Nayrouz ZAITOUNI-CHAPIN THÈSE DE DOCTORAT TESIS DE DOCTORADO Le bilinguisme en littérature L’auto-traduction espagnol-français à la lumière du cas d’Agustín Gómez Arcos Université Bordeaux Montaigne Universidad de Granada - Facultad de Traducción e Interpretación Université Bordeaux Montaigne École Doctorale Montaigne Humanités (ED 480) Cotutelle : Universidad de Granada Facultad de Traducción e Interpretación THÈSE DE DOCTORAT EN « ESPAGNOL » Le bilinguisme en littérature L’auto-traduction espagnol-français à la lumière du cas d’Agustín Gómez Arcos Présentée et soutenue publiquement le 10 juillet 2015 par Nayrouz ZAITOUNI-CHAPIN Sous la direction de Dominique Breton et de Joëlle Guatelli-Tedeschi Membres du jury Mme Dominique BRETON LLABADOR, Professeur, Université Bordeaux Montaigne. Mme Emmanuelle GARNIER, Professeur, Université de Toulouse Jean Jaurès Mme Joëlle GUATELLI-TEDESCHI, Professeur, Université de Grenade (Espagne) Mme Patricia LÓPEZ-LÓPEZ GAY, Professeur, Université Bard College, New York (ÉtatsUnis). Mme Agnès SURBEZY, Maîtresse de Conférences, Université de Toulouse 2. Editorial: Universidad de Granada. Tesis Doctorales Autor: Nayrouz Zaitouni-Chapin ISBN: 978-84-9125-208-1 URI: http://hdl.handle.net/10481/40656 Remerciements Même s’il s’agit d’un usage convenu, et que mes directrices savent que je leur dois d’avoir fini cette thèse, c’est avec la plus grande sincérité que je leur adresse tous mes remerciements. Mme Dominique Breton, parce que sa proximité, sa confiance parfois déconcertante et sa gentillesse m’ont accompagnée depuis de nombreuses années. Mme Joëlle Guatelli-Tedeschi, parce que c’est elle qui a été à l’origine de tout cela, et parce que son amitié et son soutien m’ont été précieux depuis mes premiers pas dans le monde de la traduction et grâce à qui j’ai décidé de suivre les pas de Mme Patricia López López-Gay qui m’a précédée en tout… Je remercie également les professeurs qui ont très aimablement accepté de faire partie de mon jury et de se plier aux contraintes de la cotutelle : Mme Emmanuelle Garnier, Mme Surbezy Agnès et Mme Patricia López López-Gay. Je tiens également à remercier Adoración Elvira, pour le temps précieux qu’elle m’a accordé, et pour les longues et belles conversations tournant autour de son « Agustinico » ; Nieves Molina, de l’ « Instituto de Estudios Almerienses » pour son extrême disponibilité, son amabilité et bien entendu pour son aide ; et enfin, la maison d’édition Cabaret Voltaire, en la personne de Miguel Lázaro, qui a répondu rapidement à mes sollicitations. Je voudrais ajouter un remerciement spécial à Nathalie Lavigne pour son œil avisé et ses encouragements, et à Isabelle Fauquet, car même si elle ne le sait pas, sa thèse « exemplaire » a été une source d’inspiration pour moi. Je ne pourrai pas citer tous ceux qui m’ont soutenue et m’ont offert leurs encouragements depuis le début de cette dure aventure, car la liste est bien trop longue, je le ferai donc de vive voix… Mes amis, collègues de la fac et collègues traducteurs, mais aussi amis et collègues par alliance… Merci à tous. Il serait difficile de ne pas remercier ma famille : leur soutien et surtout leur confiance en ma capacité à y arriver lorsque moi-même je n’y croyais plus m’ont permis d’avancer. Je remercie mon père pour son oreille attentive et son inquiétude constante et ma sœur pour son aide logistique et ses encouragements incroyablement réconfortants. Enfin et surtout, je remercie celui sans qui rien de tout cela n’aurait jamais pu arriver, sans qui la vie n’aurait pas de sens et sans qui je n’aurais jamais eu le courage ni même la volonté de devenir docteur… Mon mari. 4 À mes trois cultures. 5 TABLE DES MATIÈRES REMERCIEMENTS ......................................................................................................................... 4 INTRODUCTION .......................................................................................................................... 13 PRÉAMBULE DÉFINITIONS DES NOTIONS D’AUTOTRADUCTION ET DE BILINGUISME ......... 24 I. DÉFINITIONS : L’AUTOTRADUCTION EN TANT QUE CAS PARTICULIER DE LA TRADUCTION ................................. 25 A – Qu’est-ce que l’autotraduction ? 26 B - L'auteur face à l'autotraduction 28 C – Les trois degrés de l'autotraduction 29 II. LES AUTOTRADUCTEURS .................................................................................................................... 31 A - Cas de l’Espagne 33 1. Le bilinguisme à l’espagnole 33 2. Une tendance à la réécriture 34 B. Cas du bilinguisme franco-espagnol 38 1. Rapport à l’exil 39 2. L’hybridation 42 C – Bilinguisme international 43 1. Besoin de vivre son bilinguisme ? 43 2. Ou besoin de s’exporter ? 45 D - Types de bilinguismes PREMIÈRE PARTIE 46 GENÈSE DE L’ÉCRITURE BILINGUE CHEZ AGUSTÍN GÓMEZ-ARCOS ............ 50 CHAPITRE 1 .......................................................................................... 53 AGUSTÍN GÓMEZ-ARCOS : AUTEUR, TRADUCTEUR ET EXILÉ ................................ 53 I. EN AMONT : LES REPÈRES BIOGRAPHIQUES ............................................................................................ 54 A – De la vocation censurée à l’intégration triomphante 54 1. Du lecteur à l’apprenti écrivain 54 a. Naissance d’une vocation 54 b. Début de la reconnaissance 55 c. La censure des Prix 56 2. De l’exil frustrant à la révélation de l’autotraducteur 6 58 3. Écriture passionnelle et rapports conflictuels B – Une production littéraire binaire 60 63 II. EN AVAL : LA DYNAMIQUE DES LANGUES............................................................................................... 66 A – Choix de l’écrivain 67 1. La langue : un « instrument » à façonner 67 2. La langue « acte politique » 70 B – La langue double : double reflet ou reflet unique ? 76 1. Gomez Arcos et la parole en français : les interférences 77 2. Gómez-Arcos traduit dans le monde 84 CHAPITRE 2 – CARACTÉRISATION DES AUTOTRADUCTIONS DE GÓMEZ-ARCOS ..... 89 I. AUTOTRADUIRE POUR LA MÉMOIRE ...................................................................................................... 89 A – Choix des œuvres : le choix de la raison ? 90 B – Circonstances d’écriture et de publication 95 C – Accueil éditorial et critique : revue de presse 100 1. Rejet des maisons d’édition 101 2. Les critiques 105 D – Accueil du public : succès d’estime ? 108 II. DE L’OBLIGATION DE TRANCHER ........................................................................................................ 114 A – Statut des autotraductions en tant qu’œuvres 114 B – Démarche adoptée 120 CONCLUSION DE LA PARTIE ................................................................ 125 DEUXIÈME PARTIE ÉTUDE COMPARATIVE : L’ÉCRITURE AUTOTRADUCTIVE......................128 CHAPITRE 1 – APPROCHE TRADUCTOLOGIQUE PRÉLIMINAIRE ........................ 131 I. MANUSCRITS ET TAPUSCRITS : L’ÉVOLUTION DES AVANT-TEXTES .............................................................. 131 A – Des avant-textes à la publication : « l’épitexte privé » 132 B – Évolution des « œuvres-brouillons » : l’influence du contact des langues 136 1. Les choix auctoriaux 137 a. Évolution des titres 138 b. Les indications temporelles 140 2. Progression des corrections 142 a. Les expressions idiomatiques 142 b. Les suppressions/ajouts 146 3. Mutadis mutandis 149 7 II. CONFRONTATION DES PARATEXTES.................................................................................................... 151 A – L’Aveuglon et Marruecos 152 1. Considérations quantifiées 153 2. Choix du titre 154 a. Ambiguïté du titre en espagnol 155 b. Choix de l’auteur-traducteur : création d’un néologisme 156 B – Un oiseau brûlé vif et Un pájaro quemado vivo 160 1. Considérations quantifiées 161 2. « Fond » et « forme » 162 C – Maria Republica et María República 164 1. Considérations quantifiées 165 2. Méthodologie de travail de la traductrice 167 CHAPITRE 2 - TRANSFORMATIONS ORTHONYMIQUES : POUR UNE STRATÉGIE DE L’AUTORITÉ ? ......................................................................................... 169 I. TRANSFORMATIONS ET DIGRESSIONS : LES FIGURES DE L’AUTOTRADUCTION ............................................... 170 A – Traduction versus autotraduction 171 1. Les problèmes et les difficultés de traduction 171 2. La notion d’ « orthonymie » 175 B. Les transformations lexicales 179 1. Les adjectifs et l’ « effet ciseau » inversé 179 2. Les adverbes ou les syntagmes nominaux 184 C. Les transformations syntaxiques 186 1. Ajouts d’énoncés 187 a. Énoncés non compensés : souvenirs et pensées 187 b. Énoncés compensés ou redistribués 195 2. Explications culturelles et amplifications 202 3. Les descriptions et leurs fonctions 210 4. Ponctuation et rythme : l’effet de fragmentation 215 II. NARRATION ET DIALOGUE : VERS UNE ADAPTATION ? ........................................................................... 223 A - Les formes de la narration 224 1. Narrateur autocensuré et dialogues libres 225 2. Des personnages en quête de liberté d’expression 229 3. Réattribution des dialogues 235 B. Adaptation ou révision ? 237 CHAPITRE 3 – TRANSFORMATIONS THÉMATIQUES ....................................... 241 8 I. UNE ÉCRITURE REVENDICATRICE......................................................................................................... 242 A – Traitement de la religion 243 1. Une religion caricaturée 243 a. Interjections 244 b. Des personnages à la mystique grotesque 248 2. Les ajouts en espagnol : amplifications et « muletillas » 254 a. « Muletillas » idiolectiques 254 b. Développements ironiques 257 B – Traitement de la politique et de la critique sociale 1. Prises de position politique 262 263 a. Exagérations des personnages 263 b. Engagements du narrateur 267 2. Critique des régimes 272 II. UNE ÉCRITURE CRÉATRICE ................................................................................................................ 275 A – Personnages éponymes 276 1. Onomastique 278 a. Noms et antonomases 279 b. Le cas de L’Aveuglon 282 2. Omniprésence et majorité féminine 286 a. Double vision de la femme 286 b. Sexualité 292 B – Proverbes et sagesse populaire 297 CONCLUSION DE LA PARTIE ................................................................ 301 TROISIÈME PARTIE : POUR UNE POÉTIQUE DE L’AUTOTRADUCTION ...........................................305 CHAPITRE 1 – CONTRAINTES ET FIDÉLITÉ .................................................. 308 I. FIDÉLITÉ ET ÉQUIVALENCE(S) ............................................................................................................. 308 A – Intertextualité et autotraduction 309 1. « Transtextualité » 309 2. Gómez-Arcos et l’autotextualité 311 B – Les interférences : involontaires ou volontairement poétiques 314 1. Hispanismes et gallicismes 315 2. Les interférences explicitées : trouvailles et solutions 321 II. DE LA CONTRAINTE ORIGINELLE......................................................................................................... 325 9 A – Écriture de l’Espagne 325 1. Les empreintes du réel vécu 326 2. Une proposition de réalité culturelle subjective 328 B - Adaptations « aménagées » culturellement ? 330 1. Stratégie première : la transposition 331 2. Stratégie finale : l’adaptation aménagée 333 CHAPITRE 2 – VERS UNE RÉÉCRITURE ....................................................... 337 I. POSITIONS DE L’AUTEUR BILINGUE ...................................................................................................... 337 A – Le cas Gómez-Arcos 338 1. Interculturalité 338 2. Recréation ou réécriture ? 340 B – Littérature bilingue et autotraduite à succès 344 1. Exportation culturelle : le succès des particularismes 344 2. Stratégies d’autotraduction et d’édition 348 II. COMME UNE ÉVIDENCE ................................................................................................................... 352 A – Paradoxe de l’autotraduction 352 1. Le paradoxe de la typologie 353 2. Le paradoxe de l’œuvre décentrée et recréée 356 B – Volonté et besoin 358 1. La (ré)écriture comme (re)conquête 358 2. La réécriture comme mise en scène du processus 363 CONCLUSION DE LA PARTIE ................................................................ 368 CONCLUSION GÉNÉRALE ............................................................................................................370 BIBLIOGRAPHIE .........................................................................................................................380 I/ ŒUVRES ÉTUDIÉES – CORPUS ......................................................... 380 1. ŒUVRES PUBLIÉES ......................................................................................................................... 380 2. MANUSCRITS ET TAPUSCRITS ............................................................................................................ 380 II/AUTRES ŒUVRES CITÉES D’AGUSTÍN GÓMEZ-ARCOS ..................... 381 III/ TRAVAUX SUR AGUSTÍN GÓMEZ-ARCOS ET SON ŒUVRE .............. 382 1. ÉTUDES ET TRAVAUX DE RECHERCHE .................................................................................................. 382 2. ARTICLES ET RECENSIONS ................................................................................................................. 386 3. ENTRETIENS AVEC AGUSTÍN GÓMEZ-ARCOS ........................................................................................ 390 10 4. CORRESPONDANCE ......................................................................................................................... 391 IV/ ÉTUDES THÉORIQUES ................................................................... 391 1. SUR L’AUTOTRADUCTION ................................................................................................................. 391 2. SUR LA TRADUCTOLOGIE .................................................................................................................. 396 3. SUR LA LITTÉRATURE ET LA LINGUISTIQUE ........................................................................................... 398 4. SUR LE BILINGUISME ET LE MULTILINGUISME ....................................................................................... 400 V/ MANUELS ET DICTIONNAIRES ........................................................ 401 VI/ AUTRES ........................................................................................ 402 ANNEXES...................................................................................................................................407 ANNEXE 1 ........................................................................................... 408 TABLEAU D’OCCURRENCES................................................................................................................... 408 ANNEXE 2 ........................................................................................... 409 SUPPRESSION LONGUE - COMPARAISON ................................................................................................. 409 Maria Republica, page 11. 409 María República, pages 21-23. 410 ANNEXE 3 ........................................................................................... 413 COMPARAISON.................................................................................................................................. 413 Maria Republica, page 157. 413 María República, page 208. 414 ANNEXE 4 ........................................................................................... 415 ÉVOLUTION DES MANUSCRITS ET DES TAPUSCRITS .................................................................................... 415 1- GÓMEZ ARCOS, Agustín. Holocauste d’un oiseau : roman : Un oiseau brûlé vif. Paris-Madrid, 1983. Original manuscrit, page 82. 415 2- GÓMEZ ARCOS, Agustín. Holocauste d’un oiseau : roman : Un oiseau brûlé vif. Paris-Madrid, 1983. Original manuscrit, page 180. 416 3- GÓMEZ ARCOS, Agustín. Marruecos : roman. Madrid-Marrakech-Paris, 1988-1989. Tapuscrit 11a, page 14. 417 4- GÓMEZ ARCOS, Agustín. Marruecos : roman. Madrid-Marrakech-Paris, 1988-1989. Tapuscrit 11b, page 15. 418 5- GÓMEZ ARCOS, Agustín. Marruecos : roman. Madrid-Marrakech-Paris, 1988-1989. Tapuscrit 11c, page 15. 419 6- GÓMEZ ARCOS, Agustín. Marruecos : roman. Madrid-Marrakech-Paris, 1988-1989. Tapuscrit 11d, page 15. 420 11 7- GÓMEZ ARCOS, Agustín. Marruecos : roman. Madrid-Marrakech-Paris, 1988-1989. Tapuscrit 11e, page 15. 421 8- GÓMEZ ARCOS, Agustín. Marruecos: novela. Postérieur à 1989 - antérieur à 1991. Tapuscrit 11f, page 15. 422 12 INTRODUCTION 13 « La regla de oro para toda traducción es, a mi juicio, decir todo lo que dice el original, no decir nada que el original no diga, y decirlo todo con la corrección y naturalidad que permite la lengua a la que se traduce. » 1 García Yebra, Valentín Choix du sujet L’autotraduction est le résultat d’une équation qui combine bilinguisme, traduction et littérature. Cette pratique très particulière est un phénomène extrêmement intéressant à étudier pour la traductologie. Que pourrait nous apprendre cette pratique sur l’attitude, le travail et les méthodes de traduction des autotraducteurs ou sur l’accueil réservé à cet objet qu’est le texte autotraduit ? L’autotraducteur n’est pas un simple médiateur entre texte source et texte cible : il est écrivain, puis lecteur de son œuvre, puis écrivain à nouveau et enfin lecteur de sa traduction, qui acquiert une valeur de deuxième œuvre. Telles étaient nos interrogations et nos hypothèses avant d’emprunter le sentier caillouteux de la recherche sur l’autotraduction en traductologie. Des auteurs bilingues qui s’autotraduisent dans des langues variées, voilà un vaste champ de recherche que nous avons tout naturellement circonscrit au domaine hispano-français. Mais quel auteur choisir ? La littérature contemporaine a, pour nous, le mérite d’être moins souvent objet de recherche. Pourquoi Agustín GómezArcos ? C’est un auteur que l’exil a façonné, qui a subi la censure littéraire du franquisme, et qui reste, à nos jours, peu connu et reconnu dans son pays natal, même s’il est important de louer le travail actuel de la maison d’édition barcelonaise Cabaret Voltaire, qui se charge depuis 2007 de faire traduire l’œuvre de GómezArcos en espagnol afin de la faire découvrir au public espagnol. 1 García Yebra, Valentín. Teoría y práctica de la traducción. Madrid, Gredos, 3a edición revisada, 1997, page 45. 14 Lorsque nous avons commencé ce travail de recherche, d’abord pour le Master puis pour le Doctorat, nous poursuivions l’objectif de combiner une mise au point sur la question de l’autotraduction, qui nous semblait nécessaire au vu de la confidentialité de ce domaine au sein de la communauté traductologique, avec une approche traductologique des versions espagnoles et françaises des œuvres autotraduites de Agustín Gómez-Arcos à travers une analyse comparative qui devait s’appuyer sur les outils linguistiques et littéraires dont nous disposions. De là, notre dessein était de dégager la ou les stratégies de traduction adoptées, grâce à l’étude des choix d’autotraduction, pour ainsi en arriver à répondre à notre problématique qui était de déterminer si l’autotraduction était un espace de liberté ou si elle ne générait en réalité que des entraves et des difficultés pour ceux qui la choisissaient comme moyen de diffusion de leur œuvre. Nous nous sommes alors aperçue, le temps passant, que l’autotraduction n’était plus un sujet à découvrir, que les études et les articles se multipliaient sur cette notion et que la recherche avançait inexorablement vers des résultats probants. Néanmoins, l’auteur le plus étudié restait sans conteste celui qui représente à lui seul le paradigme de l’autotraduction : Samuel Beckett. A cet exemple incontournable nourrissant un nombre incalculable de recherches et d’études, viennent s’ajouter de nombreux travaux sur les autotraducteurs issus de doubles cultures diglossiques, comme dans le cas des autotraducteurs espagnols, ou encore sur les autotraducteurs qui ne sont que peu connus dans leur langue maternelle (s’agissant d’une langue minoritaire ou peu parlée) et dont on ne connaît l’œuvre que dans la seule langue dominante. Sans oublier qu’il existe un intérêt grandissant pour l’autotraduction en tant qu’objet d’étude théorique au sein de la discipline de la traductologie. Nous avons donc dû envisager notre travail différemment : il fallait en effet maintenir notre mise au point théorique en étant le plus exhaustive possible, en partant des études les plus anciennes, mais tout en y intégrant les plus récentes. Mais, nous avons tout de même conservé Gómez-Arcos pour notre étude de cas, car les recherches récentes sur cet auteur, ne pouvaient qu’enrichir notre travail à tout point de vue. Et c’est à la lumière de son cas que nous avons compris que l’autotraduction avait encore de beaux jours devant elle en tant que thème de recherche car, même si tous les chercheurs s’accordent à dire que l’autotraduction mène à une réécriture, l’étude du processus même nous permet de mettre au jour 15 des mécanismes de traduction qui sont particulièrement intéressants à analyser en traductologie. Graphie et autres considérations Avant de commencer la rédaction de ce travail, il fallait commencer par effectuer des choix orthographiques importants, car des graphies et des dénominations divergentes jalonnent les travaux des chercheurs en traductologie qui se sont consacrés à étudier celle qui était considérée comme un épiphénomène, et dont aujourd’hui il est fréquemment question, à savoir l’autotraduction. Ainsi, nous avons trouvé en français « auto-traduction », « autotraduction », « (auto)traduction », et en anglais « auto-translation » ou « self-translation ». Si la graphie diffère (avec ou sans trait d’union ou parenthèses), elle renvoie toutefois au même concept sans que celui-ci ne se trouve modifié pour autant dans les deux langues, comme l’explique Gema Castillo García : Los términos ‘autotraducción’, ‘auto-traducción’, ‘traducción de autor’ (ya en inglés, ‘auto-translation’ y ‘self-translation’) vienen todos a referirse tanto al acto de traducir un autor su obra original a otro idioma, como al resultado de esa tarea, al producto de la mismo, la obra en sí autotraducida.2 En espagnol, la graphie « autotraducción » étant extrêmement usitée, cela nous a encouragée à adopter, par imitation, la graphie sans tiret en français. Le choix du titre de ce travail de thèse étant intervenu avant cette prise de décision, le titre comporte donc la graphie avec trait d’union contrairement au corps de la thèse qui lui ne comporte que la graphie sans trait d’union, ce qui, finalement reste particulièrement révélateur eu égard au contexte actuel des études traductologiques qui sont en mouvement perpétuel. De plus, il nous a semblé important d’utiliser une graphie non dissociative : en effet, le trait d’union entre le préfixe « auto » et le substantif « traduction » peut impliquer une divergence au sein du processus, comme s’il s’agissait d’une particularité qui empêche toute fusion entre les genres. Les parenthèses, quant à elles, semblent pointer vers une traduction, certes, mais 2 Castillo García, Gema Soledad. La (auto)traducción como mediación entre culturas. Universidad de Alcala, UAH Monografías Humanidades 12, Alcala de Henares, 2006, page 80. 16 qui balance dans un entre-deux. Et enfin, les appellations « traduction d’auteur » ou « traduction auctoriale », pour nous, peuvent prêter à confusion, car l’auteur de la traduction n’est pas obligatoirement celui qui est à l’origine du texte source, d’autant que cela peut également rappeler les écrivains qui ont traduit les œuvres d’autres écrivains qu’ils ont ainsi contribué à faire connaître, comme par exemple, en France, Baudelaire, traducteur de l’Américain Edgar Allan Poe, ou Nerval traducteur de l’Allemand Goethe. C’est donc pour tous ces motifs que nous avons choisi d’adopter la graphie « autotraduction », sans aucun élément séparateur et qui ne laisse entrevoir aucune prise de position sur le concept lui-même. Nous avons également fait un choix quant à l’orthographe du nom de l’autotraducteur qui fait l’objet de notre étude de cas. En effet, vu son parcours biographique, et vu que c’est en France qu’il a atteint une certaine renommée, il avait pris l’habitude de se présenter sous le nom de « Agustin Gomez-Arcos », et de peur de perdre son deuxième nom, il avait fait ajouter un trait d’union précurseur (la possibilité de rajouter légalement le nom de la mère en sus de celui du père n’est apparue en France qu’en 2005) entre son patronyme et son matronyme. Pour respecter son choix, nous avons maintenu cette graphie, en rajoutant les accents sur son prénom et sur « Gómez ». Il se trouve, en revanche, que la maison d’édition espagnole qui publie actuellement les traductions de ses romans, a fait le choix de revenir à une orthographe plus hispanique et a retiré le trait d’union. Bien entendu, nous reconnaissons volontiers qu’il s’agit d’une décision arbitraire de notre part, mais nous avons réellement cherché à établir le statut d’autotraducteur de Gómez-Arcos même dans l’ambigüité de ce nom, à cheval entre deux cultures : le trait d’union pour la France, les accents pour l’Espagne. Ce double choix que nous avons dû effectuer, pour le concept comme pour le nom de l’auteur, nous l’avons maintenu dans l’intégralité de notre travail à l’exception des occurrences apparaissant dans les citations diverses d’auteurs ou de traductologues, où ils ont été reproduits à l’identique, afin de respecter la volonté de chacun des auteurs cités. 17 État de la question et problématique Depuis 2002, une équipe de recherche a été créée au sein du Département de Traduction et d’Interprétation de l’Université Autonome de Barcelone, nommée « AUTOTRAD »3. Ses membres permanents travaillent sur l’autotraduction en tant que modalité de traduction, et sous une optique traductologique, étant donné qu’auparavant, l’autotraduction était plus souvent incluse dans les études sur le bilinguisme, sans être associée aux domaines de la traduction et de la littérature. La mise en place de ce groupe de recherche est tout à fait révélatrice d’une volonté de faire avancer la recherche scientifique en traductologie en utilisant l’autotraduction comme point de référence. Ainsi, l’analyse d’œuvres romanesques autotraduites peut apporter une perspective supplémentaire à l’étude de la littérature comparée, mais peut aussi enrichir les travaux traductologiques depuis un point de vue interdisciplinaire4. Les nombreuses interrogations suscitées par l’autotraduction, champ privilégié où s’entremêlent traduction et littérature, ont mené ce groupe de recherche, composé de traductologues qui se consacrent à l’étude de cette question, à établir des paramètres descriptifs en partant d’un constat proposé par Patricia López López-Gay, autour desquels ils ont structuré leur travail. Ces paramètres sont au nombre de cinq : « proximidad entre las lenguas, momento de producción, direccionalidad de la traducción, autoría, unidad traducida »5, et permettent d’inscrire l’autotraduction dans la recherche autour de la théorie de la traduction littéraire. L’objectif étant « d’esquisser les contours d’un modèle applicable à la pratique de l’autotraduction »6, en plus d’explorer l’œuvre d’écrivains autotraducteurs, les pistes de recherches incluent toutes l’autotraduction dans le champ de la traduction, en lien notamment avec l’idéologie, le processus créatif et l’interculturalité. Par ailleurs, il existe de nombreux chercheurs qui s’intéressent de façon indépendante à l’étude de l’autotraduction, et il est aisé de s’apercevoir de la 3 Voir site internet du groupe de recherche « AUTOTRAD » : http://grupsderecerca.uab.cat/autotrad/ [consulté le 15 mai 2015]. 4 Atelier de traduction. Dossier: L’Autotraduction, 7, 2007, pages 91 à 100. 5 López López-Gay, Patricia. (Auto)traducción y (re)creación. Un pájaro quemado vivo, de Agustín Gómez Arcos. Instituto de Estudios Almerienses Diputación de Almería, Almeria, 2005, pages 45-48. 6 Atelier de traduction. Dossier: L’Autotraduction,… op. cit., page 97. 18 profusion récente de travaux de master ou de doctorat, ne serait-ce qu’en France, sur ce phénomène particulier. Nous avons consulté régulièrement un blog sur l’autotraduction, intitulé Self-Translation7, tenue par Eva Gentes, chercheuse au sein de l’Institut des Langues Romanes de l’Université de Düsseldorf, sur lequel sont régulièrement compilés des publications, des appels à communication, des billets sur le sujet, le tout étant actualisé fréquemment. Cette chercheuse a déjà publié vingt-etune éditions d’une bibliographie de l’autotraduction, avec la collaboration régulière de Julio César Santoyo, professeur de Traduction de l’Université de León, auteur de nombreuses publications et d’ouvrages sur l’histoire de l’autotraduction 8. Ce qu’il est très intéressant de noter, c’est la densité croissante de cette bibliographie : en effet, par exemple, il y a eu sept éditions entre juillet 2013 (XIVème édition) et avril 2015 (XXIème édition)9, et quantitativement, nous sommes passés, entre ces deux dates, de 107 pages à 128 pages de documents cités (articles publiés, numéros spéciaux de revues, ouvrages collectifs ou non). Par conséquent, l’intérêt grandissant pour ce cas particulier de la traduction est proportionnel, de toute évidence, à la volonté de chercher à le légitimer en tant que champ de recherche et d’en établir des contours bien définis. C’est pour ces raisons que nous avons également choisi ce sujet de recherche. Nous avions envie de participer à ce mouvement, presque revendicateur, de mise en lumière de l’autotraduction, et de contribuer par la même occasion et dans la mesure du possible, à faire avancer la réflexion dans ce domaine. Axes d’étude Afin d’inscrire notre travail dans une perspective théorique, nous avons commencé dans notre préambule, par définir les notions qui nous semblaient nécessaires à notre étude. Ainsi, nous sommes partie de la typologie d’Oustinoff, qu’il résume lui-même en ces termes : […] puisque l’auteur a, par définition ou du moins en principe, tous les droits, il peut varier à l’infini son mode traduire et le combiner comme il l’entend aux 7 http://www.self-translation.blogspot.fr/ [consulté le 15 mai 2015]. Voir bibliographie. 9 À consulter ou à télécharger depuis le blog d’Eva Gentes : op.cit. 8 19 modes possibles de l’écriture comme de la réécriture. Ce qui donne trois cas de figure majeurs : l’auto-traduction naturalisante, ou, pour aller vite l’autotraduction « cibliste», qui vise à donner l’impression que le texte autotraduit a « directement » été écrit dans la langue traduisante ; l’autotraduction « décentrée » (j’emprunte le terme à Henri Meschonnic), ou pour à nouveau aller vite, l’auto-traduction « sourcière», qui donne l’impression inverse ; enfin l’auto-traduction en tant que réécriture traduisante, c'est-àdire l’auto-traduction en tant qu’ « auto-adaptation », là encore pour aller vite et simplifier à grands traits.10 Nous avons également tenté d’inscrire l’autotraduction dans un cadre comparatif en établissant des liens entre les différents types d’écrivains par rapport à leur bilinguisme afin de mieux positionner l’auteur que nous avons choisi d’étudier. Notre travail est structuré autour de trois axes qui constituent le cheminement de notre réflexion autour de l’autotraduction étudiée à travers les œuvres autotraduites d’Agustín Gómez-Arcos. Tout d’abord, il nous a paru extrêmement important d’approfondir le travail biographique pour mieux comprendre la genèse même de son écriture en langue française puis son retour vers l’espagnol par le moyen de l’autotraduction, mais aussi parce que son travail d’autotraducteur s’est limité à deux romans et qu’un auteur ne peut s’appréhender qu’au vu de la totalité de son œuvre et de sa biographie. Concevoir sa biographie comme partie intégrante de sa création est fondamental : Agustín Gómez-Arcos est un écrivain qui s’est exilé et dont la production littéraire est intrinsèquement liée à ce choix de quitter l’Espagne après avoir subi la censure franquiste : des Prix lui ont été retirés, ses pièces de théâtre ont été tronquées et il a été privé de voir ses pièces représentées sur scène. Dramaturge à ses débuts, il devient romancier, grâce à l’apprentissage de la langue française. Cette langue d’accueil, vierge de mémoire(s), lui a permis d’atteindre la liberté d’expression à laquelle il aspirait. Et c’est son succès international qui lui donnera envie de renouer avec l’Espagne par le moyen de l’autotraduction : désir qu’il paiera au prix fort, celui du silence et de la non-reconnaissance. Notre première partie traite ainsi des liens étroits entre les périodes et les faits marquants de sa vie et le rapport à la langue d’écriture, mais aussi des liens que nous pouvons tisser entre la création littéraire et 10 Oustinoff Michael. « L’entre-deux des textes (auto-)traduit : de Endgame de Samuel Beckett à Lolita de Vladimir Nabokov » in Mariaule, Michaël et Wecksteen, Corinne. Le Double en traduction ou l’(impossible) entre-deux, Vol 1, Presse Université, Artois, 2011, page 123. 20 les autotraductions qu’il a effectuées. Le choix du corpus étant assez limité, nous n’avions d’autre choix que d’étudier Un oiseau brûlé vif et L’Aveuglon car ce sont les deux seules autotraductions publiées par l’auteur, mais nous avons jugé pertinent d’éclairer nos analyses en exploitant une troisième œuvre, Maria Republica, autotraduite mais non publiée par l’auteur de son vivant. N’ayant pu accéder au manuscrit de cette autotraduction, nous avons travaillé sur la version publiée très récemment par la maison d’édition barcelonaise Cabaret Voltaire et révisée par la traductrice professionnelle chargée habituellement de la traduction des œuvres non traduites de Gómez-Arcos en espagnol, Adoración Elvira Rodríguez11. Les choix d’autotraduction effectués par l’auteur nous ont inspirée dans notre analyse et dans notre méthodologie de travail car les trois œuvres de ce corpus, qui s’est imposé à nous ipso facto, sont différentes diégétiquement tout en ayant de nombreux points de convergence. Le deuxième axe est une étude comparative en tout point : nous analyserons d’abord, suivant une approche linguistique et traductologique, les avant-textes, les textes d’un point de vue factuel et les transformations liées à l’écriture autotraductrice de Gómez-Arcos dans les trois œuvres du corpus12. Puis, suivant une approche comparative, plus littéraire, nous aborderons l’écriture revendicatrice de l’auteur à travers le traitement qu’il applique à des thèmes récurrents, tels que la religion ou la politique qui imprègnent idéologiquement son œuvre. Nous traiterons également son écriture depuis l’optique de la création, car les personnages créés par Gómez-Arcos ont une épaisseur révélatrice qui nous renvoie à son passé d’écrivain de théâtre. Enfin, le troisième axe s’attachera à présenter notre vision de l’autotraduction en tant que genre privilégié de traduction, en abordant la « fidélité » de l’auteur – notion que nous savons si discutée –, les contraintes auxquelles il se trouve soumis, 11 Adoración Elvira Rodríguez a reçu le Premio Stendhal de Traducción en 2008 pour sa traduction de Êtes-vous fous ? de René Crevel, prix décerné à la meilleure traduction en espagnol d’un original français (tous genres littéraires confondus) depuis 1983 par la Fondation Consuelo Berges. 12 Les données factuelles, émanant d’une estimation (pour le nombre de mots notamment des romans dans chacune des langues), sont des éléments qu’il aurait été bien entendu facile d’établir plus précisément (en numérisant les romans), mais nous avons décidé de ne pas nous laisser influencer par une comparaison quantitative exacte et précise. D’autant que nous pensons qu’il n’est guère habituel de parler de littérature en nombre de mots ; même si, bien entendu, nous pouvons le faire lorsqu’il s’agit de traduction professionnelle, mais cela touche, dans notre cas, à la création, et cela ne nous aurait rien apporté de plus du point de vue de l’analyse. 21 afin de dégager sa ou ses stratégies d’écriture autotraductive. Un écrivain bilingue qui décide de s’autotraduire le fait pour des raisons diverses, et nous avons cherché à situer la position de Gómez-Arcos, puis à la comparer à celle adoptée par des écrivains autotraducteurs qui, eux, ont atteint une certaine renommée dans leurs deux langues d’écriture. Nous finirons cette troisième partie par notre perception de l’autotraduction qui nous a semblé être une notion paradoxale à certains égards, en examinant notamment la réécriture autotraductrice comme volonté et besoin de l’auteur dans sa démarche créatrice. Nous sommes toutefois consciente que les études de cas ne sont pas toujours appréciées des théoriciens car comme le rappelle Helena Tanqueiro, les résultats d’expérience peuvent parfois être manipulés et restent indicatifs sans nous permettre d’extrapoler ou de généraliser 13. Mais le cas d’un auteur étant toujours particulier, nous pouvons toutefois chercher, en recoupant les diverses études effectuées, à confirmer une tendance ou à dessiner les caractéristiques de l’écriture chez cet écrivain, en les rapprochant toujours des cas existants similaires. De plus, le gage de la qualité de l’écriture d’un écrivain dépend fréquemment de sa capacité créatrice à innover, ce qui n’est pas en théorie le cas de la traduction. La fidélité et l’infidélité en traduction littéraire ont toujours animé de grands débats au sein de la communauté littéraire et traductrice. Or, l’autotraduction étant ce cas probablement idéal où l’auctorialité couvre les déviations ou autres transformations opérées par l’écrivain, elle ne peut être évaluée uniquement en tant que traduction. L’œuvre double, les deux versants de l’œuvre ou les deux œuvres originales coexistent et apportent un éclairage certain sur le processus d’autotraduction. C’est pour cette raison qu’une étude de cas est nécessaire pour mener à bien une réflexion empirique. Et c’est justement ce que nous avons essayé de faire dans ce travail de recherche. 13 Tanqueiro, Helena. « L’autotraduction comme objet d’étude », Atelier de traduction. Dossier: L’Autotraduction, 7, page 103, 2007. 22 23 PRÉAMBULE Définitions des notions d’autotraduction et de bilinguisme 24 « L’autotraduction est traduction, et en tant que telle, elle doit être objet d’étude de la théorie de la traduction littéraire »14 Un préambule nous a semblé indispensable : comment aborder un travail de recherche sur une question de traductologie sans commencer par définir les notions qui établissent les contours de notre sujet ? Ainsi, le propos de ce préambule est de mettre en lumière ce que la théorie, qu’elle soit littéraire, traductologique, sociologique ou linguistique, a apporté à notre appréhension de la traduction dans ce cas particulier où elle est réalisée par l’auteur lui-même, car il a cet atout ou ce handicap d’être bilingue. Nous allons commencer par définir le concept et ce qu’il englobe, nous parlerons ensuite des autotraductions puis des autotraducteurs. I. Définitions : L’autotraduction en tant que cas particulier de la traduction On parle généralement de traduction si le résultat répond à trois traits essentiels15 : lorsque nous nous trouvons face à un acte de communication, lorsqu’il s’agit d’une opération effectuée entre deux textes (et pas uniquement entre deux langues) et lorsqu’il y a eu un processus mental qui a permis d’y parvenir. Le résultat final dépend donc de la qualité de ces trois traits et le cas de l’autotraduction ne déroge pas à la règle. 14 Tanqueiro, Helena. « L’autotraduction en tant que traduction » in Traduire, se traduire, être traduit, Quaderns : Revista de traducció 16, 2009, page 108. 15 Hurtado Albir, Amparo. Traducción y traductología. Introducción a la traductología. Ediciones Cátedra, 2001, pages 40 – 42. 25 A – Qu’est-ce que l’autotraduction ? Il existe une profusion de définitions qui jalonnent le parcours hétérogène des études traductologiques qui explique la difficulté à en trouver une qui précise ses contours et recense les divers éléments qui caractérisent cet acte traductif. Il est évident que la traduction naît du besoin de communiquer : il s’agit d’une activité interlinguistique mettant en scène un passage d’une langue à une autre. Ce passage, ce processus mental appelé en espagnol « proceso traductor16 » provoquet-il la fixation temporelle et définitive d’une œuvre ? Et si l’auteur décide d’opérer luimême ce passage d’une langue à l’autre grâce à son bilinguisme, entrave-t-il ou libère-t-il sa création ? Répondre à la question « qu’est-ce que l’autotraduction ? » est donc plus difficile qu’il n’y paraît et mène sans aucun détour à la question centrale de ce sujet de recherche : l’autotraduction reste-t-elle une traduction ou devient-elle la réécriture de l’œuvre ? L’intérêt croissant pour cette problématique semble répondre en écho : longtemps associés aux travaux sur le bilinguisme, la traductologie et le monde de la traduction se penchent enfin, depuis le milieu des années 70, sur cette question dans le cadre de la traduction littéraire bilingue. Suscitant de nombreux débats, la question prend toute son ampleur dès lors que la notion de fidélité est évoquée. L’autotraduction en tant que cas particulier de la traduction littéraire semble pourtant mettre d’accord un certain nombre de théoriciens. Étant données les avancées réalisées dans le domaine de la traductologie ces dernières années, il semblerait que la plupart des traductologues et des chercheurs en littérature et en linguistique ait fini 16 Hurtado Albir, Amparo. Traducción y traductología…, page 311, op. cit. Définition : processus que l’on pourrait définir comme un processus mental qui permet de transmettre un texte formulé dans une langue en utilisant les moyens d’une autre langue. Il se divise en trois processus basiques : la compréhension, la dé-verbalisation (phase non verbale) et la réexpression. (Zaitouni-Chapin Nayrouz, « Traduction littéraire et auto-traduction : des mondes clos ? », Clôtures et mondes clos dans les espaces ibériques et ibéro-américains, Breton, Dominique et Gomez-Vidal Bernard, Elvire (dir.), Collection de la MPI, série Amériques, Pessac, Presses Universitaires de Bordeaux, 2011, pages 220-221) . 26 par admettre que l’autotraduction est une re-création, la considérant donc comme une activité créatrice. Dans le domaine de la traduction spécialisée, les enjeux résident non seulement dans la connaissance de la configuration de la culture d’arrivée mais également dans la spécialisation du traducteur lui-même. En traduction littéraire, on trouve un enjeu supplémentaire : celui de l’esthétique linguistique et stylistique ; ce qui, bien sûr, n’est pas sans influer sur l’attitude du traducteur. Amparo Hurtado Albir insiste sur ces contraintes associées à l’aspect esthétique que requiert la traduction littéraire : « los textos literarios suelen estar anclados en la cultura y en la tradición literaria de la cultura de partida, presentando, pues, múltiples referencias culturales »17. Toutes ces caractéristiques font que ce type de traduction appelle une dimension créative qui est la cause de ce débat sur la fidélité. Ce débat est d’autant plus amplifié dans le cas de l’autotraduction, que le traducteur et l’auteur ne sont qu’une seule et même personne. Si déjà certains traductologues disent de la traduction littéraire qu’elle est « une traduction recréation18 » ou « une métalittérature19 » voire « une ré-énonciation spécifique20 », que dire de l’autotraduction ? Une définition qui englobe les caractéristiques de la traduction littéraire tout en tenant également compte de la composante spécifique du bilinguisme, pourrait être celle donnée par Pilar Blanco García : La respuesta a ¿Qué es la autotraducción? no puede ser otra que la traducción que el autor mismo hace de su propia obra a otra lengua, tan suya como la primera, pero que conlleva unas características muy especiales y es la necesidad que el autor tiene de difundir su obra y la capacidad de este autor para hacer posible esa realidad que lleva en sí no sólo la traducción de palabras, sino el mensaje subliminal que esconde.21 Il faut cependant ajouter que, pour l’écrivain autotraducteur, la compétence n’est pas la même que celle dont doit faire preuve un traducteur de littérature : en effet, le besoin de connaître l’œuvre, de l’analyser et de jauger l’environnement socioculturel de son auteur ne se pose plus. Nous en revenons donc à cette question essentielle de la fidélité. Un auteur qui autotraduit son œuvre, lorsqu’il sera confronté 17 Hurtado Albir, Amparo. Traducción y traductología… page 63, op. cit. Etkind, 1982, cité par A. Hurtado Albir. op. cit. 19 J. S. Holmes, 1988, cité par A. Hurtado Albir. op. cit. 20 Meschonnic, 1972, 1973, cité par A. Hurtado Albir. op. cit. 21 Blanco García, Pilar. « La autotraducción » in Navarro Domínguez, F. Introducción a la teoría y práctica de la traducción. Ámbito hispanofrancés. Editorial Club Universitario, San Vicente (Alicante), 2000. 18 27 à un problème quelconque de traduction, va trouver des solutions qui lui apporteront une satisfaction liée à son statut d’auteur plus qu’à son statut de traducteur, sans pour autant se préoccuper de la fidélité qu’il doit à son œuvre d’origine. Le traducteur, dans ce cas-là, se basera sur sa connaissance de l’œuvre et de son auteur pour tenter de trouver une solution qui n’éloignera pas sa traduction du texte d’origine. Comme le résume si justement Francesc Parcerisas: « el interés de tales situaciones [situaciones de autotraducción] reside en algo evidente, algo de lo que los traductores suelen carecer: el poder que confiere la autoría, es decir, la autoridad »22. L’auteur autotraducteur possède une clef qui lui ouvre la porte de la libre création, ce qui lui permet de faire des choix qui ne figurent parfois même pas dans la liste des choix du traducteur littéraire. B - L'auteur face à l'autotraduction Ainsi, d’après Francesc Parcerisas 23, on trouve trois, voire quatre positions différentes des auteurs quant à leur relation avec la traduction de leurs œuvres. En effet, certains auteurs, malgré leur bonne connaissance d’une deuxième langue, se refusent à traduire leur propre œuvre, préférant la confier à un traducteur professionnel. D’autres auteurs, afin de préserver l’intégrité de leur œuvre qu’ils jugent immuable, préfèrent produire eux-mêmes une version traduite qui souvent, d’après Parcerisas, est une copie stéréotypée utile au lecteur qui chercherait à dévoiler l’intentionnalité de l’auteur : […] traducciones rígidas, puros moldes de yeso, que son copias estereotipadas en la lengua de llegada y que, aunque no suelen servir para engrandecerles como traductores (más bien les convierten en injusto y plúmbeo flagelo de los buenos traductores profesionales), pueden servir como referencia utilísima para leer casi como anotada al pie de página de la intencionalidad, su versión original.24 On trouve également des auteurs autotraducteurs qui face à leur œuvre, vont s’accorder toutes les libertés en la recréant et en la réécrivant à travers une série de 22 Parcerisas, Francesc. « Sobre la autotraducción ». Quimera : La autotraducción, n°210, janvier 2002, page 13. Ibid. 24 Ibid. 23 28 modifications qu’ils jugeront indispensables à son bon fonctionnement dans l’autre langue. Enfin, Parcerisas parle d’une quatrième position : Y todavía podríamos especular con un cuarto grupo, menos habitual, de autotraductores que hacen de la autotraducción un verdadero banco de pruebas para la elaboración de su obra: original y traducción se escriben en este caso, en paralelo, se complementan y modifican, al extremo de identificar mal si fue primero el huevo o la gallina.25 Ce choix des auteurs semble correspondre à la relation que chacun d'entre eux entretient avec la création littéraire au sens large du terme. Ainsi, ce choix nous permettra de comprendre l'auteur dans sa perception du projet de création et surtout de comprendre son rapport à la langue en tant qu’outil de création. En effet, les recours et les rapports à la langue de chaque auteur sont particuliers et leur réaction face au choix de traduction explique leur capacité à ré-exploiter les mêmes recours dans une autre langue. En fonction du choix, l'auteur nous livre non seulement sa compétence et la maîtrise linguistique de sa première langue d'écriture, mais aussi sa connaissance équivalente (ou pas) d'une éventuelle deuxième langue et de la culture dans laquelle elle s’inscrit. Nous pouvons, en tant que lecteurs, nous baser sur cette mise à nu pour juger la capacité de l'auteur à prendre du recul et à effectuer une réflexion approfondie sur son œuvre car s'autotraduire peut remettre en question l'écriture de l'œuvre elle-même. De plus, lorsque l'auteur choisit l'autotraduction, il se trouve confronté à tous types de problèmes qu'il résout en utilisant toute une gamme de solutions qui, selon le choix opéré, nous permettront de classer son autotraduction dans une catégorie bien précise. C – Les trois degrés de l'autotraduction Selon Michaël Oustinoff26, nous pouvons distinguer trois catégories majeures parmi les textes autotraduits. En effet, chaque autotraducteur aborde son œuvre en 25 Ibid. Oustinoff, Michaël. Bilinguisme d’écriture et auto-traduction: Julien Green, Samuel Beckett, Vladimir Nabokov. Paris, L’Harmattan, 2001, pages 29 - 34. 26 29 fonction de sa langue de traduction27 et ainsi se plie ou non aux normes de cette langue cible. Ainsi, nous aurons, tout d'abord l'autotraducteur qui fera une autotraduction naturalisante, puis celui dont le résultat sera une autotraduction décentrée et enfin celui qui élaborera une autotraduction (re)créatrice. Dans le premier des cas, qui est le cas dominant d'après Oustinoff, nous retrouverons essentiellement les auteurs bilingues dont la préoccupation est de « plier le texte à traduire, aux seules normes de la langue traduisante en éradiquant toute interférence de la langue source »28, et dont l'objectif est de « naturaliser » les textes dans cette nouvelle langue. En effet, de son autotraduction dépendra la reconnaissance de son statut d'écrivain dans la langue d'arrivée. Ce type d'autotraduction, mis à part le fait de conférer à son auteur une auctorialité 29 totale, élimine toute possibilité de la citer comme traduction, tout en nous obligeant à la considérer à la fois comme œuvre et version de l'œuvre. En d’autres termes, nous pouvons simplifier et dire que ce premier type d’autotraduction agit en fonction de l’adaptabilité du texte, et fonctionne comme une transposition des références culturelles et contextuelles. L'autotraduction décentrée est toute « autotraduction qui s'écarte des normes d'une doxa traduisante donnée indépendamment de tout jugement de valeur »30. Ce type d'autotraductions et plus généralement de traductions, de moins en moins accepté aujourd'hui, correspondrait à cette notion de traduction littérale très controversée, qui autorise le traducteur à laisser transparaître le texte original dans son texte traduit. Ainsi ce décentrement permettrait à l'autotraducteur, par exemple, que « des formes étrangères s'immiscent dans le corps de la traduction »31, ce qui reviendrait à lui opposer la traduction naturalisante citée plus haut. Dans ce cas, a contrario, il s’agirait de la traduction la plus littéralement fidèle au texte source, mais qui donc, par voie de conséquence serait la plus pauvre esthétiquement. Enfin, l'autotraduction (re)créatrice est celle qui concerne les auteurs qui s'accordent toute la liberté de création possible sans s'inquiéter des modifications qui 27 Ici, nous faisons référence à la langue cible, donc à la langue 2 (par opposition à la langue d’écriture ou langue source ou langue 1). 28 Oustinoff, Michaël. Bilinguisme d’écriture et auto-traduction… page 29, op.cit. 29 Il s’agit également du point de vue d’Ortega y Gasset. 30 Oustinoff, Michaël. Bilinguisme d’écriture et auto-traduction… page 32, op.cit. 31 Ibid. 30 pourraient affecter la microstructure de l'œuvre. Ce dernier degré de l'autotraduction est celui qui, sans pour autant que nous aboutissions à un jugement de valeur définitif, nous permet de parler de l'œuvre comme « scindée en deux versions autonomes »32, tout en sachant, comme nous le rappelle Michaël Oustinoff, que «l'autonomie est le fait d'être régi par ses propres lois » 33. Ainsi, dans ce dernier cas, l’autotraduction s’apparenterait à une libre création où l’écart entre texte source et texte cible est le plus grand. L'analyse d'Oustinoff couplée à celle de Parcerisas34 élargit notre réflexion sur le cas d'Agustín Gómez-Arcos et lui accorde toute une gamme de possibilités qui vont nous permettre de mieux appréhender l’œuvre et son autotraduction. En littérature, l’écriture, l’emploi et l’art de manier la langue sont autant de paramètres qui permettent au lecteur de jauger l’œuvre d’un auteur. Le bilinguisme d’un auteur et par voie de fait sa propension à s’autotraduire ne représente dans l’absolu qu’un paramètre de plus. Dans le cas qui nous occupe, il s’agit bien sûr d’un paramètre non négligeable puisqu’il va nous permettre de jauger une œuvre à travers le « talent » de son auteur à s’autotraduire. De nombreux exemples viendront étayer notre problématique, sans pour autant écarter de notre esprit que l’autotraduction n’est pas seulement une méthode ou un type de traduction, mais aussi la principale conséquence d’une relation entre un auteur, ses langues de travail et sa biculturalité. II. Les autotraducteurs Robert Wechsler, spécialiste de la traduction littéraire, nous dit qu’il n’est pas de relation plus intime ou plus problématique entre traducteur et auteur que lorsqu’il y a autotraduction35 ; voilà qui semble planter le décor d’un cas particulier de la traduction. 32 Op. cit., page 33. Op. cit., page 34. 34 Parcerisas, Francesc. « Sobre la autotraducción »…, page 13, op. cit. 35 « There is no more intimate or problematic relationship between translator and author than what occurs in self-translation ». Wechsler, Robert. Performing without a stage: the art of literary translation. Catbird Press, North Haver (USA), 1998, page 197. 33 31 Le bilinguisme, répond à une série de conditions liées à la situation géographique, à la classe sociale et à l’origine des personnes. Pour les auteurs littéraires, le désir de s’autotraduire découle d’un bilinguisme qui a souvent des conséquences sur leur vie personnelle. Une majeure partie des œuvres littéraires autotraduites provient de pays en situation de diglossie 36 voire de polyglossie37. Cependant, la question fondamentale reste celle de la motivation de ces auteurs pour choisir l’autotraduction. Est-ce la volonté d’atteindre un plus grand nombre de lecteurs et de les toucher plus facilement ? Est-ce le besoin de tester ou de prouver sa compétence de créateur dans l’autre langue ? La seule certitude que nous ayons concerne le respect qu’ont les auteurs envers le travail des traducteurs : ce n’est donc que rarement une question de méfiance ou de mépris. Mª Carmen Molina Romero semble avoir les idées claires concernant l’autotraduction chez Agustín Gómez-Arcos: está claro que aunque se dominen muy bien dos lenguas, el paralelismo o literalidad total es no sólo inviable sino también inconveniente. Las soluciones que los autores encontrarán a esta imposibilidad de conservar la forma y la manipulación lingüística que ellos mismos han realizado en sus textos dependerán, en primer lugar, de la naturaleza de las lenguas en cuestión, de la relación que el autor mantenga con ellas y del grado o especialización de su bilingüismo.38 36 Mounin, dans son Dictionnaire de la linguistique définit le terme diglossie comme suit : « est parfois employé peu rigoureusement comme synonyme de bilinguisme. Plus précisément, il est employé pour dénoter une situation de bilinguisme généralisée à toute une communauté linguistique (alsacien et français en Alsace). Plus précisément encore, il dénote une situation de ce type, dans laquelle l’usage de chacune des deux langues coexistante est limité à telle circonstance particulière de la vie : par exemple, usage officiel du français dans les grandes villes d’Afrique, opposé à l’usage familial et familier, par les mêmes locuteurs, de leur langue maternelle ». Mounin, Georges. (dir.) Dictionnaire de la linguistique. Paris, Presses Universitaires de France, 1974, page 108. Mackey, dans l’introduction de son ouvrage, Bilinguisme et contact des langues, approuve cette définition : « il existe toutefois des communautés où l’on utilise systématiquement deux langues à des fins différentes. Ce phénomène de divergence linguistique selon la fonction sociale est plutôt connu sous le nom de diglossie. » Mackey, William F. Bilinguisme et contact des langues. Paris, Éditions Klincksieck, 1976, page 9. 37 Le terme polyglossie (dont dérive l’adjectif très usité polyglotte) est un terme peu apprécié des linguistes qui lui préfèrent le concept de bilinguisme composite ou composé. Cependant, Galisson et Coste, dans leur Dictionnaire de didactique des langues, expliquent : « alors que le bilinguisme et le plurilinguisme entraînent essentiellement des interactions structurelles entre des systèmes linguistiques différents, la diglossie et la pluriglossie mettent principalement en cause des variations dans la prononciation et dans le lexique. » Galisson, Robert ; Coste, Daniel. Dictionnaire de didactique des langues. Poitiers, Hachette, 1976, page 154. 38 Molina Romero, Ma Carmen. « De L’Aveuglon a Marruecos: una lectura a contrapelo de Agustín Gómez Arcos » In : Espéculo, revista de estudios literarios [en ligne], n°23, mars-juin 2003, pages 1-11. Revista Digital Cuatrimestral, Facultad de Ciencias de la Información Universidad Complutense de Madrid. [Consulté le 27/02/2015]. Disponible à l’adresse : <http://www.ucm.es/info/especulo/numero23/> 32 Les cas de figures sont nombreux et il n’est pas utile ici de les répertorier. Nous allons plutôt tenter de présenter quelques cas significatifs en Espagne, en France et au niveau international. A - Cas de l’Espagne Lors de nos recherches antérieures 39, une source en particulier s’était avérée être un fond inépuisable d’informations sur le domaine de l’autotraduction en Espagne essentiellement : un numéro du magazine littéraire Quimera40 entièrement consacré à notre sujet où il a été facile de trouver des témoignages précis d’auteurs comme Bernardo Atxaga, Carme Riera ou Álvaro Cunqueiro. Mais depuis, de nombreux auteurs, chercheurs et universitaires se sont intéressés à la question 41 et nous avons pu ainsi choisir quatre exemples d’autotraducteurs à comparer avec le cas d’Agustín Gómez-Arcos, et qui de surcroît représentent très bien les différentes communautés autonomes espagnoles. 1. Le bilinguisme à l’espagnole L’autotraduction semble être un espace où les problèmes que se posent parfois les traducteurs sont abolis, et pour cause. Ce serait un espace idéal où traducteur et auteur ne font qu’un, et où la liberté d’écrire et de créer l’emporterait sur les entraves, l’auto-répression et le respect inconditionnel du traducteur envers l’auteur. Pourtant, l’autotraduction ne résout pas les problèmes de traduction, elle ne fait que proposer une version autre, qui finalement éclaire le lecteur attentif sur la relation de l’autotraducteur avec ses langues. 39 Zaitouni, Nayrouz. Bilinguisme et auto-traduction. Le cas du roman L’Aveuglon / Marruecos d’Agustín Gómez Arcos. Mémoire de Master 2 en Études hispaniques, Université Michel de Montaigne Bordeaux 3. Sous la direction de Mme Dominique Breton, 2007 (inédit). 40 Quimera : La autotraducción. Barcelona, Editorial Montesinos, janvier 2002, n°210. 41 De nombreux travaux ont été écrits et publiés et l’une des dernières bibliographies (non exhaustive) sur la question de l’autotraduction que nous ayons consultée compte plus de mille articles, ouvrages et/ou publications diverses (<www.self-translation.blogspot.com>, consulté le 29/04/2015). 33 Mais le cas qui nous intéresse, à ce stade de notre étude, est celui des autotraducteurs, évidemment bilingues, qui vivent en situation de diglossie et plus précisément en situation de diglossie régionale ; ceux-là mêmes dont le choix de la langue de travail relève plus du choix idéologique ou politique et dont le but principal est d’affirmer cette position idéologique en écrivant dans la langue minoritaire. Ceci nous amène donc à évoquer le cas particulier de l’Espagne avec son découpage « autonomique » et le statut de ses différentes langues régionales. L’Espagne comme nous le savons tous, est un pays où les communautés bilingues sont diverses. Cette situation, que nous connaissons géographiquement sous le nom de « Comunidades Autónomas », fait de l’Espagne un lieu privilégié pour l’étude de l’autotraduction. En sus d’une tradition littéraire romanesque riche, l’autotraduction semble conférer à l’Espagne et à ses différentes langues régionales un intérêt sociolinguistique important. Ainsi, basques, catalans ou galiciens, ces auteurs espagnols mettent un point d’honneur à s’autotraduire dans leurs deux langues afin de toucher tout leur public, castillaniste ou non. Ghenadie Râbacov, professeur de traduction et de philologie romane de l’Université Libre de Moldavie a répertorié environ deux cents auteurs qui s’autotraduisent en Espagne dans l’actualité 42. Ainsi, nous allons avoir à faire à un auteur basque pour qui s’autotraduire constitue automatiquement une réécriture amplificatrice, une auteure catalane qui s’autotraduit en réduisant le lyrisme de son œuvre originale, un auteur galicien pour qui l’autotraduction rime avec l’élimination des créations lexicales néologiques qui caractérisent son écriture, et enfin un auteur catalan, qui face à la difficulté de la tâche d’autotraduction, écrit son œuvre simultanément dans ses deux langues en se faisant aider par sa sœur. 2. Une tendance à la réécriture Les cas d’autotraduction en Espagne sont fréquents, et le bilinguisme géographique (nous utiliserons ce terme pour des raisons de respect idéologique et 42 Râbacov Ghenadie. « The Hispanic literary world as one of the richest in self-translation ». In Itinerarios hispánicos, Traducción [en ligne], 2011, page 185. [Consulté le 29/04/2015]. Disponible à l’adresse : <http://gribacov.ulim.md/wp-content/uploads/2011/04/180-189.pdf> 34 pour ne pas dévaloriser les langues autonomiques en parlant de simple diglossie), est une donnée qu’il faut prendre en compte dans le paysage littéraire. Ces écrivains bilingues, depuis leur enfance, avec deux langues maternelles, qui découvrent leur passion de l’écriture en même temps que leur pouvoir d’autotraduction, sont des cas d’autotraduction qui éclairent les études sur la question. Si la traduction elle-même suppose un labeur difficilement reconnu, l’autotraduction, serons-nous tentée de croire, règle une partie des problèmes liés à ce qu’on a l’habitude de nommer, parfois à tort, l’intention de l’auteur. Pour Carme Riera, autotraductrice catalan-espagnol, à qui nous avons eu l’opportunité de poser quelques questions lors de rencontres littéraires organisées par l’Association « Lettres du Monde » en 2012, la traduction « supone siempre una carencia »43 puisqu’elle est forcément un exercice de recréation, la littérature étant naturellement intraduisible. Ainsi, la littérature (romanesque) est pour elle la création d’un monde autonome par le biais d’une manipulation linguistique et il est quasiment impossible de traduire cette manipulation. Elle va jusqu’à affirmer que seules peuvent être traduites les œuvres dont la langue est fonctionnelle, c’est-à-dire totalement dénotative ; les autres se basent sur l’exploration et l’exploitation des ressources linguistiques (« recursos linguísticos »44). Elle explique que lorsqu’elle s’autotraduit, des paragraphes disparaissent, des chapitres sont réduits, et certaines situations changent. Et parfois même ces changements entraînent des variations de la version originale : car le filtre utilisé pour changer de langue permet d’objectiver, on devient récepteur et non plus émetteur. Ce qui nous mène à conclure que sa position est très claire, pour elle l’autotraduction est une réécriture complète, donc une deuxième version. Bernardo Atxaga, autotraducteur basque-espagnol, à l’instar de Carme Riera, parle de réécriture. Il est plus facile d’écrire que de traduire, car la littéralité et le respect du texte original sont impossibles à maintenir lors du processus de traduction – chaque langue dictant ses propres contraintes –, alors que l’écriture accorde à son auteur une liberté sans faille. Atxaga parle de recomposer la structure du récit et de certains aspects de la narration dans le but d’adapter le tout au nouveau lecteur. 43 Riera, Carme. « La autotraducción como ejercicio de recreación ». Quimera : La autotraducción, n°210, janvier 2002, pages 10-12. 44 Ibid. 35 C’est pour cela, que pour cet auteur, il s’agit d’une véritable recréation faite à partir de l’original basque. Ainsi, sa nouvelle œuvre (traduite) acquiert une nouvelle personnalité narrative, car comme il le dit lui-même en parlant de la traduction de Obabakoak : « me era prácticamente imposible traducir directamente del euskera al castellano y lo que hice fue plantearme la novela de un modo distinto »45. Atxaga voit dans sa pratique de l’autotraduction une réelle tendance à l’élaboration d’une autre version, un chemin qui conduit et aboutit inévitablement à créer une nouvelle version d’une œuvre, et ce même si cela tend à remettre en question la notion de fidélité en traduction pour un simple détail : « si tienes un relativo que, en la traducción, queda muy torpe es mucho más fácil utilizar otra construcción y entonces lo que haces es una versión »46. Dans le cas de la traduction du basque vers le castillan, il semblerait qu’il existe une question subsidiaire qui attire notre attention : celle du lexique. En effet, pour Atxaga, le basque est une langue qui n’apporte pas assez de nuances, il lui est donc nécessaire de trouver une manière de nuancer les termes qu’il emploie, et ce à travers l’utilisation de divers procédés comme une ponctuation précise (le point-virgule, les tirets cadratins…), des nominalisations ou encore des adjectivations. Ce qui nous mène à conclure, que le cas d’Atxaga est un cas de réécriture autotraductive. L’exemple d’Álvaro Cunqueiro, auteur galicien, mort en 1981, est pour le moins original. Son œuvre, particulièrement riche, solidement ancrée dans sa double identité linguistique, a cependant été largement simplifiée, malgré son implantation en Espagne, pays traditionnellement plurilingue et pluriculturel. Rexina R. Vega, auteure de l’article paru dans Quimera sur la question de l’autotraduction chez Cunqueiro47, nous explique comment l’opinion majoritaire discrimine positivement l’œuvre de cet auteur en jugeant que l’œuvre écrite en galicien est forcément plus authentique. Le choix d’écrire en galicien semble être, comme dans le cas d’Atxaga, un besoin identitaire vital, une manière de célébrer sa terre natale, de décrire à travers une langue minoritaire, une région qui ne saurait être racontée par une autre langue que la sienne propre. On peut également y déceler une volonté de hisser 45 Garzia Garmendia, Juan. « Conversación con Bernardo Atxaga sobre la traducción de Obabakoak ». Quimera : La autotraducción, n°210, janvier 2002, pages 53-57. 46 Ibid. R. Vega, Rexina. « Un jardinero en la frontera. Las autotraducciones de Álvaro Cunqueiro ». Quimera : La autotraducción, n°210, janvier 2002, pages 46-50. 47 36 cette langue minoritaire jusqu’à en faire une langue de culture littéraire. Cité par Rexina Vega, Cunqueiro parle de cette responsabilité face à la langue de Galice, des innombrables possibilités que peut offrir une langue vernaculaire encore peu travaillée, limitée à un emploi dans la vie familiale et quotidienne : el gallego es todavía una lengua coloquial, sin ninguna norma oficial ni casi oficiosa, contrariamente a lo que ocurre con el castellano y el catalán, y tiene así una libertad de manipulación superior a estas dos: puedes violentar la sintaxis, crear la palabra... 48 Ainsi, on retrouve chez cet auteur, comme chez Atxaga, le dessein de créer l’impulsion qui fera de sa langue une langue lue et reconnue, et sans que pour cela, elle se cantonne à une région. L’œuvre autotraduite de Cunqueiro suit une tendance générale d’élimination du potentiel connotatif49 du texte en galicien, pour des solutions neutres, ainsi, les néologismes dérivatifs ou les diminutifs crées par l’auteur disparaissent dans les versions espagnoles, mettant à jour un phénomène de compensation par un recours à une stratégie littéraire : l’antéposition de l’adjectif. Ce qui nous conduit à faire la même remarque que Vega dans son article : « la creatividad lingüística [en gallego] del escritor suele ceder [en castellano] ante la norma50 ». Comme nous l’avons vu pour Riera ainsi que pour Atxaga, l’autotraduction chez Cunquiero, relève tout autant de la re-création ou de la réécriture, car souvent, ses œuvres supportent une transformation, une altération de la structure de la fiction. Un deuxième auteur catalan vient confirmer cette nette tendance à la réécriture, allant même jusqu’à réécrire après la traduction, la version supposée originale. Il s’agit de Terenci Moix, écrivain de langue catalane à grand succès et autotraducteur aidé dans son labeur par sa sœur qui se charge de la révision. Dans son mémoire sur une des œuvres autotraduites de Terenci Moix, Joël Miró 51 conclut que l’autotraducteur « ne trahit pas l’univers diégétique qui se présente déjà construit, mais son objectif est toujours de le rendre plus accessible ou d’en donner 48 Op. cit., page 47. Ibid. 50 Op. cit., page 48. 51 Miró, Joël. Bilinguisme, auto-traduction et réécriture autour de El sexe dels Angels de Terenci Moix. Texte imprimé. Mémoire de DEA. Université Bordeaux 3, 2004. 49 37 une image la plus nette possible »52. Ainsi Miró, dans son étude, constate à plusieurs reprises que, lors de la comparaison des deux versions d’une œuvre : la totalité des phénomènes observés relève de la réécriture, et non de la traduction proprement dite, exceptées les transformations d’énoncés motivées par l’impossibilité de rendre certains faits de langue ou de substitution de certaines références culturelles par d’autres équivalents, mais partagés par un public plus large en Espagne. 53 En effet, Moix semble avoir une relation quelque peu différente avec ses langues, probablement due, au statut (sans faux jeu de mots) de la langue catalane en Espagne. Il a donc ressenti, tout au long des années, le besoin de prouver sa valeur en tant qu’écrivain dans ses deux langues, cherchant ainsi à toucher un public catalanophone tout autant qu’hispanophone. Il a donc trouvé son équilibre, d’après Miró, dans l’élaboration de deux œuvres, écrites parfois en parallèle, parfois tout simplement réécrites, en s’aidant du point de vue médiateur et distanciateur de sa sœur. Si le but en traduction littéraire est de reproduire le plus fidèlement possible un objet textuel en respectant des règles d’esthétique assez strictes, l’autotraduction en Espagne, semble avoir pour objectif une « auto-imitation hypertextuelle »54 comme nous l’explique Vega dans son analyse de l’autotraduction. Ces autotraducteurs à l’espagnole s’affirment donc dans leur bilinguisme en réécrivant leurs propres œuvres, les rendant accessibles à un lectorat plus large, tout en essayant de préserver leur originalité, une originalité qu’il serait donc pertinent d’attribuer conjointement aux deux versions de chacune des œuvres. B. Cas du bilinguisme franco-espagnol Comme nous venons de le voir à travers ces exemples d’écrivains bilingues, l’autotraduction peut naître pour des raisons de coexistence géographique de deux langues. Il est cependant nécessaire de faire, comme nous l’explique Molina 52 Op. cit., page 106. Op. cit., page 85. 54 R. Vega, Rexina. « Un jardinero en la frontera…, page 50, op.cit. 53 38 Romero55, une nette distinction entre ce que nous pouvons voir comme des traductions « trans-linguistiques », c’est-à-dire celles de Riera, de Moix ou d’Atxaga, et celles qui sont des traductions « trans-nationales », qui sont toutes celles où interviennent deux langues qui ne coexistent pas géographiquement parlant, mais qui interagissent à travers le bilinguisme de l’auteur. Sans vouloir restreindre notre domaine de recherche, l’objectif étant d’essayer de comparer certains auteurs qui présentent des similitudes avec le cas de Gómez-Arcos, il est tout naturel de focaliser notre attention sur des auteurs ayant vécu leur bilinguisme dans l’exil 56. Les cas de Jorge Semprún et de Michel del Castillo, malgré certaines divergences, sont intéressants et peuvent éclairer de ce fait le cas de Gómez-Arcos. 1. Rapport à l’exil Il arrive souvent que la création littéraire chez un auteur prenne source dans son univers idéologique, il cherchera ainsi, dans la souffrance, à exorciser ce malêtre qu’une situation politique bien réelle provoque en lui. L’exil semble être un lieu propice à la création ; longue est la liste des écrivains, et plus généralement des intellectuels, ayant fui l’Espagne à différentes périodes historiquement douloureuses, pour se réfugier de l’autre côté des Pyrénées. L’accueil en terre étrangère s’accompagne souvent d’une adoption de l’autre culture et de l’apprivoisement de l’autre langue, par rejet de la langue et de la culture natales, sources de souvenirs difficiles à oublier. Le choix de ces auteurs se reporte alors sur la langue de leur nouvelle patrie, tout en traçant un tortueux chemin de retour vers un pays qui les hante mais dont ils ont du mal à faire le deuil. Des écrivains à la limite de l’interférence, cette interférence dont nous parle si justement Oustinoff et qui n’est autre que l’écho de l’autre langue et de l’autre culture. Pourtant, il serait trop simpliste 55 Molina Romero, Ma Carmen. « De L’Aveuglon a Marruecos : una lectura a contrapelo de Agustín Gómez Arcos »… op.cit. 56 Ces quelques remarques ne s’appliquent, il est évident, qu’au cadre franco-espagnol, la restriction à la péninsule ibérique étant tout à fait volontaire, même si ce n’est pas par ethnocentrisme que le reste des hispanophones ont été ignorés. Des cas comme Vicente Huidobro, « poète français né au Chili », ou encore Héctor Bianciotti sont particulièrement intéressants du point de vue linguistique, mais un peu moins du point de vue du vécu culturel. 39 d’appliquer à ces auteurs une dichotomie qui associerait à la langue natale l’aisance et la plénitude et à la langue de l’exil le malaise et l’incompréhension, ou alors l’inverse. Il ne faut pas oublier, que l’exil relève pour la plupart d’entre eux du choix de rompre, de s’éloigner volontairement afin de pouvoir vivre leur idéologie et leur art loin de la censure. Ce fut le cas de Buñuel, de Dalí, mais aussi de Semprún ou de del Castillo, dont les cas nous occupent. Leur perception bilingue parle d’elle-même : il s’agit là d’écart entre les langues, car les frontières et les différences sont bien réelles, permettant cependant cette interaction qui va de pair avec une réflexion sur la question de l’interférence. Jean Tena, dans sa réflexion sur ces trois auteurs bilingues57 (del Castillo, Semprún et Gómez-Arcos), parle de la recherche linguistique à laquelle ils aboutissent, et à leur approche de l’univers fictionnel vécu à travers leur bilinguisme : « ils semblent avoir une sensibilité et une faculté d’émerveillement tout à fait caractéristiques des écrivains bilingues. D’où un goût du jeu de mots, une recherche du terme pittoresque vieilli ou rare » 58. De plus, Tena nous explique comment l’intertextualité intervient dans leurs œuvres, découlant d’une volonté de faire découvrir à travers des références explicites, une littérature espagnole mal connue de ce côté-ci des Pyrénées. Molina Romero, elle, pense retrouver chez ces auteurs un « pérégrinisme [qui] joue un rôle clé dans leurs œuvres de fiction » 59 et qui vit à travers un « sabir résultant de l’hybridation de deux langues »60. Elle classe ces auteurs bilingues en fonction de leur relation avec leur langue maternelle. Ainsi, pour une partie d’entre eux, on parlerait de « double dualité »61 et pour les autres de « langue de la discorde »62 et pour tous, la langue d’adoption n’est autre que la « douce langue française »63. La « double dualité » concerne ces auteurs, qui 57 Tena, Jean. « Trois écrivains espagnols d’expression française : Michel del Castillo, Agustin Gomez-Arcos, Jorge Semprún ». In Sagnes, J. (dir.) Images et influences de l’Espagne dans la France contemporaine. Ville de Béziers, Presses Universitaires de Perpignan, 1994, pages 55-69. 58 Op.cit. page 57. 59 Molina Romero, Ma Carmen. « Écrivains entre deux langues: un regard sur la langue de l’autre ». In La cultura del otro: español en Francia, francés en España / La culture de l'autre : espagnol en France, français en Espagne. Manuel Bruña, Mª Gracia Caballos, Inmaculada Illanes, Carmen Ramírez et Anna Raventós (Ed). Séville : Departamento de Filología Francesa de la Universidad de Sevilla, APFUE, SHF, 2006. (http://www.culturadelotro.us.es/actasehfi/index.htm [consulté le 23/04/2015]), pages 558 -569. 60 Op. cit., page 559. 61 Ibid. 62 Op. cit., page 562. 63 Op. cit., page 563. 