Le Châtelperronien et ses rapports avec le Moustérien Jacques Pelegrin Marie Soressi Une industrie particulière, à la charnière des Paléolithiques moyen et supérieur Le Châtelperronien — ou Castelperronien — doit son nom à la commune de Châtelperron, dans le département de l’Allier, où la grotte des Fées livra dès les années 18501870 une industrie riche en petits couteaux ou pointes à dos (fig. 1). C’est l’abbé Breuil, célèbre préhistorien de la première moitié du xxe siècle, qui en fit le premier terme du Paléolithique supérieur, entre le Moustérien et l’Aurignacien. Depuis lors, le Châtelperronien a vu sa position chronologique confirmée, mais sa signification et sa place dans la succession des industries et des sociétés humaines de l’Europe occidentale sont toujours discutées. Une aire géographique relativement restreinte Grâce à ces pointes et couteaux à dos — dits de Châtelperron —, assez bons fossiles directeurs dans la mesure où il n’existe pas ou peu de pièces semblables dans d’autres industries, le Châtelperronien fut assez vite identifié comme tel dans diverses régions, à commencer par l’Aquitaine. À l’heure actuelle, cette industrie relativement rare reste essentiellement confinée dans un grand quart sud-ouest de la France (fig. 2). Une cinquantaine de sites sont ainsi connus, depuis l’Yonne (avec le riche et important gisement d’Arcy-sur-Cure), le centre-ouest de la France et le nord de l’Aquitaine, jusqu’aux Landes et au Piémont pyrénéen, à compléter de traces en Bretagne (et peut-être dans le Jura) et de quelques sites de Catalogne espagnole et des Cantabres. Bien que les sites du début du Paléolithique supérieur aient été infiniment plus nombreux que ceux qui nous sont actuellement connus, l’absence du Châtelperronien paraît avérée dans les grottes de Belgique et de Rhénanie, tout comme dans celles du Gard et de l’Ardèche, où il paraît remplacé par un Moustérien particulier, le Néronien, avec lames et pointes à retouche convergente inverse ou « pointes de Soyons » ; mais ce Néronien est encore surmonté d’une occupation moustérienne plus classique (Combier, 1955 et 1967 ; Slimak, 2004). Une position chronologique récemment précisée Dans divers abris offrant de longues stratigraphies (La Ferrassie en Dordogne, Arcy-sur-Cure dans l’Yonne, etc.), le Châtelperronien a été observé depuis longtemps comme succédant à des niveaux moustériens et sous-jacent à des Les Néandertaliens. Biologie et cultures. Paris, Éditions du CTHS, 2007 (Documents préhistoriques ; 23), p. 283-296 Les Néandertaliens. Biologie et cultures 284 Figure 1. Outillage de la grotte des Fées à Châtelperron, dans l’Allier (d’après Delporte, 1999) niveaux aurignaciens anciens. Seuls deux abris-sous-roche du nord-ouest du Lot faisaient exception à cette généralité : Roc de Combe et Le Piage, où F. Bordes et collaborateurs avaient cru distinguer une « interstratification » de Châtelperronien au-dessus de témoins aurignaciens (F. Bordes et Labrot, 1967 ; F. Bordes, 1968 ; Champagne et Espitalié, 1981). Cette occurrence tardive plaidait ainsi pour une coexistence d’une durée significative entre groupes châtelperroniens et aurignaciens dans une même région. Mais, déjà perçues avec suspicion, ces interstratifications ont été récemment expliquées comme le résultat de perturbations des couches archéologiques (J.-G. Bordes, 2002). Le Châtelperronien est donc toujours antérieur à l’Aurignacien, et la notion d’une longue coexistence a perdu son meilleur argument. Cette position chronoculturelle confirmée, entre Moustérien et Aurignacien ancien, renvoie à un âge mieux cerné du Châtelperronien, tout au moins quant à sa terminaison (fig. 3). Ce progrès est dû à de nouvelles datations 14C, mieux étalonnées, de plusieurs niveaux d’Aurignacien ancien d’Aquitaine, qui confirment la riche et cohérente séquence de l’abri Pataud. Cet Aurignacien ancien, très cohérent dans sa culture matérielle et sa parure, s’étend de 35-34 000 à 32 000 BP : sous-jacent, le Châtelperronien ne peut qu’être plus ancien, ce que quelques récentes mesures 14C viennent d’ailleurs confirmer. Une tranche d’ancienneté 14C BP de 40 à 36 000 ans (soit 45-44 à 40 000 ans avant J.