Marqués de Sade

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Sade ( 1740 − 1814 )
(beaucoup de ses textes étaient demeurés inédits et les tabous d'une ère bourgeoise et pudibonde interdisaient
de voir la véritable dimension de l'uvre).
Persécuté de son vivant, considéré comme l'image même du Mal à l'époque romantique, Sade fut très peu
connu jusqu'au XXe siècle: beaucoup de ses textes étaient demeurés inédits et les tabous d'une ère bourgeoise
et pudibonde interdisaient de voir la véritable dimension de l'uvre. C'est au surréalisme qu'il revient de l'avoir
découverte. Apollinaire, Breton ont été fascinés par la prodigieuse libération de l'imaginaire qui s'opérait dans
cet éclatement de l'écriture. Depuis lors, Sade est devenu pour beaucoup d'écrivains du XXe siècle un
véritable phare, tandis qu'une certaine popularité aboutit trop souvent, dans le grand public, à répandre une
image fausse et assez puérile du "divin marquis" méchant homme.
Du château à la prison
Par son père, Sade appartient à une vieille noblesse provençale. Laure, femme d'Hugues de Sade, fut celle−là
même qu'aima et chanta Pétrarque. Par sa mère, Marie−Éléonore de Maillé de Carman, il s'apparente à la
branche cadette de la maison de Bourbon. Né à Paris, à l'hôtel de Condé où sa mère était dame de compagnie
de la princesse, l'enfant y vécut d'abord, puis à Avignon, dans sa famille paternelle. L'abbé de Sade, qui se
chargea de l'éducation du jeune marquis, l'emmena avec lui dans ses châteaux de Saint−Léger d'Ébreuil et de
Saumane. L'architecture du château deviendra un des thèmes obsédants de l'uvre de Sade. À dix ans, il revient
à Paris, pour entrer au collège d'Harcourt, sous la férule des jésuites. On y favorisait les dons des enfants pour
le théâtre, et Sade put s'exercer très tôt à jouer sur scène: ce qui est fort important aussi pour l'économie de ses
textes futurs. À quatorze ans, il quitte Louis−le−Grand pour entrer à l'école des chevau−légers; en 1755, il est
nommé sous−lieutenant d'infanterie au régiment du roi, puis capitaine de cavalerie. Il participe à la guerre de
Sept Ans. On peut relever ce passage d'Aline et Valcour qui a de fortes chances d'être autobiographique:
"Cette impétuosité naturelle de mon caractère, cette âme de feu que j'avais reçue de la nature ne prêtait qu'un
plus grand degré de force et d'activité à cette vertu féroce que l'on appelle courage, et qu'on regarde bien à
tort, sans doute, comme la seule qui soit nécessaire à notre état."
Sade connut une violente passion pour Laure−Victoire de Lauris, châtelaine de Vacqueyras, sa presque
voisine de Lacoste, son domaine seigneurial de haute Provence. Il n'épousa qu'à regret Mlle de Montreuil, de
famille parlementaire, et riche. Sa belle−mère, la présidente, fut une redoutable ennemie qui contribua
fortement aux incarcérations perpétuelles de son gendre. C'est quatre mois après le mariage que Sade inaugure
ce qui sera une constante de son existence: la prison. Il est, en effet, enfermé à Vincennes (1763). Deux
"affaires" vont peser lourd dans sa vie, deux épisodes de son libertinage qui seront mis en épingle par ses
adversaires pour justifier son emprisonnement presque continu: celle de Jeanne Testard (1763) et celle
d'Arcueil (1768). Après Vincennes, Sade connut ensuite les prisons de Saumur, de Pierre−Encise, près de
Lyon, et de la Conciergerie. De retour à son château de Lacoste, il s'enfuit en Italie en 1772, à la suite d'un
nouveau scandale qui a éclaté à Marseille. Il est arrêté par ordre du roi de Sardaigne et conduit au fort de
Miolans, dont il s'évade en mai 1773. Sade revint vivre quelque temps à Lacoste, jusqu'au moment où sa
belle−mère obtint contre lui une lettre de cachet qui le fit emprisonner en février 1777 au donjon de
Vincennes, où il resta presque sans interruption jusqu'en 1784. De là, il fut transféré à la Bastille (il y écrivit
Les Cent Vingt Journées de Sodome , Aline et Valcour , Les Infortunes de la vertu , première version des
Justine ), puis à Charenton pour avoir tenté d'ameuter la foule en criant qu'on allait égorger les prisonniers de
la Bastille.
