non payé ou sous-payé. En ce qui concerne le travail des enfants, les chiffres relatifs aux filles sont de 11 % supérieurs à ceux des garçons. De plus en plus de filles remplacent leur mère au foyer, s’occupent de leurs plus jeunes frères et sœurs et consacrent trois à quatre heures de plus que les garçons aux tâches domestiques, alors que leurs mères travaillent à l’extérieur pour subvenir aux besoins de la famille. En outre, la pauvreté a 1. Shirley Walters, “Her Words on His Lips: Gender and Popular Education in South Africa” in ASPBAE Courier, n° 52, 1991, p. 17. 168 Alphabétisation, éducation et autonomisation des femmes engendré le phénomène des enfants domestiques, pour la plupart des filles, que les parents envoient travailler en ville dans des familles à l’âge de 6 ou 7 ans. Les filles sont donc souvent victimes d’agression sexuelle et à la merci de viols et d’une traite à des fins d’exploitation sexuelle commerciale. Au Népal, on estime que sur les 7 000 filles et femmes qui sont chaque année victimes de cette traite, 30 % ont moins de 18 ans. Le suivi de la communauté montre que les filles sont moins bien nourries et qu’elles risquent d’être globalement moins vaccinées que les garçons. Au sein de populations déjà pauvres, le refus systématique d’admettre cette réalité engendre une kyrielle de problèmes sanitaires, aggravés par les mariages précoces, l’anémie et les grossesses à répétition. Cette quasi-absence de services de santé pour les femmes ne se traduit pas seulement par des taux de mortalité maternelle élevés, mais aussi par une espérance de vie réduite. Il en résulte en définitive que les filles y vivent encore dans un état de dépendance économique, alors qu’elles assurent en réalité à la maison et sur leur lieu de travail un véritable travail qui a une portée économique. De plus, ces modèles discriminatoires de fond les privent de leur enfance, ce qui est non seulement préjudiciable à leur santé, mais leur ôte le droit de participer utilement à la vie publique et privée — l’éducation, l’accès ressources et leur contrôle leur étant refusés. Cela constitue un obstacle infranchissable qui leur interdit d’accéder à des postes de responsabilité importants comme ceux de cadre, d’administrateur et de directeur et qui limite considérablement leurs chances de mener une vie digne quand elles deviennent des femmes. À cette situation s’ajoute l’absence d’un lien théorique clair entre l’égalité entre les genres et l’éducation. Il ne suffit pas de dispenser une éducation formelle dans le seul but d’apprendre à compter, additionner, lire des manuels scolaires traditionnels, écrire et gérer ses affaires d’une manière stéréotypée, en perpétuant de la sorte le statu quo de l’inégalité et de la discrimination. L’éducation ne doit pas avoir pour seul objectif d’accroître les connaissances, mais elle doit enseigner à se comporter différemment. Pour combler les écarts entre les genres, il faut d’abord comprendre le cadre et la nature de la subordination et de la discrimination qui s’exercent. 169 L’apprentissage joue un rôle essentiel car il permet aux hommes et aux femmes de pratiquer leurs connaissances et d’acquérir les compétences leur permettant de modifier des situations concrètes de leur vie. Dernièrement, tout en s’attachant à démontrer le bien-fondé de l’éducation, une actrice en vogue du cinéma népalais déclarait que les femmes ne devraient pas réclamer ce qui ne leur est pas dû. Elle était fermement convaincue qu’au lieu de revendiquer les mêmes droits de propriété, les femmes devraient faire tout leur possible pour être de bonnes citoyennes et s’estimer déjà satisfaites de bénéficier d’une éducation. Les personnalités en vue ne sont pas les seules à se méprendre ainsi. Il y a environ huit ans, la Cour suprême s’est prononcée en matière de droit patrimonial des femmes : elle a arrêté qu’il convenait d’accorder aux filles les mêmes droits patrimoniaux, mais sans pour autant remettre en question les normes et les valeurs patriarcales en vigueur, et elle a ordonné au pouvoir législatif de légiférer en ce sens. De nombreux débats très passionnés s’en sont suivis qui ont failli faire voler en éclats le mouvement des femmes au Népal. Le 11e amendement du projet de loi relatif aux droits des femmes portait sur plusieurs droits des femmes et stipulait en termes simples que les filles pouvaient prétendre à la propriété à la naissance mais qu’elles devaient y renoncer à compter de leur mariage. On assurait que l’épouse était en droit de posséder une partie de la propriété de l’époux. Mais, dans la pratique, pour remplir les conditions requises, une femme doit avoir plus de 35 ans et être mariée depuis 15 ans ; si elle engage un recours en justice, cette action sera interminable et onéreuse — presque impossible à mener, car cette femme n’aura pas les moyens de livrer une bataille juridique. Entre la propriété et le mariage, une femme doit choisir, alors que l’homme jouira des deux sans être subordonné à quelque condition que ce soit. L’éducation pour l’autonomisation est une stratégie destinée à assurer l’égalité entre les genres et la promotion de la femme, et elle doit donc lutter contre les éléments historiques, socioéconomiques, culturels et politiques qui ont empêché les femmes pauvres d’accéder à l’éducation. Pareille stratégie doit nécessairement adopter une approche axée sur la question des droits, puisque tous les êtres humains disposent en naissant de droits qui leur sont inhérents et de libertés fondamentales. Les trois piliers des droits de l’homme — l’universalité, l’inaliénabilité et l’indivisibilité — affirment le bien-être humain avant tout autre chose. Le changement de paradigme des théories du 170 Alphabétisation, éducation et autonomisation des femmes développement qui sont passées de la croissance du revenu au bien-être1 exige une analyse des différences de développement enregistrées entre les hommes et les femmes. C’est la raison pour laquelle le développement doit être à visage humain et privilégier ainsi ceux qui ont été exclus de l’évolution générale du développement. Désormais, l’élite n’a plus le privilège d’un traitement de faveur, mais c’est aux défavorisés d’être prioritaires si le monde veut progresser, dans l’intérêt de sa propre survie. Dans cette perspective, les Objectifs du millénaire pour le développement sont là pour nous rappeler combien le développement déséquilibré est lié à une gestion publique déficiente, à de mauvaises orientations politiques, aux violations des droits de l’homme, aux conflits, aux catastrophes naturelles, à la propagation du VIH/SIDA, à l’incapacité de réduire les inégalités en matière de revenus, d’éducation et d’accès aux services de santé, d’où les inégalités entre hommes et femmes. Ces objectifs insistent sur le besoin urgent de corriger ces injustices au moyen d’indicateurs quantifiables2. À n’en pas douter, l’éducation est la clé d’une meilleure qualité de vie, car elle nous apprend à ne pas livrer notre condition à la fatalité et ne pas l’envisager comme un espace prédéterminé où nul n’a la parole et n’exerce de contrôle. Signe distinctif de tous ceux qui vivent dans une misère noire, le fatalisme est peut-être une soupape de sécurité qui fait accepter l’inévitable et il peut expliquer l’inertie qui l’accompagne. 4. L’éducation primaire universelle : un objectif réalisable ? Partout dans le monde, les gouvernements sont aujourd’hui soucieux de faire des efforts pour réaliser l’Éducation pour tous, grâce à des investissements dans le secteur éducatif visant à atteindre les Objectifs du millénaire pour le développement, c’est-à-dire à éliminer la disparité entre les genres dans le primaire et le secondaire, de préférence d’ici à 2005 et au plus tard en 2015 à tous les niveaux éducatifs. Cela étant, avec la montée du terrorisme mondial, les gouvernements sont confrontés à un dilemme avec, d’un côté, la priorité de faire respecter l’ordre et la justice et, de l’autre, priorité 1. Voir chez Amartya Sen l’approche du développement comme liberté. 2. A Better World For All 2000, p. 2. 171 tout aussi importante, celle d’assurer les besoins de base et les services comme l’éducation, la santé, l’eau potable et l’assainissement. Cette situation est particulièrement problématique pour les pays pauvres et les pays en développement où il existe un risque sérieux et bien réel de voir les budgets alloués au secteur social réaffecter à d’autres secteurs au nom de la sécurité et de la contre-insurrection. À ce titre, les huit Objectifs du millénaire pour le développement qui répondent à la question complexe de la pauvreté et du genre sont au cœur de l’existence même des êtres humains en tant qu’espèce, abstraction faite des classes sociales, de la caste, de la couleur, des croyances religieuses et de l’appartenance ethnique. Dans cet esprit, l’éducation primaire universelle n’est pas seulement un objectif souhaitable, mais une nécessité pratique si les générations futures veulent survivre. Au Népal, le taux d’inscription des garçons et des filles dans le primaire était de 100 contre 78 en 1999. Aux niveaux du secondaire inférieur et du secondaire, le taux d’inscription brut garçons-filles (le TIB garçons-filles) était respectivement de 71 et de 65 %. Le taux de 1999 relatif aux différents niveaux scolaires montre de nettes améliorations de l’accès des filles à la scolarisation. Au niveau du primaire, le TIB garçons-filles a augmenté de 2 % par an. Au niveau du secondaire inférieur, le TIB garçons-filles a progressé de 3 %. Pour ce qui est de la réussite des études, le « taux d’obtention de diplôme » au niveau du primaire atteint 63,5 % pour les garçons, alors qu’il n’est que de 45,6 % pour les filles1. Néanmoins, étant donné cette évolution, il est peu probable que le Népal atteigne la parité du TIB garçons-filles dans le primaire en 2005. Au niveau du secondaire, il est également peu probable qu’il parvienne à une telle parité en 20052. 