-C.) est donc acceptable pour le Châtelperronien. Dans l’ensemble, cette tranche de temps correspond aux prémisses du Würm récent, peu avant la phase très froide et sèche qui voit dans tout le sud-ouest de la France la puissante occupation de l’Aurignacien ancien, avec une faune à renne très dominant. J. Pelegrin et M. Soressi — Le Châtelperronien et ses rapports avec le Moustérien 285 Figure 2. Localisation géographique des principaux sites châtelperroniens (d’après Pelegrin, 1995) En revanche, les débuts du Châtelperronien sont très mal connus et de datation très incertaine. D’une part, très peu de ses dépôts ont résisté à l’érosion de l’interstade würmien (une période ou oscillation climatique plus tempérée et humide entre le Würm ancien et le Würm récent) ; d’autre part, la méthode du carbone 14 trouve ici sa limite de viabilité : les tentatives de datation d’échantillons plus vieux que 38 000 BP se heurtent à la quasi-disparition du 14C qu’ils contiennent, au prix d’une imprécision grandissante. Nous verrons que cette méconnaissance des débuts du phénomène châtelperronien et de leur durée, au cours de l’obscur interstade würmien, complique l’appréciation de son origine, même si une hypothèse peut être avancée. Châtelperronien peut être considéré comme l’un des technocomplexes « transitionnels » entre la très longue période des industries moustériennes et les sociétés beaucoup mieux connues du Paléolithique supérieur (Aurignacien, Gravettien, etc.). Dans cette même tranche d’âge, on reconnaît en Italie le technocomplexe uluzzien, caractérisé par des petites pièces à dos arqué en demi-lune. Dans une large portion sud de la péninsule Ibérique (Espagne et Portugal), perdureraient des industries moustériennes, comme dans le centre-sud de la France. En Europe centrale, des industries à débitage Levallois (Bohunicien) et/ou à pièces foliacées (Széléttien, Jankovichien) en sont contemporaines (fig. 4). Cultures synchrones Les sites du Châtelperronien Par sa position chronologique, comme par ses particularités industrielles et son ambiguïté anthropologique, le Les sites sous abri rocheux (en pied de falaise, avec un auvent plus ou moins avancé) sont les plus fréquents. Les Néandertaliens. Biologie et cultures Aurignacien Châtelperronien Moustérien ans non calibré Figure 3. Position chronologique du Châtelperronien dans l’ouest de la France 286 Mais de tels sites, sans doute appréciés des groupes préhistoriques pour s’y protéger des intempéries, sont aussi les plus facilement repérables et explorés par les préhistoriens depuis un siècle et demi. La petite grotte du Renne, du complexe karstique d’Arcy-sur-Cure (fig. 5), fouillée en décapage par A. Leroi-Gourhan et son équipe, a livré une succession de sols d’habitat dont l’un des plus profonds, largement teinté d’ocre (restes de peaux traitées à l’ocre laissées au sol ?), a livré des défenses de mammouth très probablement utilisées comme armatures de tentes (Baffier, 1999). Dans l’ensemble, les sites d’abri du Châtelperronien paraissent petits, bien plus restreints que ne le seront certaines puissantes occupations de l’Aurignacien ancien et du Magdalénien récent (15 à 13 000 BP), par exemple. Ainsi, on ne connaît pas, ou pas encore, de sites châtelperroniens très étendus où l’on pourrait supposer que plusieurs groupes élémentaires étaient réunis. Dans le complexe de petites grottes de Brassempouy, dans les Landes, les Châtelperroniens ont essentiellement abandonné des couteaux et