40 comme Semprún, écrivent en restant volontairement à la merci de cette interférence qui conduit tout naturellement à l’hispanisme. Hispanisme qui, pour Molina Romero devient « la figure clé dans ces romans, aussi bien pour secouer la langue française et lui donner un écho particulier, que comme une prise de possession de l’autre langue où l’espagnol « entre à sac » pour la saccager, la bouleverser »64. Michel del Castillo, a contrario, ferait partie de cette seconde catégorie où l’espagnol devient cette « langue de la discorde, une langue morte, une double langue »65. Pour cet auteur cité par Molina Romero, l’espagnol est réduit à peu de choses : « sólo un sustrato de palabras rígidas »66, et il l’utilise ainsi en tant qu’ « archéologue » linguistique, la traitant comme une langue morte, qui s’est imposée à lui comme une « marâtre »67 et non pas comme une mère. Une langue qui semble porter en elle toute l’horreur de l’Histoire d’Espagne, et qui par conséquent ne peut être traitée qu’avec haine, par opposition à cette langue française qui agit comme un « baume, une langue d’amour et de rêves »68. Enfin, tous ces auteurs bilingues semblent vivre leur création littéraire dans leur langue d’emprunt comme une expérience douce et agréable, où leur langue d’adoption leur apporte ce qu’ils recherchent en termes d’ambiguïté et d’énigme. Et Gómez-Arcos, bien sûr, ne déroge pas à la règle, même si d’après Molina Romero, il s’agit d’un cas plus neutre car sa langue d’adoption lui offre simplement cette liberté d’expression que lui refuse sa langue maternelle censurée par le franquisme. Une dualité donc, qui semble régie par un inévitable retour à la langue maternelle, par la mémoire, l’enfance, la critique d’une société écrasée par la censure, vue au travers du filtre de l’exil. 64 Op. cit., page 559. Op. cit., page 562. 66 Molina Romero, Ma Carmen. « De L’Aveuglon a Marruecos : una lectura a contrapelo de Agustín Gómez Arcos »…, op.cit. 67 Molina Romero, Ma Carmen. « Écrivains entre deux langues: un regard sur la langue de l’autre »…, page 562, op.cit. 68 Op. cit., page 563. 65 41 2. L’hybridation Écrire en français, pour ces auteurs hispanophones de naissance, relève tout simplement du défi. Car, il s’agit pour eux, de dompter une langue qui, loin d’être la leur, offre à ces écrivains l’opportunité de la revisiter à leur manière. Molina Romero nous explique, qu’ils doivent non seulement apprivoiser cette autre langue, mais aussi vivre leur création à travers les yeux de ces puristes de la langue 69, qui les surveillent, et qui les soupçonnent en permanence d’introduire le barbarisme. En effet, ces auteurs sont à la frontière, à la limite entre leurs deux langues, à l’endroit même où l’interférence pourrait prendre sa source. Comme l’explique Tena, il s’agit pour eux d’exploiter toutes les ressources de la langue française, les jeux de mots, les jeux phonétiques, le recours indifférent à l’oral ou à l’écrit 70… Agissant en véritables ponts interculturels, ces auteurs font vivre lo español dans la langue française. Interférence ou enrichissement ? Molina Romero semble penser que ces auteurs eux-mêmes vivent leur bilinguisme d’écriture « tantôt comme une provocation, tantôt comme un enrichissement de la langue française »71. Mais cette liberté dont jouissent les autotraducteurs, s’apparente souvent à une liberté sous caution. Non seulement les puristes méfiants sont à l’affût, mais en plus, pour ces auteurs bilingues, la langue est « en permanence en surveillance d’elle-même »72. Peut-on alors réellement parler d’hybridation ou de contamination linguistiques, lorsque le plus cher désir de ces auteurs, et ils ne s’en cachent pas, est d’asseoir leur légitimité dans leur langue d’adoption ? Ce serait les trahir que de simplifier ainsi leur œuvre. Alors, quelle meilleure preuve de reconnaissance de la part de leur deuxième culture que d’accorder aux œuvres de ces écrivains la mention privilégiée d’« œuvres au programme » étudiées dans les collèges, lycées et universités françaises ? 69 Op. cit., page 560. Tena, Jean. « Trois écrivains espagnols d’expression française : Michel del Castillo, Agustin Gomez-Arcos, Jorge Semprún »…, page 57, op. cit. 71 Molina Romero, Ma Carmen. « Écrivains entre deux langues: un regard sur la langue de l’autre »…, page 560, op.cit. 72 Ibid. 70 42 C – Bilinguisme international Samuel Becket, Vladimir Nabokov, Salman Rushdie, Emil Cioran, Joseph Conrad, Eugène Ionesco, Milan Kundera, Tahar Ben Jelloun, Aimé Césaire, Patrick Chamoiseau, etc. ; difficile de mettre un terme à la liste, très longue, d'écrivains dont la langue de travail diffère, un peu ou énormément, de leur langue maternelle. Le cadre international regorge d’exemples édifiants d’autotraducteurs illustres qui se promènent avec plus ou moins d'assurance dans une culture, un environnement, une ambiance propres à une société donnée, et qui sont surtout différents de leurs repères habituels. 1. Besoin de vivre son bilinguisme ? S’autotraduire est un acte qui relève la plupart du temps d’un choix. Pourtant certains auteurs semblent penser qu’il s’agit là d’une nécessité découlant de leur bilinguisme, une sorte de mal nécessaire auquel ils ne peuvent couper. Ce phénomène du bilinguisme littéraire s’explique, en élargissant le champ d’étude, et en mettant de côté la pluridisciplinarité évidente des auteurs de tous horizons, de diverses manières : les milieux artistiques et littéraires brassent des cultures variées favorisant ainsi la mixité, le désaccord idéologique mène souvent à l’exil et les raisons économiques poussent à l’émigration. Pour ces écrivains bilingues, les circonstances atténuantes ne manquent pas, d’autant plus que leur bilinguisme et leur biculturalité se couplent souvent à un engagement idéologique et à une prise de parti qui aboutit parfois à un rejet (non définitif) d’une des deux cultures voire d’une des deux langues. Julian (ou Julien) Green, à titre d’exemple, joue sur ce dédoublement linguistique et culturel tout en expliquant les raisons de ses choix. De son bilinguisme d’enfant à sa démarche de traducteur, il nous raconte pas à pas la prise de conscience de son dédoublement. De parents américains, mais né en France, il rejette l’anglais, avant de se décider à écrire la culture française dans cette langue 43 pour « la faire aimer de ses compatriotes américains »73. Ses diverses autotraductions le laissent souvent dubitatif, exacerbant alors cette sensation de dédoublement, et allant jusqu’à trouver que son labeur « semblait presque d’une autre main »74 et qu’en écrivant en anglais, il avait « le sentiment obscur de n’être pas tout à fait la même personne »75. Son expérience de traducteur (du poète Charles Péguy notamment) le conduit à une telle frustration et une telle insatisfaction, qu’il finit par accepter la théorie de l’intraduisibilité. La langue agit sur celui qui la parle, dit-il, et cette soumission inconsciente est la raison de cette insatisfaction. Green analyse les différences fondamentales entre ses deux langues et nous explique précisément que le lieu incontesté et incontestable dans lequel se trouve la source de l’intraduisibilité n’est autre que le système de pensée créateur de la langue. Ainsi, la langue française se joue des limites de l’indiscrétion alors que la langue anglaise vit toute confidence comme « un scandale »76 à cause de son « extrême réticence dans l’expression de ses sentiments »77. La réflexion menée par Green, dominée par la composante du dédoublement et de la divergence linguistique, nous ouvre ainsi une nouvelle piste d’étude. Si l’autotraduction, genre littéraire hors norme, part du dédoublement, du déchirement linguistique de l’auteur, alors comment ne pas qualifier le bilinguisme de conflictuel ? Conflit tout aussi présent chez Samuel Beckett, mais vécu d’une manière différente. En effet, chez Beckett, la réécriture prend le pas sur le conflit, apaisant ainsi toute situation de rejet ou d’antagonisme définitifs. L’auteur vit son bilinguisme à travers une « écriture de l’intermittence »78 où la réécriture s’inscrit dans le cadre de l'écriture même. L'autotraduction devient « un travail de (mal)-citation de soi »79 qui prolonge, nous explique Pascale Sardin-Damestoy, le travail intertextuel si présent dans une œuvre qui n'a de cesse de se citer d'un texte à l'autre. Beckett, à l’instar de tous ces auteurs bilingues, avant de s’attaquer à l’autotraduction, est passé par la 73 Green, Julian. Le langage et son double. Paris, Éd. du Seuil, DL 1987, page 217. Op. cit., page 219. 75 Op. cit., page 221. 76 Op. cit., page 225. 77 Op. cit., page 223. 78 Pascale Sardin-Damestoy, Samuel Beckett auto-traducteur ou l'art de " l'empêchement ". Lecture bilingue et génétique des textes courts auto-traduits (1946-1980), coll. " Traductologie ", Artois Presses Université, 2002. (http://www.fabula.org/revue/cr/400.php) 79 Ibid. 74 44 case traducteur d’autrui, et cette expérience, comme pour les autres, semble déclencher une volonté de réflexion, d’analyse et de critique sur l’activité traductrice et ses multiples procédés. Pour Beckett, la traduction au sens large, est « l’art de l’empêchement », un travail voué à l’imperfection, à l’échec ; c’est aussi comme cela qu’il perçoit l’autotraduction. Ainsi, Pascale Sardin-Damestoy, dans son étude sur Beckett l’autotraducteur, détaille les attitudes de l’auteur face au texte source : en s'autotraduisant, il réorganise l'axe syntagmatique du discours, il s'en prend à la syntaxe, à l'ordre des mots et des groupes de mots, le passage vers la langue-cible produit une nouvelle combinaison, un nouveau rythme qui se souvient pourtant des idiosyncrasies de la langue-source. On constate également une propension à changer de ton en passant d'une langue à l'autre, complétée par une accentuation des différences de registres employés et une tendance générale à l’assombrissement par l’augmentation des sarcasmes du narrateur 80. La languesource reste présente, on pourrait donc penser que la traduction est un fidèle reflet de la version originale. Pourtant, s’il y a réorganisation de certains éléments du discours, alors nous pouvons déceler derrière cette stratégie, un net penchant pour la réécriture, qui confirme ipso facto l’impossibilité d’être fidèle et la volonté d’adapter l’œuvre à un public linguistiquement différent. L’exemple de ces deux auteurs pourtant si différents, nous permet de voir qu’au niveau international, le bilinguisme est vécu dans le conflit, même si l’apport enrichissant de la biculturalité est indiscutable. 2. Ou besoin de s’exporter ? L’autotraduction, nous l’avons compris, découle d’un besoin de s’exprimer à sa manière, dans ses deux langues. Vivre par l’écriture, donc écrire dans ses deux langues. Cette liberté que s’accordent ces auteurs, ce luxe de s’autotraduire, est loin d’être aussi facile qu’il n’y paraît. Gómez-Arcos explique81 que sa relation avec les 80 Ces remarques sont tirées d’un compte-rendu de l’ouvrage de Pascale Sardin-Damestoy, réalisé par Thomas Hunkeler pour Fabula.org. (http://www.fabula.org/revue/cr/400.php [consulté le 29/04/2015]) 81 Voir première partie, chapitre 2, I, C, 1. 45 éditeurs de la péninsule n’a jamais été bonne, et qu’il a souvent eu du mal à se faire publier dans son pays natal, alors que de l’autre côté des Pyrénées les contrats avec les maisons d’édition ne manquaient pas. Julien Green, lui aussi, parle de ce problème bassement réaliste. Vivre aux États-Unis l’empêchait de trouver facilement un éditeur français. Il s’agit là probablement d’un inconvénient pratique avec lequel il faut compter, mais ce besoin de s’exporter n’est pas aussi trivial qu’il ne pourrait le paraître au premier abord. Le simple fait de s’exporter représente pour ces auteurs, en sus d’une reconnaissance dans leurs deux pays, une manière de se réaliser dans leur écriture bilingue. Privilégier une des deux langues ou une des deux cultures leur semble difficile, c’est pourquoi dans leur œuvre, l’une ou l’autre, voire les deux, finissent par apparaître en filigrane, et parfois involontairement. Par peur de trahir leur mémoire, peut-être. D’où cette impression d’interférence latente, mais une interférence que nous pourrions voir plutôt comme positive, car si le but non avoué est de faire vivre les deux langues et les deux cultures ensemble, elle reste un moyen d’exporter ou d’importer, selon le point de vue, une patrie revisitée pour le besoin d’un programme littéraire. D - Types de bilinguismes Les études sur le bilinguisme sont nombreuses mais elles s’accordent à différencier généralement le bilinguisme social du bilinguisme individuel. Ainsi, le bilinguisme social, induit par le contact entre les langues, comme le développent 82 René Appel et Pieter Muysken, se produit dans les sociétés où sont parlées deux langues ou plus, et le bilinguisme individuel, de toute évidence, est celui qui concerne les individus qui parlent deux langues. Mais, bien entendu, le plus difficile réside dans l’évaluation du niveau de bilinguisme car les critères ne semblent pas mettre d’accord les théoriciens. Ainsi, Bloomfield dès 1933, semble considérer qu’un bilingue doit l’être parfaitement83, c’est-à-dire que celui-ci doit avoir la même maîtrise 82 Appel René, Muysken Pieter. Bilingüismo y contacto de lenguas, Barcelona, Ariel, 1996. Audo Gianotti, Silvia. « A Diary, le journal de Julien Green, entre bilinguisme et autotraduction ». In Lagarde, Christian (Directeur de la publication), Moreno, Stéphane (Collaborateur), Tanqueiro, Helena (Directeur de la publication). L'autotraduction : aux frontières de la langue et de la culture. Centre de recherches ibériques et latino-américaines, Perpignan, 2013, page 80. 83 46 de chacune des langues et que cette maîtrise soit équivalente à celle d’un natif. Julien Green, cité par Silvia Audo Gianotti semble adhérer à cette position, assimilant ce bilingue idéal à un « merle blanc »84, car il s’agit d’avoir le don extraordinaire et assez rare « d’établir un absolu équilibre entre deux idiomes »85. Au-delà de cet idéal, il faut toutefois rappeler qu’un individu peut être considéré comme bilingue s’il maitrise l’expression dans ses deux langues dans certains mêmes domaines. Sans nous étendre davantage sur la question, il nous semble évident que peu d’individus sont parfaitement bilingues (le concept-même semble peu réaliste selon de nombreux chercheurs)86, car il existe, la plupart du temps une domination, de l’une des langues en fonction du domaine, mais nous pouvons cependant conclure à l’existence majoritaire de bilingues équilibrés, capables d’avoir des compétences quasi parfaites dans l’une ou l’autre de leurs langues suivant le champ d’utilisation de chacune d’entre elles. Nous pouvons maintenant dégager une typologie des autotraducteurs. Il s’agit d’une classification liée au bilinguisme de l’auteur, faite dans le but de regrouper d’une manière plus large ces autotraducteurs. D’après Pilar Blanco García87, la différenciation du type de bilinguisme pratiqué est nécessaire. Sa typologie détermine cinq catégories d’autotraducteurs : 1°) Auteurs bilingues nés dans un territoire qui leur offre la possibilité de jouir de deux langues (dont une minoritaire) que nous pouvons qualifier de langues maternelles, tout en sachant pertinemment que l’une des deux prévaudra toujours sur l’autre, pour des raisons familiales ou politico-idéologiques. Exemples : Atxaga, Moix, Riera…, ainsi que tous ceux qui vivent la même situation de polyglossie ou de diglossie. 2°) Auteurs qui sont devenus bilingues pour des raisons d’études, d’émigration ou de travail, il s’agit ici d’élites. Exemples : Beckett, Semprún, Nabokov… 84 Ibid. Ibid. 86 Sánchez López , María Pilar, Rodríguez de Tembleque, Rosario. El bilingüismo: Bases para la intervención psicológica, Madrid, Síntesis, 1997, page 83. 87 Blanco García, Pilar. « La autotraducción »… pages 209-201, op. cit. 85 47 3°) Ce groupe est formé par ces auteurs qui pratiquent deux langues uniquement dans leur entourage familial. Exemple : Julien Green. Les deux dernières catégories sont moins intéressantes, pour notre propos, mais n’en existent pas moins. 4°) Cette catégorie regrouperait tous ces grands auteurs d’autrefois ; historiens, scientifiques, médecins, qui pour des raisons de valorisation intellectuelle, en fonction des canons de l’époque, devaient traduire leurs œuvres en latin puis les traduire eux-mêmes vers les langues romanes. Exemple : Descartes. 5°) Dans ce dernier groupe, on pourra trouver tous les humanistes ou scientifiques d’aujourd’hui qui sont obligés de pratiquer un certain bilinguisme restreint. Cette typologie, qui n’a l’ambition d’être ni exhaustive ni rigide, se veut juste informative. Elle nous permet donc de classer Agustín Gómez-Arcos dans la deuxième catégorie, pour des raisons donc d’émigration politique ; et elle nous permet par la même occasion de faire des rapprochements entre tous les auteurs bilingues pour les mêmes raisons. Ce qui nous fait parvenir à la conclusion suivante : les autotraducteurs de ce type entremêlent dans leurs œuvres des paragraphes ou des phrases de leur « première » langue maternelle, traduits vers leur seconde langue maternelle, et qui concernent des éléments culturels (faisant partie de leur culture d’origine) dont ils ont du mal à se détacher. Nous avons vu lors de nos recherches sur Agustín Gómez-Arcos comment celui-ci transmet ces éléments, car c’est un auteur qui n’a que très peu fait part de son sentiment à l’égard de l’autotraduction mais qui l’a vécue comme un réel conflit culturel voire identitaire, dû sans aucun doute à sa relation avec son pays natal. 48 Ainsi l’autotraduction est bien plus qu’une simple méthode de traduction pour bilingues privilégiés, et au-delà des choix d’équivalence linguistique, nous pouvons arriver à évaluer le poids culturel, psychologique et émotionnel qu’un auteur peut faire porter à ses mots et ainsi, nous permettre, comme le dit Parcerisas, d’apprendre beaucoup de choses : Del estudio de la autotraducción, pues, aprenderemos muchísimo sobre la relación que el creador establece entre su proyecto intelectual y las herramientas que la lengua le ofrece y, aprenderemos también a juzgar con menos soberbia las traducciones de los traductores que, sin poder para actuar sobre el original más allá de los márgenes de la competencia, son capaces de levantar en la lengua de llegada verdaderos monumentos literarios a autores que, en algún caso, no los edificaron tan altos en la suya propia.88 88 Parcerisas, Francesc. « Sobre la autotraducción »…, page 14, op. cit. 49 PREMIÈRE PARTIE Genèse de l’écriture bilingue chez Agustín Gómez-Arcos PREMIÈRE PARTIE Genèse de l’écriture bilingue chez Agustín Gómez-Arcos 50 PREMIÈRE PARTIE Genèse de l’écriture bilingue chez Agustín Gómez-Arcos « Resumo: la censura crea el exilio, el exilio crea bilingüismo y el bilingüismo libertad de expresión » Agustín Gómez-Arcos89 L’autotraduction est un moyen de se rapprocher d’un public donné : pour Agustín Gómez-Arcos, il s’agissait de retrouver un lectorat en Espagne. Le processus de l’autotraduction part de ce constat d’un besoin de renouer avec un certain public ; le choix des œuvres à autotraduire, dans le cas où cela n’a jamais été fait auparavant, aurait dû alors s’imposer. Mais les nombreux refus des maisons d’éditions ont peut-être eu un rôle à jouer dans ce choix, et la volonté de GómezArcos d’autotraduire pour la mémoire et pour contribuer à la construction d’une mémoire collective semble être intervenu à un moment où l’Espagne n’était pas encore prête. En effet, elle n’avait pas encore de lieux de mémoires90, ni géographiques ni symboliques qui auraient pu inscrire l’écrivain dans un mouvement général de devoir de mémoire. Il aborde notamment la différence de traitement mémoriel dans ses romans et c’est peut-être là que réside toute la difficulté de s’autotraduire quand le pays récepteur de cette autotraduction n’est pas encore engagé dans la même démarche : face à l’absence de lieux de remémoration et a fortiori de commémoration pour les républicains, répond l’exaltation commémorative des vainqueurs. […] Les républicains semblent donc devoir se contenter de « non-lieux » de mémoire, dans la négation pure de leur expérience.91 Ce travail de recherche ayant pour but d’étudier l’identité culturelle et linguistique d’un corpus constitué d’œuvres autotraduites, il nous a semblé primordial 89 Gómez-Arcos, Agustín. « Censura, exilio y bilingüismo. Un largo camino hacia la libertad de expresión ». In : Escritores españoles exiliados en Francia. Agustín Gómez-Arcos : acte de colloque, Almeria, novembre 1990. Valles Calatrava, J.R. (ed.) Colección Actas n°12, Instituto de estudios almerienses Diputación de Almería, Almeria, 1992, page 160. 90 Expression utilisée par Pierre Nora et faisant référence aux lieux où la mémoire travaille, des lieux qui peuvent être matériellement constitués ou non. Nora, Pierre. Les lieux de mémoire. Tome 1 : La République [1984]. Paris, Gallimard, 1997. 91 Milquet, Sophie. « Le roman comme lieu de mémoire : l’esthétique des fosses communes dans l’oeuvre d’Agustin Gomez-Arcos ». Interférences littéraires, nouvelle série, n° 3, « Les écrivains et le discours de la guerre », s. dir. François-Xavier Lavenne & Olivier Odaert, novembre 2009, pages 182-183. 51 PREMIÈRE PARTIE Genèse de l’écriture bilingue chez Agustín Gómez-Arcos d’aborder la question en commençant par mettre en place ce que nous avons choisi de nommer « la genèse de l’écriture bilingue » chez Agustín Gómez-Arcos. En effet, c’est son bilinguisme, lui-même né de son exil, qui a déclenché cette double écriture. Pour mieux comprendre les enjeux de l’autotraduction, il nous fallait discerner le fondement de ce bilinguisme et donc de cet exil qui l’a mené à s’autotraduire. Les différentes étapes de la vie de Gómez-Arcos, ainsi que les faits qui l’ont marqué, ont correspondu à des décisions quant à sa création littéraire et au rapport à ses langues d’écriture. La première partie de sa vie, dans son pays natal, l’inscrit en tant que jeune promesse du théâtre rapidement écarté par un régime franquiste qui ne peut tolérer une critique aussi directe. L’exil le mène vers la deuxième partie de sa vie, lors de laquelle il devient un romancier reconnu, souvent primé, mais dans une deuxième langue. La troisième partie de sa vie aurait dû correspondre à un retour heureux vers sa langue maternelle, par le moyen de l’autotraduction. Cela n’a pas été le cas. Est-ce la langue ou est-ce l’écriture qui ont entravé ce retour ? 52 PREMIÈRE PARTIE Genèse de l’écriture bilingue chez Agustín Gómez-Arcos CHAPITRE 1 Agustín Gómez-Arcos : auteur, traducteur et exilé Toute vie est unique, mais les biographies que nous pouvons en tirer peuvent parfois nous paraître semblables à bien d’autres. Le motif de l’exil, du déracinement, sont des sujets si souvent traités que cela aurait pu nous décourager dans notre travail. Pourtant, il est important de comprendre ce que le mécanisme de l’autotraduction sous-tend au plan biographique. Juan Cruz92, en 1980, dans un article de El País, décrit ainsi la biographie d’Agustín Gómez-Arcos : La biografía de Agustín Gómez-Arcos es lo que él llamaría una biografía involuntaria, en el sentido de que no fue escogida por él para adjudicársela como escritor. Por eso no la usa en su obra. Y, sin embargo, es una biografía compleja y atractiva para un creador. “La impronta autobiográfica, como dices tú, funciona muy bien cuando la imaginación está ausente y sólo se puede recurrir a la propia experiencia. En el otro caso, en el del escritor auténtico, la biografía es, si quieres, una especie de lupa, a través de la cual tú miras lo que tú imaginas, para ver si eso puede funcionar en el universo de lo real, pero no tienes necesidad de hablar de tus propias experiencias. Yo no he tenido necesidad de recurrir a mi propia biografía en mis novelas. Mis personajes me interesan mucho más que yo mismo”. “Mi biografía”, prosigue Gómez Arcos, “la he usado sólo para vivir, desde que fui pastor de cabras, en un pequeño pueblo de Almería, hasta ser considerado como un escritor francés, pasando por mis etapas como cocinero o como friega platos o como contable en un local público de París. No respondían esas actividades a mi afán por construirme una biografía o a mi deseo de aventura, sino que simplemente esas dedicaciones me servían para vivir. No me divertía nada de eso, como no me divirtió marcharme de España ni enmudecer como escritor durante nueve años para aprender otra lengua”. 92 Cruz, Juan. « El español Gómez Arcos "escritor francés" a pesar suyo ». El País, 13/08/1980. 53 PREMIÈRE PARTIE Genèse de l’écriture bilingue chez Agustín Gómez-Arcos I. En amont : les repères biographiques Nous présentons ici la biographie « involontaire93 » d’un écrivain espagnol que la censure, comme tant d’autres, a poussé à l’exil et qui s’est approprié la langue française par l’écriture et pour la liberté. A – De la vocation censurée à l’intégration triomphante La première étape dans la vie d’Agustín Gómez-Arcos est décisive dans la compréhension de son cheminement vers l’exil alors que sa vocation d’écrivain et de créateur se trouve étouffée : cette entrave dans son processus créateur tout juste entamé, mais nourri par la reconnaissance de la critique lui fait entamer une quête de la liberté d’écriture loin des frontières de la censure franquiste. 1. Du lecteur à l’apprenti écrivain La découverte de la vocation chez Gómez-Arcos est liée en grande partie à son enfance solitaire. Ainsi, Antonio Duque, ami de l’écrivain, raconte comment celleci est apparue, telle une évidence dans sa vie : Zagal en su infancia, pastoreaba las cabras que su hermano Antonio le confiaba. En aquellos montes, […], anegado por la soledad del campo, sólo le quedaba la reflexión y aprendió a beber en la fuente de su pensamiento, su única compañía. Allí seguramente comprendió que ese manantial que brotaba de su interior podría convertirse en un río caudaloso que diera sentido a su vida.94 a. Naissance d’une vocation Né à Enix dans la province d’Almeria le 15 janvier 1933, Agustín GómezArcos est le dernier des sept enfants d’une famille républicaine modeste, surnommée 93 Ibid. Duque, Antonio. « Agustín Gómez Arcos: Un hombre libre » in Agustín Gómez Arcos: Un hombre libre, Nuñez Ruiz, G. (ed.). Instituto de Estudios Almerienses Diputación de Almería, Almeria, 1999, page 17. 94 54 PREMIÈRE PARTIE Genèse de l’écriture bilingue chez Agustín Gómez-Arcos les « agustinos » du prénom du grand-père qui avait été une personne connue et appréciée dans le village95. Poussé tout d’abord par son père à se plonger dans les livres dès son plus jeune âge, il est ensuite encouragé par son professeur de littérature, Celia Viñas Olivella, à s’essayer à l’écriture en collaborant à la revue poétique Sur de « Radio Almería », et en intégrant la troupe de théâtre de son lycée. C’est l’époque où il fait également partie d’un groupe d’intellectuels d’Almeria, appelé « Indalianos96 », mouvement controversé en Espagne pour sa filiation nationaliste mais qui avait tout de même l’intention louable d’exporter la région méditerranéenne d’Almeria au-delà des frontières de l’Andalousie ; intention que Gómez-Arcos suivra finalement dans toute son œuvre qui est profondément imprégnée de son Espagne natale. b. Début de la reconnaissance Bachelier, il est appelé à faire son service militaire dans la région barcelonaise, ce qui lui permet de prendre conscience des limites d’Almeria et de découvrir les innombrables possibilités que lui offre la ville catalane où il décide de s’installer afin de suivre des études universitaires. Attiré par le monde des Lettres, il va cependant étudier le Droit, tout en se rapprochant du monde du théâtre par l’écriture et la mise en scène, en participant aux activités des troupes universitaires d’Art et d’Essai. Il s’essaie même à l’interprétation en montant sur les planches en tant qu’acteur, mais cela demeure anecdotique. Il gagnera cependant un prix national97 pour une nouvelle intitulée El último Cristo, puis publiera de façon clandestine98 un recueil de poèmes écrits entre 1954 et 1956 intitulé Ocasión de 95 Heras Sánchez, José. Agustín Gómez-Arcos. Estudio Narratológico de la Enmilagrada. Instituto de Estudios Almerienses, Colección Investigación n°22, Departamento de Arte y Literatura, Almeria, 1995, page 20. 96 Groupe d’artistes et d’intellectuels qui tire son nom du symbole de la ville d’Almeria « el Indalo », dessin rupestre préhistorique représentant selon les interprétations soit un archer visant un volatile soit un homme tenant un arc-en-ciel. Mené par Jesús de Perceval (1915-1985), peintre et sculpteur, le mouvement fait parler d’Almeria hors des frontières espagnoles, mais finit par péricliter à la fin des années soixante. 97 « Premio Nacional de Narración ». Duque, Antonio. « Agustín Gómez Arcos: Un hombre libre »… page 17, op. cit. 98 Alacid García, Jesús. « Agustín Gómez Arcos en la memoria. El Niño Pan de Agustín Gómez Arcos. Filiación y memoria ». Revista electrónica de estudios filológicos [en ligne], juin 2008, n°15, Université Autonome de Madrid. [Consulté le 7/08/2014]. Disponible à l’adresse : <http://www.um.es/tonosdigital/znum15/secciones/estudios-3-agustingomez.htm> 55 PREMIÈRE PARTIE Genèse de l’écriture bilingue chez Agustín Gómez-Arcos Paganismo99, et collaborera à la revue littéraire Poesía Española. Il écrit également pendant cette période El pan, roman court inédit, finaliste du Prix « Formentor » décerné par la maison d’édition Seix Barral puis interdit, et qui a inspiré 100 l’écriture, des années plus tard, du roman à portée autobiographique L’enfant-pain. Ayant atteint son objectif de bien connaître le monde culturel barcelonais, il prend la décision, au milieu des années 50, d’abandonner ses études de Droit et d’aller à la découverte de Madrid et de son offre culturelle qui lui semble plus ample. c. La censure des Prix Attiré par la vie culturelle madrilène et son offre en matière de théâtre, il cherche à s’affirmer en tant que dramaturge. Il vit cependant dans la capitale d’emplois précaires, en s’investissant toujours plus dans le théâtre et la création littéraire. Il écrit de nombreuses œuvres dramatiques mais sa prolixité, encensée par la critique qui voit en lui un auteur prometteur, fut malheureusement bridée à plusieurs reprises par une censure implacable qui ne tolère pas son écriture contestataire, qui attaque la religion tout autant que la politique dictatoriale. Ses œuvres sont jouées par des comédiens reconnus et Gómez-Arcos collabore avec des metteurs en scène de renom, tels que José Luis Alonso Mañés ou José Osuna. Ces premières années correspondent également à une période de travail de traducteur, car Agustín Gómez-Arcos s’intéressait de près et depuis de nombreuses années à la langue française, c’est pourquoi il décide de présenter au public madrilène des œuvres écrites par des auteurs français contemporains. Il traduit notamment, au début des années soixante, La folle de Chaillot (1961) et Intermezzo (1963) de Giraudoux et La révélation (1962) de René-Jean Clot. D’abord auteur à succès auprès de la critique et du public, cette phase madrilène se conclut progressivement dans la douleur pour Gómez-Arcos. En 1960, il est primé pour Elecciones Generales, en 1962 il obtient le prix « Lope De Vega »101 99 L’œuvre poétique complète (en espagnol) d’Agustín Gómez-Arcos a été publiée par la maison d’édition catalane Cabaret Voltaire en 2011 grâce au travail de compilation effectué par Francisco García-Quiñonero Fernández. 100 Kohut, Karl. Escribir en Paris : [entrevistas con Fernando Arrabal, Adela de Blasquez, Jose Corrales Egea, Julio Cortazar, Agustin Gomez Arcos, Juan Goytisolo, Augusto Roa Bastos, Severo Sarduy y Jorge Semprún]. Barcelona : Hogar del libro, 1983, page 131. 101 Prix qui sera par la suite annulé. 56 PREMIÈRE PARTIE Genèse de l’écriture bilingue chez Agustín Gómez-Arcos pour Diálogos de la herejía, puis en 1966 il obtient le deuxième prix « Lope De Vega » pour sa pièce Queridos míos, es preciso contaros ciertas cosas, sachant que le premier prix n’est attribué à personne, empêchant ainsi Gómez-Arcos de faire représenter sa pièce. Ses œuvres sont ainsi reléguées à la lecture clandestine, en dépit de ses brillants succès auprès des critiques. Il écrit au total une quinzaine de pièces, mais les censeurs s’assurent à chaque fois que ses pièces ne soient jamais représentées sur scène ou alors en les amputant de tout ce qui pouvait choquer et gêner le régime. La tendance des spécialistes et des critiques de théâtre est de définir le théâtre de Gómez-Arcos comme faisant partie de la tradition réaliste de la période de l’après-guerre civile, par opposition aux comédies bourgeoises qui prédominaient à l’époque en Espagne102 et qui bénéficiaient d’un grand succès commercial. Les pièces de Gómez-Arcos s’inscrivaient donc dans une démarche de critique idéologique, souvent déguisée : A los autores dramáticos de esta “generación”, al igual que a sus homólogos en poesía y narrativa, no les asustaba mancharse las manos y tratar temas que aludían a las realidades sociales, políticas y culturales de este periodo de la historia de España. También se propusieron inducir al espectador a enfrentarse a estas realidades. […] todos ellos se vieron obligados a luchar contra las limitaciones de la censura. Al hacerlo, muchos de los realistas utilizaron un sistema alegórico y de doble sentido para disfrazar sus críticas.103 Par ailleurs, cette critique était accompagnée d’un érotisme omniprésent et d’une ambigüité et d’une ambivalence que nous retrouverons plus tard dans ses romans à travers une esthétique homosexuelle soumise à la domination moralisatrice de pratiques hétérosexuelles pourtant déviantes. Plus tard, lors de la publication de son premier roman, l’homosexualité prendra toute sa place dans son écriture et L’agneau carnivore inspirera cette remarque à Jesús Alacid : Arcos utiliza el francés como lengua vehicular de una historia de personajes, tiempos y espacios del español, de la memoria histórico-cultural española. Lo mismo sucede con la homosexualidad, vivencia personal que ni siquiera en español era posible ser vivida por las condiciones del momento, mientras que en francés sí puede existir, plasmarse, realizarse en la escritura.104 102 Feldman, Sharon. Alegorías de la disidencia. El teatro de Agustín Gómez Arcos. Instituto de Estudios Almerienses Diputación de Almería, Almeria, 2002, page 27 103 Ibid. 104 Alacid García, Jesús. « L’agneau carnivore de Agustín Gómez Arcos, el inicio de un proyecto estético intercultural ». In: Pandora, Revue d’Études Hispaniques [en ligne], 2012, n°11, page 235. [Consulté le 17/02/2015]. Disponible à l’adresse : <http://dialnet.unirioja.es/servlet/articulo?codigo=4370134> 57 PREMIÈRE PARTIE Genèse de l’écriture bilingue chez Agustín Gómez-Arcos La censure et la vie en Espagne de l’époque le poussent finalement à prendre la décision de s’auto-exiler vers d’autres capitales européennes où la censure ne sévit pas ; car comme nous l’explique son ami Antonio Duque qui l’accompagne dans ce voyage vers la liberté d’expression qui passera par Londres puis finira à Paris : « ante las continuas trabas y la imposibilidad de dar a conocer su obra, es lógico que Agustín, personaje huraño por naturaleza, comenzara a sentir lo amargo de la incomprensión, del no reconocimiento. Para otros, la derrota. Pero él no era un perdedor105 ». 2. De l’exil frustrant à la révélation de l’autotraducteur En quête de liberté, Agustín Gómez-Arcos quitte l’Espagne en 1966 pour s’installer à Londres, non sans avoir auparavant écrit à M. Manuel Fraga Iribarne, Ministre de l’Information et du Tourisme de l’époque, afin de lui expliquer les raisons de son départ pour l’étranger 106. Ce sont d’ailleurs les gains obtenus grâce au prix « Lope de Vega » qui lui permettent de payer son billet pour Londres107. Il y rejoint son ami Antonio Duque qui l’y avait précédé, et partage avec lui emplois précaires, logement et cours d’anglais108. Mais, n’arrivant pas à s’intégrer ni à s’adapter à la vie londonienne, malgré quelques contacts encourageants qui n’eurent cependant pas les résultats escomptés, son ami et lui décidèrent de partir pour Paris, attirés par cette idée de la France, terre traditionnelle d’accueil des artistes 109. Il quitte donc Londres moins de deux ans après son arrivée. Comme à Madrid puis à Londres, il y vit assez mal, acceptant des emplois aussi précaires que variés, tout en reprenant son activité littéraire, et notamment sa production théâtrale (traduite en français de l’espagnol et publiée dans des revues). On retiendra notamment Et si on aboyait (1968), Pré-papa (1968) ou encore Dîner avec Mr & Mrs Q. (1972). Alors qu’il travaille comme serveur dans un café-théâtre où certaines de ses pièces sont 105 Duque, Antonio. « Agustín Gómez Arcos: Un hombre libre »… page 21, op. cit. Ibid. 107 Feldman, Sharon. Alegorías de la disidencia… page 22, op. cit. 108 Duque, Antonio. « Agustín Gómez Arcos: Un hombre libre »… page 21, op. cit. 109 Op. cit. page 23. 106 58 PREMIÈRE PARTIE Genèse de l’écriture bilingue chez Agustín Gómez-Arcos parfois représentées110, Agustín Gómez-Arcos se fait repérer par un représentant des Éditions Stock qui demande à en savoir plus sur l’auteur des pièces qu’il vient de voir jouées sur la scène du Café-théâtre de l’Odéon parisien. Agustín Gómez-Arcos est alors chargé d’écrire un roman, ce qui va marquer le début d’une carrière couronnée de succès : ainsi après six ans d’étude, il adopte le français comme langue d’écriture, ce qui l’amènera à être reconnu par la critique. Il publie en 1974 son premier roman : L’agneau carnivore, qui lui vaut le prix Hermès. Un an plus tard, l’auteur est sélectionné pour le prix Goncourt pour son roman Maria Republica. En 1977, Ana non est également sélectionné pour le prix Goncourt et récolte plusieurs prix111 avant d’être traduit en seize langues puis adapté au cinéma. Quatre romans permettront à nouveau à Agustín Gómez-Arcos d’obtenir une nomination pour le prix Goncourt : Scène de chasse (furtive) en 1978, Un oiseau brûlé vif en 1984, Bestiaire en 1986 et Mère Justice en 1992. Et même si finalement il n’obtiendra jamais le prix Goncourt – certains iront jusqu’à dire que si le prix ne lui a pas été décerné c’est à cause de son refus d’adopter la nationalité française –, c’est en 1985 qu’Agustín Gómez-Arcos reçoit sa distinction la plus importante : il est fait Chevalier des Arts et des Lettres en 1985 (puis Officier du même ordre en 1995), comme quelques années avant lui ses compatriotes Rafael Alberti ou Pablo Picasso. Notons également qu’il reçoit en 1991, le premier prix du Levant pour l’ensemble de son œuvre, suite à la publication de L’Aveuglon. Ses romans sont traduits vers de nombreuses langues et sont étudiés en France dans les lycées et les universités112 et par quelques universitaires qui lui ont dédié de nombreux travaux, dont plusieurs thèses – l’une d’entre elles consacrée au théâtre de Gómez-Arcos113 a été publiée –, mais une seule est consacrée à son écriture autotraductrice114 et c’est à celle-ci que je me suis proposé de faire suite. 110 Agustín Gómez-Arcos avait monté deux pièces courtes : Si on aboyait et Pré-Papa alors que dans le public se trouvait le directeur littéraire chez Stock – Gomez-Arcos, Agustin. « Pratiques d’écriture ». Copie d’une épreuve annotée par l’auteur et destinée à la publication. Non daté, page 8. 111 Prix du Livre Inter 1977, Prix Roland Dorgelès 1978 et Prix Thyde-Monnier de la Société des Gens de Lettres 1978. 112 « Sus libros son materia en los liceos franceses ». Duque, Antonio. « Agustín Gómez Arcos: Un hombre libre »… page 25, op. cit. Nous pouvons y voir une véritable consécration qui s’ajoute aux nombreux prix que Gómez-Arcos a reçus en France. 113 Il s’agit de la thèse réalisée en anglais par Sharon G. Feldman qui a été par la suite publiée en espagnol sous le titre «Alegorías de la disidencia. El teatro de Agustín Gómez-Arcos » par l’Instituto de Estudios Almerienses, en 2002. Voir bibliographie. 114 Il s’agit de la thèse soutenue par Patricia López López-Gay, et dont la partie consacrée à Agustín GómezArcos (car la chercheuse traite aussi l’autotraduction chez Semprún à travers l’un de ses romans) a été également 59 PREMIÈRE PARTIE Genèse de l’écriture bilingue chez Agustín Gómez-Arcos 3. Écriture passionnelle et rapports conflictuels Après la chute du régime franquiste, Agustín Gómez-Arcos revient de temps en temps à Madrid, parfois pour toute la période estivale, mais c’est à Paris qu’il meurt, en 1998. Lors de ces nombreux séjours à Madrid, ville qu’il dit aimer de tout son cœur115, Agustín Gómez-Arcos se heurte à la frilosité des maisons d’édition qui rechignent à publier un auteur exilé quoique encensé en France contrairement, par exemple, à Jorge Semprún qui en 1977 a même reçu le Prix « Planeta » pour Autobiografía de Federico Sánchez avant d’être nommé Ministre espagnol de la Culture à la fin des années quatre-vingts. À ce propos, Gómez-Arcos ne manque pas de faire remarquer, en 1985, qu’il est le seul créateur à qui son pays natal n’a pas ouvert grand ses portes : Me han cerrado todo con el mismo estrépito con que lo hizo el franquismo. Los políticos españoles han dejado sin contenido a la palabra libertad. Se pueden leer y ver obras en las que los personajes dicen tacos, muestran las tetas y se drogan. Pero en lo que respecta a la política, hay una censura feroz. Dígame, si no, una obra en la que se aborde seriamente el tema de la tortura.116 Ne seront édités en espagnol que deux romans : Un pájaro quemado vivo en 1986 et Marruecos en 1990. Quant à son œuvre théâtrale, elle ne subit pas le même sort grâce à sa rencontre avec Carme Portaceli, metteur en scène et productrice catalane, à qui il confia la direction de trois de ses œuvres dont l’une d’entre elles, Los gatos, en 1992, s’acheva en triomphe à Buenos Aires après une tournée espagnole réussie. Les fonds documentaires du « Instituto de Estudios Almerienses »117 et Sharon Feldman dans son interview de l’écrivain du 14 mai 1990118 se font l’écho d’une anecdote malheureuse : on apprend ainsi que le roman Ana Non a fait l’objet d’une adaptation pour la télévision en 1985 avec la comédienne Germaine Montero publiée par l’Instituto de Estudios Almerienses sous le titre « (Auto)traducción y (re)creación. Un pájaro quemado vivo, de Agustín Gómez-Arcos » en 2005. Voir bibliographie. 115 Kohut, Karl. Escribir en Paris…, page 145, op. cit. 116 García, Ángeles. « El último creador en el exilio ». El País, 30/06/1985. 117 Désormais abrégé en « IEA ». 118 Feldman, Sharon. Alegorías de la disidencia…, page 185, op. cit. 60 PREMIÈRE PARTIE Genèse de l’écriture bilingue chez Agustín Gómez-Arcos dans le rôle principal, ce qui est bien entendu une consécration pour l’écrivain qui travaille de concours avec le réalisateur Jean Prat à l’écriture du scénario, comme en témoignent de nombreux courriers échangés entre eux 119. Mais, lors de la genèse du projet, la télévision française avait proposé à la télévision espagnole de mener ce projet sous forme de co-production ce à quoi s’est refusée cette dernière arguant que ce roman était néfaste pour la réconciliation des Espagnols, ou encore qu’il était inadapté à la normalisation du pays 120. Comme le commente l’auteur lui-même, avec cette phrase tout est dit : « en esa frase están incluidas todas las razones por las cuales todos los editores españoles rechazan sistemáticamente lo que yo he escrito »121. Mais c’est à travers le lien avec sa province natale qu’on peut comprendre le mieux le déchirement dont Gómez-Arcos est victime : deux anecdotes ont marqué cette relation, faisant toutes deux figure de douloureux paradoxe. L’été 1979 voit son retour dans la province d’Almeria : un jury composé de personnalités publiques de la ville (écrivains et artistes notamment) lui décerne le prix Bayyana 122 qui récompense une personnalité originaire d’Almeria pour l’année 1978. Plus tard, à l’annonce du décès de l’auteur, est apposée une plaque commémorative devant la demeure familiale à Enix, son village natal et son nom est également donné à la rue où il est né ainsi qu’à la Maison de la Culture de la petite commune. Il est également nommé hijo predilecto par la Mairie d’Enix en hommage posthume. Mais c’est justement cet hommage qui provoque en 2008 une violente opposition, suite à la publication en espagnol de L’Enfant Pain, traduit par Maria Carmen Molina Romero. Cette œuvre, vue comme autobiographique, est considérée comme une atteinte à l’image de la commune et il se crée un réel malaise au sein de celle-ci. De nombreux habitants vont jusqu’à exiger le retrait de la plaque et souhaitent même que l’auteur soit 119 Courriers échangés entre le réalisateur Jean Prat et Gómez-Arcos au sujet de la réalisation de l’adaptation pour la télévision de Ana Non, avant sa diffusion. Notons par ailleurs, que leur relation amicale va au-delà de la collaboration dans le cadre de ce projet, car Jean Prat envoie plusieurs lettres à Gómez-Arcos entre 1986 et 1990, dont une notamment dans laquelle il lui souhaite bonne chance pour la sortie de Un pájaro quemado vivo en Espagne. Fonds AGA du Instituto de Estudios Almerienses. 120 García, Ángeles. « El último creador en el exilio »… op. cit. 121 Ibid. 122 Prix annuel décerné par la société « Comercial Industrial Bayyana » et attribué aux personnes originaires ou non d’Almeria dont la trajectoire et les initiatives permettent de promouvoir et de diffuser les valeurs de la région. 61 PREMIÈRE PARTIE Genèse de l’écriture bilingue chez Agustín Gómez-Arcos destitué de son titre honorifique123. Les élus ne cédèrent cependant pas à la pression sociale et la plaque est restée à sa place. Cependant, il est intéressant de signaler que les habitants, malgré ce malaise qui semble demeurer, sont plutôt fiers d’accueillir les touristes amateurs de littérature et s’empressent de vous emmener visiter le village, tout en se justifiant et en essayant, pensent-ils, de vous expliquer que l’enfant prodigue et terrible pour certains a parfois grossi le trait puisque, après tout, il s’agit bien, n’est-ce pas, d’un roman... Force est de constater que, même si l’auteur n’a pas eu à vivre cet épisode fâcheux, ce dernier est particulièrement révélateur : la relation d’Agustín GómezArcos avec son pays est loin d’avoir été simple, d’ailleurs il en a conscience très rapidement puisque comme le rappelle Heras Sánchez124, à la fin des années soixante-dix, à la question de son retour en Espagne que lui posaient inlassablement les journalistes, il n’hésitait pas à répondre que la censure, même si elle était moins violente, existait toujours en Espagne. De plus, au-delà de la censure, les difficultés qu’il rencontrait dans sa volonté d’être publié en Espagne ne pouvaient que le conforter dans ce choix de prolonger son exil, d’autant plus que son pays d’accueil le célébrait, allant même jusqu’à le décorer. Il faut toutefois relativiser ce malaise, car Agustín Gómez-Arcos rentrait souvent en Espagne, mais sans pousser plus loin que Madrid, car il pensait qu’il y respirait plus à son aise125. Lors d’une interview en 1980, il explique au journaliste de El País : España es para mí un conflicto que se crea entre mi personalidad de español y mi personalidad de escritor. Durante años ha podido más la de escritor, porque ha sido lo suficientemente fuerte como para retenerme fuera de España. Cuando el verano se aproxima surge la del español y entonces hago las maletas y vengo corriendo a España. La tierra te tira. Hoy en día lo más agradable que tienen los viajes a mi país es que sé que no me voy a quedar aquí. Justamente por publicar en otro sitio y en otro idioma, estoy en la situación de escoger.126 Et en cela, Agustín Gómez-Arcos semble avoir les idées claires, un retour définitif n’était pas envisageable pour lui, ce qui ne l’a pas empêché de léguer 123 Voir <http://www.ideal.es/almeria/20080209/provincia/calle-escritor-gomez-arcos-20080209.html> [page consultée le 16/01/15] et <http://cartujerias.wordpress.com/2013/02/16/background/> [page consultée le 16/01/15] 124 Heras Sánchez, José. Agustín Gómez-Arcos. Estudio Narratológico de la Enmilagrada…, page 45, op. cit. 125 Op. cit., page 47. 126 Cruz, Juan. « El español Gómez Arcos "escritor francés"… op. cit. 62 PREMIÈRE PARTIE Genèse de l’écriture bilingue chez Agustín Gómez-Arcos l’intégralité de son œuvre, de ses manuscrits et de sa correspondance à la Province d’Almeria127, où il avait ses racines. B – Une production littéraire binaire […] Je ne fais que ce que j’aime, car c’est en aimant ce que je fais que je peux m’exprimer et puis je ne veux pas devenir non plus cet écrivain professionnel qui écrit et publie à droite et à gauche, qui fait un peu tout. Quand j’écrivais du théâtre, je n’écrivais que ça. Maintenant que j’écris des romans, je n’écris que ça. Question de Karl Kohut : Pourquoi avez-vous abandonné le théâtre ? Réponse de Gómez-Arcos : J’ai abandonné le théâtre au moment où je me suis rendu compte que ça devenait un spectacle pour des nantis uniquement. Donc, il y avait une énorme contradiction entre ce que j’écrivais et la façon dont cela devait être fait. […]. Cela ne veut pas dire que je ne vais pas y revenir, sans doute j’y reviendrai, mais pour l’instant, ça ne m’intéresse pas, tandis que le roman, il est plus proche des gens… […]128 De sa jeunesse à sa mort, Agustín Gómez-Arcos n’a cessé d’écrire et de se plonger dans le monde de la création romanesque et théâtrale. Alors qu’il prépare son Baccalauréat à Almeria il s’essaie à l’écriture, mais c’est à Madrid qu’il se consacre plus pleinement à sa passion : le théâtre. Il écrit et produit de nombreuses œuvres129 : Doña Frivolidad (1955), Unos muertos perdidos (inédite), Verano (1959), Historia privada de un pequeño pueblo (inédite), Elecciones generales (1959-1960), Fedra en el sur (inédite), El Tribunal (inédite), Balada matrimonial (inédite), El salón (inédite), Prometeo Jiménez revolucionario (inédite), Diálogos de la herejía (1962), Los gatos (1963). Notons que dans le cas de Verano (1959), dont le titre originel était Santa Juliana, la pièce de théâtre sera réadaptée des années plus tard en roman sous le titre de L’enfant miraculée. Comme nous l’avons dit auparavant, il finit par se faire un nom en tant que dramaturge à Madrid, sans pour autant récolter de récompense littéraire, notamment à cause de la censure sévère qui sévit à l’époque. Le prix « Lope De Vega » qui lui est accordé pour sa pièce Diálogos de la herejía lui 127 La constitution du fonds documentaire « Agustín Gómez-Arcos » (nommé AGA) a été effectuée à partir des archives personnelles de l’écrivain déposées par ses héritiers auprès du « Instituto de Estudios Almerienses » qui se charge de leur conservation. Site internet disponible : <www.iealmerienses.es> [Consulté le 17/05/2015] 128 Kohut, Karl. Escribir en Paris…, page 142, op. cit. 129 Heras Sánchez, José. Agustín Gómez-Arcos. Estudio Narratológico de la Enmilagrada…, page 197 à 199, op. cit. 63 PREMIÈRE PARTIE Genèse de l’écriture bilingue chez Agustín Gómez-Arcos est retiré pour des raisons évidentes : en effet, il s’agit d’un drame historique sur l’Inquisition espagnole – comme métaphore du fascisme espagnol –, qui expose l’hystérie générée dans un village d’Estrémadure devenu brusquement mystique sous la houlette d’un religieux lascif et de deux nonnes aussi dévotes que sensuelles. Mais, comme l’explique Sharon Feldman, toute tentative du spectateur de différencier ou de séparer le passé du présent est inutile 130, et c’est ainsi que malgré le Prix obtenu, le Ministère interdit toute représentation de la pièce dans toutes les salles institutionnelles (même si deux ans plus tard, une version censurée verra le jour, mais sera perçue négativement par le public et la critique et ce malgré l’implication de l’auteur dans son autodéfense). Il y aura également El pan131, son premier roman, dont nous avons déjà parlé, finaliste du premier Prix Formentor en 1961 ainsi que El último Cristo, conte qui lui vaut le Prix de « Narración Breve »132, sans oublier le recueil de poèmes Ocasión de paganismo (1956) publié lorsqu’il séjournait à Barcelone. Puis, pendant son exil, il publie quatorze romans 133 au total en France et en français – ainsi qu’une pièce de théâtre : Interview de Mrs Morte Smith par ses fantômes (Acte Sud, 1985) –, dont la plupart seront primés ou accueillis très positivement par la critique. Ce qu’il est intéressant de noter, c’est la divergence, le cloisonnement du genre littéraire que choisit d’adopter l’auteur en fonction de son parcours de vie, mais nous en reparlerons plus loin134 lorsque nous aborderons la question des langues. Par la suite, deux romans seront édités en espagnol : il s’agit bien entendu des deux œuvres qu’il a lui-même autotraduites, Un pájaro quemado vivo en 1986 et Marruecos en 1990. Un pájaro quemado vivo est publié deux ans après la sortie en 130 Feldman, Sharon. Alegorías de la disidencia…, pages 43-47, op. cit. Selon Agustín Gómez-Arcos, son premier roman n’est pas L’Agneau Carnivore car il avait déjà écrit El Pan mais comme il n’avait pas voulu le publier, L’Agneau Carnivore reste donc sa première incursion, du moins en français, dans l’écriture romanesque. Moreiro, José María. « Gómez Arcos, entre el ser y la nada: un español dos veces finalista del Goncourt ». ABC, 18/08/1979. 132 Site internet du « Instituto de Estudios Almenrienses ». [Consulté le 17/04/2015]. Disponible à l’adresse : <http://www.iealmerienses.es/Servicios/IEA/edba.nsf/xlecturabiografias.xsp?ref=206>. 133 L’Agneau carnivore, Stock, 1975 (Points Seuil) ; Ana Non, Stock, 1977 (Livre de Poche) ; Scène de chasse (furtive), Stock, 1978 ; Pré-papa ou Roman de fées, Stock, 1979 ; L’Enfant miraculée, Fayard, 1981 ; L’EnfantPain, Seuil, 1983 Maria Republica, Seuil, 1983 ; Un Oiseau brûlé vif, Seuil, 1984 ; Bestiaire, Pré-aux-Clercs, 1986 ; L’Homme à genoux, Julliard, 1989 ; L’Aveuglon, Stock, 1990 ; Mère Justice, Stock, 1992 ; La Femme d’emprunt, Stock, 1993 ; L’Ange de chair, Stock, 1995 ; ainsi qu’une pièce de théâtre : Interview de Mrs Morte Smith par ses fantômes, Acte Sud, 1985. 134 Voir première partie, chapitre 1, II. 131 64 PREMIÈRE PARTIE Genèse de l’écriture bilingue chez Agustín Gómez-Arcos France de Un oiseau brûlé vif, alors que Marruecos est publié en 1991, un an seulement après L’Aveuglon. Depuis la mort d’Agustín Gómez-Arcos, les recherches effectuées dans la province d’Almeria par l’IEA à partir des documents personnels qui constituent leurs archives, permettent de perpétuer son œuvre et de mieux la diffuser sur la terre de ses racines. Ainsi, en 2006, la maison d’édition Cabaret Voltaire se lance dans le projet de faire traduire son œuvre romanesque, après plusieurs années de lutte juridique, car il a été très difficile d’obtenir les droits de traduction auprès des maisons d’édition française : en effet, Agustín Gómez-Arcos s’était clairement arrangé135 pour se réserver les droits de traduction vers l’espagnol 136, sachant que ceux-ci sont particulièrement onéreux au vu de l’ampleur du marché hispanique. Ce cas n’est pas unique, Milan Kundera, grand écrivain tchèque reconnait lui-même qu’il a bloqué la traduction de toute son œuvre romanesque vers le tchèque pour le faire lui-même, car comme il l’expliquait à son ami Tomáš Sedláček : « il m'a dit qu'il était impensable que lui, Kundera, se fasse traduire sa prose dans sa langue maternelle par quelqu'un d'autre. Ce serait une vanité qui nuirait à tout le monde. » 137 Une fois la bataille juridique gagnée, Cabaret Voltaire s’adresse pour commencer à María Carmen Molina Romero, professeure à la faculté des Lettres de l’Université de Grenade et dont l’un des domaines de recherche est justement cet auteur. Elle traduit L’Enfant-pain, qui est publié en 2007 sous le titre de : El niño pan ; l’ouvrage a été réédité en 2011. Puis, Adoración Elvira Rodríguez, également professeure de l’Université de Grenade, prend sa suite, en traduisant L’Agneau carnivore, El cordero carnívoro en 2008 ; Ana Non, Ana no en 2009 ; L’Enfant miraculée, La Enmilagrada en 2010 ; Scène de chasse (furtive), Escenas de caza (furtiva) en 2012 et Maria Républica, María República en 2014. Adoración Elvira Rodríguez se charge de la traduction de la totalité de l’œuvre romanesque de 135 Adoración Elvira nous a dit que l’écrivain sur cette question avait laissé la question « atada y bien atada » lors de notre entretien téléphonique du 28 novembre 2014. 136 « En España, su eco es mínimo también porque se reservó los derechos al castellano. Sólo hizo dos autotraducciones: Un pájaro quemado vivo (1986) y Marruecos (1991). Tener cinco herederos hizo el resto. » Geli, Carles. « La obra del autor 'fantasma' Gómez Arcos reaparece en España ». In : El País [en ligne]. Consulté le 16/01/2015. Disponible à l’adresse : <http://elpais.com/diario/2007/03/16/cultura/1173999603_850215.html> 137 Jarosova, Sonia. « Un nouveau recueil d’essais de Milan Kundera publiés en tchèque ». In : Radio Praha [en ligne]. Consulté le 29/01/2015. Disponible à l’adresse : < http://radio.cz/fr/rubrique/faits/un-nouveau-recueil-dessais-de-milan-kundera-publies-en-tcheque> 65 PREMIÈRE PARTIE Genèse de l’écriture bilingue chez Agustín Gómez-Arcos l’auteur, sachant que l’œuvre théâtrale écrite en espagnol, sera également éditée par la maison d’édition barcelonaise. Cabaret Voltaire a également chargé un enseignant, travaillant lui aussi sur Agustín Gómez-Arcos, de rassembler l’œuvre poétique de l’auteur en collaboration avec l’IEA dépositaire du patrimoine littéraire de celui-ci. C’est ainsi qu’est publié, en 2011 l’ouvrage Poesía. Obra Completa préfacé par Francisco García-Quiñonero Fernández, auteur de ce travail de longue haleine. L’œuvre de Gómez-Arcos s’appréhende dans sa totalité et surtout en lien avec ses langues d’écriture. En effet, c’est tout naturellement que se dégagent des étapes dans sa création en fonction de l’emploi de l’une ou de l’autre : chaque langue correspond à une étape de sa vie mais aussi à un dessein créateur. II. En aval : la dynamique des langues Une langue est, selon Saussure, « tout système spécifique de signes articulés servant à transmettre des messages humains »138, elle est par ailleurs de nature sociale car « elle est partagée par une communauté qui en admet les conventions mais qui, peu à peu, les modifie, d’où son caractère évolutif »139. En partant de cette définition simple, nous pouvons revenir à la source même du travail d’écrivain : la transmission d’un message destiné à une communauté qui partage la même langue. Dans le cas de Gómez-Arcos, l’intérêt réside dans les deux étapes bien distinctes qui forment sa production littéraire. Ainsi, la langue maternelle opérant comme vecteur de transmission a failli dans sa mission ; et c’est par l’apprentissage d’une deuxième langue, le français, que l’objectif de communication sera complété. Ce choix, entièrement motivé, donne à la langue employée un rôle et un devoir supplémentaires que la langue maternelle – comprendre ici langue « première » –, pouvant subir une autocensure, qu’elle soit linguistique ou idéologique, peut difficilement acquérir. 138 139 Galisson, Robert ; Coste, Daniel. Dictionnaire de didactique des langues. Hachette, Poitiers, 1976, page 306. Ibid. 66 PREMIÈRE PARTIE Genèse de l’écriture bilingue chez Agustín Gómez-Arcos A – Choix de l’écrivain Gómez-Arcos, écrivain d’expression française, utilise sa langue seconde, apprise dans l’exil, pour écrire de nombreux romans. Cette langue, vierge de tout tabou et de toute censure le mène vers ce qu’il souhaitait atteindre, c’est-à-dire la liberté d’expression. Comme l’explique Jesús Alacid, dans son travail de thèse : Se trata de una lengua aprendida, la lengua del otro, donde el autor no tiene ni memoria ni tabúes, es una lengua «virgen» que le permite expresarse sin las restricciones que contiene la lengua materna. Esta «virginidad» de la lengua proporciona además la posibilidad de reconstruir una memoria, una memoria necesaria que, como digo, no existe en la nueva lengua.140 Cette façon d’envisager la langue comme un terrain neutre et vierge, un « instrument » est une constante chez Gómez-Arcos. Il faut cependant préciser que son recours à la langue ne se limite pas à cette perception qu’il a de la matière première de l’écriture, car la création, dans son cas, devient un acte idéologique destiné à transmettre sa mémoire, une mémoire individuelle qu’il souhaite rendre universelle. 1. La langue : un « instrument » à façonner Comme nous avons pu le constater précédemment, Agustín Gómez-Arcos a traversé des étapes personnelles variées qui ont correspondu à des phases de création bien nettes, même si son pouvoir créatif ne semble pas en avoir souffert. Le théâtre semble avoir été son principal moyen d’expression dans la première partie de sa vie d’écrivain, avec cependant quelques incursions en poésie. Le roman quant à lui le mènera à la reconnaissance de la critique et du public. Mais ce qu’il faut tout particulièrement noter, c’est la question de la langue en lien avec le genre littéraire adopté par l’auteur. Ainsi, nous pouvons résumer schématiquement le parcours de Gómez-Arcos à l’aide du tableau de Sharon Feldman 141 : 140 Alacid García, Jesús. La narrativa francófona de Agustín Gómez-Arcos a través de cuatro novelas representativas: L’agneau carnivore, Bestiaire, L’ange de chair y Feu grand-père. Propuesta de análisis intercultural. Thèse de doctorat : Littérature comparée, Madrid : Universidad Autónoma de Madrid. Sous la direction de Ana Ruiz Sánchez, 2012, page 391. 141 Feldman, Sharon. Alegorías de la disidencia…, page 18, op. cit. 67 PREMIÈRE PARTIE 1 2 3 4 Genèse de l’écriture bilingue chez Agustín Gómez-Arcos Tabla 1 Principales etapas de la trayectoria literaria de Gómez-Arcos Fechas País Género Idioma principal 1955-1966 España Teatro Castellano 1968-1975 Francia Teatro Castellano / Francés 1975-1991 Francia Novela Francés 1991-1998 España / Francia Teatro / Novela Castellano / Francés Précisons toutefois qu’Agustín Gómez-Arcos n’adopte pas le français comme langue d’écriture dès son arrivée en France. En effet, il attend près de six ans avant d’écrire dans la langue de sa terre d’accueil. N’oublions pas que le français n’est pas une langue inconnue pour lui, il en avait une connaissance littéraire, et une expérience traductrice : lors de sa phase madrilène, comme nous l’avons dit plus haut142, il traduit trois œuvres françaises afin de les mettre en scène, comme il l’explique lui-même : « je n’avais pas de problèmes avec la langue, car, littérairement, je la connaissais très bien. En Espagne, j’ai beaucoup traduit, des pièces de Giraudoux comme La folle de Chaillot, Intermezzo, etc.143 ». Il aurait été intéressant d’en savoir plus sur la question de son expérience en tant que traducteur, mais malheureusement, même si Agustín Gómez-Arcos insiste sur celle-ci, ce n’est que dans le but de justifier, voire de légitimer son choix d’écrire en français et jamais pour s’exprimer sur sa dimension autotraductive. Un peu plus tard, à Paris, sa collaboration avec Rachel Salik144 débouche sur la publication bilingue de Interview de Mrs Morte Smith par ses fantômes145 et sur la publication de la traduction par cette dernière de Pré-papa146. Il ajoute : « Je suis tout aussi nourri de littérature française que de littérature espagnole. J’ai appris le français très jeune. En Espagne, je le lisais beaucoup mais ne le parlais pas, […]147 ». 142 Voir première partie, chapitre 1, I, 1, c. Kohut, Karl. Escribir en Paris…, page 130, op. cit. 144 Comédienne, metteur en scène et dramaturge franco-belge (1937-2007). 145 Agustin Gómez-Arcos. Interview de Mrs Morte Smith par ses fantômes, Acte Sud, 1985. Pièce à l’origine écrite en espagnol en 1972, elle n’est publiée en Espagne qu’en 1991 alors qu’elle est publiée en édition bilingue par Actes-Sud en 1985, la partie espagnole de la main d’Agustín Gómez-Arcos et la traduction en français de la comédienne et metteur en scène Rachel Salik qui avait déjà collaboré auparavant avec l’écrivain. 146 Agustin Gómez-Arcos. Pré-papa ou Roman de fées, Stock, 1979. Rachel Salik intervient au début du processus, puisqu’en 1969, sa traduction de Pré-papa avait été publiée dans le n°434 de l’Avant-Scène Théâtre, avant que cette pièce ne devienne le roman Pré-papa ou Roman de fées en 1979. 147 Gomez-Arcos, Agustin. « Pratiques d’écriture »… page 6, op. cit. 143 68 PREMIÈRE PARTIE Genèse de l’écriture bilingue chez Agustín Gómez-Arcos Ainsi, c’est au prix d’efforts solitaires qu’il arrive enfin à manier cette langue au point d’en faire une langue d’expression littéraire. Pourtant, comme nous le rapporte José Heras Sánchez : « su dominio de la lengua francesa no ha ido en detrimento de su español sino que una y otra viven en él en perfecta armonía »148. Il ajoute : « las dos lenguas están imbricadas de tal manera en él que los críticos afirman constantemente que aporta al francés un elemento nuevo de imaginación, de anarquía, de revivificación de la lengua »149. Alors qu’il adopte le français comme langue d’écriture, il est encensé par la critique, surtout pour sa précision linguistique, et lorsqu’il parle des étapes de la création il explique : « en tant qu’Espagnol écrivant en français, je suis contraint à un travail linguistique supplémentaire. De là, peut-être, ce style dont on ne cesse de me parler »150. Il explique également à Karl Kohut qu’il écrit directement en français malgré les difficultés que cela peut lui occasionner, car pour lui : « la langue française [me] pose toujours beaucoup de problèmes, mais ce sont de problèmes que j’aime. C’est de cette façon que j’ai un rapport direct avec l’écriture, une sorte de dispute, de bagarre »151. Il est même prêt, dit-il un peu plus loin lors de cette interview, à passer plusieurs jours voire un mois à résoudre ces problèmes terminologiques que lui pose la langue française. Et lorsqu’on lui pose la question du changement de langue, postulant un éventuel changement d’identité, Agustín Gómez-Arcos parle de littérature qui n’est jamais étrangère, d’écrivains qui ne doivent pas se montrer car : « le roman est le territoire de l’autre, c’est-à-dire d’abord le territoire du personnage et ensuite le territoire du lecteur » 152. Agustín Gómez-Arcos vit donc l’écriture en français comme un acte volontaire, conscient, car lorsqu’il écrivait en espagnol, la vocation (dans le sens don pour l’écriture) et sa volonté d’écrire se confondaient153. De plus, comme une façon d’établir une position catégorique voire définitive car il revient assez souvent à cette métaphore, Gómez-Arcos parle plus généralement de 148 Heras Sánchez, José. « Agustín Gómez Arcos. Memoria y libertad, claves de su producción literaria. » in Agustín Gómez Arcos: Un hombre libre, Nuñez Ruiz, G. (ed.). Instituto de Estudios Almerienses Diputación de Almería, Almeria, 1999, page 66. 149 Ibid. 150 Gomez-Arcos, Agustin. « Pratiques d’écriture »… page 5, op. cit. 151 Kohut, Karl. Escribir en Paris…, page 133, op. cit. 152 Ibid. 153 Ibid. 69 PREMIÈRE PARTIE Genèse de l’écriture bilingue chez Agustín Gómez-Arcos la langue en tant que matière brute, et de l’écrivain comme d’un sculpteur qui façonnerait cette matière, une matière noble mais qu’il ne faut pas sacraliser : Mais pour moi, la langue n’est pas sacrée. Il ne faut pas sacraliser une langue. Ce n’est qu’un instrument à partir duquel on façonne quelque chose. Je ne suis pas prêt, ni en français, ni en espagnol à servir une langue. Ou elle me sert, ou elle ne me sert pas, mais je ne suis pas à son service.154 De ce fait, Gómez-Arcos utilise la langue française comme une matière qu’il façonne : malgré les difficultés de la tâche, il cherche à la soumettre à sa volonté de transmission, sachant que ce devoir de transmission qu’il s’impose est en grande partie scellé à l’acte idéologique qu’il met en place dans son écriture romanesque. 2. La langue « acte politique » Je n’ai pas trahi la langue espagnole. Je me sens maintenant beaucoup plus riche qu’avant, puisque, le cas échéant, je peux écrire les deux, et le français et l’espagnol. Mais il est arrivé un moment où la langue espagnole n’était plus ma langue : c’était la langue du franquisme, et donc je ne pouvais pas m’exprimer avec. […]. Elle appartenait à un régime, il fallait écrire comme le régime le voulait. Donc c’était un outil pour le régime, mais pas pour l’écrivain. Ou du moins, elle a cessé d’être un outil pour moi.155 La langue est de toute évidence un vecteur de communication, de transmission, et pour tout auteur qui cherche à éditer son œuvre dans une autre langue, cela implique un enjeu supplémentaire : celui de parvenir à trouver un public aussi dans ce deuxième idiome. L’histoire contemporaine le démontre largement, comme le pointe le colloque qui a eu lieu en 2001 à l’initiative du Centre d’études des textes et des traductions de l’Université Paul Verlaine à Metz qui a mis à l’honneur, notamment, les écrivains des Amériques et leurs stratégies pour faire connaître leurs œuvres en France par le biais de la traduction, grâce à leur bilinguisme ou à l’autoédition. Ainsi, comme nous l’explique dans la présentation l’éditeur Alejandro Canseco-Jérez, l’écrivain est finalement celui qui diffusera ou promouvra le mieux son œuvre car pour pouvoir exister littérairement il faut lutter en permanence, sachant que le choix de la langue d’écriture est décisif dans ce combat. Selon lui, 154 155 Gomez-Arcos, Agustin. « Pratiques d’écriture »… page 5, op. cit. Kohut, Karl. Escribir en Paris…, page 130, op. cit. 70 PREMIÈRE PARTIE Genèse de l’écriture bilingue chez Agustín Gómez-Arcos « le créateur est confronté à trois possibilités »156 pour exister : « soit il continue d’écrire dans sa propre langue, auquel cas il doit s’auto-éditer »157, car il ne trouvera pas d’éditeur dans sa langue en France, « soit il se fait traduire, auquel cas il lui faut un éditeur pour le financer »158, et ce au préalable, « soit il abandonne sa langue et se met à écrire en français »159 ce qui est souvent la solution choisie par de nombreux auteurs, quel que soit le type de bilinguisme auquel nous avons affaire. Comme nous le rappelle également Alejandro Canseco-Jérez, le cas d’Hector Bianciotti, cet écrivain argentin qui fit le choix d’écrire définitivement en français, est notoire car même s’il est le seul à avoir obtenu cela, il a tout de même atteint « une reconnaissance et une intégration telles que sa culture d’adoption l’en remercie par un siège à l’Académie Française »160. Dans le cas qui nous occupe, l’écrivain arrive en France avec l’espoir de continuer à écrire son théâtre et surtout à mettre en scène les pièces déjà nombreuses qu’il a écrites dans sa langue maternelle, mais sans jamais se poser la question d’écrire en français. Il est tout de même heureux, nous l’avons dit auparavant d’avoir un succès d’estime auprès du public du café-théâtre où il exerce en tant que serveur et « animateur » metteur en scène puisqu’il s’agit de l’endroit où il fait jouer ses pièces. Et c’est précisément dans ce cadre-là qu’un éditeur161 lui fait cette proposition qui lui semble si saugrenue au départ, d’écrire un roman directement en français. Il signe un contrat, obtient un financement et part s’installer en Grèce pour écrire son premier roman, L’Agneau Carnivore, ce qui est un choix assez curieux : un écrivain espagnol, écrivant en français, qui s’installe en Grèce pour les besoins de son roman, ce qui restera une constante comme en témoignera plus tard sa vie d’écrivain voyageur. Nous pouvons déjà y voir une certaine stratégie car le besoin de s’expatrier pour écrire sur son pays dans une autre langue, qui n’est pas sa langue première, ne peut qu’avoir une incidence sur la matière même de 156 Canseco-Jerez, Alejandro (Ed). Les stratégies des écrivains des Amériques pour faire connaître leurs œuvres en France, traduction, bilinguisme, auto-édition : actes du colloque international. Centre d'études des textes et des traductions, Metz : Université Paul Verlaine – Metz, 2001, page 12. 157 Ibid. 158 Ibid. 159 Ibid. 160 Ibid. 161 Il s’agit du Directeur littéraire des Éditions Stock de l’époque qui lui suggère d’essayer d’écrire un roman alors qu’il n’y avait jamais songé comme il l’explique lui-même : Gomez-Arcos, Agustin. « Pratiques d’écriture »… page 8, op. cit. 71 PREMIÈRE PARTIE Genèse de l’écriture bilingue chez Agustín Gómez-Arcos l’écriture. En effet, Gómez-Arcos n’écrit pratiquement pas lorsqu’il est en France, « préférant l’inspiration au gré des voyages » 162 , ce que nous pouvons par ailleurs constater en lisant les mentions finales de la plupart de ses romans : « Atenas, 16 Agosto 1975 »163, « París, Marrakech, Madrid, 1988-1989 »164, « París-Madrid, 1983 »165, ou encore « Paris-San Francisco, janvier-août 1976 »166. Si au départ, il semble que le choix de la langue soit orienté par la raison, ou guidé par un intérêt financier, nous pouvons tout de même apporter quelques nuances : lorsqu’il s’agit du choix du genre littéraire par exemple, puisque l’écrivain s’attaque à l’écriture romanesque en français, tournant le dos au théâtre et à la poésie, genres qui l’ont pourtant fait connaître même s’ils l’ont mené à la censure en Espagne et l’ont poussé à l’exil. Mais, un auteur censuré dans sa langue maternelle, et pour qui toute publication dans son pays d’origine est fortement voire totalement compromise, ne peut que faire ce choix-là s’il aspire à diffuser, à transmettre sa parole. Nous ne pouvons donc simplifier et résumer ce choix à un choix éditorial, et comme Agustín Gómez-Arcos l’explique lui-même, l’espagnol était devenu un outil pour le régime, alors que lui, en tant qu’écrivain, n’arrivait plus à s’en servir : « en écrivant pour le théâtre, j’avais évincé beaucoup de sujets qui m’étaient chers. En me mettant au roman, j’ai ressenti l’urgence d’écrire ce que je contenais en moi d’inexploité »167. Tout cela, il n’en était pas réellement conscient, et c’est une fois le processus déclenché qu’il a enfin pu « se jeter à l’eau, c’est-à-dire, à [se] mettre à écrire dans une autre langue ».168 Exilé, Gómez-Arcos semble utiliser le français comme moyen d’exprimer sa recherche de liberté d’expression, celle-là même qui lui a été refusée par sa langue maternelle. On ne peut donc y voir un simple changement de langue puisqu’il se refuse à être au service d’une langue, mais il s’agit bien pour lui d’un acte d’engagement contre son passé que Sharon Feldman explique ainsi : 162 Tournie, Jean-Yves. « Michel del Castillo et Gomez-Arcos : le maître de ballet et l’idéologue ». Indépendant, 10/12/1984. 163 Gómez Arcos, Agustín. (trad. Adoración Elvira) María Republica. Molins de Rei, Cabaret Voltaire, 2014, page 332. 164 Gómez-Arcos, Agustín. Marruecos. Barcelona, Narrativa Mondadori España, 1991. 165 Gómez Arcos, Agustín. Un pájaro quemado vivo. Madrid, Editorial Debate, 1986. 166 Gómez Arcos, Agustín. Ana non. Evreux, Editions Stock, 1977. 167 Gomez-Arcos, Agustin. « Pratiques d’écriture »… page 4, op. cit. 168 Kohut, Karl. Escribir en Paris…, page 130, op. cit. 72 PREMIÈRE PARTIE Genèse de l’écriture bilingue chez Agustín Gómez-Arcos significa mucho más que un mero cambio lingüístico, implica una liberación y una rebelión con respecto al pasado, un desempeño discursivo frente a los constreñimientos artísticos que se atribuyen a su pasado español y a su existencia dentro de un sistema totalitario.169 N’oublions pas que toutes ces œuvres écrites en exil sont imprégnées de références à la culture espagnole, ce qui rend son écriture double, jouant sur l’altérité présente au croisement entre deux mondes, deux cultures, deux histoires et deux codes linguistiques, que l’auteur bilingue tend à livrer à ses lecteurs. Pour Agustín Gómez-Arcos, écrire en français, et non pas en espagnol semble représenter une libération et une rébellion contre le passé : « j’ai assimilé le français parce que c’est devenu, à partir d’un certain moment, la seule possibilité que j’avais de vivre et de m’exprimer »170. Il fait allusion à cette liberté d’expression qu’il a acquise en écrivant en français, qui réside non seulement dans la liberté de publication – rappelons que ses œuvres ne sont pas ou peu publiées en Espagne – mais aussi dans la liberté qui est liée à la nature même de la langue car selon lui : C’est quoi, pour moi la langue française ? C’est très simple : c’est la liberté d’expression, par rapport à la publication et par rapport, aussi à la nature de la langue, c’est-à-dire qu’il n’y a pas, pour moi, des interdits dans la langue française, tandis que dans la langue espagnole, il y en a beaucoup. Donc : ce changement de langue a été très salutaire pour moi, parce que la langue française me pose uniquement des problèmes terminologiques, mais ce sont des problèmes qu’on résout. […], mais les problèmes spirituels que vous pose une langue dans laquelle vous n’avez pas pu vous exprimer librement, c’est beaucoup plus grave.171 Ainsi l’espagnol lui pose des problèmes spirituels qui l’ont empêché de s’exprimer librement dans cette langue. Il explique aussi à Sharon Feldman, en reprenant son image de la « langue – instrument », que le français est un instrument vierge, car il l’a appris en étant déjà adulte, et que cela implique qu’il n’y trouve aucun interdit : si lo hubiera aprendido de niño, seguramente me habían enseñado todo lo que está prohibido y lo no que no está prohibido, lo que se debe decir y lo que no se debe decir, cómo se debe decir y cómo no se debe decir. Como 169 Feldman, Sharon. « Agustín Gómez Arcos en el ocaso del exilio: los primeros años parisinos » in Agustín Gómez Arcos: Un hombre libre, Nuñez Ruiz, G. (ed.). Instituto de Estudios Almerienses Diputación de Almería, Almeria, 1999, page 38. 