100 Pourcentage filles-garçons dans l’enseignement primaire (taux d’inscription brut) 100 80 60 41 71 40 Ligne supérieure : projection du taux de progression nécessaire pour atteindre l’objectif de l’EPT. Ligne inférieure : progression réelle. 20 0 1990 1990 2000 1. Ministère de l’Éducation, 1999. 2. Progress Report 2002, Millennium Development Goals, Nepal, p. 20. 172 2005 Alphabétisation, éducation et autonomisation des femmes Indicateurs Pourcentage filles-garçons dans l’enseignement primaire (taux d’inscription brut) 19 90 2000 2015 56* 78** (1999) 100 Pourcentage filles-garçons dans l’enseignement secondaire inférieur (taux d’inscription brut) 41* 71** (1999) 100 Pourcentage filles-garçons dans l’enseignement secondaire supérieur (taux d’inscription brut) n.a. 65** (1999) 100 * Ministère de l’Éducation, 1990. ** Ministère de l’Éducation, Statistiques de l’éducation en fonction des niveaux scolaires au Népal, 1999. Depuis la Conférence mondiale de Jomtien sur l’Éducation pour tous (EPT) en 1990, le Népal a résolument entrepris de répondre à ses engagements en matière d’EPT en s’attachant prioritairement à l’éducation de base et primaire, et il est en passe de finaliser le Plan d’action national, inspiré du Cadre d’action de Dakar, afin de réaliser l’Éducation pour tous d’ici à 2015 et l’éducation primaire universelle d’ici à 2005. Une des grandes mesures prises par le Ministère de l’Éducation a été le 7e Amendement à la Loi sur l’éducation, qui prévoit le transfert de la gestion centrale des écoles primaires publiques au niveau des communautés elles-mêmes, parallèlement aux collectivités territoriales. Le Plan d’action immédiat du Gouvernement du Népal prévoyait de transférer à la communauté la responsabilité de 100 écoles publiques d’ici 2002, afin d’accélérer les réformes sur la gestion efficace des ressources publiques, la hiérarchisation des projets et programmes de développement et l’amélioration de la responsabilité comme de la qualité de la prestation des services publics. L’impact de la politique générale du programme soutenu par le PNUD — le Programme d’éducation primaire au sein de la communauté (COPE) — a manifestement prouvé l’efficacité du transfert de responsabilité au niveau local quant à la gestion des écoles primaires, ainsi que de la décentralisation de l’enseignement primaire, de la planification et de la gestion au niveau des collectivités territoriales et de la communauté1. 1. A Study on Devolution of Primary Education in Nepal (Étude sur la décentralisation de l’enseignement primaire au Népal), 2002. 173 Depuis sa création en avril 2000, le programme COPE vise à faire en sorte que les filles et les enfants des communautés défavorisées bénéficient d’un accès universel à une éducation de qualité. Il a aussi pour politique de recruter des enseignantes locales qui ont achevé leur dixième année d’études. Cela est en conformité avec les conférences internationales sur l’Éducation pour tous ; avec la Plate-forme d’action de Beijing qui a défini le droit des filles à l’éducation comme l’un des douze principaux sujets de préoccupation ; avec le Sommet mondial sur le développement social ; et avec la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes qui prévoit des mesures correctives sur le principe de l’égalité substantielle. Au niveau du pays, l’article 257 de la Loi de 1999 sur l’autonomie gouvernementale locale accorde aux collectivités territoriales le pouvoir de créer des unités fonctionnelles de secteur en matière entre autres d’éducation, de santé et de gestion des ressources naturelles. En conséquence, grâce à la participation active des collectivités territoriales concernées (CT), le COPE a adopté les organismes communautaires (OC) déjà mobilisés par d’autres programmes du PNUD et, lorsque cela n’a pas été le cas, il a établi un partenariat avec des OC ayant fait leurs preuves et auxquels d’autres ONG ou donateurs avaient fait appel pour diriger des écoles communautaires. Grâce à la participation des CT et des OC, la stratégie du COPE a réussi à établir des écoles dans des zones insuffisamment desservies et à cibler les filles ainsi que les enfants pauvres et défavorisés qui, sinon, ont tendance à demeurer en marge de toute scolarisation, à cause d’écoles trop éloignées ou d’autres facteurs socioéconomiques. Cette stratégie a permis d’atteindre les enfants qu’on avait du mal à atteindre autrement. À l’heure actuelle, dans la plupart des villages du COPE, presque tous les enfants âgés de six à huit ans vont à une école du COPE. Envisagé suivant une approche axée sur les droits, ce programme fonctionne selon les principes d’une bonne gestion : • Déconcentration, délocalisation et transfert de l’autorité centrale au niveau des organismes communautaires. • Gestion des ressources humaines, financières et immatérielles. 174 Alphabétisation, éducation et autonomisation des femmes • Suivi et évaluation des résultats scolaires des élèves et de la qualité professionnelle des enseignants. • Responsabilité en matière de motivation, de mobilisation et de renforcement des capacités des collectivités territoriales et des organismes. • Légitimité, transparence, participation et responsabilité à mettre en œuvre par les CT et les OC. Les caractéristiques de ce programme novateur sont les suivantes : 1. Les OC elles-mêmes mettent en place des comités de gestion des écoles (CGE) dont les 7 à 9 membres sont élus parmi les membres des OC. Deux de ces membres doivent obligatoirement être des femmes issues des groupes défavorisés. De 2 à 7 OC se regroupent pour former des écoles du COPE. Leurs responsabilités : • Les CGE sont responsables de la gestion administrative et financière, de l’entretien, notamment des locaux et des bâtiments scolaires ainsi que de la mobilisation des ressources des écoles. • Ils sont aussi chargés du recrutement, de la promotion ou de l’annulation des services des enseignants. • Ils sont donc également responsables du suivi et de l’évaluation des prestations des enseignants, veillant ainsi à la qualité de l’enseignement dispensé aux élèves. • Les CGE sont aussi chargés d’entretenir avec les CT concernées et en toutes circonstances des liens horizontaux et verticaux adéquats afin d’engranger un soutien, un conseil fournissant un retour d’informations sur l’expérience de scolarisation décentralisée et d’autres écoles de la région. 2. L’organisation de l’administration locale ainsi que le Bureau de l’éducation du district (BED) ont soutenu cette éducation primaire décentralisée en signant les termes du partenariat avec le COPE. Cela comprend : 175 (i) La coordination et le soutien aux écoles du COPE par la mise à la disposition d’un appui technique destiné à la formation des enseignants, le suivi et l’évaluation des prestations des enseignants ; et (ii) l’allocation d’un budget et d’un terrain pour l’éducation primaire décentralisée, suivant les recommandations des CGE. 3. La préparation de Profils de l’enseignement primaire du district (PEPD) et de Profils de l’enseignement primaire du village (PEPV). Les districts du COPE disposent maintenant d’une base de données informatisées sur les écoles primaires de base et les profils des élèves et des enseignants. La base de données démographiques et socioéconomiques sur les zones de recrutement scolaire a permis aux collectivités territoriales d’implanter des écoles du COPE dans des zones trop mal ou trop peu desservies et elle présidera à l’élaboration des futurs projets de l’EPU dans les villages et les localités couverts par le COPE. 4. La création de fonds de dotation scolaire destinés au fonctionnement des écoles du COPE. Il s’agit là d’un des aspects les plus positifs du COPE, qui a assuré la viabilité des écoles du COPE. Un grand nombre d’écoles primaires rurales employant des enseignants et financées par l’État ainsi que par les CT ont récemment souffert du retrait par l’administration centrale des subventions affectées à ces écoles, au titre de la réorientation des ressources en vue de la lutte contre l’insurrection. Les filles et les enfants pauvres ont été les premiers à devoir quitter l’école suite à l’instauration de frais de scolarité. Pour résumer, les écoles du COPE ont eu un très large écho. Les parents dont les enfants vont dans ces écoles paient une somme symbolique de 5 à 25 roupies par mois, en fonction de leurs moyens, contribuant de la sorte au partage des coûts et participant ensemble à l’éducation de leurs enfants. La preuve est ainsi donnée que la communauté participe à la qualité et à l’égalité en matière d’éducation. Particuliers et travailleurs sociaux ont donné du terrain et de l’argent pour ces écoles, sans compter des membres du Parlement. Les écoles du COPE font l’objet d’une demande de jour en jour croissante car ce sont des enseignantes qualifiées et formées qui composent le personnel de tous ces établissements. Non seulement cela 176 Alphabétisation, éducation et autonomisation des femmes motive les autres filles de la région à faire des études secondaires, mais on voit aussi apparaître des soupirants assidus qui cherchent à épouser une enseignante du COPE de leur village, puisque à leurs yeux être assimilé aux enseignantes