L’ŒUVRE D’EMMANUEL ROBLES Le héros révolté Il y a toujours un moment, dans toutes les oeuvres d’Emmanuel Roblès, où les héros sont obligés de faire un choix concernant leur position vis-à-vis de la société : d’un côté un bonheur égoïste, facile à rejoindre et apparemment sûr, de l’autre un engagement social qui les lie à la communauté. Il est inévitable alors que dans l’économie de ses romans et de ses pièces théâtrales, qu’il s’agisse des premiers textes littéraires comme L’Action et La Vallée du Paradis, ou qu’il s’agisse des derniers romans comme Venise en hiver et Norma ou l’exil infini, l’analyse de la société a une importance considérable. En suivant les gestes des héros roblésiens, nous sommes obligés de porter un regard prolongé et attentif sur l’Histoire et plus particulièrement sur l’histoire contemporaine : celle du colonialisme (L’Action, Saison violente) ; celle de la Seconde Guerre mondiale (Un Printemps d’Italie, Le Vésuve) pour arriver, en passant par les difficultés socio-économiques de l’après-guerre, au terrorisme des années soixante-dix et quatre-vingt (Venise en hiver, Plaidoyer pour un rebelle). Si la société décrite est malade, les personnages présents dans ces romans sont partagés en deux catégories : celle des exploiteurs, des bourreaux et des lâches (ceux qui n’ont pas le courage de lutter contre les injustices) et celle des héros. La formation du héros ou l’éthique roblésienne Le héros roblésien n’est pas un surhomme mais il est un homme qui, comme beaucoup d’autres, est confronté à l’absurdité du monde. Dès les premières pages, les héros sont décrits comme des êtres en exil dans un monde cruel et injuste qui ne leur offre aucune prise et, pour reprendre les mots de Roblès, « toujours prêts à basculer dans une nouvelle folie »1. Ils sont des orphelins, des êtres incomplets hantés par une soif de bonheur et par un besoin d’authenticité pressants. Conscients de l’absurdité du monde (où Dieu est absent), ils cherchent à le fuir en se repliant sur eux-mêmes. L’âge (entre vingt-cinq et trente-cinq ans) et la hantise de la mort (due à leurs origines méditerranéennes) ne font qu’augmenter leur soif de bonheur et la nécessité de donner un sens à leur passage sur Terre. Pour Serge, héros du roman Le Vésuve, « la vie ne [peut] être la traversée 1 J.-L. Depierris, Entretiens avec Emmanuel Roblès, le Seuil, Paris, p. 149. 1 d’une lourde et continuelle épreuve ! Il [doit] exister un asile innocent contre la corruption du monde, contre ses violences, sa cruauté ! »2. Ainsi, à un moment donné, le hasard, qui a une importance considérable dans l’œuvre de Roblès, place les héros en position d’atteindre ce qu’ils croient être le vrai bonheur : l’amour pour la femme aimée chez Serge et Valerio ( Le Vésuve et Un printemps d’Italie), la fuite vers l’ailleurs chez Miguel et Ricardo ( L’Attentat de la Banque Lavasseur et Federica ). Mais le même confronte le héros à une scène, à un événement ou à un discours qui le forcent à choisir entre son bonheur égoïste et la communauté. Observant la souffrance des autres, le héros roblésien comprend que le bonheur qu’il peut atteindre est éphémère et complètement coupable vis-à-vis des autres, ce qui éveille en lui le besoin de solidarité humaine. Le héros accepte alors sa condition et se transforme en héros prométhéen. Il se révolte non contre les dieux mais contre une société corrompue. C’est dans la lutte qu’il retrouve la noblesse de l’homme. Derrière le choix de ses héros se lit l’éthique de Roblès. Pour lui, admettre l’absurdité du monde n’implique pas l’immobilisme, la passivité ni le nihilisme, mais accentue la nécessité de justice. « Souvenez-vous de John Donne : "Nul homme n’est une île au-dedans de son moi…". Il exprime là une leçon essentielle, et à mes yeux irremplaçable, qu’on ne peut que donner son adhésion