170 Kohut, Karl. Escribir en Paris…, page 136, op. cit. 171 Op. cit., page 144. 73 PREMIÈRE PARTIE Genèse de l’écriture bilingue chez Agustín Gómez-Arcos lo he aprendido de adulto, todo eso para mí no cuenta. Y el instrumento es generado por la libertad de expresión.172 C’est justement pour cela qu’il ne peut envisager d’écrire à nouveau dans son idiome natal, allant jusqu’à dire à Karl Kohut : « je me ferai traduire pour mon premier livre en espagnol. Je superviserai le texte, évidemment, mais je ne me traduirai pas moi-même »173. Cette remarque, effectuée lors d’un entretien réalisé par Karl Kohut le 6 novembre 1981, est effectivement antérieure à l’autotraduction de Un oiseau brûlé vif, et nous permet de constater qu’un changement d’avis a eu lieu sans que nous puissions en connaître les raisons. Nous pouvons toutefois remarquer que cette prise de position est loin d’être marginale puisque de nombreux écrivains bilingues font appel à un traducteur ou à une aide extérieure pour prendre en charge ce travail de traduction ou de révision de la traduction tout en supervisant celui-ci : comme Terenci Moix, par exemple, que nous avons déjà cité174, et qui fait appel à sa sœur pour la révision de la version espagnole de ses romans simultanément écrits en catalan et espagnol. Ou encore Juan Larrea, poète espagnol de langue française du XXème siècle, qui a commencé par être un poète ultraïste en espagnol, puis qui a continué à écrire en espagnol mais en tant que poète créationniste et enfin a achevé sa trajectoire littéraire comme poète surréaliste français. Bilingue en langue française, car il s’agissait d’une langue qu’il avait apprise dès l’enfance, Larrea se limite à créer dans l’une ou dans l’autre, et n’ose s’autotraduire malgré cette opportunité d’écrire dans la langue de son choix ; et il fait appel à son ami Gerardo Diego, poète espagnol créationniste également, disciple de Vicente Huidobro comme lui, qui s’attelle à la lourde tâche de traduire la poésie de Larrea vers sa langue maternelle, mais avec l’aide de celui-ci, car ils maintiennent tous deux un contact épistolaire constant où il est souvent question de poésie et de traduction. Ainsi, Gómez-Arcos semble vouloir suivre cette même voie et éviter donc le retour à sa langue natale pour des raisons liées directement à la censure et à la liberté d’expression. Pourtant, il finira par le faire en s’autotraduisant à deux reprises en espagnol, et en publiant ces deux romans (Un pájaro quemado vivo et Marruecos) et 172 Feldman, Sharon. Alegorías de la disidencia…, page 195, op. cit. Kohut, Karl. Escribir en Paris…, page 144, op. cit. 174 Voir préambule, II, A, 2. 173 74 PREMIÈRE PARTIE Genèse de l’écriture bilingue chez Agustín Gómez-Arcos une autre fois en s’arrêtant à la phase de l’autotraduction non publiée (Maria Republica). Si en France le public et la critique semblent être au rendez-vous, malgré parfois l’imprégnation profondément espagnole de ses œuvres qui pourrait en rendre l’approche plus difficile, l’auteur attribue cela au fait que ses « histoires sortent de la banalité »175, car les Français trouveraient selon lui dans ses textes « une autre histoire, un passé qu’ils n’ont pas »176 auxquels nous pourrions ajouter ce « parfum » linguistique et poétique qui caractérise son écriture. De plus, pour Gómez-Arcos ses romans sont d’abord des personnages, des personnages centraux autour de qui l’œuvre toute entière tourne, des personnages construits avec passion, et à qui il attribue des noms qui en sont la métaphore afin de faire en sorte que même ce nom contribue davantage à la construction177 : « un personnage littéraire a bien droit à un nom extraordinaire »178, dit-il. Les personnages de ses œuvres écrites en français peuvent, eux, exprimer des choses inexprimables en Espagne franquiste, et c’est justement peut-être cela qui intéresse énormément son public : les romans d’Agustín Gómez-Arcos sont des personnages. Il l’explique lui-même : « je viens du théâtre, je considère que dans le théâtre comme dans le roman il n’y a pas d’entités, s’il n’y a pas de personnages»179. Au-delà des personnages, sa relation ambiguë avec son pays natal – qu’il qualifie souvent de « tiers-monde »180 pour le manque d’avancées sociales et surtout la censure qui y persiste selon lui –, raison principale de ce changement de langue, est mise pratiquement à nu dans toute son œuvre, à travers l’évocation incessante de la culture et de la géographie hispaniques, représentées bien entendu par des personnages travaillés, des situations, des lieux… Au demeurant, il s’agit d’une œuvre caractérisée par la présence de toute une série de réminiscences parfois traduites et traitées sans cérémonie au moyen d’une plume précise et libératrice 181. Mais l’auteur, à qui on a de cesse de rappeler cet attachement, ce lien avec son pays d’origine, se moque gentiment en rappelant les quarante ans de dictature 175 Gomez-Arcos, Agustin. « Pratiques d’écriture »… page 8, op. cit. Ibid. 177 Nous reviendrons sur cette question. Voir deuxième partie, chapitre 2, II, A. 178 Gomez-Arcos, Agustin. « Pratiques d’écriture »… page 4, op. cit. 179 Kohut, Karl. Escribir en Paris…, page 138, op. cit. 180 Op. cit., page 143. 181 Nous reviendrons plus en détails sur cette question. Voir troisième partie, chapitre 1, II, A. 176 75 PREMIÈRE PARTIE Genèse de l’écriture bilingue chez Agustín Gómez-Arcos franquiste et l’obsession évidente des écrivains pour l’univers de la répression et répond : « ¿quién, entre los artistas, se atrevería a negar que la rebelión contiene más fuerza creadora que el conformismo? »182, univers donc bien plus intéressant à dépeindre que celui de la liberté. En dépit du fait que lui-même soit si profondément épris de liberté, car pour l’atteindre et la défendre, il faut passer par l’analyse et la reconnaissance de la contrainte et de l’aliénation, travail qu’il a accompli à travers son œuvre engagée et son devoir de mémoire. Si pour Gómez-Arcos la langue est un « instrument » à son service, et qu’il fait de ce choix linguistique un acte volontaire, cela ne doit pas nous empêcher d’apprécier ce que chacune de ses langues représentent pour lui. Ainsi, le fait de s’exprimer en français, après avoir renoncé à utiliser sa langue natale, efface-t-il de son discours toute trace de l’espagnol ? Sa parole en français est-elle un simple reflet de sa culture natale ? Par ailleurs, lorsque ses romans sont traduits vers d’autres langues, cela pourrait être aussi bien un double reflet qu’un reflet unique, car ses textes sont bien traduits depuis le français, étant donné que ses autotraductions interviennent bien plus tard chronologiquement… B – La langue double : double reflet ou reflet unique ? Il n’est ni de notre ressort ni de notre compétence de proposer ici une analyse psychanalytique de l’œuvre d’un auteur qui de plus, a disparu depuis plus de vingt ans. Bien que cela ne manque pas d’intérêt, nous avons décidé de nous limiter à effectuer quelques remarques sur ce qu’appelle si justement Vincent Jouve « les empreintes du moi »183. Nous pourrions suivre la démarche en quatre temps de la démarche Mauron184 citée par Jouve, et chercher d’abord les superpositions qui font apparaître les structures communes aux différents textes de notre auteur, puis mettre en évidence les situations dramatiques récurrentes, en tirer ensuite le mythe personnel de l’écrivain et enfin vérifier le tout par l’étude de la biographie. Mais, nous 182 Gómez-Arcos, Agustín. « Censura, exilio y bilingüismo…, page 159, op. cit. 183 Vincent Jouve. La poétique du roman. Sedes. Paris, DL 1997, pages 90 à 96. Op. cit., page 90. 184 76 PREMIÈRE PARTIE Genèse de l’écriture bilingue chez Agustín Gómez-Arcos pensons que cela nous éloignerait de notre voie d’analyse, et appliquer cette méthode avec la difficulté ajoutée de la langue double nous induirait peut-être en erreur : en effet, si la langue, le discours et par conséquent nos textes parlent de nous, bien malgré nous d’ailleurs et spontanément, que se passe-t-il lorsque nous les transposons au moyen d’une démarche consciente et réfléchie ? Faut-il uniquement prendre en compte, dans le cas d’Agustín Gómez-Arcos, ce qu’il a écrit dans sa langue maternelle alors que lui-même a sans cesse revendiqué la langue française comme la langue qui lui a permis d’écrire librement ? La présence concomitante de sa revendication de la liberté et du caractère a priori volontaire, réfléchi et travaillé de l’écriture traduisante est paradoxale, et à ce titre, si nous ne prenons en compte que sa production en langue française, comment interpréter ce qu’il a écrit en espagnol ? Est-ce un discours double, dans le cas des deux œuvres autotraduites, ou le reflet unique d’un seul et même discours ? 1. Gomez Arcos et la parole en français : les interférences Comme nous avons pu le constater jusque-là, notre auteur n’a eu de cesse d’expliquer son attachement libératoire à la langue française écrite qui lui a permis d’écrire pour un public capable d’accepter ce qu’il lui proposait, et finalement tout simplement d’avoir un public. Souvent, lors des entretiens qu’il finissait par accorder, lui cet auteur qui aimait à être discret, prenait soin de différencier la langue française qu’il écrivait et la langue française qu’il parlait car disait-il, il existe un décalage entre les deux185, il allait jusqu’à appeler cela « des problèmes d’élocution »186. Il existe de nombreuses études sur cette diglossie particulière à laquelle fait référence l’auteur : cette différenciation entre la langue parlée et la langue écrite qui affecte les natifs d’une langue tout autant que les apprenants étrangers. Parfois, et notre expérience en tant que chargée de cours à l’Université en témoigne, les natifs (mes étudiants en l’occurrence) ont eux-mêmes tendance à ne plus savoir séparer ces deux langues, à savoir celle qu’ils ont acquise au tout début de leur apprentissage et qui se transmet de façon informelle entre locuteurs et celle qui s’acquiert à l’école académiquement 185 186 Kohut, Karl. Escribir en Paris…, page 130, op. cit. Gomez-Arcos, Agustin. « Pratiques d’écriture »… page 6, op. cit. 77 PREMIÈRE PARTIE Genèse de l’écriture bilingue chez Agustín Gómez-Arcos et qui est la langue institutionnelle. Dans le cas d’Agustín Gómez-Arcos, de par son statut d’écrivain, la diglossie est consciente, voire volontaire lorsqu’il écrit, mais elle est involontaire, malheureusement pour lui, lorsqu’il s’exprime à l’oral. Les archives de l’INA conservent un entretien radiophonique, datant du 20 juin 1977, lors de l’émission Radioscopie animée par Jacques Chancel : Gómez-Arcos y parle de la langue française, langue dans laquelle il est fier de s’exprimer, mais il insiste une fois de plus sur le français parlé qu’il a appris lors des différents métiers auxquels il s’est essayé, « un français étrange, bizarre », qui est pourtant totalement différent de sa langue d’écriture. Car, dit-il, lorsqu’on écrit il n’existe pas de dialogue immédiat, et on peut déchirer toutes les feuilles tant qu’on n’a pas atteint l’objectif recherché, alors qu’à l’oral, on est spontané et « ça sort tout de suite, comme ça, on n’y réfléchit pas assez, et on y met tous les défauts… assez… je pense »187. Antoine Berman, traducteur et traductologue, mettait en avant une perception plus positive de l’étranger dans la langue, et explique au sujet de la traduction littéraire : dans une traduction, il n’y a pas seulement un certain pourcentage de gains et de pertes. À côté de ce plan indéniable, il en existe un autre où quelque chose de l’original apparaît qui n’apparaissait pas dans la langue de départ. La traduction fait pivoter l’œuvre, révèle d’elle un autre versant. […] En ce sens, l’analytique de la traduction devrait nous apprendre quelque chose sur l’œuvre, sur le rapport de celle-ci à sa langue et au langage en général. […]. En reproduisant le système de l’œuvre dans sa langue, la traduction fait basculer celle-ci, et c’est là, indubitablement, un gain, « une potentialisation ».188 Dans le cadre de sa thèse de doctorat sur l’autotraduction, Angélique Marmaridou189 consacre son deuxième chapitre à ce qu’elle appelle « la lutte entre les deux langues ». En effet, c’est bien de cela qu’il s’agit pour notre auteur, car ces « défauts » dont il parle sont des réminiscences de sa langue maternelle qui viennent en quelque sorte « contaminer » son français. Ces réminiscences, que nous pourrions également aborder depuis la notion ou le concept « d’écart » stylistique 187 Chancel, Jacques. Radioscopie, Agustin Gomez-Arcos, France Inter, 26/06/1977. Berman, Antoine. L’épreuve de l’étranger. Culture et traduction dans l’Allemagne romantique. Paris : Gallimard, Essais, 1984, page 20. 189 Marmaridou, Angélique. L'autotraduction : cas particulier du processus traductif. Thèse de doctorat : traductologie. Paris : Université Sorbonne nouvelle-Paris 3, École supérieure d'interprètes et de traducteurs. Sous la direction de Fortunato Israel, 2004. 188 78 PREMIÈRE PARTIE Genèse de l’écriture bilingue chez Agustín Gómez-Arcos cher à Georges Mounin190, sont des difficultés191, des problèmes, conscients ou non, que rencontrent des locuteurs non natifs (ou dont la pratique de la langue n’est pas celle d’une langue maternelle) et qu’ils n’arrivent pas toujours à résoudre ou qu’ils ont du mal à percevoir. Leur style serait donc défini comme un écart par rapport à une « norme », qui constituerait « un palier neutre, non marqué »192, alors que l’ « écart » serait une « dénivellation marquante qui sort de l’ordinaire et de l’attendu »193. Cet écart ou ces écarts sont souvent dus à des obstacles qui interviennent dans la pratique de la langue étrangère, à l’oral comme à l’écrit, et qui interfèrent dans le niveau de correction de cette langue, c’est-à-dire en tant que code normé et académique. Les interférences, suivant le Dictionnaire de didactique des langues de Galisson et Coste, peuvent être définies comme suit : les interférences peuvent affecter les différents niveaux d’organisation du langage. Elles peuvent retarder ou contrarier l’acquisition d’un système phonologique nouveau, de schémas mélodiques, d’habitudes accentuelles ; on parle en ce cas d’interférences phonologiques ou phonétiques. Elles peuvent affecter les marques grammaticales, la morphologie, la structure de l’énoncé, l’ordre des mots, on parle alors d’interférences morphosyntaxiques ou tout simplement grammaticales. Elles peuvent entraîner le choix de mots impropres, par suite de mauvaises analogies sémantiques, ce sont des « faux amis » ou, si l’on préfère, les interférences lexicales. Sans compter l’accumulation d’effets interférentiels due à l’interdépendance de ces trois niveaux. On peut enfin tenter de déceler des interférences de civilisations ou interférences culturelles.194 Si le bilinguisme, et plus généralement le multilinguisme, sont des concepts sur lesquels les sociolinguistes s’attardent volontiers et qu’une multitude de spécialistes étudient que ce soit en médecine, en linguistique, en sociolinguistique, dans l’enseignement, ou même dans le cadre des politiques linguistiques, notre objectif ici n’étant pas de recenser le traitement réservé à ce champ d’étude, nous nous contenterons de garder à l’esprit que le multilinguisme, à l’instar du mythe de Babel, est paradoxalement la seule clef qui ouvre les portes de la communication 190 Pour Georges Mounin, il existe deux perspectives : soit le style est envisagé essentiellement comme une élaboration du message linguistique, soit il est envisagé comme un écart par rapport à une langue d’usage. Mais, comme il est évident que ni l’élaboration du message ni les écarts n’ont nécessairement des qualités esthétiques, il est problématique d’isoler les traits qui remplissent une fonction esthétique dans un texte. In Mounin, Georges (dir.). Dictionnaire de la linguistique. Presses Universitaires de France, Paris, 1974, page 309. 191 Nous reviendrons sur ces notions d’erreurs, problèmes et fautes : voir deuxième partie, Chapitre 1, II, B, 1. 192 Galisson, Robert ; Coste, Daniel. Dictionnaire de didactique des langues. Hachette, Poitiers, 1976, page 167. 193 194 Ibid. Op. cit., page 291. 79 PREMIÈRE PARTIE Genèse de l’écriture bilingue chez Agustín Gómez-Arcos entre les peuples. Lorsqu’il s’agit de littérature et de transmission de données ou de références culturelles et personnelles la question de l’équivalence ou de l’inéquivalence se pose195. Mais lorsqu’il s’agit de bilinguisme d’écriture, la question qui se pose est celle de cette éventuelle interférence entre les deux langues de l’auteur et du statut qu’elles occupent lors du processus d’écriture. Sans chercher à revenir sur des notions telles que le bilinguisme précoce, le bilinguisme dominant ou le bilinguisme équilibré qui font appel à la biographie du locuteur et/ou écrivain196, il est nécessaire de délimiter les contours flous de l’interférence linguistique. Quelques auteurs bilingues se sont penchés sur la question, comme Julien Green dans Le langage et son double197 ou Claude Esteban dans Le partage des mots198, en s’appuyant sur leur propre expérience. Pour Green, il a fallu une longue période d’efforts et de concentration pour arriver à proscrire de son discours toute trace d’interférence entre l’anglais et le français. Pour C. Esteban, cette quête s’est soldée par un choix linguistique visant à éliminer la concurrence entre ses deux langues : il a évincé l’espagnol pour ne garder qu’une seule langue d’écriture, le français ; avec toutefois un paradoxe intéressant : il est traducteur de nombreux poètes espagnols qu’il fait découvrir au public français. Cette notion d’interférence intervient comme l’obstacle majeur avec lequel doivent composer les autotraducteurs même si finalement elles sont souvent vécues et vues comme un enrichissement du style de l’écrivain. Ces interférences, selon Oustinoff199, « sont de nature à passer pour des fautes de style, étant par définition des manquements à l’usage »200 ; ce qui implique immanquablement une tension sous-jacente qui les provoquent. Le rapport qu’entretient un auteur avec sa langue d’écriture est toujours ambivalent, mais lorsqu’il s’agit d’un auteur bilingue, ce même rapport se complexifie, révélant ainsi les causes occultes de ce qu’en surface nous voyons comme des « manquements » ou des « incorrections », c’est-à-dire des transgressions de la norme ou de l’usage. On ne peut y voir une rébellion ou un non- 195 Notions développées par les traductologue Reiss et Vermeer in: Reiss, Katarina ; Vermeer, Hans J. Fundamentos para una teoría funcional de la traducción. Ediciones Akal, Madrid, 1996. 196 Dans le cas qui nous occupe, le bilinguisme d’Agustín Gómez-Arcos est dominant, suivant la définition de Hamers, Josiane F, Blanc, Michel in : Hamers, Josiane F. ; Blanc, Michel. Bilingualité et bilinguisme. P. Mardaga, Bruxelles, 1983, page 23. 197 Green, Julian. Le langage et son double. Éditions du Seuil, Paris, 1987. 198 Esteban, Claude. Le partage des mots. Collection L'un et l'autre, Gallimard, 1990. 199 Oustinoff, Michaël. Bilinguisme d’écriture et auto-traduction… page 51, op.cit. 200 Ibid. 80 PREMIÈRE PARTIE Genèse de l’écriture bilingue chez Agustín Gómez-Arcos respect de la langue, car il s’agit plutôt simplement d’un chevauchement, une sorte d’empiètement ou d’enjambement d’une langue sur l’autre, qui, loin de provoquer une erreur voire une faute irrévocable, va accentuer cette tendance à l’indissociable entre deux langues qui sont souvent imbriquées et intimement liées pour notre auteur bilingue, et qui laissent précisément voir cet « étranger » dans la langue cible. Souvent, ces « interférences », comme les désigne Michaël Oustinoff, peuvent paraître évidentes et surtout évitables aux yeux d’un monolingue. Pourtant, en grattant un tant soit peu la surface, il est plutôt aisé de s’apercevoir, sans chercher pour autant à justifier ce chevauchement « normal » d’une langue sur l’autre, qu’il existe, pour l’auteur, une cause parfaitement raisonnée de ce choix. Julien Green, auteur d’un ouvrage remarquable sur l’étude de son propre cas 201 dans lequel il explique qu’il n’a pu éliminer ces interférences du français sur l’anglais qu’au terme d’un long processus, car pour lui, parfois, certains mots dans l’une des langues, et nous pouvons élargir cela à certaines expressions, viennent combler une lacune dans l’autre langue sans que cela relève pour autant de l’interférence, il va même jusqu’à juger que « c’est la langue qui est en défaut202 ». On réalise alors que le bilinguisme, outre cette fameuse interférence, peut avoir un rôle inestimable dans la création de néologismes de différente nature (calques lexicaux ou syntaxiques, emprunts avec adaptation morphologique ou phonétique entre autres) qui souvent peuvent s’apparenter à tort à des barbarismes. Si l’interférence peut agir à l’insu de son auteur, il semble évident qu’elle intervient dans la caractérisation de l’écriture d’un autotraducteur. Oustinoff, suivant la voie de Berman, va jusqu’à affirmer qu’ « on peut au contraire considérer que l’interférence est susceptible d’être utilisée positivement à des fins créatrices »203 élargissant ainsi l’action de cette « interférence » à l’œuvre littéraire dans son intégralité, ce qui dépasse la simple quotidienneté de l’acte de parole interféré. Gómez-Arcos, à travers le prisme de l’analyse d’Oustinoff, nous a offert certains détails propres à cette interférence entre ses deux cultures dans les deux autotraductions que nous avons étudiées, nous permettant ainsi de déterminer une caractérisation de son expression. 201 Green, Julian. Le langage et son double…, op.cit. Oustinoff nous explique que « Julien Green proscrit toute trace d’interférence dans l’écriture, même lorsqu’elle vient combler une lacune, comme lorsqu’il relève le mot « inconquérable » calqué sur l’anglais « unconquerable » dans un article français ». Le mot « devant exister et n’existe pas, c’est la langue qui est en défaut ». In Oustinoff, Michaël. Bilinguisme d’écriture et auto-traduction… page 51, op.cit. 203 Op. cit., page 55. 202 81 PREMIÈRE PARTIE Genèse de l’écriture bilingue chez Agustín Gómez-Arcos Gómez-Arcos était conscient, comme nous l’avons évoqué plus haut, que son français à l’oral manquait de fluidité, et surtout qu’il avait un accent : nous avons eu la chance de pouvoir vérifier cela grâce aux archives radiophoniques de l’INA. En effet, son français parlé porte sans aucun doute l’empreinte profonde de son espagnol natal. Plus de vingt années passées en France n’ont donc pas suffi à effacer cet accent, ce qui nous rappelle que les cas similaires sont légions, et qu’à l’ère de la mondialisation et du métissage, les communautés diglossiques ou bilingues, issues de l’émigration tardive ou non, et sans aucun type de jugement de valeur de notre part, donnent naissance à des individus partagés entre plusieurs cultures et idiomes. L’accent, rappelons-le, est un marqueur d’identité fort : il permet d’identifier l’origine du locuteur ou de le reconnaître en tant que locuteur non natif. La didactique s’intéresse au processus d’apprentissage des langues depuis de nombreuses décennies, mais c’est l’apport de Larry Selinker204, en 1972, qui nous semble déterminant pour tenter de comprendre cet accent espagnol qui persiste dans le français de Gómez-Arcos. En effet, ce linguiste a inventé un terme, « l’interlangue », pour désigner cette phase dans l’apprentissage d’une langue qui correspond à une étape intermédiaire durant laquelle la langue maternelle et la langue seconde se côtoient et se nourrissent l’une de l’autre, et pendant laquelle « les productions langagières de l’apprenant représentent des approximations systématiques de la langue-cible »205. Cette « interlangue » est spécifique à chaque locuteur et peut évoluer de manière différente en fonction de nombreux facteurs. Elle peut notamment atteindre un stade de fossilisation au cours duquel elle n’évoluera plus allant parfois jusqu’à régresser. Les facteurs pouvant influencer son évolution sont généralement liés au manque de contact avec la langue seconde, mais peuvent également être liés à des raisons socio-affectives diverses dont peut faire partie le refus de perte d’identité. Chez Agustín Gómez-Arcos, il existe une réelle gêne, un réel regret par rapport à son incapacité à parler sans que son accent espagnol ne transparaisse, puisqu’il s’en plaint fréquemment lors des interviews : « dans mes 204 Muñoz Liceras, Juana (ed.), La adquisición de las lenguas extranjeras. Hacia un modelo de análisis de la interlengua. Visor, Madrid, 1992. 205 Hamers, Josiane F. ; Blanc, Michel. Bilingualité et bilinguisme…, page 453, op. cit. 82 PREMIÈRE PARTIE Genèse de l’écriture bilingue chez Agustín Gómez-Arcos livres, on n’entend pas mon accent »206. Mais le fait-il pour susciter le compliment ? Il ne faut pas oublier qu’il est présenté comme un auteur espagnol d’expression française : c’est là que réside peut-être la clef de la compréhension de cet accent omniprésent. Peut-être, – cette hypothèse étant appuyée par son refus de demander à obtenir la nationalité française –, a-t-il eu peur, s’il effaçait son accent, de perdre l’intérêt ou la curiosité qu’il suscite chez son public français, d’autant plus, comme il le confie à Thierry Maricourt, qu’il sait que celui-ci est « devenu charmant » lorsque lui-même en tant qu’écrivain a acquis « un nom »207. Agustín Gómez-Arcos était également conscient que son français écrit était à la merci des fautes et des erreurs et n’hésitait pas à demander à être corrigé, ce que nous avons pu vérifier dans sa correspondance mais aussi en consultant les tapuscrits disponibles. Ainsi, dans ses archives personnelles, dont fait partie sa correspondance privée, conservée également à Almeria par l’IEA, nous avons trouvé de nombreuses lettres adressées à ses éditeurs, à ses amis, à des journalistes, et il sollicite leur aide régulièrement. Ainsi, dans une interview destinée à être publiée par « Quoi Lire Magazine »208 (datée entre 1986-1991) à laquelle il répond par courrier, les réponses aux questions sont dactylographiées, et sur la dernière page, il s’adresse, en écrivant à la main, aux deux journalistes du magazine (Dominique Montaudon et Jean-Michel Quiblier) et leur dit : « surtout, corrigez les fautes, il doit y en avoir des tonnes ! »209. Il explique à de nombreuses reprises que son travail d’écrivain passe aussi par de nombreuses corrections et relectures linguistiques, sans pour autant que cela ne remette en question la partie créative car dit-il, parlant des corrections d’auteurs, « je donne toujours un texte fini. Jamais il ne m’est arrivé d’enlever une seule ligne aux premières »210. Cette question de la langue qu’on lui pose si souvent, il essaie de l’expliquer, comme nous l’avons vu, par ce choix à connotation politique qu’il a dû faire, ou encore en disant que son public est français ou que c’est en France qu’on lui a soufflé l’idée d’écrire des romans ; elle s’impose néanmoins à nous comme une 206 Plougastel, Yann. « Agustin Gomez-Arcos : "dans mes livres on n’entend pas mon accent ! " ». L’événement du Jeudi, 03/09/1986. 207 Maricourt, Thierry. Histoire de la littérature libertaire en France. Albin Michel, 1990, page 376. 208 Gómez-Arcos, Agustín. « Réponses aux questions de Dominique Montaudon et de Jean Michel Quiblier ». [Copie d’épreuve] Quoi Lire Magazine, non daté. 209 Op. cit., page 10. 210 Gomez-Arcos, Agustin. « Pratiques d’écriture »… page 8, op. cit. 83 PREMIÈRE PARTIE Genèse de l’écriture bilingue chez Agustín Gómez-Arcos richesse évidente. D’ailleurs Gómez-Arcos en est tout à fait conscient, puisqu’il sait que « le fait de pouvoir s’exprimer en deux langues ne fait qu’enrichir le livre, l’effet d’écriture »211, tout en ajoutant qu’il y imprime sa touche, son rythme : « du point de vue technique, je ne ressens pas plus l’influence de la France que de l’Espagne. Je ne construis pas mon style, je retranscris sans véritablement le vouloir le rythme tout à fait personnel que j’utilise pour penser ou même pour parler »212. C’est donc bien de cela qu’il s’agit, d’un rythme ! Rythme que ses deux langues déclenchent, créant ainsi « un effet d’écriture ». En dehors de toute considération liée à la fonction d’écrivain, ou à la création littéraire, il est intéressant de voir que l’auteur semble attribuer aux deux langues qui sont les siennes un rôle au moment de l’écriture, allant jusqu’à dire que « le style est le dernier de mes soucis »213 car : cette question du style est avant tout un problème culturel. Vous, les Français, vous pensez que tout se construit, l’Espagnol pense qu’on est capable de tout inventer. Je me situe entre l’Espagne et la France, entre la spontanéité et la construction. Pourtant, comme le disaient ses lecteurs-critiques (français, bien entendu) réunis autour du roman Ana Non : « très beau style, très belle langue, mais des repères, des jalons qui ne sont pas les nôtres (Gómez-Arcos écrit directement en français) et freinent parfois l’aisance de la lecture 214 ». Un style qui, sans aucun doute, est le reflet unique de sa double langue. 2. Gómez-Arcos traduit dans le monde Nous l’avons vu, la frustration d’Agustín Gómez-Arcos naît de son incapacité à toucher le public espagnol et du manque de volonté des éditeurs espagnols à l’aider à percer dans son pays natal de son vivant. Elle est d’autant plus pressante que ses romans sont traduits vers de nombreuses autres langues alors que son œuvre, dans sa globalité, n’est ni connue ni reconnue en Espagne : « personalmente, he escrito 211 Gomez-Arcos, Agustin. « Pratiques d’écriture »… page 6, op. cit. Ibid. 213 Ibid. 214 Coupure de presse consultée à l’IEA sans références précises (probablement journal régional du Sud-Est Actualité Culturelle) : « Rencontre autour d’un livre : L’Espagne désespérée de Gomez-Arcos », probablement à partir de 1977. 212 84 PREMIÈRE PARTIE Genèse de l’écriture bilingue chez Agustín Gómez-Arcos hasta hoy diez novelas en lengua francesa ; buena o mala (aunque traducida en varios idiomas), esta obra, para mi país, es como si no existiera […] »215. Ainsi, le journaliste José María Moreiro216, dans son article, cite comme langues de traduction des romans d’Agustín Gómez-Arcos, le danois, le suédois, le norvégien, le polonais, l’autrichien, le tchèque, le hongrois et l’anglais. Pour les traductions anglaises, notamment, Sharon Feldman217 nous cite Ana no (1986), A Bird Burned Alive (1988), The Carnivorous Lamb (1984) pour les romans, ainsi que trois pièces de théâtre. Le fonds documentaire de l’IEA possède deux lettres du traducteur Assimagopoulos Kostas datées de 1987 et de 1988 et traitant toutes deux de la traduction de L’enfant-pain et d’Ana Non, romans publiés en Grèce dans les années quatre-vingts. Nous savons également que L’Aveuglon a été traduit et publié en Grèce en 1992, et que la première édition s’est épuisée et qu’il y en a eu une deuxième. Interview de Mrs Morte Smith par ses fantômes ainsi que L’Agneau carnivore ont été également publiés en Grèce respectivement en 1990 et en 1991. Il existe également à l’IEA d’autres courriers de traducteurs, notamment deux lettres dactylographiées de la traductrice norvégienne, Anne Elligers, concernant la traduction de L’Agneau Carnivore vers le norvégien en 1977, ou encore plusieurs lettres d’Anna Lieberman sur la traduction vers l’hébreu de L’Agneau Carnivore, d’Ana Non et de L’enfant-pain. Ces courriers de traducteurs sont importants dans la mesure où ils apportent d’abord une preuve de la genèse de la traduction des œuvres de Gómez-Arcos, et nous montrent ensuite qu’un dialogue (en français) s’était établi entre l’auteur et ses traducteurs. Rappelons toutefois que la langue de référence étant le français, ces traducteurs ont certainement rencontré des difficultés au moment de traduire les transgressions envers la norme et l’usage du français. Il semblerait aussi, en allant plus loin, que les prises de positions de l’écrivain qu’elles soient politiques ou idéologiques, peuvent parfois également induire des difficultés lors du processus de traduction vers une langue éloignée des codes linguistiques de la langue source (en l’occurrence, le français en tant que miroir de la culture espagnole, transmise à travers la mémoire de Gómez-Arcos). Toutes ces lettres manuscrites sont destinées à l’écrivain et traitent de la traduction des romans : nous ne pouvons que rappeler 215 Gómez-Arcos, Agustín. « Censura, exilio y bilingüismo…, page 160, op. cit. Moreiro, José María. « Gómez Arcos, entre el ser y la nada…, op. cit. 217 Feldman, Sharon. Alegorías de la disidencia…, page 203, op. cit. 216 85 PREMIÈRE PARTIE Genèse de l’écriture bilingue chez Agustín Gómez-Arcos combien il est important pour la plupart des auteurs d’être traduit par quelqu’un qui n’hésite pas à faire appel à lui en cas de doute quand cela est possible. Plusieurs rencontres avec des écrivains contemporains du monde hispanique nous ont permis de prendre conscience pleinement de ce qui pourrait être un simple souci de perfectionnisme mais qui en réalité implique bien plus. En octobre 2011218, les rencontres littéraires de « Lire en Poche » de Gradignan accueillaient l’écrivain cubain Leonardo Padura, auteur largement reconnu en France et qui a changé de traducteur français après une expérience assez curieuse : il expliquait n’avoir reçu aucune demande de la part de la personne ayant traduit l’un de ses premiers romans parus en France et que cela l’avait tout particulièrement étonné car pour lui, traduire un écrivain comme lui, qui aime tant décrire avec force détails la culture cubaine, implique nécessairement un dialogue constant, auquel, par ailleurs, il se prête volontiers. Puis, après réception de la traduction en français, il a constaté de nombreuses interprétations erronées et a par conséquent refusé de donner son accord pour la poursuite du travail de traduction des romans suivants par cette personne. Bien entendu, Leonardo Padura ne remettait pas en question la traduction dans sa globalité, mais pointait essentiellement la traduction approximative de certaines références culturelles qui lui tenaient à cœur et qu’il voulait transmettre à tout prix à ses lecteurs français. Plus récemment, en novembre 2014, invitée par les « Littératures Européennes » de Cognac, la romancière Clara Usón, nous confiait que sa traductrice française avait fait appel à elle assez régulièrement, allant même jusqu’à lui demander, lors de la traduction de son dernier roman, La hija del Este, (La Fille de l’Est), traitant de l’ex-Yougoslavie, ses références ou contacts afin de pouvoir mieux travailler l’aspect historique de la narration. Un journaliste du Courrier des Balkans, expert de la région, ayant lu le roman traduit en français, saluait le travail de la traductrice et expliquait avoir cherché en vain à mettre au jour d’éventuelles erreurs et n’avoir réussi à mettre en évidence qu’une seule « erreur » de traduction qui selon lui ne posait aucun problème au niveau de la compréhension et pour cause : la traductrice a traduit « Jaffa Cakes » par « gâteaux de Jaffa », alors qu’il s’agit tout simplement de gâteaux ou de biscuits à la génoise, qui sous leur forme industrielle sont commercialisés en France par la marque LU sous le nom Pim’s. 218 Padura, Leonardo. Roman policier cubain. [Conférence]. Gradignan, 2/10/11. 86 Lire En Poche, Théâtre des Quatre Saisons, PREMIÈRE PARTIE Genèse de l’écriture bilingue chez Agustín Gómez-Arcos Rien de grave en somme, dit-il. Erreur ou faute de traduction, le terme apparaissant en anglais dans le texte original, il est difficile d’évaluer l’impact sur les lecteurs de ce choix de traduction quelque peu malheureux. Ce qui est évident, c’est que le travail de la traductrice a été salué, et que le dialogue entre auteur et traducteur a existé et a été fructueux. Le refus, par ailleurs, de certains auteurs bilingues de s’autotraduire ne débouche pas sur l’inexistence de leur implication dans le processus de la traduction allographe : bien au contraire, les auteurs restent extrêmement attentifs à la traduction, allant parfois jusqu’à travailler en collaboration étroite avec des traducteurs. Ainsi, Gómez-Arcos, autotraducteur, est avant tout un écrivain traduit, qui connaissait bien ses traducteurs et qui, de plus, était au courant de ce qu’il se passait dans les pays où ses romans paraissaient : ainsi, il raconte219 à Sharon Feldman, que malgré le rejet des maisons d’éditions étatsuniennes sous prétexte qu’il était un écrivain formidable mais malheureusement trop lyrique et trop anarchiste pour le public américain, son roman L’agneau Carnivore traduit en anglais fonctionnait très bien aux États-Unis. Par ailleurs, les romans suivants en langue anglaise n’ont été publiés qu’en Angleterre (suite aux divers refus des maisons d’édition aux États-Unis), alors qu’ils ont été traduits par un traducteur nordaméricain. Nous avons également retrouvé des recensions des romans en anglais dans de nombreux magazines britanniques et canadiens, qui font souvent allusion à l’anarchisme de l’auteur, mais qui parlent essentiellement de sa dénonciation radicale du franquisme. Nous avons pu retrouver les premières de couvertures du roman Ana Non en en grec, Ana Non (constatons que le titre est maintenu en grec), en polonais : Anna Nie, (constatons ce choix de doubler la lettre n au prénom espagnol, lui donnant ainsi un air plus slave) ou en allemand : Ana Nein. 219 Feldman, Sharon. Alegorías de la disidencia…, page 184, op. cit. 87 PREMIÈRE PARTIE Genèse de l’écriture bilingue chez Agustín Gómez-Arcos Agustín Gómez-Arcos est un écrivain dont le succès s’est peut-être inscrit dans une période finalement assez courte, eu égard à sa carrière littéraire, car si ses romans ont été primés, mais aussi traduits vers d’autres langues, seule une ombre persiste à ce tableau, celle de la non-reconnaissance de son lectorat naturel. Lorsqu’il décide de s’autotraduire, le contexte historique semble le lui permettre enfin : le régime franquiste s’est éteint, et l’Espagne vit une transition vers la démocratie prometteuse. Le fait-il par besoin d’élargir son public ? Ou juste dans le but de tester ou de prouver sa compétence dans sa langue natale ? Quoiqu’il en soit, ce sont les choix de romans qu’il va livrer à cette tentative qui seront déterminants. Quant à notre travail de recherche, nous avons tenté de comprendre ces choix d’autotraduction et les circonstances de leur écriture à travers l’épopée éditoriale et l’accueil mitigé de la critique espagnole. 88 PREMIÈRE PARTIE Genèse de l’écriture bilingue chez Agustín Gómez-Arcos CHAPITRE 2 – Caractérisation des autotraductions de Gómez-Arcos Écrivain espagnol d’expression française, Agustín Gómez-Arcos a pris finalement la décision de s’autotraduire malgré ses déclarations contradictoires à ce sujet, comme nous l’avons noté220 plus haut, sachant par ailleurs, que peu de temps avant sa disparition, en février 1997, il a expliqué à Miguel Ángel Blanco qu’il travaillait dorénavant sur des versions bilingues 221. Un constat s’impose : auteur de nombreux romans en français, échaudé par son expérience de la censure vécue en Espagne, il a préféré attendre le retour de la démocratie et que la situation soit plus favorable pour tenter une première incursion dans le monde littéraire espagnol. Le choix de la première œuvre qui sera autotraduite nous semble intéressant ; les circonstances chronologiques de publication et d’écriture ainsi que l’accueil du public nous le semblent tout autant. I. Autotraduire pour la mémoire Nous avons initié nos recherches par les œuvres autotraduites, qui pour nous étaient au nombre de deux, du moins celles qui à notre connaissance étaient publiées. Cependant, la recherche étant un travail de remise en question permanente et de découvertes surprenantes, nous nous permettons ici d’exposer quelques éléments sur le choix des œuvres qui nous apportent davantage matière à 220 Agustín Gómez-Arcos dit en 1981 qu’il a l’intention de se faire traduire (Kohut, Karl. Escribir en Paris…, page 144, op. cit.) puis s’engage publiquement à réécrire lui-même ses romans pour le public espagnol (Logroño, Miguel. « Gómez Arcos: el español que llegó al Goncourt ». Diario 16, 15/01/1979). 221 Blanco, Miguel Ángel. « Los regresos de Agustín Gómez Arcos » in Agustín Gómez Arcos: Un hombre libre, Nuñez Ruiz, G. (ed.). Instituto de Estudios Almerienses, 1999, page 137. 89 PREMIÈRE PARTIE Genèse de l’écriture bilingue chez Agustín Gómez-Arcos réflexion, avant d’aborder la genèse de l’écriture chez Agustín Gómez-Arcos, et de décrire l’accueil qui a été réservé à ses romans par le monde éditorial, la critique et le public espagnols. A – Choix des œuvres : le choix de la raison ? Nous avons donc un auteur, bilingue, qui n’a eu de cesse de répéter que son retour dans son pays natal se ferait de sa propre plume et que si l’Espagne n’était pas encore prête à le recevoir avec sa liberté et son univers transgressif, cela signifiait que le pays n’avait pas changé. Il l’exprime ainsi en 1981 : « quand on me parle du changement politique en Espagne, je rigole »222. Il voulait, sans aucun doute, s’autotraduire, et être, comme le définit Gunnesson, cet unique traducteur : « mieux placé qu’aucun autre traducteur pour évaluer les intentions de l’auteur ainsi que la largesse d’esprit des lecteurs du texte à traduire »223. Cette volonté honorable, que d’autres auteurs se refusent à avoir, Agustín Gómez-Arcos finit par s’y plier, publiant deux œuvres en espagnol, que nous avons choisi de nommer « doubles œuvres » ou « binômes » : Un oiseau brûlé vif // Un pájaro quemado vivo et L’Aveuglon // Marruecos. Le choix de ces deux œuvres nous surprend : car si nous en croyons les propres dires de Gómez-Arcos, le plus autobiographique de ses romans est Maria Republica224. À ce sujet, Patricia López López-Gay, auteure d’une thèse de doctorat sur l’autotraduction chez Agustín Gómez-Arcos et chez Semprún, nous précise que : Hay otra autotraducción gomezarquiana no publicada, la obra francesa Maria Republica (1975); por no existir ésta aún en el campo meta, no abordamos aquí su estudio (información facilitada personalmente por Miguel Lázaro, editor de Cabaret Voltaire [correspondencia mantenida por e-mail el 14-05-2008]). 222 Kohut, Karl. Escribir en Paris…, page 142, op. cit. Gunnesson, Ann-Mari. Ecrire à deux voix. Eric de Kuyper, auto-traducteur. Bruxelles, P.I.E.-Peter Lang S.A., Presses Universitaires Européennes, 2005, page 106. 224 Chancel, Jacques. Radioscopie, Agustin Gomez-Arcos, France Inter, 26/06/1977. 223 90 PREMIÈRE PARTIE Genèse de l’écriture bilingue chez Agustín Gómez-Arcos Ainsi, Agustín Gómez-Arcos aurait bel et bien autotraduit ou écrit dans ses deux langues son ouvrage le plus autobiographique. Nous avons pu vérifier, en prenant contact avec l’éditeur, que ce manuscrit existe, mais se trouve malheureusement pour nous, entre les mains d’un neveu de l’auteur. Cet échange de courriers électroniques nous a poussée, plus récemment, à reprendre contact avec la traductrice actuelle d’Agustín Gómez-Arcos, afin de vérifier à travers cette expérience récente (María República a été publié en Espagne en 2014) la méthodologie de travail adoptée par celle-ci et sa vision de l’écrivain autotraducteur, car l’éditeur nous a confirmé qu’il ne s’agissait pas d’une traduction mais d’une révision qu’elle a effectuée. Ce qu’il est intéressant de constater c’est que l’éditeur nous a signalé ceci, à propos du manuscrit de l’autotraduction de María República : « son tres cuadernos manuscritos fechados al mismo tiempo que la versión francesa225 », ce qui ne manque pas de nous interpeller, car Miguel Lázaro, ajoute à cette donnée factuelle : « debió escribirlas a la vez ». Bien entendu, les dates le confirment, et cette autotraduction marque probablement le point de départ des deux autres autotraductions, puisque le roman Maria Republica est écrit en 1975226, bien avant donc les deux autres œuvres autotraduites, puis publié en France en 1983 où il sera en lice pour le prix Goncourt. L’IEA ne dispose malheureusement d’aucun manuscrit ou tapuscrit de ce roman en langue française, (mais possède le manuscrit original de la pièce homonyme adaptée à partir du roman par l’écrivain lui-même), nous ne pouvons donc que nous fier aux différents témoignages ; celui de Sharon Feldman, dans sa bibliographie détaillée, indique « roman écrit en 1975 », et cet autre de Heras Sánchez précise : « su escritura tiene lugar en las ciudades de París y Atenas entre los meses de mayo y agosto de 1975227 ». Si Agustín Gómez-Arcos insiste sur le fait que ce roman est le plus autobiographique de ses romans, il ne fait pas le choix de le publier le premier. Est-ce dû au titre qui ne laisse planer aucune ambigüité sur les thèmes abordés ? En effet, Maria Republica traite de la « régénération » des prostituées après la promulgation d’une loi pour la fermeture des maisons closes. L’héroïne, une prostituée syphilitique dont le prénom, qui est une provocation en soi dans une Espagne franquiste soumise à la loi des 225 Correspondance : échanges de courriers électroniques datant de novembre 2014. Publié chez Stock en 1976, et réédité en Points Seuil en 1983. 227 Heras Sánchez, José. Agustín Gómez-Arcos. Estudio Narratológico de la Enmilagrada…, pages 35-36, op. cit. 226 91 PREMIÈRE PARTIE Genèse de l’écriture bilingue chez Agustín Gómez-Arcos vainqueurs, lui a été donné par des parents républicains incendiaires d’églises, se retrouve enfermée dans un couvent par sa tante bourgeoise et catholique avec la bénédiction de son propre frère devenu chanoine. La mère supérieure du couvent, elle aussi atteinte de la syphilis, est une duchesse veuve qui voit en Maria Republica son digne successeur à la tête d’une troupe de nonnes portant des surnoms en lien avec leur fonction au sein de la maison. Le roman raconte la renonciation de Maria, fille de rouges, à sa vie et à son passé afin d’atteindre sa régénération totale et d’épouser Dieu ; un mariage apocalyptique qui finira bien entendu par un incendie provoqué par une Maria qui par son suicide tue tous les membres de la haute société de la ville invités à cette fête de la décadence. Ce choix de ne pas le publier (car il ne s’agit même plus d’une question de primauté de la publication), est-il une fois de plus lié au rejet des éditeurs ? Un roman politique, extrêmement critique envers le franquisme, anarchiste, libertaire, truculent dans sa beauté… les critiques ont amplement loué ce roman admirable mais nous pensons que celui-ci ne pouvait certainement pas être le premier à être édité. Agustín Gómez-Arcos en est par ailleurs conscient puisqu’il explique à Karl Kohut, en 1981 : Maria Republica n’a jamais été traduit. Les éditeurs étrangers ont toujours peur de ce livre. On le trouve trop anarchiste. Il a même choqué en France. Ce n’est qu’à partir de mon troisième livre, Ana non, que Maria Republica a commencé à marcher en France, et aujourd’hui, c’est peut-être le livre à moi dont on parle le plus passionnément en France.228 La publication de Un pájaro quemado vivo, en 1986, semble avoir abouti après un travail de longue haleine, comme en témoigne une lettre de Pedro Domene229, qui cherche à faire connaître Agustín Gómez-Arcos en Espagne en publiant des articles ou des monographies. Dans un entretien avec José Manuel Fajardo, écrivain et journaliste de Cambio 16, Agustín Gómez-Arcos explique qu’il a fait ce choix car justement, ce roman raconte les quarante ans de dictature : « el personaje nace el año uno de la Victoria, es un personaje simbólico, el fruto del primer polvo de los vencedores. A través suyo intento desarrollar la historia de esas 228 Kohut, Karl. Escribir en Paris…, page 137, op. cit. Domene, Pedro. Lettre datée du 27/10/1986 accompagnant l’envoi de l’article : de Domene, Pedro « Agustín Gómez Arcos ». Ideal, 21/09/1986. 229 92 PREMIÈRE PARTIE Genèse de l’écriture bilingue chez Agustín Gómez-Arcos décadas »230. Un choix malheureux au vu de l’échec qu’il a supposé pour l’auteur, comme il l’exprime lui-même en répondant à la question que lui pose un journaliste : Q : Un seul de vos romans [Un oiseau brûlé vif] est traduit en Espagne… Agustin Gomez-Arcos : Et encore, il a été descendu en flèche ! Les Espagnols n’ont pas plus envie de se souvenir du franquisme que la France de la collaboration.231 En effet, Un oiseau brûlé vif se déroule entre 1940 et 1981 dans une Espagne d’abord franquiste, puis lors de la période la transition et jusqu’au 23 février 1981, date du coup d’état manqué du colonel Tejero, et cela au sein d’une famille franquiste catholique, du côté des vainqueurs donc de la Guerre Civile. Paula Pinzón Martín, héroïne de ce roman complexe, est la fille d’un petit brigadier espagnol qui court les bordels et qui n’a pas su profiter de la victoire de son camp, et d’une mère morte prématurément à qui elle voue un culte fétichiste. Paula jette son père dehors à la mort de sa mère et refuse de porter le patronyme « Pinzón » qui rappelle le déshonneur que cette dernière a subi à cause de son père. Dès lors, sa quête est d’atteindre les cent millions de pesetas qui lui permettront de racheter son honneur, celui des vainqueurs dont elle est la digne descendante. Un roman où l’Église et la morale finissent par pervertir et faire ressortir une sexualité exacerbée et brutale et où tous les personnages sont des brûlés vifs. Le sujet semble donc, selon l’auteur lui-même, être la cause de cet échec commercial et critique, ce qui en effet pourrait être le cas – nous ne cherchons en aucun cas ici à effectuer un quelconque jugement de valeur –, car au moment de sa publication, l’Espagne subissait peut-être encore les effets du consensus mis en place par la loi d’Amnistie de 1977, et la volonté des Espagnols de continuer à oublier était probablement encore présente à la fin des années quatre-vingts. Rappelons d’ailleurs que ce n’est qu’en 2007 que la « Ley de Memoria Histórica » est votée puis appliquée. Il s’agissait indéniablement d’un sujet encore sensible. Par ailleurs, lors de la présentation du roman à la Fonoteca de la Bibliothèque Nationale à Madrid – présentation faite par l’écrivain Rosa Montero –, Agustín Gómez-Arcos exprimant son bonheur et sa joie répond à la question, y aura-t-il une suite ? : 230 Fajardo, José Manuel. « Agustín Gómez Arcos: Yo tengo la "desgracia" de no ser amnésico ». Cambio 16, 22/09/1986. 231 Jaffray, Patricia. « Agustin Gomez-Arcos : l’invité du vendredi ». Vendredi, 14/09/1990. 93 PREMIÈRE PARTIE Genèse de l’écriture bilingue chez Agustín Gómez-Arcos No lo sé. Todo eso depende de los lectores. Si encuentro lectores en mi propio país, después de Un pájaro quemado vivo vendrán Ana no, El cordero carnívoro, María República, quizá una obra de teatro… Pero, en fin, todo eso pertenece al futuro, y el futuro es del dominio de la incógnita. 232 Mais, peut-être n’avait-il pas prévu le manque de succès du premier qui a inévitablement eu comme conséquence ce laps de temps assez important qui s’est écoulé jusqu’à la publication du second et dernier ouvrage autotraduit en Espagne. Dans le cas de Marruecos, publié en 1991, l’action ne se déroule pas dans un village andalou comme la plupart de ses œuvres, mais au Maroc, et il ne s’agit pas d’une œuvre au thème aussi polémique que L’agneau carnivore, par exemple, qui traite de la relation incestueuse entre deux frères ; Marruecos est juste l’histoire d’un enfant pauvre et malade qui va trouver le salut à Marrakech. L’Aveuglon, qui est presque une œuvre au titre éponyme (en espagnol, le titre est bien éponyme), nous raconte l’histoire d’un jeune garçon marocain presque aveugle. Entre le roman d’apprentissage et la biographie, l’œuvre nous transporte dans le temps et dans l’espace, au gré des tribulations du jeune garçon. Il nous apparaît comme un être fort, plein de détermination et portant un regard éclairé sur le monde, malgré sa cécité. À Marrakech, il est pris en charge par son oncle et découvre avec la ville, de nouveaux personnages hauts en couleur. Le jeune homme est ensuite initié au subtil métier de mendiant : sous la houlette d’un soi-disant « homme d’affaires » de huit ans, il accompagne un aveugle centenaire en lançant des litanies censées émouvoir les passants et les touristes. Le numéro fonctionne à merveille, grâce aux multiples combines de « l’homme d’affaires » et à la voix touchante de Marruecos, qui psalmodie des versets du Coran pour apitoyer les badauds. Chacun se met alors à faire des projets d’avenir en comptant les revenus de la mendicité : Marruecos, lui, ne rêve que de l’opération miraculeuse qui lui rendra la vue. Mais la mort du vieillard marque la fin d’un négoce florissant et Marruecos se retrouve obligé de se prendre en mains seul, et rencontre alors une riche dame de la société de Marrakech pour qui il travaille comme commis, et qui le prend sous son aile. Petit à petit, le jeune homme se rapproche de la date de son opération, notamment grâce à l’aide financière de son oncle. Sa mère fait spécialement le déplacement, quand il se fait 232 Muñoz, Carlos. « Agustín Gómez-Arcos: el novelista no escribe para provocar polémicas ». Diario 16, 09/10/1986. 94 PREMIÈRE PARTIE Genèse de l’écriture bilingue chez Agustín Gómez-Arcos enfin opérer, au grand bonheur de Marruecos et de tout son entourage. L’opération réussit partiellement, lui redonnant la vue d’un œil seulement, ce qui est déjà beaucoup pour le jeune homme, qui découvre enfin le monde qui l’entoure. Pour le jeune homme déjà si expérimenté, c’est donc une nouvelle vie qui s’annonce, bien conscient qu’au royaume des aveugles233, les borgnes sont rois. Alors peut-on aller jusqu’à parler d’autocensure dans son choix d’autotraduire cette œuvre-là suite à l’échec cuisant de la publication de Un pájaro quemado vivo ? Ce qui nous apparaît clairement, ce sont ces années écoulées entre la publication des deux œuvres, le changement de maison d’édition (Un pájaro quemado vivo est édité par Editorial Debate et Marruecos par Mondadori) et le fait intéressant qu’il n’existe aucune référence dans l’édition espagnole de Marruecos à l’édition française « originale », contrairement à Un pájaro quemado vivo où les droits originaux sont attribués aux éditions Le Seuil. Des choix d’autotraduction certainement révélateurs, même si nous ne savons pas s’ils sont liés aux divers refus qu’il a essuyés de la part des maisons d’édition espagnoles (nous l’avons déjà dit, les fonds documentaires de l’IEA regorgent de lettres de refus d’éditeurs espagnols) ou si ce sont ses propres choix. Il est difficile de trouver une raison voire plusieurs à l’existence de ces deux publications, mais nous avons essayé d’en déterminer le contexte et les circonstances globales d’accueil afin de parvenir à une ébauche d’explication qui nous a éclairée sur la stratégie de reconnaissance menée par Agustín Gómez-Arcos dans son pays d’origine. B – Circonstances d’écriture et de publication Des constats simples s’imposent à nous pour commencer : Gómez-Arcos explique dans la plupart des interviews ou entretiens qu’il accorde, qu’il écrit en 233 Nous aborderons bien entendu la question de l’intertextualité qui nous renvoie ici à la littérature espagnole, et au genre de la « picaresque ». Voir deuxième partie, chapitre deux, II, A, 1, b. 95 PREMIÈRE PARTIE Genèse de l’écriture bilingue chez Agustín Gómez-Arcos français, « directement »234. Sans évoquer le processus mental que cela implique pour un écrivain qui écrit a priori dans une langue qui n’est pas sa langue première, et sans revenir encore sur les diverses interférences que nous avons pu largement déceler dans les deux romans autotraduits publiés que nous avons à notre disposition, nous devons donc accepter le postulat que les deux romans ont fait l’objet d’une autotraduction a posteriori du français vers l’espagnol. Nous avons également les indications spatio-temporelles qui apparaissent à la fin des romans : dans le cas d’Un oiseau brûlé vif et de Un pájaro quemado vivo, l’indication auctoriale du moment et du temps d’écriture fait mention de la même date, « ParisMadrid, 1983 ». Dans l’autre cas, l’indication spatio-temporelle figurant à la fin de la version espagnole Marruecos « París, Marrakech, Madrid, 1988-1989 » ne figure dans aucune des deux éditions que nous avons de L’Aveuglon. Nous n’avons donc aucune indication sur l’élaboration en langue française de L’Aveuglon, mais nous savons que le roman est publié en 1990, et que son dépôt légal date du 15 juin 1990. Lors d’un premier travail de recherches235, notre hypothèse de départ découlait de ce que nous avions pu conclure à partir des différents témoignages sur la question. Bien qu’il ne s’agisse pas à proprement parler d’un carnet de voyage, cette indication finale, qui n’apparaît donc que dans Marruecos, pourrait, avions-nous pensé en concluant nos premières recherches, éventuellement pointer vers un retour à la langue maternelle. Nous avions aussi le témoignage de Mª Carmen Molina Romero, professeure à la Faculté de Lettres de Grenade, qui s’était chargée de la traduction de L’enfant-pain, mais qui n’a pas continué à traduire les autres romans 236 : El juego comienza con el orden cronológico de publicación: el lector de Gómez Arcos tiene primero la posibilidad de leer esta novela en francés y un año más tarde lo que parece ser su versión en español, por lo que deberíamos pensar que estas fechas indican igualmente el orden de composición. Pero cuando el lector incondicional abre el texto castellano esperando encontrarse alguna referencia a L’Aveuglon, puede ver que Marruecos se presenta expresamente como un texto original en español. Enseguida la sorpresa se apodera de él y debe ahora considerar la lectura de L’Aveuglon como una traducción, versión de un texto previo redactado en español y del que nada sabía. Se siente así un poco engañado pues la edición francesa silenciaba dicho origen. Tras la sorpresa 234 Kohut, Karl. Escribir en Paris…, page 132, op. cit. Zaitouni, Nayrouz. Bilinguisme et auto-traduction. Le cas du roman L’Aveuglon / Marruecos…., op. cit. 236 La traductrice attitrée étant actuellement Adoración Elvira RodríguezErreur ! Signet non défini., qui a traduit à ce jour 5 romans d’Agustín Gómez-Arcos. 235 96 PREMIÈRE PARTIE Genèse de l’écriture bilingue chez Agustín Gómez-Arcos es la duda lo que le invade, pensando que tal vez se trate de un titular “inventado”-pues “nunca hay que fiarse de portadillas y páginas de crédito” como comenta Lluís María Todó hablando sobre la escritura bilingüe (Quimera, 2002:18)- por la editorial española para presentar una obra de un novelista peculiar o incluso de un juego bilingüe del propio autor. Otro dato periférico de la novela nos da nuevas pistas: la indicación de fecha y lugar de redacción del texto. “1988-1989, París-Marrakech-Madrid” figura a modo de firma del autor sólo al final de Marruecos, mientras que se ha suprimido en L’Aveuglon. Comprobamos así que Marruecos existía efectivamente antes de la publicación de la versión francesa. Entre 1989 y 1991237 transcurren dos años y resulta verosímil que en ese tiempo el autor haya conseguido llegar a publicar su texto antes en Francia que en España. No es de extrañar que el texto de Gómez-Arcos aparezca primero en la editorial francesa donde desarrolla su carrera literaria, mientras que las reticencias de la editorial española a la hora de publicar a un autor poco conocido y que además escribe en francés, podrían haber retrasado la fecha y/o falseado que se tratase de un texto nativo.238 Mª Carmen Molina Romero semble donc penser que la réécriture concerne plutôt la version française, même si, pour elle, la seule preuve serait de consulter les manuscrits, car finalement le plus important est de comparer les deux œuvres en parallèle qui ont tout autant d’intérêt l’une que l’autre, et quelle qu’en soit la langue d’écriture. Pour notre part, en suivant les pas de la première traductrice d’Agustín Gómez-Arcos, nous avions établi que cette hypothèse désignait d’une façon assez claire Marruecos comme œuvre initiale, mais sans exclure pour autant un retour sur l’écriture de cette version, car Agustín Gómez-Arcos, dû à la publication antérieure de la version française, aurait pu avoir le temps de retoucher la version espagnole avant de trouver un éditeur en Espagne. La publication rapide en France, car il y est déjà reconnu, s’oppose aux difficultés que l’auteur a rencontrées en Espagne, à cause de la méfiance des maisons d’édition ibériques 239 et comme nous l’avons dit plus haut à l’échec de la première publication. Nous avions alors basé notre réflexion sur l’hypothèse suivante : si cette œuvre a été écrite d’abord en espagnol lors d’un voyage, alors autotraduction et réécriture concerneront la version française, L’Aveuglon. Nos recherches se sont depuis étoffées, notamment grâce au fonds 237 Molina Romero parle des deux années qui s’écoulent entre l’achèvement de l’écriture de l’œuvre, selon l’indication spatio-temporelle liminaire présente dans la version espagnole, et le moment om le roman est publié dans sa version espagnole. 238 Molina Romero, Ma Carmen. « De L’Aveuglon a Marruecos : una lectura a contrapelo…, op. cit. 239 « En realidad, en España no soy escritor “maldito”. Soy escritor inexistente. No existo en España como escritor. Quizá es porque yo no hago ningún esfuerzo. Me he acostumbrado al sistema editorial de Francia donde las cosas que se firman van a misa. Y aquí, en cambio, es la hostia. Nunca nada es definitivo. » Blanco, Miguel Ángel. « Los regresos de Agustín Gómez Arcos »…, page 131, op. cit. 97 PREMIÈRE PARTIE Genèse de l’écriture bilingue chez Agustín Gómez-Arcos documentaire de l’IEA et de la mise à disposition des manuscrits, mais aussi des divers travaux publiés sur Agustín Gómez-Arcos. Et il est vrai que d’autres questions sont venues s’ajouter à celles que nous avions laissées en suspens il y a quelques années. Ainsi, il nous faut remarquer depuis un angle d’attaque différent, à savoir ni littéraire ni linguistique, ni même éditorial, le choix du titre dans les deux langues. Nous avions abordé la question du choix d’un point de vue stratégique, esthétique et linguistique240, et nous avions conclu à une stratégie ou à une contrainte éditoriale. Mais il est curieux de constater, comme nous l’avions fait déjà, et comme le fait également Patricia López López-Gay dans sa thèse241, qu’en Espagne le roman est considéré d’un point de vue éditorial quasiment comme un original, ceci étant rendu possible très probablement grâce à ce changement de titre. Ainsi, sur la deuxième de couverture de Marruecos, nous pouvons lire : « Situado entre dos culturas, entre dos lenguas, AGUSTÍN GÓMEZ ARCOS demuestra con esta novela, escrita originariamente en español, que sabe moverse en ambas con idéntica soltura ». Nous avons également des témoignages d’amis, d’auteurs et de personnes ayant travaillé de nombreuses années sur Agustín Gómez-Arcos : dans le recueil d’articles publié par l’IEA242, Luis Antonio Villena et José Heras Sánchez sont d’accord sur l’antériorité de la version française, et donc sur la réécriture postérieure en espagnol de Marruecos. Ainsi, le premier précise : « …Marruecos, rehecho en castellano por él [Agustín Gómez Arcos] mismo...»243 et José Heras Sánchez déclare : « …la reescritura en español de dos novelas publicadas anteriormente en lengua francesa, Un pájaro quemado vivo, y posteriormente, Marruecos »244 et ajoute dans la partie de son article intitulée sans équivoque “Reescritura al español”245 : « La 240 Zaitouni, Nayrouz. Bilinguisme et auto-traduction. Le cas du roman L’Aveuglon / Marruecos…, pages 43 à 52, op. cit.. 241 López López-Gay, Patricia. La autotraducción literaria: traducibilidad, fidelidad, visibilidad. Análisis de las autotraducciones de Agustín Gómez-Arcos y Jorge Semprún. Doctorat d'État : Littérature comparée, Paris : Université Paris Diderot (Paris 7), Doctorado en Traducción y Estudios Interculturales, Barcelona : Universidad Autónoma de Barcelona. Sous la direction de Claude Murcia et Francesc Parcerisas, 2008, page 262. 242 Nuñez Ruiz, Gabriel. (ed.). Agustín Gómez Arcos: Un hombre libre. Instituto de Estudios Almerienses Diputación de Almería, Almeria, 1999. 243 Villena (de), Luis Antonio. « Agustín Gómez-Arcos, colérico y sentimental » in Agustín Gómez Arcos: Un hombre libre, Nuñez Ruiz, G. (ed.). Instituto de Estudios Almerienses Diputación de Almería, Almeria, 1999, page 9. 244 Heras Sánchez, José. « Agustín Gómez Arcos. Memoria…, page 60, op. cit. 245 Op. cit., page 69. 98 PREMIÈRE PARTIE Genèse de l’écriture bilingue chez Agustín Gómez-Arcos segunda novela elegida por Gómez-Arcos para su reescritura al español, es L’Aveuglon, cuyo título cambia por Marruecos y edita Mondadori, en 1992. »246. Nous avons également Sharon Feldman, cette professeure américaine qui a publié Alegorías de la Disidencia, et qui, pour sa version originale Allegories of Dissent, The Theater of Agustín Gómez-Arcos, a reçu un prix en 1998 ; cette dernière nous offre une bibliographie extrêmement détaillée de et sur l’auteur, dans laquelle elle classe, dans la liste des romans de celui-ci, sous l’entrée Un oiseau brûlé vif, « adaptation/traduction (de Gómez-Arcos) : Un pájaro quemado vivo. Madrid, Debate, 1986 »247. « Traduction/adaptation Pour castillane, L’Aveuglon, Marruecos. même Madrid, façon de procéder : Mondadori, 1991 »248. Rappelons que cette enseignante-chercheuse est l’une des rares à avoir eu le privilège de rencontrer à plusieurs reprises Agustín Gómez-Arcos et à avoir pu l’interroger. Il est vrai que l’autotraduction n’était pas au cœur de ses recherches et qu’elle a surtout travaillé sur le théâtre, mais cela ne l’a pas empêchée d’effectuer un travail considérable sur l’écriture chez Gómez-Arcos. Patricia López López-Gay nous précise également, grâce notamment à une correspondance qu’elle a établie avec les Éditions Stock en 2008 249, que les droits n’avaient été vendus qu’à la Grèce, et que les droits d’auteur et de reproduction de Marruecos sont attribués à l’auteur ainsi qu’à la maison d’édition espagnole chargée de l’édition du roman, Mondadori. López López-Gay conclut, de même, à une autotraduction, certes, mais vers l’espagnol, car pour elle, aucun doute ne peut subsister étant donnée la pratique autotraductrice d’Agustín Gómez-Arcos: Aunque Marruecos sea vendido como original en la esfera pública del campo, no cabe duda alguna de que en la esfera íntima fue inequívocamente autotraducción, resultado de un ejercicio hermenéutico marcado por la distancia. El cotejo de los manuscritos y las versiones posteriores, así como los datos mencionados en su catalogación en el Fondo Bibliográfico y Documental sobre Agustín Gómez-Arcos, corroboran que L’Aveuglon es el original y Marruecos su traducción retardada, tanto en el plano de la producción como en el de la publicación.250 246 Ibid. Feldman, Sharon. Alegorías de la disidencia…, page 200, op. cit. 248 Op. cit., page 201. 249 López López-Gay, Patricia. La autotraducción literaria: traducibilidad,… page 262, op. cit. 250 Ibid. 247 99 PREMIÈRE PARTIE Genèse de l’écriture bilingue chez Agustín Gómez-Arcos Ainsi, nous avons pu constater, en consultant les tapuscrits jalousement conservés par l’IEA251, que dans le cas de L’Aveuglon, il existe plusieurs tapuscrits qui ne sont pas précisément datés (seule apparaît la période « 1988-1989 » que nous connaissons puisqu’elle figure à la fin du roman en espagnol), et qu’il n’existe qu’un seul tapuscrit de Marruecos, avec la mention « s.a. [c.a. 1990 ; posterior a 1989, anterior a 1991, ed. española de Mondadori] » ; et dans le cas de Un oiseau brûlé vif, l’IEA possède un manuscrit en français où figure à la fin la mention de l’année 1983. En croisant les données dont nous avons eu connaissance, nous avons donc pu établir, à l’instar de cette chercheuse, qu’il s’était probablement écoulé un peu plus d’une année entre l’apparition de chacun des ouvrages autotraduits et la publication de l’œuvre en langue française et ce dans les deux cas. À ce stade de nos recherches, la question du statut de chacune des œuvres ne s’impose plus à nous : chaque roman est bel et bien un original, mais nous aborderons cette question plus bas 252. Pour l’heure, penchons-nous plutôt sur la chronologie d’écriture, qui est de fait, intrinsèquement liée à la publication, car nous ne pouvons malheureusement plus avoir la réponse de l’auteur. Nous devons donc nous limiter aux faits, aux témoignages concordants que nous avons, et accepter ce postulat car après réflexion, quelle que soit la chronologie d’écriture, un processus d’autotraduction a été mis en place et c’est ce processus en soi qui nous intéresse ; intéressons-nous donc à cette stratégie spécifique de traduction qui ne se fait pas sans laisser de traces, et cela nous pouvons certes le confirmer. C – Accueil éditorial et critique : revue de presse Agustín Gómez-Arcos, parlant de l’accueil éditorial et critique, en parlait ainsi lui-même, lors d’une interview accordée à l’occasion de la publication en Espagne de Un pájaro quemado vivo : 251 Il existe à l’IEA, dans le fonds documentaire consacré à Agustín Gómez-Arcos, une section entière consacrée aux originaux de plusieurs œuvres, manuscrits et dactylographiés, qui sont au nombre de 51. 252 Voir première partie, chapitre 2, II, A. 100 PREMIÈRE PARTIE Genèse de l’écriture bilingue chez Agustín Gómez-Arcos todo llega un día u otro – dice Gómez-Arcos. Han pasado tantos años desde que dejé España, y desde que el “cambio político” parecía hacer posible la publicación de todos los imposibles, que tenía la impresión de que este día no llegaría nunca. Es una impresión muy dura de vivir. Se siente uno como absolutamente rechazado por todo un país – un país que es el tuyo propio, no hay que olvidarlo –, cuando la realidad es que es sólo una clase la que te rechaza, una clase mínima por número y quizá también por importancia: la clase de los que tienen que publicarte, no la de los que tienen que leerte.253 1. Rejet des maisons d’édition Les difficultés de la publication, le rejet des maisons d’éditions espagnoles, nous l’avons dit, étaient très douloureux pour l’écrivain, d’autant qu’il avait reçu de nombreuses offres de maisons d’édition latino-américaines (d’Argentine et du Mexique notamment) qu’il s’est toujours refusé à accepter car pour lui, c’était en passant par son pays natal que le public devait découvrir son œuvre, allant jusqu’à dire que l’Espagne devra prendre cette responsabilité de le publier et de diffuser son travail d’écrivain libre254, c’était cela qu’il appelait sa petite vengeance. Rafael Conte, grand critique espagnol explique, malgré une critique acerbe du roman Un pájaro quemado vivo, qu’une injustice historique a été réparée lors de la publication d’un roman de l’auteur, et selon lui la raison de ce retard et de ce si long silence est attribuée par ce type de créateurs eux-mêmes à la persistance du franquisme255. Pedro Domene, quant à lui, parle d’un écrivain considéré comme « maudit » au sein des cercles éditoriaux, mais rend hommage à la maison d’édition Debate qui a rompu cette malédiction en décidant de publier un roman d’Agustín Gómez-Arcos, qui de plus, est finaliste du Prix Goncourt 1986 : Debate inicia, por tanto, la digna aventura de editar en castellano la obra francesa de un español que ha logrado vender sus libros por toda Europa y ser traducido a quince idiomas.256 253 Logroño, Miguel. « Agustín Gómez-Arcos: el escritor que vuelve al redil ». Diario 16 semanal, 10/06/1986. Marra, Nelson. « Gómez-Arcos: escritor libre en lengua extranjera ». Páginas de Literatura y Ensayo, nº18, automne 1986. García, Ángeles. « El último creador en el exilio »…, op. cit. 255 Conte, Rafael. « El difícil regreso del exilio: primera novela de Gómez-Arcos en España ». El País, 06/11/1986. 256 Domene, Pedro « Agustín Gómez Arcos ». Ideal, 21/09/1986. 254 101 PREMIÈRE PARTIE Genèse de l’écriture bilingue chez Agustín Gómez-Arcos En 1984, José Heras Sánchez, professeur et auteurs de nombreux articles et études sur Agustín Gómez-Arcos, accuse les éditeurs espagnols de considérer que le lecteur espagnol n’est pas prêt pour ce type de littérature, et de priver ainsi les lecteurs ibériques d’un traitement particulier de la réalité espagnole de l’époque décrite par l’auteur : « se nos priva del acercamiento a un especial tratamiento de la realidad social española de la posguerra en Andalucía, y a un modo diferente de tratar el hecho literario »257. Dans un entretien avec Miguel Logroño, critique d’art espagnol – dont le sous-titre est révélateur : “Triunfo francés y silencio en su país para un escritor español” –, celui-ci rapporte les propos de l’écrivain au sujet des maisons d’édition espagnoles : según mis editores franceses (yo no me ocupo directamente de estos asuntos) la mayoría de los editores españoles han rechazado mis libros, entre otras cosas, porque, según ellos, el público español no está todavía preparado para leerlos. Es prácticamente la misma respuesta que han venido dando los organismos oficiales españoles desde la Comisión de Censura del “antiguo régimen” hasta la Comisión de Lectura de los Teatros Nacionales del “nuevo régimen”. 258 Auteur et journaliste se posent la question de savoir à quoi renvoie ce qu’ils appellent : « público no preparado », ce qui semble être très certainement un prétexte pour ne pas prendre de risques ou pour retarder cette publication, ce qui finit par pousser l’écrivain, selon ses propos, à se déconnecter de sa propre mission, voire de son propre pays. Cette idée de public qui ne serait pas prêt, est bien entendu à rapprocher de la théorie de la réception de Jauss259, et surtout au concept d’ « horizon d’attente ». Selon Jauss, cet horizon d’attente résulte de la combinaison de trois facteurs : « l’expression préalable que le public a du genre dont elle [l’œuvre] relève »260 ; « la forme et la thématique d’œuvres antérieures dont elle présuppose la connaissance »261 et la confrontation entre « langage poétique et langage pratique, monde imaginaire et réalité quotidienne »262. Et le changement d’horizon exprimé par cette phrase « público no preparado » que Gómez-Arcos a entendue si souvent est probablement dû à l’ « écart esthétique » tel qu’il est expliqué par Jauss : 257 Heras Sánchez, José. « Agustín Gómez-Arcos: un almeriense en el Goncourt 84 ». Ideal, 21/10/1984. Logroño, Miguel. « Agustín Gómez-Arcos: dos veces en el premio Goncourt ». Diario 16, 12/07/1980. 259 Jauss, Hans Robert. Pour une esthétique de la réception. Éditions Gallimard, Paris, 1978. 260 Op. cit., page 49. 261 Ibid. 262 Ibid. 258 102 PREMIÈRE PARTIE Genèse de l’écriture bilingue chez Agustín Gómez-Arcos Si l’on appelle « écart esthétique » la distance entre l’horizon d’attente préexistant à l’œuvre et l’œuvre nouvelle dont la réception peut entraîner un « changement d’horizon » en allant à l’encontre d’expériences familières ou en faisant que d’autres expériences, exprimées pour la première fois accèdent à la conscience, cet écart esthétique, mesuré à l’échelle des réactions du public et des jugements de la critique (succès immédiat, rejet ou scandale, approbation d’individus isolés, compréhension progressive ou retardée) peut devenir un critère de l’analyse historique.263 Ainsi, si nous reprenons cette perspective d’analyse pour l’appliquer à notre champ d’étude et au cas de Gómez-Arcos, nous nous apercevons que nous avons face à nous une véritable prise de position ferme et catégorique de la part des éditeurs qui ont réellement décidé que l’ « horizon d’attente » du public de GómezArcos avait probablement changé et que le lectorat n’était pas en mesure de comprendre son roman. Par ailleurs, il faut également être conscient du fait que ce n’est qu’avec la distance et le recul nécessaire que nous pouvons analyser ce rejet que l’écrivain subit dans son pays natal. Toujours selon Pedro Martínez Domene, la seule et unique raison de la non publication des œuvres de l’écrivain gênant (“incómodo” 264) par les éditeurs espagnols est la suivante : el miedo a editar a un escritor que se expresa con una libertad absoluta en un idioma libre y absoluto, cuando ese tono de libertad puede crear suspicacias en un país marcado por un censura oficial e inquisitorial de siglos y cuando la libertad de expresión –siguiendo las palabras del autores la prueba de fuego de todas las demás libertades, sobre todo, en algo como es la creación literaria, que está hecha, fundamentalmente de memoria, y la memoria de las cosas puede ser un claro enemigo ante una sociedad que desde hace diez años pretende olvidar.265 Lors d’un autre entretien, en novembre 1986, Agustín Gómez-Arcos explique : « los editores que a mí hubieran podido publicarme inmediatamente después de la transición eran gente que se habían hecho en el franquismo, que estaban acostumbrados a la censura y, por tanto, a la autocensura »266. Cette censure, ou autocensure, semble justement être l’élément utilisé dans la mise en avant du roman en Espagne : ainsi, le journaliste Nelson Marra 267 intitule son article « Un pájaro 263 Op. cit., page 53. Domene, Pedro. « Agustín Gómez Arcos…, op. cit. 265 Domene, Pedro. « El escritor que volvió ». Ideal, 26/10/1986. 266 Fernández, Julia. « La imaginación subversiva de la mujer es infinitamente más rica que la del hombre ». Comunidad Escolar, 3-9/11/1986. 267 Marra, Nelson. « Un pájaro quemado vivo: acontecimiento editorial ». Páginas de Literatura y Ensayo, nº18, automne 1986. 