du COPE est prestigieux. Dans le même temps, ces enseignantes deviennent, en tant qu’agents du changement, de vrais modèles pour leurs élèves aussi. Le COPE a également mis en évidence certaines évolutions radicales sur le plan scolaire et pédagogique. La violence n’a pas sa place dans les écoles du COPE. Apprendre n’y est pas seulement un jeu, mais ce qui permet aussi d’étudier la magie des mots et des connaissances. Les évaluations répétées se sont traduites par des mesures correctives prises en temps voulu, et le taux d’avancement est de 100 %. Le calendrier et les horaires scolaires suivent la norme nationale, mais on procède localement à des aménagements en fonction des besoins et des particularités, en fixant des journées et des horaires scolaires spécifiques. Un tel résultat a été possible grâce aux décisions prises localement en accord avec les CGE, les CT et les BED. L’évaluation des genres dans l’éducation népalaise qui a été entreprise par le PNUD en 2001 signale que, dans l’ensemble, les programmes d’éducation de niveau scolaire tiennent bien compte des problèmes de sexospécificité (par exemple le faible taux d’inscription des filles, les écarts entre les genres, les taux d’abandon élevés) et tentent d’y remédier. Aujourd’hui, seul 1 % environ du budget total de l’éducation, soit 13 % du budget national total, est consacré à des programmes destinés aux femmes ou aux filles. Cela ne reflète nullement les disparités actuelles entre hommes et femmes en matière d’éducation. L’évaluation constate aussi que les responsables de la mise n place du programme/projet sont surtout des hommes. Bien qu’ils soient en général conscients des problèmes propres aux femmes et qu’ils aient des idées progressistes en matière de genre, ils n’ont pas les connaissances ou les qualifications leur permettant d’intégrer la dimension sexospécifique dans leurs programmes/projets. Les problèmes que pose la réalisation des Objectifs du millénaire pour le développement sont multiples, mais ne sont pas insurmontables. Ainsi, toute stratégie visant à libérer le « pouvoir intérieur » des pauvres doit 177 s’attacher aux filles et aux femmes afin d’éliminer l’inégalité et la discrimination entre les genres. Une telle stratégie ignore le cloisonnement entre classes sociales, castes, croyances, couleurs, appartenances ethniques et langues, et elle signifie que le développement ne saurait être envisagé indépendamment du reste. Elle doit faire face à l’interdépendance des problèmes de genre entre les divers secteurs, dans la mesure où la Constitution garantit l’égalité de tous sans aucune discrimination. L’éducation doit aller de pair avec l’autonomisation et doit donner aux filles et aux femmes la liberté d’apprendre, de choisir, de prendre des décisions et de chercher la vérité sans être l’objet de pressions destinées à les voir se conformer ou adhérer à des orientations idéologiques ou politiques. Car, sinon, à quoi bon l’éducation, si la moitié de la population est incapable de lire les dispositions de la Constitution et se voit refuser le droit de vivre en toute égalité, dignité et liberté ? 178 Le débat en cours C. Robinson Les documents qui précèdent prouvent que l’alphabétisation est un concept multi-dimensionnel et ils montrent à quel point la compréhension de la place qu’elle occupe dans la société dépend de l’angle d’approche de chaque intervenant. Cette constatation pourrait à elle seule justifier la nécessité de relancer le débat sur l’alphabétisation, afin que plusieurs points de vue s’enrichissent les uns les autres et contribuent à la mise en œuvre d’une alphabétisation mieux conçue et plus efficace. Parallèlement, d’autres raisons décisives font que nous devrions veiller à ce que le débat sur l’alphabétisation soit relancé. Dimension de la pratique de la communication, l’alphabétisation structure l’évolution sociale et se voit structurée par elle. Au fur et à mesure de l’évolution des aspects sociaux, il conviendra de repenser l’utilisation, la signification et le rôle de l’alphabétisation, de revoir ses pratiques et de réétudier ses méthodes. Ce qui suit est un résumé du débat suscité par la prise en compte des questions qui ont été soulevées dans les documents précédents. Au lieu de proposer des solutions ou de donner des réponses, ce débat traduit le genre de questions que nous devons continuer à poser si l’on veut que l’alphabétisation soit un outil de communication pertinent, intégré à la vie quotidienne des individus et ce dans différents contextes. Les huit points qui suivent sont essentiels au développement de nouvelles approches de l’alphabétisation et ils se solderont par de nouvelles perspectives et de nouveaux problèmes. Les huit questions sont les suivantes (l’ordre ou la nature de ces questions ne traduit en rien une quelconque priorité ou un statut particulier) : • Théorie et pratique de l’alphabétisation • Alphabétisation et conceptions de la liberté • Alphabétisation et technologies de l’information et de la communication (TIC) • Alphabétisation et genre • Alphabétisation dans le contexte de l’Education pour tous (EPT) et partenariats Alphabétisation et langue • Alphabétisation et communauté • • Politique et politiques de l’alphabétisation 181 1. Théorie et pratique de l’alphabétisation La littérature récente sur l’alphabétisation a mis l’accent sur des « alphabétisations » plurielles plutôt que sur un concept unique d’alphabétisation. Cela s’est accompagné du rejet de la dichotomie entre alphabétisation et analphabétisme, pour encourager une analyse plus affinée sur la manière dont les populations utilisent les différentes formes d’alphabétisation. Par conséquent, on se garde d’employer les termes « analphabètes » ou « analphabétisme », lesquels définissent les personnes par ce qui leur fait défaut et s’accompagnent des connotations péjoratives telles que « ignorant », « arriéré » ou « sous-développé ». Définir une norme « d’alphabétisation » revient à condamner les autres comme anormales, pitoyables ou exotiques. Ce modèle de déficit qui appartient au discours dominant sur l’alphabétisation empêche la réussite des pratiques mêmes qu’il est censé promouvoir. En taxant les autres d’« analphabètes », les agences d’alphabétisation sapent les bases des connaissances actuelles, de l’expérience vécue et de la culture locale sur lesquelles les pratiques d’alphabétisation doivent s’appuyer, si elles veulent être efficaces et utiles. Convaincus de la nécessité de l’alphabétisation et de l’absence de quoi que ce soit qui s’en approche, les fournisseurs de services d’alphabétisation agissent d’une manière condescendante, en soutenant que les connaissances transmises par l’alphabétisation auront plus de valeur que celles que les apprenants possèdent déjà. S’il est probablement nécessaire d’aborder d’une manière ou d’une autre l’accès relatif aux pratiques de communication écrites, la dichotomie inhérente à la désignation « alphabète/analphabète » oriente vers de mauvaises pistes et dissimule les questions qu’il convient de se poser dans le cadre de la planification d’un travail d’alphabétisation. L’alphabétisation en tant que pratique sociale a attiré l’attention sur ses utilisations dans différents contextes. La nature plurielle des alphabétisations est notamment liée à une diversité de contextes, d’objectifs, de langues, d’écritures, de modes et de moyens d’acquisition. Les individus peuvent être amenés à utiliser différentes alphabétisations dans leur vie quotidienne, à mesure que différents besoins apparaissent en fonction d’une diversité et d’une multiplicité de circonstances. 182 Le débat en cours Cette conception des alphabétisations a mis en lumière la dimension politique de l’alphabétisation — en tant qu’élément de la construction, de l’imposition et du maintien du pouvoir. Elle a également montré les diverses manières par lesquelles on a recours à l’alphabétisation pour construire une identité individuelle ou communautaire, pour organiser la vie et pour traduire les connaissances et l’héritage culturel. Qui plus est, ces approches ont expliqué comment les alphabétisations, en tant que phénomènes sociétaux, influencent nos vies, quel que soit le degré personnel d’utilisation de l’alphabétisation ou, plus généralement parlant, quel que soit notre engagement par rapport à l’écrit. Il semble donc que la nature de l’alphabétisation soit plus liée à des utilisations sociales qu’à des compétences individuelles. Pour ceux qui participent à la promotion de l’alphabétisation, ces notions sont primordiales, dans la mesure où elles mettent d’abord l’accent sur le contexte social au sens large avant de s’intéresser à la façon dont l’alphabétisation pourrait être acquise ou ne serait-ce qu’au fait de savoir si elle peut s’acquérir. Il s’ensuit que les questions liées à la langue, aux grandes pratiques de communication et au contexte historique deviennent des questions d’alphabétisation — ayant des répercussions évidentes sur la promotion de l’alphabétisation, par exemple parmi les groupes minoritaires et autochtones. Ces théories de l’alphabétisation ont peu abordé sur le plan pratique la promotion de l’alphabétisation et l’acquisition de l’alphabétisation. Si l’alphabétisation est considérée comme une donnée fondamentale du droit à l’éducation et si de nombreux partisans des « alphabétisations » s’attachent à optimiser l’usage des alphabétisations dans un large éventail de communautés, un décalage persiste entre la théorie et la pratique. Peut-être le débat sur les questions traitées ci-dessous permettra-t-il de l’expliquer, car c’est en confrontant la théorie de l’alphabétisation avec le tissu des réalités sociales que ces approches seront ou non validées. 