au monde et que toute autre attitude n’est qu’une fuite devant sa responsabilité d’homme, une démission, une attente illusoire derrière une porte fermée »3. La position de Roblès est alors nettement différente de la position chrétienne, car s’il est pessimiste quant à la destinée de l’homme, il est profondément optimiste quant à l’homme lui-même. « Il y a davantage à admirer dans l’homme qu’à mépriser. Ma morale est de celles qui restituent à l’homme toute sa responsabilité hors de tout absolu surnaturel »4. La patrie méditerranéenne On a dit précédemment que les héros roblésiens sont pour la plupart d’origines méditerranéennes, choix qui pourrait être aisément attribué aux origines algériennes de l’auteur ; mais la lecture de ses romans nous convainc que cet espace n’est pas seulement un décor quelconque mais qu’il porte des valeurs plus profondes. Il suffit de citer les titres des revues pour lesquelles Roblès a écrit : Méditerranéennes, Méditerranée vivante, Rivages. Il fut, en outre, directeur au Seuil de la collection Méditerranée. On se rend compte que chez Roblès la Méditerranée est non seulement un espace de prédilection mais aussi un espace conceptualisé. 2 E. Roblès, Le Vésuve, le Seuil, Paris, p. 52. J.-L., Depierris, op. cit., p. 84. 4 Ibidem, p. 155. 3 2 Dans une entrevue, Roblès définie les pays de la Méditerranée et de l’Amérique du Sud comme « [sa] patrie spirituelle », il y trouve un climat et une population où il lui est plus facile de mettre en évidence la dualité du monde où il vit. Il choisit ces lieux non pour les beaux paysages, non plus pour l’exotisme à la mode, mais parce que c’est dans les contrées méridionales que les dualités ombre/lumière et vie/mort sont les plus marquées. Cette analyse vaut également pour ses personnages : Roblès préfère décrire des hommes et des femmes d’origine méditerranéenne. Nous rencontrons dans son oeuvre des Italiens (comme le docteur Valerio dans Cela s’appelle l’aurore), des Espagnols, des Provençaux (comme Marc Adria dans L’Arbre invisible), des Algériens (comme Smaïl dans Les Hauteurs de la ville) : tous sont des hommes caractérisés par « la passion et la mesure, le goût de la vie et l’obsession de la mort, l’adhésion au monde et le renoncement, ce flux et reflux que connaissent tous les hommes de soleil. »5. Roblès expliqua sa difficulté à créer des figures non-méditerranéenes : « Et savez-vous que j’ai souvent du mal à créer un personnage français ? Quelque-chose en lui m’échappe presque toujours et je suis souvent tenté de lui communiquer cette dualité si foncièrement ibérique dont nous parle Unamuno »6. Au demeurant, l’intérêt si profond et intense que Roblès porte à l’espace méditerranéen n’est pas que personnel, mais il est partagé par un groupe d’écrivains et de poètes nés et vivant aux bords de la Méditerranée, que la critique nomma l’Ecole d’Alger. L’Ecole d’Alger, plus qu’une véritable école littéraire, fut le dessein d’un rêve humaniste créé autour de la Méditerranée. Ce cénacle (Roy, Camus, Roblès, Audisio… ) est caractérisé « par une volonté de paix et de réconciliation entre les hommes autour de quelques idées simples, à commencer par la certitude d’une unité méditerranéenne qui est d’abord une unité physique […] Une unité fondée sur la nature, le relief et le climat. »7. Leur mission est celle d’un nouvel humanisme en réponse à la Première Guerre mondiale et au fascisme montant dans l’Europe entière (Espagne, Italie, Allemagne) dans lequel « les valeurs de l’Occident, celles de l’Orient (et du Maghreb) se conjugueraient harmonieusement, ce dont profiteraient tous les hommes de ce siècle… »8. Pour ce cénacle donc, la Méditerranée n’est pas seulement un espace exotique fait de soleil et de plages (comme pour les Algérianistes), mais elle est surtout un espace mental, un lieu ouvert aux rencontres et aux échanges fertiles. Comme le dit G. Audisio, pour eux la Méditerranée est un continent : « Il ne fait pas de doute pour moi que la Méditerranée soit un continent, non pas un lac intérieur, mais une espèce de continent liquide aux contours solidifié. […] Et je spécifie que, pour les peuples de cette mer, il n’y a qu’une vraie patrie, cette mer elle-même, la Méditerranée. 