264 103 PREMIÈRE PARTIE Genèse de l’écriture bilingue chez Agustín Gómez-Arcos quemado vivo, un acontecimiento editorial », faisant écho à l’affiche de présentation du premier roman en espagnol de Gómez-Arcos qui évoque « por fin entre nosotros la obra impublicable de un maldito »268. Mais c’est justement ce risque qu’aurait pris la maison d’édition qui gêne tant l’écrivain, car pour lui, si on en arrive à parler de risque de publication, c’est qu’inévitablement l’Espagne n’a pas changé et c’est ainsi qu’il l’explique au journaliste de El País, en septembre 1986, qui l’interroge sur cette situation. Par ailleurs, cette question de l’écrivain « maudit » est récurrente : la plupart des journalistes qui l’interviewent à l’occasion de la parution de Un pájaro quemado vivo en espagnol l’utilisent en accroche de leurs articles ou lui posent directement la question. Agustín Gómez-Arcos ne semble pas apprécier cette étiquette, mais est conscient qu’il n’est pas en Espagne un écrivain béni (« un escritor bendito » 269 ). Nous devons toutefois préciser que nous avons retrouvé à l’IEA une lettre270, portant l’en-tête d’une maison d’édition de Murcie (Editorial Godoy), datant de 1981, signée par un certain Paco Torres, ami ou connaissance de Fernando Arrabal, dans laquelle il propose à Gómez-Arcos de faire partie de leur catalogue. Il ne s’agit que d’un premier contact n’ayant pas abouti (l’histoire nous le dit), mais l’auteur de la lettre semble extrêmement motivé, proposant par avance à l’écrivain de le mettre sous contrat au plus vite que ce soit avec des romans déjà édités en France ou inédits. Cette tentative malheureuse nous renseigne une fois de plus sur le monde éditorial, qui malgré la motivation de quelques personnes, ne peut fonctionner sans l’approbation (soumise parfois à une censure, consciente ou non) apportée par tout le système. Une fois cette inauguration éditoriale consommée, comme indiqué plus haut, nous ne connaissons pas le motif de ce choix de publier Marruecos : est-ce par crainte qu’un roman plus « libre » ne subisse le même sort que Un pájaro quemado vivo ? Nous ne pouvons que constater que la maison d’édition n’est pas la même, que le roman est publié comme s’il s’agissait d’un original (puisque la maison d’édition française Stock n’en a pas été informée et n’a pas vendu les droits à 268 Ibid. Ibid. 270 Editorial Godoy, Torres Monreal, Francisco. Murcie, 17/06/1981. 269 104 PREMIÈRE PARTIE Genèse de l’écriture bilingue chez Agustín Gómez-Arcos Mondadori, la maison d’édition espagnole), et que la presse espagnole ne s’en fait pas l’écho. Si le refus des maisons d’éditions de publier un auteur « maudit » est notoire au point d’être relayé par la presse espagnole, voyons ce que la critique a à dire sur les autotraductions, ou réécritures d’Agustín Gómez-Arcos. 2. Les critiques Nous l’avons signalé, les journalistes espagnols, au moment de la parution du premier roman dans la langue maternelle de Gómez-Arcos, semblent accueillir un véritable événement. Ils parlent d’injustice réparée, de censure qui perdure et d’écrivain « maudit » en Espagne malgré la reconnaissance internationale. Nous avons toutefois pu retrouver quelques-unes des critiques sévères émises par ceux à qui l’écrivain fait allusion lorsqu’il dit à un journaliste français que son premier roman en espagnol « a été descendu en flèche271 » car : « [mon seul livre publié en Espagne] a été très mal reçu pas du point de vue littéraire mais cela m’a enlevé toute envie de recommencer, du moins pour l’instant. Si je me suis mal perçu en Espagne, c’est peut-être parce que je me suis mis à écrire en français. Alors que pour moi c’est un enrichissement, pour eux c’est comme une trahison »272. Cristobal Sarrias, quant à lui, n’hésite pas intituler son article « la desordenada y grotesca historia de Gomez-Arcos »273 et pour développer cette idée, le journaliste précise : uno se queda con la impresión de que, o le han sometido a la más grotesca –y burlesca- tomadura de pelo, o se ha debido enfrentar con un autor que necesita ser llamado maldito y hace inauditos esfuerzos para lograrlo, confiando más en su capacidad de esperpento y de insufrible verborrea imaginativa que en la originalidad creativa de su obra.274 Le critique fait par ailleurs allusion à l’accueil réservé au roman en France, qui est extrêmement positif et aux critiques dithyrambiques : le roman est tour à tour qualifié 271 Jaffray, Patricia. « Agustin Gomez-Arcos : l’invité…, op. cit. Canavaggio, Pierre. « Un homme de "caractères" : Agustin Gomez-Arcos, ce soir sur A2 ». Panorama du Médecin, 05/10/1990. 273 Sarrias, Cristobal. « La desordenada y grotesca historia de Gómez-Arcos ». Ya, 16/10/1986. 274 Ibid. 272 105 PREMIÈRE PARTIE Genèse de l’écriture bilingue chez Agustín Gómez-Arcos de « puissant275 », « hallucinant276 », « remarquable277 » et il est fait mention de « violence doté d’un humour sauvage278 ». Mais Sarrias, lui, s’attaque à l’écriture d’Agustín Gómez-Arcos, à sa condition d’exilé volontaire encensé en France, et finit par suggérer à l’auteur de continuer à berner (« engañar »279) le public français qui apprécie son exotisme et qu’il laisse tranquille le public espagnol. Il est intéressant toutefois de remarquer que ce journaliste, critique littéraire diplômé en littérature contemporaine et en philologie française, est jésuite et que son article est publié dans le quotidien conservateur « Ya », très connu pour ses positions franquistes et fondé par la « Editorial Católica ». Rafael Conte, quant à lui, trouve que Un pájaro quemado vivo est un roman excessif, que les personnages ne sont que des silhouettes macabres, que l’écriture manque de nuances et d’ironie, et qu’elle abonde en clichés. Il dit cependant, comme la plupart de ses confrères, que l’écrivain a le droit d’être lu dans son propre pays, indépendamment de la qualité de sa littérature280. Face à ces critiques, certains journalistes, à l’instar de Nelson Marra après son interview de l’auteur, loue le roman tout autant que l’auteur : « Gómez-Arcos ha conectado con lo mejor de una tradición esperpéntica, española, desgarrada, forjada en imágenes que no le permiten concesiones al lector »281. Pedro Domene semble, quant à lui, ressentir le besoin de répondre aux critiques négatives. Après son résumé détaillé du roman, il explique le texte, l’ironie puis l’écriture d’Agustín GómezArcos à travers le langage des personnages : ¿acaso en los libros, los personajes no deben hablar como hablamos a diario ?, ¿los personajes no deben ser y llenar su propia vida como la propia nuestra ? Me parece que sí, y algo de esto les ocurre a los que configuran Un pájaro quemado vivo, novela que se convierte en un excelente ejemplo de ver las cosas como son y han ocurrido, tal y como la memoria nos la ha presentado, como si ésta, por una vez, tomase cuerpo en la forma de un libro […]282 275 J., J-Ph. « Jeu de massacre ». L’Hebdo, 11/10/1984. Clavel, André. « Les femmes intolérables d’un andalou parisien ». Le Matin des livres, 11/09/1984. 277 Noiret, Gérard « Enfance espagnole ». Paris : Humanité Dimanche, 08-02-1985. 278 Tournie, Jean-Yves. « Michel del Castillo et Gomez-Arcos… op. cit. 279 Sarrias, Cristobal. « La desordenada… op. cit. 280 Conte, Rafael. « El difícil regreso del exilio…, op. cit. 281 Marra, Nelson. « Un pájaro quemado vivo: acontecimiento… op. cit. 282 Ibid. 276 106 PREMIÈRE PARTIE Genèse de l’écriture bilingue chez Agustín Gómez-Arcos Ce même auteur dira, des années plus tard, dans son article 283 sur Agustín Gómez-Arcos, tout simplement : « una novela así no ha sido, en efecto, entendida por los canales oficiales de la crítica». Il explique également, avec force détails, en quoi les personnages sont représentatifs de cette sombre mémoire des quarante années de dictature franquiste, attribuant donc toutes ces critiques négatives à une volonté de ne pas voir (encore) cette période à travers le prisme de l’esperpento. Il est tout à fait vrai par ailleurs, comme le signale Rossi Salmagne, que les romans de Gómez-Arcos contiennent un mélange de deux traditions littéraires : d’un côté l’esperpentisme de Valle Inclán comme dans Maria Republica et d’un autre côté, vous vous servez aussi des éléments narratifs développés par le nouveau roman. D’autre part vos romans se caractérisent par un réalisme fulgurant où s’interposent des scènes tout à fait fantasques. Cela me rappelle le réalisme fantastique de la littérature de l’Amérique Latine. 284 L’écrivain explique alors que la grande littérature latino-américaine trouve son origine dans Valle-Inclán, ce grand classique Espagnol et que l’esperpentisme de ce dernier, correspond aussi à ce qu’on appelle le réalisme fantastique des Latino-Américains. Il ajoute, très justement à cela, qu’il est très espagnol, et qu’en dépit du fait qu’il écrive en français, sa culture reste profondément ancrée dans la tradition littéraire espagnole. Ainsi malgré le sentiment de trahison que ressentirait le public espagnol, il faut reconnaître que Gómez-Arcos n’a jamais cessé de transmettre sa culture et surtout la tradition littéraire dont il a été nourri car celle-ci transparaît inévitablement dans son écriture romanesque. Pour résumer cette situation de rejet global de la critique, citons López LópezGay : Gómez-Arcos se comprometió públicamente a reescribir de su puño y letra la primera novela suya que apareciese en España. Finalmente publicó Un pájaro… (1986) y Marruecos (1991), autotraducciones como mencionamos de Un oiseau… (1984) y L’Aveuglon (1990). Las raras críticas que suscitaron una y otra novela fueron bastante contrastadas. Estos dos textos guardan grandes semejanzas, y son representativos sin duda de su obra; 283 Martínez Domene, Pedro. « Agustín Gómez Arcos, definitivamente quemado vivo ». In Agustín Gómez Arcos: Un hombre libre, Nuñez Ruiz, G. (ed.). Instituto de Estudios Almerienses Diputación de Almería, Almeria, 1999, page 76. 284 Rossi Salmagne, Angela. Gësprach [conversación] mit Agustin Gomez Arcos, Paris, 18/11/1995, page 12. 107 PREMIÈRE PARTIE Genèse de l’écriture bilingue chez Agustín Gómez-Arcos corrieron similar suerte. Si suscribimos la tesis del autotraductor, en la España de los ochenta el no-éxito de su obra se debió a que ésta era el crudo recordatorio de un pasado que los españoles habían decidido, tácitamente, olvidar. 285 Il faut cependant clore cette brève revue de presse par une remarque qui n’échappe pas non plus à Patricia López López-Gay : les deux éditions des deux autotraductions sont épuisées. Et notre difficulté à trouver et à acheter Marruecos au tout début de cette aventure en témoigne. Il est vrai que les réseaux des bouquinistes en ligne qui existent depuis un ou deux ans étaient beaucoup moins présents il y a près de neuf ans, et il avait fallu beaucoup de patience pour obtenir d’un libraire d’occasion ou d’un bouquiniste d’accepter un envoi en France. Et c’est justement le fait que ces deux romans soient épuisés en Espagne qui attire notre attention sur l’accueil du public. D – Accueil du public : succès d’estime ? Ni le public ni Gómez-Arcos ne pouvaient s’attendre à une réception de ce type de la part des critiques, car il fallait prendre en compte non pas les intentions de l’auteur – au demeurant louables puisqu’il souhaitait entamer un devoir de mémoire–, mais la perception par le lecteur espagnol de l’époque. En effet, comme le précise Jauss, « l’esthétique de la réception ne permet pas seulement de saisir le sens et la forme de l’œuvre littéraire »286 car elle « exige aussi que chaque œuvre soit replacée dans la « série littéraire » dont elle fait partie »287. Il faut donc replacer cette œuvre dans le contexte général de l’expression littéraire en prenant en compte ce qu’il est possible d’écrire et d’entendre à une époque donnée, et surtout être conscient que : « la résistance que l’œuvre nouvelle oppose à l’attente de son premier public peut être si grande, qu’un long processus de réception soit nécessaire pour que soit assimilé ce qui était à l’origine inattendu, inassimilable »288. Ainsi, nous avons peut- 285 López López-Gay, Patricia. La autotraducción literaria: traducibilidad,… page 201, op. cit. Jauss, Hans Robert. Pour une esthétique…, page 63, op. cit. 287 Ibid. 288 Op. cit., page 67. 286 108 PREMIÈRE PARTIE Genèse de l’écriture bilingue chez Agustín Gómez-Arcos être là une explication, et surtout une justification de l’attitude des éditeurs espagnols qui avaient probablement compris qu’il faudrait du temps pour pouvoir comprendre l’écriture romanesque de Gómez-Arcos, même si ce dernier avait l’habitude de dire que le public est toujours prêt, car un écrivain a toujours un public qui l’attend 289, et que les éditeurs ne devaient pas limiter l’accès à la littérature en opérant ce genre de censure commerciale. Par ailleurs, Grutman290 explique que le public tend à apprécier l’effort fourni par les autotraducteurs, car l’auteur et le traducteur ne font qu’une seule et même personne, et cela semble mettre en confiance le lecteur qui pourrait parfois se sentir trahi par la tierce personne qu’est le « simple » traducteur. Mais, « il arrive à ce même public de se méfier des autotraducteurs »291 dit Grutman en insistant sur ce qu’il appelle le « dossier Nancy Huston »292, cette romancière canadienne autotraductrice et à qui l’on a attribué le prix du Gouverneur général du Canada dans la catégorie « roman en langue française » pour l’un de ses romans écrit simultanément en anglais et en français, et qui a dû faire face à une réaction offusquée de la part du monde littéraire québécois qui ne pouvait concevoir qu’une traduction puisse recevoir ce prix qui d’ordinaire était réservé aux œuvres originales, quelques éditeurs montréalais allant même jusqu’à intervenir auprès du Conseil des Arts du Canada pour demander l’annulation de la décision du jury. Cette polémique, au-delà du débat sur l’identité voire sur la nationalité d’un auteur qui à nos yeux dévie la littérature de son caractère universaliste, nous ramène au statut même de l’autotraduction en tant qu’objet de littérature. Mais, dans le cas de Gómez-Arcos, le retour à la langue maternelle semble bien au contraire être vécu, au départ, comme la réparation d’une injustice. Ainsi, nous l’avons dit, avant même la parution des œuvres en espagnol, la ville natale de l’écrivain cherche à honorer une personnalité dont les « locaux » sont fiers : qui ne le serait pas lorsqu’on apprend que cet illustre inconnu est lauréat de plusieurs prix littéraires dans le pays voisin, et qu’il est finaliste à deux reprises du prestigieux Prix 289 Feldman, Sharon. Alegorías de la disidencia…, page 184, op. cit. Grutman, Rainier. « L’autotraduction : dilemme social et entre-deux textuel », Atelier de traduction. Dossier : L’Autotraduction, 7, 2007, pages 219-229. 291 Op. cit., page 225. 292 Ibid. 290 109 PREMIÈRE PARTIE Genèse de l’écriture bilingue chez Agustín Gómez-Arcos Goncourt ? C’est dans ce contexte qu’on lui décerne le Prix Bayyana293 à la personnalité de l’année en 1979. Mais le public doit attendre encore six ans avant de pouvoir tourner les pages du premier roman en espagnol de cet enfant du pays : Un pájaro quemado vivo. La campagne de promotion tourne autour de l’image de l’écrivain maudit, son roman est qualifié directement par la maison d’édition, – est-ce une stratégie commerciale ? est-ce pour se dédouaner par avance ? –, de « novela impublicable ». Les avis des critiques littéraires sont peu nombreux et les journalistes préfèrent eux s’intéresser au personnage de l’auteur et en profitent plutôt pour revenir sur sa biographie et l’interroger sur son exil volontaire et sa vie de « star » de la littérature en France. Certains intellectuels apportent leur soutien à Agustín Gómez-Arcos comme Rosa Montero qui se charge de la présentation publique du roman en octobre 1986, mais sans que nous ne puissions savoir si en réalité cela a créé ou non un impact en termes de ventes. Comme le rappelle Patricia López López-Gay294, l’accueil n’a pas dû être totalement défavorable auprès de certains cercles, puisque la première édition était épuisée. Il faut cependant relativiser cette hypothèse car nous avons trouvé des traces des courriers échangés entre les maisons d’édition espagnole et française et l’écrivain au sujet du stock restant des ouvrages. En effet, en avril 1989, Debate contacte Les éditions du Seuil afin d’informer l’auteur de l’arrêt de la diffusion du roman et annonce que la destruction du stock restant sera effectuée avant la fin du mois d’avril 1989 suite au bilan des ventes des deux années précédentes et de la situation du marché en Espagne et Amérique Latine : le directeur de Debate va jusqu’à arguer que le stockage des ouvrages a un coût élevé295. Ainsi, en 1988, il n’y aurait eu que des retours : 179 retours d’ouvrages, 1 exemplaire de presse et 42 exemplaires défectueux 296. Par ailleurs, l’éditrice française pose une question intéressante dans le courrier adressé à Gómez-Arcos : « Préférez-vous que nous annulions le contrat en espérant que le livre puisse être repris ultérieurement par un autre éditeur ?297 » avant de lui présenter ses excuses pour la mauvaise nouvelle qu’elle est chargée de lui transmettre. Nous ne connaissons pas la réponse de l’écrivain, mais il est clair que 293 Voir première partie, chapitre 1, I, A, 3. López López-Gay, Patricia. La autotraducción literaria: traducibilidad,… page 211, op. cit. 295 Lucia, Angel, Correspondance éditoriale, Madrid, Editorial Debate, 13/03/1989. 296 Delmas, Anne. Correspondance éditoriale, Editions Du Seuil, Paris, 24/03/1989. 297 Ibid. 294 110 PREMIÈRE PARTIE Genèse de l’écriture bilingue chez Agustín Gómez-Arcos ce mauvais bilan n’a pu qu’accentuer sa frustration, d’autant que Debate avait également mis une première option298 sur la publication en espagnol de la totalité des œuvres de Gómez-Arcos, en envisageant des contrats de traductions indépendants pour chacune d’entre elle. Ainsi, la maison d’édition lui versait des droits d’auteur299 mais aussi un pourcentage (7%) sur le prix de vente. Ce retournement de situation est peut-être à rapprocher du manque de critiques favorables ajouté au caractère novateur du roman proposé à la lecture. S’agit-il donc d’un succès d’estime auprès de « certains cercles » ? Ou plutôt de curiosité envers cet écrivain qui rentre au bercail 300 et qui a enfin réussi son pari de se faire publier dans son pays d’origine ? Le roman n’ayant pas été réédité par la suite, et sans les avis des lecteurs de l’époque, il est difficile de jauger ce succès. L’une des rares traces de réactions dont nous ayons connaissance est bien postérieure aux parutions d’Un pájaro quemado vivo et de Marruecos. En effet, les réactions du public local ne se font entendre en réalité, que des années plus tard, bien après la mort de l’écrivain, lorsque paraît en 2008 El Niño Pan en Espagne, traduit par M.Carmen Molina Romero, car on y retrouve des personnages réels, dont les surnoms n’ont pas été changés par l’auteur (ni par voie de fait par la traductrice) et qui se sont reconnus à travers ce roman en partie autobiographique. Nous ne pouvons donc qu’imaginer l’accueil et la réception du public espagnol : peut-être de la curiosité pour Un pájaro quemado vivo, et pour Marruecos, publié, rappelons-le comme original de l’auteur, ou peut-être une volonté de (re)découvrir l’auteur présenté sous sa facette d’écrivain en langue espagnole … Si nous ne savons pas ce qu’il en est du public espagnol, Agustín GómezArcos relativise même son succès global auprès du public français : j’ai beaucoup de chance, la plupart de mes livres fonctionnent toujours très bien, surtout les rééditions en poche. On se prête beaucoup mes livres. J’ai appris qu’on les lisait beaucoup en bibliothèque. Même ici, sur Paris, il paraît qu’il y a toujours une liste d’attente. Je trouve cela extraordinaire. Si j’avais autant d’acheteurs que de lecteurs, je devrais vendre à 200 000 exemplaires ! 301 298 Editorial Debate, Correspondance éditoriale, Madrid, 9/01/1986. Notons que le courrier fait allusion au contrat passé entre les Éditions du Seuil et Editorial Debate en mentionnant la date du 24/12/1985. 300 Logroño, Miguel. « Agustín Gómez-Arcos: el escritor que vuelve al redil »…, op. cit. 301 Gomez-Arcos, Agustin. « Pratiques d’écriture »… page 8, op. cit. 299 111 PREMIÈRE PARTIE Genèse de l’écriture bilingue chez Agustín Gómez-Arcos Afin de mieux appréhender ce public espagnol, nous avons cherché à savoir comment le public réagissait actuellement à la parution régulière de toute l’œuvre de Gómez-Arcos : la maison d’édition Cabaret Voltaire, ainsi que la traductrice sont extrêmement satisfaits des ventes et de l’accueil du public. Les livres sont épuisés, et des deuxièmes éditions sont prévues pour Ana no et El cordero carnívoro ; un article de El Mundo d’avril 2012, en parle ainsi : sin embargo, sigue siendo un desconocido o un escritor semiolvidado en España, aunque el rescate de la editorial Cabaret Voltaire -que ya ha publicado con éxito El cordero carnívoro, Ana no, La enmilagrada, El niño pan y Poesía (Obra completa)- está creando una fiebre de lectores fieles que han descubierto a un escritor de gran calidad literaria y con obras desgarradas y comprometidas.302 Nous l’avons dit, Adoración Elvira Rodríguez est chargée de traduire la totalité de l’œuvre romanesque de l’écrivain, et la maison d’édition aurait pour projet de rééditer les deux romans autotraduits. Lors d’un entretien récent avec la traductrice, celle-ci nous a confirmé cette volonté de réédition de Un pájaro quemado vivo et de Marruecos, tout en nous expliquant qu’il était hors de question pour elle de toucher aux œuvres ni d’en faire une quelconque révision sauf demande expresse de l’éditeur pour y apporter une correction ponctuelle. Il faut également noter que la traductrice s’est impliquée personnellement dans la promotion de l’écrivain, notamment lors des dernières « Jornadas Republicanas » organisées par la faculté des Sciences Politiques et de Sociologie de l’Université de Grenade 303, dont elle a été chargée de faire la clôture en présentant María República d’Agustín GómezArcos. Il a également été question lors de ces journées, du projet de rendre hommage en 2015 à l’écrivain en le nommant « Hijo Predilecto » d’Andalousie304, sur une idée de Luis Naranjo, Directeur Général de la Mémoire Démocratique de la Junta de Andalucía. Cette récupération de l’œuvre, cette volonté de quasi réhabilitation de l’écrivain nous conduisent à une conclusion sans appel : il s’agit réellement d’un 302 Díaz Pérez, Eva. « Gómez Arcos, el último exiliado ». In El Mundo [en ligne]. Consulté le 03/02/2015. Disponible à l’adresse : < http://www.elmundo.es/elmundo/2012/04/16/andalucia/1334605920.html> 303 http://secretariageneral.ugr.es/pages/tablon/*/noticias-canal-ugr/gaspar-llamazares-inaugura-las-v-jornadassobre-republicanismo-espanol-en-la-facultad-de-ciencias-politicas-y-sociologia#.VIHabTGG-KU. [consulté le 03/02/2015]. 304 ELVIRA RODRÍGUEZ, Adoración. Au sujet des traductions des romans de Gómez-Arcos. [Entretien téléphonique]. Traductrice littéraire, chargée de la traduction des romans d’Agustín Gómez-Arcos, 28/11/2014. 112 PREMIÈRE PARTIE Genèse de l’écriture bilingue chez Agustín Gómez-Arcos travail de récupération de la mémoire. Une mémoire qui sans aucun doute a longtemps été source de tensions dans une Espagne qui a cherché à aller de l’avant malgré la résurgence régulière de souvenirs et de blessures mais qui a décidé de s’imposer un deuil et une amnésie qu’un écrivain libre comme Agustín Gómez-Arcos ne pouvait tolérer. C’est donc à travers ses romans, écrits en français, puis traduits par lui-même vers sa langue maternelle, qu’il aura cherché à accomplir son devoir de mémoire, envers et contre les éditeurs voire contre le public espagnol qui a mis du temps à le comprendre. Peut-être, comme l’explique Jauss, qu’il fallait en effet que le temps passe, car, dit-il : Il y des œuvres qui n’ont encore de rapport avec aucun public défini lors de leur apparition, mais bouleversent si totalement l’horizon familier de l’attente que leur public ne peut se constituer que progressivement.305 Il est par ailleurs tout à fait probable, à notre avis, que ce public qui l’accepte et le comprend aujourd’hui ne soit pas celui qui lui a tant fait défaut au moment de la parution d’Un pájaro quemado vivo, ou de Marruecos… Et que c’est un véritable nouveau public qui s’est créé, à partir d’un processus de réception différent, selon un horizon d’attente éloigné de celui du public antérieur. Ceci étant, nous sommes en train de parler d’œuvres de Gómez-Arcos qui n’avaient jamais été traduites auparavant et qui donc étaient inconnues du public espagnol, (nous supposons que le public ne pouvait pas le lire en français), mais peut-être aurons-nous l’occasion d’étudier la question de la réception plus précisément lorsque les deux œuvres autotraduites seront rééditées 306. Après cette rapide incursion dans le monde éditorial et de la critique, nous aimerions revenir sur le statut des œuvres autotraduites, que nous avons abordé par bribes, afin d’essayer de déterminer les limites entre original et version ou traduction, tout en nous attachant à déterminer ce qu’il en est pour les œuvres autotraduites de Gómez-Arcos. 305 Jauss, Hans Robert. Pour une esthétique…, page 55, op. cit. Nous n’avons pas souhaité jauger la réception de María República, paru en févier 2014, car s’agissant d’une version révisée de la traductrice Adoración Elvira, qui jouit d’un accueil extrêmement favorable en Espagne, il nous a semblé peu probant d’évaluer cela pour notre propos. Nous pouvons cependant affirmer que les critiques sont globalement positives. 306 113 PREMIÈRE PARTIE Genèse de l’écriture bilingue chez Agustín Gómez-Arcos II. De l’obligation de trancher Nos investigations nous ont menée à Almeria, et jusqu’à Enix, village natal d’Agustín Gómez-Arcos, certes : en réalité ce ne sont pas ces voyages qui nous permettront pour autant de trancher, puisque nous n’avons acquis aucune certitude quant à cette chronologie d’écriture qui nous semblait si importante au début de nos recherches. Malgré tout, comme nous l’avons déjà constaté, cela importe moins que le statut réel que nous accordons à ces œuvres, qui sont pour nous, sans hésitation, des originaux d’auteur. Il nous reste donc à évaluer chaque autotraduction et surtout à établir notre angle d’étude par rapport aux doubles œuvres de notre corpus car pour comparer il faut être capable de déterminer quelle œuvre est l’autotraduction de l’autre et ce dans le but déclaré de comprendre la stratégie de traduction mise en place par l’auteur. A – Statut des autotraductions en tant qu’œuvres Il serait sans aucun doute plus facile de simplifier ou de réduire le débat sur cette question en disant qu’un autotraducteur, étant auteur avant tout, ne crée que des originaux puisque même ses autotraductions sont des créations originales. Mais, Grutman nous met raisonnablement en garde car « si l’on décide a priori, sans examen empirique, que les autotraductions sont des créations à part entière, on risque d’effacer les originaux, ce qui n’est pas sans poser problème » 307. En effet, des recherches et des études de plus en plus nombreuses se sont approchés du débat ces dernières années. Cette recherche, nous la faisons avec la conscience d’avoir affaire à une question qui ramène inévitablement au cas par cas, étant donné qu’en littérature c’est l’unicité qui prime. Cependant, nous ne pouvons que constater, ne serait-ce que dans les titres des articles ou des ouvrages consacrés à 307 Grutman, Rainier. « L’autotraduction : dilemme social…, page 224, op. cit. 114 PREMIÈRE PARTIE Genèse de l’écriture bilingue chez Agustín Gómez-Arcos l’autotraduction, à quel point cette question divise et que le terme « autotraduction » est souvent associé à des concepts cloisonnés voire cloisonnants : « autotraduction, asymétrie, extraterritorialité308 », autotraducción como « (Auto)traducción creación310 », « autotraduction y et (re)creación309 », « La ré-écriture311 », « La autotraducción como ejercicio de recreación312 »… Nous pourrions en citer bien plus, mais cela suffit amplement à montrer que, malgré ces associations récurrentes, les sous-titres qui viennent les compléter comportent dans la plus grande partie des cas un nom d’auteur ou un titre d’ouvrage. Et nous l’avons vu, les autotraducteurs peuvent être classés dans des catégories qui, loin d’être arbitraires, nous permettent de mieux cerner leur choix de s’autotraduire. Il en va de même pour les autotraductions : nous avons besoin d’attribuer un statut à ces œuvres particulières. C’est pourquoi nous avons voulu aborder la question même si, à l’instar de Grutman, nous pensons que « la réponse à la question concernant le statut de l’autotraduction – « simple » traduction ou authentique travail de réécriture – ne saurait être absolue mais dépendra aussi de la société et du système littéraire qui accueilleront le nouveau texte » 313. Ainsi, et d’une façon très simple, Grutman nous explique qu’il faut distinguer les « autotraductions différées » des « autotraductions simultanées », les premières étant celles, en termes de publication, qui voient la création des deux textes séparées dans le temps et les deuxièmes étant celles qui voient la création de deux textes écrits dans les deux langues dans le même temps. Nous avons là les deux grandes catégories pour lesquelles nous avons donné quelques exemples d’autotraducteurs dans notre préambule314 et sachant que la nature des textes autotraduits découle de cette typologie – notamment à travers la typologie exhaustive mise en place par 308 Grutman, Rainier. « Autotraduction, asymétrie, extraterritorialité », in L’autotraduction aux frontières de la langue et de la culture. Lagarde, C., Moreno, S., Tanqueiro, H. (Ed) Centre de recherches ibériques et latinoaméricaines. Perpignan, 2013, pages 37-44. 309 López López-Gay, Patricia. (Auto)traducción y (re)creación…, op. cit. 310 Conde, Alfredo. « La autotraducción como creación ». Quimera : La autotraducción, n°210, janvier 2002, pages 20-26. 311 Pioras, Valeria. Les vies parallèles des oeuvres littéraires : auto-traduction et ré-écriture chez Miron Kiropol, Ilie Constantin et Virgil Tanase. Thèse de doctorat : Lettres moderne. Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès. Sous la direction de François-Charles Gaudard, 2003. 312 Riera, Carme. « La autotraducción como ejercicio de recreación ». Quimera : La autotraducción, n°210, janvier 2002, pages 10-12. 313 Grutman, Rainier. « L’autotraduction : dilemme social…, page 226, op. cit. 314 Voir préambule, II, A, 2 et II, C, 1. 115 PREMIÈRE PARTIE Genèse de l’écriture bilingue chez Agustín Gómez-Arcos Oustinoff315 –, mais revenir sur cette étape de distinction est important pour tenter d’attribuer un statut aux textes de notre corpus. Dans le cas des « autotraductions différées », elles sont séparées dans le temps de leur original : et nous pouvons justement dans ce cas-là parler d’original car celui-ci a déjà été publié et « a mené une existence autonome »316 avant que le texte autotraduit ne soit publié. Il est vrai toutefois qu’en termes de production, a contrario, nous ne pouvons en avoir la confirmation que lorsque l’auteur le précise personnellement. Dans le cas de Un oiseau brûlé vif et de Un pájaro quemado vivo, l’auteur en parle lui-même lors de quelques entretiens, lorsqu’il s’agit encore d’un projet, et certains témoignages semblent également clairs : il s’agit bien d’une autotraduction différée317, ce qui tranche définitivement la question du statut, puisque nous avons ainsi un original, Un oiseau brûlé vif ainsi qu’une traduction de l’auteur lui-même qui est Un pájaro quemado vivo. Pour Maria Republica, le cas est bien moins simple : comme nous l’avons expliqué plus haut, la découverte de ce manuscrit par la maison d’édition chez un neveu de l’écrivain, a remis en question la traduction allographe d’Adoración Elvira, qui a dû travailler à partir de celui-ci tout en traduisant les passages manquants et en révisant les parties à retravailler signalées par l’écrivain. Au vu des dates, de la remarque de l’éditeur318, et de l’indication de la traductrice en préface 319 du roman, nous aurions ainsi deux textes originaux écrits simultanément, des autotraductions simultanées donc selon la typologie de Grutman, qui provoque « cette sorte de pollinisation croisée [qui] crée entre les versions un lien dynamique dont ne rendent effectivement pas compte les termes « original » et « traduction » »320. Mais, il faut toutefois préciser qu’en français, Maria Republica, a été publié et qu’il s’agit donc d’une version finie que nous avons entre les mains, alors que le manuscrit en espagnol, n’en est qu’au stade de brouillon, et n’a pas été retravaillé dans le but 315 Oustinoff, Michaël. Bilinguisme d’écriture et auto-traduction… pages 29-34, op.cit. Grutman, Rainier. « L’autotraduction : dilemme social…, page 226, op. cit. 317 Gómez-Arcos, Agustín. « Réponses aux questions de Dominique Montaudon…, op. cit. 318 Nous avons manifesté notre désir de consulter les cahiers manuscrits auprès de la maison d’édition, qui n’a, à ce jour pas donné suite à notre demande. 319 Préface : « su ópera prima, El cordero carnívoro, había sido galardonada con el Prix Hermès y es probable que, alentado por este éxito, acariciara la idea de publicar también esta segunda obra en su lengua materna, pues entre los papeles que legó a sus herederos se encontraba el manuscrito de María República redactado en español ». In : Gómez Arcos, Agustín. (trad. Adoración Elvira). María República…, page 9, op. cit. 320 Grutman, Rainier. « L’autotraduction : dilemme social…, page 226, op. cit. 316 116 PREMIÈRE PARTIE Genèse de l’écriture bilingue chez Agustín Gómez-Arcos d’être publié, comme nous l’a si justement fait remarquer la traductrice lors de notre entretien, et qu’elle a résumé ainsi dans la préface de ce qu’elle appelle une « édition » 321 : Desgraciadamente, el manuscrito de María República, que tan amablemente pusieron a disposición de la editorial Cabaret los herederos de Gómez Arcos, no es publicable tal cual porque en primer lugar, faltan las nueve páginas finales del capítulo V y casi todo el capítulo VI. Además se trata a todas luces de un bosquejo: estilo poco depurado, sinónimos yuxtapuestos en espera de su elección definitiva, párrafos reducidos a escuetas indicaciones, repeticiones innecesarias, etc. Nous avons donc un original, un « brouillon d’original » et une autotraduction révisée par une traductrice, si nous pouvons nous exprimer ainsi. Enfin, dans le cas de L’Aveuglon et de Marruecos, nous l’avons vu, nous n’avons aucune certitude, mais nos recherches nous poussent à considérer, et ce bien malgré nous, qu’il s’agit d’une autotraduction différée, mais dans un délai assez court, puisque le dépôt légal de la version française est de juin 1990, et que pour Marruecos il s’agit d’octobre 1991322. Si parler de traduction revient à parler de création littéraire puisqu’il s’agit d’une production esthétique, alors parler d’autotraduction revient de toute évidence à parler du processus-même de la création littéraire. L’autotraduction est donc non seulement un moyen d’évaluer et d’explorer le lien qui unit un auteur à ses langues d’écriture mais aussi un moyen d’étudier la poursuite du processus de création que suppose l’écriture en général. En effet, un auteur bilingue, s’il décide d’autotraduire une de ses œuvres, rallonge son processus de création car ce qu’il va créer dans l’autre langue aura valeur d’original : il reste ainsi dans le cadre de sa production littéraire, car comme nous l’explique Oustinoff, « [l’œuvre] se prolonge alors dans le texte autotraduit, à moins qu’elle ne s’abrège lorsque l’auteur juge utile d’introduire des coupures par rapport à l’œuvre originelle »323. La totalité de son œuvre sera 321 La traductrice, lors de notre entretien, l’a appelée « édition » et dans la note préfaçant le roman en espagnol, elle l’explique ainsi : « la presente edición se basa en el manuscrito en español debidamente completado con la traducción de las páginas desaparecidas y de los párrafos no redactados », page 10, op. cit. 322 La date précise n’apparaissant pas sur l’ouvrage, nous avons effectué une recherche de l’ISBN dans la base de données des livres édités en Espagne, fournie par le site du Ministère espagnol de l’Éducation, de la Culture et du Sport, que nous avons consulté pour obtenir cette information. 323 Oustinoff, Michaël. Bilinguisme d’écriture et auto-traduction… page 244, op.cit. 117 PREMIÈRE PARTIE Genèse de l’écriture bilingue chez Agustín Gómez-Arcos donc composée de toutes ses productions, qu’elles soient des autotraductions ou des versions originales. Dans le cas des autotraductions simultanées, lorsque la pollinisation opère en modifiant les deux versions à la fois, le processus créateur se nourrit des deux langues et des deux systèmes linguistiques et se double d’un processus de traduction ou d’adaptation qui produira deux versions originales. Dans le cas des autotraductions différées, le processus de création a déjà eu lieu, c’est le processus de traduction qui doit prendre la suite : mais, étant donné qu’il s’agit d’un « traducteur privilégié » 324 qui se charge de cette tâche, il restera une grande part de création ou du moins de liberté de création dont il pourra user à son aise. Précisons toutefois que cette dernière remarque n’est valable que lorsque la phase de la publication a été atteinte et que l’autotraduction a été entamée à partir d’une version définitive. En effet, si d’aventure l’original peut encore être modifié ou « pollinisé » pour reprendre le terme utilisé par Grutman 325, nous ne pouvons plus, bien entendu, parler d’autotraductions différées. Ce qui a attiré notre attention depuis le début de nos recherches, c’est cette importance que Gómez-Arcos accorde à la mention en fin des romans des lieux et des dates correspondant à l’écriture de chacun d’entre eux 326 ; le plus frappant étant que la mention apparaît à la fin des deux autotraductions en espagnol (Un pájaro quemado vivo et Marruecos) ainsi qu’à la fin de Un oiseau brûlé vif, alors qu’elle n’apparaît pas à la fin de L’Aveuglon. Dans le cas de Un oiseau brûlé vif et de Un pájaro quemado vivo, la date et le lieu sont les mêmes ; en revanche, pour Maria Republica, cette mention figure dans les deux langues avec une légère modification des dates : « mai-août 1975 » en français et « 16 Agosto 1975 » en espagnol. L’autotraducteur est-il allé jusqu’à traduire cette date et ce lieu dans sa quête de fidélité ou fait-il par cet intermédiaire allusion à la simultanéité de la création des deux versions ? Lorsqu’il s’agit d’une traduction allographe, le traducteur professionnel traduit en toute fidélité l’œuvre en fonction du cahier des charges du donneur d’ouvrage ou en fonction du pacte tacite qu’il noue avec le lecteur ; il est donc censé conserver 324 Tanqueiro, Helena. « Un traductor privilegiado: El autotraductor », Quaderns : Revista de traducció 3, 1999, pages 19-27. 325 Grutman, Rainier. « L’autotraduction : dilemme social…, page 226, op. cit. 326 Voir première partie, chapitre 1, II, A, 2. 118 PREMIÈRE PARTIE Genèse de l’écriture bilingue chez Agustín Gómez-Arcos l’identité primitive de l’œuvre. Ainsi, s’il trouve une indication spatio-temporelle de l’auteur concernant la création de l’œuvre, il la traduira afin qu’elle figure également dans le texte traduit. Cette mention, révélant la date et le lieu de création de l’œuvre est volontaire de la part de l’auteur, elle replace l’univers diégétique dans le contexte réel de son élaboration. Un traducteur professionnel ne pourrait en aucun cas, sans l’accord de l’auteur, prendre la décision de supprimer un énoncé sans justification. Dans le cas de María República, nous n’avons pas pu le vérifier sur le manuscrit autotraduit, mais il est vraisemblable que l’indication y ait figuré et que la traductrice l’ait maintenue rappelant ainsi au lecteur que la création remonte à quarante ans et insistant par la même occasion sur le « sauvetage » réussi de cette autotraduction révisée. Un autotraducteur, en revanche, dispose de cette autorité, et de la même façon qu’il en use dans d’autres situations que nous évoquerons dans notre deuxième partie, il peut renoncer sciemment à traduire cette indication. Pour Un oiseau brûlé vif et Un pájaro quemado vivo, elle apparaît dans les deux versions ; l’auteur a donc choisi de laisser découvrir aux lecteurs des deux langues la même date et le même lieu de création, confirmant par là même que la date de création importe davantage que la date de réélaboration ou réécriture (phase pourtant assimilée à de la création pour la plupart des autotraducteurs), autrement dit, elle prévaut sur la date de l’autotraduction, qui est présentée par ailleurs comme une autotraduction différée lors de sa publication en Espagne. Dans le cas de L’Aveuglon, nous avons évoqué cela auparavant 327, Gómez-Arcos renonce à faire apparaître à la fin du roman sa date et son lieu de création, alors que dans la version espagnole, cette indication est bien présente. Devons-nous l’interpréter comme une primauté de la version espagnole sur la version française indépendamment des dates de publication ? Cette mention est-elle révélatrice d’une volonté d’accorder une importance ajoutée à ce roman pour asseoir sa légitimité d’original auprès du public espagnol ? Ou est-ce une justification du titre du roman en espagnol afin de la présenter comme un roman-carnet de voyage ? Son absence à la fin de la version française, quant à elle, est-elle due à contrainte éditoriale ou est-ce une simple 327 Voir première partie, chapitre 2, I, B. 119 PREMIÈRE PARTIE Genèse de l’écriture bilingue chez Agustín Gómez-Arcos volonté d’omettre ce type d’indication préjugeant que le public français n’en est pas friand ? Dans le cas qui nous occupe, nous l’avons mentionné à plusieurs reprises déjà, nous n’avons pas cherché à déterminer s’il existe un original et une autotraduction de chacun des romans, car pour nous, ils ont tous le même statut d’original ; il nous fallait toutefois établir une nomenclature pour une raison simple : comment évaluer ou comparer ce que nous avons appelé « une double œuvre » à travers le prisme de l’autotraduction si nous ne sommes pas capable de déterminer laquelle sera assortie de l’adjectif « autotraduite » ? C’est pour cela que nous avons cherché à comprendre la genèse de l’écriture chez Agustín Gómez-Arcos afin de déterminer la prépondérance de la langue dans ce processus et d’ainsi établir une poétique de son autotraduction. B – Démarche adoptée Le cas de Gómez Arcos est intéressant ; l’autotraduction étant un espace où les limites ne sont plus les mêmes et son bilinguisme forcé faisant de lui un autotraducteur doublement volontaire. Son choix d’autotraduction se fait dans un sens peu commun : il revient à sa langue maternelle par le biais de l’autotraduction, alors que, souvent, c’est à sa deuxième langue qu’on accède par ce biais-là. Nous ne pouvons qu’admettre qu’il s’agit là d’un retour mûri, et ses stratégies d’autotraduction doivent, elles aussi, prendre source dans une réflexion aboutie. Ainsi, en reprenant la typologie des autotraducteurs de Parcerisas 328, nous voyons que Gómez-Arcos ainsi que son œuvre appartiennent de toute évidence au quatrième groupe : « en este último grupo, sin embargo, debemos considerar que la identidad que se otorga a la autoridad de ambas versiones es prácticamente igual y que, como mucho, se puede hablar de precedencia cronológica, más que de autoridad de un único original »329. 328 329 Voir préambule, I, B. Parcerisas, Francesc. « Sobre la autotraducción »…, page 14, op. cit. 120 PREMIÈRE PARTIE Genèse de l’écriture bilingue chez Agustín Gómez-Arcos Étudier ce cas nous a semblé passionnant depuis le début, et nous avons entamé cette recherche à travers le prisme de la comparaison, en nous basant sur l’observation des œuvres autotraduites. Nous avons cherché à atteindre la position de « lectrice privilégiée », en glosant le concept de « traducteur privilégié »330 de Tanqueiro et sans aller jusqu’au « lecteur modèle »331 d’Umberto Eco, et ce afin de mettre en œuvre une analyse en parallèle des versions de chaque œuvre. Cela nous a ainsi permis de constater que lire les textes jumeaux en miroir constitue une étape importante dans l'observation de l'écrivain au travail. La problématique de notre travail réside donc dans la volonté de délimiter la distance réelle qui sépare les versions espagnoles des versions françaises indépendamment de leur statut d’original ou de traduction, « privilégiée ou pas »332. Ainsi, à l’instar de Patricia López López-Gay nous pensons que l’autotraduction implique automatiquement une série de transformations qui affectent les deuxièmes versions : parece obvio, en efecto que toda traducción que merezca ese nombre conlleva una serie de modificaciones con respecto del original. Esto es al fin y al cabo natural, con todo lo que ello implica, ya que entran en juego dos contextos culturales. Pero lo que interesa en este caso, tratándose de una reescritura de autor, es el estudio de las modificaciones “no necesarias”, esto es las que no responden a las “normas” de la lengua y de la cultura de llegada, sino a la voluntad de aceptación de texto por parte del traductor.333 Dans le domaine de la traduction littéraire, ce type d’analyse, d’évaluation de ces transformations, qu’on appelle souvent « critique de traduction » se sont très longtemps basées sur des critères stylistiques (en ce qui concerne le texte) ou sur les méthodes utilisées (en ce qui concerne le traducteur) ; ce qui nous pousse à croire qu’il s’agit là d’une opération chargée de subjectivité. Cependant, depuis quelques décennies, comme l’explique Amparo Hurtado Albir 334, s’est développée une approche plus méthodique de l’évaluation intimement liée aux notions de qualité et de fidélité en traduction. La fidélité est une notion qui fait souvent parler d’elle en 330 Tanqueiro. , Helena. « Un traductor privilegiado: El autotraductor », Quaderns : Revista de traducció 3, 1999 page 19-27. 331 Eco, Umberto. Lector in fabula ou La coopération interprétative dans les textes narratifs. Grasset, Paris, 1985. 332 Ibid. 333 López López-Gay, Patricia. (Auto)traducción y (re)creación…. page 68, op. cit. 334 Hurtado Albir, Amparo. Traducción y traductología… page 157, op. cit. 121 PREMIÈRE PARTIE Genèse de l’écriture bilingue chez Agustín Gómez-Arcos traductologie, et dans son ouvrage La notion de fidélité en traduction 335, Hurtado Albir nous explique l’existence d’un triple rapport : ce sont trois paramètres indissociables que doit respecter le traducteur tout au long de sa tâche ; le « vouloir dire » de l’auteur, la langue d’arrivée et le destinataire de la traduction. Dans le cas particulier de l’autotraduction, il est évident que le premier paramètre est forcément respecté, car l’auteur, lorsqu’il s’autotraduit, est forcément fidèle à sa propre intention, à son « vouloir dire ». En ce qui concerne les deux autres paramètres, ils font allusion à ce pacte tacite qui tient lieu de contrat entre auteur, traducteur et lecteur, et qu’il faut éviter de trahir, car : « il est soumis à l’adéquation du sens compris du destinataire de la traduction au sens compris du destinataire original »336. C’est de la soumission à cette contrainte que dépend la fidélité d’un texte, car : « le traducteur utilise dans sa réexpression les moyens spécifiques à la langue d’arrivée ; tout ce qui est étranger à cette langue sera signe de trahison, d’infidélité »337. Si cette notion de fidélité est aussi importante, c’est souvent dû au fait que la critique, qu’elle soit interne (faite par les auteurs eux-mêmes) ou externe, se base sur l’équivalence au sein du processus de traduction. L’équivalence, autre notion qui prête au débat, définit l’existence d’un lien entre un texte et sa traduction, qui s’établit toujours en fonction de la situation de communication et du contexte historico-social dans lequel se déroule l’acte de traduction, et qui a donc, un caractère relatif, fonctionnel et dynamique338. Ainsi, pour que le pacte soit honoré, il faut respecter ce triple rapport de fidélité au sens, ainsi que l’équivalence dont il est tributaire. Pour en revenir à l’évaluation des textes autotraduits, Oustinoff explique que dans l’immense majorité des cas, elle s’appuie sur « une conception doxale récurrente qui trouve son expression dans ce que l’on pourrait appeler la problématique naturalisante des « gains et des pertes » telle qu’elle a été formulée par J.P. Vinay et J. Darbelnet »339. Cette question des « gains et des pertes », qu’il s’agisse d’une traduction ou d’une autotraduction, s’étudie du point de vue linguistique et objectif, ce qui n’est pas sans nous rappeler qu’inévitablement, cela nous mène à la relation d’équivalence qui existe entre original et traduction. Oustinoff 335 Hurtado Albir, Amparo. La notion de fidélité en traduction. Paris, Didier Erudition, 1990, pages 114 à 118. Op. cit., page 115. 337 Op. cit., page 116. 338 Hurtado Albir, Amparo. Traducción y traductología… page 308, op. cit. 339 Oustinoff, Michaël. Bilinguisme d’écriture et auto-traduction… pages 128-129, op.cit. 336 122 PREMIÈRE PARTIE Genèse de l’écriture bilingue chez Agustín Gómez-Arcos explique effectivement que l’étude des gains et des pertes « se double souvent de l’examen des éventuelles « sous-traductions » ou « surtraductions » qui sont comme le pendant subjectif de la question qui sanctionne les erreurs commises par le traducteur »340. Dans le cas des traductions allographes, la question semble jouer un rôle important dans l’évaluation de la qualité du texte traduit ; mais pour les traductions auctoriales, l’auteur lui-même est totalement en droit de décider à quel moment il peut sous-traduire ou surtraduire sans que pour cela il porte atteinte à la qualité de son œuvre. Et même si c’était le cas, qui oserait mettre en doute une telle position de la part de l’auteur ? L’étude comparative des œuvres autotraduites d’Agustín Gómez-Arcos que nous avons réalisée n’a en aucun cas l’ambition d’en jauger la qualité… Nous nous sommes attardée plutôt sur les éléments significatifs qui découlent des choix de traduction de l’auteur ainsi que sur la question des interférences dues au bilinguisme d’écriture tout en cherchant à déterminer les contours de la stratégie d’autotraduction pour laquelle a opté Gómez-Arcos. Cette définition de Hurtado Albir nous a servi de point de départ pour tenter de délimiter ce qu’est une stratégie de traduction : estrategia traductora: procedimientos individuales, conscientes e inconscientes, verbales y no verbales, internos (cognitivos) y externos utilizados por el traductor para resolver los problemas encontrados en el proceso traductor y para mejorar su eficacia en función de sus necesidades específicas.341 En effet, pour la traductologue, une stratégie de traduction nécessite des étapes de types variés, car le traducteur utilise des stratégies pour faciliter sa compréhension du texte source, pour résoudre des problèmes de réexpression et enfin pour acquérir des informations. L’autotraducteur, lui, va être essentiellement confronté à l’utilisation de la deuxième des stratégies citées, puisqu’il n’a besoin ni de compréhension ni de documentation supplémentaire qui pourraient lui faciliter sa tâche. Amparo Hurtado Albir insiste également sur le fait que chaque traducteur a ses propres stratégies, adaptées à la résolution des problèmes qu’il rencontre. La diversité des stratégies est donc intimement liée à la diversité des problèmes et des difficultés de traduction dont nous avons parlé plus haut. Cependant, devant un texte 340 341 Ibid. Hurtado Albir, A. Traducción y traductología… page 637, op. cit. 123 PREMIÈRE PARTIE Genèse de l’écriture bilingue chez Agustín Gómez-Arcos à traduire, il est acquis que même une stratégie préparée ne peut être maintenue sans risques : ainsi, il ne nous semble pas aisé d’appliquer une unique stratégie à toute une œuvre si les problèmes ou les difficultés varient. Toutefois, même si toutes les déviations que nous avons relevées sont de nature différente, il nous a été relativement facile de systématiser les procédés récurrents pour les classer et ainsi dégager la ou les stratégies utilisées par l’auteur tout au long de l’œuvre. GómezArcos, ne l’oublions pas, jouit d’une liberté de création sans limites, excepté celles qu’il pourrait lui-même s’imposer, ce qui lui permet de choisir la stratégie qui lui convient au moment où il en a besoin. 124 PREMIÈRE PARTIE Genèse de l’écriture bilingue chez Agustín Gómez-Arcos CONCLUSION DE LA PARTIE Cette première partie, qui place les jalons de notre travail, nous a permis de revenir sur les résultats des recherches générales effectuées sur la biographie personnelle et professionnelle d’Agustín Gómez-Arcos. Il aurait été difficile d’analyser l’autotraduction chez cet auteur sans comprendre le processus créatif tel qu’il s’inscrit dans les étapes de sa vie. En effet, nous avons ainsi pu constater que sa production littéraire avait varié parallèlement au recours à la langue française et surtout que c’est sa démarche volontaire vers l’exil pour fuir la censure du régime franquiste et accéder à la liberté d’expression qui l’a mené vers l’écriture dans la langue de son pays d’accueil. Un parcours de vie qui finalement le ramènera, à travers l’autotraduction, à réécrire en espagnol, sans qu’il puisse pour autant retrouver un succès dans son pays natal, équivalent à celui qu’il connaît en France ou au plan international. Le processus de l’autotraduction, chez Gómez-Arcos, commence donc à partir d’une œuvre à succès : Un oiseau brûlé vif, finaliste en 1984 du Prix Goncourt, mais le roman autotraduit, malgré son statut d’original écrit par un écrivain qui rentre enfin chez lui, ne parvient pas à convaincre ni le public ni la critique. Sa deuxième tentative, avec la publication de Marruecos, ne donne pas un meilleur résultat, en dépit de sa présentation comme « roman original » sans aucune mention de la version française, publiée pourtant un an plus tôt. Ces rencontres mitigées avec son lectorat espagnol le font renoncer définitivement à la publication de ses romans en Espagne ; cela ne l’empêche cependant pas d’écrire et de s’autotraduire en espagnol, comme nous le démontre la découverte du manuscrit de l’autotraduction, probablement simultanée de Maria Republica. La dynamique des deux langues d’écriture de Gómez-Arcos et les recherches réalisées nous ont obligée à adopter une démarche homogène afin de ne pas affecter l’analyse des « doubles œuvres » et brouiller ainsi notre propos. Par conséquent, nous avons choisi, pour conserver la cohésion de notre étude comparative et établir un constat de l’écriture autotraductive de l’écrivain, de partir des œuvres publiées en français en les confrontant aux œuvres en espagnol, qui sont ainsi considérées de ce fait comme les autotraductions différées des premières. 125 PREMIÈRE PARTIE Genèse de l’écriture bilingue chez Agustín Gómez-Arcos Nous analyserons donc les binômes dans le cadre d’une approche linguistique et traductologique d’abord, lors de laquelle nous évaluerons le type de transformations opérées, et ce en partant des brouillons des œuvres, puis nous poursuivrons notre comparaison par l’étude de certaines spécificités de traitement de thématiques récurrentes chez Gómez-Arcos pour en dégager l’identité particulière de son écriture. 126 PREMIÈRE PARTIE Genèse de l’écriture bilingue chez Agustín Gómez-Arcos 127 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive 128 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive Replacer contextuellement un écrivain comme Agustín Gómez-Arcos nous permet de comprendre comment fonctionne l’autotraduction en littérature. Les témoignages des différents auteurs cités en préambule 342 sont d’autant plus éclairants que notre auteur ne s’est pas exprimé sur la question. Nous allons donc, à travers l’étude détaillée et comparée des doubles œuvres dont nous disposons, essayer de comprendre le processus de traduction et surtout son sens ; en d’autres termes, nous allons tenter de situer le point de départ d’écriture et le point d’arrivée de traduction en nous appuyant sur les choix de traduction de l’auteur, qu’ils respectent ou non la stricte équivalence normative. Ainsi, nous sommes partie des « avant-textes », en cherchant à mettre en relief, à la source du processus de création littéraire, les transformations que GómezArcos a opérées et qui concernent la phase préliminaire d’autotraduction « mentale »343 ; puis, nous avons comparé chacun des binômes dans leurs versions publiées en mettant en exergue les modifications auctoriales, et enfin, nous nous sommes attachée à comprendre l’écriture à travers le traitement particulier de certains thèmes qui varie en fonction de la langue. Nous l’avons vu dans notre première partie344, le traducteur doit respecter un triple rapport de fidélité pour honorer le pacte tacite qui le lie à sa tâche. Dans le cas de l’autotraduction, comme dans le cas de la traduction, « il y a toujours des choix qui procèdent des contraintes et d’autres qui découlent de la liberté » 345 de celui qui traduit, « cette liberté étant limitée par les trois paramètres de la fidélité au sens »346. Les choix auctoriaux de Gómez-Arcos, que nous exposons dans cette deuxième partie, sont divers et concernent tous les aspects de son écriture, et nous renseignent sur sa façon d’envisager l’autotraduction, et surtout sur la façon dont il a décidé de s’adresser à son public espagnol. Gardons cependant à l’esprit, comme le dit si bien Nancy Huston, que « l’intraduisible » nous guette parfois : 342 Voir préambule, II, A ; B et C. Nous reparlerons de ce concept : voir troisième partie, chapitre 1, B, 1. 344 Voir première partie, chapitre 2, II, B. 345 Hurtado Albir, Amparo. La notion de fidélité en traduction…, page 142, op. cit. 346 Ibid. 343 129 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive Le problème, voyez-vous, c’est que les langues ne sont pas seulement des langues ; ce sont aussi des world views, c’est-à-dire des façons de voir et de comprendre le monde. Il y a de l’intraduisible là-dedans…347 347 Huston, Nancy. Nord perdu suivi de Douze France. Actes Sud, collection Babel n° 637, Arles, 2004, page 51. 130 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive CHAPITRE 1 – Approche traductologique préliminaire Gómez-Arcos est un écrivain avant tout : et comme tout écrivain, il est soumis aux diverses étapes du processus d’écriture. La partie créative en est bien entendu la source, puis elle est suivie de plusieurs étapes qui, pour nous, lecteurs, sont généralement inconnues ou inaccessibles. Le processus de la traduction, quant à lui, reste lié à des notions telles que le bilinguisme, la compétence ou encore la fidélité ; et ces étapes nous sont peut-être plus faciles à appréhender. En revanche, en unissant écriture et traduction, les autotraducteurs nous offrent une vision certainement plus complète de leur travail, tant au niveau de la création qu’au niveau de la traduction. Pour Gómez-Arcos, la phase créative de son processus réside dans l’écriture en français, puisqu’il écrit directement en français. Nous avons donc voulu effectuer une petite incursion dans celle-ci, afin de déterminer le lien qui pourrait exister entre sa langue maternelle et sa langue d’écriture à ce moment-là et comprendre ses choix d’écriture. Ensuite, nous avons cherché à déchiffrer, lors du passage d’une langue à l’autre, ce que sous-tendaient ses choix de traduction. I. Manuscrits et tapuscrits : l’évolution des avanttextes Avant d’aborder la question de l’autotraduction, et surtout celle de la comparaison d’œuvres autotraduites, rappelons qu’un auteur, qu’il soit autotraducteur ou non, est soumis inévitablement au processus de correction et de révision du texte qu’il a rédigé, étape qui intervient d’abord au niveau personnel puis au niveau éditorial. Cet univers du paratexte concret, légué presque involontairement, nous avait semblé peu intéressant à étudier au départ, mais les 131 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive visites à l’IEA nous ont confirmé, au vu du nombre assez significatif de tapuscrits conservés, qu’il était bel et bien important de se pencher sur la question. A – Des avant-textes à la publication : « l’épitexte privé » Il est généralement admis qu’un écrivain, avant d’en arriver à l’étape définitive de la publication, passe par différentes phases de relecture et de correction. Ces objets prisés par les collectionneurs, que nous appelons manuscrits, ou à l’ère de la technologie « tapuscrits », font partie, selon la dénomination de Genette348, de l’« épitexte349 privé » ou « épitexte intime », et sont rangés dans la catégorie des « avant-textes ». Je définis comme épitexte intime tout message, direct ou indirect concernant son œuvre passée, présente ou à venir que l’auteur s’adresse à lui-même, avec ou sans intention de publication ultérieure – l’intention ne garantissant pas toujours l’effet : un manuscrit destiné à la publication peut disparaître accidentellement, voire […] du fait d’un changement d’avis ; et inversement, un manuscrit non destiné à la publication peut échapper accidentellement à la destruction [...].350 Cette définition nous permet de revenir sur l’importance de ce que disent ces manuscrits sur la genèse de l’écriture, car il est évident qu’il s’agit d’une information précieuse délivrée involontairement par l’auteur sur l’évolution de son texte, un témoignage plus objectif : « un paratexte involontaire et de facto : « une page de manuscrit nous dirait cette fois à la troisième personne : « Voici comment l’auteur a écrit ce livre. » […] enfin du solide. »351 En effet, la plupart des écrivains étant avares de détails sur la création, comparer un avant-texte et un texte publié est prometteur tout autant que révélateur : en dehors de toutes considérations psychanalytiques, nous pouvons alors constater, en toute objectivité, le passage de l’un à l’autre, avec toutes les modifications induites ou évidentes que le processus a impliqué. Ainsi, un avant-texte, appelé vulgairement « brouillon », peut nous en dire long sur le 348 Genette, Gérard. Seuils. Éditions du Seuil, Paris, 1987. Op. cit., page 346 : « Est épitexte tout élément paratextuel qui ne se trouve pas matériellement annexé au texte dans le même volume, mais qui circule en quelque sorte à l’air libre, dans un espace physique et social virtuellement limité ». 350 Op. cit., page 390. 351 Op. cit., page 399. 349 132 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive processus de création, sur la genèse de l’écriture chez un auteur : il s’agit du premier jet d’un travail qui est souvent destiné à être publié après correction, puisque ces avant-textes, à l’état brut, ne sauraient être publiés 352. Ils nous offrent des informations sur l’évolution de l’écriture, sur les doutes de l’auteur, et même si le document est plus difficilement lisible, il est cependant bien plus intéressant et nous instruit sur les « sentiers – et les impasses – de la création littéraire »353. D’autant plus que, comme nous le démontre Genette, si ces avant-textes passent à la postérité, c’est parce qu’il existe une intention claire de l’auteur : les avant-textes dont nous disposons sont par définition des manuscrits que leurs auteurs ont bien voulu laisser derrière eux, la clause diversement rédigée « À brûler après ma mort » n’ayant ici qu’une valeur toute relative et qu’un faible risque d’exécution : quand un auteur – disons Chateaubriand – veut qu’un de ses manuscrits disparaisse, il sait y veiller en personne. Les avant-textes conservés par la postérité sont donc tous des avant-textes légués par leurs auteurs, avec la part d’intention qui s’attache à un tel geste, et sans garantie d’exhaustivité : rien ne résiste à la technique des codicologues et autres experts – si ce n’est une page manquante. Dans le cas de Gómez-Arcos, l’intention n’est pas totalement évidente : il a légué la quasi-totalité de son patrimoine littéraire à ses héritiers qui l’ont déposé pour sa conservation sous forme de fonds documentaire et bibliographique auprès du « Instituto de Estudios Almerienses » de sa province natale : Los Fondos bibliográficos y documentales que tenemos en el IEA, constituyen lo que en terminología archivística se denomina “archivo familiar o personal”, entendiéndose por tal aquel constituido por los documentos generados por una persona o familia. Casi todos los documentos son de carácter personal y de función.354 Ainsi, on peut non seulement y trouver ses manuscrits et ses tapuscrits, mais aussi les ouvrages (romans ou magazines) qui composaient sa bibliothèque personnelle, ainsi que de nombreux articles et textes divers écrits de sa main. Mais, nous l’avons vu, et Genette le rappelle, si l’auteur avait souhaité faire disparaître ces documents, il aurait su le faire. Or nous avons eu l’opportunité de nous rendre compte de l’étendue de ce legs : l’IEA dispose de 20 manuscrits (des cahiers d’écolier à spirales de 352 Comme dans le cas du manuscrit retrouvé de l’autotraduction de Maria Republica. Voir deuxième partie, chapitre 1, II, C, 2. 353 Op. cit., page 402. 354 Site internet disponible : <www.iealmerienses.es> [Consulté le 17/01/2015] 133 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive différents formats) et de 31 tapuscrits (originaux dactylographiés par l’auteur à partir de l’original manuscrit et comportant des corrections, ce qui implique qu’il existe la plupart du temps différentes versions dactylographiées du même original). Il faut cependant noter, même s’il s’agit d’une évidence, puisque l’auteur n’a autotraduit que trois de ses romans vers l’espagnol, que la plupart des manuscrits conservés sont en langue française ; et que, pour les romans qui nous intéressent, l’IEA n’a pu nous offrir que le manuscrit en français dans le cas de Un oiseau brûlé vif, et pour L’Aveuglon, faute de manuscrit, nous avons pu tout de même consulter cinq tapuscrits ainsi qu’un tapuscrit de Marruecos, ce qui a été extrêmement instructif. Dans le cas quelque peu particulier de María República, le manuscrit, composé de trois cahiers d’écolier, détenus par un neveu de Gómez-Arcos, a été prêté à la maison d’édition barcelonaise Cabaret Voltaire, dans l’objectif d’être publié et nous n’avons pu avoir accès qu’à quelques pages numérisées de celui-ci, dont la première page où figure la dédicace en espagnol, et qui n’a pas été incluse dans la version française, mais qui, bien entendu, a été incluse dans la version publiée en espagnol en 2014 : 134 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive Ces cahiers à spirales nous ont d’abord surprise, puis nous ont rappelé le personnage de Marès, ce double fictionnel de l’écrivain Juan Marsé, qui dans le roman El amante bilingüe écrit sur des cahiers d’écoliers ses mémoires. Ses mémoires sont destinées à celle qui fut sa femme et qui l’a trahi, mais qu’il cherche à reconquérir en se travestissant en Faneca, ce dernier finira d’ailleurs par prendre peu à peu la place du mari trahi et oublié. Écrire sur des cahiers semble être une façon de garder une structure suivie, sans risque de perdre le fil rouge et surtout de conserver le format livre relié. GómezArcos le dit et le répète : « […] j’écris sur des cahiers faciles à transporter. Étant assez fantasque, il m’est agréable d’avoir un gros cahier qui contienne tout ce que j’ai écrit, pour pouvoir le relire quand bon me semble »355. Les avant-textes, que l’auteur lui-même appelle « sorte de brouillon », sont pour lui, et nous pouvons sans prendre de risque élargir cette assertion à tous les écrivains, la partie la plus intéressante et surtout la plus créative du processus d’écriture. Il écrit même que ce premier jet est celui qui l’intéresse le plus et que cette étape se passe dans la passion356. Il nous donne également la raison – cela nous avait semblé curieux de trouver autant de tapuscrits conservés par lui-même – de la présence des tapuscrits si nombreux du même roman en décrivant les étapes de l’écriture ainsi : Je fais d’abord un premier manuscrit (à la main, j’écris toujours à la main) ; c’est une sorte de brouillon qui contient déjà tout le livre. Puis, je tape ce premier texte à la machine. J’en profite déjà pour faire beaucoup de corrections. Je laisse reposer le manuscrit pendant deux ou trois mois avant de le reprendre pour le terminer. C’est à ce moment-là que je fais tout le travail du style et de la mise en forme. Il y a donc trois étapes. Évidemment, le travail le plus passionnant est celui, créatif, du premier brouillon. Le deuxième travail est une véritable corvée (je tape très mal à la machine). Quant au troisième, j’y trouve assez d’intérêt. C’est un travail technique où j’essaie de bâtir la forme du livre, c’est-à-dire le style, le rythme, tout ce qui est littéralement le livre pour qu’il soit lisible. Trois étapes, mon travail ne se limite qu’à cela. 357 Des étapes qui mènent à la publication d’un ouvrage qui a subi, en principe, de nombreuses retouches. Pourtant, Agustín Gómez-Arcos n’hésite pas expliquer 355 Gomez-Arcos, Agustin. « Pratiques d’écriture »… page 5, op. cit. Op. cit, page 3. 357 Ibid. 356 135 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive que ses corrections concernent essentiellement le style et la forme plus que le fond, et qu’il remanie peu ou pas ses textes : « je donne toujours un texte fini. Jamais il ne m’est arrivé d’enlever une seule ligne aux premières »358. Voilà qui nous ramène à l’autotraduction : si l’auteur explique qu’il n’enlève rien, ce qui implique qu’il modifierait peu (voire pas du tout) son texte, qu’en est-il au moment de s’autotraduire ? Par ailleurs, lorsqu’il dit « texte fini », parle-t-il d’un texte « achevé » du point de vue de la création, par opposition à un texte volontairement tronqué ? Il est difficile ici de savoir si l’écrivain fait allusion au « fond » ou au « style », même si notre intuition pencherait plutôt du côté « créatif » de la question, car Gómez-Arcos, ayant acquis la liberté d’expression en langue française, semble revenir sur l’autocensure qu’il pourrait s’infliger mais refuse de faire. Ainsi, il écrit « le fond » sans concession ni autocensure, laissant le temps et les correcteurs agir sur le « style ». B – Évolution des « œuvres-brouillons » : l’influence du contact des langues Le bilinguisme crée une situation complexe en littérature car les autotraducteurs, tout compte fait, nous imposent de prendre en compte la totalité de leur œuvre. Ainsi, comme le résume Oustinoff : « l’œuvre « totale » est donc la somme des versions, ce qui revient à dire – en poussant le raisonnement à l’extrême – qu’aucune version n’est véritablement autonome ni par conséquent, paradoxe des paradoxes, la version initiale »359. Bien entendu, nous ne voulons pas revenir sur ce que nous avons déjà affirmé, à savoir que chaque version autotraduite, indépendamment de la chronologie d’écriture, est un original 360, mais nous aimerions tout de même insister sur l’intérêt extrême de l’étude des tapuscrits que nous avons pu consulter, notamment dans le cas du binôme L’Aveuglon – Marruecos puisque 358 Op. cit, page 8. Oustinoff, Michaël. Bilinguisme d’écriture et auto-traduction… page 245, op.cit.. Nous reviendrons sur ce paradoxe : voir troisième partie, chapitre 2, II, A. 360 Voir première partie, chapitre 2, II, A. 359 136 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive c’est le seul cas que nous avons pu analyser d’une façon approfondie. Il faut toutefois ajouter que nous avons pu trouver quelques éléments à analyser dans le manuscrit de Un oiseau brûlé vif mis à notre disposition à l’IEA. Nous avons ainsi pu avoir un aperçu des décisions prises par l’auteur dans le choix de ses titres, mais aussi celles, assez suprenantes qui consistent à modifier certaines indications diégétiques. La finalité de ce travail de terrain étant de comparer les versions française et espagnole, il nous a fallu circonscrire notre analyse à quelques éléments significatifs et ainsi évaluer la progression de la traduction (de l’autotraduction) de Gómez-Arcos à chaque étape de correction que nous avons pu visualiser. Ainsi, nous avons cherché à vérifier comment quelques grands types de transformations avaient été traités au fil de la correction des tapuscrits : d’abord les indications temporelles, puis les expressions idiomatiques et pour finir les ajouts d’énoncés sans spécificité qualitative mais plutôt quantitative. Il s’agit là d’un choix basé essentiellement sur les transformations que nous avions constatées lors de notre travail de comparaison 361 entre Marruecos et L’Aveuglon, et nous voulions simplement vérifier si lors du processus de correction, les décisions d’autotraduction avaient été prises dès le premier tapuscrit ou de manière postérieure. 1. Les choix auctoriaux Gómez-Arcos est un écrivain libre : qu’en est-il de Gómez-Arcos en tant qu’autotraducteur ? Certains de ses choix semblent être effectués, sans aucun doute, depuis une base de liberté auctoriale : comme dans les cas des titres ou des indications temporelles. 361 Zaitouni, Nayrouz. Bilinguisme et auto-traduction. Le cas du roman L’Aveuglon / Marruecos…., op. cit. 137 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive a. Évolution des titres Une œuvre, dans tous les domaines, est reconnue en partie grâce à son titre. Intituler une œuvre revient à la définir en essayant d’en donner toute l’essence et ce, sans la déflorer. Dans le cas d’une œuvre littéraire, le titre a le mérite d’attirer le lecteur et de l’inciter à la choisir ; il donne envie de la lire. Et c’est aussi linguistiquement le nom de l’œuvre. Pour Charles Grivel, cité par Genette362, un titre regroupe trois fonctions : identifier l’ouvrage, informer sur son contenu et enfin attirer l’attention du lecteur en le mettant en valeur. Cependant, Genette explique que seule la première de ces fonctions est obligatoire, les deux autres étant facultatives. Si nous entendons souvent que les titres sont le fait des éditeurs, dans le cas de l’autotraduction gomezarquienne, c’est l’écrivain qui semble en être à l’origine. Nous avons pu constater, en consultant les premières de couverture des tapuscrits et des manuscrits, que c’était de la main de Gómez-Arcos que les modifications étaient apportées. Nous avons donc, à partir de quelques extraits choisis, comparé l’évolution dans les cinq tapuscrits de L’Aveuglon, classés chronologiquement (de la version une à la version cinq), de l’écriture de l’auteur, et confronté cette évolution au traitement réservé à ces mêmes extraits dans le tapuscrit en espagnol de Marruecos. Nous avons constaté que les corrections apportées au fil des versions en français tendaient à éloigner le texte en français du texte en espagnol : ainsi, le texte du premier tapuscrit est bien plus proche du texte en espagnol que celui du cinquième tapuscrit qui est probablement la version définitive avant publication 363. Pour simplifier notre propos, nous parlerons des tapuscrits sous la nomenclature attribuée à ceux-ci par le fond documentaire, à savoir le premier tapuscrit en français se nomme 11a, le deuxième 11b et ainsi de suite jusqu’au cinquième qui est classé 11e ; le 11f étant le dernier mais unique tapuscrit en espagnol. Pour commencer, nous avons constaté que les tapuscrits 11a, 11c et 11d sont ceux qui comportent le plus grand nombre de corrections manuscrites à l’encre rouge ou bleue ou au crayon 362 Genette, Gérard. Seuils..., page 80, op. cit. Selon le classement des archives du fond documentaire et bibliographique de l’IEA, le tapuscrit 11e comporte des indices clairs indiquant qu’il s’agit de la version destinée à l’impression car il ne contient aucune nouvelle correction par rapport au quatrième tapuscrit (11d), et que la chemise cartonnée dans lequel il se trouve comporte une étiquette avec la mention du titre et le terme « original ». 363 138 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive à papier, et que le 11b et le 11e n’en comportent que très peu (sauf, pour le 11b, un changement dans la numérotation des pages du troisième chapitre). Dans le cas du titre, en approfondissant notre analyse de l’évolution des brouillons, nous avons constaté que le titre « L’Aveuglon » n’a été attribué qu’au moment de la correction du tapuscrit 11c – puisque jusque-là c’était « Marruecos » qui figurait –, apparaissant alors raturé et remplacé par « L’Aveuglon ». C’est donc à partir du tapuscrit 11d que le titre définitif apparaît sur la page de garde de celui-ci. Cela nous a semblé extrêmement significatif, car en dehors de toute considération éditoriale, Gómez-Arcos avait, comme à son habitude364, choisi d’attribuer comme titre à son roman le nom de son personnage principal. La décision de porter au seuil du roman une création néologique, qui fera l’objet de quelques réflexions 365, intervient donc à la quatrième phase corrective (connue et dont nous disposons), qui semble être, au vu des éléments consultés, une étape clef au sein du processus. En effet, le tapuscrit suivant (11e) contient peu de corrections, et donne l’impression d’être le dernier (après comparaison avec le roman publié). Dans le cas du manuscrit de Un oiseau brûlé vif, il est assez étonnant de constater que le titre choisi par l’écrivain, au tout début du processus de création, était « Holocauste d’un oiseau ». Et cela est d’autant plus curieux, que sur le premier (et seul) manuscrit, le titre soit déjà changé en « Un oiseau brûlé vif ». Ici, nous ne pouvons que louer ce changement de l’écrivain, à cause de la connotation du signifiant « holocauste » d’une part, mais surtout à cause du succès de ce nouveau titre, qui est presque devenu le surnom qualificatif de Gómez-Arcos. En effet, nombreux sont les journalistes et les critiques, en français comme en espagnol, qui ont utilisé cette expression pour désigner l’écrivain anarchiste, libertaire ou « maudit »366. L’évolution d’un titre a une importance non négligeable dans la vie d’un roman, et cette référence imbriquant auteur et titre peut avoir un impact commercial. Il aurait été intéressant d’avoir accès, par exemple, au(x) manuscrit(s) de l’autotraduction espagnole, afin de pouvoir vérifier si Gómez-Arcos avait traduit son 364 Voir première partie, chapitre 1, II, A, 2. Voir deuxième partie, chapitre 1, II, A, 2. 