2. L’alphabétisation et les conceptions de la liberté L’alphabétisation se conçoit dans un contexte particulier — mais cela vaut-il pour la liberté ? Les définitions universelles de la liberté abondent 183 dans les documents et les déclarations internationaux, mais rien de tout cela ne garantit une liberté particulière à un groupe de personnes en particulier. La liberté, à l’instar de l’alphabétisation, est vécue (ou ne l’est pas), et elle est souvent définie dans les faits par les « non-libertés » spécifiques, pour reprendre l’expression de Sen, que les personnes subissent dans leur vie quotidienne. Les liens entre alphabétisation et liberté dépendent de la manière dont l’alphabétisation permet aux populations de s’attaquer aux non-libertés et de les transformer dans leurs vies, ou du fait que l’alphabétisation détient ou non ce pouvoir. Des aspects passionnants et complémentaires entretenus par ces relations sont mis en lumière dans le débat ; ils ne se contredisent pas, mais ils mettent en évidence diverses lignes de force qui trouvent leur origine dans des situations différentes. Ces relations doivent être comprises dans le contexte de sociétés et de cultures particulières. L’exemple de la Palestine montre combien la liberté peut dépendre de la peur de s’exprimer. À elles seules, l’alphabétisation et l’éducation ne débouchent pas sur la liberté et sont en fait dominées par les mêmes forces qui limitent la liberté de parole. Par conséquent, l’alphabétisation n’est pas toujours source de liberté car elle peut être au service des puissants et du pouvoir. Ce genre d’alphabétisation réduit souvent au silence les populations en raison du pouvoir écrasant des spécialistes et des institutions. Comment pouvons-nous être aussi libres que possible à partir de ce discours englobant et comment pouvons-nous découvrir de nouveaux espaces d’expression ? Les femmes du Népal lancent un cri de liberté face à l’injustice, la discrimination, l’inégalité et l’exploitation — autant de « non-libertés » qui sont enracinées dans les structures sociales et nationales. Dans un tel contexte, certains types d’alphabétisation peuvent ouvrir des possibilités qui leur permettent de s’affirmer, d’entrer en contact avec l’administration ou avec d’autres institutions pour leur propre compte, de comprendre non seulement pourquoi les choses sont comme elles sont mais aussi comment les faire évoluer. L’alphabétisation suffira-t-elle pour y parvenir ? À elle seule, l’alphabétisation n’en aura pas les moyens, mais elle peut accompagner et soutenir des étapes destinées à accroître la confiance en soi ainsi que l’initiative collective qui sont nécessaires pour commencer à modifier des relations basées sur l’oppression. 184 Le débat en cours En Érythrée, la liberté se traduit surtout pour les agences de développement de l’État par la participation des citoyens à la société. Au-delà de la participation symbolique des populations locales aux efforts de développement des pouvoirs publics ou d’autres personnes, cette participation importante permet de s’exprimer et d’agir sur les réalités locales et en matière de culture. L’alphabétisation dispensée dans les langues des populations n’est pas seulement un outil d’apprentissage ainsi que le médium le plus accessible (bien qu’il ne soit pas toujours facilement disponible), mais elle met aussi en valeur l’identité locale des populations comme elle leur permet de mieux comprendre ce qu’elles sont. Pour les peuples autochtones de l’Équateur, la liberté est liée à la possibilité d’être pleinement eux-mêmes. Les relations structurelles et institutionnalisées les contraignent toujours à subir ce qui doit être fait aux yeux d’autrui, les connaissances d’autrui ainsi que la perception du monde d’autrui. À partir de quel moment ceux qui sont au pouvoir et ceux qui détiennent un pouvoir commenceront-ils à apprendre les expériences et les connaissances des peuples autochtones au lieu, toujours, du contraire ? La liberté ne verra le jour que lorsque leur langue et leur culture seront reconnues. L’alphabétisation dans les langues autochtones et les alphabétisations plurilingues pour tous et pas seulement pour les peuples autochtones sont en ce sens à la fois une étape et un symbole fort. Dans les communautés rurales en Inde, la liberté marque un changement dans les relations structurelles qui les maintiennent dans un état de marginalisation, les privent de perspectives et les assujettissent aux puissants et aux riches. Aucune communauté ne vit comme une île isolée, en particulier à l’âge de la mondialisation. Il n’empêche que chaque communauté dispose de connaissances, de richesses culturelles et de traditions qui lui sont inhérentes. L’alphabétisation et les alphabétisations plurilingues sont un moyen parmi tant d’autres d’autonomisation, à envisager comme un changement dans les relations structurelles et politiques, une position à partir de laquelle il est possible d’affirmer ses droits. Dans cette optique, l’alphabétisation est liée à la connaissance — à la découverte du sens à l’échelle locale comme mondiale. 185 Dans la perspective du Royaume-Uni et compte tenu du discours occidental dominant, l’alphabétisation pose des problèmes de pouvoir — qui se traduisent au niveau de la langue, des relations entre les genres et de bien d’autres façons. L’alphabétisation peut fonctionner comme un moyen d’autonomisation quand elle débarrasse les esprits des idéologies dominantes. Quels que soient les non-libertés et le lieu où l’alphabétisation peut être un moyen de les transformer, la méthode doit avant tout tabler sur le respect des populations concernées. 3. Alphabétisation et technologies de l’information et de la communication (TIC) Si les technologies de l’information et de la communication (TIC) peuvent jouer un rôle libérateur — communications instantanées dans le monde entier ; diffusion rapide de matériel écrit, visuel et audio ; accès à d’innombrables informations ; production accrue de documents ; stockage et gestion de grandes quantités de données ; instruments de calcul et de conception graphique rapides ; moyen d’exprimer sa personnalité ou des idées dans les délais les plus brefs ; supports flexibles de transmission de textes, d’images ou de sons. Mais cela ne concerne pas tout le monde. L’électricité, les lignes téléphoniques, les ordinateurs, sans compter la formation et l’aide nécessaires — ainsi que les moyens financiers pour les acquérir — sont les conditions essentielles de l’utilisation des TIC… et donc de l’ALPHABÉTISATION ! L’utilisation efficace des TIC requiert une certaine forme d’alphabétisation — ainsi, la lecture et la compréhension des signes alphanumériques et celles d’images et d’icônes petites ou grandes. Elle exige la maîtrise d’un clavier et la connaissance du fonctionnement des programmes informatiques. Elle nécessite souvent la connaissance d’une langue dominante qui n’est pas la vôtre. Elle fait appel à des concepts et à des connaissances qui permettent d’interpréter les informations d’une manière pertinente. Ce genre d’alphabétisation est peut-être différent des autres types d’alphabétisation utilisés par un individu ou une communauté et, le cas échéant, s’ajoute à eux. Passer d’une culture non écrite à une culture écrite est une question d’identité et de positionnement dans la société. On peut être producteur ou consommateur d’informations par le biais de l’ordinateur, voire les 186 Le débat en cours deux — ce qui, quoi qu’il en soit, pose un vrai problème à la planification des programmes. De nouvelles formes d’alphabétisation et « d’analphabétismes » découlent de la révolution technologique, qui a ouvert de nouveaux horizons et de grandes perspectives. Dans le même temps, le fait que les TIC tendent à centraliser et à promouvoir l’uniformité donne un caractère d’urgence et de défi à la promotion de la diversité. Comme pour l’alphabétisation elle-même ou en fait pour toute forme d’éducation, les TIC peuvent servir à libérer ou à opprimer, pour reprendre la terminologie de Paulo Freire. Les plans qui prônent l’utilisation d’aides technologiques dans le travail d’alphabétisation doivent tenir compte de toute la gamme des technologies, de manière à sélectionner celle qui sera la plus appropriée à une situation particulière. Ces technologies comprennent la radio, la télévision, l’audiovisuel, les bandes vidéo et audio, en plus des ordinateurs et de l’Internet. Le crayon et le papier occuperont encore une place centrale dans les pratiques d’alphabétisation. Quelles que soient les technologies choisies, la façon dont on les utilisera sera un élément décisif pour déterminer dans quelle mesure elles seront utiles, appropriées et pertinentes. On parle beaucoup de la fracture numérique, mais la dimension de l’alphabétisation n’est pas mise en évidence dans le débat. L’intérêt que suscitent les possibilités offertes par les TIC dissimule souvent les problèmes liés à certains contextes. Ainsi, on comprend souvent très mal comment l’alphabétisation peut s’adapter à d’autres pratiques de communication et moins encore comment l’alphabétisation informatique peut le faire. Cela soulève d’autres problèmes liés à l’utilisation de l’alphabétisation et des TIC en matière d’expression de sa personnalité, de validation et d’utilisation des connaissances locales ainsi que du pouvoir des connaissances d’autres populations, sans parler de leur confrontation. Les questions