pointes de Châtelperron, ce qui suggère qu’ils ont utilisé le site comme halte de chasse, pour y réparer leur armement et y découper du gibier. Les sites de plein air connus en Aquitaine (Canaule en rebord de plateau, Creysse, etc.) et dans le Piémont pyrénéen (Le Basté, Les Tambourets, etc.) sont souvent le lieu d’une notable activité de taille du silex, matériau disponible dans les environs. Mais c’est peut-être le résultat d’un biais de visibilité : un niveau d’occupation préhistorique est plus facilement repérable si l’on y a beaucoup exploité le silex, par la densité des restes de taille identifiables, que si l’on y a seulement abandonné quelques outils épuisés ou cassés en cours d’usage ou de ravivage. Le petit site de La Côte, en bordure de l’Isle, en Dordogne, offre une portion d’un petit campement de plein air brièvement occupé (quelques jours à quelques semaines ?). Ces occupations peu denses, même si elles furent répétées au cours de longues périodes dans certains de ces abris (Saint-Césaire, Quinçay, Arcy, Châtelperron, le Trou de la Chèvre à Bourdeilles, etc.), au vu de niveaux en couches épaisses ou superposées, évoquent de petits groupes en mouvement périodique dans un territoire assez large. En effet, quelques mouvements de silex de plusieurs dizaines de kilomètres sont connus. Certaines variétés de silex sont bien spécifiques de leur milieu géologique et géographique d’origine, et à ce titre identifiables par des spécialistes : on peut alors en déduire le déplacement des Hommes qui les ont transportées et abandonnées à distance. Le milieu, la faune Les restes de faune, c’est-à-dire les restes d’ossements animaux retrouvés dans les niveaux préhistoriques, nous renseignent à la fois sur les espèces que les Hommes ont consommées (et donc chassées ou récupérées, en plus de ce que certains carnivores ont pu apporter), et, indirectement, sur le type de climat et de milieu auxquels ces espèces particulières sont biologiquement adaptées. Malheureusement, très peu de niveaux châtelperroniens nous ont livré des restes de faune. Les ossements ne sont généralement pas conservés dans les sites de plein air, comme parfois dans certains sites sous abri ou en grotte. Les rares ensembles de faune rapportés au Châtelperronien — Arcy (David : cf Baffier, 1999), Roc de Combe (Delpech, 1983), Saint-Césaire (Morin et al., 2005) — indiquent la dominance de trois espèces associées : renne, cheval et bovinés (aurochs, ou plutôt bison). Ceci indique, pendant ces trois successions d’occupations, un paysage assez J. Pelegrin et M. Soressi — Le Châtelperronien et ses rapports avec le Moustérien 287 Figure 4. Szélétien et Bohunicien, cultures d’Europe centrale synchrones du Châtelperronien (Széletien de Vedrovice, Moravie, République Tchèque, dessins d’après Valoch et al., 1993 ; photos de pointes foliacées du Blattspitzien de Ranis, Thuringe, Allemagne, d’après Müller-Beck, 2004 ; photo et dessins du Bohunicien de Stranska Skala, Moravie, République Tchèque, d’après Svoboda, 2003) Les Néandertaliens. Biologie et cultures ouvert, avec de larges plages d’herbes, dans un contexte plutôt froid. À Camiac, en Gironde (Guadelli et al., 1988), dont la pauvre industrie est peut-être rapportable à du Châtelperronien ancien, la faune constituée principalement de cheval, bison et rhinocéros laineux, surtout apportée par les hyènes, indique aussi un climat plutôt froid avec pin sylvestre (selon les pollens), herbages et zones plus humides. Industrie lithique 288 Les outils de pierre les plus caractéristiques du Châtelperronien, nous l’avons vu, sont les pointes de Châtelperron : de petites lames, dont un côté est aménagé par une retouche abrupte formant un « dos » plus ou moins arqué jusqu’à la pointe qui peut être inclinée (déjetée) ou axiale. La base peut aussi être retouchée, ce qui