366 Comme par exemple : « Un escritor definitivamente quemado vivo » ou « L’âcre Arcos : un oiseau brûlé vif ». 365 139 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive titre directement depuis le français sans hésiter, ou s’il était également passé par la traduction du premier titre avec le recours au substantif « holocauste ». Dans tous les cas, cela nous mène à la conclusion que le titre « Un oiseau brûlé vif » a été choisi bien plus rapidement que celui de son homologue autotraduit et que l’auteur, s’il a maintenu l’équivalence correspondante pour la première autotraduction, a plutôt préféré, pour son deuxième roman autotraduit, revenir à son premier choix de titre. Nous voyons ici, une fois encore, une différence fondamentale entre la ou les stratégies employées par Gómez-Arcos quant à l’autotraduction de ses deux romans. b. Les indications temporelles Dans le cas des indications temporelles, en analysant en parallèle L’Aveuglon et Marruecos, nous avons pris conscience d’un phénomène plutôt curieux : celles-ci sont quasiment toutes modifiées, ou parfois simplement remplacées par une indication temporelle englobante et moins précise. Voyons quelques exemples : Tapuscrit 11a Tapuscrit 11c (Page 7) (Page 8) dix ans dix ans L’Aveuglon tapuscrit 11d (Page 8) dix ans Tapuscrit 11f (Pages 15, 16) (Page 8) (Page 15) un adulte de dix ans (lui) adulto de diez años un adulto de once años como él (Page 34) (Page 40) (Page 40) (Pages 41) (Page 48) (Page 42) d’à peine cinq ans à peu près / d’un peu plus de cinq ans un peu plus de cinq ans de apenas cinco años (Page 17) (Page 17) (Page: 18) son estomac : un trou d’un peu plus de cinq ans (Page 25) sept mois d’amour paternel suffisent largement à gagner sa place au Paradis diecisiete meses dix-sept dix-sept Sept Marruecos 140 (Page 18) el estómago, cavidad de apenas seis años (Page 21) quince meses de desenfrenado amor paterno, cumplidos hoy mismo, bastan y sobran para ganarse el paraíso DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive Pour Un oiseau brûlé vif et Un pájaro quemado vivo, nous avons trouvé bien moins d’exemples, mais quelques modifications avec ratures tout de même : Manuscrit Un oiseau brûlé vif Un pájaro quemado vivo (Page 81) (Page 81) (Page 83) j’ai vingt-six cinq ans j’ai vingt-cinq ans veinticinco años (Page 163) (Page 163) (Page 164) 23 novembre décembre 23 décembre 20 de dicembre (Page 163) (Page 163) (Page 164) il y avait quarante trente-quatre ans trente-quatre ans plus tôt treinta años atrás Un oiseau brûlé vif Ces modifications seraient plus simples à analyser, si elles avaient été faites dans un but précis comme celui, par exemple, d’adapter le mode de vie d’un pays à celui du pays de réception de l’œuvre ; mais ici, ce n’est pas le cas. Nous étions tentée de penser pour nos premiers exemples, qu’étant donné que Marruecos a été publié un an après L’Aveuglon, l’auteur avait souhaité faire grandir son personnage principal d’un an… Mais cela nous semble peu probable : tout d’abord parce que les indications modifiées sont variées et ne concernent pas seulement les âges des personnages, et ensuite parce que nos recherches sur Gómez-Arcos nous ont permis de mettre au jour sa méthode de travail, qui semblerait ne pas inclure une dernière phase de relecture. En effet, il avoue lui-même être un « travailleur manuel très maladroit »367 lorsqu’il fait référence aux différents tapuscrits qu’il dactylographie et qui abondent de fautes de frappe nécessitant « beaucoup de corrections »368. Il ajoute, d’autre part, qu’il vit toujours dans « le livre à venir »369 et qu’il lui arrive donc d’oublier les noms des personnages du livre à peine paru car dit-il : « je relis rarement mes livres »370. Il faut cependant relativiser, car ces quelques modifications nous servent uniquement à montrer que Gómez-Arcos accorde peut-être moins d’importance à ce type d’indications qu’à la précision de ses dialogues ou aux descriptions de ses 367 Gomez-Arcos, Agustin. « Pratiques d’écriture »… page 9, op. cit. Ibid. 369 Ibid. 370 Ibid. 368 141 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive personnages. D’ailleurs, nous avons pu remarquer à quel point l’évolution de ses corrections augmentait dès lors qu’il s’agit des expressions idiomatiques ou de l’explicitation de certains dialogues ou descriptions. 2. Progression des corrections L’étude des manuscrits et des tapuscrits auxquels nous avons eu la chance de pouvoir accéder, a contribué, sans aucun doute, à faire avancer notre réflexion, notamment quant aux interférences de la langue source. Et c’est essentiellement grâce à la comparaison des expressions en tout genre que nous avons voir comment le français de Gómez-Arcos s’enrichissait au fil des corrections, allant vers une langue inventive. a. Les expressions idiomatiques L’inventivité de Gómez-Arcos prend sa source, bien entendu, dans le contact entre l’espagnol et le français. Si nous la voyons apparaître dans le roman publié, à travers des trouvailles de traduction humoristiques et créatives, en comparant les tapuscrits, nous nous sommes aperçue qu’il avait tout de même eu quelques doutes et que c’est lors des révisions successives que la créativité finissait par s’inviter, comme dans ces exemples extraits du binôme L’Aveuglon - Marruecos : 142 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive L’Aveuglon Tapuscrit 11a Tapuscrit 11c Tapuscrit 11d (Page 14) (Page 15) (Page 15) (Page 23) (Page 15) (Page 19) s’il ne distingue pas un palmier d’un chameau371 n’arrivant pas à s’il est incapable de faire la différence entre un chameau et un palmier puisqu’il est incapable de faire la différence entre un chameau et un palmier ¿Cómo va a pegar tiros si no ve cuatro en un burro? ¿Cómo se puede pegar tiros sin ver cuatro en un burro? (Page 63) (Page 62) (Page 62) Sur qui veuxtu qu’il pointe son fusil puisqu’il n’est pas foutu de faire la différence entre un chameau et un palmier ? (Page 69) (Page 66) (Page 49) Des véritables batailles rangées avec des contre les policiers et autres gens de vie douteuse, qui, par le fait de disposer d’une petite parcelle de pouvoir, se croyaient exempts de l’obligation sacrée de payer leurs dettes. « Ils ne sortiraient de la poche même pas l’ombre d’un centime ! » De véritables batailles contre policiers et autres gens de vie douteuse. Disposant d’une petite parcelle de pouvoir, ceuxci se croyaient dispensés de payer leurs dettes. “Une dette, mon petit, c’est du sacré”. De véritables batailles contre policiers et autres gens de vie douteuse. Disposant d’une petite parcelle de pouvoir, ceuxci se croyaient dispensés de payer leurs dettes. “Une dette, mon petit, c’est du sacré”. Verdaderas batallas campales con policías y otras gentes de mal vivir, que por el hecho de poseer ordeno y mando, las autoridades se creían siempre eximidos del pago de sus deudas. “¡Ni la sombra de un céntimo quieren cascar!” Verdaderas batallas campales con policías y demás gentes de mal vivir. Por el hecho de poseer orden y mando, las autoridades se creían siempre eximidas del pago de sus deudas. “ ¡Ni la sombra de un céntimo quieren cascar!” (Page 17) Des véritables batailles rangées contre policiers et autres gens de vie douteuse, qui,. Disposant d’une petite parcelle de pouvoir, ceuxci se croyaient exempts de l’obligation sacrée dispensés de payer leurs dettes. « Si on leur poussait pas, ils ne sortiraient de la poche même pas l’ombre d’un centime ! » “Une dette, mon petit, c’est du sacré ! (Page 18) (Page 18,19) (Page 26) (Page 19) (Page 21) si tu leur demandais au moins cinquante centimes pour chaque si au moins tu leur demandais rien qu’en leur demandant rien qu’en leur demandant il suffirait de demander si tu leur demandais Si tu leur demandais cinquante centimes par service rendu, tu roulerais sur ¡Podrías forrarte, con sólo que pidieras cincuenta céntimos por ¡Sólo con que les pidieras cincuenta céntimos estarías forrado! 371 Voir annexe 4. 143 Tapuscrit 11f Marruecos DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive l’or. service que tu leur rendsu, tu pourrais roulerais sur l’or ! cinquante centimes pour service rendu, tu roulerais sur l’or ! cinquante centimes pour service rendu, tu roulerais sur l’or ! cada favor que les haces! (Page 104) (Page 101) (Page 95) (Page 101) (Page 107) (Page 72) d’un De tel arbre une telle branche ! De tel arbre telle branche ! De tel arbre telle branche ! A mí ese Alí no me las da con queso. De tal palo tal astilla. No, a mí el Alí no me las da con queso. ¡De tal palo tal astilla! (Page 170) (Page 165) (Page 155) Moi, cet Ali de mes deux, il ne me trompe pas. De tel arbre telle branche. (Page 161) (Page 176) (Page 114) peinte comme une voiture allait peinte se peignit comme une voiture Elle se peignit comme une voiture Vue la solennité de l’occasion, il se fit accompagner de sa grosse Lola. […], elle se fit belle comme un camion, se tatoua comme une Mauresque de souk. En ocasión tan solemne, le acompañó la inmensa Lola, pintada como un coche y tatuada como una mora de zoco. En ocasión tan solemne, le acompañó la inmensa Lola, pintada como un coche y tatuada como una mora de zoco. Nous pouvons voir que l’auteur parfois écrit dans le premier tapuscrit ce qui semble être une traduction plus ou moins heureuse de l’expression espagnole qu’il a en tête, celle-ci finit par évoluer vers une expression dont la langue est plus correcte dans le dernier tapuscrit comme pour « belle comme un camion », et parfois il trouve immédiatement une équivalence dès la première tentative, comme dans le cas de « rouler sur l’or ». La présence de l’interférence est donc souvent une évidence : en effet, lorsque, par exemple il écrit « de tel arbre, telle branche », cela relève de l’influence évidente de la langue maternelle qui agit lui faisant faire une transposition littérale de l’expression. Gómez-Arcos semble avoir omis, dans ces cas-là, d’adapter ces expressions à la culture française en leur trouvant un équivalent, tombant ainsi dans l’interférence linguistique. Parfois, la version française offre une expression bien plus imagée qu’en espagnol, Cependant, la présence évidente de l’interférence n’excuse en aucun cas la traduction parfois inéquivalente de certaines expressions, qui ont un équivalent plus évocateur pour un public exclusivement francophone, même si cela n’affecte en rien la compréhension générale du texte français. 144 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive Contrairement à Marruecos, Un pájaro quemado vivo semble être moins affecté par les modifications entre le manuscrit en français et la version publiée. En effet, le manuscrit en français contient des termes ou des expressions directement écrits en espagnol parfois, soulignés et accompagnés de leur traduction ajoutée lors d’une correction ultérieure. La version définitive tient compte de cette correction, mais dans la version espagnole finale, au lieu de revenir vers cette première idée, comme il le fait dans Marruecos, Gómez-Arcos trouve une solution plus proche, plus fidèle de celle figurant dans le roman en français. Manuscrit372 Un oiseau brûlé vif Un pájaro quemado vivo (Page 81) Elle ne donne pas de crédit à ses ouïes. Vivre pour voir (Page 81) on aura tout vu, tout entendu… et cætera. (Page 82) a un conato début de larmes aux yeux (Page 82) retient les larmes qui lui viennent aux yeux (Page 137) réclamaient sans cesse le doux baiser (Page 163) le but de toute sa vie (Page 83) ¡Qué cosas hay que oír, Santo Dios!, grita para sus adentros. Vivir para ver y etc. (Page 83) trata de contener las lágrimas (Page 83) reclamaban sin cesar los besuqueos (Page 164) el fin de toda su vida Un oiseau brûlé vif (Page 137) réclamaient à cris la bise les doux baisers (Page 163) la mète but de toute sa vie Cette présence apparente d’interférences corrigées dans les manuscrits et les tapuscrits, et dont nous reparlerons plus tard373, confirme que Gómez-Arcos cherche réellement à corriger son français, afin de rester dans la norme, tel qu’il la conçoit. Pourtant, selon notre point de vue, si parfois il n’y parvient pas, loin d’y voir un barbarisme, nous y voyons un enrichissement positif de la langue, qui pourrait, après tout, être en défaut. 372 373 Voir annexe 4. Voir troisième partie, chapitre 1, I, B. 145 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive b. Les suppressions/ajouts Le cas des suppressions/ajouts, notons-le, concerne ici le binôme L’Aveuglon – Marruecos. Ainsi, comme nous l’avons dit auparavant, nos doutes concernant la réécriture différée de la deuxième autotraduction de Gómez-Arcos, sont tout particulièrement en lien avec cette tendance à retrouver dans les tapuscrits en français des énoncés supprimés qui réapparaissent dans le tapuscrit espagnol mais aussi dans la version publiée de Marruecos. Ce qui n’est pas du tout le cas de la première autotraduction de l’auteur. Nous avons certes fait le choix de suivre, pour la deuxième autotraduction, une chronologie établie ipso facto par la publication des romans, mais cela ne nous empêche pas de faire ce constat. Ainsi, nous ne pouvons douter de la volonté claire de l’auteur d’élaguer son texte français ou, selon le point de vue, d’étoffer son texte en espagnol ; ainsi, elles concernent des fragments de tailles différentes, allant de la phrase au paragraphe entier. Le début du roman est plus particulièrement concerné par ce phénomène qui s’applique à des explications, mises entre parenthèses parfois, et qui sont souvent des anticipations, juste des remarques, ou encore des pensées de l’enfant. Puis, dans la suite de l’œuvre, nous assistons à la suppression ou à l’ajout difficilement explicable d’un certain nombre de petits paragraphes. Nous en avons choisi quelques-uns : L’Aveuglon Tapuscrit 11a Tapuscrit 11c Tapuscrit 11d (Page 12) (Page 13) (Page 13) (Page 21) (Page 13) (Page 18) Les uns amenaient la théière, d’autres la boîte à tabac. Ils s’en imprégnaient les gencives au beau milieu de la représentation . Les uns apportaient la théière, les autres la boîte à le tabac., s’en imprégnant les gencives Au beau milieu de la représentation . Marruecos les entendait cracher sans la moindre retenue Les uns apportaient la théière, les autres le tabac. Au beau milieu de la représentation , Marruecos les entendait cracher sans la moindre retenue. Les uns apportaient la théière, les autres le tabac. Au milieu de la représentation , Marruecos les entendait cracher sans la moindre retenue. Algunos se traían la tetera, otros la lata del tabaco, para frotarse las encías en pleno espectáculo. Marruecos les oía escupir ruidosamente. Algunos incluso se traían la tetera, otros la lata del tabaco, para frotarse las encías en pleno espectáculo: Marruecos les oía escupir ruidosamente. 146 Tapuscrit 11f Marruecos DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive (Page 13) (Page 14) (Page: 14) (Page 22) (Page 14) (Page 19) Miriam (Nom de sa mère ; impossible de faire comme si le type s’adressait à une étrangère !), ma tendre colombe Miriam, j’ai le plaisir de t’annoncer […] Miriam, ma décision est prise : j’ai le plaisir de t’annoncer… Miriam, ma décision est prise : j’ai le plaisir de t’annoncer… Miriam (era el nombre de su madre, imposible imaginar que el tipo se dirigia a otra persona), mi tierna paloma llamada Miriam, tengo el gusto de anunciarte […] Miriam (era el nombre de su madre, imposible imaginar que el tipo se dirigiese a otra persona), dulce paloma mía, me complace anunciarte […] (Pages 63,64) Miriam ! (Nom de sa mère ; impossible de faire comme si le type s’adressait à une étrangère !) Ma tendre colombe Miriam, , ma décision est prise : j’ai le plaisir de t’annoncer […] (Page 62) (Page 62) (Page 69) (Page 65) (Page 49) Les policiers sont Tous du même accabit, ces policiers, pensa Marruecos. Au nord, et comme au sud. Et probablement dans le reste de ce putain de monde ! (Ce truc, putain de monde L’expression lui venait de sa mère ça elle tachait d’expliquer, bien que sans l’expliquer, pourquoi un vagabond hernieux avaitil réussi à voler dans son cœur la place du fils adoré aimé. Marruecos l’avait compris. Sans trop de mal. Les conteurs ambulants relataient des choses atroces sur tous les Tous du même accabit ces policiers, ! pensa Marruecos., suspendu à la main de la râleuse. Au nord comme au sud. Et dans le reste de ce putain de monde ! (Son expression préférée. Il l’avait apprise de sa mère. Elle tachait d’expliquer sans vraiement expliquer, pourquoi un vagabond hernieux avait réussi à voler, près d’elle, la place du fils aimé. Marruecos l’avait compris. Sans trop de mal. Les conteurs relatent souvent des choses atroces sur tous les cœurs aimants de ce Tous du même accabit, ces policiers ! pensa Marruecos, suspendu à la main de la râleuse. Tous du même acabit, ces policiers, pensa Marruecos, suspendu à la main de la râleuse. Los policías eran todos de la misma calaña, pensó Marruecos; tanto en el norte como en el sur. Y probablement e en el resto de este jodido mundo. (Lo de jodido mundo venía de su madre. La expresión trataba de explicar, aunque sin explicarlo, por qué un vagabundo herniado habia robado en su corazón el sitio al hijo amado. Marruecos lo había comprendido. Los narradores ambulantes contaban cosas atroces de los corazones de este jodido mundo; a él no le extrañaba nada que un Los policías eran todos de la misma calaña, pensó Marruecos; tanto en el norte como en el sur. Y probablement e en el resto de este jodido mundo. (Lo de jodido mundo venía de su madre. La expresión trataba de explicar, aunque sin explicarlo, que un vagabundo herniado hubiese robado en su corazón el sitio al hijo amado. Marruecos lo había comprendido. Los narradores ambulantes contaban cosas atroces a propósito de este jodido mundo. Por lo tanto, a él no le extrañaba nada que un 147 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : cœurs aimants de ce putain de monde ; il n’était pas étonnant qu’un cœur de mère ressemble à un autre cœur, courant comme un mouton à un autre mouton. C’est ça la vie.) (Page 71) putain de monde ; pas étonnant qu’un cœur de mère ressemble à un autre cœur, comme un mouton à un autre mouton. C’est ça la vie.) (Page 69) (Page 68) Les hommes ne pleurent pas. Car Et s’ils pleurent, car (la vie, se disait le gamin nous affronte expose à des événements terribles, des tristesses profondes, des douleurs dont on ignore la cause, puisqu’on n’a ni ne souffrant pas de plaie ni de foroncle), ils pleurent quand ils sont le font quand ils se trouvent tout seuls. Les hommes ne pleurent pas. Et s’ils pleurent (car la vie nous expose à des événements terribles, des tristesses profondes, à des douleurs dont on ignore la cause), ne souffrant pas de plaie ni de foroncle), ils le font quand ils se trouvent tout seuls. Les hommes ne pleurent pas. Et s’ils pleurent (car la vie nous expose à des tristesses profondes, à des douleurs dont on ignore la cause), ils le font quand ils se trouvent tout seuls. l’écriture autotraductive corazón de madre se pareciese a un corazón corriente como un borrego a otro borrego. La vida era así.) corazón de madre se pareciese a un corazón corriente como un borrego a otro borrego. La vida era así.) (Page 75) (Page 73) (Page 53) Les hommes ne pleurent pas. Et s’ils pleurent (car la vie nous expose à des tristesses profondes, à des douleurs dont on ignore la cause), ils le font quand ils se trouvent tout seuls. Los hombres no lloran. Porque si lloran (ya que en la vida hay sucesos terribles, tristezas profundas, dolores cuya causa ignoras, pues no tienes herida ni forúnculo), lloran cuando están solos. Los hombres no lloran. Y si se ven obligados a llorar – porque a veces la vida te premia con tristezas profundas y terribles dolores cuya causa ignoras, ya que no son debidos a herida ni forúnculo–, lloran cuando están solos. Tous ces exemples nous montrent que notre auteur, en s’autotraduisant, a tout de même supprimé ou ajouté dans l’une ou l’autre version de nombreux éléments, qui, peuvent être considérés comme des détails plus ou moins sans incidence directe sur l’intrigue. Nous avons cependant remarqué que la première partie de l’œuvre est la plus touchée par ces suppressions ou ces ajouts, chose que nous pouvons aisément comprendre. En effet, si les premières pages sont, pour un roman, celles où l’univers diégétique est mis en place par l’auteur, alors il est normal 148 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive que ce soient celles qui soient le plus concernées par cet élagage ou cet étoffement. Comme l’auteur, dans un premier temps, doit apporter une certaine quantité d’informations, alors il n’est à l’abri ni des redondances ni des anticipations de tout genre. D’autant plus que, comme nous le suggèrent nos exemples, souvent, ces éléments concernent des remarques de l’enfant, des allusions à des personnages que nous ne connaissons pas encore ou encore des petits passages descriptifs qui ne nous apportent que très peu d’informations. Et nous remarquons toutefois que ces énoncés, qui au départ sont maintenus en français, ne deviennent définitivement des suppressions de la version française (ou des ajouts dans la version espagnole), qu’au moment des dernières corrections, à savoir lors de la dernière étape avant publication. Nous avons choisi ici, malgré cette impression générale, de continuer à travailler sur nos deux œuvres autotraduites, de façon parallèle, tout en continuant à chercher justement les points qui, en terme de stratégie, les rapprochent l’une de l’autre, ou ceux qui les écartent l’une de l’autre. 3. Mutadis mutandis En guise de conclusion à ce travail préliminaire, nous aimerions insister sur la méthode employée : nous n’avons pas cherché à effectuer une analyse exhaustive, puisque nous nous sommes basée sur nos recherches antérieures que nous avons complétées par quelques réflexions sur le binôme Un oiseau brûlé vif - Un pájaro quemado vivo, et l’objectif était tout simplement de comprendre l’évolution des transformations qui affectent les autotraductions de l’auteur. Nous savions que Gómez-Arcos avait des facilités en français, mais que certains hispanismes interféraient dans son écriture ; nous avons pu constater que parfois dans certains manuscrits, autres que ceux de notre corpus, l’inspiration semblait lui venir en espagnol ; et il écrivait alors dans la marge l’expression ou la phrase dans sa langue maternelle. En revanche, nous n’en n’avions que l’intuition, et notre entretien 374 avec la traductrice Adoración Elvira nous l’a par ailleurs confirmé : lorsqu’il écrivait en 374 Elvira Rodríguez, Adoración. Au sujet des traductions des romans de Gómez-Arcos. [Entretien téléphonique]. Traductrice littéraire, chargée de la traduction des romans d’Agustín Gómez-Arcos, 28/11/2014. 149 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive espagnol, beaucoup de gallicismes faisaient surface ; mais il ne s’agit cependant pas de gallicismes lexicaux, mais plutôt syntaxiques. Pour en revenir aux tapuscrits et manuscrit analysés, ils nous ont permis d’évaluer la progression du processus de création et de comprendre qu’une fois les modifications effectuées, l’évolution restait linéaire car il n’y avait plus de retour en arrière possible. Il nous semblait pourtant qu’à ce stade de la création, il était encore possible de modifier ou de remanier certains passages, et que le dernier tapuscrit, c’est-à-dire la version définitive pouvait être un condensé de transformations : ce n’est apparemment pas le cas. De plus, nous cherchions également à déterminer à quel point la progression chronologique avait joué un rôle dans son autotraduction des romans : il apparaît tout simplement que la version espagnole dans le cas de Marruecos (définitive ou non), est plus proche des premiers tapuscrits en français que de la version destinée à la publication. Nous ne pouvons donc en aucun cas parler de « pollinisation »375 des romans soumis à l’autotraduction, pour reprendre le terme employé par Grutman, mais en revanche, nous pouvons sans peine imaginer que l’autotraduction a été simultanée et que l’auteur a traduit vers l’une des deux langues avant même d’avoir atteint l’étape du tapuscrit définitif ; contrairement à la publication qui elle, a été différée et qui par conséquent peut avoir suscité des corrections différentes, éloignant ainsi les deux versions l’une de l’autre. En revanche, dans le cas de Un pájaro quemado vivo, le retour aux premières idées n’a pas lieu. Nous savions que le doute n’était pas permis, puisque nous avions des preuves matérielles376 de l’élaboration différée de l’autotraduction vers l’espagnol. Nous voulions, en dépit de cette assurance, vérifier si Gómez-Arcos réagissait lors du processus de l’autotraduction de la même façon que lors de la phase de création de son texte : il semblerait donc que ce ne soit pas le cas, puisque nous assistons plutôt à une autotraduction indépendante du premier processus mental de passage de la langue natale à la langue seconde. 375 Grutman, Rainier. « L’autotraduction : dilemme social…, page 226, op. cit. Comme la signature du contrat de traduction entre l’écrivain et la maison d’édition Debate, qui a lieu après la parution du roman en France. Voir première partie, chapitre 2, I, D. 376 150 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive Les avant-textes sont des mines d’information pour les chercheurs, comme le dit Genette, un paratexte « involontaire »377 qui nous parle de la méthode et du processus de création de l’écrivain au travail, et nous livre des secrets bien gardés. Nous pensons, indépendamment de notre désir initial qui était de prouver l’antériorité de Marruecos, que cette deuxième autotraduction s’est probablement faite simultanément, contrairement à la première. Mais, notre objectif n’étant pas de prouver une quelconque chronologie, car nous l’avons dit, celle-ci importe peu finalement, puisque les romans autotraduits ont aussi un statut d’œuvre originale378, nous analyserons de la même manière les trois œuvres que compte notre corpus afin de dégager une poétique de l’écriture autotraductrice, en commençant par confronter les aspects paratextuels et structurels de celles-ci. II. Confrontation des paratextes Nous avons, lors de notre recherche, constaté un certain nombre de particularités dont sont truffées les doubles œuvres d’Agustín Gómez-Arcos. Mais pour les analyser précisément, arrêtons-nous un court instant sur les caractéristiques générales d’un texte littéraire. Pour Hurtado Albir : « En los textos literarios se da un predominio de las características lingüístico-formales (que produce la sobrecarga estética), existe una desviación respecto al lenguaje general y son creadores de ficción. Además, los textos literarios se caracterizan porque pueden tener diversidad de tipos textuales, de campos, de tonos, de modos y de estilos. Así pues, pueden combinar diversos tipos textuales (narrativos, descriptivos, conceptuales, etc.), integrar diversos campos temáticos (incluso de los lenguajes de especialidad), reflejar diferentes relaciones interpersonales, dando lugar a muchos tonos textuales, alternar modos diferentes (por ejemplo, la alternancia en la narrativa, entre narración y diálogo) y aparecer diferentes dialectos (sociales, geográficos, temporales) e idiolectos. Otra característica fundamental es el hecho de que los textos literarios suelen estar anclados en la cultura y en la tradición literaria de la cultura de partida, presentando, pues, múltiples referencias culturales »379 377 Genette, Gérard. Seuils..., page 399, op. cit. Voir première partie, chapitre 2, II, A. 379 Hurtado Albir, A. Traducción y traductología… page 63, op. cit.. 378 151 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive Toutes ces particularités décrites par Hurtado Albir et qui sont le propre d’un texte littéraire ont une influence qui conditionne le travail du traducteur. Lorsqu’un texte traduit est confronté au texte original dont il provient, depuis un point de vue traducteur, la maxime « traduttore traditore » prend toute son ampleur. L’analyse littéraire, ici, nous importe peu, notre but déclaré étant de comparer formellement, lexicalement et syntaxiquement deux textes liés par ce laborieux processus de d’autotraduction. Nous avons ainsi confronté entre elles les deux versions de chacun des binômes, au niveau des éléments statistiques notamment, ou encore au niveau de la traduction des titres des chapitres 380. Puis, suivant la spécificité de chaque double œuvre, nous avons abordé un aspect particulièrement pertinent et dont l’analyse nous semblait nécessaire avant de passer aux transformations textuelles proprement dites. A – L’Aveuglon et Marruecos Nous avons, à plusieurs reprises381, évoqué le cas de cette deuxième œuvre autotraduite et publiée en 1991 en Espagne. Qu’il s’agisse ou non d’une autotraduction simultanée, il est intéressant de comparer la structure générale des deux versions à travers le nombre de pages, de mots, et de nous faire ainsi une idée plus précise et quantifiée382 des transformations opérées par Gómez-Arcos. Nous avons également souhaité analyser ici ce choix du titre dont nous avons déjà avancé quelques éléments.383 380 La hiérarchisation telle qu’elle apparaît ici, ne reflète en rien la chronologie ni de publication ni celle des autotraductions. Il s’agit d’un simple choix formel. 381 Voir première partie, chapitre 2, I, A, et deuxième partie, chapitre 1, I, B. 382 Il s’agit ici d’une estimation. Voir introduction, note de bas de page numéro 12. 383 Voir première partie, chapitre 2, I, B et deuxième partie, chapitre 1, I, B, 1, a. 152 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive 1. Considérations quantifiées Pages Chapitre 1 Chapitre 2 Chapitre 3 Lignes/page Mots/page Total (estimation) Marruecos L’Aveuglon 190 284 La carta La lettre Page 11 à 73 Page 9 à 103 (62 pages) (94 pages) El hombre de negocios Mehdi Tahib L’homme d’affaires Mehdi Tahib Page 77 à 160 Page 105 à 232 (83 pages) (127 pages) La señora Madame Page 162 à 198 Page 233 à 291 (36 pages) (58 pages) 36 32 Entre 400 et 460 Entre 250 et 300 76000 à 87400 mots 71000 à 85200 mots Moyenne de 82000 mots Moyenne de 78000 mots Marruecos, 190 pages, L’Aveuglon, 284 pages, sont tous deux divisés en trois parties dont les titres, dans les deux langues, sont les mêmes, c’est-à-dire qu’ils ont été traduits littéralement. La taille de la police diffère en fonction des langues, s’adaptant ainsi au format traditionnel du livre dans le pays d’édition. La version espagnole, dans le cas de ce binôme, présente une police plus petite et un nombre 153 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive de pages plus réduit, mais est nettement plus dense. Marruecos contient ainsi une moyenne de six pour cent de mots en plus que L’Aveuglon, ce qui correspondrait à une quinzaine de pages supplémentaires sur la totalité du roman. Par ailleurs, le nombre de pages par chapitres est équivalent proportionnellement, et le chapitrage est respecté, à l’exception de cette indication spatio-temporelle à la fin de Marruecos et dont nous avons longuement parlé384. 2. Choix du titre Suivant les trois fonctions385 d’un titre de roman définies par Genette, il semble que chez Agustín Gómez-Arcos, le choix du titre obéisse à des fonctions différentes selon la langue de l’ouvrage, car nous avons une ambiguïté en espagnol et un néologisme en français dans cette première double œuvre étudiée. En effet, si le titre doit identifier l’ouvrage, nous avons dès le départ une identification divergente entre les deux langues, car celle-ci, s’agissant d’une autotraduction, devrait clairement renvoyer à la même information. Le titre espagnol cherche peut-être donc à embrouiller le lecteur espagnol : non seulement nous avons une ambiguïté sémantique, mais en plus, le titre n’est pas une traduction fidèle du titre du roman en français. Cette inéquivalence empêche donc toute identification précise et commune du binôme. La deuxième fonction, toujours selon Genette est celle d’informer sur le contenu : une fois de plus, le titre en espagnol assoit une légère ambiguïté et nous empêche de comprendre immédiatement que le roman tourne autour d’un personnage, contrairement au titre français. Et enfin, la troisième fonction, facultative, et qui concerne l’attrait et la mise en valeur, va cependant faire l’objet de quelques réflexions de notre part. 384 385 Voir première partie, chapitre 2, II, A et B. Voir première partie, chapitre 1, I, B, 1, a. Genette, Gérard. Seuils..., page 80, op. cit. 154 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive a. Ambiguïté du titre en espagnol Le choix du titre en espagnol retient toute notre attention en raison de cette ambiguïté volontaire. Sa fonction informative est certaine, mais elle est ambiguë. Ce titre, « Marruecos », ne fait pas partie des titres « sémantiquement vides »386 qui ne renvoient à aucun contenu dont parle Genette, car il s’agit d’un signifiant précis qui renvoie à une représentation mentale précise et que le lecteur reconnaît comme une information sur le contenu de l’œuvre. A la lumière de la lecture de l’œuvre, indépendamment de la langue choisie, nous découvrons un personnage, qui n’est autre que le héros, dont le surnom est « Marruecos ». Nous avons donc, en français comme en espagnol, un titre qu’on pourrait qualifier d’éponyme, si on considère qu’il s’agit, dans un cas comme dans l’autre du surnom de l’enfant héros. En effet, notre héros est un enfant qui n’aime pas son prénom, qu’il délaisse volontiers au profit de son surnom : « Marruecos ». Ce surnom, attribué par une touriste espagnole reconnaissante des services que lui a rendus l’enfant, est le nom du pays dont est originaire le petit « Marruecos ». Vivant près de la frontière espagnole de Ceuta, région hispanophone du Maroc, l’enfant, malgré sa cécité quasi totale, guide les touristes en échange de quelques pièces. Ainsi, cet « aveuglon » se sent unique, et fier de porter un surnom qui est le nom de son pays 387. Il s’agit donc en l’état, d’un titre métonymique. Dans la version espagnole de l’œuvre, il existe donc une ambiguïté assez légère, il faut bien l’admettre et ce même si elle est vite levée, entre le surnom d’un enfant et le nom d’une nation toute entière. En effet, s’agissant d’une œuvre qui relate une petite partie de la vie de cet enfant aveugle, il est difficile de confondre les deux signifiants de « Marruecos ». Pourtant, l’auteur fait profiter l’enfant de cette ambiguïté, en lui accordant ce surnom qui était « devenu l’essence de sa personne [le héros], par le simple fait qu’il n’existait au monde que deux êtres, son pays et lui, autorisés à le porter »388. Pour l’enfant, ce surnom revêt une importance extraordinaire : il en est extrêmement fier. Il l’analyse et en parle, en français comme en espagnol, avec une emphase particulière : « Ni siquiera Su Majestad se atrevería 386 Ibid. Gomez-Arcos, Agustin. L’Aveuglon…, page 19, op. cit. 388 Ibid. 387 155 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive a apropiárselo389 » ou « Sa Majesté elle-même, si puissante soit-elle, n’oserait pas se nommer de la sorte !390 ». En somme, à travers l’explication donnée par l’enfant, Gómez-Arcos justifie le choix de ce surnom dans la version espagnole. Si l’auteur a choisi de donner ce titre à l’ouvrage, nous devons également prendre en compte le choix du titre en français, car il n’est possible d’analyser ce choix qu’en étudiant le binôme éponyme. b. Choix de l’auteur-traducteur : création d’un néologisme Il est évident que cette ambiguïté ne trouve pas d’écho en français : dans le corps de l’œuvre, le surnom reste le même, il n’est pas traduit. On peut cependant observer la volonté de l’auteur de ne pas perdre cette légère ambiguïté. En effet, malgré son choix de ne pas traduire ce surnom par « Maroc », on peut aisément constater que Gómez-Arcos intervient en expliquant le surnom cité en espagnol. Ainsi, il lève le voile sur son choix en créant une situation où l’enfant parle de son pays en espagnol : « Marruecos ? Oui, c’est par là, tout droit. »391. Bien sûr, ce choix de l’auteur, n’est pas anodin : la musicalité de « Marruecos » est incomparable avec celle, inexistante, de « Maroc ». Rappelons-le au passage, la situation linguistique marocaine fait que le nord du Maroc est hispanophone, phénomène dû aux vestiges du protectorat espagnol et de la proximité de Ceuta (enclave espagnole à quelques kilomètres de Tétouan) ainsi que celle de la péninsule ibérique, séparée du Maroc par le détroit de Gibraltar. Il est donc tout à fait légitime que l’enfant ait un surnom à consonance hispanique. Pourtant, l’originalité du surnom et son exotisme, en français, semblent interférer avec le choix du titre qui est sans conteste beaucoup moins pompeux. Ainsi, le début du roman est marqué par une omniprésence linguistique de ce surnom. En effet, dès la première ligne, l’auteur place l’enfant protagoniste en sujet principal, en lui appliquant le nom « Marruecos » sans pour autant expliciter les raisons de l’existence de ce nom392. Matériellement, l’explication révélatrice figure sur les quatrièmes de couverture, dans les résumés, et ce pour les 389 Gómez Arcos, Agustín. Marruecos…, page 17. Gómez-Arcos, Agustín. L’Aveuglon…, page 19, op. cit. 391 Op. cit., page 15. 392 Au tout début du roman, on ne sait pas qu’il s’agit d’un surnom. 390 156 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive deux versions. Mais cet avant-goût donné par les petits résumés des œuvres n’est davantage détaillé qu’à la quinzième page des deux versions. D’autre part, le protagoniste pourrait représenter à lui seul tout un programme d’étude dédié à la situation linguistique marocaine, mais là n’est pas la question. Le lecteur découvre assez vite que ce surnom rélève d’un regard équivoque sur la réalité quotidienne d’un enfant souffrant d’une infirmité soignable, mais uniquement moyennant finances, dans un pays où la mendicité est chose courante et constitue surtout un moyen de survie. Pour en revenir au choix du titre, il s’agit pour un auteur, d’une étape importante dans l’écriture d’une œuvre. Pour Genette, « le titre d’un livre sert à le désigner aussi précisément que possible et sans trop de risques de confusion »393. Si le choix d’un titre correspond quasiment à un « acte de baptême »394, que dire d’un titre qui de surcroît est le surnom (voire le nom) du protagoniste de l’œuvre ? Selon la classification de Hoek, citée par Genette, le titre entre dans la catégorie des « titres subjectaux »395, c’est-à-dire qu’il désigne le sujet du texte. Il faut tenir compte du fait que lorsqu’un auteur choisit le nom d’un de ses personnages, il s’attelle à tout un programme d’écriture et de création littéraire, ce qui nous renvoie directement au processus même d’écriture. Dans le cas qui nous occupe, le titre en français semble obéir à une volonté non seulement de désigner le protagoniste, mais également d’informer le lecteur sur son handicap. De prime abord, ce titre peut paraître anodin. En effet, une oreille habituée peut ne pas deviner le néologisme immédiatement, étant donné que les sonorités d’« aveuglon » ne lui sont pas étrangères. Le suffixe ainsi que la voyelle d’attaque du signifiant permettent des rapprochements et évoquent notamment des signifiants tels que « aiglon » ou « avorton ». La lettre d’attaque pourrait nous paraître encline à produire un jeu paronymique, et nous ne pouvons que nous douter de l’intention de l’auteur et des connotations suggestives qu’il pourrait vouloir faire porter à cette création littéraire qu’est son choix de titre. De plus, une fois le néologisme repéré et le roman lu, le lecteur va chercher à « motiver » le choix de l’auteur, en attribuant au terme « aveuglon » toute la charge affective et empathique qu’il aura eu l’impression de déceler tout au long de sa 393 Genette, Gérard. Seuils..., page 83, op. cit. Ibid. 395 Ibid. 394 157 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive lecture. Ainsi, toutes les caractéristiques physiques et morales de l’enfant justifieront amplement la création de ce néologisme, dont les personnages eux-mêmes doutent, comme le fait le personnage de Mehdi Tahib, (l’homme d’affaires), lorsqu’il dit : « Aveuglon ? D’où il vient, ce mot ?396 », et que Marruecos, notre petit protagoniste, lui rétorque « Peu importe ! ». Précisons que cet échange ne figure pas dans Marruecos, car à cet endroit-là397, l’auteur emploie l’adjectif courant et péjoratif « cegato ». Ce suffixe –on, d’après Dubois et Dubois-Charlier398, dont les valeurs d’emploi sont diverses, est « un diminutif » à valeur péjorative et quantitative, que l’on rencontre essentiellement dans la langue familière, et qui concerne des « adjectifs qualifiant les humains, sur le plan physique ou psychologique, ou encore le comportement »399. De plus, ces agents diminutifs « en –on » peuvent également renvoyer à certains diminutifs animaux, par exemple, lorsqu’il s’agit du petit ou alors d’un jeune animal, voire du petit d’homme. Cette réflexion nous oblige à nous demander la raison de l’utilisation de l’affixe –on dans le choix du surnom de son personnage principal. De plus, nous pouvons également constater la nominalisation de ce surnom. Non content de parler de ce petit Khalil (le vrai prénom de l’enfant, « Jalil » en espagnol400) en lui attribuant l’adjectif « aveuglon », l’auteur préfère directement nominaliser ce qualificatif substantivé évocateur. Ainsi, nous avons un néologisme créé à partir de la nominalisation d’un adjectif préalablement affublé d’un affixe à connotation péjorative ou affective. Créer un néologisme, et celui-ci en particulier, provient nécessairement d’un besoin de combler une lacune lexicale ; nous pouvons également y voir un désir, de la part de l’écrivain, de forger un signe « unique » et néologique qui puisse fonctionner comme un nom propre qui serait l’étiquette du personnage. Dans tous les cas, la création de ce signe linguistique motivé renvoie à un référent exceptionnel. Ici, Gómez-Arcos tente de renvoyer par ce titre l’image que tout hispanophone ou hispanophile comprendra aisément : celle d’un enfant chétif (cette particularité, nous la devons au suffixe –on qui nous rappelle 396 Gomez-Arcos, Agustin. L’Aveuglon…, page 114, op. cit. Gómez Arcos, Agustín. Marruecos…, page 8, op. cit. 398 Dubois, Jean ; Dubois-Charlier, Françoise. La dérivation suffixale en français. Nathan, Paris, 1989, page 67. 399 Ibid. 400 Ici le son [x] se transcrit par « kh » en français et par « j » en espagnol en accord avec les règles de transcription de l’arabe vers ces deux langues. 397 158 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive la sonorité d’« avorton »), aveugle et mendiant dans les rues accompagné d’un vieillard ; l’image donc, d’un « lazarillo » des temps modernes. Cette analogie mise en œuvre par l’auteur fera, plus loin401, l’objet d’une étude plus détaillée, et à travers toute l’œuvre. Si le choix du titre en français a mené à la création d’un néologisme, nous pouvons penser sans trop nous avancer, que l’auteur en est l’origine, au moins partiellement. Néanmoins, il est possible d’y voir l’intervention d’un éditeur cherchant à mettre au point sa stratégie commerciale, car il s’agit là d’un titre dans la plus pure tradition littéraire française402. La version française a été publiée en 1990, un an avant la version espagnole, publiée en 1991, aucun doute n’est donc permis sur la question : donc, si la version espagnole a été publiée plus tard, cela nous permet de conclure, à juste titre, que le titre a fait l’objet d’une réflexion, suite au succès de la version française. L’auteur avait donc le temps, en un an, de mûrir un titre, de l’adapter ou tout simplement de le maintenir. Nous ne reviendrons pas sur la chronologie d’écriture, car, ici, nous cherchons simplement à comprendre le choix du titre et sa portée. Les écrivains, en général, en témoignent : le titre a une importance primordiale, et souvent il est changé en cours d’écriture. Dans le cas de GómezArcos, dans la version espagnole de l’œuvre, un titre éponyme a été choisi, au risque de créer un léger effet de surprise. Pourquoi n’a-t-il pas simplement traduit le néologisme ? Peut-être parce que l’espagnol lui a semblé moins souple, d’autant plus que l’équivalent d’ «aveuglon» pourrait être « cegatucho » ou alors « ciegucho »403, suggestions qui seraient probablement refusées par un éditeur espagnol. Cela nous mène donc à proposer un titre beaucoup trop évocateur comme « el lazarillo ciego » qui serait, de la même manière, rejeté. Il est intéressant de noter cependant, qu’Adoración Elvira, traductrice de son œuvre non autotraduite, nous a dit lors de notre entretien téléphonique du 28 novembre 2014, que si elle avait dû traduire ce roman vers l’espagnol, elle aurait choisi le titre « El Cegato ». La position de Gómez-Arcos dans son pays natal étant loin d’être idéale, puisque ce n’est que 401 Voir deuxième partie, chapitre 3, II, A, 1, b. Postulat généralement admis, car la littérature romanesque française accepte et recommande l’utilisation de titres faisant preuve « d’originalité ». 403 Définition du DRAE : -ucho, cha : suf. U. para formar despectivos a partir de adjetivos y nombres. p.ej. Flacucho, periodicucho. 402 159 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive depuis sa mort qu’il a recouvré une place intéressante 404 dans le panorama littéraire espagnol, nous pensons donc que le choix du titre Marruecos a été motivé par une contrainte éditoriale, intimement liée à une stratégie commerciale. Nous gardons cependant quelques doutes quant à l’intérêt vendeur d’un titre évoquant un pays avec qui l’Espagne n’a pas toujours eu des relations diplomatiques idéales. L’analyse paratextuelle de ce premier binôme soulève des questions différentes, d’une part sur les ajouts présents dans la version espagnole, et d’autre part, sur la création néologique du titre du roman en français. Cette deuxième étape, qui suit l’analyse des avant-textes, nous ouvre vers la confrontation des deux versions sous une optique d’équivalence linguistique mais aussi diégétique. En effet, cette première licence auctoriale que l’auteur se permet avec le néologisme « aveuglon » se reproduira-t-elle dès qu’il jugera que la situation le requiert ? Concernant la diégèse, est-elle affectée directement par les ajouts ou les suppressions dans chacune des langues ? Ces éléments que nous avons pu collecter, il nous faut également examiner leur présence dans les autres binômes de notre corpus. Nous allons commencer par Un oiseau brûlé vif et Un pájaro quemado vivo, car c’est l’auteur qui est à l’origine de la publication de ce binôme. B – Un oiseau brûlé vif et Un pájaro quemado vivo La première autotraduction de Gómez-Arcos est Un pájaro quemado vivo. Sa publication, après tant d’années, est accueillie, nous l’imaginons, avec beaucoup d’impatience et de satisfaction. Mais les difficultés et le chemin qui l’ont précédée ont probablement contribué à installer une certaine frustration quant aux résultats de la démarche. Mais le processus d’autotraduction, lui, a eu lieu et en dépit de la complication supplémentaire que cela impliquait pour l’auteur, il y est arrivé et a 404 Voir première partie, chapitre 2, I, D. 160 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive atteint son objectif 405. Il faut cependant tenter d’interpréter les données factuelles que nous avons afin de discerner les résultats de la méthode de travail suivie par GómezArcos. 1. Considérations quantifiées Pages Chapitre 1 Chapitre 2 Chapitre 3 Chapitre 4 Chapitre 5 Lignes/page Mots/page Total (estimation) 405 Un pájaro quemado vivo Un oiseau brûlé vif 222 220 Papá cadáver Papa-cadavre Page 7 à 44 (37 pages) Page 7 à 44 (37 pages) La nena puta Bébé-putain Page 45 à 83 (38 pages) Page 45 à 82 (37 pages) El piso principal L’étage noble Page 85 à 128 (43 pages) Page 83 à 126 (43 pages) La Roja La Rouge Page 129 à 154 (25 pages) Page 127 à 153 (26 pages) Un pájaro quemado vivo Un oiseau brûlé vif Page 155 à 229 (74 pages) Page 154 à 227 (73 pages) 39 Entre 310 et 430 35 Entre 300 et 350 68820 à 95460 mots Moyenne de 86500 mots 66000 à 77000 mots Moyenne de 71500 mots Voir troisième partie, chapitre 1, I, B, 1. 161 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive Un pájaro quemado vivo, 222 pages, Un oiseau brûlé vif, 220 pages, sont tous deux divisés en cinq chapitres dont les titres, dans les deux langues, sont les mêmes, c’est-à-dire qu’ils ont été traduits littéralement. La taille de la police diffère en fonction des langues, s’adaptant ainsi au format traditionnel du livre dans le pays d’édition. Ainsi, le nombre de pages et le chapitrage sont respectés. Dans le cas de Un pájaro quemado vivo, le format de l’édition est plus grand, la police est également plus grande, mais semble le roman semble malgré tout plus dense que Un oiseau brûlé vif qui présente une police bien plus petite. Nous avons également constaté que Un pájaro quemado vivo contenait près de quinze pourcent de mots en plus que Un oiseau brûlé vif, atteignant ainsi une vingtaine de pages supplémentaires : il est curieux de constater, par ailleurs, que la pagination est équivalente dans les deux langues, malgré la différence du nombre de mots. En effet, il nous a été plus facile de lire en miroir les deux romans, car les numéros de pages sont les mêmes (à une page près). 2. « Fond » et « forme » Il est important de rappeler ici que Un pájaro quemado vivo, dans sa version espagnole donc, concrétise le lieu des retrouvailles entre Agustín Gómez-Arcos et le public de son pays natal. C’est par l’intermédiaire de cette autotraduction qu’il décide de renouer avec l’Espagne : le choix en est d’autant plus significatif et déterminant. L’auteur, nous l’avons dit 406, à cette époque a déjà vraisemblablement autotraduit Maria Republica, mais préfère, contraint ou dans une démarche d’autocensure, soumettre au public espagnol Un oiseau brûlé vif. La critique politique, sociale et religieuse est pourtant fortement présente dans les deux ouvrages ; peut-être a-t-il toutefois jugé Maria Republica, trop polémique par l’attaque frontale – nous pensons par exemple au titre –, qu’il y mène contre l’Église et contre les valeurs morales, ou alors il a jugé Un oiseau brûlé vif plus proche d’une certaine actualité politique puisque le roman, publié en 1986, s’achève sur l’échec du coup d’état du 23 février 1981. Agustín Gómez-Arcos fait donc le choix de présenter à celui qui aurait dû être 406 Voir première partie, chapitre 2, I, A. 162 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive depuis toujours son public habituel, « ses interlocuteurs naturels »407, Un pájaro quemado vivo afin d’empêcher les espagnols de s’endormir dans une illusion de démocratie. Par ailleurs, l’auteur avait même prévenu et annoncé que cette autotraduction serait une réécriture408 et cela se voit. Ainsi, comme l’explique Patricia López LópezGay : « […] salta a la vista que el original español es más largo, y de los datos existentes hoy sobre la autotraducción, se puede intuir que generalmente la autotraducción literaria es más extensa que el primer original, por el mero hecho de que el autor tiende a reelaborar el producto de ese modo. » 409 Nous avons constaté, à l’instar de la chercheuse que le binôme Un pájaro quemado vivo – Un oiseau brûlé vif présente de légères divergences par le contenu des œuvres tout autant que par leur forme. Pour reprendre la terminologie 410 de Patricia López López-Gay, les transformations opérées par l’autotraducteur peuvent être divisées en deux catégories : les transformations de ton qui n’apportent pas de contenu additionnel tout en marquant la différence entre les deux œuvres au niveau du style et de l’expression, et les transformations de fond qui altèrent quelque peu le contenu de la version espagnole par rapport à la version française, entraînant une accentuation de la critique dans le texte en espagnol. Nous avons également constaté des ramifications au sein de ses catégories, car ces transformations, étudiées par la chercheuse depuis une perspective triple (transformations liées à la religion, à la morale et à la politique), sont tout aussi nombreuses et parfois sans qu’existe cette justification liée aux thématiques chères à l’auteur. Mais cette perspective nous a également menée à effectuer la démarche dans l’autre sens et à nous pencher sur le traitement de ces sujets dans les deux autres binômes. Et nous avons ainsi complété notre analyse par d’autres types de transformations qui nous permettraient d’établir le mode opératoire mis en place par Agustín Gómez-Arcos. 407 Allain, Marie-Françoise. « Un oiseau brûlé vif d’Agustin Gomez-Arcos. Les fascismes rampants ». In : Le Monde Diplomatique [en ligne], Janvier 1985. [Consulté le 19/02/2015]. Disponible à l’adresse : <http://www.monde-diplomatique.fr/1985/01/ALLAIN/38371> 408 Logroño, Miguel. « Gómez-Arcos : el español que llegó al Goncourt »…, op. cit. 409 López López-Gay, Patricia. (Auto)traducción y (re)creación…. page 66, op. cit. 410 Op. cit., page 70. 163 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive Les binômes autotraduits et publiés par l’écrivain de son vivant sont au nombre de deux. Mais l’analyse du binôme Maria Republica – María República ajoute à notre recherche un aspect important : le travail de l’autotraducteur face à celui du traducteur allographe. Il nous semblait donc important d’apporter cette étude complémentaire pour nourrir notre réflexion globale. C – Maria Republica et María República Le cas de ce roman est particulier, nous avons déjà expliqué les raisons de notre choix de l’ajouter à notre étude comparative, mais il est vrai qu’il s’agit d’un roman extrêmement intéressant d’un point de vue diégétique et contextuel. De plus, nous avons appris, pendant nos recherches, qu’il était à l’origine d’une brouille qui s’est soldée par la fin de l’amitié entre Gómez-Arcos et le réalisateur espagnol le plus célèbre hors des frontières ibériques, Pedro Almodovar. En effet, – la traductrice Adoración Elvira, nous en avait parlé lors de notre entretien téléphonique 411–, nous l’avons vérifié par la suite412, le réalisateur se serait inspiré du roman pour son film Entre tinieblas413. Les points communs sont en effet nombreux : celui-ci se déroule dans un couvent dans lequel les nonnes portent des noms aussi curieux et originaux que celles du roman, une personne de l’extérieur vient dans les deux cas rejoindre la vie du couvent, la présence de la drogue, les percussions dans le jardin, la relation sentimentale entre une des sœurs et un prêtre, etc. Il n’y a, en réalité, aucun intérêt à les citer un par un, car le réalisateur n’a pas souhaité préciser qu’il s’agissait d’une adaptation, et le succès polémique du film en 1983 n’a fait qu’épaissir définitivement son silence. Rappelons que le roman a été écrit en 1975, que les deux hommes étaient amis, et qu’on ne peut que supposer qu’ils ont certainement abordé les thèmes qui leur sont chers au vu de leurs carrières respectives et que par 411 Elvira Rodríguez, Adoración. Au sujet des traductions des romans de Gómez-Arcos. [Entretien téléphonique]. Traductrice littéraire, chargée de la traduction des romans d’Agustín Gómez-Arcos, 28/11/2014. 412 Les deux hommes étaient en effet amis, en témoigne une lettre datée de 1981 de Pedro Almodóvar écrite à l’écrivain, dans laquelle il fait référence à des amis communs et à des rencontres. 413 Almodóvar, Pedro (réal.). Entre tinieblas [dvd vidéo]. Cameo Media S.L, 1983. 115 min (Collección Pedro Almodóvar). 164 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive conséquent le manque de délicatesse du réalisateur a de toute évidence froissé l’écrivain, ce qui est tout à fait compréhensible. Nous avons voulu à travers ces quelques lignes rendre hommage à GómezArcos qui aurait mérité d’avoir accès à son public espagnol plus tôt, sachant que cela aurait permis à l’auteur d’atteindre une notoriété de concert avec son ami Almodovar, à qui l’unissent tant de traits. Mais, notre objectif ici étant de travailler sur le roman de notre auteur, il est donc essentiel d’aborder la comparaison des deux ouvrages dans les deux langues, et surtout de prendre en considération la méthodologie adoptée par la traductrice. 1. Considérations quantifiées María República, 319 pages, Maria Republica, 250 pages, sont tous deux divisés en vingt chapitres numérotés de 1 à 20, sans titre. La taille de la police diffère en fonction des langues, s’adaptant ainsi au format traditionnel du livre dans le pays d’édition. Ainsi, le nombre de pages et le chapitrage sont respectés. Dans le cas de María República, l’édition est plus grande, la police est également plus grande, mais semble malgré tout plus dense que Maria Republica qui présente une police bien plus petite. Nous avons ainsi pu voir que la version française contenait plus de dix pourcent de mots en moins que la version espagnole, ce qui nous ramène à environ vingt-cinq pages supplémentaires pour María República. Bien sûr, ces estimations n’ont pas la même valeur que celles réalisées pour les autotraductions publiées. En effet, le travail de révision de la traductrice a un rôle important à jouer dans celles-ci. En revanche, l’indication spatiotemporelle finale figure dans les deux langues avec une légère modification des dates : « Atenas, 16 Agosto 1975 »414 et « Athènes, maiaoût 1975 » en français. 414 Gómez Arcos, Agustín. (trad. Adoración Elvira). María República…, page 332, op. cit. 165 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : María República Pages l’écriture autotraductive Maria Republica 319 250 Chapitre 1 Page 13 à 27 (14 pages) Page 5 à 15 (10 pages) Chapitre 2 Page 29 à 45 (16 pages) Page 16 à 26 (10 pages) Chapitre 3 Page 47 à 62 (15 pages) Page 27 à 38 (11 pages) Chapitre 4 Page 63 à 76 (13 pages) Page 39 à 46 (7 pages) Chapitre 5 Page 77 à 90 (13 pages) Page 47 à 58 (11 pages) Chapitre 6 Page 91 à 102 (11 pages) Page 59 à 68 (9 pages) Chapitre 7 Page 103 à 114 (11 pages) Page 69 à 78 (9 pages) Chapitre 8 Page 115 à 130 (15 pages) Page 79 à 91 (12 pages) Chapitre 9 Page 131 à 141 (10 pages) Page 92 à 101 (9 pages) Chapitre 10 Page 143 à 156 (13 pages) Page 102 à 113 (11 pages) Chapitre 11 Page 157 à 169 (12 pages) Page 114 à 124 (10 pages) Chapitre 12 Page 171 à 182 (11 pages) Page 125 à 135 (10 pages) Chapitre 13 Page 183 à 201 (18 pages) Page 136 à 152 (16 pages) Chapitre 14 Page 203 à 219 (16 pages) Page 153 à 166 (13 pages) Chapitre 15 Page 221 à 239 (18 pages) Page 167 à 182 (15 pages) Chapitre 16 Page 241 à 259 (18 pages) Page 183 à 198 (15 pages) Chapitre 17 Page 261 à 277 (16 pages) Page 199 à 211 (12 pages) Chapitre 18 Page 279 à 299 (20 pages) Page 212 à 229 (17 pages) Chapitre 19 Page 301 à 329 (28 pages) Page 230 à 253 (23 pages) Chapitre 20 Page 331 à 332 (2 pages) Page 254 à 255 (2 pages) 29 Entre 240 et 280 36 Entre 260 et 325 76560 à 89320 mots Moyenne de 80000 mots 65000 à 81250 mots Moyenne de 75000 mots Lignes/page Mots/page Total (estimation) 166 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive 2. Méthodologie de travail de la traductrice Maria Republica est un roman, nous l’avons dit, que l’auteur lui-même a présenté comme le plus autobiographique de ses romans 415. Il l’aurait, par ailleurs autotraduit assez rapidement voire simultanément, et le manuscrit de cette autotraduction vers l’espagnol n’a été retrouvé que très récemment 416. La maison d’édition barcelonaise Cabaret Voltaire a fait appel à nouveau à la traductrice Adoración Elvira pour se charger de la révision et de la correction de ce manuscrit. La traductrice nous explique que lorsqu’on lui a appris l’existence de ce manuscrit, ayant déjà eu l’occasion de s’inspirer des différents brouillons de l’écrivain pour travailler ses traductions, elle se doutait bien du défi que cela allait représenter pour elle. Tout traducteur sait combien il est difficile de réviser le travail d’un autre, surtout quand le traducteur en question n’est autre que l’écrivain lui-même… Elle s’est donc aperçue qu’elle allait devoir effectuer un travail très difficile : en effet, pour commencer, il manquait au manuscrit un quatrième cahier où aurait dû se trouver une partie du cinquième chapitre ainsi que le sixième chapitre. Ensuite, l’autotraduction était loin d’être publiable en l’état, car cela correspondait réellement au premier brouillon de l’auteur (rappelons que tous les brouillons que nous avons pu consulter lors de nos recherches étaient des tapuscrits déjà corrigés et revus), avec de nombreuses répétitions, des propositions lexicales à choix multiples sur lesquelles l’auteur n’avait pas encore tranché, des passages non écrits et résumés par une phrase de rappel417 ou des paragraphes voire des pages entières n’existant pas dans la version publiée en français ou enfin des petits éléments manquants qui selon elle, avaient tout autant leur importance et leur place dans le roman en espagnol. Elle s’est donc attelée à cette tâche qu’elle jugeait complexe en sachant qu’elle allait devoir se justifier et expliquer ses choix dans une préface de l’édition qui 415 Voir première partie, chapitre 2, II, A. Ibid. 417 Adoración Elvira, lors de notre entretien téléphonique du 28 novembre 2014, nous a cité notamment un passage où l’écrivain avait simplement noté qu’il fallait développer une idée : « hablar de cuando la niña se cae ». 416 167 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive serait publiée sous le nom de l’auteur afin de ne pas tromper le lecteur. La traductrice explique qu’elle a essayé de créer une cohésion : Llama la atención las diferencias sustanciales entre ambos textos, pues el manuscrito incorpora párrafos y frases inexistentes en la novela francesa. Por fidelidad al autor, y entendiendo que asía preveía Gómez-Arcos presentar su María República a los lectores hispanohablantes, la presente edición se basa en el manuscrito en español debidamente completado con la traducción de las páginas desaparecidas y de los párrafos no redactados. He tenido asímismo que llevar a cabo ciertos ajustes estilísticos para cohesionar el conjunto de la novela. Tarea harto compleja y comprometida pues, tratándose de un primer borrador y no contando con el apoyo del texto francés, hube de elegir con sumo cuidado términos, expresiones y metáforas acordes con el estilo gomezarquiano. Estilo con el que, ciertamente, estoy familiarizada por haber traducido con anterioridad cuatro obras suyas: El cordero carnívoro, Ana no, La enmilagrada y Escena de caza (furtiva).418 Adoración Elvira nous a également expliqué qu’elle s’était replongée dans la lecture des deux autres œuvres autotraduites afin de s’en inspirer, et tout particulièrement pour la thématique religieuse. Elle s’est notamment servie du roman Un pájaro quemado vivo pour les contenus religieux tels que les prières et les jurons qui subissent un traitement assez particulier d’amplification et d’accumulation parfois. La traductrice a donc tenté de conserver une cohésion globale à travers des choix mûris, inspirés de la stratégie d’écriture de l’auteur mais limités à ce que sa position et son éthique de traductrice allographe l’autorisent à faire. Trois doubles œuvres, dont la genèse, le registre mais aussi l’univers diégétique diffèrent, et qui pourtant sont toutes passées par l’étape transformatrice de l’autotraduction, leur imposant son empreinte indélébile marquée par des choix stratégiques parfois difficiles à justifier d’un point de vue traductologique mais compréhensibles du point de vue auctorial, et que nous pourrions qualifier d’ « autoritaire ». Si les divergences que nous avons relevées dans notre premier chapitre nous conduisent d’ores et déjà à envisager le versant librement auctorial de l’autotraduction chez Gómez-Arcos, il nous reste toutefois à compléter cela par une confrontation plus approfondie des différents types de transformations qui affectent les binômes dans chacune de langue dans le corps de leur texte. 418 Gómez Arcos, Agustín. (trad. esp. par Adoración Elvira Rodríguez). María República… page 10, op. cit. 168 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive CHAPITRE 2 - Transformations orthonymiques : pour une stratégie de l’autorité ? L’autotraduction, sujet au centre aujourd’hui de nombreux travaux, peut aider tout particulièrement la traductologie, dans sa branche consacrée à la traduction littéraire, à concevoir l’acte traductif car elle lui offre un laboratoire d’expériences. En effet, elle rend possible la comparaison entre les choix auctoriaux et les choix du traducteur allographe. Ne nous méprenons pas, nous pouvons, sans l’apport des travaux sur l’autotraduction, continuer à avancer dans la recherche traductologique ; mais la possibilité de confronter le processus autotraducteur à un processus traductif allographe facilite la compréhension de l’acte de création. En évaluant la distance entre un texte autotraduit et le texte dont il découle grâce à l’analyse des transformations opérées, nous pourrons cerner les étapes de la création chez l’écrivain. Ainsi par exemple, nous pourrons en apprendre davantage sur la diégèse grâce aux explicitations, comprendre les liens de conceptualisation des signifiants, reconnaître les difficultés et s’inspirer des solutions apportées pour la traduction des références culturelles… Il n’en reste pas moins que l’autotraducteur est un traducteur presque comme les autres. Et à ce titre, il doit donc tenir compte des problèmes ou des difficultés « classiques » que lui pose son texte, et chercher des réponses à ceux-ci, tout en essayant, parfois, de maintenir l’équivalence « orthonymique ». Lorsqu’il décide de ne pas le faire, il tombe alors dans les figures de l’autotraduction, qui chez GómezArcos, prennent la forme de transformations lexicales, d’explicitations ou d’amplifications mais aussi de modification dans le rythme même du texte, qui se trouve remanié par la ponctuation ou par le glissement entre les modes narratifs. 169 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive Nous nous proposons dans ce chapitre d’exposer les transformations relevées dans les romans bilingues de Gómez-Arcos, afin de mieux comprendre la stratégie de celui-ci et d’en établir les fondements. I. Transformations et digressions : les figures de l’autotraduction Faire le choix du bilinguisme ou du moins de l’écriture dans une autre langue pour Gómez-Arcos n’a pas été facile. Revenir à l’autotraduction depuis cette « autre » langue qu’était le français pour lui, et chercher à récupérer un public qui n’était pas tout à fait acquis à sa cause, l’a été encore moins. Pourtant, nous pourrions penser qu’il ne s’agissait pour lui que d’un retour évident et facile ! Autotraduire vers sa langue natale des textes profondément ancrés dans la réalité espagnole aurait dû représenter une tâche moins ardue qu’elle ne l’a été véritablement (nous ne cherchons en aucun cas à juger la qualité de sa traduction), car, en dehors de l’accueil plutôt tiède réservé à ses deux autotraductions, nous nous sommes aperçue qu’il avait voulu dans ses textes en espagnol accorder une certaine importance à impliquer et accompagner davantage le lecteur espagnol dans sa lecture. L’entrave supplémentaire était donc de créer une connexion plus forte dans sa relation avec son lecteur natal. Ainsi, il a rencontré des problèmes et des difficultés qu’il a compensées par des changements divers : le lexique en a été affecté par l’ajout ou la suppression d’adjectifs et d’adverbes, la diégèse a subi des transformations à travers des explicitations, des amplifications, des descriptions non équivalentes dans les deux langues et enfin le rythme en a aussi été affecté par une ponctuation divergente. 170 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive A – Traduction versus autotraduction Tout traducteur peut se trouver confronté à des problèmes ou à des difficultés de traduction, et ce quel que soit son bagage linguistique, culturel et professionnel. L’autotraducteur, quant à lui, s’il peut résoudre certains de ces problèmes ou difficultés, y est tout de même confronté de la même manière. Il faut toutefois saisir à quoi font référence ces notions avant d’aborder l’écriture autotraductive de GómezArcos, qui comme tout autotraducteur, a recours à des solutions qui l’éloignent de l’orthonymie et l’équivalence entre ses textes. 1. Les problèmes et les difficultés de traduction . Amparo Hurtado Albir se penche sur la question en citant une traductologue chevronnée, Christiane Nord, qui explique la différence entre un problème et une difficulté419. Ainsi, le problème de traduction est : « un problema objetivo que todo traductor (independientemente de su nivel de competencia y de las condiciones técnicas de su trabajo) debe resolver en el transcurso de una tarea de traducción determinada »420. De plus, l’auteure en distingue quatre types : les problèmes textuels, qui dépendent des caractéristiques particulières du texte (les jeux de mots, les métaphores…), les problèmes pragmatiques, qui dépendent de l’orientation des récepteurs du texte, les problèmes culturels, qui dépendent des normes et des conventions entre la culture source et la culture cible, et enfin les problèmes linguistiques, qui dépendent des différences structurelles entre la langue source et la langue cible. Agustín Gómez-Arcos, en tant qu’auteur du texte source, bien qu’il se trouve confronté à certains de ces problèmes, aura une facilité évidente à les résoudre. Pour les problèmes linguistiques ainsi que pour les problèmes culturels, son expérience de bilingue lui servira de point d’appui, car il est tout à fait en mesure de répondre au besoin d’adapter linguistiquement ou culturellement son œuvre. 419 420 Hurtado Albir, A. Traducción y traductología… pages 282-283, op. cit. Ibid. 171 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive Les problèmes textuels, d’une autre nature, il saura les résoudre pour la simple raison qu’il est l’auteur du texte original et que par conséquent, il connaît précisément l’intention portée par son texte. Nous avons cependant constaté que si lui, en tant qu’auteur et traducteur, arrivait à trouver des solutions à ce type de problèmes, la traductrice de sa production romanesque, Adoración Elvira Rodríguez avoue sans mal que le degré de métaphorisation de l’écriture de Gómez-Arcos rend la tâche assez complexe. La traduction des métaphores fait à elle seule l’objet de nombreuses études, et il est vrai que le cas de l’écriture de Gómez-Arcos est assez intéressant à analyser dans ce cadre-là. Dans leur ouvrage dédié à la traduction des métaphores, Louis Jolicoeur et Natalia Arregui Barragán421 consacrent quelques pages à la pratique traductrice en étudiant le cas de deux romans de Gómez-Arcos : Ana Non et Scène de chasse (furtive). Ainsi, pour les deux auteurs, ce qui rend la métaphore intéressante c’est justement qu’elle est déjà la traduction d’autre chose en soi422, car elle est la traduction d’une impression poétique. Cette dernière devra être interprétée par le lecteur, qui devra alors interagir avec l’auteur qui lui-même a vécu cette impression qui l’a amené à créer cette métaphore. Il existe de nombreux types de métaphores, que nous ne citerons pas ici, car c’est une figure qui en englobe d’autres (figures de rhétorique) et qui, de plus, se rapproche d’un certain nombre d’entre elles. En revanche, les façons de traduire la métaphore nous intéressent bien plus, et les auteurs de cet ouvrage font une liste, plutôt exhaustive, de celles-ci. Selon eux, voici les techniques de traduction des métaphores qu’on retrouve le plus souvent : « 1. Transformar la metáfora en una expresión no metafórica que mantenga la equivalencia semántica. 2. Hacer de la metáfora una comparación. 3. Transformar la metáfora en otra metáfora que mantenga la equivalencia semántica. 4. Reproducir la misma imagen, aunque no lleve a una traducción literal y quizá forzada. 5. Buscar una metáfora estándar en la lengua meta, aunque sea distinta a la de la lengua origen. 6. Buscar un símil acompañado de una explicación, aunque pierda efecto la imagen del texto origen. 421 Arreguí Barragán, Natalia ; Jolicoeur, Louis. Un funámbulo entre metáforas. Mantener el equilibrio en traducción literaria. EUG (Editorial Universidad de Granada), Grenade, 2013. 422 Op. cit., page 81. 172 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive 7. Destruir la metáfora y recoger su contenido en una explicación, ampliación, concreción o modulación, teniendo cuidado en no variar el tono o la estructura interna del texto origen. 8. Suprimir la metáfora como último y peor recurso. »423 Les choix sont donc légion pour un traducteur allographe, même s’il est évident que la complexité de la langue et des images diffère en fonction de la culture cible et surtout de son éloignement de la culture et de la langue d’origine. Nous avons toutefois voulu comparer, à travers quelques exemples, les choix de la traductrice de Gómez-Arcos, tels qu’ils sont présentés dans l’ouvrage de Jolicoeur et de Arreguí Barragán. Un premier exemple tiré du roman Ana Non, tout d’abord, renvoie à la deuxième technique de traduction proposée par les auteurs, celle de transformer la métaphore en comparaison. (Ana Non, page 62) - Tu sais, je m’en fiche ! Si tu as envie de leur mordre les chevilles, vas-y. Ça n’a jamais été des anges de douceur, les maires et la Garde civile, que je sache. (Traduction d’Adoración Elvira, Ana No, page 64) - ¿Sabes lo que te digo? ¡Que me da igual! Si te apetece morderles los tobillos, no te prives. Que yo sepa los alcaldes y los civiles han sido siempre más malos que un dolor. La traductrice fait le choix, dans ce deuxième exemple, de recourir à la cinquième technique de traduction des métaphores, à savoir celle de chercher une métaphore standard dans la langue cible : (Scène de chasse (furtive), page 245) Osseuse de frustration, bossue et ridée comme une rigole de boue, Doña Corza reçoit ses plaintes comme auréolée […]. (Traduction d’Adoración Elvira, Escena de caza (furtiva), page 310) Al oír aquellas lamentaciones, doña Corza, huesuda de frustración, gibosa y arrugada como una pasa, se aureola. Enfin, dans ce troisième exemple, la traductrice maintient la métaphore en la transformant en une métaphore équivalente sémantiquement (troisième technique) : (Scène de chasse (furtive), page 207) Ramiro Portal sent l’angoisse renaître dans son ventre. Un vieux goût de viscères lui vient à la bouche. Un nuage de sang aux yeux. 423 (Traduction d’Adoración Elvira, Escena de caza (furtiva), page 265) A Ramiro Portal se le hace un nudo en el estómago. Un rancio sabor a vísceras le sube a la boca. Una nube de sangre le nubla la vista. Op. cit., pages 89-90. 173 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive Les auteurs recueillent dans leur étude de cas une quarantaine d’exemples variés extraits des deux ouvrages, et il est intéressant de noter qu’ils ont trouvé onze façons récurrentes chez Adoración Elvira de traduire les métaphores, dont par exemple le remplacement d’un substantif par un synonyme provenant d’un registre de langue plus élevé, ou le remplacement d’une expression courante par une métaphore, ou encore le remplacement d’une conjonction par une apposition 424. Pour conclure sur les problèmes textuels, le recours à des techniques diverses pour traduire des métaphores n’est pas un cas isolé de résolution de problèmes de traduction, car les traducteurs n’ont d’autre choix que de trouver une solution. Et c’est justement lorsqu’il s’agit d’un travail d’autotraduction que nous nous apercevons de la liberté dont dispose l’auteur et nous verrons que les solutions adoptées par l’autotraducteur font partie d’une stratégie globale d’adaptation à son public et que ces choix diffèrent considérablement de ce qu’un traducteur littéraire peut se permettre de proposer. Enfin, pour les problèmes pragmatiques, l’auteur est aidé par sa maison d’édition et surtout par son expérience d’écrivain de langue française reconnu. Gómez-Arcos nous prouve qu’il était tout à fait capable de résoudre tout type de problème car un autotraducteur est un traducteur privilégié. Il faut cependant y mettre un bémol : il a certes résolu ces problèmes, peut-être sans en ressentir la lourdeur, mais il y a tout de même été confronté, à l’instar du commun des traducteurs. Les difficultés, selon Nord, peuvent être expliquées ainsi : « las dificultates son subjetivas y tienen que ver con el propio traductor y sus condiciones de trabajo particulares »425. Celles-ci sont également classées en quatre catégories : les difficultés spécifiques au texte, qui sont liées au degré de compréhensibilité du texte original, les difficultés qui dépendent du traducteur (de sa compétence), les difficultés pragmatiques qui sont liées à la nature même de la tâche traductrice, et enfin les difficultés techniques qui sont liées à la spécificité, ou spécialisation du thème du texte. 