que pose l’utilisation de l’écriture et du langage dans le cadre de la communication électronique et sur l’écran sont également souvent négligées dans la course éperdue pour rendre les TIC accessibles. Il faut de toute urgence des méthodologies qui permettent de planifier l’utilisation des connaissances locales sous une forme numérique, en cherchant sérieusement à savoir quelles 187 langues un tel matériel devrait utiliser et comment le contenu devrait être déterminé. Il faudra pour cela former des formateurs en gestion de contenu ; cela sera peut-être plus délicat qu’il ne semble au premier abord, étant donné que les enseignants et les formateurs actuels hésitent souvent à utiliser de nouvelles technologies. De quelle manière les TIC peuvent-elles renforcer le processus d’alphabétisation ? Nous disposons de peu de modèles et il serait fort utile de diffuser des informations sur des utilisations réussies des TIC dans le travail d’alphabétisation, lesquelles donneraient un aperçu sur différents environnements et groupes d’apprenants. L’utilisation des TIC soulève des questions fondamentales en matière de société et de développement, et notamment celles-ci : qui est détenteur du savoir ? ; qui est détenteur de la langue ?, qui est détenteur de la culture ? ; et qui est détenteur de l’avenir ? La nature et l’utilisation de l’alphabétisation/des alphabétisations plongent au cœur de ces questions. L’apprenant ne devrait pas être placé devant un fait accompli, mais il faudrait plutôt lui donner les moyens pour comprendre et évaluer dans quelle mesure les TIC et les formes d’alphabétisations qu’elles induisent amélioreront sa vie et sa contribution à la société. Il importe qu’en matière de TIC les personnes soient en mesure de faire un choix en connaissance de cause, notamment parce que les cultures orales et écrites se voient transformées par les TIC. Dans le débat en cours, certaines questions essentielles doivent encore être abordées, par exemple : • Comment les programmes d’alphabétisation peuvent-ils intervenir le plus efficacement possible pour faire en sorte que de très nombreuses personnes ne restent pas en marge des libertés et des perspectives nouvelles ? • Peut-on éviter d’imposer par les TIC les connaissances d’autres populations à des populations réduites et vulnérables, comme les minorités et les peuples autochtones ? • Qu’avons-nous appris des liens entre l’alphabétisation et la capacité des populations à communiquer par d’autres moyens ? 188 Le débat en cours 4. Alphabétisation et genre Si les deux tiers des non alphabétisés étaient des hommes, serions-nous confrontés aux défis qui nous occupent ? Nombreux sont ceux qui affirment aujourd’hui que l’analphabétisme est peut-être un phénomène typiquement féminin — deux tiers de ceux qui n’ont pas accès à l’alphabétisation étant des femmes. Cette situation ne semble guère évoluer, malgré le fait que l’investissement dans l’éducation féminine soit l’un des facteurs les plus décisifs en matière de développement. Cet état de fait va de pair avec bien d’autres aspects propres au handicap et à l’inégalité des femmes — absence de revenus, surmenage, faible participation aux prises de décision dans la famille ou la communauté, mauvais traitements et violences, et ainsi de suite. Le fait que les femmes soient privées de l’alphabétisation est l’une des nombreuses façons dont elles sont marginalisées. Pourquoi faut-il tant de temps pour s’attaquer à ce problème ? Beaucoup comprennent les bénéfices de l’alphabétisation des femmes — des études de cas démontrent les bénéfices qu’elles-mêmes en retirent ainsi que leur famille, leurs enfants et la communauté. Les effets positifs se répercutent dans bien des domaines, notamment l’enrichissement et le développement personnels, la santé, les revenus, les soins aux enfants, la scolarisation des filles. Cela étant, la compréhension de ces bénéfices ne s’est pas traduite par des efforts systématiques et proportionnés pour changer cet état de fait. Les femmes participent en grand nombre à certains programmes d’alphabétisation, mais pas à d’autres, notamment là où le taux général d’alphabétisation (femmes et hommes) est faible. L’un dans l’autre, pour ce qui est des possibilités et des ressources, la part du lion revient aux hommes. Quelles sont les approches de l’alphabétisation qui seront les plus efficaces pour aider les femmes à acquérir une plus grande liberté ? L’objectif habituel de l’alphabétisation est l’autonomie de l’individu, en partant cependant du principe que la communication écrite est un moyen d’y parvenir, alors que l’autonomisation fait également appel au développement de l’expression orale et aux connaissances que les femmes possèdent déjà. Il faut intégrer cette donnée dans le travail d’alphabétisation auprès des femmes — pour que ces dernières fassent entendre leur voix au sein de leur famille, 189 de leur communauté et de la société tout entière, l’expression tant orale qu’écrite sera nécessaire. La valeur de l’alphabétisation se mesure uniquement par ce qu’elle permet aux individus de réaliser, et c’est pourquoi la promotion de l’alphabétisation doit être liée à des sujets qui sont en rapport avec la vie des femmes. On parviendra mieux à maîtriser les contenus de l’alphabétisation là où les femmes suivent dans le même temps une autre formation rémunératrice, qu’elle soit liée à l’agriculture et à des activités rémunératrices, à la vie de famille et à la santé, à la participation communautaire ou encore à l’expression culturelle ou religieuse. En outre, les activités et les problèmes quotidiens des femmes vont déterminer les conditions qui leur permettront de suivre un enseignement — le moment, le lieu, la durée, les groupes et ainsi de suite. Il faut accorder une place particulière aux questions de langue et de culture en matière d’alphabétisation des femmes ; étant donné qu’elles voyagent souvent moins et sont moins en contact avec les langues nationales ou officielles, il est essentiel d’utiliser la langue locale au cours de la phase d’initiation à l’alphabétisation, tout en leur donnant la possibilité d’avoir accès à d’autres langues dans le cadre de la poursuite du programme. L’accès insuffisant à l’alphabétisation est symptomatique des relations entre les genres à l’échelle des sociétés. Si l’alphabétisation peut être un instrument permettant d’offrir des chances égales aux femmes, dans de nombreux cas elle ne jouera pas ce rôle sauf si l’on parvient à un meilleur équilibre dans les relations entre les genres. D’où le fait que l’alphabétisation des femmes nécessite une meilleure compréhension des relations entre les genres et une détermination plus forte à les faire évoluer. Cela nécessitera certainement un changement des attitudes et des comportements sociétaux, tant au niveau individuel que collectif. L’éducation des adultes et l’apprentissage tout au long de la vie en général ne sont pas des questions prioritaires et le plus souvent bénéficient de peu de ressources. Les budgets publics alloués à l’éducation des adultes sont infimes par rapport aux budgets de l’enseignement scolaire. Autant dire que les femmes ont encore moins de chances en tant qu’adultes d’avoir accès 190 Le débat en cours à l’alphabétisation et à l’éducation — les possibilités réservées aux adultes étant moindres et celles qui existent leur étant moins accessibles. La part de l’alphabétisation féminine évoluera peu, si l’éducation des adultes reste si limitée. 5. Alphabétisation dans le contexte de l’Éducation pour tous (EPT) L’EPT est le cadre général mondial pour multiplier les possibilités éducatives, et son mode de fonctionnement fondamental est le partenariat. Le programme de l’EPT n’a pas seulement comme objectif spécifique l’éducation des adultes, mais il suppose des niveaux accrus d’alphabétisation pour chacun de ses six objectifs. Le Cadre d’action de Dakar a fortement encouragé le développement de grands partenariats, en mettant particulièrement l’accent sur la participation de la société civile à tous les aspects de l’EPT. C’est dans le domaine de l’alphabétisation des adultes que cette participation s’avère la plus nécessaire et la plus manifeste. Il serait faux de limiter l’action en faveur de l’alphabétisation à l’objectif de l’EPT visant à augmenter de 50 % les niveaux d’alphabétisation d’ici à 2015. TOUS les objectifs de Dakar supposent la promotion de l’alphabétisation — que ce soit au niveau de l’enseignement primaire pour les enfants ou d’une éducation primaire de qualité, en tant que compétence utile dans la vie quotidienne, en tant qu’élément de l’égalité entre les genres dans l’éducation ou en tant qu’élément essentiel d’un enseignement de qualité. L’alphabétisation est un outil d’apprentissage de base — qu’il s’agisse des pays en développement ou des pays industrialisés, elle est décisive pour accéder à l’éducation et pour tirer le meilleur parti de ces possibilités. C’est dans cette perspective que les Nations Unies ont proclamé la Décennie pour l’alphabétisation (2003-2012). L’alphabétisation devrait donc être prioritaire dans le programme de l’EPT… mais est-ce bien le cas ? Élément a priori essentiel, l’alphabétisation des adultes se voit en fait reléguée au rang d’un problème secondaire, loin derrière la promotion de l’enseignement primaire. Cette situation s’est déjà présentée au cours des dix années qui ont suivi Jomtien et elle se représente aujourd’hui. Jusqu’ici, les partenaires financiers de l’EPT n’ont guère tenu compte des pressions leur demandant de s’intéresser davantage aux 191 Analphabétisme : un phénomène typiquement féminin ? Dossier réalisé par le Bureau de la planification stratégique, UNESCO Les faits : un cri d’alarme • Deux tiers des 862 millions d’analphabètes qu’enregistre le monde sont des femmes. • 70 % des pauvres dans le monde sont des femmes. • 113 millions d’enfants en âge d’entrer à l’école primaire sont privés de leur droit à l’éducation. Près des deux tiers d’entre eux sont des filles. • Il y a moins de filles que de garçons qui terminent leurs études primaires. À l’âge de 18 ans, les filles comptent en moyenne 4,4 années d’études de moins que les garçons. La multiplicité des facteurs • Beaucoup de communautés pauvres pensent que l’investissement dans l’éducation des femmes et des filles n’est pas rentable. Dans beaucoup de sociétés patriarcales, les femmes et les filles sont privées de leurs droits humains fondamentaux et, parmi eux, du droit à l’éducation. • Dans de nombreux pays, les filles sont censées participer dès leur plus jeune âge aux tâches domestiques, ce qui les empêche de suivre une scolarité formelle. • Dans certains pays, on considère qu’il n’est pas essentiel d’autonomiser les femmes par l’éducation et que c’est parfois contraire au rôle qui leur est demandé. Les objectifs stratégiques de l’éducation • Assurer l’égalité de l’accès à l’éducation. • Faire disparaître l’analphabétisme parmi les femmes. • Développer une éducation et une formation non discriminatoires. • Promouvoir l’éducation et la formation permanentes à l’intention des filles et des femmes. L’intégration d’une perspective sexospécifique L’intégration d’une perspective sexospécifique consiste à évaluer les répercussions sur les hommes et les femmes de toute action planifiée, notamment dans le cadre de la législation, des politiques et des programmes, dans tous les domaines et à tous les niveaux. La promotion d’une alphabétisation sexospécifique • Équilibre des rôles entre les genres dans les manuels. • Présence de modèles d’identification féminins dans tous les matériels pédagogiques. • Alphabétisation en temps et lieux voulus. • Recours à des femmes en tant qu’animatrices et formatrices. • Planification de l’alphabétisation en fonction de la manière dont les femmes souhaitent la mettre en pratique. Le passage de l’alphabétisation aux alphabétisations • S’adapter aux contextes sociaux, culturels et religieux. • Rapprocher l’alphabétisation d’objectifs et d’utilisations pratiques. • Associer l’alphabétisation au développement durable local. • Alphabétiser dans les langues locales. La Décennie des Nations Unies pour l’alphabétisation Elle est l’occasion d’adopter et de mettre en œuvre une vision nouvelle de l’alphabétisation, qui renforcera l’identité culturelle, la participation démocratique et la citoyenneté, la tolérance et le respect envers les autres, le développement social et la paix. Presented by Hans D’Orville 192 Le débat en cours 860 millions et plus d’adultes privés de perspectives d’alphabétisation. La question de l’alphabétisation n’a pas été non plus considérée comme un élément essentiel dans tout l’agenda de Dakar, soit lors des forums mondiaux de l’EPT, soit dans l’établissement du budget des pays. La société civile est devenue un partenaire naturel dans bien des milieux de l’EPT, au niveau national pour certains pays ainsi qu’au niveau international. Dans les mécanismes internationaux de l’EPT, il est nécessaire de multiplier des alliances entre la société civile, les États du Sud intéressés et l’UNESCO pour intervenir auprès des agences de financement afin qu’elles s’engagent davantage, notamment sur le plan des ressources, en faveur de l’éducation des adultes en général et des perspectives d’alphabétisation en particulier. Les partenariats réunissant un large éventail de parties prenantes encouragent l’EPT aux niveaux local et international. Au niveau international, les structures formelles garantissent le dialogue autour de la table entre États, société civile et agences bilatérales et multilatérales. Au niveau national, les forums de l’EPT font de même mais, dans de nombreux pays, ils ne sont pas organisés ou fonctionnent mal. Tout en bas de l’échelle, au niveau local de la communauté, toutes sortes de partenariats informels et ponctuels sont mis sur pied ; la participation active de l’État — et non prépondérante — est un élément essentiel pour qu’ils soient encore plus performants. Les partenariats communautaires doivent incorporer les structures dirigeantes locales du village. Le travail d’alphabétisation est très efficace s’il tient compte des normes et des finalités culturelles locales ; la conception d’un tel travail nécessite de la transparence dans le dialogue entre les partenaires, afin que les perspectives et les idées de départ fassent l’objet d’un débat ouvert et que l’on se mette d’accord sur des formes de coopération. Ce type de partenariat inclusif au niveau local implique l’utilisation de la langue locale pour la planification et pour l’alphabétisation, ainsi que celle des autres langues utilisées, si besoin est. 6. Alphabétisation et langue La question de la langue occupe une place centrale dans le débat — ce sur quoi ont mis l’accent les parties prenantes, notamment au regard de la mise 193 en œuvre de la Décennie des Nations Unies pour l’alphabétisation. Si ce problème renvoie à de nombreuses déclarations internationales, il présente cependant à nouveau un caractère d’urgence. Le pourquoi d’une telle situation ? On peut invoquer à ce propos deux raisons : premièrement, l’accès à l’alphabétisation dans sa langue, souvent appelée maternelle, est considéré non seulement comme la meilleure approche pédagogique en matière d’alphabétisation, mais également comme un droit fondamental. Deuxièmement, le peu d’intérêt pour la mise en application de ce droit à grande échelle témoigne d’un problème, sinon d’une désillusion. Des centaines de groupes minoritaires et autochtones dans le monde entier pâtissent notamment de ce désintérêt. Au Népal, 61 groupes différents sont encore exclus de bien des possibilités à cause de la langue — aucun effort n’est fait pour permettre l’utilisation de leurs langues comme moyen d’éducation. Cette situation se répète sur tous les continents, où la prédominance des langues officielles, coloniales ou nationales est considérée comme un état des choses nécessaire et immuable, au mieux malheureux. Rares sont les approches plurilingues, où le travail d’alphabétisation accorde une place à l’utilisation de la langue locale et à celles d’autres langues, mais des modèles existent et des pratiques efficaces ont été développées. L’UNESCO a un rôle à jouer afin de promouvoir et de faciliter de telles approches. Un engagement ferme et sur le long terme sera nécessaire pour changer le statu quo, en s’appuyant notamment sur la coopération pour concevoir des alphabets et des systèmes d’écriture là où ils n’existent pas. C’est un élément nécessaire de la réalisation du droit à l’éducation dans la langue de chacun. La langue n’est pas seulement le moyen de communication par excellence, mais aussi un symbole puissant de l’identité et de la culture. Outre l’alphabétisation de base, il est par ailleurs nécessaire de rédiger les manuels d’enseignement secondaire et de formation technique/ professionnelle dans les langues locales, afin que les connaissances ne soient pas seulement apprises mais qu’elles soient évaluées en profondeur et appliquées à bon escient localement. La question de la langue va bien au-delà de l’alphabétisation — elle a trait aux connaissances, locales et exogènes, à l’accès aux possibilités, à l’expres- 194 Le débat en cours sion de la personnalité, à l’héritage et à l’identité culturels, aux relations entre la communauté et les institutions, à la conduite des affaires publiques et à la participation. Dans le travail d’alphabétisation, l’utilisation de toutes les langues qu’une communauté parle couramment pour communiquer est le point de départ d’une pleine compréhension au niveau local ainsi que la base sur laquelle il est possible de construire des relations mutuelles respectueuses au niveau mondial. 7. Alphabétisation et communauté Une des leçons que l’on peut tirer du travail mené en matière d’alphabétisation durant les 20 dernières années est qu’il est le plus fécond quand on prend pleinement en compte le contexte local. L’utilisation des langues de la communauté en participe, tout comme la primauté de la communauté locale pour ce qui est de la conception et de la prestation de modes d’acquisition de l’alphabétisation. Cela suppose de l’espace et non l’isolement — davantage d’espace pour que les communautés puissent vivre comme elles le souhaitent et décider de la pertinence réelle ou non de l’alphabétisation et de son utilisation. Le point de départ a peu de chances d’être constitué par l’alphabétisation à elle seule, mais le sera plutôt par des thèmes pertinents ou des préoccupations sociales. La caractérisation de ces processus comme ascendants, par opposition aux descendants, ne fera vraisemblablement pas avancer le débat — ce dont on a besoin, c’est d’un espace réservé à l’initiative locale, sans aucune ingérence. C’est en prônant « plus d’interaction mais moins d’ingérence » qu’on pourra probablement offrir davantage de perspectives permettant l’émergence de communautés d’autoapprentissage, où l’éducation débouchera sur d’autres activités de développement et de formation. L’appropriation par la communauté des initiatives en matière d’alphabétisation ou d’autres activités collectives est un contrepoids décisif face au processus inégal de la mondialisation. La solidarité, la confiance en soi au niveau collectif, l’affirmation de l’identité peuvent être facilitées par les alphabétisations locales, qui seront les fondements de l’affirmation des droits et l’expression d’une participation à un tissu social plus large. À elle seule, l’alphabétisation ne pourra parvenir à ces objectifs, mais elle peut favoriser leur réalisation en fournissant un espace social et une possibilité 195 d’apprentissage. L’histoire récente est parsemée des ruines de programmes d’alphabétisation inefficaces, conçus de l’extérieur et à partir des bonnes idées de quelqu’un d’extérieur appliquées aux communautés. C’est uniquement quand la planification et la conception du travail d’alphabétisation seront locales et flexibles, et qu’elles prendront toute la mesure des différentes alphabétisations de l’environnement local, que l’alphabétisation deviendra alors un outil développant les possibilités collectives et de liberté. 