La Révolution libéra Sade; il participa aux travaux de la section des Piques et s'occupa de réformer les
hôpitaux. Jugé trop modéré, il fut de nouveau emprisonné en décembre 1793. La réaction thermidorienne lui
octroya une brève période de liberté (oct. 1794mars 1801). Le Consulat l'incarcéra comme auteur libertin. Il
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alla de Sainte−Pélagie à Bicêtre, puis à Charenton où il resta jusqu'à sa mort, y organisant d'étranges
représentations théâtrales. Il demandait encore que la liberté lui fût rendue, lorsqu'il mourut le 2 décembre
1814.
Il y a une disproportion évidente entre les chefs d'accusation que l'on put articuler contre Sade et cette
incarcération quasi continue, sous les régimes politiques les plus divers. Il semble avoir joué le rôle de bouc
émissaire de gouvernements qui, soit à la fin de l'Ancien Régime, soit sous le Consulat et l'Empire, voulaient
faire montre de rigueur morale. L'hostilité des Montreuil eut son importance aussi. Quoi qu'il en soit, l'univers
de Sade est fondamentalement un univers de l'enfermement, espace clos de l'obsession, éternel retour des
mots, dans l'extraordinaire prolifération de l'écriture.
Le philosophe
Sade est avant tout philosophe. Il a écrit un Dialogue d'un prêtre et d'un moribond où il détruit les arguments
du déisme avec allégresse. Ses romans ont le caractère d'une démonstration, en particulier La Philosophie
dans le boudoir (1795) où deux personnages donnent à une très jeune fille une leçon théorique et pratique du
libertinage le plus poussé et le plus cruel: sept dialogues où la métaphysique, la morale, l'histoire interviennent
sans cesse. Les Cent Vingt Journées de Sodome sont un extraordinaire tableau, quasi scientifique, des
variations sexuelles, qui annonce ce que sera la moderne sexologie.
Cette philosophie est une des plus fortes et des plus destructrices qui soit. Elle nie deux postulats trop
généralement admis, pense Sade: l'existence de Dieu, la bonté de la Nature. Le philosophe s'attaque donc à la
fois aux religions et à tout un courant de pensée cher au XVIIIe siècle. Dieu n'existe pas: rares sont ceux qui
l'ont proclamé avec tant de violence. Si l'idée de Dieu est encore présente chez Sade, c'est par la véhémence
du sacrilège. Quant à la Nature, l'écrivain conteste d'abord la notion elle−même − en quoi il est fidèle à la
tradition de Pascal et de la libre pensée. Tout ce qui est dans la nature est naturel, par le fait même: les forces
destructrices, tout autant que les puissances créatrices.
Le sadisme n'est pas seulement un comportement sexuel algolagnique (de algos : douleur, et lagneia : rapport
sexuel), il est aussi une éthique et une métaphysique (l'homme meurtrier collabore à l'uvre de la nature). Il est
enfin une esthétique. Dans le roman, la destruction de la victime devient le symbole efficace de
l'anéantissement des valeurs sociales et morales, et finalement de la négation de Dieu.
Sade a laissé de nombreux opuscules politiques, fruits de sa collaboration à la section des Piques. Il a voulu
aussi élaborer un projet de société idéale (république des forts); on en voit les traces dans Aline et Valcour et
surtout dans Français, encore un effort si vous voulez être républicains , écrit dans l'euphorie révolutionnaire
et intégré à La Philosophie dans le boudoir : c'est le versant positif de cette négation universelle. Faut−il
souligner le caractère irréaliste de ces plans et objecter qu'il est difficile de faire coexister des libertés absolues
qui risquent de s'opposer? Sade se situe dans la meilleure tradition de l'utopie révolutionnaire, créatrice
d'Histoire.