suggère que certains au moins de ces objets étaient ensuite emmanchés. Des usures sur le bord tranchant indiquent que beaucoup ont servi de couteau. Des écrasements caractéristiques d’un choc violent, visibles sur certaines pièces, témoignent d’un emploi comme armature de sagaies ou de piques pour la chasse (fig. 6). Des grattoirs ronds épais sont également assez caractéristiques, de même que des lames ou éclats tronqués (petits couteaux ?), des grattoirs sur éclats allongés ou lames, des Figure 5. Vues de l’entrée de la grotte du Renne à Arcy-sur-Cure et de la grotte des Fées à Châtelperron (d’après Baffier, 1999) J. Pelegrin et M. Soressi — Le Châtelperronien et ses rapports avec le Moustérien lames à dos et des lames à retouche irrégulière, quelques burins simples (fig. 7). S’y ajoutent, moins caractéristiques car présents à d’autres périodes, des denticulés, des becs, quelques racloirs et pièces esquillées. Dans deux sites de Dordogne, un outil rare, le micro-denticulé, a été identifié. Ces micro-denticulés sont formés, sur le bord d’un éclat ou d’une lame, d’une succession serrée de petites coches obtenues par pression à l’aide d’un autre tranchant de silex. Plutôt que d’une « scie », il pourrait s’agir d’un outil utilisé pour nettoyer, en les peignant, des fibres végétales. Techniques et méthodes de taille des outils de silex Le débitage châtelperronien est, dans la plupart des sites, orienté vers la production d’éclats allongés détachés parallèlement l’un après l’autre, c’est-à-dire de véritables « lames ». Ce débitage est souvent mené sur la tranche et la face inférieure d’un gros éclat, après aménagement d’une crête simple et d’un plan de frappe principal, complété d’un plan de frappe opposé. La technique de débitage recourt à des percuteurs de pierre tendre soigneusement sélectionnés, comme des galets de grès ou de calcaire tendre. Les petites lames les plus régulières sont ensuite retouchées en couteaux et en pointes d’armatures. Les lames plus larges ou plus épaisses servent pour quelques grattoirs, burins, bords retouchés ou simplement utilisés. Sur les éclats de mise en forme, épais ou minces, sont retouchés d’autres grattoirs (circulaires à front épais, minces à front plus étroit), des denticulés, racloirs, etc. Outils en os et parure Dans la plupart des sites où les vestiges osseux sont conservés, les outils en os du Châtelperronien sont plutôt rares et peu diversifiés. Il s’agit surtout de poinçons sur os ou esquilles appointés par raclage, qui existent déjà dans le Moustérien. Le site d’Arcy-sur-Cure (Yonne) fait exception, avec une riche industrie osseuse, diversifiée et élaborée : poinçons souvent entièrement façonnés, longues épingles en os, sagaies obtenues par rainurage, dont une probable en ivoire de mammouth, fins bâtonnets d’ivoire et d’os, tubes en os d’oiseau sciés au silex, etc. (fig. 8). 289 Figure 6. Probable trace d’impact liée à l’utilisation en projectile d’une pointe de Châtelperron d’Arcy-sur-Cure (d’après Plisson et Schmider, 1990) À La Grande Roche, à Quinçay (Vienne, fouilles F. Lévêque), 6 dents percées de renard, loup et cervidé proviennent de niveaux Châtelperroniens (Granger et Lévêque, 1997), comme il en existe à Arcy-sur-Cure en plus de dents rainurées, et à l’unité (et peut-être intrusives), dans quelques autres sites. L’origine du Châtelperronien On a vu plus haut que les débuts du Châtelperronien étaient à la fois très mal connus (dépôts archéologiques très rares ou érodés) et mal datés. Son origine reste donc incertaine, sur la base de comparaisons industrielles sujettes à caution. Pourtant, déjà en 1948, D. Peyrony voyait les racines du Châtelperronien dans les industries moustériennes qui le précèdent, et en particulier dans le faciès moustérien dit « de tradition acheuléenne » sous sa forme récente dite « B » ; non