424 425 Op. cit., page 199. Hurtado Albir, A. Traducción y traductología… pages 282-283, op. cit. 174 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive Gómez-Arcos, face à ces difficultés, réagit ainsi : pour les difficultés spécifiques, il ne sera que peu ou pas concerné, car il est l’auteur du texte original ; sa compétence, elle, peut être mise en doute par les difficultés qui dépendent du traducteur, preuves en sont les quelques exemples de choix de traduction que nous allons évoquer426 ; pour ce qui relève des difficultés pragmatiques, elles peuvent surgir de la difficulté même du processus de traduction, et comme nous l’avons vu chez certains auteurs427, la traduction est parfois une tâche si ardue qu’ils abandonnent le travail en cours de route pour le léguer à un traducteur professionnel, et ne s’attacher qu’à la relecture et à la révision de la traduction finie. Gómez-Arcos ayant peu fait part de son témoignage sur la question 428, il nous est difficile d’évaluer à quel point la tâche représentait une difficulté à ses yeux. Enfin, les difficultés techniques sont ici moindres, à moins d’attacher une valeur particulière aux aspects spécifiques traités dans la thématique des doubles œuvres : la culture marocaine, la religion musulmane, la maladie de l’enfant, par exemple pour Marruecos / L'Aveuglon, la religion catholique dans Un oiseau brûlé vif / Un pájaro quemado vivo, ou encore la vie dans un couvent pour Maria Republica / María República. Après cette catégorisation rapide des difficultés et des problèmes de traduction auxquels sont habituellement confrontés les traducteurs, et que les autotraducteurs sont parfois obligés d’affronter aussi, abordons une notion, celle d’orthonymie, qui nous a apporté un éclairage supplémentaire dans notre étude comparative. 2. La notion d’ « orthonymie » Comme nous l’avons dit précédemment, les autotraducteurs semblent prendre des libertés qu’un simple traducteur ne s’autoriserait pas, ce qui ne les empêche pas d’être logés à la même enseigne que tous les traducteurs et donc d’être gouvernés 426 Voir deuxième partie, chapitre 3, II. Voir préambule, I, B. 428 Voir troisième partie, chapitre 1, I, B, 1. 427 175 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive par les mêmes schèmes. Jean-Claude Chevalier, dans son article sur l’orthonymie 429 explique très clairement ce phénomène : d’après lui, il existe une certaine manière de percevoir et d’interpréter les choses, et souvent, malgré le fossé qu’il peut y avoir entre les cultures, on retrouve cette même manière de comprendre un énoncé. Il est évident que dans le cas qui nous intéresse, l’autotraducteur étant lui-même l’auteur du texte original, les problèmes liés à la recherche d’une équivalence et d’une adaptation parfaites se posent moins, puisque l’autotraducteur sait pertinemment ce que voulait dire l’auteur et par conséquent, ne trouve pas d’ambiguïté là où le simple traducteur littéraire pourrait en trouver une. Il est néanmoins nécessaire de comprendre cette notion d’ « orthonymie » empruntée à Bernard Pottier par Chevalier, car cela nous a permis d’effectuer un classement et une typologie plus précis des problèmes d’autotraduction. Redéfinie par Chevalier, la notion d’orthonymie sert sa réflexion sur le poids et le rôle de la « réalité » dans l’acte de traduire, or pour lui la « réalité est l’image tout à la fois précise et confuse que j’ai de l’expérience dont on me parle ou dont je vais parler »430. Ainsi, selon J.-C. Chevalier, il existerait : « un degré zéro de l’organisation du monde et un degré zéro du matériel linguistique qui sert à le nommer »431. Ce sont donc ces vocables qu’il appelle « orthonymes ». Pour Bernard Pottier, « l’orthonyme est donc la lexie (mot ou toute séquence mémorisée) la plus adéquate et la plus neutre, sans aucune recherche connotative, pour désigner le référent ». Donc, en suivant le raisonnement de Chevalier ainsi que celui de Pottier, l’orthonymie naîtrait d’un sentiment de respect et d’ajustement général à un degré zéro de la réalité. D’après Chevalier, on peut même diviser cette orthonymie en plusieurs niveaux : l’orthonymie proprement dite c’est-àdire l’adéquation immédiate de chaque mot aux êtres qu’il nomme, à leurs propriétés ou aux procès dans lesquels ils entrent, l’orthosyntaxie c’est-à-dire l’adéquation immédiate à la fonction syntaxique qui leur est assignée, et enfin, l’orthologie c’est-àdire l’adéquation immédiate à la représentation que l’on se forge d’une réalité 432. D’après cet auteur, ces notions sont fondamentales pour la compréhension des mécanismes de la traduction. En effet, le traducteur, comme l’autotraducteur, dans le 429 « Traduction et orthonymie », In Chevalier, Jean-Claude ; Delport, Marie-France. Problèmes linguistiques de la traduction…, pages 87-111, op. cit. 430 Ici, l’auteur parle à l’impersonnel, nous pouvons appliquer le schéma à tous les locuteurs même non spécialistes. Op. cit., page 87. 431 Op. cit., page 90. 432 Op. cit., pages 92-93. 176 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive but d’être parfaitement lisibles et compréhensibles et surtout afin de toucher culturellement le public de la langue d’arrivée, ont recours à des procédés, qu’à l’instar des deux auteurs, nous appellerons les « figures de traduction », comme on parle de figures de rhétorique, et qui ne sont autres que les « objets » de traduction une fois traduits, et passés par le crible de la traduction. Ainsi, après avoir observé et étudié de nombreuses traductions littéraires en diverses langues, Chevalier et Delport ont établi l’omniprésence de tendances, de mécanismes d’écarts souvent non nécessaires et qui sont imputables au traducteur : ces mécanismes récurrents, qui se répètent de traduction en traduction, pardelà les différences des œuvres, des langues et des individus constituent ce qu’on a, d’ailleurs, choisi d’appeler des « figures de traduction ». Figures qui se définissent par rapport à un degré zéro, non marqué, exempt de ces écarts : la traduction littérale pourrait alors se définir, précisément, comme ce degré zéro, cette absence de figure de traduction.433 Ce sont donc des transformations qui naissent dans l’esprit du traducteur et qui sont dues à l’idée qu’il existe une expression linguistique naturelle, un usage habituel de langue pour relater un vécu, des événements, des expériences. Cette conception, n’est pas uniquement réservée aux traducteurs mais, de façon générale, elle est celle de tout individu, et elle se base sur la conviction qu’il existe une façon « droite », « directe », et surtout « moins travaillée » de dire le monde et de livrer une expérience434. Ainsi cette « diction orthonymique435 », cette façon d’aller droit aux choses justifie le recours à des figures de traduction comme par exemple : le changement de sujet (ou de perspective), les explicitations et les amplifications, les changements de la temporalité. Elle provoque également les décisions de certains traducteurs de transformer des énoncés, renonçant parfois en toute conscience à la fidélité que lui apporterait le choix de la littéralité. Lors du processus de traduction, le traducteur, après avoir effectué une reconstitution mentale de ce que le texte lui évoque en termes d’images, produit son texte dans la langue d’arrivée en se laissant guider, parfois malgré lui, non pas par des contraintes purement linguistiques mais plutôt par sa façon de se plier à la représentation qu’il se fait de l’expression dans cette langue. 433 Op. cit., page 74. Op. cit., page 9. 435 Op. cit., page 9. 434 177 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive D’une façon complémentaire, Oustinoff dans son analyse du bilinguisme et de l’autotraduction436, aborde la question en élargissant ces « figures de la traduction » à l’autotraduction, et revient sur cette appellation, afin de nous mener plutôt à les considérer comme « les formes que peut revêtir l’autotraduction quand elle est le lieu d’une transposition poétique »437. Ce point de vue nous fait revenir sur la question, car chez Gómez-Arcos, le recours à ces figures intervient à tout moment. En effet, ses choix lexicaux et syntaxiques en sont la preuve. Il n’a de cesse de se servir de son excellente connaissance des deux langues pour maintenir une correspondance entre les œuvres autotraduites au niveau de l’impact sur le lecteur, même si pour cela il doit s’éloigner de toute équivalence orthonymique. Mais à la lumière de notre analyse comparative, cette perspective théorique nous permet de déterminer si ces figures sont de simples instruments utilisés par l’autotraducteur pour rendre un effet tout en respectant une convention d’adaptabilité établie entre deux langues, ou s’il s’agit d’interférences qu’il n’a pas souhaité, consciemment ou non, proscrire de son écriture. Ainsi, Gómez-Arcos semble utiliser des moyens divers pour atteindre son objectif d’impliquer ses lecteurs espagnols dans son propos, en soumettant ses textes à la représentation qu’il se fait de l’écriture dans chacune des langues. Pour plus de clarté, nous présenterons des tableaux des exemples : à gauche une colonne pour les exemples extraits des versions françaises et à droite celle des exemples extraits des versions espagnoles. Nous utiliserons les abréviations suivantes pour désigner les binômes, suivies du numéro de page(s) de l’extrait : UOBV pour Un oiseau brûlé vif et UPQV pour Un pájaro quemado vivo ; A pour L’Aveuglon et M pour Marruecos ; MR (pour Maria Republica en français) et María R. (pour María República en espagnol). 436 437 Oustinoff, Michaël. Bilinguisme d’écriture et auto-traduction… op.cit. Op. cit., page 182. 178 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive B. Les transformations lexicales Agustín Gómez-Arcos, de par son bilinguisme, se trouve dans une situation traductive plus ou moins idéale. Étant le traducteur de son œuvre, cette position lui confère, une auctorialité indubitable, ses choix sont donc motivés par sa propre connaissance des deux langues. Cependant, son bilinguisme ne le met pas à l’abri des difficultés ou des problèmes de traduction 438, même si cela lui octroie une facilité notable. Pour commencer, il agit sur le lexique, et d’une façon assez curieuse, il ajoute dans les versions espagnoles des adjectifs là où il n’y en avait pas du tout, en ajoute un ou plus là où il y en avait, et ajoute des adverbes ou des syntagmes nominaux à valeur de compléments circonstanciels. 1. Les adjectifs et l’ « effet ciseau » inversé Au niveau lexical, l’auteur semble avoir fait vœu d’amplification, c’est-à-dire que les versions en français sont, dans leur intégralité nettement plus aérées, que leurs sœurs espagnoles qui bénéficient d’ajouts divers et variés. Nous avons fait une estimation439 du nombre de mots contenus dans l’une et l’autre version, et cela nous a confortée dans cette position : les versions françaises sont en effet bien plus « légères » que les versions espagnoles (L’Aveuglon, environ 78000 mots, contre environ 82000 pour Marruecos ; Un oiseau brûlé vif environ 71500 mots, contre environ 86500 pour Un pájaro quemado vivo; Maria Republica environ 75000 mots, contre environ 80000 pour María República). Bien sûr, il ne s’agit que d’une estimation, qui ne nous permet pas de penser que c’est exclusivement au niveau lexical que l’auteur a agi. Le cas de Maria Republica est particulier, nous l’avons déjà dit, et n’ayant pas eu la possibilité d’analyser en détail le manuscrit de l’auteur, nous avons décidé de nous fier aux dires de la traductrice Adoración Elvira Rodríguez, et 438 Voir définitions : deuxième partie, chapitre 2, I, A, 1. Voir deuxième partie, chapitre 1, II, A, 1 ; deuxième partie, chapitre 1, II, B, 1 et deuxième partie, chapitre 1, II, C, 1. 439 179 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive de nous limiter aux parties autotraduites. Mais étant donné que nous ne pouvons accorder de l’importance à des éléments qui ne forment que la microstructure du roman, puisque la main de la traductrice est certainement présente dans la révision de l’écriture, nous n’aborderons que les modifications importantes, les suppressions ou les ajouts significatifs dont la traductrice ne peut être considérée comme responsable car elle ne se serait pas permis cette licence. Ainsi, il nous semble plus judicieux d’aborder la question de la transformation du signe dans les doubles œuvres autotraduites et publiées et de traiter ultérieurement, lorsque nous aborderons les transformations macrostructurales, le cas particulier de Maria Republica. Dans le cas du binôme L’Aveuglon – Marruecos, Molina Romero440, sans qu’elle ait effectué une recherche approfondie sur la question, semble penser que l’action réductrice de l’auteur concerne essentiellement les adjectifs qualificatifs et les descriptions, puisqu’elle explique : « Los epítetos a menudo dobles se simplifican. El texto español está más recargado por el léxico y el estilo. La descripción en francés es más parca en detalles ». Notre étude des doubles œuvres nous permet de rajouter que les versions françaises manquent également d’adverbes servant de compléments circonstanciels, ce dont nous parlerons plus bas 441. Les adjectifs sont donc ceux qui pâtissent le plus de cet effet « ciseaux » : (A : 28) (M : 22) […] ne peut pas accepter qu’on lui arrache […] ¿cómo va a tolerar que se lo arranquen del son petit des bras ni qu’on le jette hors de sa regazo y lo expulsen de su vida, a ese hijo vie […] entrañable, […] (A : 29) (M : 22) La sueur rejaillit, elle mouilla le corps entier El sudor insidioso de las manos le rebrotó al de Marruecos. chiquillo en todo el cuerpo. 440 441 Molina Romero, Ma Carmen. « De L’Aveuglon a Marruecos : una lectura a contrapelo…, op. cit. Voir deuxième partie, Chapitre 2, I, B, 2. 180 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive (A : 65) (M : 46) Le vieux nous attend à l’atelier. El viejo nos espera en el taller, impaciente. (A: 174) (M: 123) Marruecos les entendit s’éloigner cahin-caha Acurrucado en el umbral, Marruecos les oyó au rythme de la crosse de l’aveugle. alejarse entre trancas y barrancas al ritmo insomne de su cayada de ciego. (A : 179) (M : 126) Ce machin risque de ne pas supporter le ¡Esto no aguanta un peso pluma como Munia! poids de ma fiancée. (UOBV : 88) (UPQV : 91) Ce personnage – son fils – a passé sa courte vie El tal personaje (su hijo) ha debido pasar su à alimenter en milliers d’anecdotes l’essentiel du corta vida alimentando de anécdotas brillantes el discours de maman. Un exploit. cotorreo de la mamá. Una verdadera proeza. (UOBV : 93) (UPQV : 95) En attendant, ses mains concupiscentes Mientras tanto, sus manos concupiscentes explorent les régions inconnues de planètes exploran las desconocidas regiones de planetas secondaires: le corps des domestiques. Celles-ci secundarios: las carnes de las chachas. Estas se son montrent complaisantes avec le petit complacientes con el señorito. Monsieur. Comprensivas. (UOBV : 163) (UPQV : 165) Les nonnes brocanteuses, le curé, les Rosal, les Las monjas negociantes y traperas, el cura journaux, la radio et la télévision se chargèrent glotón, los Rosal, los periódicos, la radio y la de lui ouvrir les yeux. televisión se encargaron de ponerla al corriente de la marcha del país. De abrirle los ojos. 181 Étude comparative : DEUXIÈME PARTIE l’écriture autotraductive (UOBV : 216) (UPQV : 218, 219) Ça va être ta fête, canari du diable, oiseau ¡Te lo vas a pasar en grande, canario del diablo, libertaire, en bas j’ai dit ! loin de la cheminée, il pájaro libertario, ácrata, punki, al piso de abajo faut que cette cigale sache enfin ce qu’est l’hiver. he dicho! ¡Lejos de la chimenea, para que esta puta cigarra cantarina con forma de pájaro sepa lo que es el invierno! Certaines épithètes, doubles en espagnol, sont réduites à une, en français, voire supprimées : (A : 20) Lui, Marruecos, (M : 18) fils unique de la veuve Él, Marruecos. El hijo único de la oronda amourachée. viuda enamorada. (A : 25) (M : 21) Sept mois d’amour paternel suffisent largement à Abreviando: quince meses de desenfrenado gagner sa place au Paradis. amor paterno, cumplidos hoy mismo, bastan y sobran para ganarse el paraíso. (A : 28) (M : 22) Sa mère ne soupçonnait même pas l’existence Nadie, ni siquiera su madre, sospechaba la de cette peur sournoise. existencia de un medio tan tirano, tan solapado. (A : 52) (M : 37) Un cordon d’argent sonore lui ceignait la taille. ¿O ese cordón de plata sonora e invisible que la música ciñe en la cintura? (A : 107) (M : 78) Un vieux chameau lui lança un crachat de gros … un camello de los de pasear turistas le calibre qui le recouvrit de bave ; des œillères lanzó un sonoro y espeso escupitajo, cerca trouées permirent à la sale bête de reluquer del Palmeral. La bestia inmunda se apercibió l’aveuglon, en train de lui subtiliser la boule de por un resquicio de las orejeras de que el 182 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : crottin qu’elle venait de déposer par terre. l’écriture autotraductive chiquillo le robaba la plasta, humeante y blandurria, que acababa de depositar en el santo suelo. (A : 178) (M : 125) Sa voix était enrouée. La voz cascada, estropajosa. (UOBV : 9) (UPQV : 9) Il faudra appeler le menuisier, c’est l’ennui avec Tendrá que llamar al carpintero. Es lo malo de les vieilles bâtisses… S’armant de patience, elle las casas viejas… Suspira… ¡qué paciencia, encastre les panneaux d’un coup d’épaule. Señor!..., y encaja las hojas de madera con un formidable empujón masculino. (UOBV : 63) (UPQV : 63) - Il était si gentil ! dit-elle en sanglotant. - ¡Eran tan bueno, tan cariñoso! –dice sollozando. (UOBV : 65) (UPQV : 66) Elle disposait d’un cœur saint-sulpicien, d’un Era una hembra que tenía el corazón de oro, el esprit fantasque et d’un corps inviolable. espíritu fantasioso y el cuerpo inviolable. Casto e inviolable. (UOBV : 207) (UPQV : 210) Les sales rejetons de la clique franquiste, pense Los indeseables retoños del franquismo, piensa la Rouge, des fascistes sournois, ça crève les la Roja; listos, oportunistas, fascistas solapados. yeux ! ¡Eso salta a la vista! Ces quelques exemples, qu’ils interviennent dans un sens de traduction ou dans l’autre, bien qu’ils ne systématisent pas l’approche traductrice d'Agustín Gómez-Arcos, servent à cerner quelques-uns des procédés qui reviennent dans les œuvres étudiées, dans leurs deux versions. Nous nous apercevons que, dans la 183 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive démarche de l’auteur, semble prédominer malgré tout, au niveau lexical, une volonté de maintenir une équivalence entre les deux versions, tout en cherchant parfois à alléger l’une ou l’autre sans objectif apparent. En effet, il nous est très difficile de déduire une stratégie de traduction cohérente, étant donné que les adjectifs sont ajoutés après autotraduction alors que dans les versions françaises ne figure aucun type de compensation. Nous pouvons y voir un choix motivé de la part de GómezArcos, car si nous nous attachons à imaginer le comportement d’un traducteur allographe, il est évident que nous aurions une traduction finale bien plus orthonymique, fidèle et respectueuse du texte source, quel qu’il soit et quelle qu’en soit la langue d’écriture. Les adjectifs qualificatifs, indépendamment de leur fonction, ne sont pas les seuls à subir ces retouches additionnelles, car les adverbes, ou syntagmes nominaux, lorsqu’ils agissent en tant que compléments circonstanciels, sont éliminés la plupart du temps en français. 2. Les adverbes ou les syntagmes nominaux Les adverbes, ou syntagmes nominaux, lorsqu’ils agissent en tant que compléments circonstanciels, subissent en effet ce même « effet ciseau » inversé. Ils sont ajoutés dans les versions espagnoles, dans un souci évident d’amplifier ou de rallonger les phrases. Nous voyons bien que Gómez-Arcos fonctionne selon l’idée qu’il se fait de l’une ou de l’autre langue, il semble penser, par exemple, que l’expression en français a besoin d’une fluidité différente, qui contienne peu d’adverbes ou de compléments circonstanciels. (A : 14) (M : 14) L’enfant aspirait leurs odeurs. Ou plutôt leurs El chiquillo aspiraba sus perfumes con parfums. delectación. (A : 175) (M : 123) Le thermomètre marquait quarante-cinq degrés à [...] l’ombre [...] desvergonzadamente 45º grados a la sombra [...] 184 el termómetro marcaba DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive (A : 187) (M : 132) La voirie repeignait les couronnes en fer rouillé […] : obreros del municipio repintaban a des carrefours, […] marchas forzadas las herrumbrosas coronas de las encrucijadas, fabricadas con hierro mal forjado. (UOBV : 33) L’essentiel (UPQV : 33) de ces goûters-confessions, Viciosamente transformadas en meriendas-confesiones comadreos, dénaturés en commérages, revenait aux ouïes aquellas llegaban a de Paula dès qu’elle se mettait à table, à la oídos de Paula cuando se sentaba a tomar el cuisine, pour son petit déjeuner d’écolière. desayuno de colegiala en la cocina. (UOBV : 92) (UPQV : 95) Le régime a fini par installer ce que les gazetiers El Régimen acabó instalando por narices lo que nomment la « paix sociale », et le pays s’éveille los gacetilleros llaman la “paz social”. El país aux affaires. amanece a los negocios. (UOBV : 136) (UPQV : 138) Encore une libertaire ! se plaignaient-ils aux ¡Una anarquista, una libertaria más!, se quejaban Cieux. al cielo, en coro, como si fuesen los cielos quienes organizaban los mítines. Adverbes et syntagmes nominaux à valeur adverbiale sont supprimés des versions françaises : cela fait partie, sans aucun doute, d’une volonté de raccourcir celles-ci ou peut-être de rallonger les versions espagnoles, en fonction du point de vue depuis lequel nous choisissons d’aborder la question. Il est vrai que lorsque l’on se place côté français, il est aisé de s’apercevoir que les suppressions sont extrêmement nombreuses, de la même manière que côté espagnol, Gómez-Arcos a clairement tendance à ajouter des adjectifs, des adverbes qui en réalité n’apportent que peu d’information, mais qui ont tout de même un effet général de « délayage », d’amplification de celle-ci. Non pas que le texte en espagnol nous semble plus fade ou davantage adouci, (car ce serait bien faux de l’interpréter de cette façon puisque 185 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive comme nous le verrons, les versions espagnoles parfois comportent des ajouts extrêmement critiques qu’un public français ne comprendrait pas et qui par conséquent ont été supprimés du texte français), mais il est écrit dans une langue bien moins fragmentée et bien moins simplifiée que le texte français. Après avoir analysé les doubles œuvres au niveau de la microstructure, au niveau du signe, il est maintenant temps d’aborder le discours dans une analyse macrostructurale des binômes autotraduits, à travers la comparaison du traitement des énoncés supprimés, ajoutés ou redistribués, le recours à l’amplification ou à la condensation, ou encore le traitement de la description, de la ponctuation et du rythme dans les deux langues. C. Les transformations syntaxiques L’évaluation quantitative du gain lexical des versions espagnoles nous permet de nous faire peu à peu à l’idée de la stratégie de Gómez-Arcos. En effet, il est habituel de parler d’amplification lorsqu’on évoque les mécanismes de la traduction. Quels que soient les domaines de la traduction, l’effet le plus commun, la figure de traduction qu’on retrouve le plus souvent est la figure de l’amplification. L’amplification est une figure de rhétorique, qui loin d’être exclusivement l’un des recours privilégiés des traducteurs, est, selon la définition de Michel Pougeoise « un procédé qui consiste à développer des idées afin de leur donner plus d’ampleur, plus de force, plus d’importance »442. Ainsi, ce procédé est un des moyens qui participe à agrandir un sujet en conférant au discours ampleur et dignité. L’amplification fait donc partie de l’abondance qui est un grand principe de l’art oratoire. Pougeoise renvoie, par ailleurs à l’une des caractéristiques principales de cette figure : l’utilisation, abusive ou pas, de l’amplification dans une finalité clairement persuasive. Molinié, quant à lui, dans son Dictionnaire de la Rhétorique, classe l’amplification parmi les figures macrostructurales. Pour lui, « elles consistent à étendre une unique information centrale sous plusieurs expressions, des mots ou groupes de mots à un 442 Pougeoise, Michel. Dictionnaire de rhétorique. Armand Colin, Paris, 2001. 186 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive ensemble de phrases »443, et à l’instar de Pougeoise, il parle de l’amplification comme le « principe essentiel de l’abondance » car elle garantit la qualité du style. Molinié conclut son article en expliquant que « la figure de l’amplification détermine toute une inflexion rhétorique ». Ainsi, Pougeoise et Molinié réfèrent à cette particularité de l’amplification en tant que qualité d’un style abondant et riche. Ces définitions nous éclairent sur la fonction de cette figure, et nous font réfléchir sur la représentation que se fait Gómez-Arcos sur l’expression en langue espagnole, mais aussi sur la langue française qu’il a l’air de penser plus condensante, plus parcimonieuse et qui nécessiterait bien moins d’abondance. En témoignent les énoncés ajoutés ou les descriptions plus détaillées, à nouveau sans raison apparente, si ce n’est l’impulsion amplificatrice, ou encore les explicitations, qui s’expliquent souvent, elles, par le fait culturel. 1. Ajouts d’énoncés Une traduction, cela va de soi, doit refléter le plus fidèlement possible l’intention première du texte original, et par voie de fait, celle de son auteur. L’autotraduction, nous l’avons vu, semble échapper à cette règle stricte. Notre auteur a donc pris des libertés, et elles sont nombreuses, qu’un traducteur professionnel ne saurait prendre. Essayons donc de répertorier maintenant celles qui concernent des énoncés qui sont parfois supprimés dans une version ou ajoutés dans l’autre et qui parfois peuvent être redistribués. Dans les versions en espagnol, les ajouts concernent des fragments de tailles différentes, allant de la phrase au paragraphe entier ce qui nous confirme la volonté claire de l’auteur d’étoffer son texte espagnol. a. Énoncés non compensés : souvenirs et pensées Dans le cas de Un pájaro quemado vivo, les ajouts concernent de courts passages souvent liés à une pensée ou parfois jouent sur l’insistance. Ainsi, en 443 Molinié, Georges. Dictionnaire de la rhétorique. Librairie générale française, Paris, 1997. 187 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive espagnol, nous trouvons des réflexions entre parenthèses des personnages ou encore quelques phrases détaillant le sentiment d’un personnage, notamment ceux de la protagoniste Paula Martín. Nous trouvons également de nombreux passages à connotation religieuse ou politique qui sont ajoutés, mais nous aborderons la question de la connotation plus loin444, puisque, à ce niveau, notre objectif est plutôt de parler des exemples plus généralistes. (UOBV : 7) (UPQV : 7) Sa bouche s’entrouvre, laissant échapper un Su boca se entreabre. Deja escapar un suspiro soupir, qui discret, s’arrête au bord des lèvres. que, discreto, se detiene en los labios. Como un Enfin ! pense-t-elle. niño obediente al borde del abismo. - ¡Al fin! – piensa. (UOBV : 20) (UPQV : 20) Tristement dégonflée comme un ballon crevé, Desinflada Celestina Martin ne reprit pas le goût du « bas- decepcionada por el comportamiento de las ventre » mâle. gentes (que la olvidaron en el instante mismo en como un globo pinchado, que se supo que la delgada dama no les había otorgado el pluriparto que todos esperaban, sino un vulgar monoparto de señora corriente), Celestina Martín perdió toda afición a las ingles del macho. (UOBV : 65) (UPQV : 65) Paula la voit enlever ses écouteurs, rouler un Paula la ve quitarse los auriculares, hacerse un joint, l’allumer… une étrange odeur de tisane se porro, encenderlo… Unos instantes después, un répand autour d’elles. extraño perfume de planta medicinal la envuelve. Como el olor de tisana, se dice Paula, que aspira por primera vez el (bendito) incienso de la droga. (UOBV : 65) (UPQV : 65, 66) Il s’endormait en sanglots, se réveillait en Se 444 dormía en Voir deuxième partie, chapitre 3, I, A et deuxième partie, chapitre 3, I, B. 188 sollozos, se despertaba DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive pleurnichant, les journées de sa convalescence lloriqueando. Las horas laborables de la étant dédiées aux hoquets de chagrin. Luciole convalecencia las dedicó íntegramente a los aimait ça. hondos suspiros de pena. ¡Qué pesadumbre la del pobre diablo! A la Luciérnaga le encantaban esas cosas. (UOBV : 203) (UPQV : 205) Grand et mince, un sourire charmeur flottant Alto, delgado, con una encantadora sonrisa entre les lèvres humides. Paula mouille. Elle va dibujada en los labios. Labios húmedos. A Paula l’épouser au plus tard l’année prochaine, ce le pasa de repente algo en el vientre. Un nonchalant maigrichon aux épaules élégamment mordisco de fuego. No, un volcán. Y ella también dégringolantes. se humedece. Sí, sí, se casará con él, lo más tarde el año que bien. Con ese muchacho perezoso y escuálido, cuyos hombros caídos le dan distinción de marqués. Nous constatons que le texte de Un pájaro quemado vivo a été remanié, rallongé et parsemé d’ajouts de tout type créant un effet général d’étoffement. Ainsi, l’auteur ajoute des structures comparatives, comme dans le premier exemple, explicite « l’odeur étrange » ou « lèvres humides » pour que le lecteur espagnol ne passe pas à côté de l’allusion à la drogue ou de l’allusion sexuelle, et parfois rajoute une réflexion exclamative ou une explication supplémentaire des sentiments d’un personnage. Puisque l’autotraduction permet à l’auteur de faire le choix d’étendre ou non son texte, et de le réécrire, nous pouvons voir, assez nettement, que GómezArcos a adopté une stratégie de réécriture libre, visant à adapter à son lecteur son roman écrit en français pour le public espagnol. Dans le cas de L’Aveuglon, l’élagage commence dès la deuxième page et le début de la version française est particulièrement concerné par la suppression des explications, mises entre parenthèses parfois, et qui sont souvent des souvenirs, des remarques, ou encore des réflexions du protagoniste. Comme dans les exemples qui suivent, l’auteur semble expliquer entre parenthèses au lecteur espagnol les sentiments de son personnage principal : il s’agit probablement de détails, mais Gómez-Arcos semble favoriser dans sa langue maternelle les souvenirs et la réflexion du jeune « aveuglon » sur le monde qui l’entoure : 189 Étude comparative : DEUXIÈME PARTIE l’écriture autotraductive (A : 10) (M : 12) Elle [sa vue] fait penser au fils qu’aurait aimé Su vista es como el hijo que Fátima hubiera avoir Fatima, après la mort de son neveu. (Un querido parir, cuando se le murió el sobrino neveu hérité d’une jeune sœur défunte.) Un heredado de su difunta hermana. Ese hijo vieux fantasme, ce fils imaginaire, désiré la que nadie le hizo jamás podrá compararse a journée, pleuré la nuit. Mais voilà : nul n’avait pris la vista de Marruecos: un ser no nacido. Ni la peine de le lui faire ! siquiera engendrado. Deseado en voz alta durante el día, llorado en silencio por la noche. (Cierto, la historia del retoño imaginario de Fátima puede que sólo fuese una invención; el tío-abuelo se la había contado una tarde, sin darle más detalles. Marruecos encontraba dudosa la existencia de un sentimiento de esa naturaleza en el corazón reseco de la anciana.) (A : 17) (M : 16) - Tu veux une voiture ? Tu l’achètes si tu as de ¿Quieres un coche? Lo consigues sólo si tienes l’oseille. Tu rêves d’une maison avec jardin, d’un plata. ¿Te apetece una casa con jardín, un passeport à ton nom, de vacances à la mer ou pasaporte a tu nombre, unas vacaciones en la d’un voyage à l’étranger ? C’est dans la poche si playa, un viaje al extranjero? Te lo agencias tu as du pognon. Est-ce de fonder une famille cuando tienes money. ¿Deseas fundar una que tu as envie, d’amour ou d’amitié ? La vie te familia, o amor, o amistad? La vida te los ofrece les offre sur un plateau si tu peux les payer. en bandeja cuando te sobra con qué pagarlos. L’argent, mon vieux, l’argent. ¡Dinero, dinero, dinero! (Sin duda ninguno de los Le doute n’étant pas permis, Marruecos hochait dos poseería nunca las riquezas de las que tanto sa tête aveugle. hablaban, pero ambos conocían la existencia de gentes que las acaparaban, que las amontonaban, que las amasaban.) (A : 68, 69) (M : 48, 49) De véritables batailles contre policiers et autres Verdaderas batallas campales con policías y gens de vie douteuse. Disposant d’une petite demás gentes de mal vivir. Por el hecho de parcelle croyaient poseer orden y mando, las autoridades se creían dispensés de payer leurs dettes. “Une dette, mon siempre eximidas del pago de sus deudas. “¡Ni la petit, c’est du sacré”. sombra de un céntimo quieren cascar!” Los de pouvoir, ceux-ci se 190 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive Tous du même acabit, ces policiers, pensa policías eran todos de la misma calaña, pensó Marruecos, suspendu à la main de la râleuse. Marruecos; tanto en el norte como en el sur. Y probablemente en el resto de este jodido mundo. (Lo de jodido mundo venía de su madre. La expresión trataba de explicar, aunque sin explicarlo, que un vagabundo herniado hubiese robado en su corazón el sitio al hijo amado. Marruecos lo había comprendido. Los narradores ambulantes contaban cosas atroces a propósito de este jodido mundo. Por lo tanto, a él no le extrañaba nada que un corazón de madre se pareciese a un corazón corriente como un borrego a otro borrego. La vida era así.) Ce qui a le plus retenu notre attention est, indubitablement, l’absence étonnante d’un certain nombre de petits paragraphes ; comme par exemple celui où est faite une description élogieuse du protagoniste, en passe de s’imposer auprès de Mehdi Tahib, l’homme d’affaires, et dans le but de ne pas se faire exploiter par lui. Il s’agit d’un paragraphe tout entier (M : 97), qui n’est pas indispensable, mais qui décrit l’admiration d’un enfant de douze ans pour un enfant aveugle qui n’a que la moitié de son âge, et qui est absent de la version française (A : 135). Un autre paragraphe, celui qui marque la fin de la première partie, est également supprimé par l’auteur. Il s’agit d’une digression onirique, dans laquelle Marruecos se prend à rêver d’un monde où il ne serait plus aveugle (M : 73 ; A : 103). Une autre digression (M : 65), d’un autre genre, est ajoutée en espagnol (A : 92), dans laquelle Fatima raconte un souvenir personnel à un Marruecos las de l’écouter. Dans la deuxième partie de L’Aveuglon, deux passages humoristiques, sont supprimés. Le premier passage est une explication du « regard assassin » (A : 137) que M. Magdoul lance à Mehdi Tahib : « de haber sido una mosca, el onceañero se hubiera quedado patitieso allí mismo, como asperjeado por un spray asesino » (M : 99). Dans le deuxième, l’homme d’affaires, essayant de convaincre le grand-oncle de Marruecos de la viabilité de son négoce, propose d’accrocher au dos de l’enfant aveugle une pancarte « Se acepta la Visa » (M : 100), en français (A : 139), la question n’est même pas suggérée. Ainsi, des paragraphes entiers disparaissent, sans raison 191 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive apparente autre que celle d’agrémenter la version espagnole de détails, qui, il est vrai, n’apportent que très peu d’éléments à la diégèse de l’œuvre. Enfin, la dernière transformation du roman, la plus frappante, concerne les deux dernières phrases de la version espagnole, absentes dans la version française. En effet, en espagnol, apparaît la réponse de l’enfant à Mlle Sabine, qui vient de lui déclarer son amour : (A : 291) (M : 198) D’aimer passionnément sa blonde amie. El raro placer de amar con toda el alma Mademoiselle Sabine. – Lo dicho, señorita: con toda el alma. Una emoción inédita le enronquecía la voz.445 Deux lignes, donc, supprimées de L’Aveuglon par son auteur, et qui, finalement, en espagnol, ne semblent apporter aucune information supplémentaire, à part, peut-être celle d’insister sur l’amour que le protagoniste porte en retour à Mlle Sabine. Dans le cas de Maria Republica, nous avons constaté dès les premières pages que la version espagnole est bien plus dense et fournie que la version française : cela se vérifie en nombre de pages et de mots sur les premiers chapitres. En effet, le premier chapitre en français compte par exemple dix pages, alors qu’en espagnol, il en compte quinze, le deuxième chapitre lui en compte seize en espagnol contre dix en français. Même si l’édition espagnole est plus aérée et que la police est plus grande, nous avons, par exemple, estimé la perte à plus de cinq cents mots pour le premier chapitre, et à plus de mille mots pour le deuxième chapitre. Nous pouvons par ailleurs le démontrer à travers ces quelques exemples : (MR : Chapitre 1 - 14) (María R: Chapitre 1 – 25, 26) Maria Republica se relève, ou plutôt son corps se María República se levanta. Mejor dicho, su relève du cercle de cendres-poussière. La terre cuerpose levanta de entre el polvo-ceniza. La semble crier que ce corps lui appartient, qu’elle tierra parece gritar que ese cuerpo le pertenece, s’est déjà ouverte pour abriter les racines de cet que ya está preparada para albergar las raíces arbre impossible, arbre-femme, arbre de solitude, de 445 Gómez Arcos, Agustín. Marruecos…, page 198, op. cit. 192 ese árbol imposible, árbol-mujer, árbl- DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive arbre-mirage. soledad, árbol-espejismo en pleno desierto. - De toute façon, dit-elle en les regardant […] « Desierto. Eso es », se aflige María República mientras sus cabellos se desperezan y se sacuden el polvo-ceniza que los impregna. - De todas formas – dice mirándolos –[…] (MR : Chapitre 2 - 23) (María R: Chapitre 2 - 40) Une flamme dans le noir. Una llama en la oscuridad. María República - Révérende mère ! s’exclament deux voix polies. intuye que una enfermedad se la está comiendo poco a poco, gusano hambriento, y que podrían echársele cien años si no fuera por el brillo de los ojos. En esos labios descompuestos y pálidos, María República cree identificar uno de sus recuerdos. Recuerdo reciente. De burdel. - ¡Reverenda Madre! – exclaman a la vez dos voces educadas. (MR : Chapitre 3 - 35) (María R: Chapitre 3 - 56) Sur le chemin du retour, tu pleures. Camino de casa, te echas a llorar. - Le petit va bien ? Ya es hora de darle nombre a tus lágrimas de entonces, María República. Para que dejen de ser ese sueño inquietante que unas veces se recuerda y otras se olvida. Para que se conviertan en algo tangible y vivo como tú. Pero tus ojos decidieron secarse para siempre, y nadie (ni don Modesto cura, ni doña Eloísa burguesa, ni siquiera María República puta) merece ya que recuperes tu llanto de niña. - ¿El niño está bien? Nous ne pouvons que constater que des passages entiers, de plusieurs lignes, existant en espagnol, disparaissent complètement de la version française (comme par exemple ces 27 lignes entre les pages 32 et 33, du chapitre 2, qui ne figurent pas dans la version française reproduisant la suite d’un dialogue entre la protagoniste, son frère le curé et sa tante à leur arrivée au couvent ou encore le dialogue entre ces trois mêmes personnages développé sur près d’une page en espagnol [page 34] alors qu’il est réduit à une demi-page en français [page 19], ou 193 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive enfin les cinq dernières pages du quatrième chapitre [de la page 71 à 75] qui sont réduites à peine quelques lignes en français, alors qu’en espagnol, le lecteur accède aux premières impressions de l’héroïne qui passe son premier après-midi dans sa cellule conventuelle). L’écart entre les deux versions commence à se réduire à partir du cinquième chapitre : rappelons toutefois qu’une partie du chapitre 5 ainsi que le suivant sont justement ceux qui manquaient au manuscrit, ce qui implique qu’ils ont été traduits par la traductrice Adoración Elvira et non pas par l’auteur lui-même. Malgré cela, les pertes sont tout de même moins importantes à partir du septième chapitre. Le type d’énoncés que nous venons de commenter, dans les trois cas, est plutôt varié, tout en concernant essentiellement les pensées des personnages : ainsi, Gómez-Arcos semble, en écrivant dans sa langue maternelle, s’autoriser plus de digressions, et surtout décide de faire davantage parler ses personnages : il ne s’agit pas toujours de réflexions réalisées à voix haute à travers un dialogue, mais cela peut prendre cette forme-là. D’autres fois, le personnage concerné prend la parole pour exprimer sa pensée, ou parfois se limite à l’exprimer par le biais du narrateur omniscient. L’énoncé, lorsqu’il s’agit d’un souvenir ou d’une pensée, peut apparaître entre parenthèses : notons que Gómez-Arcos a souvent recours aux parenthèses pour ajouter une réflexion émise par l’un de ses personnages. Nous l’avons mentionné, et cela est confirmé par ces suppressions assez massives, ce sont bien les premières parties des romans qui sont plutôt concernées puisqu’elles contiennent les fondements de la diégèse. L’auteur ressent clairement besoin d’enrichir, nous le disons sans jugement de valeur, les versions espagnoles : on pourrait presque penser, sans que nous puissions l’affirmer pour autant, que Gómez-Arcos a décidé que son lecteur naturel, espagnol donc, réclame ou nécessite davantage de détails ou d’anticipation pour asseoir diégétiquement le roman. Ces énoncés-là, supprimés sans égards, s’opposent à ceux qui se retrouvent compensés ou dispersés dans le texte par la volonté de l’auteur. 194 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive b. Énoncés compensés ou redistribués Aux ajouts simples, nous ajoutons une catégorie dans laquelle nous avons inclus les énoncés qui, après avoir été coupés, ressurgissent dans le texte un peu plus loin, soit en ayant été redistribués ou répartis dans le paragraphe concerné, soit compensés par un énoncé qui s’apparente à une sentence, ou encore par une petite touche d’humour. Dans le cas de Un oiseau brûlé vif, les suppressions sont rarement compensées : n’oublions pas, que malgré le fait que nous ayons choisi de parler de « suppressions », l’auteur a autotraduit le roman vers l’espagnol, et que par conséquent la première version est celle en langue française, ce qui explique probablement le fait qu’il n’ait pas cherché à compenser ou redistribuer en français. En effet, c’est plutôt la version espagnole qui s’est étoffée par des ajouts divers. Mais nous avons pu constater que quelques-uns des ajouts en espagnol correspondaient à des points de suspension en français, comme par exemple : (UOBV : 23) (UPOV : 22) Felix dégageait aussi cette encombrante odeur También Félix soltaba ese espeso olor a macho, de mâle, forte et âpre, que ses ébats avec les fuerte y áspero, que las peleas y magreos con bonniches de Madame sa mère exacerbaient à la las criadas de su señora madre no hacían sino folie… exacerbar: un olor hediondo, como el de papa. Parfois, l’énoncé supprimé fait place en français à une phrase contenant un brin d’humour, maintenant un champ lexical donné ou prolongeant une métaphore filée. Dans le paragraphe précédent celui de l’exemple qui suit, le narrateur nous explique la relation complexe existant entre Paula Martin lorsqu’elle était bébé, et son père le brigadier Pinzon : la petite semble le juger et le père croit percevoir dans le regard vairon de sa fille une condamnation à mort. En espagnol, quelques détails s’ajoutent, mais l’auteur ne refait plus allusion à cette condamnation, alors qu’en français, l’auteur y revient en plaçant « à perpétuité », alors qu’il aurait pu recourir également au vocabulaire juridique (« cadena perpetua » ou encore « a perpetuidad ») : 195 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive (UOBV : 23) (UPOV : 22) Dès que le dos de l’homme avait disparu par Cuando la espalda de papá desaparecía del l’embrasure de la porte, le visage de la petite marco de la puerta, una sonrisa sin dientes s’illuminait Elle iluminaba el rostro de la niña. Paulita oía aún al entendait encore le brigadier hurler des ordres brigada dar las órdenes correspondientes a la concernant la toilette de cette enfant et, les higiene de esa chiquilla. A gritos como de doigts agrippés aux draps, elle s’endormait costumbre. Pero su sonrisa no se borraba. comme une masse, l’esprit peuplé de rêves Empuñaba el encaje de la sábana y se dormía merveilleux : como d’un elle sourire sans traversait dents ? mille mondes un tronco. Sueños maravillosos le inconnus à la traîne d’un pli de jupe. La fête. La poblaban couleur de ces rêves, d’où le brigadier était desconocidos arrastrada por un pliegue de falda. absent à perpétuité, était celle de l’ivoire. La falda de mamá. ¡Qué fiesta! El color de el alma: recorría mil mundos aquellos sueños, de los que el brigada estaba perpetuamente ausente, era el de marfil. Autre exemple où l’auteur maintient une certaine atmosphère à travers le comportement d’un personnage, un punk aux manières pompeuses, rendant le passage bien plus drôle en français, mais modifie ou ajoute en espagnol des éléments qui font perdre la connotation humoristique du moment : (UOBV : 64) (UPOV : 64) en Los enterradores embolsan la propina y se fumant ; le punk serre à nouveau la main de largan. Arrastrando los pies, fumando. Otro mademoiselle Martin, et poli comme un Anglais cortejo les espera más allá de la verja. El punki de station balnéaire, annonce aux demi-sœurs estrecha de nueva la mano de la señorita Martín. qu’il les laisse seules, elles ont sans doute des Educado como un inglés de balneario, anuncia a affaires de famille à discuter, il prie ces dames de las hermanastras que las deja solas. Todo el prendre leur temps, ils les attendra à la porte du tiempo que quieran. Sí, sí, sin prisas. Tendrán cimetière… Paula Martin n’a pas le temps sin duda asuntos de familia que discutir. Lo d’opposer qu’elles n’ont rien à se dire que le dicho: todo el tiempo que necesiten. Las espera corbillard descend l’allée à toute allure. en la puerta. Les croque-morts s’en vont, traînards, Antes de que Paula Martín pueda aclararle que ella y la nena puta “no tienen nada que decirse”, el furgón funerario desciende a toda velocidad el paseo central. Enfin, dans ce dernier exemple, nous voyons que Gómez-Arcos se répète presque en espagnol puisque le texte en français, distribué différemment, est largement plus 196 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive clair, nul besoin de cette répétition de fin de paragraphe ; nous ne pouvons y voir qu’une volonté d’insistance de la part de l’auteur sur l’éventualité qu’une fille d’ancien séminariste devienne une prostituée : (UOBV : 136) (uPOV : 138) Les batteurs de dominos devenaient de plus en Los jugadores de dominó se volvían cada vez plus sceptiques quant à l’avenir de cette gosse, más escépticos en cuanto al porvenir de la papa aussi ; ils disaient amèrement : « cette fille chavala. Su papaíto también. Todos decían con ne sera jamais une pute comme il faut. Ce sera amargura: “esta chica no será nunca una puta une pute, certes, mais pas comme il faut. » Papa como Dios manda.” A papá se le entristecía el tirait une triste mine, grognait son latin et faisait rostro. Gruñía sus latines. Insistía para que fuera pression sur elle pour qu’elle aille à confesse. En a confesarse. En vano. ¡Todo era en vano con vain. Tout était vain avec cette gourde ! Elle aquella cabeza de chorlito! Que le contestaba répondait qu’elle n’avait pas appris assez de que cochonneries pour remplir à ras bords les oreilles marranadas para hacer rebosar las orejas de su des curés, elle craignait de les ennuyer. Et elle confesor. ajoutait : - ¡Los curas se aburren conmigo, papá! - Ne t’inquiète pas, papa, ça va venir. Un jour ou Luego añadía: l’autre, je serai la grande pécheresse que tu - Pero no te preocupes. Llegará un día en que souhaites. Une Messaline, comme tu dis. Mais seré la gran pecadora que tú deseas. Una sois patient, je suis encore trop jeune ! Mesalina, como tú dices. ¡Ten paciencia, soy Une chose était claire : […]. todavía muy joven! aún no había aprendido suficientes En efecto, pensaba el padre, mi hija será puta. Pero esos condenados tienen razón: nunca será una puta como Dios manda. Lo que estaba claro como el agua es que […]. Dans le cas de L’Aveuglon, Gómez-Arcos a non seulement supprimé des passages entiers, mais il s’est également employé à compenser ces modifications pour maintenir un certain équilibre entre les deux versions. En effet, comme la version française a été écourtée à plus d’un titre, l’auteur a cherché à compenser ces suppressions, par endroits, en complétant son récit, quelques lignes plus loin, par des réflexions du protagoniste, des digressions à tendance philosophique, ou encore des remarques humoristiques. Ainsi, les réflexions du petit Marruecos, parfois citées entre parenthèses, sont des pensées que l’auteur lui met dans la bouche, et qui sont souvent liées à son 197 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive passé. Celles-ci compensent, la plupart du temps, un paragraphe plus long en espagnol, plus détaillé. Et nous avons également constaté, que la compensation pouvait parfois prendre la forme d’un court passage digressif, d’inspiration philosophique ou moralisatrice. Dans le texte espagnol, dans le premier chapitre, trois phrases, inexistantes dans L’Aveuglon sont ajoutées : l’auteur y raconte comment le protagoniste élude les questions de Mlle Sabine sur les souvenirs et y fait allusion à la relation qui le lie à son grand-oncle Magdul, qu’il préfère nommer « grand-père ». Celles-ci se trouvent compensées, par une sentence attribuée à l’enfant : (A : 12) (M : 13) Les souvenirs, les souvenirs… Des balivernes ! Los recuerdos, los recuerdos… ¡Pero mira que La vie ne marche pas à tes trousses, elle trotte es grande!, gruñía el chaval. Y Mademoiselle devant ton nez. Sabine, incansable, insistía con lo de los La blonde demoiselle poussait un long soupir. recuerdos. Marruecos le juraba entonces que la memoria se le había borrado un día al caerse de un árbol y darse un coscorrón en la cabeza. “Cosas que pasan”, epilogaba con toda seriedad, imitando los dichos del tío-abuelo Magdul. (Él le llamaba sólo abuelo; era más corto y sonaba mejor.) La rubia demoiselle suspiraba. Les remarques ou les effets humoristiques sont plus fréquents en français, et lorsqu’ils se contentent d’être un simple équivalent de la version espagnole, il est facile de remarquer que l’espagnol est moins drôle. Par exemple, afin de compenser une suppression de plus de quatre lignes, l’auteur rend le paragraphe suivant nettement plus drôle que celui en espagnol et décrit davantage la syncope endurée par Fatima pour compenser la suppression : (A : 108) (M : 79) Dans ce pays, se dit l’enfant tout en se nettoyant Marruecos se preguntó por qué sería que hasta de la bave, même les bêtes ont une passion las bestias tenían en su país una ciega pasión aveugle pour les blonds. por los rubios. Cuestión de contrastes. Sin duda. Le voyant revenir dans ce pitoyable état, Fatima No sabía muy bien lo que era un contraste, pero tomba en syncope. Manque de pot, ce ne fut pas los adultos versados en relaciones humanas une syncope de longue durée. À peine comme solían emplear ese término. A él le gustaba 198 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : un râle d’agonisant. l’écriture autotraductive perpetuar la costumbre. Aun sin comprender del todo lo que decía. A Fátima le dio un síncope cuando le vio llegar en tal estado de suciedad. El síncope de la vieja duró menos que un síncope corriente. Dans la deuxième partie du roman, après avoir supprimé tout un paragraphe où Marruecos imagine le futur de « manager » qui attend son ami Mehdi Tahib, l’auteur redistribue et place à un autre endroit la description du ton employé par l’homme d’affaires, puis ajoute un syntagme nominal qui fait écho à ce qui a été dit dans la phrase précédente, associant « des hommes d’affaires sérieux et responsables » à une menace d’égorgement : (A : 181) (M : 127) - À l’européenne, précisa le négociant, de ce ton - A la europea – precisó el negociante. arrogant dont il usait pour épater les ignorants. - ¿Cómo a la europea? Le rustre rétorqua : - ¡En Europa, las cinco de la tarde significan - Oui, à environ cinq heures, heure marocaine. precisamente las cinco de la tarde, e incluso a Pour l’argent, pas de retard. Et fais gaffe aux veces las cinco en punto de la tarde, no las siete magouilles ; je suis capable de t’égorger. a las ocho como aquí! En hommes d’affaires sérieux et responsables, La docta voz de profesor para asombrar a ils se séparèrent sur cette promesse sanglante. ignorantes que sacaba a menudo el hombre de negocios impresionaba siempre a Marruecos. El chiquillo estaba convencido de que su socio tenía por delante una gran carrera de organizador. O de mánager. También era posible (vista la precisión con que se refería a Europa en particular y al mundo en general) que un buen día se le presentase la ocasión de dirigir una agencia de viajes. O un gran hotel. En este caso podría instalar a Munia la tronchada en la suite real. Y agasajarla con banquetes, música y joyas a expensas del negocio. Sin importarle un solo instante que el dinero perteneciese a otro. El cazurro dijo: - Alrededor de las cinco de la tarde, hora marroquí. ¡Y no se te ocurra venirme con historias ni con plazos, sobre todo en lo tocante 199 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive al pago, porque te degüello! Así se despidieron. Como dos negociantes serios y responsables. L’ordre et la dispersion volontaire des informations dans le texte sont également présents dans L’Aveuglon. Molina Romero en parle comme d’un procédé auquel l’auteur recourt afin de structurer d’une manière plus pratique l’information à faire passer au lecteur même si ce recours n’est pas nécessaire : La traducción juega a veces también con pequeñas variaciones en el orden sintáctico: ofrecer antes o después la información con respecto al texto español. Esto no parece en principio necesario, pero es un recurso al que el autor recurre para estructurar más cómodamente la información en la otra lengua.446 Ainsi, Gómez-Arcos redistribue certaines informations, qu’on peut retrouver plus loin dans le texte, ou encore dans le même paragraphe mais dans un ordre syntaxique différent, ou enfin, citées sans autant de détails, sous forme d’incise. Par exemple, dans Marruecos, à la fin de la page 15, après une réplique de Mehdi Tahib (– ¿De qué gusano estás hablando ?), l’auteur raconte un événement précis évoquant déjà le possible départ de l’homme d’affaires 447 : « Regateaba con un camionero el precio de su billete de vuelta a Fez uno de estos días ». Cette information, Gómez-Arcos la replace un peu plus bas dans le texte français, après un court paragraphe sur les talents d’imitateur de Marruecos : « L’autre, homme d’affaires rompu aux marchandages, ne croyait qu’à l’argent. » L’auteur fait donc passer l’information : l’homme d’affaires Mehdi Tahib a l’habitude de marchander. Un deuxième exemple nous est donné lors de la description de Fatima par l’enfant, qui s’étonne de l’odeur qu’elle dégage. Dans le texte espagnol, l’allusion au rôle de celleci auprès de son grand-oncle, précède la description : « la ilustre fémina – o lo que fuese – del tío-abuelo » (M : 48), alors qu’en français elle apparaît plus loin « odorante Fatima, servante (ou Dieu sait quoi) de son grand-oncle » (A : 68) rejetant à une ligne plus bas la comparaison de la femme avec une voiture « à ces effluves variés se joignaient les gaz d’échappement de ce vieux corps plus proche d’une 446 Molina Romero, Ma Carmen. « De L’Aveuglon a Marruecos: una lectura a contrapelo…, op. cit. 447 Cette allusion à la trahison de Mehdi Tahib est déjà présente à la page 13 de Marruecos : « Una falsa promesa. El maricón se había vuelto a Fez sin decirle ni adiós. » et à la page 13 de L’Aveuglon, mais sans la précision géographique : « Mais il s’était tiré sans même lui dire au revoir. […] Marruecos s’était fait aux coups fourrés. » 200 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive voiture que d’une sainte femme » (A : 68), ou avec un camion « el hedor de Fátima, más propio de un camión que de una santa mujer » (M : 49). Cette redistribution des informations est utilisée par Gómez-Arcos moins souvent que les autres types de transformations. Il est vrai que notre auteur recourt davantage à la modification-compensation par exemple, ou plus simplement à l’ajout d’éléments qui devaient probablement, au moment de l’autotraduction, lui sembler avoir besoin d’être amplifiés. Quelques modifications qui appellent donc une compensation, souvent courte, mais présente tout de même, et sans que pour cela le lecteur en soit affecté dans sa lecture. Ainsi, Gómez-Arcos conscient, pendant le processus d’autotraduction, de modifier quelque peu certains passages, prend la décision, de compenser d’une manière ou d’une autre ou de redistribuer, la perte ou le gain d’informations qui figurent dans l’une ou l’autre version afin de maintenir une fidélité toute relative à son vouloir-dire. Dans le cas de Maria Republica, nous n’avons trouvé aucune compensation ni redistribution des énoncés supprimés : en effet, comme nous l’avons évoqué dans la rubrique précédente448, les suppressions concernent des paragraphes qui forment une unité sémantique, ils se suffisent donc à eux-mêmes puisqu’il s’agit d’informations complémentaires ou supplémentaires dont le lecteur de la version française, selon nous, ne ressentira pas la perte. Étant donné que le manuscrit révisé par la traductrice Adoración Elvira, n’a pas été retravaillé par l’auteur lui-même en vue de sa publication, il n’est donc pas étonnant que la structure des deux versions soit très semblable : la fidélité de la traductrice ne faisant aucun doute, seuls les ajouts manuscrits effectués par l’auteur ont été maintenus toujours dans le respect de cette fidélité. Ainsi, si comme nous l’avons découvert, le roman a été autotraduit simultanément dans les deux langues, alors la version espagnole est forcément plus fidèle au manuscrit que la version française qui a certainement dû être remaniée et corrigée par l’éditeur avant sa publication. Les passages ajoutés en espagnol sont probablement des énoncés supprimés en français lors de l’énième révision du roman 448 Voir deuxième partie, chapitre 2, I, C, 1. 201 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive par l’auteur lui-même, le correcteur ou l’éditeur. Le rapport de fidélité est donc davantage équilibré entre les deux versions du roman. Dans tous les cas, ajouts ou suppressions, puisque nous avons pris le parti de les nommer « ajouts » lorsqu’il s’agit d’autotraduction différée et « suppressions » ou « ajouts » dans la cas des autotraductions simultanées, ne nous ont pas semblé être motivés par autre chose que par la liberté que confère à l’auteur d’être son propre traducteur. D’autant que la compensation par des informations autres ou la redistribution des énoncés plus avant dans le texte, nous démontrent que ce sont là des choix auctoriaux. Il existe cependant des endroits où les choix de l’autotraducteur sont forcés : comme par exemple lorsqu’il explicite, modifie ou supprime une donnée ou une référence culturelle. 2. Explications culturelles et amplifications Pour un traducteur, modifier un énoncé peut avoir des conséquences variables ; mais pour un autotraducteur, ce même geste de modification, nous venons de le voir, peut largement être en quelque sorte rattrapé, soit par une compensation quelconque ou, tout simplement, par une justification qui le légitime. Un traducteur a souvent recours à des techniques d’explicitation ou d’amplification car il pense que la compréhension de son texte par le public d’arrivée est conditionnée par l’adaptation culturelle du texte source à la culture cible : il se métamorphose alors en traducteur omniscient. Nous reprenons à notre compte les propos explicatifs de M.-F. Delport sur ce type de recours : « seuls ont été retenus des cas où ne pesait aucune contrainte de langue, où une traduction littérale était possible, où donc le traducteur a pu exercer un choix – que l’option prise l’ait été délibérément ou non. Tout ce qui est ici appelé « figure de traduction » est libre quant à son existence. Il n’y a précisément figure que parce qu’il y a liberté. Pour la traduction comme pour la rhétorique. Libres par nature quant à leur existence, ces figures cependant peuvent, pour ce qui est de leur contenu, obéir à une contrainte ou, au contraire, y échapper. On fera distinction ici d’une figure contrainte, quant à son 202 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive contenu, qu’on appellera explicitation, et d’une figure libre, quant à son contenu qu’on nommera amplification. »449 Gómez-Arcos, en tant qu’écrivain bilingue, peut tout à fait entreprendre des modifications de son œuvre, avec pour seul objectif, l’écriture d’une œuvre que le lecteur, et même le critique, trouveront unique. Pourtant, dans certains cas, la transposition d’un texte élaboré dans une langue dans une autre langue, nécessitera de prendre des mesures spécifiques. En effet, dans une stratégie d’adéquation d’un texte à son public de destination, il est souvent nécessaire d’effectuer des choix de traduction. Un traducteur allographe aura recours, souvent, à des notes de bas de page, ce qu’on appelle communément « les notes du traducteur ». Nous avons d’ailleurs le témoignage450 de la traductrice Adoración Elvira concernant son travail de révision-traduction : elle pense qu’à plusieurs reprises, si elle avait dû traduire le roman Maria Republica dans son intégralité, ou si elle avait été chargée de la traduction des deux autres œuvres autotraduites de Gómez-Arcos, elle aurait ajouté, sans hésitation, une note de bas de page au lieu d’expliciter ou de modifier le corps du texte. Ainsi, elle explique451 que dans le cas de l’hymne du « Cara al sol », présent dans le binôme Un pájaro quemado vivo – Un oiseau brûlé vif, Gómez-Arcos a choisi lors d’une première occurrence de ne pas le citer directement en espagnol mais de le transposer en français en « hymne de la Phalange », et lors de la deuxième occurrence de le supprimer et le remplacer par « beau salut fasciste ». Dans le processus d’autotraduction, l’auteur décide donc d’insérer directement une explication dans son texte en français, alors qu’à sa place, un traducteur aurait expliqué la référence dans une note de bas de page ou de fin de texte 452. Citons les exemples extraits de Un oiseau brûlé vif et de Un pájaro quemado vivo évoqués par la traductrice : 449 Chevalier, Jean-Claude ; Delport, Marie-France. Problèmes linguistiques de la traduction…, page 46, op. cit. Elvira Rodríguez, Adoración. Au sujet des traductions des romans de Gómez-Arcos. [Entretien téléphonique]. Traductrice littéraire, chargée de la traduction des romans d’Agustín Gómez-Arcos, 28/11/2014. 451 Elvira Rodríguez, Adoración. « Un caso de traducción perfecta o cuando el traductor es el propio autor » in Sabio, José A. ; Ruiz, José (eds). Traducción literaria. Algunas experiencias. Editorial Comares, Grenade, 2001, page 58. 452 Op. cit., page 57. 450 203 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive (UOBV : 196) (UPOV : 197) Elle ne perd pas un détail de la parade funèbre, No se pierde un detalle del desfile fúnebre. ces gens qui prient à haute voix ou braillent Devotos que rezan en voz alta. Que canturrean l’hymne de la Phalange. el Cara al sol con gemido apenas audible. (UOBV : 186) (UPOV : 187) Au palais du Prado, où l’on vient d’installer à En el palacio del Pardo, donde parece ser que demeure le bras non corrompu de sainte han instalado por tiempo indeterminado el brazo Thérèse d’Avila, des voix anonymes assurent incorrupto que c’est la main même de ce bras qui soutient aseguran que es la mano en persona de ese la cuillère avec laquelle on fait ingurgiter au Saint santo brazo la que sostiene la cuchara y el des litres de sérum, histoire de le garder en vie aparato de perfusión con los que el santo engulle pour l’avenir glorieux de la Patrie. litros y litros de suero. Sí, para conservarle vivo de una santa, voces anónimas con vistas al porvenir glorioso de la Patria. Deux choses attirent notre attention dans ces deux exemples en plus du choix de l’auteur d’expliciter les références culturelles qui y sont présentes : tout d’abord, le fait qu’en espagnol l’hymne soit chantonné au milieu d’un gémissement à peine audible alors qu’en français les gens « braillent » cet hymne ; puis, le fait que l’auteur se limite à ajouter le nom de la sainte à qui appartient ce fameux « bras non corrompu » alors qu’en réalité cette sainte relique, qui ne fait pas partie des références religieuses communes en France, a un réel impact historique en Espagne puisqu’elle a fait partie des biens du patrimoine religieux récupérés et « sauvés » par le camp nationaliste à la fin de la Guerre Civile puis a été exposée dans la chapelle du Palais du Pardo, résidence du Général Franco. Notons également cette coquille qui s’est glissée dans la version française « Palais du Prado » au lieu de « Pardo », qui bien entendu ne trouve pas son pendant en espagnol, mais qui nous semble-t-il, relève tout de même d’un manque d’attention des correcteurs français. Nous avons, d’ailleurs, trouvé deux autres coquilles ou erreurs de ce type en français, qui concernent toutes deux une référence à des données culturelles qui n’ont pas été remarquées en français. En effet, l’auteur, en faisant allusion à l’attentat qui a mis fin aux jours de l’Amiral Carrero Blanco, indique en français que celui-ci a eu lieu un 23 204 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive décembre453, ce qui est erroné, puisque l’attentat a eu lieu le 20 décembre 454 1973, date correctement mentionnée dans la version espagnole. Et lorsque l’auteur évoque le défilé traditionnel des Rois Mages (« la cabalgata de Reyes ») qui a lieu dans tous les villages et villes d’Espagne le 5 janvier au soir, en français, cela devient : « une courte, maigre cavalcade des Rois a eu lieu le 6 janvier455 », alors que, bien entendu, en espagnol, il a bien eu lieu le 5 janvier. Ces petites modifications, que nous ne pouvons attribuer à l’auteur, peuvent être dues à une révision trop indulgente, puisque la version espagnole n’en est pas affectée. Pour revenir au type d’amplification et d’explicitation dont font partie des « figures de la traduction », surtout dans leur versant culturel, ces modifications liées aux spécificités d’une culture sont en effet présentes sporadiquement dans l’œuvre de Gómez-Arcos. En effet, les exemples que nous allons citer montrent que, parfois, l’auteur, ayant conscience d’être allé trop vite en besogne, s’arrête pour une explication un peu plus détaillée afin de ne pas déstabiliser son lecteur francophone. Dans le cas de L’Aveuglon, au début de la première partie, on apprend, dans les deux langues, le métier de la mère de l’enfant. Pour une raison indubitablement culturelle, l’auteur juge utile d’ajouter une explication plus fournie en français mais inexistante en espagnol, sans doute destinée au lecteur francophone, peut-être moins sensibilisé à la contrebande qui sévit à la frontière hispano-marocaine de Ceuta, mais qui est bien connue des Espagnols : (A : 14, 15) (M : 15) Et puis sa mère arrivait, venant de la frontière, Por fin, su madre se acercaba desde la frontera chargée comme une mule, un ballot sur le dos : española, siempre cargada como una mula, un des fringues bon marché, qu’elle achetait d’un fardo de ropas sobre las espaldas. Con humildad côté pour les revendre de l’autre. Elle fixait o a gritos (según cómo estuviera ese día de patiemment le péage avec les officiers, voraces humor), convenía el precio del peaje con los comme des requins… aduaneros, cada vez más voraces. 453 Gomez-Arcos, Agustin. Un oiseau brûlé vif…, page 163, op. cit. Notons par ailleurs que le manuscrit en français contient également une erreur supplémentaire : en effet, la date indiquée est le « 23 novembre 1973 », et le mois de novembre apparaît raturé avec au-dessus « décembre » corrigé. Voir à ce sujet, deuxième partie, chapitre 1, B, 1, b. 454 Gómez Arcos, Agustín. Un pájaro quemado vivo…, page 164, op. cit. 455 Gomez-Arcos, Agustin. Un oiseau brûlé vif…, page 211 op. cit. 205 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive Autre exemple lié au même sujet, mais qui selon nous, s’apparente plus à de l’amplification qu’à de l’explicitation exigée par la référence culturelle : (A : 44, 45) (M : 31, 32) La police routière les arrêta. À plusieurs reprises. La policía motorizada detenía con frecuencia el Elle semblait ne rien trouver de mieux à faire que camión. d’embêter le reclamaba los papeles al chófer. Y empezaba chauffeur. Un agent réclamait les papiers, l’autre una larga discusión. No, señor, ningún conductor comptait les voyageurs. Une longue discussion. Il estaba autorizado a transportar tanta gente. Un était interdit de transporter autant de monde. Une vehículo en tales condiciones significaba, un « voiture trop chargée signifiait « un grand danger auténtico peligro para el tráfico por carretera ». pour la circulation ». Cette phrase rappela à Guardias y camionero palabreaban un buen l’enfant les feuilletons télé. Agents et chauffeur cuarto de hora, los viajeros se armaban de palabraient un bon quart d’heure. « Non, paciencia. Por fin, el chófer comprendía la monsieur, vous n’êtes autorisé à vendre qu’un necesidad de repartir honestamente con las certain nombre de billets, un point c’est tout ! » autoridades el producto de la venta de billetes, Les voyageurs cuisaient et patientaient. Affaire única conducta aceptable en el negocio de los délicate, l’ordre routier. Mieux valait ne pas s’en transportes públicos. « Las reglas son las mêler. Finalement, le conducteur était forcé reglas ». Comprendido. les honnêtes gens, grognait Un guardia contaba los viajeros, d’admettre le devoir civique et de partager la caisse avec les autorités, comportement somme toute responsable en matière de transport public, faute de quoi une grosse contravention tombait. Toutes les modifications d’ordre explicatif, explicitatif ou culturel, intervenant dans la version française, semblent avoir une motivation commune : celle d’apporter au lecteur francophone un ajout d’information probablement lié à un besoin, que l’auteur ressent, d’adapter, ou du moins d’exprimer la chose avec davantage de clarté et de détails, et surtout d’ironie. Gómez-Arcos se plie ainsi à l’arme française par excellence : l’ironie. Ironie que nous retrouvons peu ou pas dans les versions espagnoles. Parfois, c’est du côté espagnol que nous découvrons des transformations culturelles. En effet, s’il nous semble évident qu’à la lumière des exemples précédents, l’auteur a cherché à expliciter une référence culturelle difficile à livrer dans sa version brute à son lecteur francophone, la raison nous paraît plus obscure 206 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive lorsque l’explication apparaît en espagnol, comme en témoignent ses deux exemples tirés de Marruecos et de Un pájaro quemado vivo : (A : 21) (M : 18) Les uns apportaient la théière, les autres le Algunos incluso se traían la tetera, otros la lata tabac. Au milieu de la représentation, Marruecos del tabaco, para frotarse las encías en pleno les entendait crachait sans la moindre retenue. espectáculo: Marruecos les oía escupir ruidosamente. (A : 253) (M : 175) Les filles de Madame racontaient que Mlle Las Sabine venait d’une très bonne famille, « dans la Mademoiselle Sabine descendía de una gran mesure où cela est possible dans un pays familia; claro, dentro de lo que cabe en un país comme la France, où plus personne ne sait d’où mezclado como Francia, en el que nadie sabía a il vient, sauf à venir en bloc de la Bretagne ». ciencia cierta de dónde procedía... aparte de hijas de la Señora aseguraban que proceder de Bretaña o de Provenza. (UOBV : 33) On allait (UPQV : 33) jusqu’à dénombrer les hommes Llegaban incluso a enumerar los hombres de d’affaires riches comme Crésus qui, malgré le negocios, ricos como Cresos, que a pesar del prix qu’ils étaient prêts à payer, ne partageaient precio que estaban dispuestos a pagar por sus avec la déesse des houris que son fameux favores no conseguían compartir con la diosa de narguilé. las huríes ni el lecho ni los cojines mullidos: todo Paula écoutait. lo más el célebre narguile. -¿El qué? -¡La pipa turca! – explicaba una enterada. Paula escuchaba. Dans le premier exemple, l’auteur explicite en espagnol l’utilisation du tabac que les voisins apportaient le soir sur le pas de la porte, alors qu’en français, la suppression peut, nous semble-t-il, empêcher la compréhension de la suite du texte. Dans le deuxième exemple, l’ajout de « Provenza » semble obéir à une légère contrainte : expliciter afin que le lecteur comprenne bien qu’il est fait allusion à des régions françaises, ce qui entraîne un appauvrissement de la version espagnole en limitant l’identité française à ces deux versants. En revanche, dans le troisième 207 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive exemple, qui est de toute évidence plus proche de l’amplification que de l’explicitation, par le moyen d’un petit échange dialogué, l’auteur ajoute l’autre dénomination du narguilé en espagnol. Pourquoi l’auteur décide-t-il, dans les deux cas, d’expliquer des références orientales à ses lecteurs espagnols alors qu’il ne le fait pas pour son public français ? Part-il du principe qu’en France, on connaît mieux ce genre de choses ? Ou est-on tout simplement dans le cadre d’une « figure d’autotraduction » libre ? Dans ces deux autres exemples qui suivent, extraits du binôme Marruecos – L’Aveuglon, nous assistons à une explication bien détaillée de certains aspects de la culture marocaine. Ainsi dans le premier, la liste des personnes incapables, selon le protagoniste de répondre à l’écrivain public dans une qualité de langue équivalente que celle de ce dernier, est essentiellement énumérative en français. Elle est en effet explicitée et détaillée en espagnol, et il est aisé de s’apercevoir que les explications auraient été bien intéressantes en français également, car l’écrivain se limitant à énumérer des personnes de l’entourage de Marruecos, nous avons l’impression à la lecture qu’ils ne sont que cela : des personnes de son entourage. Pourtant, il s’agit de personnes bien choisies, pour leurs aptitudes à négocier et à marchander et par conséquent capables d’utiliser un langage pouvant rivaliser avec celui d’un écrivain public. Dans le deuxième, en français, l’auteur s’arrête aux prémices de la description : « tatouée comme une mauresque de souk », alors qu’en espagol, il détaille et explique en quoi consistent précisément ces tatouages marocains traditionnels de couleur verte ou bleue, qui ne sont plus d’usage que dans les zones rurales. (A : 34) Douaniers, (M : 25, 26) flics, touristes dévorateurs de Aduaneros, guardias de la circulación y de la pastèques, vagabonds comme Fakir, culs-terreux porra, turistas gardant quatre moutons près de la route, consumidores de agua mineral (« para evitar la revendeurs de tissus n’auraient su que répondre deshidratación », […] herniado, los devoradores según cuatro de decían), sandías Fakir desharrapados y el que guardaban ovejas junto a la carretera (ansiando que un automovilista despanzurrase a una para exigirle diez veces el precio como indemnización), e incluso los revendedores de telas del mercado, que tienen labia para dar y 208 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive prestar, no hubieran sabido qué coño responder […] Enfin, les exemples qui suivent, extraits de Un oiseau brûlé vif et de Maria Republica appartiennent très certainement à la catégorie « amplification », même si nous devons voir en eux, en sus de l’explicitation, une connotation supplémentaire, liée à la politique et à la religion due de toute évidence à la volonté de Gómez-Arcos de critiquer ou de moquer davantage cela dans sa langue natale : (UOBV : 20) (UPQV : 19) Ce n’était pas un hasard si, mieux que No quiconque, leur mère personnifiait l’exquise personificase a la exquisita dama de la clase petite femme de la classe moyenne (mais media (y, sin embargo, ascendente) y su padre montante) et leur père le vaillant soldat de al valiente soldado del ejército rebelde (y, sin l’armée des vainqueurs. embargo, victorioso). Sí, el de los vencedores. El era una casualidad que su madre verdadero ejército. (UOBV : 30) UPQV : 29) Surtout depuis ce vendredi saint où la malade Sobre todo a partir de aquel famoso Día de los imaginaire avait décidé une fois pour toutes que Difuntos en el que la enferma (imaginaria) había son « précaire état de santé » ne lui permettait decidido que su « precario estado de salud » no plus de se rendre à confesse les dimanches et la permitiría en adelante seguir confesándose los jours fériés. domingos y festivos (las «fiestas de guardar», explicó humildemente Celestina). (MR : Chapitre 2 - 17) (María R: Chapitre 2 - 30,31) - Moi, toutes les semaines. Je veillerai à ce qu’il - Yo todas las semanas – añade, ferviente, doña ne manque rien à ton trousseau. Ça ne va pas Eloísa burguesa-. Y me encargaré de que no le être facile d’obtenir l’autorisation de te rendre falte nada a tu ajuar. Aunque no permiten visitar visite quand tu seras novice, tu sais. Mais je me a las novicias, ya me las arreglaré. La cuñada de débrouillerai. la Madre Superiora es muy amiga mía. Su Le chant insolite du canari se propage une fois marido es concejal del ayuntamiento. encore dans les corridors laiteux de l’enfer. - ¿El marido de la Madre Superiora? – pregunta, sociable, María República. - ¡Pero qué disparates dices, hija! - ¿Su hermano? - ¡No mujer! ¡El hermano de su difunto esposo! - Me pierdo, tía, me pierdo. Nunca entenderé los parentescos eclesiásticos. 