Théâtre et roman
Comme chez Baudelaire ou chez Diderot, l'homme de théâtre se révèle, chez Sade, lorsqu'il n'écrit pas du
théâtre. Dans ses pièces très classiques de style et de sentiments, on ne reconnaît guère Sade, sinon par le soin
extrême avec lequel il ordonne le rite: décors, machinerie, diction des acteurs, intermèdes de pantomime. Le
roman lui offre en revanche le véritable théâtre qui lui était nécessaire. Les vastes orgies qu'il organise pour
ses héros sont des rites minutieusement préparés: tragédie, figure de danse érotique, liturgie. Ce théâtre de
visionnaire suppose aussi toute une dialectique des regards entre les personnages, le lecteur et l'auteur.
Les registres de Sade sont plus variés qu'on ne l'a dit. Il faudrait rappeler de quelle violence, de quelle
éloquence il fait preuve dans les lettres écrites de Vincennes et de la Bastille. Nous possédons des fragments
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de son journal. Il a écrit des nouvelles assez diverses, depuis le simple fabliau ou l'histoire "gauloise" jusqu'à
des nouvelles psychologiques et tragiques dans le meilleur style du XVIIIe siècle, réunies sous le titre: Les
Crimes de l'amour. Plus vaste qu'une nouvelle, mais n'ayant pas cependant l'ampleur des grandes
constructions romanesques, La Marquise de Gange (1813) est construite sur des données historiques qui
permettent à l'auteur de prouver que la vertu n'est jamais récompensée. À la même veine se rattachent
Adélaïde de Brunswick (commencée en 1812) et surtout l'Histoire secrète d'Isabelle de Bavière, reine de
France : Sade a exploré la bibliothèque des Chartreux de Dijon, mais il a ajouté de sa propre invention un
grand nombre de crimes. Le tableau du règne de Charles VI est exact. Le romancier, par la précision de la
couleur locale, annonce le développement du roman historique à l'époque romantique.
Les Cent Vingt Journées , si elles tiennent à la fois de la démonstration philosophique et de l'analyse
médicale, s'apparentent par leur forme au roman et à la nouvelle. Il s'agit d'une suite de récits − on songe au
Décaméron ou à l'Heptaméron − racontés méthodiquement par divers narrateurs ou "historiennes". Sans cesse,
le récit double l'action, avec une ampleur épique.
Dans l'ordre des vastes compositions romanesques, on retiendra surtout Aline et Valcour et les trois Justine.
Aline et Valcour a dû être composé en 1785, au moment où Sade terminait la mise au net des Cent Vingt
Journées , et achevé en 1788. L'impression rencontra des difficultés, et la publication date de 1795. En fait, cet
ouvrage en contient deux: il y a d'abord le roman proprement dit, de forme épistolaire. Blamont veut obliger
sa fille Aline à épouser un vieux libertin, Dolbourg; Aline aime Valcour, qui est victime d'un attentat; Aline se
tue. À cette histoire se rattache d'assez loin celle de Sainville qui fait le tour du monde à la recherche de
Léonore (qui se révèle la sur d'Aline). Ce récit est plein de pittoresque. Léonore subit une suite d'aventures
plus extraordinaires encore que celles de Candide. Sade a usé admirablement de la technique du roman
picaresque, avec ses tiroirs, ses voyages infinis, ses rencontres étonnantes. Le roman a enfin un intérêt
politique, puisque l'auteur imagine de faire débarquer Sainville dans l'île socialiste de Tamoé, véritable
paradis.