pas pour les bifaces de ce dernier, mais pour d’autres outils Les Néandertaliens. Biologie et cultures 290 Figure 7. Outillage châtelperronien de Quinçay (d’après Airvaux et al., 2005) J. Pelegrin et M. Soressi — Le Châtelperronien et ses rapports avec le Moustérien similaires (« prémonitoires » pourrait-on dire) qu’il contient : pièces à dos rares et de forme assez variable, quelques grattoirs, abondance de denticulés (fig. 9). Cette proposition, confirmée par les fouilles de F. Bordes au Pech de l’Azé, en Dordogne (Bordes, 1954-55), reste valable, d’autant qu’elle a été renforcée par l’analyse des intentions du débitage de certains ensembles MTA, cette analyse montrant que ce sont les seuls ensembles moustériens connus qui témoignent de l’intérêt pour des produits allongés et à dos (fig. 10). Nous trouvons donc des niveaux moustériens récents (de la fin du Würm ancien, vers 45 000 ans BP) dans lesquels des pièces à dos sont déjà présentes, mais avec un débitage laminaire encore inabouti, qualitativement et quantitativement, et avec des panoplies d’outils variables dont certains vont être privilégiés et adaptés au Châtelperronien. Figure 8. Outillage en os et parure châtelperroniens de la grotte du Renne à Arcy-sur-Cure (d’après Baffier, 1999) De plus, les répartitions géographiques du MTA et du Châtelperronien se superposent presque parfaitement. Le sud-est, l’est et le nord de la France ne sont pas occupés (alors que d’autres Moustériens, comme le Moustérien de type Quina ou le denticulé, y sont présents), tandis que le Centre-Ouest et le Sud-Ouest sont au cœur de la répartition spatiale de ces deux industries. Par ailleurs, de récentes études technologiques ont suggéré que le succès d’une invention et sa généralisation par adoption (devenant alors une innovation) pourraient expliquer l’ensemble de la formation de l’industrie lithique du Châtelperronien depuis un « fonds » moustérien. Cette invention consisterait à fixer, selon un même principe, une petite lame pointue à dos dans un manche pour s’en servir de couteau, et au bout d’une hampe pour armer la pointe de sagaies ou de piques. L’adoption d’une telle innovation rendrait alors bien compte des particularités du débitage laminaire châtelperronien, dont l’étude technologique a justement montré qu’elles cherchaient en priorité à satisfaire la production de petites lames transformables en pointes de Châtelperron. Elle rendrait aussi bien compte, en cascade, de la transformation secondaire d’autres types d’outils du Châtelperronien, confectionnés non plus sur des éclats produits à partir de nucléus à éclats comme dans le Moustérien, mais sur des produits de second choix et des sous-produits du débitage des petites lames à pointes de Châtelperron. Le mécanisme ici évoqué n’est qu’une hypothèse. Nous ne connaissons ou ne percevons que les termes d’un changement, et pas ses « raisons » intimes qui ne sont pas directement démontrables. Mais du moins cette hypothèse est-elle parcimonieuse — elle propose de rendre compte de l’évolution de plusieurs caractères typologiques et technologiques à partir d’une seule cause, d’un même primum movens — et elle permet également de poser quelques implications prédictives que de nouveaux faits pourront satisfaire ou contredire. L’une de ces implications est le développement de l’emmanchement précédant la généralisation des pointes de projectiles. Il s’agit de multiplier les études fonctionnelles sur la fin du Moustérien et sur le Châtelperronien pour tester cette hypothèse par la recherche d’emmanchements et de pointes de projectiles en silex. Une autre serait que cette innovation aurait pu aussi intéresser d’autres groupes moustériens que ceux du MTA B dans laquelle Peyrony voyait sa racine, en témoin de leur 291 Les Néandertaliens. Biologie et cultures 292 Figure 9. Outillage