8. Politique et politiques En tant que pratique sociale, l’alphabétisation a des implications politiques — on peut y avoir recours pour prendre le pouvoir, le conserver ou le contester. Elle peut se présenter comme un instrument pour renverser les régimes répressifs ou non démocratiques. Comme Freire nous l’a rappelé, elle peut être un instrument de domination et de domestication politiques, l’opposé absolu de la liberté et de la libération. Là où une élite politique l’a interdite, comme dans certaines régions du monde, l’alphabétisation devient par essence l’expression de la liberté et de la revendication politiques. Même si ces implications politiques sont claires ou du fait même qu’elles le soient dans certains cas, l’alphabétisation lutte pour rester une grande priorité des programmes politiques. L’UNESCO doit avoir en partie pour rôle de mettre l’accent sur le travail d’alphabétisation et de concevoir des stratégies de plaidoyer, en partenariat avec d’autres, afin de soutenir l’élan politique en faveur de l’alphabétisation. Une urgence d’autant plus grande que la mise en œuvre du Cadre d’action de Dakar risque, après seulement deux années, de marginaliser les possibilités d’apprentissage pour les jeunes et les adultes extérieurs à l’école, notamment en matière d’alphabétisation. Un certain nombre de questions spécifiques de politique générale méritent une attention particulière : • La nécessité d’intégrer toutes les parties prenantes à tous les processus du travail d’alphabétisation. 196 Le débat en cours • La nécessité de voir l’État et la société civile assumer pleinement leur rôle en matière d’alphabétisation, de sorte que les ONG n’aient pas seulement à combler les lacunes de l’État. • L’intégration à la programmation d’alphabétisation des personnes handicapées, quelle que soit la nature de leur handicap. • La nécessité de tenir compte de la Décennie des Nations Unies pour l’alphabétisation ainsi que d’autres initiatives, par exemple en matière de réduction de la pauvreté et de populations autochtones. • La nécessité de répondre aux besoins d’alphabétisation des populations migrantes, en Europe comme ailleurs, en veillant aux questions de langues et d’apprentissage linguistique. Le rôle joué par l’UNESCO quant à la promotion de l’alphabétisation est essentiel, ce qui invite donc l’UNESCO a : • entreprendre un plaidoyer auprès des gouvernements et influencer les structures des administrations en vue de l’alphabétisation ; • assurer une fonction d’observateur quant au développement des politiques d’alphabétisation et à l’allocation de ressources ; • garantir les initiatives locales (en assurant un soutien moral et en veillant à leur qualité) ; • établir des normes en matière de conception et d’exercice du travail d’alphabétisation (par exemple, en ce qui concerne une planification inclusive, l’utilisation des langues, les possibilités offertes aux femmes, le développement équitable de l’utilisation des TIC, etc.) ; • faciliter les relations et les partenariats entre toutes les parties 197 Recommandations 1 Ces deux derniers jours, environ 150 personnes issues d’horizons culturels et professionnels fort différents se sont réunies pour aborder la question de l’alphabétisation envisagée comme liberté. Lors de nos échanges, nous avons découvert que nous étions tous résolument et concrètement attachés à l’alphabétisation comme à un élément libérateur nous permettant de réaliser toutes nos potentialités d’êtres humains. Nous avons eu certes des discussions animées, mais un principe fondamental nous a toujours réunis : l’action en faveur de l’alphabétisation doit être enracinée au niveau local de la communauté : le choix de la langue, les décisions du programme, la valeur et l’utilisation de l’alphabétisation — tous ces éléments doivent trouver leur origine au niveau local, grâce au soutien d’autres organisations. Nous proposons ces recommandations à l’UNESCO, afin d’orienter autrement la Décennie des Nations Unies pour l’alphabétisation. En considération de la théorie et la pratique de l’alphabétisation, nous recommandons : • que le rôle des gouvernements ainsi que des organisations nationales et internationales soit d’apporter une aide et un soutien aux initiatives locales. Nul ne devra avoir le pouvoir d’imposer son opinion aux communautés locales. Le soutien devra inclure des ressources de toutes sortes, notamment : – l’allocation de fonds par les gouvernements, les organismes nationaux et internationaux ; – des informations et des échanges sous forme d’études de cas, d’articles et d’expériences en provenance d’autres régions du monde. Ces informations devront être librement accessibles et non censurées, la communauté ayant à décider de leur pertinence et de leur utilisation. • que les peuples autochtones puissent faire clairement entendre leur voix quant à l’élaboration des politiques d’alphabétisation, notamment en rassemblant, lors des réunions internationales, des représentants venus des réunions préparatoires locales. 1. Un ensemble de recommandations a été adressé à l’UNESCO sur la planification et la mise en œuvre de la Décennie des Nations Unies pour l’alphabétisation, faisant suite à la Table ronde. Ces recommandations sont présentées ici sous la forme sous laquelle elles ont été publiquement présentées lors de la Journée internationale de l’alphabétisation 2002. 199 • qu’une attention particulière soit toujours accordée à la langue maternelle, notamment aux langues des signes locales, dans l’esprit d’une approche plurilingue qui permette aux communautés d’utiliser l’alphabétisation pour les autres langues dont elles peuvent avoir besoin ou qu’elles peuvent exiger. Au regard des possibilités prometteuses offertes par l’alphabétisation et les technologies de l’information et de la communication (TIC), nous recommandons à l’UNESCO de : • favoriser et promouvoir des technologies multiples, en particulier pour les pays en développement, en contribuant à l’utilisation appropriée des diverses technologies (radio, vidéo, impression à bas prix, ordinateurs, téléphones, etc.) dans le respect du contexte et des langues locaux. • faire en sorte que les initiatives ne soient pas induites par la technologie mais qu’elles le soient par les processus d’apprentissage et sociaux, notamment pour ce qui est des programmes d’alphabétisation qui participent eux-mêmes d’un développement social, économique et politique plus large. • veiller à ce que de telles initiatives s’appuient sur le respect des peuples, de leur culture et de leur identité, notamment de leurs propres langues, connaissances et conceptions, afin que les peuples ne se contentent pas d’être des consommateurs mais puissent devenir des producteurs de l’information, et ne se contentent pas d’être des bénéficiaires passifs mais puissent devenir des citoyens actifs. • jouer un rôle décisif dans la diffusion de l’apprentissage au moyen d’innovations constructives en matière d’alphabétisation et dans l’élaboration de sa propre base de données. • garder présentes à l’esprit les questions de pouvoir et d’équité à tous les niveaux, de sorte que les initiatives ne creusent pas la fracture numérique entre les pays ou les communautés. Conscients de l’importance de l’alphabétisation des femmes, nous recommandons donc de : • accorder le degré le plus élevé de priorité à l’alphabétisation comme source de liberté pour les femmes, en matière d’éducation • sensibiliser toutes les parties prenantes aux problèmes de genre dans l’alphabétisation 200 Recommandations Recommendations • promouvoir des programmes d’alphabétisation sexospécifiques, qui aient trait aux stratégies de subsistance et à l’autonomisation des femmes • favoriser une alphabétisation, une pédagogie et des matériels qui tiennent compte des sexospécificités (connaissances transgénérationnelles, aptitudes utiles dans la vie quotidienne) • professionnaliser le travail d’alphabétisation, en améliorant la condition des travailleurs en alphabétisation • concevoir une approche flexible et multiforme des alphabétisations des femmes. Conscients du fait que le travail en alphabétisation fait partie des efforts et des partenariats de l’EPT, nous recommandons donc que : • l’alphabétisation se fonde sur une approche axée sur les droits et sur une politique d’intégration pour le développement humain. Il s’ensuivra que l’alphabétisation devra être accessible dans la langue maternelle. • l’alphabétisation soit une composante de TOUS les programmes de développement. Ce qui revient à dire qu’un certain pourcentage de l’APD (Aide publique au développement) devra