209 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive - ¡Pero en qué conversaciones os metéis! – se impacienta don Modesto cura-. Cambiad de tema o callaos. Por los corredores lechosos del infierno se propaga de nuevo el canto insólito del canario. Amplification ou explicitation, figure de traduction libre ou contrainte, la conclusion s’impose à nous : Gómez-Arcos est un autotraducteur omniscient qui n’hésite pas à transformer certains passages dans un objectif qui n’est pas toujours transparent. Et les transformations opérées s’attaquent également à la structure même du récit en traitant les descriptions de façon différente en fonction de la langue. 3. Les descriptions et leurs fonctions Il nous a semblé fondamental d’étudier le traitement de la description car elle est un pilier du récit, même si parfois son utilité peut être contestée. Comme le synthétise Vincent Jouve : « l’étude de la description consiste à s’interroger sur son inscription dans ce vaste ensemble que constitue le récit, sur son organisation en tant qu’unité autonome et sur son utilité dans le roman »456. La description, dans une structure romanesque, peut remplir plusieurs fonctions à la fois parmi les quatre principales qui lui sont généralement attribuées 457 : à savoir les fonctions mimésique, mathésique, narrative et esthétique. Chez Gómez-Arcos, comme chez tout auteur, les quatre fonctions sont présentes, mais la fonction narrative semble parfois se confondre avec la fonction esthétique, et c’est après le passage par le filtre de l’autotraduction que le doute s’installe. En effet, si la description, par sa fonction narrative, renseigne le lecteur sur les lieux, les personnages, l’atmosphère, ou encore contribue à mettre en place des 456 Jouve, Vincent. La poétique du roman…, page 44, op. cit. Op. cit., page 43 : « La fonction mimésique consiste à produire l’illusion de la réalité et la fonction mathésique à diffuser un savoir sur le monde. La fonction narrative est essentielle : la description ne se réduit que très rarement à un rôle ornemental ; elle remplit souvent une fonction dans le déroulement même de l’histoire. […] Enfin, c’est par la façon dont elle est présentée, organise et écrite, que la description a une fonction esthétique : […]. » 457 210 Étude comparative : DEUXIÈME PARTIE l’écriture autotraductive indices pour la suite de l’intrigue, alors par sa fonction esthétique, elle inscrit l’auteur dans un courant littéraire puisque la façon dont elle est écrite et présentée permet de classer l’auteur dans une catégorie d’écrivains qui privilégient un genre particulier d’écriture. Ainsi, nous avons constaté, dans les trois œuvres autotraduites que les descriptions subissent un traitement différent en fonction de la langue. Les exemples suivants concernent essentiellement la fonction narrative, et comme nous pouvons l’apprécier, Agustín Gómez-Arcos s’attache plus souvent à ajouter dans les versions espagnoles des détails sur des personnages, des lieux ou une atmosphère dont la description est bien moins détaillée en français. (UOBV : 135) (UPQV : 137) Elle avait les yeux noirs, les cheveux très courts Tenía los ojos negros y llevaba el cabello muy et très frisés. Elle ignorait les fleurs, les gants, les corto petits chapeaux, les chaussettes ajourées dont permanente. Jamás se ponía flores en el pelo Ni l’élastique marquait les jambes au-dessous du usaba guantes. Ni sombreros. Ni boinas. Ni genou. calcetines calados, cuyos elásticos dejaban y rizado. Rizado natural, no de marcas en las pantorrillas. (UOBV : 213) (UPQV : 215) Le 15 février, un bon chrétien décharge sa El 15 de febrero, un buen cristiano descarga su carabine sur un couple de fornicateurs canins, un escopeta automobiliste les caninos. Un automovilista vengativo los remata, écrasant. Pour l’exemple. Heureusement, il s’agit reventándolos, con el coche. Para que sirva de de deux chiens vagabonds, sinon le sang aurait ejemplo, explica el buen hombre a su pasajera coulé, promet un passant. Et il lève jusqu’au nez que le manosea la bragueta. Afortunadamente, des assassins la violence de son poing. Un se trata de dos perros vagabundos; si no correría rouge, sans doute. Maintenant, ils sont partout, la sangre, promete el forzudo peatón que sacó a ils gueulent pour des vétilles. mear un ridículo pincher. Y levanta la violencia vindicatif les achève en contra una pareja de folladores del puño frente a las narices de los asesinos. Sin duda alguna un rojo, se dice Paula, que escucha el suceso por la radio. Ahora están en todas partes los rojos. Arman escándalos por verdaderas nimiedades. Ces deux exemples pointent du doigt un très léger appauvrissement de Un oiseau brûlé vif, et même si ce ne sont que des détails qui n’apportent rien de plus au récit, cela nous semble important de le noter. Ainsi, pour le premier exemple contenant la 211 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive description du personnage de « La Roja » lorsqu’elle était jeune, Gómez-Arcos a tenu à préciser en espagnol que sa chevelure bouclée était naturelle pour insister sur la particularité de ce personnage pour qui l’apparence physique est loin d’être une priorité, sachant que plus tard « La Roja » portera une perruque blonde après que : « une féroce maladie au nom honteux en finit jadis de ses boucles brunes »458. S’agissant du deuxième exemple, nous avons plutôt un élément ambiant permettant de mettre en place une atmosphère politico-sociale compliquée : l’auteur, en espagnol, semble vouloir apporter davantage d’éléments de critique sur la société espagnole de l’époque (un homme qui se permet de juger deux chiens « fornicateurs » et de participer à la répression morale ambiante alors que lui-même n’est pas ce qu’on pourrait appeler un modèle de vertu à l’instant précis où il décide d’écraser les chiens) mais aussi signaler les habitudes de la société (Paula écoute ce fait divers à la radio, car il est suffisamment pertinent pour être relayé par les médias), et enfin donner son point de vue sur une race de chien qu’il trouve ridicule et qui se trouve être l’une des races les plus communes des animaux de compagnie de ses compatriotes. Dans les exemples qui suivent, extraits du binôme L’Aveuglon-Marruecos, nous avons des descriptions dont la fonction narrative est fortement couplée à un besoin d’explicitation esthétique supplémentaire en espagnol : l’auteur cherche vraiment à développer sa description et y ajoute des éléments qui contribuent clairement à mieux camper le décor. Le décor, qui, rappelons-le est tout aussi exotique pour le lecteur espagnol que pour le lecteur français puisqu’il s’agit du Maroc et de sa culture. (A : 55) (M : 39) Pauvre imagination du môme aveugle ! Tout en La imaginación de Marruecos andaba como déroute ! Et sans la moindre image. Oui, blanche descarriada, sin imagen que llevarse al coleto. comme une feuille vierge, vide comme une nuit Blanca como el papel blanco. Vacía como noche sans rêve. Pourtant, le conteur nourrissait ses sin sueños. Nada podía en contra el florilegio de oreilles avec un florilège de mots nouveaux. palabras nuevas con que el narrador alimentaba Il poussa un soupir. sus oídos. Bajo el toldo quemante palpitaba el 458 Gomez-Arcos, Agustín. Un oiseau brûlé vif…, page 131, op. cit. 212 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive De leur côté, les hommes exprimaient leur silencio, profundo como en la mezquita, denso sympathie pour la bête bandante. como el que precede a los rezos. Y de repente, la explosión: los varones afirmaban al unísono estar todos de acuerdo con el cachondo animal. (A : 70, 71) (M : 50) Marrakech paraissait envahie par le même Marrakech parecía presa de la misma locura, a désordre. Un chaos généralisé. Tout ce vacarme la que se añadía el rugido de las motos y las fatiguait l’enfant. Il avait mal aux yeux. Comme si bocinas de las bicicletas. ¡Pabú, pabú, pabú ! la main osseuse de Fatima lui serrait aussi les Faros y farolillos danzaban locamente ante sus pupilles. ojos cegatos, zarabanda de luciérnagas. Le fatigaban. Como si la mano huesuda que le aferraba la muñeca le apretara al mismo tiempo dentro de las cuencas. (A : 285) (M : 194) Au loin, la Palmeraie s’annonçait verdoyante : A lo lejos, el bosque de palmeras verdeaba con éden, oasis. Des troupeaux de moutons, des reflejos de oasis. O de jardín terrenal. Lo bandes d’oiseaux. Une demeure ancestrale. A habitaban rebaños de ovejas o bandadas de l’ombre bergers pájaros, y albergaba ruidos de morada ancestral: somnolaient, des ânes paissaient au ralenti. repentinas ráfagas de viento, agudos chillidos de Dans des ave de presa… Crecían diseminados olivos bouquets de palmiers à l’infini, nets, artistiques ; centenarios, a cuya sombra se desperezaba la on les aurait dit composés par une main eterna duermevela de los pastores o fluía el lento féminine. pastar de los asnos. De los secos rastrojos antique le des chaume oliviers, calciné les jaillissaient surgían las palmeras. Hasta el infinito. Ramilletes rotundos y artísticos, como compuestos por mano jardinera. Notons la présence dans le deuxième exemple d’onomatopées dans l’autotraduction en espagnol, et qui manquent à l’appel en français. Les trois exemples, par ailleurs, comportent quelques jolies allitérations dans les parties ajoutées en espagnol. L’écrivain semble avoir pris plaisir à ajouter cet aspect esthétique supplémentaire en espagnol. Peut-être ne se sentait-il pas capable d’en faire autant en français ? Ou tout simplement n’osait-il pas le faire… 213 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive Enfin, dans les trois derniers exemples extraits de María República, les descriptions sont également plus fournies en espagnol, l’une concerne le climat estival caniculaire du sud de l’Espagne, l’autre développe graduellement la couleur du bébé afin d’en arriver à la douleur de la protagoniste qui va se voir arracher la garde de son petit frère par sa tante, et enfin la dernière description détaille légèrement plus les cellules du couvent où est cloîtrée Maria. (MR : 5) (María R: 13) Porte piège. Porte à jamais. Puerta trampa. Para siempre. Porte frontière entre l’impasse poussiéreuse, le Afuera, el callejón polvoriento. El pregón de un cri du gitan colporteur, et le patio haut de murs, vendedor ambulante. Adentro el patio de muros sombre, ombragé par les citronniers et les altos. Umbrío, sombreado por granados y grenadiers, or et rouges. limoneros. Grana y oro. Mois d’août. Por encima, viento tórrido y polvo sofocante. Aire sucio, sin claroscuros. Mes de agosto. (MR : 34, 35) (María R: 57) Des jours interminables. L’œil attentif, tu vois la Días douce couleur de Modesto-enfant s’effacer, desvanece el suave color infantil de Modesto- remplacée par l’autre, comme faite de cendres. niño, viendo aparecer ese otro color ceniciento, Confondue avec toutes les autres voix, avec les impropio de un bebé, mancha gris, milenaria, aboiements des chiens qui mordent les chevilles, percudida, la voix de tante Eloïsa insiste : confundiéndose con las paredes sucias y los - Le petit va bien ? muebles polvorientos. Verlos así, cuando un rayo interminables que se observando mueve por cómo la se casa de sol lo alcanza y lo arranca del gris general, te provoca un grito que se te ahoga en las entrañas. La voz de tía Eloísa, confundida con las demás voces, con el ladrido de los perros que se te tiran a los tobillos, insiste incansable en la misma pregunta: - ¿El niño está bien? 214 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive (MR : 39) (María R: 63) La lessive y est passée comme une rivière en La lejía ha pasado por allí como un río crue, laissant son odeur indélébile sur le desbordado, desprendiendo su olor inextinguible carrelage. y corroyendo con su incansable lengua las Petite table de chevet en marbre gris, banc de baldosas del suelo. Celda-leprosa. pierre et paillasse de bourre, lavabo minuscule Mesilla de noche con tablero de mármol gris, en céramique ébréchée ne pouvant laver que poyo de piedra y jergón de borra, minúsculo deux mains étroitement serrées, vase de nuit en lavabo de cerámica desconchada, donde apenas faïence pour la colique du corps, crucifix en bois caben las dos manos juntas, con dibujos de pour la colique de l’âme. Cellule-prison. ramajes verdes que han perdido hojas, ramas y lozanía. Bacín de porcelana para el cólico del cuerpo y crucifijo de madera para el cólico del alma. Celda-cárcel. En revanche, lorsque la description a davantage une fonction exclusivement esthétique, curieusement, l’auteur effectue une autotraduction quasiment littérale, en maintenant une équivalence quasi parfaite entre les deux langues, raison pour laquelle il n’est pas utile ici d’en fournir des exemples illustratifs. Malgré ces décisions d’amplifier les versions espagnoles dans leur macrostructure globale au détriment des versions françaises, ces dernières ne manquent ni d’adjectifs qualificatifs, ni d’adverbes et les descriptions sont tout aussi précises, et assurent de toute évidence la totalité de leurs fonctions sans que le lecteur puisse se sentir lésé. Les transformations de ce type ne sont toutefois pas les seules à contribuer à différencier les doubles œuvres puisqu’il nous reste à évoquer un genre de transformation qui provoque un effet sur la lecture en en modifiant le rythme. 4. Ponctuation et rythme : l’effet de fragmentation Le rythme de la narration, et nous n’évoquons pas ici l’analyse narratologique au sens strict telle que celle-ci est étudiée en littérature pour évaluer les niveaux spatio-temporels, dépend en grande partie de l’écriture de l’auteur et de la transmission de son « vouloir-dire ». Il est compliqué de vouloir évaluer un ouvrage littéraire en fonction de sa mise en page et de sa typographie qui sont souvent le fait des éditeurs et des imprimeurs, mais par contre, nous pouvons évaluer sans peine la 215 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive disposition du récit et la ponctuation, qui elles, dépendent réellement de la volonté prosodique de l’auteur. En effet, c’est bien l’auteur qui choisit en premier lieu la ponctuation et la disposition, c’est-à-dire l’art d’agencer ou de découper son récit comme il l’entend à travers les choix de sauts de ligne par exemple. Ce sont ces choix qui mettent en place le rythme, la prosodie de la narration et qui impriment à celle-ci l’effet que l’auteur a souhaité donner à son récit. Nous avons constaté à ce sujet une réelle différence entre les versions françaises et espagnoles des œuvres étudiées : Gómez-Arcos a volontairement souhaité imprimer une prosodie différente à ses romans autotraduits puisqu’il a transformé celle-ci en fonction de la langue. Nous ne pouvons malheureusement pas systématiser sa stratégie par langue car l’effet diffère en fonction de la langue d’écriture dans le cas des autotraductions publiées de son vivant. En effet, nous avons constaté que la transformation de la prosodie n’avait pas la même finalité dans Un oiseau brûlé vif que dans L’Aveuglon. Ainsi, l’effet général produit par la fragmentation de la narration est présent dans L’Aveuglon et dans Un pájaro quemado vivo, œuvres écrites l’une en français et l’autre en espagnol. Pour analyser le rythme, nous avons choisi d’avoir recours à des figures de rhétorique qui nous semblaient pertinentes, l’asyndète et la parataxe, car elles représentent toutes deux une façon de transformer un discours par une suppression de liens entre des segments, provoquant un effet de fragmentation. L’asyndète, dont nous avons trouvé de nombreux exemples chez Gómez-Arcos, est selon le Littré, cité par Dupriez dans son Gradus : « une sorte d’ellipse par laquelle on retranche les conjonctions simplement copulatives qui doivent unir les parties dans une phrase »459. Comme par exemple, dans ces extraits du binôme L’Aveuglon-Marruecos : (A: 9) (M: 11) D’ailleurs, ses souvenirs (ou plutôt ce qu’il aurait Por otra parte, sus recuerdos no presentaban pu appeler des souvenirs) ne présentaient nunca perfiles muy precisos, debido a la jamais des profils trop nets. // Sans doute était- ceguera que le producían las cataratas. ce à cause de sa cécité. // La cataracte. 459 Dupriez, Bernard. Gradus. Les procédés littéraires. Éditions 10/18, Paris, 1984, page 84. 216 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive (A : 191) (M : 132) – D’accord, d’accord… // Un refus passager. // – De acuerdo, de acuerdo… Digamos que es un Ça nous arrive à tous. // Mais le jour viendra où rechazo pasajero. Llegará el día en que las ça te manquera. // Fais-moi confiance. // Tu echarás de menos. Y soñarás por la noche con rêveras la nuit des bains de ton enfance. los baños de la infancia. Il y avait un petit ton moqueur dans la voix du En las palabras del tío-abuelo había un tonillo de vieil homme. // Certes. // Mais il y avait aussi burla mezclada con otra cosa. Un cosa extraña, quelque chose d’autre. // Comme une ombre. // que recordaba a Marruecos las sombras que se Marruecos ne savait pas encore que cette abatían sobre los objetos cuando sus ojos los ombre-là s’appelle la nostalgie. miraban. El chiquillo no sabía que la penumbra en la voz del viejo se llamaba nostalgia. La parataxe, quant à elle, toujours selon le Gradus de Dupriez, c’est : « disposer côte à côte deux propositions… sans marquer le rapport de dépendance qui les unit »460. Comme par exemple, dans ces extraits du binôme L’Aveuglon-Marruecos : (A: 154) (M: 110) Ils firent le tour de la grande place. // Très Lazarillo cegato y ciego anciano dieron la vuelta lentement. // Vieillard aveugle, guide aveuglon. muy pausadamente. (A : 18) (M : 16) Bon, il valait mieux ne pas discuter des choses Cuando se quedó solo, Marruecos se dijo que sérieuses avec l’homme d’affaires Mehdi Tahib. era mejor no discutir de esos asuntos con Mehdi // Un matérialiste. // Drôle de mot. // On l’applique Tahib, aux types qui ne croient qu’au donnant donnant. Mademoiselle Sabine, esta palabreja servía para // Là-dessus Mlle Sabine était catégorique. // califiar a los que solo creen en el toma y daca, Exemple : son fiancé. // Et beaucoup d’autres. como su novio el Mohamed. Y muchos otros. En Enfin… fin… (A : 74) (M: 52) À présent, ils marchaient dans la foule. // Ça Ahora sólo chocaban con las gentes que iban y allait et venait, apparemment sans but. // Ça venían, sin prisas, hablando todos al mismo papotait. // Tous à la fois. tiempo. 460 Op. cit., page 312. 217 un verdadero materialista. Según DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive Gómez-Arcos a tout particulièrement recours, lorsqu’il autotraduit, à ces deux figures, or disperser les informations et jongler avec l’ordre syntaxique influent implacablement sur le rythme du texte. Et si l’on ajoute à cela l’action concomitante qui en découle sur la ponctuation, alors on assiste à ce que Molina Romero appelle « atomización sintáctica »461. La traduction a toujours une nette tendance à créer une simplification de la syntaxe. Chez l’autotraducteur, cette tendance à la simplification est accentuée, devenant par la même un de ses recours de traduction : sa syntaxe en espagnol étant parfois plus complexe, le passage vers le français va tendre à réduire la longueur des phrases, à répéter des verbes ou des déterminants, à ajouter des connecteurs logiques… Comme le fait remarquer Molina Romero, les phrases de Gómez-Arcos subissent quelques changements en français : Con frecuencia las frases en español se fragmentan en el texto francés. Al poseer una estructura sintáctica más compleja, a menudo, dan origen a varias en francés, haciendo omisión de algunas relaciones lógicas entre las partes, de verbos locutivos o de pensamiento que el lector debe suplir implícitamente. Evidentemente ello contribuye a un ritmo más vivo y espontáneo en francés, haciendo omisión de algunas relaciones lógicas entre las partes, de verbos locutivos o de pensamiento que el lector debe suplir implícitamente.462 Ces exemples nous montrent clairement cette tendance à casser le rythme lent et coulant des phrases espagnoles : l’auteur utilise ces figures pour donner à l'énoncé ou plus généralement à son récit un rythme plus vif et donner plus de force au lien logique non explicité, que le lecteur doit rétablir. Le rythme de la version française, grâce à une ponctuation choisie avec soin par l’auteur, est constamment soumis, comme dans ces exemples, à la création d’une impression de texte haché, saccadé. Il est vrai que parfois, cette même structure hachée est présente également dans la version espagnole, mais, dans ces cas-là, nous ne pouvons que l’attribuer à l’écriture romanesque de notre auteur, qui semble, dans toutes ses œuvres, jouer aussi bien avec les niveaux de langue qu’avec la ponctuation et avec la langue ellemême. Nous aimerions aussi ajouter que, dans le cas du binôme Marruecos – L’Aveuglon, la première chose qui nous avait frappée lors de notre première lecture, était la structure homogène en bloc de l’ouvrage. En effet, contrairement à la version française où les retours à la ligne, les sauts de lignes et les alinéas sont plus 461 462 Molina Romero, Ma Carmen. « De L’Aveuglon a Marruecos : una lectura a contrapelo…, op. cit. Ibid. 218 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive nombreux, Marruecos étonne par sa « compacité » et sa structure moins aérée. Il est certain, comme nous l’avons vu plus haut 463, que le format et la taille de la police sont inférieurs en espagnol, mais ici, il ne s’agit pas uniquement d’une question d’impression. Nous avons donc tenu à vérifier cela et nous avons constaté qu’en effet, le texte espagnol, moins aéré, est avare en saut de lignes, en retours à la ligne et en alinéas, ce qui implique une présence moins importante de paragraphes alors que L’Aveuglon, moins dense visuellement, dispose d’une structure plus ajourée. Ainsi associées, la typographie et la ponctuation lorsqu’elle intervient pour séparer ou unir des propositions ont un réel effet sur le rythme du texte français. En revanche, comme nous l’avons souligné au début de cette sous-partie, dans le cas du binôme Un oiseau brûlé vif – Un pájaro quemado vivo, c’est la version espagnole qui semble être affectée par cet effet de fragmentation et par le recours à des figures qui influent sur la prosodie et le rythme du récit. (UOBV : 35) (UPQV : 34, 35) L’oreille tendue, Paula qui, comme n’importe quel Paula escuchaba. // Con oído atento. // Como enfant, n’était pas en mesure de comprendre la cualquier niño, era incapaz de calibrar la maldad part de méchanceté qui entrait dans ces ragots, de tales cotilleos. // Se consideraba el producto, se sentait cependant le produit (et donc la y por lo tanto la víctima, de una promiscuidad victime) d’une inconfessable promiscuité. Elle se inconfesable. Se prometía que haría todo lo promettait de tout faire pour effacer de son imposible, todo lo que estuviera en su poder, patronyme les traces de son père. Ainsi, à la para borrar de su propio nombre las huellas de mort de sa mère, Paula Pinzon Martin se fit su padre. Así, a partir de la muerte de su madre, appeler Paula P. Martin, et puis, dès qu’elle eut Paula Pinzón Martín empezó por llamarse Paula atteint la majorité, elle donna à son nom sa forme P. Martín. // Más tarde, cuando por fin llegó a la actuelle : Paula Martin. mayoría de edad, le dio a su nombre la forma actual, definitiva: Paula Martín. (UOBV : 88) (UPQV : 90) Ses mamelles de vache sont voilées d’un Una blusa de seda natural disimula sus ubres de corsage de soie naturelle qui provoque la vaca. Blusa que provoca los celos y la envidia de jalousie et le mépris de Paula ; elle porte des la invitada. // Lleva un collar de perlas en el 463 Voir deuxième partie, chapitre 1, II, A, 1. 219 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive perles au cou, des émeraudes aux oreilles et aux cuello, una esmeralda en cada oreja y otra en el doigts, des hauts talons et des bas gris fumée ; dedo elle a les hanches étroites d’un champion de ahumadas. // Tiene las caderas estrechas como boxe (elle affirme à deux ou trois reprises qu’elle un campeón de boxeo (la señorona repite cada a gardé sa silhouette de jeune fille) et, mère dos por tres que, a pesar de los años, conservó poule intarissable, elle parle de son fils. Ce su silueta de soltera. // Madraza al grado personnage – son fils – a passé sa courte vie à superlativo, no para de hablar de su hijo. El tal alimenter en milliers d’anecdotes l’essentiel du personaje (su hijo) ha debido pasar su corta vida discours de maman. Un exploit. alimentando con miles de anécdotas brillantes el anular. // Tacones altos y medias cotorreo de la mamá. Una verdadera proeza. (UOBV : 129) (UPQV : 131) Il fut un temps où cette solitude était peuplée Hubo un tiempo en que esa soledad se poblaba d’hommes de passage, d’hommes de la nuit, ou de hombres de paso. // Hombres de una sola de l’après-midi, de compagnons payants qui se noche. // O de una sola tarde. // Compañeros vidaient en elle à la sauvette avant de repartir… paganos que se vaciaban en ella a hurtadillas, La Rouge était en quelque sorte une mare antes de desaparecer. // De una cierta manera, stérile, presque sèche, une de ces mares à mi- la Roja era como una charca estéril, casi seca. // chemin où les migrateurs reposent leurs ailes au Triste charca de ocasión a medio camino entre cours du long voyage. Nul ne restait plus que le dos ricos pantanos, en la que las aves temps strictement nécessaire. Elle n’a jamais été migratorias reposan las alas en el curso de un un port d’attache, ni un point de destination, cet largo viaje. Nadie se quedaba con ella más ange rouge qui s’est prostitué à la gloire des tiempo del necesario. La Roja no fue jamás miliciens et des brigades internationales pendant puerto de amarre. // Ni lugar de destino. // Sólo la guerre civile. un ángel (rojo) que se prostituyó a la gloria de los milicianos, de las brigadas internacionales, durante la guerra civil. À travers ces quelques exemples, nous nous apercevons que l’auteur en s’autotraduisant, a choisi en espagnol, de fragmenter son discours en introduisant des coupures plus fréquentes de ses phrases, en juxtaposant des propositions séparées par des points sans que le rapport de dépendance entre elles ne soient physiquement établi ; tandis qu’en français, les propositions restent liées entre elles par des conjonctions ou par des signes de ponctuation marquant des pauses légères ou moyennes. Cette technique a pour effet immédiat de créer un rythme plus saccadé, plus haché en espagnol. Il est cependant vrai que l’écriture de l’auteur – il 220 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive est par ailleurs plutôt aisé de s’en apercevoir en lisant son œuvre romanesque – reste une écriture à tendance discontinue et entrecoupée. Dans le cas des deux Maria Republica, nous avons trouvé des exemples dans les premiers chapitres du roman mais peu nombreux. (MR : 19) (María R: 34) Le passé s’endort, démon docile. // Mais avec El pasado se duerme, demonio dócil, con la l’espoir de se réveiller un jour, atteint d’insomnie. esperanzo de despertar algún día aquejado de // Pour ne plus se rendormir. // Jamais. insomnio para mantenerse alerta. Eternamente. (MR : 43) (María R: 69) - C’est vrai. Pas tous. Quand j’étais petite, ma - Es verdad. No todos. Cuando mi madre me mère m’emmenait en ville quelquefois. // Je traía a la ciudad, siendo yo pequeña, me regardais bouche bée les jardins privés des asomaba las verjas de las mansiones para ver grandes maisons. // Il y avait des enfants qui cómo los otros niños se reían y se divertían jouaient, surveillés par des nourrices, des rodeados de nodrizas, jardineros y caniches. Me jardiniers qui entretenaient les haies et des acuerdo de una niña rubia, cuyo perro llevaba al caniches qui jappaient. // Je me souviens d’une cuello la misma cinta azul que ella en el pelo. La petite fille blonde. // Elle avait un chien qui portait niña y el perro jugaban, y la cinta brillaba más le même ruban de soie bleue que celui qui ornait azul que el cielo. A los doce años entré a servir ses cheveux. // La petite fille et le chien en casa de la señora duquesa, Su Reverencia, y couraient, faisant briller leur ruban plus bleu que empecé a ganar un poco de dinero, pero… le ciel. A douze ans, j’ai été placée chez Madame nunca quise comprarme un vestido azul. la Duchesse Sa Révérence et j’ai commencé à gagner un peu d’argent. // Eh bien ! je n’ai jamais voulu m’acheter une robe bleue. (MR : 47) (María R: 77) Cellule après cellule elle vide les vases de nuit Celda tras celda, saca las bacinillas, llena el dans le seau. // Celui-ci une fois plein, elle le vide cubo hasta los bordes y lo vacía en el pozo à son tour dans la fosse à merde, au milieu du negro del huerto, acompañada en su trasiego por jardin potager. // Son va-et-vient s’accompagne un hedor que atrae hacia su hábito gris un d’un effluve puant qui attire un essaim de enjambre de moscas. Cada mañana tiene que mouches vers sa bure grise. // Tous les matins il hacer al menos tres viajes (cuatro si el cólico se lui faut faire trois fois cette même course (quatre ha ensañado esa noche con las monjas). 221 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive si la colique s’est emparée de la nuit des nonnes). Nous pouvons donc le dire, nous avons là, essentiellement des cas où l’auteur, en espagnol, se contente d’unir souvent par une virgule, deux ou trois propositions qui sont en français juxtaposées et séparées entre elles par un point, probablement par souci de fluidité ou peut-être justement pour réduire cet effet de fragmentation. Il faut également parfois attribuer ce phénomène à la traductrice, qui dans son travail de révision, a parfois cherché à fluidifier le texte en espagnol en lui apportant plus de cohésion464. Si la fragmentation est liée à la façon d’écrire de l’auteur, elle semble également faire partie de sa stratégie d’autotraduction, indépendamment de la langue vers laquelle il s’autotraduit. Ce rythme saccadé, dû à la juxtaposition ou à l’apposition des propositions sans connecteur pour les relier, est bien entendu totalement sous-tendu par la ponctuation. Ainsi, lorsque le rythme est plus saccadé, l’auteur use fréquemment des points, stoppant la fluidité du récit par une pause longue qui provoque un effet d’emphase immédiat sur son discours. A l’inverse, lorsque le rythme est plus lent, c’est souvent dû à un recours à des pauses courtes ou moyennes, mises en place grâce à des signes de ponctuation comme la virgule ou moins souvent comme le point-virgule. Au niveau du lexique, de la syntaxe comme de la ponctuation, nous n’avons pu que remarquer les différences importantes au sein des binômes. De ce fait, le lexique subit une nette perte quantitative en français ; de nombreux adjectifs qualificatifs sont supprimés des versions françaises, les adverbes y sont moins présents et les descriptions y sont allégées, même si nous estimons que l’effet général ne s’en ressent pas. De la même manière, la syntaxe est tout autant affectée ; des paragraphes entiers sont éliminés, des parenthèses fournies en détails sont tronquées, et des modifications de tout genre ont lieu, transformant des énoncés soit pour les expliciter, soit pour amplifier des caractérisations de 464 Elvira Rodríguez, Adoración. Au sujet des traductions des romans de Gómez-Arcos. [Entretien téléphonique]. Traductrice littéraire, chargée de la traduction des romans d’Agustín Gómez-Arcos, 28/11/2014. 222 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive personnages, ou encore pour des raisons connues de l’auteur seul. Quant à la redistribution des informations, louable dans certains cas, car elle peut avoir un effet bénéfique sur le rythme d’un texte, elle contribue, à l’instar de la ponctuation, à créer une fragmentation non négligeable, tantôt en français, tantôt en espagnol. Une fragmentation qui apporte aux versions qui en sont affectées un rythme plus vif, plus rapide et surtout plus éloigné de la version autotraduite du roman dans l’autre langue. Ainsi, les éléments lexicaux et syntaxiques que nous avons étudiés, et qui ont une influence certaine sur notre appréhension de l’œuvre, nous ont permis de mieux cerner l’approche traductrice d’Agustín Gómez-Arcos et de comprendre que la plupart des phénomènes constatés classent notre auteur dans la catégorie des autotraducteurs ayant tendance à réécrire leur œuvre. En effet, certaines modifications relèvent automatiquement de la traduction pure, celles qui concernent certains choix lexicaux, ou encore celles qui sont nécessaires à la compréhension du lecteur francophone ou hispanophone selon les cas ; toutes ces modifications ne sont pas ici mises en cause. En revanche, lorsque les changements opérés affectent les indications temporelles, l’ordre et la distribution des informations ou parfois même les niveaux de langue, nous nous trouvons alors, sans aucun doute, dans le domaine de la réécriture libre. Pourtant, il nous a semblé nécessaire de pousser davantage notre étude, afin de pouvoir percevoir au mieux l’étendue de l’influence du bilinguisme sur l’écriture littéraire et sur les choix d’autotraductions, et d’aborder, pour compléter notre analyse de la stratégie de l’auteur, les formes du discours telles que celui-ci les appréhende à travers le filtre de l’autotraduction. II. Narration et dialogue : vers une adaptation ? Nous avons, jusqu’à présent, analysé les aspects formels et linguistiques de l’œuvre, mais sans toutefois évoquer précisément l’aspect narratif et stylistique. Ce dernier, en effet, se rapporte à des caractéristiques textuelles qui diffèrent en fonction de la langue utilisée par l’auteur. Liés probablement à une stratégie d’autotraduction, 223 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive ces éléments narratifs et stylistiques concernent tout simplement le choix d’écriture de l’auteur. Les deux versions de chacun des romans présentent de nombreuses divergences au niveau de la narration, des dialogues et des types de discours choisis pour la part correspondant au récit de paroles465. A - Les formes de la narration La notion de « mode narratif » nous semble très intéressante à évaluer ici : car la façon dont Gómez-Arcos, ou plus précisément le narrateur reproduit l’histoire et déroule le récit est différente en fonction de la langue. Ainsi, selon Genette, le mode narratif, c’est-à-dire la représentation ou l’information narrative a ses degrés car : le récit peut fournir au lecteur plus ou moins de détails, et de façon plus ou moins directe, et sembler ainsi (pour reprendre une métaphore spatiale courante et commode à condition de la pas la prendre à la lettre) se tenir à plus ou moins grande distance de ce qu’il raconte ; il peut aussi choisir de régler l’information qu’il livre, non plus par cette sorte de filtrage uniforme, mais selon les capacités de connaissance de telle ou telle partie prenante de l’histoire (personnage ou groupe de personnages), dont il adoptera ou feindra d’adopter ce que l’on nomme couramment la « vision » ou le « point de vue », semblant alors prendre à l’égard de l’histoire (pour continuer la métaphore spatiale) telle ou telle perspective.466 Ainsi, pour parler de narration, il nous faudrait parler de narrateur et surtout de la distance qu’il met en place entre lui et le récit qu’il a choisi de développer, mais aussi de la perspective, c’est-à-dire la focalisation avec le jeu des points de vue. Cependant, notre objectif n’étant pas purement littéraire, et étant donné que nous travaillons plutôt dans une optique comparatiste, nous nous limiterons à étudier les choix de l’autotraducteur en fonction de la langue d’écriture. Rappelons toutefois que par narration, nous entendons ici le processus de narration d’un « récit », celui-ci étant : « le terme générique créé par la séparation du destinataire et de l’histoire. Celui-ci ne peut la connaître que par un narrateur et une narration. La description, le dialogue, le discours, le monologue intérieur tentent de franchir cette distance 465 466 Nous faisons référence ici au contenu de l’acte de parole, quel qu’en soit le mode énonciatif. Genette, Gérard. Figures III, Éditions du Seuil, Paris, 1972, pages 183-184. 224 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive habituellement temporelle »467. Or, ce qu’il est intéressant de voir, c’est justement comment l’auteur décide de mettre en récit son discours, depuis quelle distance et surtout comment il le fait en français et comment il ne le fait pas en espagnol. 1. Narrateur autocensuré et dialogues libres Afin de déterminer si l’autotraducteur agissait sur le mode narratif en le transformant, nous avons observé les œuvres dans les deux langues, et nous avons constaté que si l’effet de fragmentation dont nous avons parlé plus haut 468 est dû à de nombreuses raisons, il est certain, qu’en sus de celles-ci, il en existe une dernière que nous pouvons ajouter : la présence, supérieure en nombre ou en longueur, de dialogues dans certaines des versions, c’est là une remarque qu’il est facile de faire en comparant physiquement les binômes, comme ci-dessous, par exemple, dans le cas de Marruecos et de L’Aveuglon : Marruecos, page 52 467 468 Définition de « récit » in Dupriez, Bernard. Gradus…, page 382, op. cit. Voir deuxième partie, chapitre 1, II, B, 3, d. 225 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive L’Aveuglon, pages 73, 74 Dans cet exemple, la version française bénéficie d’une structure typographique plus aérée – le dialogue brisant le caractère compact de la narration – et les passages « narrés » en espagnol, sont refondus en dialogue en français : l’auteur met ainsi directement dans la bouche des personnages eux-mêmes ce qu’il 226 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive fait dire par le narrateur omniscient en espagnol. Les paroles restent les mêmes, malgré cette transformation du mode narratif, et sont attribuées aux mêmes personnages, mais il est intéressant de constater ce glissement d’un mode à l’autre, sans que cela soit justifié par la langue par exemple. Dans ce deuxième exemple, le narrateur rapporte les paroles du personnage en espagnol, mais donne la parole au personnage en français : (A : 204) (M : 142) N’empêche ; côté marchandage, elle se montrait No obstante, era ella la que regateaba con más la plus acharnée. Sa poche paraissait inviolable. ahínco. Su bolsillo parecía inviolable como una Un coffre-fort. Fatima râlait, pestait. caja fuerte. Fátima la insultaba. Según ella, le – Cesse de nous prendre pour des imbéciles ! hubiera valido más tener el coño fabricado con Quand on prétend se faire passer pour une ese mismo acero, en cuyo caso todavía sería femme honnête, c’est la bouche et la chatte qu’il virgen. faut fermer, pas le portefeuille. Nous constatons que tout au long du roman, il existe une alternance entre le discours du narrateur et le discours du (des) personnage(s), et c’est cette alternance qui est affectée au moment de l’autotraduction. En effet, dans la version française, l’auteur laisse ses personnages s’exprimer librement, alors qu’en espagnol, le discours narratif est présent plus souvent. Le discours direct, dont nous citons la définition : « el narrador da paso a los personajes para que ellos mismos manifiesten directamente sus opiniones y deseos »469, est présent en germes dans le corps du texte en espagnol, sous forme de discours indirect libre, sans que cela donne un aspect dialogué au texte, alors qu’en français la disposition est celle d’un dialogue avec tirets et guillemets comme nous l’avons vu dans le premier exemple. Cette présence importante des dialogues en français n’est pas sans nous rappeler que Gómez-Arcos est un romancier qui vient du théâtre, et qui maîtrise les codes de cedernier. En dépit de son renoncement dans les faits à écrire du théâtre, peut-être a-til trouvé ainsi une compensation ou une façon de rester un dramaturge… 469 Estébanez Calderón, Demetrio. Diccionario de términos literarios. Alianza Ed., Madrid, 1999, s.v. « Estilo » 227 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive Dans le cas du binôme Un pájaro quemado vivo – Un oiseau brûlé vif, nous nous retrouvons dans la même situation que celle que nous avons décrite plus haut470 : dans cette même lignée, c’est la version espagnole autotraduite qui semble avoir subi des transformations liées au mode narratif. Ainsi, c’est dans la version espagnole que l’auteur a fait parler ses personnages alors qu’en français, leur parole est transmise par le narrateur, comme nous pouvons le voir dans ces deux exemples : (UOBV : 81) (UPQV : 83) C’était son père. Pourtant il appartenait à une Su pobrecito papá. Aunque perteneciese a una époque révolue, et il pensait souvent que sa fille época ya caduca. filait un très mauvais coton. - ¿Sabes lo que pensaba últimamente? ¡Que yo « La preuve : j’ai vingt-cinq ans et il n’a jamais andaba en malos pasos! ¡Yo! ¡Te lo puedo voulu croire que je suis toujours vierge ! probar: fíjate, tengo veinticinco años y nunca Mademoiselle Martin sursaute. quiso creer que sigo virgen! La señorita Martín se levanta de un salto. (UOBV : 128) (UPQV : 130) Elles savent de quoi elles parlent. Y, en efecto, saben de lo que hablan. C’est ainsi que les servantes du Petit-Jésus La rara avis descubierta por las servidoras del découvrent la perle rare : la Rouge. Niño Jesús no es otra que la Roja. - ¡Una perla! – juran las sacrosantas. (UOBV : 136) (UPQV :138) Papa tirait une triste mine, grognait son latin et A papá se le entristecía el rostro. Gruñía sus faisait pression sur elle pour qu’elle aille à latines. Insistía para que fuera a confesarse. En confesse. En vain. Tout était en vain avec cette vano. ¡Todo era en vano con aquella cabeza de gourde ! Elle répondait qu’elle n’avait pas encore chorlito! Que le contestaba que aún no había appris assez de cochonneries pour remplir à ras aprendido suficientes marranadas para hacer bord les oreilles des curés, elle craignait de les rebosar las orejas de su confesor. ennuyer. Et elle ajoutait : - ¡Los curas se aburren conmigo, papá! - Ne t’inquiète pas, papa, ça va venir. Un jour ou Luego añadía: l’autre je serai la grande pécheresse que tu - Pero no te preocupes. Llegará un día en que souhaites. seré la gran pecadora que tú deseas 470 Deuxième partie, Chapitre 1, II, B, 3, d. 228 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive En plus de ce type de transformations qui affectent le mode narratif, faisant passer les propos des personnages au travers du dialogue à des propos transmis par le narrateur au travers d’une instance narrative de type focalisation zéro, sans qu’aucune restriction ne soit appliquée au champ d’action de celui-ci, nous avons également trouvé des glissements entre discours direct et discours indirect. 2. Des personnages en quête de liberté d’expression Le récit, ou le « relato471 » se distingue de l’acte d’énonciation mais aussi de l’histoire narrée, qui est l’objet de ce récit. Dans le cas qui nous occupe, nous avons déjà abordé les modifications auxquelles le récit a été soumis ; ici, nous nous intéresserons à la manière de faire ce récit : et après avoir abordé la question de la narration et du dialogue, nous allons nous pencher sur la question plus précisément à travers les transformations du discours effectuées par l’autotraducteur lors du passage d’une langue à l’autre. Voici tout d’abord quelques exemples d’ordre général extraits des binômes Marruecos – L’Aveuglon et Un pájaro quemado vivo – Un oiseau brûlé vif : (A : 170) (M : 120) Marruecos n’aurait pas su dire pourquoi. Un truc Marruecos no pudo adivinar el porqué. Aunque lo cochon, sans doute. sospechaba. ¿La última vez? ¡Ah, sí! Había – La dernière fois, tu dis ? Ah oui !... estado a punto de morir aplastada por las patas Elle avait failli mourir écrasée par les pattes d’un de un elefante... éléphant… (UOBV : 137) (UPQV : 139) La République ! Ah, messieurs, la République ! - ¡Ay, Virgen santa, la República! – exclamaba la Feli –. ¡La República! 471 Définition « Relato » : « Enunciación oral o escrita de hechos realmente ocurridos o imaginados que constituyen une historia », in Estébanez Calderón, Demetrio. Diccionario de términos literarios..., op. cit. 229 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive Le discours indirect – suivant cette définition : « el narrador […] interpreta los sentimientos o juicios de los personajes o relata sus acciones y palabras »472 – est transformé en discours direct comme dans ces exemples de la version espagnole Marruecos : (A : 123) (M : 89) Il entendit la voix de Fatima lui rappeler Andaba en estas ensoñaciones cuando oyó la vertement que c’était samedi : il fallait lui reseca voz de Fátima. Le recordaba de los malos remettre la paie de la semaine. Non, grand-oncle modos que era sábado: se imponía entregarle la ne se trouvait pas là. Parti à la mosquée prier un paga de la semana. No, el tío-abuelo no se coup. encontraba en casa: estaba en la mezquita, – C’est bon, grogna le gamin. rezando. Poussant un soupir, il porta la main à la poche, estuviese aquí, esta zorra no se atrevería a donna l’argent. hablarme de este tono. En efecto, pensó Marruecos, Se metió la mano en el bolsillo y soltó si de mala gana las monedas. (A : 210) (M : 145) – Grouillez-vous ! ordonna Fatima. Faut se laver Había que lavarse de arriba a abajo, advirtió de fond en comble et s’habiller pour le banquet. Fátima, y arreglarse para el banquete funerario. (A : 210) (M : 145) – Déshabille-toi et rentre dans la bassine, avant Fátima gritó que al barreño. Rápido, antes de que l’eau ne refroidisse ! que el agua del baño enfriase. Nous nous apercevons que l’auteur fait ce choix plus souvent dans ce binôme d’œuvres, mais bien moins souvent dans le binôme Un pájaro quemado vivo – Un oiseau brûlé vif, qui se trouve affecté cependant, mais à l’inverse en termes de langues : 472 Estébanez Calderón, Demetrio. Diccionario de términos literarios… op. cit., s.v. « Estilo ». 230 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive (UOBV : 84) (UPQV : 86, 87) Cette féérie prit forme dans l’esprit de Paula le Ese cuento de hadas empezó a formarse en la jour où le notaire Rosal lui fit savoir que, selon le mente de Paula el día en que el notario Rosal le testament de sa mère morte, elle se révélait hizo saber que era elle la única heredera de su l’unique héritière de ce qui avait échappé au madre. El testamento así lo especificaba. A lo naufrage…Quel langage fleuri ! Mademoiselle que el notario añadió: “En fin, heredera de lo Paula Pinzon Martin l’aurait apprécié à sa juste poco que ha escapado del naufragio…” Exquisito valeur si la réalité qu’il cachait n’avait été ce lenguaje, se dijo la heredera. La señorita Paula qu’elle était. Pinzón Martín lo hubiese apreciado en su justo valor si la realidad que esas palabras escondían no fuese lo que era. (UOBV : 168) (UPQV : 170) Il fallait être lucide. Une période de vaches Había que ser lúcidos. Un periodo de vacas maigres, voire maigrissimes, pointait à l’horizon. flacas (¡incluso flaquísimas!) pintaba en el Mieux vaudrait s’y faire. horizonte. Y mirando a Paula: interférence - Será mejor que te lo tomes con filosofía. Comme nous le rappelle Genette, le discours indirect a une valeur et une finalité différentes et surtout n’a pas le même effet sur le lecteur : « bien qu’un peu plus mimétique que le discours raconté, en principe capable d’exhaustivité, cette forme ne donne jamais au lecteur aucune garantie, et surtout aucun sentiment de fidélité littérale aux paroles « réellement » prononcées : la présence du narrateur y est encore trop sensible dans la syntaxe même de la phrase pour que le discours s’impose avec l’autonomie documentaire d’une citation ». 473 Ainsi, si le discours ne peut s’imposer autant lorsqu’il est indirect que lorsque cela apparaît par citation directe dans un dialogue, il nous semble, une fois de plus, que Gómez-Arcos a probablement fait cette transformation délibérément car elle ne peut être due à une erreur d’inattention ou un simple effet de style dans l’une des langues. 473 Genette, Gérard. Figures III…, page 192, op. cit. 231 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive Enfin, le discours indirect libre concerne les situations où, selon cette définition : « el narrador trata de reflejar los sentimientos e ideas de sus personajes, pero introduciéndose en la conciencia de éstos para reproducir su pensamiento e incluso sus formas de expresión »474, comme dans les exemples suivants : (A : 69) (M : 49) « Une sainte femme ». Voilà ce qu’elle était ! [...] más propio de un camión que de una santa mujer. Pues de santa mujer se calificaba en ese mismo instante la vieja trotadora. (A : 215) (M : 148) Elle racontait aux convives sa rencontre avec ce Embalada, confesó delante de todo el mundo sacré Assour, qu’Allah ait dans sa gloire. que hacía ya la friolera de cuarenta años que – A Ceuta, précisa-t-elle. Et, croyez-moi, il n’était había conocido a ese adorable Asur. Sí, sí, en pas encore monsieur Assour, mais plutôt le Ceuta, cuando el difunto era contrabandista de contraire ! hachís y no corsario, como él contaba a las Oui, il faisait la contrebande du hash, pas le fulanas del burdel. corsaire, comme il le laissait entendre au bordel. (A : 253) (M : 175) Les filles de Madame racontaient que Mlle Las Sabine venait d’une très bonne famille, « dans la Mademoiselle Sabine descendía de una gran mesure où cela est possible dans un pays familia; claro, dentro de lo que cabe en un país comme la France, où plus personne ne sait d’où mezclado como Francia, en el que nadie sabía a il vient, sauf à venir en bloc de la Bretagne ». ciencia cierta de dónde procedía... aparte de hijas de la Señora aseguraban que proceder de Bretaña o de Provenza. (UOBV : 201) (UPQV : 203) Tel que je vous le dis ! Ma sœur, auriez-vous ¡Cómo se lo estoy diciendo! entendu de - ¡Paula, hija mía, me das miedo! ¡Tenga usted monstre de la nature appelé travesti ? eh bien, hijos para eso! ¿No será a causa de la Coca- eux aussi étaient là, hier soir ! C’est comme les Cola o de esa música de las discotecas? putes des « revues pour hommes » françaises et - Hermana, ¿no oyó hablar de una nueva allemandes mais avec un machin masculin… especie de monstruo de la naturaleza llamado 474 parler d’une nouvelle espèce Estébanez Calderón, Demetrio. Diccionario de términos literarios… op. cit., s.v. « Estilo ». 232 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive mais non, pas un chapeau, ma sœur, une verge ! travestí? ¡Pues también ésos estaban ayer tarde Voilà bien la démocratie : le monde entier sens en la peana de la catedral! Son como las putas dessus dessous ! de las “revistas para hombres”, pero con una herramienta masculina… No, hermana, no una llave inglesa…, ¡una polla! - ¡Ah, bueno! Así como tú dices tenemos ya nosotras en el convento dos novicias. A Paula está a punto de darle un síncope. Ese es el resultado de la democracia. Un mundo revuelto. (UOBV : 213) (UPQV : 216) Un jour comme les autres. Un día como otro. Mais non ! C’est un jour différent, un jour béni. ¡Pero no! ¡Nooo!, grita Paula. Se trata de un día diferente. ¡Día bendito! Nous voyons donc à travers ces exemples de discours indirect libre, que « l’économie de la subordination autorise une plus grande extension du discours, et donc un début d’émancipation »475, sachant que notre auteur n’abuse pas finalement de cette possibilité qu’il a d’étendre ou d’amplifier le discours par le biais de la voix du narrateur. Cependant, c’est la transformation en elle-même qui nous intéresse : car si l’absence de verbe déclaratif peut entraîner une double confusion476, d’abord entre discours prononcé et discours intérieur, puis entre le discours du personnage (qu’il soit prononcé directement ou intérieur) et celui du narrateur, cela ne pose pas moins la question de la raison de la transformation qui ne peut être en lien ni avec les contraintes ou les exigences du système linguistique de la langue de réception ni avec les codes éditoriaux du pays de publication. Il est entendu que les maisons d’édition imposent de nombreuses contraintes aux auteurs, mais l’écriture reste, nous semble-t-il un domaine réservé à l’auteur qui fait le choix de son propre mode d’énonciation. 475 476 Genette, Gérard. Figures III…, page 192, op. cit. Ibid. 233 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive En conclusion, comme nous le fait remarquer Molina Romero, dans le cas du binôme Marruecos - L’Aveuglon, on assiste tout au long de la version française à une alternance entre discours du narrateur et discours du personnage mais aussi, à une alternance entre discours narrativisé, discours indirect et discours indirect libre par la suppression des verbes locutoires477, à savoir les verbes dits déclaratifs mais aussi les verbes de demande. Ainsi, le récit en français s’appuie nettement moins sur le discours narratif, lui préférant plutôt le discours direct, les dialogues, alors que la version espagnole semble privilégier un discours indirect, parfois libre, qui lui permet de détailler les situations et les descriptions, en utilisant un discours attributif du narrateur qui accompagne les dires rapportés par ce même narrateur. Et pour en revenir à notre observation sur la théâtralité présente dans les dialogues entre ses personnages478, nous pouvons ajouter que Gómez-Arcos semble préférer en français imprimer un rythme plus vif, avec des phrases plus courtes, comme si la syntaxe française ne lui permettait pas d’écrire différemment, ce qui, bien entendu est très étonnant. Craignait-il de ne pas savoir maîtriser l’écriture dans une syntaxe plus complexe ? Nous avons vu, dans notre première partie 479, qu’il avait de nombreux doutes et qu’il manquait d’assurance lors de la phase de relecture, cette hypothèse n’est donc pas à exclure. En revanche, dans le cas binôme Un pájaro quemado vivo – Un oiseau brûlé vif, nous ne pouvons pas systématiser à ce point l’attitude autotraductrice de GómezArcos : en effet, malgré les quelques exemples que nous avons trouvés dans la version espagnole, l’auteur, dans son rôle d’autotraducteur, a maintenu une certaine équivalence et n’a pas remanié autant les modes narratifs. Dans le but de compléter les remarques qui précèdent sur les transformations du discours après autotraduction, nous avons analysé les dialogues existants dans les œuvres et nous avons constaté quelques modifications intéressantes à analyser. 477 Molina Romero, Ma Carmen. « De L’Aveuglon a Marruecos : una lectura a contrapelo…, op. cit. Voir deuxième partie, chapitre 2, II, A, 1. 479 Voir première partie, chapitre 1, II, B, 1. 478 234 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive 3. Réattribution des dialogues Une dernière remarque liée aux dialogues s’impose : il s’agit de certains changements de points de vue que nous avons remarqués, et qui concernent l’attribution d’un énoncé à un personnage différent dans chacune des versions de l’œuvre. En effet, nous avons constaté, à certains endroits, une réattribution de propos : soit le personnage auteur de l’énoncé n’est pas le même, soit l’allusion au personnage est supprimé et les paroles sont attribuées au narrateur. Ainsi, au début de Marruecos – L’Aveuglon, nous assistons à un débat entre le jeune Marruecos et son ami Mehdi Tahib, dans lequel la même petite tirade est attribuée à l’enfant en espagnol, et à l’homme d’affaires en français : (A : 16) (M : 15) – Mon vieux, pour devenir un homme, un vrai, « Para convertirse en un verdadero hombre – expliquait son copain le mini-négociant Mehdi explicaba Tabib, onze ans et quatre mois le 30 mai negociante Mehdi Tahib, once años y cinco prochain, âge que le mec arrondissait à douze meses para finales de mayo, florida edad que el printemps, pour devenir un homme à part chico redondeaba a doce primaveras –, quiero entière, la première chose à faire, c’est d’éviter decir un hombre como los hombres hombres, lo les potins, les commérages féminins. primero que hay que hacer es evitar los Marruecos a su amigo el mini comadreos femeninos. » Il est intéressant de noter ici, qu’en espagnol ce soit Marruecos qui explique à son ami plus âgé que lui, lui fasse la leçon ; alors qu’en toute logique, c’est l’aîné des deux, à savoir Mehdi Tahib, qui devrait plutôt sermonner l’autre. Est-ce une erreur de la part de l’autotraducteur ? Est-ce un effet volontaire cherchant à rappeler au lecteur que le petit Marruecos est particulièrement mâture pour son âge ? Nous ne pouvons malheureusement pas expliquer cette transformation. Nous avons également de nombreux exemples, en lien avec l’opposition narration-dialogue, dans lesquels c’est le narrateur qui s’approprie les paroles d’un personnage, transformant en passant le mode narratif : 235 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive (A : 69) (M : 49) « Une sainte femme ». Voilà ce qu’elle était ! [...] más propio de un camión que de una santa mujer. Pues de santa mujer se calificaba en ese mismo instante la vieja trotadora. (A : 218) (M : 150) Lola esquissa une moue de dépit. Lola hizo un mohín de disgusto que nadie captó. - Pas la peine, dit Fatima ; sur ton visage de En su cara de luna, los mohínes pasaban pleine lune, les moues, ça se voit pas. desapercibidos. (UOBV : 84) (UPQV : 86) Quelle langage fleuri ! Exquisito lenguaje, se dijo la heredera. (UOBV : 137) (UPQV : 139) La République ! Ah, messieurs, la République ! - ¡Ay, Virgen santa, la República! – exclamaba la Feli –. ¡La República! Les formes de narration varient donc en fonction de la version et de la langue : souvent la version espagnole maintient un narrateur qui rapporte le discours ou les sentiments des personnages, alors que la version française tend fréquemment à maintenir une prise de parole de ceux-ci sous forme de dialogue. Et ce sans que nous en sachions la cause, rien ne pouvant justifier au prime abord ce type de transformation. S’agit-il d’une volonté de l’autotraducteur d’adapter son récit au public destinataire ou s’agit-il tout simplement d’une révision liée à la réécriture presque « pollinisante » d’une autotraduction ? 236 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive B. Adaptation ou révision ? L’écriture de Gómez-Arcos et sa façon de mettre en récit ses romans suscite les interrogations du lecteur : parfois, le narrateur et les personnages se mêlent au point de se confondre, et le lecteur ne sait plus à qui attribuer les voix de certains monologues. Le passage par le filtre de l’autotraduction semble avoir un effet divergent, car en fonction des romans de notre corpus, celui-ci change de langue : ainsi, c’est dans la version française de L’Aveuglon que nous avons trouvé en plus grande quantité le discours rapporté, qui est la forme la plus mimétique du récit, celle « où le narrateur feint de céder littéralement la parole à son personnage »480. Changer le mode narratif n’est pas anodin : il nous semble que cette action peut être interprétée comme un acte volontaire. En effet, si le dialogue est un gage de liberté d’expression, nous pouvons voir la narration comme un genre d’ « autocensure » : un narrateur qui prend la parole pour rapporter les dires des personnages sans leur laisser le soin de s’exprimer est un narrateur qui cherche à prendre la main, à raconter les choses à sa manière, car le discours rapporté est bien plus complexe et ambigu, surtout lorsqu’il donne l’illusion de « raconter » d’une façon fidèle et juste les faits. Chronologiquement, Un pájaro quemado vivo est le premier roman que Gómez-Arcos a autotraduit en espagnol, et les transformations qu’il subit de la main de l’auteur sont nombreuses. Patricia López López-Gay les a répertoriées481 et nous parle de deux cents quatre-vingt-neuf transformations d’autotraduction dans le roman en espagnol qu’elle divise en deux catégories : les transformations liées au ton et celles liées au fond482, puis au sein de ces catégories, elle analyse les romans en recherchant les transformations dans les domaines de la religion, de la morale et de la politique et le résultat en est assez impressionnant. Gómez-Arcos a globalement amplifié et cherché fortement à caricaturer la société espagnole dans son discours. Nous disons cela à ce stade de notre travail, même si nous y reviendrons plus tard483, afin de bien mettre en avant le fait que l’auteur a volontairement effectué ces 480 Genette, Gérard. Figures III …, page 192, op. cit. López López-Gay, Patricia. (Auto)traducción y (re)creación…, page 70, op. cit. 482 Ibid. 483 Voir deuxième partie, chapitre 3, I, A et B. 481 237 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive modifications dans le but, conscient ou non, de s’exprimer le plus librement possible, et allant même jusqu’à grossir le trait pour, peut-être, paraître encore plus libre et le moins consensuel possible, et certainement d’une façon résolument provocatrice. Ainsi, il choisit de faire parler librement ses personnages en espagnol et ne prend pas le risque de laisser un narrateur s’autocensurer en rapportant les paroles de personnages que nous savons libres par essence. Dans l’absolu, il est admis qu’un narrateur est une voix comme une autre, mais le lecteur a souvent tendance à assimiler le narrateur à la voix de l’auteur ; c’est peut-être pour cette raison que Gómez-Arcos a choisi de fonctionner de cette façon. En revanche, dans le cas de Marruecos, publié après l’échec critique de Un pájaro quemado vivo, on constate que Gómez-Arcos a eu plus souvent recours au narrateur pour rapporter les propos des personnages, comme s’il cherchait à adoucir les angles, sachant par ailleurs, que le contenu du récit est bien moins subversif et critique envers la société espagnole que ne l’est celui de Un oiseau brûlé vif, puisque la fiction est délocalisée dans un Maroc exotique et globalement éloigné de l’Espagne décrite et décriée habituellement dans tous les romans de l’auteur. Le cas de Maria Republica ne nous fournit malheureusement pas d’exemples, étant donné que l’autotraduction de Gómez-Arcos a été révisée par une traductrice et que l’édition proposée ne nous permet pas de systématiser cette question. Nous avons pu toutefois remarquer, en lien avec ce que nous avons pu dire auparavant sur la longueur de la version espagnole484, que parfois, les dialogues en espagnol étaient bien plus longs, et contenaient des répliques supplémentaires qui ne figurent pas dans la version française du roman. Nous pouvons donc conclure que cette recherche de liberté d’expression, mise en relief par la parole libre des personnages, a été maintenue volontairement dans les deux langues par l’auteur. Notons par ailleurs, que l’un des dialogues rallongé dans la version espagnole est assez savoureux et comporte une forte ironie à l’égard de la religion 485. Il nous semble donc que notre auteur adopte une stratégie en cherchant à mettre en place un récit plus « adapté » à son public d’arrivée. Par « adapté » nous n’entendons pas une volonté positive d’offrir à son public plus d’explications ou un 484 485 Voir deuxième partie, chapitre 1, II, C, 1. Voir, deuxième partie, Chapitre 2, I, A, 1, b. 238 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive récit plus complaisant ou plus en accord avec la culture de son public, car la stratégie de Gómez-Arcos est bien plus liée à sa volonté affichée d’offrir à son public un récit libertaire et anarchiste dans les deux langues. Ainsi, il étale sa liberté d’expression en espagnol même si cela lui coûtera finalement un manque de reconnaissance de ses compatriotes, et en français, il étale son exotisme sans peur de s’exprimer librement, en cherchant, dans les deux langues cette fois, à proposer une critique acerbe de la société espagnole du temps du franquisme mais aussi après la chute du dictateur. Pour clore ce premier chapitre de notre étude comparative, nous allons citer Molina Romero, qui dans sa courte analyse, après avoir recoupé toutes les informations dont elle disposait, en arrive à la conclusion suivante : En general, se producen numerosos cambios: puntuación, modificación en la estructura de las frases y de los párrafos, variaciones de registro lingüístico, en la matización léxica, en la focalización y en la jerarquía entre discurso del narrador y discurso del personaje. Hay una reescritura a nivel de la forma no del contenido, que funciona como un filtro que modifica el texto dotándolo de un ritmo más vivo con frases y párrafos cortos, y que responde más al imperativo de la propia traducción que a cualquier otra intención del autor.486 Malgré tous les avantages d’être « son propre patron » et de résoudre comme bon lui semblait les problèmes auxquels il s’est trouvé confronté, l’auteur, ce traducteur privilégié, a vraisemblablement réagi très fortement par moments ; notamment lors du maniement récurrent de cet effet que nous avons appelé parfois « effet ciseau » inversé qui concerne toutes les suppressions ou les ajouts réalisés par l’auteur, ou encore lorsqu’il modifie le type de discours, changeant un paragraphe narré en discours rapporté, ou enfin lorsqu’il décide d’alléger ses descriptions en éliminant un certain nombre d’adjectifs ou d’adverbes. Gómez-Arcos, face à ces problèmes et à ces difficultés a donc eu une position catégorique d’autotraducteur qui préfère la modification, la suppression ou la simplification : nous pouvons voir dans cette attitude la marque indéniable du phénomène de réécriture, comme celui vécu par la plupart des auteurs cités et comparés dans notre préambule ; et nous allons pouvoir vérifier cela en opérant une approche comparative de son écriture en lien avec les 486 Molina Romero, Ma Carmen. « De L’Aveuglon a Marruecos : una lectura a contrapelo…, op. cit. 239 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive thématiques traitées et en observant les personnages que l’auteur a créés dans les œuvres autotraduites. 240 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive CHAPITRE 3 – Transformations thématiques Les transformations qui marquent les œuvres autotraduites par Agustín Gómez-Arcos sont diverses. Elles affectent la structure globale de chacun des romans sans que cela n’en affecte la diégèse. Il est certain qu’un traducteur allographe aurait travaillé d’une autre façon, probablement plus orthonymique, mais aurait-il pu respecter aussi fidèlement le « vouloir-dire » de l’auteur que ne le fait un autotraducteur ? Les « figures de l’autotraduction » se répètent et semblent faire partie d’une stratégie qui se veut parfois fonctionnelle, c’est-à-dire qui s’adapte à la finalité, le « skopos » de l’objet textuel, suivant la théorie fonctionnelle 487 développée par Reiss et Vermeer. Il est tout à fait possible que Gómez-Arcos ait travaillé ses textes autotraduits en attribuant des objectifs différents à chacun d’entre eux voire en donnant des finalités différentes au fil des textes, d’autant que comme l’explique les deux traductologues : « pueden exisitir diferentes escopos para las distintas partes de un texto. En muchos casos existe una jerarquía de los escopos del texto y de las partes del texto »488. C’est peut-être pour ce motif, qu’en sus des transformations que nous avons étudiées jusqu’ici, nous avons également dû aborder les choix d’autotraduction qui relèvent du traitement de certaines thématiques chères à Gómez-Arcos. En effet, l’écrivain accorde une attention toute particulière lors du processus autotraducteur aux passages évoquant la religion et la politique, leur donnant parfois plus d’ampleur en espagnol, ce qui leur confère une visée revendicatrice perceptible. Avec une portée différente, mais en restant toujours dans la critique, GómezArcos soigne ses personnages, les mettant au centre du roman et leur attribuant des noms et des rôles quelques fois plutôt inhabituels. La figure féminine est 487 Reiss, Katarina ; Vermeer, Hans J. Fundamentos para una teoría funcional de la traducción. Ediciones Akal, Madrid, 1996, page 80 à 87. 488 Op. cit., page 86. 241 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive singulièrement (mal)traitée, même si son omniprésence lui permet parfois d’atteindre une forme de rédemption. Le processus de l’autotraduction, qu’il s’arrête ou non avant la publication, va alors de pair avec celui de la création, et s’adapte au lecteur en lui offrant une écriture plus créatrice avec notamment des jeux lexicaux interculturels et des locutions qui enrichissent la langue de l’écrivain. I. Une écriture revendicatrice Il n’est peut-être pas utile de le rappeler, mais Agustín Gómez-Arcos est loin d’être un écrivain consensuel : il ne l’a été ni de son vivant ni après sa mort, en témoignent paradoxalement le fait qu’un billet sur sa disparition ait été publié par le site de la fédération anarchiste489, ou le fait que Thierry Maricourt l’ait inclus dans son Histoire de la littérature libertaire en France 490, ou encore le tollé provoqué par la publication posthume de ses romans en Espagne ou enfin l’intérêt que François Mitterrand portait à ses romans 491. Son écriture revendicatrice, « libertaire » dirait-il lui-même, libre dirions-nous, l’a mené à traiter son pays natal sans ménagement, évoquant une religion et une morale déviantes, fustigeant une politique liberticide, et ce à travers des personnages violents, voire caricaturaux, autour desquels se structure la critique acerbe d’une réalité espagnole difficile à oublier, révélant, comme l’explique Pedro M. Domene, la réaction manifeste d’un homme qui se sentait déplacé et qui va agir à sa façon : « se erige juez de una sociedad que no le gusta y que, por fin, libre y sin perjuicios de ningún tipo, retrata de una manera distinta la realidad de las cosas »492. Moreno Carbonell résume l’écriture de Gómez-Arcos ainsi : Cuando su escritura versa de religión o de sexo, o de ambos temas a la vez, que es lo más frecuente, se trata de una escritura radicalmente política porque se rebela contra una ideología, el nacional-catolicismo, que 489 Le billet n’est plus lisible sur la page de la fédération, mais voici le lien tel qu’il apparaissait en 2010 : http://www.federation-anarchiste.org/ml/numeros/1117/article_16.html 490 Maricourt, Thierry. Histoire de la littérature libertaire..., op. cit. 491 Constenla, Tereixa. « El autor favorito de Mitterrand ». El País, 31/03/2010. 492 Martínez Domene, Pedro. « Agustín Gómez Arcos, definitivamente…, page 77, op. cit. 242 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive pretendía controlar no sólo lo público sino también lo privado, e incluso hasta la conciencia personal.493 A – Traitement de la religion La religion a toujours nourri les très nombreuses études de chercheurs en littérature, et est parfois l’angle d’attaque choisi pour analyser œuvres et auteurs. Chez Agustín Gómez-Arcos, la religion est plus présente en espagnol qu’en français et fait l’objet d’un traitement particulier une fois passée par le filtre de l’autotraduction. Ainsi, l’autotraducteur ajoute de nombreuses interjections religieuses en espagnol et surtout amplifie dans de grandes proportions toutes les références d’ordre religieux dans le but bien défini de grossir davantage certains traits en lien avec le monde religieux ce qui débouche sur la caricature. 1. Une religion caricaturée D’un point de vue diégétique, la religion est essentiellement présente dans les romans de Gómez-Arcos à travers les personnages. Ceux-ci ont recours fréquemment dans leur expression à des formules teintées de références religieuses, même si celles-ci n’ont souvent qu’une fonction « phatique ». En effet, elles servent à « maintenir le contact entre deux locuteurs »494 car elles ne communiquent, en réalité, aucun message. Le religieux imprègne donc le tissu linguistique, ce qui donne au texte de l’écrivain, en fonction des langues, une visée caricaturale et un dessein profondément critique. 493 Moreno Carbonell, José Antonio. Transgresiones en Diálogos de la herejía y Los gatos de Agustín Gómez Arcos. Mémoire de Master 2 : Lettres Langues Cultures Étrangères. Reims : Université de Reims Champagne Ardenne. Sous la direction de M. Emmanuel Le Vagueresse, 2012, page 22. 494 Mounin, Georges (dir.). Dictionnaire de la linguistique…, page 258, op. cit. 243 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive a. Interjections A l’instar du français québécois ou de l’arabe dialectal marocain, la langue espagnole est émaillée d’allusions au monde religieux, souvent sous forme d’interjections ou parfois de syntagmes comparatifs pléonastiques destinés à appuyer un propos. Leur présence dans les œuvres de Gómez-Arcos en espagnol n’a pas d’équivalent dans les versions françaises qui s’en trouvent la plupart du temps délestées, même si quelques traductions littérales jalonnent les autotraductions françaises. Dans le cas du binôme Un oiseau brûlé vif – Un pájaro quemado vivo, l’analyse exhaustive des transformations liées au monde religieux réalisée par Patricia López López-Gay, est extrêmement révélatrice : Sorprende en Un pájaro… la adición reiterada de formas de habla o expresiones siempre relacionadas con lo religioso. Las formulaciones de esta clase eran más utilizadas en el español hablado de los años cuarenta hasta finales de los setenta que en la lengua actual; resulta en cualquier caso llamativo –por excesivo- el uso hecho de éstas.495 En effet, nous avons constaté que l’usage de ces interjections qu’on pourrait penser propre à une certaine époque et à un langage plus populaire est très fréquent : nous avons trouvé de nombreuses occurrences dans Un pájaro quemado vivo, non traduites en français, d’interjections du type « Dios Santo » « ¡Ay, Señor! », « ¡Virgen Santísima! ». Voyons-en quelques exemples : (UOBV : 12) […] sa voix tonitruante (mais oh combien veloutée ! soupirait-elle) (UPQV : 12) […] la voz atronadora (¡pero qué aterciopelada, Jesús mío!, suspiraba la esposa) (UOBV : 65) (UPQV : 66) Luciole aimait ça. Artiste jusqu’au bout des A la Luciérnaga le encantaban esas cosas. ongles, elle raffolait de ces tours romanesques Artista consumada (“de los pies a la cabeza”, que joue parfois la vie à la grisaille humaine. como ella decía), la gorda frescachona adoraba 495 López López-Gay, Patricia. La autotraducción literaria: traducibilidad,… page 221, op. cit. 244 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive las malas pasadas (¡tan novelescas, Dios mío!) que le jugaba la vida a la humana vulgaridad. (UOBV : 81) (UPQV : 83) Vierge, bébé-putain? Les bras m’en tombent, se ¿Virgen la nena puta? ¡Qué cosas hay que oír, dit-elle ; on aura tout vu, tout entendu… et Santo Dios!, grita para sus adentros. Vivir para cætera. ver y etc. (UOBV : 166) (UPQV : 168) Paula esquissait un sourire méprisant, recomptait Paula in petto l'argent qui manquait pour que le chèque desprecio. mythique devienne enfin une réalité bancaire. adentros el dinero que le faltaba aún para que el Quelques années encore. Qu’ils sont longs à cheque mítico se convirtiese en una realidad mûrir, les fruits vertueux de l’épargne ! bancaria. ¡Ay, Señor, cuánto tardan en madurar Martín esbozaba Contaba una sonrisa y recontaba para de sus los virtuosos frutos del ahorro! Dans les exemples montrés ci-dessus, l’autotraducteur ne prend pas la peine de traduire l’interjection en français, préférant la supprimer totalement ou partiellement en ajoutant des points de suspension, mais parfois, comme dans les exemples cidessous, il essaie de compenser par un adjectif en lien avec la religion, ou tout simplement en la transposant sans intonation exclamative. (UOBV : 9) (UPQV : 9) Il faudra appeler le menuisier, c’est l’ennui avec Tendrá que llamar al carpintero. Es lo malo de les vieilles bâtisses… S’armant de patience, elle las casas viejas… Suspira… ¡qué paciencia, encastre les panneaux d’un coup d’épaule. Señor!..., y encaja las hojas de madera con un formidable empujón masculino. (UOBV : 49) (UPQV : 49) Encore un discours à composer avec soin dans Otra perorata a componer con tiento en su son esprit… cabeza, pana no ofender al tonsurado. ¡Qué mañana, Virgen de la Misericordia! 