du Moustérien de tradition acheuléenne de Pech de l’Azé I et de La Rochette (d’après Soressi, 2002) « unification évolutive », en un Châtelperronien qui occupe seul l’aube du Würm récent dans une grande partie de la France — mais dont l’extension géographique reste cependant assez confinée, suggérant un comportement relativement « casanier » ou « régionaliste ». L’hypothèse de l’acculturation Il y a déjà plus d’une vingtaine d’années, trois arguments ont été évoqués pour soutenir l’hypothèse d’une acculturation des groupes néandertaliens par des contacts avec les premiers Aurignaciens, acculturation qui serait responsable du phénomène châtelperronien. Le premier tenait à l’apparente longue coexistence, dans le sud-ouest de la France, de Châtelperroniens et d’Aurignaciens, a priori propice à des échanges d’idées techniques et symboliques. On a vu plus haut que cette notion d’une longue coexistence se basait sur les stratigraphies de deux sites (Roc de Combe et Le Piage) reconsidérés récemment comme remaniés, et ce premier argument n’est plus valable. Le deuxième argument considérait le débitage laminaire du Châtelperronien comme un caractère « moderne », adopté par influence ou imitation des Aurignaciens, par des Néandertaliens soupçonnés d’incapacité à le développer de leur propre chef. Déjà, cet argument semblait ignorer que les Néandertaliens du début du Würm ancien (vers 90 000) se sont montrés capables de débiter de véritables lames, avec mise en forme ajustée du nucléus et facettage soigneux du plan de frappe. Ensuite, on ne voit guère ce que le débitage châtelperronien devrait au débitage laminaire aurignacien : il en diffère tant dans l’intention — les produits finis — que dans les modalités, et en particulier dans sa technique, la pierre tendre, alors que les Aurignaciens utilisent un percuteur organique (bois de cervidé). En fait, c’est l’absence de tout métissage ou échange de caractère entre l’industrie lithique du Châtelperronien et celle de l’Aurignacien qui se dégage de leur comparaison, en contradiction avec l’hypothèse de l’acculturation. Le troisième argument se référait à l’apparition de la parure et d’un travail sophistiqué d’objets en os et en ivoire dans certains sites châtelperroniens ; en particulier à Arcy, J. Pelegrin et M. Soressi — Le Châtelperronien et ses rapports avec le Moustérien et aussi, pour la parure, à Quinçay. Cependant, des études récentes ont montré qu’il existait des originalités, des différences, entre les pratiques châtelperroniennes et aurignaciennes dans ce domaine également. Reste ainsi, peut-être, l’idée générale d’un travail des matières osseuses — traditionnellement négligées par les Moustériens, sauf pour de simples poinçons — et celle, il est vrai capitale, de la notion de parure. Mais, sur ce dernier point, toute la question est de savoir si l’apparition de la parure chez les Châtelperroniens ne représente pas le résultat endogène de l’évolution de leur société, comme le plaident F. D’Errico et J. Zilhao (D’Errico et al., 1998), plutôt que le résultat d’une acculturation qui, si elle a existé, serait ainsi restée limitée à des notions générales, peut-être diffusées à longue distance de proche en proche — en avant-vague des arrivants aurignaciens —, sans nécessiter de « contacts » soutenus ; ce qui suppose quand même de démontrer que de la parure était déjà fabriquée quelque part en Europe ou aux marges de l’Europe avant qu’elle apparaisse dans le Châtelperronien. Dans cette ligne d’hypothèses de plus en plus ténues, une autre coïncidence peut paraître troublante : à la même époque (45 ?