être affecté à l’alphabétisation. • l’UNESCO participe activement au niveau du pays à la création de partenariats solides et viables avec les gouvernements, la société civile, les ONG et les organisations communautaires afin de soutenir les initiatives locales telles que publications de livres, bibliothèques, centres de lecture. • des partenariats se développent entre la population âgée et les jeunes afin d’encourager l’alphabétisation des adultes et de réaliser l’éducation primaire universelle. • plus d’énergie soit consacrée aux activités de plaidoyer et à la création de réseaux mondiaux pour réaliser les objectifs de l’EPT, notamment l’alphabétisation pour tous, et les Objectifs du développement du Millénaire. En tant que condition de l’apprentissage tout au long de la vie et élément essentiel de l’apprentissage des adultes, l’alphabétisation doit rester au cœur de notre ordre du jour 201 Conclusion L’alphabétisation est un sujet qui est loin de faire l’unanimité. Elle soulève les passions parmi les animateurs et les formateurs, les universitaires et les penseurs de l’éducation, dans les cercles gouvernementaux et non gouvernementaux comme parmi les apprenants adultes. Quel est le but de l’alphabétisation, qui en sont les promoteurs, comment est-elle utilisée, quel en est le contexte institutionnel, à qui appartiennent les matériels qui sont à la base de l’apprentissage, dans quelle langue est-elle enseignée, quelle importance est-elle accordée à la lecture et à l’écriture, quelle est la nature du contexte alphabète ? voilà autant de questions importantes et inévitables pour lesquelles il n’existe aucune réponse toute faite, ni solution universelle. Si elles existaient, le monde aurait eu le temps de les découvrir. La nécessité de continuer à débattre de telles questions est d’autant plus accentuée par le scandale persistant que représentent les quelque 862 millions de personnes n’ayant aucun accès d’aucune sorte à la communication écrite. Les contributions de cet ouvrage soutiennent l’idée que l’alphabétisation fait partie intégrante de la poursuite de la liberté, par nature un principe essentiel du développement, quelle qu’en soit la définition. Mais ces contributions font aussi valoir que toutes les alphabétisations n’aboutissent pas nécessairement à la liberté — l’alphabétisation scolaire et institutionnelle peut occulter les savoirs locaux et peut même priver les populations d’habitudes mentales fondées sur l’oralité, qui enrichissent également la vie et participent de la liberté. L’alphabétisation peut apparaître comme une menace si lourde en raison du fardeau historique des relations coloniales, que son utilisation se traduit encore par l’acceptation des langues, des connaissances et des pratiques de communication d’autres populations. Elle peut être par ailleurs si enracinée dans la différence de pouvoir entre hommes et femmes que des approches absolument nouvelles doivent être tentées si l’on veut que l’écriture et la lecture ouvrent aux femmes de nouvelles voies vers la liberté, le respect de soi et la possibilité de se faire entendre. L’alphabétisation peut se voir si associée — presque par définition — à la langue ou à l’écriture d’un autre que l’idée même qu’elle puisse favoriser la liberté — d’expression, d’identité et de culture — semble absurde. 203 Cependant, malgré ces nombreux éclairages sur les aspects négatifs de l’alphabétisation, les coauteurs restent convaincus que l’alphabétisation offre bel et bien de nouvelles perspectives de liberté. Pourquoi ? À la lumière des expériences passées, sur quoi leur optimisme se fonde-t-il ? La réponse à cette question est décisive dans la mesure où, impliqués que nous sommes dans la promotion de l’alphabétisation, nous préférerions tous poursuivre un objectif valable et motivant plutôt qu’un autre qui nous mènerait dans la direction opposée. Tous les auteurs considèrent que l’alphabétisation a un rôle à jouer, mais ce qui compte par-dessus tout est la manière dont elle est promue, proposée, acquise et utilisée. À l’évidence, il ne suffit pas de poser le problème de l’analphabétisme dans le monde actuel et de passer à l’action — la poursuite d’un vrai dialogue et d’une véritable consultation, une planification et une conception avisées semblent des nécessités absolues, si nous voulons tenir compte des appels lancés par ces praticiens et ces planificateurs. Quelle forme une telle préparation devrait-elle prendre ? On peut résumer la philosophie des coauteurs à partir des orientations suivantes : • Comprendre avant tout comment l’alphabétisation s’intègre dans les modèles et les pratiques de communication des groupes et des communautés : ne pas partir du principe que l’alphabétisation est un bien incontestable. • Comparer et différencier l’alphabétisation par rapport aux autres moyens et pratiques de communication — l’oralité, la radio, les moyens électroniques : la valeur de l’alphabétisation dépend de sa fonction de communication. • Considérer l’alphabétisation sous l’angle des pratiques linguistiques et des valeurs culturelles locales : ne pas planifier l’alphabétisation de manière centralisée. • Lier l’alphabétisation à d’autres aspects de la vie (le travail, la santé, la production, l’expression culturelle et religieuse) : ne pas planifier l’alphabétisation comme une activité isolée. 204 Conclusion • Tenir compte du contexte social et communicatif de l’alphabétisation : ne pas assurer sa prestation simplement comme une compétence technique. • Prévoir que l’apprentissage, l’utilisation et les matériels de l’alphabétisation varieront en fonction des groupes ou des communautés : il n’existe pas d’approches types pour être alphabétisé. • Reconnaître et analyser les liens profonds qui existent entre alphabétisation et différences de pouvoir, entre individus et institutions, entre hommes et femmes, entre villes et campagnes, entre majorités/élites et pauvres/minorités/peuples autochtones : l’alphabétisation n’est jamais un outil neutre. • Anticiper la complexité du travail d’alphabétisation, car il est au carrefour entre toutes les questions sociales d’un groupe ou d’une communauté : des solutions simples et types n’ont pas fonctionné. • Prévoir l’établissement de relations avec un cercle d’organisations et d’institutions de plus en plus large — l’alphabétisation, si elle est mise en pratique, peut profiter à toute personne : si l’alphabétisation ne déborde pas du contexte éducatif, elle n’a aucune valeur. • Les connaissances des apprenants sont le point de départ de l’alphabétisation et non les connaissances de n’importe qui d’autre : l’alphabétisation qui se borne à transmettre des messages ne rend pas autonome, elle domestique. Cette philosophie repose sur un certain nombre de principes bien connus et souvent formulés, en particulier par des organisations internationales de toutes sortes, et notamment : le respect de la diversité ; la validation de la connaissance, de la culture et de la langue locales ; le dialogue et la coopération ; un cadre de politique générale axé sur la population locale ; et des stratégies d’autonomisation. Ces principes et leurs répercussions concrètes expliquées ici par les coauteurs de cet ouvrage représentent un défi pour tous ceux qui participent à la promotion de l’alphabétisation, 205 qu’il s’agisse d’ONG et d’organisations basées sur la communauté, d’administrations publiques ou d’agences internationales. Le défi est particulièrement dur à relever pour les organisations internationales comme l’UNESCO. Pour de telles agences, la question se présente de la manière suivante : comment le travail au niveau politique (c’est-à-dire au niveau où opèrent les organisations internationales) peut-il garantir que l’attention accordée au contexte, que l’importance attribuée à la consultation et au dialogue, que l’analyse détaillée des pratiques de communication et que celle de la nature du pouvoir soient suffisamment prises en compte ? Plusieurs volumes seraient nécessaires pour donner une réponse complète à cette question, mais ma réponse tiendra en deux principes fondamentaux : • S’orienter vers le partenariat : œuvrer au développement des forces de chaque partenaire nécessite une culture organisationnelle qui soit essentiellement orientée vers le travail avec d’autres, le partage de la connaissance et des ressources, ainsi qu’une volonté de déléguer le contrôle. • Modéliser des processus : une organisation doit mettre en pratique ce qu’elle prône — la modélisation de processus et de relations d’autonomisation adresse des messages très forts qui se diffusent depuis l’organisation afin d’ouvrir de nouveaux espaces de confiance et de participation. Ces principes sont peut-être bien connus, mais ils sont parmi les plus difficiles à mettre en œuvre. Ils remettent en question non seulement les pratiques et les structures organisationnelles, mais aussi notre comportement et nos points de vue personnels. Il n’est guère étonnant que l’alphabétisation nous porte à de telles réflexions. Étant donné l’utilisation et la promotion qui en est faite, l’alphabétisation ne débouche sur la liberté que si elle soutient et est soutenue par un esprit d’ouverture sur le plan social, culturel et intellectuel, par le sens du débat et du dialogue, ainsi que par le respect des différences. 206 Conclusion Les articles réunis dans cette publication nous font aller dans ce sens — à nous de changer ce qui doit l’être pour poursuivre cette route ensemble. 207 C O N C E P T I O N G R A P H I QU E : NA S S A R D E S I G N B RO O K L I N E • É TAT S - U N I S