Il existe trois états de l'histoire de Justine , fort différents. Les Infortunes de la vertu (publiées après la mort de
Sade) furent composées en juin−juillet 1787, à la Bastille; c'est un conte philosophique dans la tradition
voltairienne, où toutes les vertus de Justine trouvent leur châtiment, les unes après les autres. En 1791, Sade
donne à son récit la forme d'un roman: Justine ou les Malheurs de la vertu , qui se situerait dans le registre du
roman noir. La Nouvelle (et dernière) Justine , en 1797, est une amplification prodigieuse du même thème
auquel vient se joindre l'Histoire de Juliette , sur de Justine, dont les vices et les crimes sont récompensés.
Parti du conte philosophique, se servant ensuite des ressources léguées par le roman picaresque et baroque,
Sade a créé, avec la troisième version, une sorte d'épopée en prose où souffle le romantisme, avec sa triple
fascination du Mal, du grandiose, des vastes ensembles littéraires. La dernière Justine , c'est l'exaspération du
récit, la narration entraînant la narration dans une sorte d'affolement de la matière romanesque. De proche en
proche, la force destructrice qui avait gagné d'intensité d'une version à l'autre, s'alimentant de sa propre
puissance, se communique au lecteur dans cette immense épopée en prose où se déconstruit la morale, à
mesure que se construit l'uvre.
L'écriture impitoyable
Sade a ressenti très tôt, dès les Cent Vingt Journées et peut−être avant, la nécessité, l'urgence de libérer
totalement le langage. Il ne s'agit pas seulement du vocabulaire et du refus, le plus souvent radical, de
souscrire aux conventions et aux convenances de son temps. Le style, dans sa totalité, se voit remis en
question. Se trouvent, du même coup, bouleversées la notion de genre littéraire, les relations de l'auteur et du
lecteur, de l'auteur et de ses personnages: tout ce qui, en fait, constitue l'écriture.
Il fallait d'abord que l'écrivain eût ressenti cette contrainte de l'esthétique de son époque: et tout ce qui chez
Sade est du registre de la litote, par exemple Les Crimes de l'amour , a peut−être eu fondamentalement la
valeur d'un exercice, d'une prise de conscience de l'obstacle. Il n'aurait pas atteint ce degré de violence s'il
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n'avait vécu dans une civilisation où les tabous, les interdits foisonnaient, dans le langage comme dans les
murs.
En définitive, Sade, par son dessein comme par la force de sa pensée philosophique, diffère radicalement des
romanciers libertins de son temps: non le clin d'il au lecteur, mais son agression systématique. Il ne s'agit pas
de lui plaire, mais de le forcer. En disant et en écrivant ce que l'on ne doit pas dire, et encore moins écrire,
l'écrivain affronte un interdit, et le transgresse, obligeant le lecteur à le suivre dans cette transgression. Du
même coup, il remet en question tout le système social, tout le code des signes. Sade est parvenu à
métamorphoser l'emprisonnement dans les mots, dans le style de son temps (qui risquait d'être la figure la plus
redoutable de la claustration), en une révélation glorieuse et éclatante de ce scandale, de cette déchirure
essentielle qu'est l'écriture.
Jean Paulhan a soutenu avec éclat que Sade était masochiste. "Avec cet étrange dédain des artifices littéraires
mais cette exigence à tout moment de la vérité, avec cette allure d'un homme qui ne cesserait à la fois de se
mouvoir et de rêver l'un de ces rêves indéfinis que fait parfois l'instinct, avec ces grandes dilapidations de
forces et ces dépenses de vie qui évoquent de redoutables fêtes primitives [...] Sade n'a que faire d'analyses et
de choix, d'images et de coups de théâtre, d'élégance et d'amplifications. Il ne distingue ni ne sépare. Il se
répète et continûment se ressasse. Il fait songer aux livres sacrés des grandes religions." Ainsi analyse−t−il
une uvre dont le XXe siècle aura découvert, grâce à des interprétations multiples, au fur et à mesure du
renouvellement de la critique et de la réflexion philosophique, qu'elle est une somme d'une surprenante force
de négation qui allie antithéologie, antiphilosophie et peut−être même antilittérature.
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