-38 000 BP), l’industrie de l’Ahmarien du sud du Proche-Orient voit aussi le développement de petites pièces à dos, concurremment au débitage de petites lames qui leur servent de support. Des pionniers ahmariens, ou plutôt certains de leurs concepts techniques, de proche en proche, seraient-ils parvenus jusqu’en Europe occidentale, avant même les Aurignaciens tels que nous les imaginons ? Nous entrons là dans la science-fiction. Face à l’éventail passionnant des « possibles », la vérité oblige à rappeler que nous ne disposons que de très rares sites et données sur les plusieurs millénaires en jeu, sans compter l’incertitude et l’imprécision des datations 14C. Le devenir du Châtelperronien Le devenir du Châtelperronien est encore plus obscur que son origine. L’industrie châtelperronienne semble disparaître peu avant la généralisation de l’occupation aurignacienne, pendant la grande phase froide steppique du début du Würm récent, vers 34-32 000 BP — tout au moins dans le Sud-Ouest ; un doute persiste à Arcy, et peut-être aussi à Quinçay, quant à une éventuelle perduration du Châtelperronien pendant cette phase froide. Comment peut ainsi « disparaître » une industrie ? Par évolution, en se transformant en une industrie différente ; par délocalisation, si ses auteurs se déplacent ailleurs ; ou par disparition pure et simple de ses auteurs. Figure 10. Proportions d’objets allongés et à dos dans différents ensembles moustériens (d’après Soressi, 2005) 293 Les Néandertaliens. Biologie et cultures 294 Il semble que cette dernière réponse soit la seule possible ici. On a déjà mentionné que l’on ne retrouvait pas de caractères châtelperroniens dans les industries aurignaciennes qui lui font suite (sauf à rapprocher, comme J.-G. Bordes, l’idée des probables éléments d’armatures à retouche directe de l’Aurignacien le plus ancien des pointes de Châtelperron, mais l’argument est limité). Quant à la délocalisation, elle reste ici théorique, car on ne voit pas où le Châtelperronien se serait déplacé. Ainsi, la disparition de l’industrie châtelperronienne semble bien renvoyer à celle de ses auteurs, et, si l’on retient les données anthropologiques actuellement disponibles (cf ce volume), aux causes et aux circonstances du remplacement des Néandertaliens par les Hommes modernes en Europe. Certains archéologues ont proposé d’y voir le résultat d’une compétition, pas forcément brutale, mais dans laquelle les Néandertaliens auraient ainsi révélé une infériorité, en termes d’accès aux ressources, de coefficient de natalité, de capacité de socialisation… Cette implication d’infériorité semble mal assurée, au vu des remarquables capacités d’adaptation dont ont fait preuve les populations néandertaliennes, pour s’être maintenues en Europe pendant les centaines de milliers d’années précédentes, au cours d’oscillations climatiques tout aussi marquées que celles qu’ils ont traversées pendant leurs derniers moments. Mais une autre hypothèse permet de dépasser cette vision du problème en termes de compétition et d’infériorité. Souvenons-nous des nombreux groupes ethniques disparus depuis le xvie siècle : ce sont les virus de la grippe, de la rougeole et de la variole, apportés par les colons européens, qui sont pour l’essentiel responsables de l’effondrement des Fugéens de Patagonie, de nombreux groupes d’Indiens des Amériques, de la disparition des Hottentots et autres Aborigènes de Tasmanie, qu’aucun ethnologue ne viendrait présenter comme « inférieurs ». Dans Tristes tropiques (1955), Claude Lévi-Strauss a décrit l’impact dramatique de telles épidémies sur des petits groupes de l’Amazonie, encore au début du xxe siècle. Même s’ils seront très difficiles à prouver, de tels phénomènes épidémiques semblent possibles, et même probables, en conséquence du très long isolement des Néandertaliens dans la péninsule européenne. J. Pelegrin et M. Soressi — Le Châtelperronien et ses rapports avec le Moustérien Bibliographie Airvaux J., Duport L., Lévêque F., Primault J. (2005). 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