9 ». C’est 5 J.-L. Depierris, op. cit., p. 166. Ibidem, p. 120. 7 E. Temime, Un rêve méditerranéen, Acte Sud, Arles, p. 118. 8 G.-A. Astre, Emmanuel Roblès ou le risque de vivre, Grasset, Paris, p. 39. 9 G. Audisio, Jeunesse de la Méditerranée, 6 3 encore Audisio, le « porte-parle » de cette communauté d’écrivains, qui décrit la fonction de la Méditerranée : « Si la Méditerranée peut donner une leçon au monde, c’est justement celle d’une communauté humaine qui existe malgré les cloisons du sang et au-delà des frontières nationales […] Rien ne s’oppose à ce que l’humanisme méditerranéen se réalise dans des formes nouvelles de rassemblement communautaire ; le fascisme n’y est pas plus essentiel que le socialisme […]. Rome ne fut qu’un moment de la Méditerranée. »10. Un clair message aux Algérianistes, aux défenseurs de l’Algérie française et de façon plus ample à tous ceux qui renient l’échange , qui préfèrent le terme « race » à celui de « communauté », Audisio ajoute « Je vois une race méditerranéenne, mais c’est le type de la race impure, fait de tous les apports et de tous les mélanges »11. Avec un certain style Si les paysages, les héros et la morale décrits par Roblès sont plus ou moins les mêmes tout au long de son oeuvre, l’évolution de son style est évidente. Depuis L’action jusqu’à Cela s’appelle l’aurore, son écriture est caractérisée par un certain lyrisme et par une ferveur descriptive qui soulignent la nécessité d’écrire, d’exprimer ses idéaux, sa position sur le travail artistique : « Je me livrais à une certaine débauche d’adjectifs ; l’envie, sans doute, d’en dire plus peut-être qu’il ne fallait ; le besoin de donner très grande place à la description, ce qui à mon sens était une erreur. ». Le passage de Roblès à une écriture plus travaillée, à un style plus personnel, se fait sur deux plans. Le premier plan est strictement littéraire, à travers la connaissance d’écrivains américains comme J. Dos Passos ou E. Hemingway, et donc d’une prose concise et essentielle, d’une écriture qui réclame la participation active du lecteur. Le second plan est l’expérience personnelle comme journaliste pour l’hebdomadaire Ailes de France pendant le deuxième conflit mondial. Le reportage de guerre fut une véritable école : « Il fallait tout dire en comptant ses mots, il fallait donc obtenir la plus grande efficacité possible pour restituer l’événement, communiquer une certaine émotion. C’était une bonne école ! On devait aussi passer par la censure, et la rapidité s’imposait […] ». Roblès passe ainsi à une écriture plus sobre, plus directe en éliminant tout pittoresque et tout lyrisme. Le décor devient de plus en plus une prolongation du héros, de son espace mental ; pensons à la Venise du roman Venise en hiver, si étroitement liée à l’héroïne Hélène Morel. Mais jamais Roblès ne s’est arrêté à un pur travail formel, typique du nouveau roman : « Je suis moins bien disposé à l’égard de nouveau roman qui m’apparaît comme une entreprise volontairement limitée à 10 11 E. Temime, op. cit., p. 141. G. Audisio, Le Sel de la mer, Gallimard, Paris, p. 11 4 des recherches formelles. Je ne méprise pas toutefois ces recherches dans la mesure où elles brisent de vieilles traditions et en libèrent les jeunes écrivains.12 ». Le but de la recherche formelle roblésienne reste celui de traduire, le plus fidèlement possible, l’époque dans laquelle il vit. Daniele Tuan 12 J.L. Depierris, op. cit., p. 163. 5