245 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive (UOBV : 77) (UPQV : 77) Ils ne semblent pas très chauds pour déclarer la Esos cerdos de rusos no parecen dispuestos a guerre à l’Occident, ces salauds de Ruskis. La declarar la guerra al Occidente. ¡Qué problema, guerre… on peut toujours la faire aux Maures ou Señor! Claro que la guerra siempre podemos aux Anglais, les Juifs sont très loin. hacerla contra los moros. O contra los ingleses. Los judíos quedan muy lejos. (UOBV : 83) (UPQV : 85) Elle en a la nausée : la journée funèbre n’est pas La encore finie ! Elle pousse un soupir de sainte terminarse. ¡Qué asco, Señor! Y deja escapar un martyre. suspiro de mártir. jornada funeraria está lejos aún de Dans le cas de Marruecos et de L’Aveuglon, les interjections religieuses se retrouvent essentiellement dans la bouche des personnages de Lola et de Fatima dont l’expression est parsemée, et d’une façon prévisible et logique 496, c’est en français qu’elles sont plus nombreuses, toujours dans cette volonté véhémente, selon nous, de pousser plus loin la caricature : (A : 36) (M : 27) Comme tout esclave d’Allah (Allah en soit loué !), Como todo esclavo de Alá, Marruecos no Marruecos ne renonçait pas à son droit de rêver, renunciaba al derecho de soñar. quel que fût le contenu de ses rêves, leur démesure. (A : 189) (M :133) La voilà cachée comme il se doit entre ses Tan escondido como él, ahora, al abrigo del mains, puis derrière Fatima, qui défendait arbusto comme une lionne la masculine pudeur de son defendiendo con verbo desgarrador y a petit patron, Allah la bénisse ! toallazo limpio el honor del nieto de su amo. 496 de huesos que era Fátima C’est en effet prévisible puisqu’elles sont toutes deux des femmes (voir à ce sujet deuxième partie, chapitre 3, II, A, 2) et parce que l’autotraduction vers l’espagnol de ce roman est intervenue comme une deuxième chance, et que nous pensons que l’auteur a probablement cherché à « adoucir les angles » dans la version espagnole. 246 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive (A : 199) (M :139) Vierge des désemparés ! La seule chose qui me […] Virgen Santísima ! ¡Fátima, tendré que ir reste, c’est de me rendre à Lourdes. Oui, en en peregrinación a Lourdes! ¡Soy católica! pèlerinage, ma Fatima. Je suis catholique. Mais c’est si loin, ce Lourdes de mes deux ! Et si cher ! (A : 216) (M :149) Notre-Père Jésus du Grand-Pouvoir ¡Qué falta de clase, Jesús del Gran Poder! (A : 218) (M :150) Quelle croix, Jésus du Grand-Pouvoir ¡Qué cruz, Señor, qué cruz! Ainsi, l’autotraducteur n’a pas cherché à transformer davantage ces interjections, puisque nous avons plutôt affaire, dans cette deuxième autotraduction, à une stratégie de caricaturisation des personnages à travers leur langage, maintenant une équivalence relativement fidèle à ce niveau-là, contrairement à la stratégie adoptée pour le binôme Un oiseau brûlé vif – Un pájaro quemado vivo. Il faut toutefois noter que l’auteur a probablement maintenu la même stratégie sans pour autant respecter précisément les lieux d’apparition des interjections, car même si elles sont tout aussi nombreuses dans les deux langues, elles ne figurent pas toujours au même endroit. Peut-être pourrions-nous aller jusqu’à évoquer une volonté de compensation ou de redistribution, car il est clair que la finalité recherchée par l’auteur était de maintenir l’effet de caricature des personnages en lien avec le monde religieux car celui-ci est présent à travers leur idiolecte. Dans le cas de Maria Republica, il est évident, que nous ne pouvons pas, pour ce genre de détails non plus établir une comparaison (tel que cela était le cas à d’autres moments de notre étude comparative), étant donné son statut d’autotraduction révisée par une traductrice littéraire. Nous pouvons donc dire que la stratégie d’autotraduction diffère en fonction de l’œuvre concernée. Cependant, nous avons une stratégie d’écriture qui est la 247 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive même : car si l’auteur semble avoir changé d’attitude après avoir autotraduit et publié le premier roman en proposant une deuxième autotraduction moins adaptée (suivant sa représentation à lui) à son public, adoptant donc une stratégie d’autotraduction différente, sa stratégie d’écriture elle, est bien maintenue puisqu’il caricature de la même façon et avec la même amplitude les personnages, et nous pouvons même aller jusqu’à parler d’une caricature de la culture, dans les deux langues. Nous pouvons y voir un effet ironico-humoristique doublé d’une volonté de mettre en place une critique morale et religieuse des sociétés ou des communautés catholique en général et musulmane en particulier dans L’Aveuglon. Ajoutés à ces interjections religieuses, nous avons trouvé des exemples d’amplifications du discours ainsi que des développements d’ordre religieux, qui contribuent, dans les trois romans et dans les deux langues, à poursuivre cette caricature des personnages qu’a entreprise Gómez-Arcos. b. Des personnages à la mystique grotesque Dans une suite logique, les énoncés intervenant dans une finalité caricaturale et les amplifications d’ordre religieux que nous avons extraits des romans viennent renforcer cet effet de grossissement : ce sont de toute évidence les personnages qui le subissent. Le grossissement des traits de caractère dans le but de se moquer du personnage concerné est fréquent dans les deux langues : essentiellement en espagnol pour Un pájaro quemado vivo mais plutôt en français dans L’Aveuglon ; alors que le développement de la relation avec la religion est plus fréquent en espagnol dans les deux cas. Dans ce premier exemple extrait de Un pájaro quemado vivo, c’est la défunte mère de Paula Martín, fervente catholique qui va expliciter davantage son propos en espagnol : (UOBV : 30) (UPQV : 29) Surtout depuis ce vendredi saint où la malade Sobre todo a partir de aquel famoso Día de los imaginaire avait décidé une fois pour toutes que Difuntos en el que la enferma (imaginaria) había son « précaire état de santé » ne lui permettait decidido que su « precario estado de salud » no 248 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive plus de se rendre à confesse les dimanches et la permitiría en adelante seguir confesándose los jours fériés. domingos y festivos (las «fiestas de guardar», explicó humildemente Celestina). Dans les exemples qui suivent, extraits également de Un pájaro quemado vivo, c’est le curé qui subit la caricature infligée par l’auteur car, comme nous l’explique Patricia López López-Gay : Existe en español una intensificación del carácter extremadamente sarcástico con que es retratado el representante eclesiástico. Este efecto se logra mediante la descripción que el narrador ofrece de don Sebastián, y mediante los diálogos o reflexiones del propio personaje.497 (UOBV : 53) (UPQV : 53) Don Sebastian se sert asperge sur asperge. Sin escucharla, don Sebastián se sirve los Elles méritent leur appellation de «premier espárragos. Uno detrás de otro, y todos de una choix», car elles sont longues et grosses comme sola vez, no sea que, si deja algunos en la des radis blancs. Le curé les baigne d’une bandeja, el camarero piense, ¡por mano de mayonnaise aussi épaisse que du flan. pecado!, que son para llevárselos a la cocina. La - Vous pouvez commencer, souffle-t-il entre ses sola idea le hiela la tonsura. Una buena capa de lèvres poisseuses. mayonesa, espesa como un flan. - Puede comenzar, hija mía – autoriza bondadoso el cura. Sus palabras resbalan una a una de los labios grasientos. (UOBV : 53) (UPQV : 53) -Le pardon ? Je le remets dans les mains de -¿El perdón? Se lo dejo a Dios. Si Él quiere Dieu. Moi je ne pardonne pas. perdonar… Yo no perdono. -Dis-moi, ma fille, de quoi penses-tu que nous El sacerdote no encuentra en su repertorio de allons frases adecuadas la sentencia piadosa que vivre, nous, Ministres du Seigneur, maintenant que l‘État nous raccourcit la solde? conviene al bíblico espíritu de revancha de su feligresa. El cochinillo asado (con el que se pelea como un caníbal de película antigua) tampoco le deja el tiempo necesario para reflexionar acerca de la caridad. -Dime, hija mía: ¿según tú, de qué vamos a vivir nosotros, ministros de Señor, ahora que el 497 López López-Gay, Patricia. La autotraducción literaria: traducibilidad,… page 234, op. cit. 249 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive Estado nos ha bajado el sueldo? ¿Del aire? Et même dans la bouche de Paula, le curé, alors qu’elle cherche pourtant à le plaindre, est la cible de ses sarcasmes : (UOBV : 215, 216) (UPQV : 218) […] saviez-vous que nul n’approchait plus le ¿Sabíais que nadie se acercaba ya a una legua confessionnal de notre cher Don Sebastian ?, de distancia del confesionario de nuestro querido personne don Sebastián? Sí, como un apestado. Como el sauf nous quatre, nous les récalcitrants, […] cura leproso de las películas de cuando yo era niña, que tanto me hacían llorar. Y rezar. Nadie iba a confesarse con este pobre santo, excepto nosotros cuatro, los recalcitrantes. Les personnages de L’Aveuglon, eux aussi sont soumis à une féroce caricature, qui est souvent plus importante en français, comme nous pouvons le voir à travers ces exemples où l’auteur ajoute des incises à caractère religieux ou amplifie son propos en explicitant : (A : 74) (M : 52) Elle avait certainement péché à cette époque-là, Fátima masculló que si verdaderamente había mais c’était si loin qu’elle avait fini par tout pecado en una época tan lejana, cosa que oublier. Allah le miséricordieux pouvait en faire dudaba, hacía tanto tiempo de ello que ni se autant, loué soit-Il ! acordaba… (A : 206) (M : 142) Lola se frappait la graisse des cuisses ; elle jurait Quejicona, Lola se palmeaba las grasas, jurando sur les têtes du Christ et du Prophète que la mort y perjurando que la muerte repentina de su soudaine du vieil Assour l’avait laissée dans la pobre Asur le había dejado en cueros; su error ruine. fue imaginar que el puto viejo y las cuatro perras - Bon Dieu ! Comment oses-tu appeler « mort que traía cada noche a casa iban a ser eternos… soudaine » le décès d’un homme qui avait plus ¡Pero qué cara dura, llamarle muerte repentina a de cent ans ? la muerte de alguien que había sobrepasado los cien años! 250 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive (A : 226) (M : 155) L’homme d’affaires vit grand. Il fit un saut à la El hombre de negocios Mehdi Tahib empezó a mosquée pour remercier le Ciel. ver grande. Y bendijo al Cielo. Dans ces trois derniers exemples, les personnages (le petit Marruecos, à travers le narrateur et Fatima accompagnée de la mère du petit) s’expriment en utilisant des formules peu usitées en français mais qui ont toujours cours en espagnol chez les catholiques, en les transposant dans la bouche d’un musulman : (A : 269) (M : 184 ) Sa mère et Fatima firent l’éloge d’une dame Fátima y su madre se deshicieron en elogios aussi considérée que Madame. Leur louange “¡Que Alá bendiga a una señora tan cumplida était entrecoupée par les sanglots. como la Señora!” exclamaron a dúo. Otro chorro de lágrimas. (A : 291) (M : 198 ) Marruecos élargit son sourire. D’oreille à oreille. Marruecos ensanchó su sonrisa. De oreja a Dans la vie restaient certains plaisirs auxquels oreja. Gracias a Alá, se dijo, en la vida quedan les pauvres avaient encore accès. aún ciertos placeres al alcance de los pobres. Dans le cas de Maria Republica, la caricature des personnages est présente dans les deux langues, d’autant que l’univers du roman est explicitement en lien avec le monde religieux puisque le roman se déroule dans un couvent. Cependant, nous le répétons, la révision de la traductrice a probablement gommé des choix de l’autotraducteur, ce qui nous empêche d’évaluer précisément les transformations d’autotraductions. Il reste toutefois des endroits où l’auteur avait ajouté des passages entiers en espagnol, et s’il ne s’agit pas de détails comme ceux que nous avons pu relever dans les deux autres romans, ce sont, malgré tout, des ajouts qui grossissent le trait et renforcent la caricature de certains personnages. L’exemple qui suit concerne le personnage de Doña Eloïsa : 251 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive (MR : 6) (María R: 14,15) À travers les verres fumés des lunettes de soleil, A través de los vidrios ahumados de las gafas de elle regarde la porte et la façade du couvent, les sol, contempla la puerta y la fachada del fenêtres aveuglées par des jalousies, la pierre convento, las ventas cegadas por celosías, la labourée par un gothique aux souvenirs arabes, piedra l’aristocratie méditerranéenne des palmiers qu’on reminiscencias aperçoit derrière. aristocracia de las palmeras que asoman por el Doña Eloïsa reste immobile, le regard perdu huerto trasero. De haber amado de verdad a dans l’impénétrable secret de la pierre. Dios, hace tiempo que se habría recluido en ese esculpida en estilo árabes, la gótico con mediterránea silencio místico. Pero no: Dios y ella… Difícil hablar de relaciones tan pasajeras. Doña Eloísa permanece inmóvil, con la mirada perdida en el secreto impenetrable de la piedra. L’exemple que nous allons citer fait partie des quelques pages ajoutées dans le chapitre 1 de la version espagnole et concerne le curé Modesto, frère de la protagoniste. La description se trouve au milieu de deux pages et demi qui ne figurent pas dans la version française. Voici la description 498 : (María R: 21) El ojo vítreo de don Modesto cura, confundido con el vidrio de las gafas, se posa en la mancha de tela, carne y polvo-ceniza; por deformación evangélica se le antoja una de las catorce caídas, Dios quiera que sea la última. En su mente se alza la muralla del pecado: árbol que nace en cuestión de segundos y produce hojas, flores y frutos de manera instantánea, sin respetar los ciclos naturales. Et enfin, dans ce dernier exemple, une réflexion de Maria Republica sur la novice qui les accueille à leur arrivée au couvent suivie d’une didascalie moqueuse sur le curé nous plongent dans la moquerie et la caricature : 498 Voir annexe 2 pour l’illustration précise de la suppression. 252 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive (MR : 19) (María R: 36) Une porte s’ouvre enfin. Apparaît une novice, Una puerta termina por abrirse. Aparece una voilée de blanc, un doigt sur les lèvres. novicia pidiendo silencio con un dedo sobre los - La Révérende Mère nous attend, annonce Don labios. Un velo blanco le cubre la cabeza. Modesto “Ésta se cree la santa de uno de esos cuadros”, curé d’une voix assourdie autoritaire. mais piensa María República fijándose en las uñas roídas por la lejía y en las manos enrojecidas de tanto fregar. - La Reverenda Madre nos espera – anuncia don Modesto, cura hasta el límite, con voz insospechadamente autoritaria. Gómez-Arcos semble prendre plaisir à dépeindre ses personnages avec force détails – nous en reparlerons499 –, mais lorsque c’est en lien avec la religion ou avec le monde religieux en général, il nous fait complètement plonger dans la caricature. Les personnages sont rapidement grotesques et la religion devient presque un fairevaloir ironique destiné à mettre en valeur les qualités prétendues du personnage. La religion et la morale ont par ailleurs fait l’objet d’une partie des travaux 500 de Patricia López López-Gay sur l’auteur, et notre but ici n’est en aucun cas de reprendre ou de gloser son analyse ; mais s’agissant d’une thématique présente en toile de fond dans l’œuvre de Gómez-Arcos, qui de surcroît se trouve affectée par l’autotraduction, nous ne pouvions passer outre. Nous avons donc des personnages dont les traits sont grossis dès que la religion entre en ligne de compte : leurs rapports avec Dieu et leur mysticisme sont décrits d’une façon détaillée et surtout ironique. La volonté de l’auteur est sans aucun doute de parodier voire de ridiculiser les représentants de l’Église, notamment à travers les personnages du curé glouton (Don Sebastian, Un oiseau brûlé vif), du curé arriviste (Don Modesto, Maria Republica) ou encore de la Révérende Mère, duchesse syphillique de Maria Republica. Mais bien entendu, cette volonté de ridiculiser ces derniers n’est pas unique : Agustín Gómez-Arcos s’attaque également aux petits bourgeois croyants à travers les personnages de Doña Eloïsa (Maria Republica), Madame (L’Aveuglon) ou Celestina et Paula Martín (Un oiseau brûlé vif), auteurs de petits arrangements avec Dieu et la morale. 499 500 Voir deuxième partie, chapitre 3, II, A. Voir bibliographie : III, 2. 253 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive Cette façon de caricaturer la religion et le monde religieux à travers ses personnages, mais aussi à travers des interjections religieuses, est accentuée par la présence en espagnol de nombreuses petites incises, « muletillas », à caractère religieux, et d’ajouts divers. 2. Les ajouts en espagnol : amplifications et « muletillas » Nous avons jusqu’à présent constaté que la stratégie de Gómez-Arcos lorsqu’il s’agissait de la religion n’était pas la même globalement, puisque les binômes sont affectés différemment en fonction des langues. Nous avons toutefois remarqué que sa langue natale semblait se prêter plus à ce genre d’exercice de critique et que c’était probablement sa volonté que de ridiculiser ou de parodier davantage dans ses romans destinés à son public naturel. Voici deux aspects supplémentaires dans lesquels la langue espagnole est augmentée quantitativement pour des raisons simples. a. « Muletillas » idiolectiques Les « muletillas », ces « béquilles » ou « chevilles », qui prennent la forme d’interjections ou de locutions, propres à la langue populaire espagnole, en lien avec la religion, comme par exemple « como Dios manda » ou encore « sabe Dios… », incises idiolectiques désémantisées, sont un recours récurrent dans l’écriture de Gómez-Arcos. Dans les trois binômes, nous avons trouvé de nombreux exemples de « muletillas », que l’auteur ne traduit pas et dont la perte n’est pas compensée non plus en français. Voici quelques exemples, sachant qu’ils sont extrêmement nombreux, vu la propension de la langue espagnole populaire et parlée à les prodiguer généreusement : 254 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive (UOBV : 79) (UPQV : 80) Il parlait encore des domestiques qu’il faudrait Las criadas, por ejemplo. Habría que echarlas. A renvoyer. la calle, como Dios manda. (UOBV : 147) (UPQV : 149) Tu me la rends et je te la renvoie vite fait chez Me la devuelves y la envío otra vez a los les incurables. incurables, ¡y santas pascuas! (UOBV : 149) (UPQV : 160) Tu as raison. Tienes más razón que un santo. (UOBV : 198) (UPQV : 199) Un collier de perles écarlates et en plastique Al cuello, un collar. De plástico. Sabe Dios de entoure son cou. dónde lo habrá sacado. (A : 34) (M : 26) - Réelle ou imaginaire, nous tenons tous à nous - Imaginaria o verdadera, a todo dios nos gusta draper sans les oripeaux d’une lignée, femme arroparnos con las galas de una estirpe. ignorante. (A : 46) (M : 34) Il puait. Olía a demonios. (A : 70) (M : 50) L’exquise courtoisie avec laquelle les enfants de Y con la exquisita cortesía que un niño de su son edad tiene la obligación de emplear con âge devaient épouvantails. s’adresser aux vieux vejestorios de Alá sabe cuantísimos años. 255 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive (A : 246) (M : 171) Madame sait ce qu’elle fait, elle paie de son La Señora sabe lo que se hace: pagar con humilité la faute de son fils. humildad, como Dios manda, el error cometido por su hijo. Les exemples ne manquent pas non plus dans María República, mais nous avons préféré ne citer que les exemples présents dans les parties supprimées en français – nous avons ainsi la certitude qu’ils ont été ajoutés de la main de Gómez-Arcos – : « inundar sabe Dios qué multitudes… » (21), « Dios quiera que sea la última » ou encore « Como Dios manda ». Ces « muletillas », plus proches parfois de l’expression idiomatique ou du dicton, sont directement en lien avec le monde religieux à travers le signifiant « Dios » et ce, comme nous l’avons dit, pour des raisons d’habitudes linguistiques et idiolectiques, en dépit de leur « désémantisation » certaine, dont nous ne doutons pas. Comme nous l’avons rappelé501 pour les interjections, elles ont une fonction « phatique » qui correspond au besoin d’attirer ou de « maintenir l’attention du récepteur pour établir ou prolonger la communication »502. Et même si elles sont « désémantisées », cela ne fait que révéler l’impact de la religion sur le langage, nous renvoyant vers un emploi motivé de la part de Gómez-Arcos. Les exemples sont nombreux, et si Patricia López López-Gay semble penser que cet excès de représentation est anachronique 503, nous pensons qu’au-delà de cette volonté de caricature ou de satire, l’auteur a peut-être juste cherché à reproduire l’image, figée dans sa mémoire, d’une société qui selon lui n’évoluait pas dans son rapport à la religion et à la morale. Ainsi, l’autotraducteur prend plaisir non seulement à ajouter des expressions idiomatiques où le signifiant « Dieu » occupe une place prépondérante, mais il s’amuse également en ajoutant en espagnol quelques éléments, toujours en lien avec le monde religieux, qu’il n’offre pas à son public français. 501 Voir deuxième partie, chapitre 3, A, 1, a. Galisson, Robert ; Coste, Daniel. Dictionnaire de didactique…, page 413, op. cit. 503 López López-Gay, Patricia. La autotraducción literaria: traducibilidad,… page 256, op. cit. 502 256 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive b. Développements ironiques Les exemples d’ajouts en espagnol ne manquent pas, et leur fonction n’est pas toujours évidente, comme nous avons pu le constater jusque-là. Dans le cas des ajouts d’ordre religieux, nous y voyons de toute évidence une finalité ironique et satirique. Agustín Gómez-Arcos s’adresse à son public espagnol dans une stratégie différente : il semble vouloir accentuer la critique envers la morale religieuse à travers des amplifications et des développements de propos souvent équivoques, comme nous le montre cet ajout dans la version espagnole de Maria Republica : (MR : 17) Ça ne va pas être facile d’obtenir l’autorisation de te rendre visite quand tu seras novice, tu sais. Mais je me débrouillerai. Le chant insolite du canari […] (María R: 31) […] Aunque no permiten visitar a las novicias, ya me las arreglaré. La cuñada de la Madre Superiora es muy amiga mía. Su marido es concejal del ayuntamiento. - ¿El marido de la Madre Superiora? – pregunta, sociable, María República. - ¡Pero qué disparates dices, hija! - ¿Su hermano? -¡No mujer! ¡El hermano de su difunto esposo! - Me pierdo, tía, me pierdo. Nunca entenderé los parentescos eclesiásticos. -¡Pero en qué conversaciones os metéis! –se impacienta don Modesto cura –. Cambiad de tema o callaos. Por los corredores lechosos del infierno se propaga de nuevo el canto insólito del canario. Ce petit dialogue entre la protagoniste et sa tante est assez drôle mais ce qu’il faut surtout noter c’est la remarque mise par l’auteur dans la bouche de Maria Republica à propos des liens de parenté ecclésiastiques : Gómez-Arcos cherche vraiment à pointer du doigt l’organisation du monde religieux et surtout les grandes familles nobles qui placent certains de leurs membres au sein de l’Église. Il en va de même pour les quelques exemples qui suivent, extraits de María República et de Un pájaro quemado vivo. L’auteur s’amuse à ajouter une phrase, qui semblerait presque anodine dans le contexte, mais qui contient toute l’ironie dont il est capable envers le monde religieux et les valeurs morales de la société espagnole. 257 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive (MR : 41) - On est né pour ça ou non. - Voilà. - Chacun à sa place. Rosa novice va jusqu’à la paillasse et tire d’en dessous un vêtement gris, bien plié. (María R: 66)504 - Para según qué, se nace o no se nace. - Ahí está. - Cado uno en su sitio. - Y Dios en el de todos. Amén. Rosa novicia se aproxima al jergón y saca una brazada de trapos grises, bien doblados. (UOBV : 82) […] et nous pensons sérieusement à nous marier. Le jour décline. (UPQV : 83) Pensamos casarnos pronto. ¡En serio! La señorita Martín está a punto de santiguarse. Pero se contiene. Se dice que ya ha hecho bastante el ridículo. Al menos por hoy. Cae la tarde. (UOBV : 177) Paroles d’Église. Naturellement, les contretemps de la vie sociale […] (UPQV : 179) Palabras de iglesia. Santas. Verdaderas. Los contratiempos de la vida social […] En revanche, pour le binôme Marruecos – L’Aveuglon, nous avons à nouveau une situation quelque peu différente : nous l’avons déjà dit, la publication de Marruecos en Espagne intervient après le cruel échec de Un pájaro quemado vivo et l’auteur a sans doute voulu alléger sa version espagnole, ce qui implique que la version espagnole n’est pas la seule à bénéficier de ce genre d’ajouts ironiques. Nous mettons ici quelques exemples trouvés dans les deux versions dans le but d’appuyer notre idée selon laquelle Gómez-Arcos aime à critiquer les valeurs morales véhiculées par la religion en ajoutant des petites réflexions ironiques aux propos de ses personnages ou de son narrateur. Comme dans cet exemple où c’est Marruecos qui s’en veut de ne pas comprendre les choses de la sexualité : (A : 232) (M : 160) Le garçon, lui, demeura bouche bée. Comme à Marruecos se quedó otra vez en la inopia. Como son cuando era pequeñín. En serio: su ignorancia habitude. Franchement, se dit-il, son ignorance en certaines matières dépassait les empezaba a preocuparle. Y a cabrearle. 504 Cet exemple est extrait d’un dialogue entre Maria Republica et la novice Rosa au sujet du champagne que boit sans cesse la Mère Supérieure ; la réplique soulignée contient toute l’ironie de Maria Republica. 258 DEUXIÈME PARTIE bornes. Allait-il rester Étude comparative : aveugle et l’écriture autotraductive ignorant jusqu’au jour du Jugement dernier ? Ou encore dans cet exemple où la version française est amplifiée, et où l’auteur a cherché à ridiculiser ce moment de recueillement qu’est une veillée funéraire (celle de M. Assour, vieil aveugle que Marruecos accompagnait dans ses activités de mendiant) : (A : 204) Comme si la prière faisait office de discours, de représentation théâtrale. Toutes trois vivant entourées d’estropiés et de mal foutus, elles soupçonnaient Allah lui-même d’appartenir à cette caste. Comment, sinon, se serait-il arrangé pour faire le monde à Son image, quand on voit ce que ça donne ? Le pauvre Très-Haut devait souffrir de surdité éternelle. Par conséquent, elles hurlaient les versets. […] Pour commencer, il fallait obtenir du crédit. Mais qui fait crédit aux morts ? (M : 141) Como si la oración les sirviera de discurso. Igual temían que, viviendo rodeadas de mendigos y tullidos (y por aquello de la imagen y semejanza), Alá pertenecía a esa misma especie y el pobre fuera a su vez sordo como una tapia. […] Por el momento todo era fiado… Les exemples de développements de ce type-là dans la version espagnole sont bien nombreux aussi, comme le démontrent ceux qui suivent : (A : 58) Le narrateur en prit une gorge, la crachant sans ménagement. Il dit : « C’est de la pisse ! » Médusé, Marruecos retint son souffle. Il avait peur que le vieillard, avalant de travers, se vît forcé d’interrompre son histoire. (M : 41) El narrador echó un buen trago. Pero lo escupió con asco. “¡Ahora comprendo el santo horror del comunicante al que dan una hostia averiada!”, explicó de mala uva. (Aparentemente estaba también versado en sinsabores de infieles.) Desvelados a causa del relato, los viajeros contuvieron la respiración: santo temor de que el viejo se atragantara e interrumpiese la historia. (A : 99) - Tiens, mon petit, prends celui-ci, il est aux amandes. Faudra que tu sois fort le jour de ton opération chirurgicale ! Vieux et gamin ingurgitaient des sucreries. (M : 70) - Anda, come otro pastelillo – insistió Fátima –. Tienes que crecer y hacerte fuerte para cuando llegue el santo día de la operación. En otras circunstancias, la anciana hubiera dicho puto día en lugar de santo día. Hoy no. Hoy era día de elogios. El señor Magdul le dio las gracias. Dijo: “Gracias, Fátima. En nombre de mi sobrino-nieto y en mi propio nombre.” Luego 259 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive añadió, dirigiéndose al chiquillo: “Para Fátima, todo lo que cuesta dinero está en comunicación directa con el Cielo y sus alrededores.” Poco importaba. Viejo y chava engullían dulces a boca llena. (A : 103) Un coureur magique. Jadis, son nom était Magdoul, cordonnier de métier ; un jour, qui sait, il pourrait s’appeler Khalil, surnommé Marruecos. Ses yeux apercevraient alors la route, verraient d’autres contrées, les montagnes, la mer… L’aveuglon pénétra les yeux ouverts dans la maison du rêve, là où tous les espoirs restent permis. (M : 73) Tiempos ha ese mágico atleta pudo haberse llamado Magdul, zapatero de profesión. Quién sabe si algún día se llamaría Jalil, apodado Marruecos: aquel cuyos ojos verán por fin la ruta y todo cuanto existe al otro lado de los montes y más allá del mar. “El que llegará a ver”, murmuró para sí, vencido por el sueño. Se adentró con los ojos abiertos en los mil futuros que la vida le negaba. Generoso como todo lo que ordena Alá, el sueño se lo otorgaba ahora con la misma largueza que el día otorga los rayos del sol y la noche el aroma de los patios. ¿Qué importaba que a la mañana siguiente tuviera que ponerse a trabajar de barrendero? El sueño no le infligió la ofensa de plantar en su horizonte onírico ni un solo estercolero. En el país de lo soñado, los caballos poseen alas como los serafines o tiran de carrozas doradas en lugar de carros renqueantes. Pero no cagan. Claro que, según los adivinos, soñar con mierda es anunciar la buena suerte. O barruntarla. El sueño muda en seda el duro cuero y el áspero bramante. Y hasta metamorfosea en cristales de aumento las cataratas de un cegato. En sueños, ninguna mano despiadada, ningún mundo cruel, poseen la fuerza de borrar del rostro de un chiquillo la sonrisa del ángel que ve a Dios. Aunque Dios no exista. (A : 123, 124) Fatima marmonna que son cousin était aussi honnête qu’un autre ; pas du tout paresseux. Grand-oncle ricana. La vieille femme ajouta que, dès qu’on touchait à l’honneur de sa famille, elle devenait intraitable. Son cousin Tofek était un bon croyant, il faisant de bons comptes. - De bons comptes mon cul ! dit Marruecos. (M : 90) Fátima gruñó en la cocina que su primo tercero, Tofek que Alá proteja, era trabajador y honrado como el que más. ¡Claro que hablaba en serio! Tofek pertenecía a su propia sangre y recitaba sus oraciones cuantas veces al día fuera necesario. Un buen devoto, sí señor, temeroso de Alá y respetuoso del Profeta. Además, sabía de Corán tanto como de hacer cuentas. (“Una mierda”, masculló Marruecos.) 260 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive Les allusions à la religion et au monde religieux sont donc nombreuses, mais bien entendu, toujours dans un but satirique de la part de l’auteur. Cette forte critique des valeurs morales est présente dans toute son œuvre, mais il vrai que c’est en analysant les transformations liées à l’autotraduction que nous prenons pleinement conscience de cette volonté de Gómez-Arcos de la renforcer afin qu’elle n’échappe pas à son public espagnol. Le cas de Un pájaro quemado vivo et de María República en témoignent : l’un a été très mal accueilli par la critique espagnole (notamment, ce qui n’est pas étonnant, par certains représentants de la presse catholique que nous avons cités505), et l’autre n’a été publié que récemment dans le cadre de la récupération et la traduction de toute son œuvre. Dans les deux cas, nous avons des (auto)traductions qui ont été écrites dans une optique fidèle, nous voulons dire parlà, fidèle à l’écriture libre de leur auteur. Dans le cas quelque peu différent de Marruecos, le choix de l’auteur a été de délocaliser son œuvre et donc sa critique dans un pays qui semble éloigné des valeurs chrétiennes et catholiques de son pays natal. Mais la critique est pourtant là, bien présente, et en réalité elle n’épargne personne ; le Maroc est certes un pays musulman où le monarque a des pouvoirs quasi illimités mais comme nous le rappelle Ma Carmen Molina Romero, l’Espagne se sent jusque dans les descriptions des paysages marocains : Este texto bígamo es una de las pocas novelas que Gómez-Arcos no sitúa en España, y cuya temática no está basada en la crítica directa del franquismo y la religión católica. Marruecos es la continuación natural del paisaje Almería y de la miseria que tan bien ha conocido el autor durante la posguerra. Gómez-Arcos nos traslada de nuevo al sur para denunciar sus lacras. Marruecos es todavía más si cabe el sur, espacio imaginario por excelencia del autor. “Le sud des suds”, donde la gente sufre una pobreza agudizada por la luz cegadora y la aridez de la tierra. Gómez-Arcos explora los tabúes que pesan sobre la sociedad marroquí, con un espíritu crítico que sigue estando, como siempre, del lado de aquellos cuya ignorancia les impide ver y no tienen voz.506 La religion et plus généralement les valeurs morales sont donc clairement traitées de façon à accentuer péjorativement les caractéristiques des personnages et l’auteur, à travers son travail d’autotraduction effectue des modifications avec une finalité satirique qui ne peut échapper au lecteur, surtout en espagnol. Mais la 505 506 Voir première partie, Chapitre 2, I, C, 2. Molina Romero, Ma Carmen. « De L’Aveuglon a Marruecos : una lectura a contrapelo…, op. cit. 261 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive religion et les valeurs qu’elle véhicule ne sont pas les seules à subir des transformations d’autotraduction, puisque la politique, au sens large, est tout aussi affectée par des modifications et des ajouts de nature différente. Pedro M. Domene, parlant de Un pájaro quemado vivo, résume cela ainsi : la obra encierra, por consiguiente, una multiplicidad de críticas, obviamente centradas en esa visión destructiva de una España de posguerra cuyo espacio temporal se alarga hasta el presente – y hace hincapié en ese ya histórico paso de la transición democrática –; transición en la que, paralelamente, aparecen retratados ciertos status sociales y entre ellos la Iglesia, además de muchos de los vicios que, según el autor, tenía la burguesía de aquellos años y que se explicitan a lo largo de la obra […].507 B – Traitement de la politique et de la critique sociale Agustín Gómez-Arcos, de par la nature de son écriture libérée et par son désir d’écrire son pays natal, ressent le besoin de nous faire le portrait sans concession de celui-ci ; et parler de l’Espagne sans parler du passé récent, à savoir de la dictature franquiste, de la transition démocratique et des changements qui n’ont pas lieu, ne semble pas concevable. L’Église, nous l’avons vu, est, avec les valeurs religieuses en général, l’une de ses cibles privilégiées, mais la politique a, bien entendu et de toute évidence, elle aussi, ses faveurs. La trame des romans Un oiseau brûlé vif et Maria Republica s’y prête assez facilement, L’Aveuglon peut-être moins de par sa thématique, mais la politique est toujours largement représentée même si elle passe par la critique sociale. Nous avons découvert de nombreuses modifications d’autotraduction liées à ces thèmes-là dans les trois romans : souvent, la critique est placée par l’auteur dans la bouche d’un personnage mais parfois c’est le narrateur qui s’en charge directement. 507 Martínez Domene, Pedro. « Agustín Gómez Arcos, definitivamente…, page 77, op. cit. 262 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive 1. Prises de position politique Lors de notre étude comparative, et à la lumière des travaux effectués sur notre auteur, nous nous sommes penchée sur la question de la critique politique et sociale dans les romans de notre corpus : nous nous sommes aperçue sans difficulté que certaines réflexions des personnages étaient agrémentées de commentaires péjoratifs ou caricaturaux, et que le narrateur s’étendait parfois davantage en espagnol. a. Exagérations des personnages Les traits sont souvent accentués quand il s’agit de religion, nous l’avons vu. La politique et la critique sociale contribuent également à rendre les personnages caricaturaux. Dans leur bouche, les réflexions et les commentaires se multiplient dans ce sens, même lorsque la trame ne s’y prête pas toujours. Ainsi, nous avons relevé divers exemples de réflexions en lien avec la politique effectuées par des personnages dans la langue natale de l’auteur, qui ne figurent pas dans le texte en français dénotant la volonté de l’auteur, une fois de plus, d’approfondir, de renforcer la critique sous-jacente afin qu’elle ne puisse, en aucun cas, passer inaperçue par ses lecteurs en espagnol. C’est dans Un pájaro quemado vivo que nous trouvons le plus d’ajouts liés à ce domaine : que ce soit de réflexions, de pensées intérieures ou de commentaires, les personnages de ce roman, en espagnol, en trouvent leurs propos agrémentés, mettant au jour l’ironie de l’auteur qui cherche à caricaturer, voire à ridiculiser, le personnage concerné. En voici quelques exemples : (UOBV : 31) De toute façon… comprenez-moi mon père… si j’avais épousé un militaire de plus haut grade, ou si celui-ci… celui que j’ai, et que j’aime… s’était un peu soucié de sa propre promotion, de sa carrière, alors oui, j’aurais fait l’effort d’avoir d’autres enfants, même au péril de ma vie. (UPQV : 31) De todas maneras…, y espero que la Iglesia me comprenda, padre…, si yo me hubiese casado con un militar de más alta graduación – la graduación, en los militares, es como el linaje en los aristócratas –, o si el que me ha tocado, y a quien quiero, se hubiese preocupado un poco de su promoción, de su carrera, entonces sí, pienso que habría hecho el esfuerzo de tener más hijos, incluso con riesgo para mi propia vida. 263 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive (UOBV : 161) […] ont eu le droit pourtant à une part substantielle du gâteau. - Il faudrait oublier tout cela. (UPQV : 162) […] tuvieron derecho a una parte importante de los beneficios. - ¿Quieres decir que hay rojos ricos? - Más de lo que usted piensa. - ¡Habría que olvidar todo eso de una santa vez! (UOBV : 168) Masochiste, le notaire commentait l’augmentation du nombre de grèves, ces derniers mois. C’était nouveau dans le pays, ces heurts du monde du travail avec les forces de l’ordre, […] (UPQV : 169, 170) Masoca, el notario comentaba el aumento del número de huelgas (“¡ilícitas!” gritaba Paula) en los últimos meses. Una novedad, esos choques del mundo del trabajo con las fuerzas del orden. Dans le cas du binôme L’Aveuglon - Marruecos, les exemples concernant les personnages font essentiellement allusion à la monarchie marocaine et à ses excès. Nous devons toutefois noter que cette fois-ci, alors qu’il s’agit de critiquer la monarchie, l’auteur opère des transformations en espagnol, en faisant figurer des réflexions ironiques : (A : 97) - C’est l’essentiel, dit grand-oncle. La soirée s’allongeait. (M : 68) Era lo esencial. No obstante, siguió gruñendo durante mucho rato. “La operación quirúrgica de este mocoso, dijo, lleva visos de convertirse en una obra humanitaria. ¡Parece la mezquita de Su Majestad!” Cette réflexion de Fatima nous semble très intéressante car l’auteur fait allusion ici à la construction de la mosquée Hassan II de Casablanca : celle-ci en effet, lors du séjour de Gómez-Arcos au Maroc était en cours de construction et surtout au cœur d’une polémique puisque l’État avait demandé une souscription nationale et imposé à ses fonctionnaires une contribution forcée (« un don » disaient-ils) pour financer la fin des travaux spectaculaires de celle qui, aujourd’hui, est l’une des plus grandes mosquées du monde musulman. (A : 246) (M : 171) Fatima coupait : « Tu n’as pas à te faire de souci Fátima saltaba: “¡No te preocupes tanto por ella! 264 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive pour sa santé. Madame sait ce qu’elle fait, elle La Señora sabe lo que se hace: pagar con paie de son humilité la faute de son fils. Ne humildad, como Dios manda, el error cometido pouvant rien pour lui sur terre, elle tâche de lui por su hijo. ¿No comprendes que es un crimen préserver sa place au Paradis. levantarse contra la sagrada persona del Rey? Nadie, ni siquiera ella misma, puede nada por ese desgraciado aquí en la tierra. Así que trata de preservarle un sitio en el Paraíso. Cette deuxième remarque de Fatima est tout aussi intéressante, mais bien plus simple à saisir : il est de notoriété publique que la monarchie marocaine ne tolérait pas les dissidents et que ceux-ci disparaissaient dans des prisons politiques de triste mémoire sans que leur famille ne puisse jamais savoir le sort qui leur avait été réservé. Pour Maria Republica, les exemples que nous avons trouvés sont généralement des suppressions longues en lien avec les idées politiques des personnages. Ainsi, dans le premier exemple, il s’agit d’une pensée de Maria Republica lorsqu’elle découvre le couvent et les tâches ménagères qui lui seront probablement attribuées, dans le deuxième exemple, il s’agit d’un dialogue tronqué en français entre la protagoniste et la Sœur Capitaine sur le passé de cette dernière en tant que gardienne de prison pour femmes, et dans le dernier, la protagoniste évoque son amour du drapeau républicain : (MR : 17) Dans cet enfer on a besoin de femmes de ménages plutôt que de pécheresses repenties. Rien n’est définitif. De l’enfer, on peut aussi bien s’échapper. Par la porte de la vie. Ou par celle de la mort. (María R: 30) La sospecha de que en ese infierno no necesitan pecadoras sino fregonas, la asalta de repente. “No tendrá ninguna gracia venir aquí sólo para quitarles la mierda a las monjas, que se deben pasar el día rezando. ¡Si mis padres levantaran la cabeza…! ¡Qué tonterías pienso! Mis padres eran ateos. Si alguna vez vuelvo a verlos no será en una iglesia, ni en un cementerio, ni en un convento. En un mitin político, quizás, si tuviera la suerte de asistir a alguno.” A María República le gusta pensar que nada es definitivo, y que del infierno también se sale. Por la puerta de la vida. O por la de la muerte. 265 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive (MR : 82) (María R: 118) La Révérende Mère m’a donné une seconde La Reverenda Madre me dio una segunda chance dans son couvent où, grâce aux filles oportunidad en su convento donde, gracias a las pauvres, et maintenant aux prostituée, j’ai la pobres, y ahora a las prostitutas, puedo ejercer. possibilité d’exercer. - ¿Derribaron la cárcel? – pregunta María en La sœur capitaine regarde Maria de haut en tono deliberadamente profesional. Y piensa: “En bas : esa cárcel, o en otra idéntica, murió mi madre. - Aller au jardin potager ne veut pas dire aller Fusilada. Me las pagarás, celadora”. faire une promenade. - No, sigue en pie. Es un hermoso edificio, que antes de cárcel había sido convento. Ahora es una fábrica de jabón. De jabón en polvo. Las mujeres de hoy se dedican a lavar la ropa. No a la política. - Sana ocupación, Madre – dice María contemplándola con mirada inocente. - Sana ocupación, hija mía. – Y añade –: Salir al huerto no significa pasear, […] (MR : 123) Don Jaime est arrivé un jour au bordel muni d’un drapeau républicain. Le drapeau tricolore. Selon lui, ce drapeau constituait l’une des meilleures pièces de sa collection de trophées de guerre, en dehors naturellement des quelques têtes de rouges empaillées qu’il m’a promis de me montrer un jour, si j’étais gentille. (María R: 167) - Un día, padre, don Jaime vino con una bandera republicana. - ¡Calla, hija mía! – se escandaliza el confesor –. ¿Y tú, no gritaste vade retro? - La pecadora que era entonces, padre, amaba la bandera tricolor. Con frenesí. En la tumba que hay en mi cabeza, enterré a mis dos muertos incendiarios de iglesias envueltos en esa bandera. - ¿Qué hay o que había? - Que había, padre. Arrepentida como estoy, mi voz comete a veces la torpeza de hablar en presente. Según don Jaime, esa bandera constituía una de las mejores piezas de su colección de trofeos de guerra, juntamente con algunas cabezas de rojos disecadas, que prometió enseñarme algún día si me portaba bien. Cette critique politique choisie est intéressante, car l’auteur, qui n’a de cesse de revendiquer sa parole libre, ne s’en sert que lorsqu’il faut s’exprimer en espagnol. Nuançons, Gómez-Arcos se sert de sa parole libre car celle-ci est la caractéristique 266 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive fondamentale de son écriture, mais il pourrait s’exprimer librement dans les deux langues – ce qu’il fait, de toute évidence –, même s’il semble ressentir davantage le besoin, en espagnol, de rajouter à chaque fois qu’il le peut des commentaires ou des réflexions fortement critiques. S’il le fait à travers les personnages et au moyen de pensées exprimées ou intériorisées, le narrateur n’est pas en reste, car nous trouvons également de nombreux exemples qui lui sont attribués. b. Engagements du narrateur Le narrateur, dans les trois romans, adopte la plupart du temps le point de vue du protagoniste, mais parfois s’immisce dans la vie de certains personnages secondaires, sans qu’il s’agisse pour autant d’un narrateur omniscient. L’auteur, en ayant recours à une focalisation interne multiple, si nous pouvons nous exprimer ainsi, peut embrasser des points de vue opposés et ainsi agrémenter son récit de nombreuses prises de position ou opinions politiques, comportant la plupart du temps une forte charge ironique. Les exemples ci-dessous, extraits du binôme Un oiseau brûlé vif – Un pájaro quemado vivo, concernent le chapitre le plus chargé politiquement du roman, celui qui porte le même nom que le roman, pour des raisons évidentes, car il s’agit de la partie où est décrite la déchéance du régime franquiste, le début de la transition démocratique et surtout la tentative de coup d’état du 23 février 1981, qui marque la fin du roman. (UOBV : 174) La classe ouvrière se redressait sur ses propres ruines idéologiques. Elle adhérait aux partis clandestins de gauche. (UPQV : 175) La clase obrera (trabajadora, decían los progres) renacía de sus propias ruinas ideológicas. Se afiliaba a los partidos políticos de izquierdas (los clandestinos). (UOBV : 174) « Le superbe bateau qui naviguait toutes voiles déployées depuis la guerre civile sombrait dans les flots de l’histoire »… osa écrire un journal clandestin. La formule fit mouche. (UPQV : 176) “El soberbio navío que bogaba a toda vela desde la guerra civil empieza a hundirse ya, víctima de los oleajes de la historia”, se atrevió a escribir un periódico non santo. Al director no le fusilaron. Ni le metieron en la cárcel. Ni le 267 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive llevaron ante los tribunales. Quizá porque el país (y también el poder) se había acostumbrado a las metáforas. Esta vez la fórmula hizo blanco. (UOBV : 213) Au fil des jours : Des rafles de grèves, une intoxication massive d’enfants handicapés à la viande avariée (rien d’important), un accident de la circulation dans lequel meurent les treize nains d’un cirque (méchant nombre, treize, toute une dynastie, renchérissent les journaux… C’est parti, pense Paula Martin, le cœur serré, on met le langage royaliste à toutes les sauces !). (UPQV : 216) En los días siguientes: conflictos laborales (Paula no sabe todavía muy bien lo que esa fórmula quiere decir); intoxicación masiva de minusválidos con carne averiada (nada importante); accidente de circulación en el que mueren los trece enanos de un circo (mal número, el trece, toda una dinastía, subrayan los periódicos… ¡Y vuelta a empezar, piensa Pala angustiada; ¡se sirven del lenguaje monárquico hasta para hablar de los enanos!). Dans le cas de María República, les exemples dévolus au narrateur sont moins nombreux, ce qui est renforcé par le cas particulier d’autotraduction révisée de manière allographe du roman, mais nous pouvons en citer néanmoins quelques-uns qui sont assez représentatifs. Le premier exemple correspond à la description des caractéristiques ou des signes particuliers de Don Modesto, tel que son Curriculum Vitae est effectué par l’ordinateur espion, appelé « ange de l’informatique » par la Sœur Commissaire (chargée des Renseignements Généraux du couvent) : (MR : 196) (María R: 257) Signes particuliers : Doué de non-apparence Características: Sin apariencia física, inteligente, physique choix), ambicioso, sin corazón, sin agallas, sinuoso y útil intelligent, ambitieux, sans cœur, sans tripes, como una serpiente (de las que la Iglesia sinueux et utile comme un serpent, don de amansa), don de lenguas, don de manos (para langues. Diplomate. bendecir todo lo que convenga. Por ejemplo, a (ou apparence grise, au los huelguistas abatidos por la policía, una vez muertos). Enemigo acérrimo de las iglesias católicas regionales o paralelas. Diplomático. Le deuxième exemple concerne la fin de la fiche du frère de Maria Republica (et le début de celle de Maria), où apparaît ainsi un ajout renvoyant à la dimension politique de l’éducation que lui avait transmise sa sœur mais qu’il a oubliée. 268 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive (MR : 197) (María R: 258) Excellent avenir, glorieuse carrière à suivre: Excelente porvenir. Llegará lejos en su gloriosa séminariste, prêtre, chanoine, évêque, cardinal, carrera: seminarista, cura, canónigo, obispo, pape, saint, Dieu (?). cardenal, papa, Dios (?). La letra de la canción que le cantaba su hermana cuando era pequeño, MARIA REPUBLICA herencia de su madre roja, la ha olvidado para siempre. A Dios gracias. MARÍA REPÚBLICA Le troisième exemple est une reflexion du narrateur attribuée à la protagoniste sur la vie au couvent qui n’aura jamais raison d’elle ni de sa révolte. (MR : 46) (María R: 75, 76) […] te soumettre aux règles des autres, ton […] a la obediencia de órdenes provenientes de temps de travail, de sommeil et de veille. Mais bocas ajenas, a realizar duros trabajos físicos en ton vrai temps, celui qui est intérieur et solitaire, beneficio de otros, a decir «sí, obedezco» una y celui que personne ne peut contraindre, ce otra vez. Pero en su abismo interior dice no. Un temps béni, tu jures, Maria Republica, de no indomable e insumiso, esencia de su l’employer à tes propres fins. Peu importe qu’on verdadera naturaleza. Todos los átomos de ese t’oblige à rester enfermée au milieu de la cuerpo vestido de gris, obligado a la purificación, soumission. Chacune de tes soumissions sera están incubando el acto supremo de la anarquía un pas de plus vers le non total. y sabrán alzarse contra el orden como un viento que abate árboles seculares y pilones de cemento, como una ola que arrasa murallas y defensas costeras. Que siembra la muerte regeneradora. Pueden retenerla allí, en el epicentro de la sumisión, durante minutos, horas, días, siglos. Su dócil mirada y sus actos, en perfecta armonía entre la voz que ordena y la esclavitud que acata, pondrán de manifiesto una obediencia ciega. Pero cada una de sus obediencias será un paso más hacia el no total. Dans le cas de Marruecos, nous pensons que l’auteur n’a fait que transposer cette critique au Maroc, et que la critique s’adresse également à son pays natal sous 269 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive certains aspects. Ainsi, Patricia López López-Gay nous explique dans une courte incise sur le roman, que Gómez-Arcos s’attaque à tous les régimes oppresseurs : Parece lógico de ahí que Gómez-Arcos -quizá instado por los editores españoles – escogiese traducir y publicar una obra que no dirigiese una crítica explícita a la sociedad española, sino a la marroquí o, más generalmente, a todo régimen opresor. El texto podría haberse titulado en español El cegato (L’aveuglon). Sin embargo, la luz se arroja de algún modo sobre el cambio de teatro: de la España franquista se desplaza al país vecino. La crítica de Marruecos –tan incisiva como siempre- se centra en el otro (con respecto del mismo, el español).508 La critique est donc moins explicite ; et elle « ratisse large », par ailleurs, car cela va des conséquences de la colonisation européenne au Maroc aux autorités religieuses marocaines en passant inévitablement par la monarchie locale. Une critique sociale l’accompagne parfois, sans toutefois qu’elle soit aussi franche : elle est plutôt présente en filigrane, étant donnée la situation sociale et économique du protagoniste et la misère sociale qui caractérise la description faite du Maroc. Nous avons trouvé des remarques ironiques adressées aux autorités du pays, des commentaires liés à la colonisation du pays et à ses conséquences ou encore des sentences qui s’appliquent à différentes thématiques. (A : 51) […] arôme envoûtant des fleurs nocturnes… Ça passait son chemin, tout près de lui, comme ces brises qui ne regardent pas en arrière. (M : 36) […] los mágicos aromas de las flores nocturnas… ¿Cómo olvidar algo que sólo los ricos poseen, que pasaba junto a él como una brisa que jamás vuelve la cabeza? (A : 60) Les gardent périrent, en tâchant de s’opposer aux amants contre nature, sous les coups de griffe, les coups de dent. (M : 43) Por supuesto, los guardianes trataron de oponerse a la fuga de los amantes contra natura. ¡Pobres servidores de la ley y el orden! Perecieron todos a zarpazos y a dentelladas 508 López López-Gay, Patricia. La autotraducción literaria: traducibilidad,… page 264, op. cit. 270 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive (A : 60) Ah ! tristes murs de prison, plaise à Allah que vous tombiez en miettes, que le vent vous disperse comme les grains de sable !... (M : 43) ¡Ay, tristes piedras del presidio que para encarcelarnos construyeron los europeos siglos ha! (A : 61) […] le Prophète n’oublie pas la faible chair dont l’humain est formé, la part de bête que son comportement recèle. Bref, ce couple de hors-laloi mit au monde une nouvelle espèce ; […] (M : 44) […] ni la parte de bestia que todavía le queda en su comportamiento, en su sentir e incluso en su vivir. Sobre todo cuando las autoridades le pierden de vista. El simio y la negra originaron una nueva especie. Cette critique générale de Gómez-Arcos, destinée et adressée à la société marocaine, a finalement une portée bien universelle. Et à l’instar de Patricia López López-Gay, nous pensons que les romans de notre corpus comportent une critique explicite (parfois implicite) des régimes dictatoriaux et oppresseurs : il est évident que le départ de la réflexion de l’auteur a lieu en Espagne, son pays natal, mais nous pouvons sans prendre de risques étendre son action au-delà des frontières ibériques. Et même s’il est facile de reconnaître dans son écriture revendicatrice l’Espagne et son histoire, Gómez-Arcos fustige toutes les formes d’autoritarisme et d’oppression. 271 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive 2. Critique des régimes Personnages et narrateur, nous l’avons vu, s’expriment librement, ou du moins essaient de le faire, à travers la plume de l’auteur. Il faut toutefois reconnaître que celui-ci s’autorise tout de même de nombreuses réflexions critiques et cela se reflète notamment dans le traitement de la figure du dictateur Franco, qui, dans Un oiseau brûlé vif, se trouve affublé de tous types de qualificatifs. Nous citons cela à titre d’exemple afin de mieux appréhender l’écriture revendicatrice et libertaire de GómezArcos, car sur ce sujet-là, il a agi avec beaucoup de fidélité et la figure symbolique du dictateur est traitée avec le même acharnement dans les deux langues. À ce propos, Pedro M. Domene explique : El escritor Gómez-Arcos se ensaña, repetidamente en esta figura a lo largo de las 229 páginas. Subyace en toda la historia la figura del general, pero es en el capítulo 5, que titula, precisamente, “Un pájaro quemado vivo” donde utiliza todo tipo de nombres para designar a tan representativa figura. Vale la pena transcribir cuantos aparecen en el texto, porque ilustran de por sí cuantos comentarios se hagan sobre el personaje; semánticamente habría que hablar de términos generosos y términos despectivos, aunque fácilmente pueden comprobarse los excentricismos lingüísticos tales como: generalísimo, Jefe de Estado, anciano arrugado, empequeñecido, desportillado, roído, espantapájaros, apolillado, vejestorio vencedor, cuerpo canijo, generalísimo de pergamino, jeta, máscara de muerto, Santo Jefe del Estado, tío, autoridad de eunuco, falsete de castrado, cerdo inexpresivo y medio chulillo de barrio.509 Ces qualificatifs variés ont été autotraduits avec beaucoup de fidélité : l’équivalence est respectée dans les deux langues. Relevons par exemple ce passage reproduit dans les deux langues et relatant le sentiment de la protagoniste qui est en train de se rendre compte de l’imminence de la fin du dictateur et par conséquent de la probable fin du régime : 509 Martínez Domene, Pedro. « Agustín Gómez Arcos, definitivamente…, page 79, op. cit. 272 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : (UOBV : 163) […] elle put donc regarder de près le chef de l’État. Un vieil homme, lui-même craquelé, ridé, rapetissé, rongé par la maladie. Ça se voyait à l’œil nu. Un pantin vermoulu, moins vivant que les mannequins qu’elle avait installés à l’étage noble. En voyant apparaître sur le petit écran ce vieillard vainqueur d’une guerre terminée trentequatre ans plus tôt, Paula Martin éprouva la pénible impression qu’il traînait une mort plus grande que son corps rabougri, plu présente dans ses yeux que le regard proprement dit. Sa voix était empreinte d’une tonalité d’outre-tombe. Tout en lui suggérait, mieux : exprimait le trépas imminent. l’écriture autotraductive (UPQV : 165) Y pudo mirar con el ojo de las cámaras al jefe del Estado. Un verdadero anciano. Desportillado como el muerto reciente. Arrugado. Empequeñecido. Roído por la enfermedad. Se veía a simple vista. Un espantapájaros apolillado, con menos vida que los maniquíes que había instalado ella en el piso principal. Observando en la pequeña pantalla a aquel vejestorio vencedor de una guerra terminada treinta años atrás, Paula Martín tuvo la sensación de verle arrastrar la muerte. Una muerte mayor que su cuerpo canijo. Más presente en los ojos que la mirada propiamente dicha. La voz estaba teñida de un tono de ultratumba. Todo en él sugería, mejor aún, expresaba una defunción inminente. Dans Maria Republica, c’est le drapeau national espagnol « rouge jaune rouge510 » dont la présence est récurrente, prenant une place extrêmement importante dans le récit, par opposition au drapeau tricolore républicain « rouge jaune violet »511. Il est le symbole de la lutte entre les deux camps, des vainqueurs et des vaincus qui perdure malgré la répression franquiste après la Guerre civile espagnole, et surtout l’héroïne du roman étant l’allégorie de la République par son nom, celui-ci représente un compagnon de route et même de travail pour elle. Ainsi, elle en fera le fer de lance de sa confession de future « régénérée » avant de prononcer ses vœux. Elle parle de « sale drapeau national »512 (« odiada bandera nacional513 »), et le passage où il en est question, nous l’avons vu, est bien plus étendu en espagnol514. Plus loin dans le roman, lors de la deuxième partie de sa confession, une longue tirade515 sur le drapeau est également reproduite fidèlement en espagnol ; le drapeau y est traité en lien avec la symbolique sexuelle, puisque Maria Republica, se couche dessus lorsqu’elle reçoit ses clients nationalistes qui souhaitent, par ce symbole, « baiser la Republica »516 (« joderse a la República »517). 510 Gomez-Arcos, Agustín. Maria Republica…, page 18, op. cit. Op. cit., page 18. 512 Op. cit., page 123. 513 Gómez Arcos, Agustín. (trad. Adoración Elvira) María República…, page 168, op. cit. 514 Voir deuxième partie, chapitre 3, I, B, 1, a. 515 Voir annexe 3. 516 Gomez-Arcos, Agustín. Maria Republica…, page 117, op. cit. 511 273 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive Le drapeau y est comparé à un symbole sexuel, alors que la syphilis devient l’étendard politique de la protagoniste qui veut en faire une arme de destruction du pouvoir. Il est ainsi rassurant de constater que malgré la volonté de transformer ses autotraductions, Gómez-Arcos, lorsqu’il s’est agi de s’exprimer ouvertement sur un régime oppresseur, en l’occurrence la dictature franquiste, a fait le choix de rester fidèle à sa pensée dans les deux langues : en effet, le fond ne varie pas réellement mais il faut cependant reconnaître que la mise en forme de la pensée n’est pas toujours la même. Nous avons toutefois une petite exception, trouvée dans Marruecos : (A : 272) Cher Marruecos, c’est uniquement à toi que je m’adresse, car tu demeures pour moi un innocent. Naître à la vue te procure la même innocence que de naître à la vie. Ne m’en veux donc pas. Plaise au Ciel que tu n’arrives jamais à comprendre mes mots, ce qu’ils cachent ou dévoilent ! (M : 186) Marruecos, te digo todo esto porque eres todavía un inocente: nacer a la vista te confiere la misma inocencia que nacer a la vida. ¿Lo comprendes? Me han prohibido hablarle al mundo y hablarme a mí misma; pero no me han prohibido hablarle a la inocencia. ¡Y necesito hablar! Perdona mi falta de coraje. Quiera Dios que jamás desentrañes mis palabras, ni lo que éstas ocultan, ni lo que revelan. Avec ces petites phrases ajoutées en espagnol, le personnage de Madame revient sur le sort de son fils, prisonnier politique du régime autoritaire marocain, rappelant la censure dont elle-même se sent l’objet. Elle n’est pas libre de parler, dit-elle, et s’adresser à Marruecos est un soulagement pour elle. L’auteur choisit le personnage qui souffre le plus et qui a subi une épreuve terrible pour évoquer la censure : car Madame a non seulement été obligée de renoncer à se souvenir ou à parler de son fils, dont la tombe est dans sa tête (à l’instar de Maria Republica 518) car elle n’a jamais pu l’enterrer puisqu’elle ne sait même pas s’il a été tué, mais elle subit de surcroît la censure imposée par son propre entourage qui l’empêche de parler du sujet. Cet ajout dans la version espagnole nous semble extrêmement révélateur et surtout nous permet de confirmer notre hypothèse d’étude : Gómez-Arcos ressent 517 Gómez Arcos, Agustín. (trad. Adoración Elvira) María República…, page 160, op. cit. Gomez-Arcos, Agustín. Maria Republica…, page 68, op. cit. : « Dans la tombe de ta tête où deux incendiaires d’églises fusillés reposent ». 518 274 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive réellement le besoin d’aller plus loin dans la revendication lorsqu’il s’autotraduit dans sa langue maternelle. Religion, morale ou politique, la critique est certes violente, mais sa violence est plus visible encore en espagnol. Une écriture revendicatrice, même dans son versant autotraducteur, qui ne laisse rien au hasard : il s’agit donc bien d’une stratégie puisqu’on retrouve les mêmes caractéristiques dans les transformations imposées par Gómez-Arcos aux trois binômes autotraduits, même si parfois elles s’inscrivent dans une tradition hispanique particulière. Une stratégie de la revendication qui n’empêche pas néanmoins que la créativité de l’auteur nourrisse son écriture et lui donne une originalité grotesque et esperpentique519, comme nous allons le constater à travers l’étude des personnages notamment. II. Une écriture créatrice Agustín Gómez-Arcos est un écrivain dont l’originalité réside en grande partie dans sa créativité linguistique. Si ses lecteurs français disaient au sujet du roman Ana Non : « très beau style, très belle langue, mais des repères, des jalons qui ne sont pas les nôtres (Gómez-Arcos écrit directement en français) et freinent parfois l’aisance de la lecture »520, nous pensons peut-être être mieux placée pour apprécier l’effort de création qu’a réalisé Gómez-Arcos à chaque roman qu’il écrivait en français et malgré toutes les interférences qui auraient pu jalonner ou qui ont parfois opacifié son écriture. Il faut ainsi noter que Gómez-Arcos revendique son appartenance à une tradition littéraire hispanique, et cela se sent de manière indubitable dans son écriture : il accentue cependant cette revendication par un supplément grotesque dans le traitement des personnages dans le but évident d’emmener son public espagnol sur un terrain connu et commun. Gómez-Arcos ne se défend d’ailleurs pas 519 Voir première partie, chapitre 2, I, D. Coupure de presse consultée à l’IEA sans références précises (probablement journal régional du Sud-Est Actualité Culturelle) : « Rencontre autour d’un livre : L’Espagne désespérée de Gomez-Arcos », probablement à partir de 1977. 520 275 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive de recourir au grotesque521, et lorsqu’on lui pose la question de l’imagerie grotesque qui apparaît dans Un oiseau brûlé vif par exemple, il explique : es un recurso literario que es una tradición literaria española, indudablemente. Es el esperpento español. El español surgió de todo eso, de esa tradición literaria que remonta a lo noche de los tiempos, a La Celestina. […] Además, el país lo produce. Es un país tan extremo que produce ese tipo de cosas. Y bueno, aunque la España de ahora quiere dar una imagen de país moderno, de país más o menos equilibrado, etc., la tradición española, el arte español que sea la literatura, la pintura, etc., da una imagen del país que no tiene nada que ver con la imagen que estos intentan vender hoy día. Es decir la verdadera imagen es Goya, la verdadera imagen es Picasso, la verdadera imagen es… Sobre todo Valle Inclán. Es Quevedo, es Cervantes, evidentemente, es El Quijote, es La Celestina, es Don Juan.522 Il ajoute par ailleurs que ses romans s’inscrivent bien dans cette tradition du grotesque et de l’esperpento, et certainement pas dans une tradition littéraire française, langue et culture dans lesquels il écrit et diffuse ses romans. Les personnages sont donc le reflet de cette langue et de cette culture qui sont les siennes, car leurs noms sont souvent des noms espagnols alors que les qualificatifs qui accompagnent ses noms, sont eux, bien plus universels ; la femme – souvent la femme espagnole –, qui est au centre de l’œuvre de Gómez-Arcos est le paradigme de son effort de création ; et enfin les dictons et les proverbes d’Espagne, fleurons de la langue familière espagnole participent grandement à créer une écriture originale, certes éloignée de l’écriture littéraire traditionnelle française, mais si imagée et métaphorique que cela ne peut qu’enrichir structurellement les récits et surtout sa langue d’adoption. A – Personnages éponymes Les personnages pour Gómez-Arcos, qui en a appris la composition au théâtre523 occupent une place primordiale dans ses romans : ils sont réellement sur le devant de la scène. 521 522 523 Voir première partie, chapitre 2, I, D. Feldman, Sharon. Alegorías de la disidencia…, pages 186-187, op. cit. Feldman, Sharon. Alegorías de la disidencia…, page 187, op. cit. 276 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive Les personnages Leur destin ne change jamais en cours d’écriture. Dès le début, je connais les personnages, leur histoire, début et fin. Je connais plus ou moins le déroulement, mais pas tout à fait ; c’est de là que je tire ma force d’écriture car je considère l’écriture d’un livre comme une première lecture. Je ne suis pas capable d’écrire un livre si la lecture simultanée que j’en fais ne m’intéresse pas. Il me faut de la passion, passion de l’écrivain, mais aussi du lecteur qui a envie de progresser, de connaître la suite, d’aller jusqu’au bout. Je n’arrive pas à dépassionner mon travail. Ce n’est que dans la dernière phase du livre, quand je retravaille le style, le rythme,…, que j’arrive à dépassionner, d’autant plus qu’à ce stade, je connais déjà parfaitement le livre. Mais le premier jet, qui est vraiment celui qui m’intéresse, se passe dans la passion. Je dors avec, j’en rêve, où que je sois, je vis avec mes personnages, dans leur environnement humain et géographique. C’est pourquoi j’ai pu, sans problème, écrire Ana Non à San Francisco ou L’enfant miraculée à New York. L’écrivain a ce don de dédoublement, il porte toujours en lui l’ailleurs de ses romans. 524 Gómez-Arcos accorde une importance extrême aux personnages qui font vivre son œuvre, et nous pouvons le vérifier facilement au vu des titres de la plupart de ses romans. En effet, nous avons une majorité de titres éponymes, comportant soit directement le nom ou le surnom du héros ou de l’héroïne soit un syntagme nominal se référant au personnage protagoniste : Ana Non, Pré-papa, L’Enfant miraculée, L’Enfant-Pain, Maria Republica, L’Homme à genoux, L’Aveuglon, La Femme d’emprunt, Interview de Mrs Morte Smith par ses fantômes. Des choix qui nous évoquent une volonté de raconter un personnage, de mettre en scène des vies, comme au théâtre, monde au sein duquel Gómez-Arcos a fait ses premiers pas de créateur avant de devenir le romancier espagnol d’expression française qu’il est devenu. Chaque personnage qui donne son nom à un roman devient un programme littéraire, le choix du nom est donc important. Mais l’auteur attribue également des surnoms ou accole des substantifs ou des adjectifs qualificatifs au nom du personnage : particularité assez originale qu’il reproduit dans ses deux langues avec parfois des petites modifications. 524 Gomez-Arcos, Agustin. « Pratiques d’écriture »… page 3, op. cit. 277 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive 1. Onomastique L’auctorialité confère à Gómez-Arcos le droit, et parfois l’obligation d’effectuer les modifications de son choix. Pourtant, au moment d’autotraduire les noms de ses personnages, qui portent en eux la référence au pays natal, l’auteur préfère maintenir totalement leur hispanité. Pourtant, Gómez-Arcos en parle ainsi : L’onomastique Les noms de mes personnages sont autant de clins d’œil à notre culture commune. Nous avons vécu, du moins les gens de mon âge, une enfance qui a été hantée par toute une série de valeurs qui n’ont pratiquement plus cours aujourd’hui. Jouer sur ces valeurs dans l’onomastique m’amuse beaucoup. D’ailleurs, un personnage littéraire a bien droit à un nom extraordinaire. En ce qui me concerne, je m’arrange pour choisir des noms qui soient la métaphore du personnage, qui expriment quelque chose de plus sur lui. L’œuvre littéraire n’admet aucune gratuité ; lorsque j’écris, tout tourne autour du personnage. Jamais, je ne me permets d’intervention d’auteur ; si j’en laisse passer, je les gomme à la relecture. Ainsi, j’efface tout ce qui ne correspond pas au personnage, à son environnement physique, intellectuel, spirituel… Voilà pourquoi il est très difficile d’essayer de me connaître à travers mes livres parce qu’ils appartiennent avant tout aux personnages. Le titre Il en est de même pour les titres que pour les noms. Les titres sont comme la métaphore du livre. L’homme à genoux, c’est l’homme à genoux, c’est la première image que j’ai eue de ce personnage. Ana Non, Maria Républica, ce sont évidemment des noms symboliques mais ce sont aussi des métaphores des personnages. Le contenu du livre et son titre doivent se compléter mutuellement. 525 Il est intéressant de noter que Gómez-Arcos affirme qu’il se retient d’intervenir et que c’est justement pour cela qu’il est si difficile de le connaître, ou de le reconnaître à travers ses livres. Cette affirmation est écrite en français et destinée à être publiée dans sa langue d’adoption ; nous pouvons donc en déduire qu’il parle de son écriture en français, ce qui nous permet de nuancer sa parole quant à sa pratique d’écriture en langue espagnole. L’analyse comparative que nous avons effectuée sur les romans autotraduits nous montre que si en français il cherche à effacer toute trace de son intervention en tant qu’auteur, le processus d’autotraduction, lui, révèle un certain nombre d’aspects liés à sa vision et à son vécu 525 Gomez-Arcos, Agustin. « Pratiques d’écriture »… pages 3-4, op. cit. 278 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive d’auteur. Pour revenir à la question des personnages, il est évident que s’il considère avoir évité dans ses romans d’intervenir de lui-même en supprimant les ajouts qui auraient pu imprimer une vision auctoriale et individuelle éloignée de l’univers du personnage, nous pouvons facilement récuser cette idée lorsqu’il s’agit des romans autotraduits en espagnol. En effet, comme nous l’avons constaté précédemment 526, les personnages subissent des transformations à différents niveaux en espagnol, modifications qui impliquent inévitablement une intervention de l’auteur traducteur. Il est vrai que ce sont souvent des transformations qui maintiennent et confortent le personnage dans son univers sans l’en éloigner, mais ce sont également des transformations qui accentuent les caractéristiques de celui-ci jusqu’à en faire une figure grotesque. Ajoutons que, par ailleurs, l’auteur, en espagnol, attribue à son personnage des souvenirs ou des pensées, ou encore des traits de caractère qui sont bien plus évocateurs pour son public espagnol que pour son public français et parfois chargés d’une critique féroce. Bien sûr, titres métaphoriques ou métaphores des personnages sont maintenus dans les deux langues, car la symbolique est essentielle dans les romans de Gómez-Arcos surtout lorsqu’elle est liée à ses créations. a. Noms et antonomases L’une des particularités des personnages de Gómez-Arcos est, nous l’avons vu, qu’ils portent des noms espagnols. Rajoutons à cela que l’auteur accole à la plupart de ces noms de personnages, un substantif désignant par antonomase, par synecdoque, ou par juxtaposition lexicale 527, la caractéristique principale, la fonction ou le statut du personnage concerné. Le prénom ou la qualité sont alors séparés du substantif (parfois adjectivé) choisi par un trait d’union, ou simplement juxtaposé telle une épithète répétée et répétitive marquant une insistance, voire une ironie certaine. Ainsi, dans Un oiseau brûlé vif, ce sont les personnages de la demi-sœur de la protagoniste qui se voient attribuer, pour l’une le peu flatteur « bébé-putain » et pour l’autre, le père de la protagoniste, le non moins flatteur « papa-cadavre » ; deux 526 Voir deuxième partie, chapitre 1, II, B, 3, a ; deuxième partie, chapitre 1, II, C, 2, b ; deuxième partie, chapitre 2, I, A, 1, b ; deuxième partie, chapitre 2, I, B, 1, a. 527 Dupriez, B. Gradus…, page 272, op. cit. 279 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive juxtapositions lexicales qui, de plus, sont les titres des chapitres 1 et 2 du roman dans les deux langues. Le trait d’union ajouté en français ne figure pas dans la version espagnole528. La question du trait d’union est, d’un point de vue linguistique, extrêmement intéressante, puisqu’elle renvoie à une lexicalisation du mot ainsi composé. Nous pouvons voir chez Gómez-Arcos que le trait d'union intervient comme un outil de création lexicale, et il semble s'en servir pour réunir des mots, habituellement séparés, construisant ainsi une seule unité, à visée ironique ou humoristique (voire dramatique). Dans Maria Republica, ce procédé littéraire est encore davantage utilisé par l’auteur, et la juxtaposition lexicale concerne la plupart des personnages. Ainsi, le frère de Maria Republica, Modesto, en bénéficie à trois reprises : lorsqu’il est enfant et sous la responsabilité de sa sœur, il est « Modesto-enfant » (le trait d’union entre le prénom du personnage et sa qualité d’enfant figure en français comme en espagnol), puis, plus tard, lorsqu’il devient curé, il est « Don Modesto curé », sans traits d’union dans les deux langues et enfin, lorsqu’il est nommé chanoine au Vatican, il est « Don Modesto chanoine ». La tante de la protagoniste, est « Doña Eloïsa bourgeoise », et elle conserve cette appellation tout au long du roman (sauf dans les quelques passages où Maria Republica évoque sa tante lorsqu’elle n’avait pas encore atteint son but de devenir une bourgeoise), sans transformation dans aucune des deux langues. La jeune novice attachée au service de Mme la Duchesse, Mère Supérieure du couvent, sera « Rosa novice » jusqu’à sa disparition. Quant à la protagoniste, elle commence par s’appeler Maria Republica, puis devient Maria, « Maria, comme tout le monde »529 après baptême à l’église, car « les autres arracheront Republica à Maria, te laissant à jamais orpheline de l’empreinte de tes parents »530, puis après avoir prononcé ses vœux, « Sœur Récupérée de la Très Sainte Droite », et meurt en disant qu’elle est toujours Maria Republica : « Canari, dis-leur que je m’appelle toujours Maria Republica »531. Il est intéressant, par ailleurs, de voir que le nom complet de la protagoniste est « Maria Republica GomezArcos »532, ce qui fait écho à la dédicace dont nous avons déjà parlé533, présente sur 528 « nena puta » et « papá cadáver », respectivement. Gomez-Arcos, Agustín. Maria Republica…, page 46, op. cit. 530 Op. cit., page 68. 531 Op. cit., page 253. 532 Op. cit., page 68. 529 280 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive le manuscrit de l’auteur et reproduite sur l’édition publiée en 2014 par Cabaret Voltaire : « A alguien de quien mi familia me hablaba cuando era niño, que murió fusilada en una prisión de España en octubre de 1939, y que tuvo el coraje revolucionario de llamar a su hija María República »534. Gómez-Arcos parle de l’attribution de ce nom avec Jacques Chancel et lui en explique la raison : De la même façon que je suis un peu un écorché vif, comme on dit, je suis un révolté né, mais je ne pense pas me révolter jamais pour moi-même, c’est-à-dire, je n’ai jamais… je ne me suis jamais mis en lumière, je n’ai jamais écrit une biographie à moi, je ne parle presque jamais de moi dans le sens tout à fait personnel. Je parle toujours des autres. Mais comme je me sens tout à fait concerné par les autres, parfois je donne mon nom à mes personnages. Comme par exemple c’est le cas de Maria Republica : elle s’appelle Maria Republica Gomez-Arcos. Je me faisais moi-même responsable de la révolte de ce personnage. 535 Comme nous l’explique Vincent Jouve, au sujet de l’onomastique et de ses connotations référentielles, « l’illusion de vie est d’abord liée au mode de désignation des personnages »536, et c’est donc le nom propre qui imprègne au roman une impression de réalité et qui donne au lecteur une illusion de vie du personnage. Dans le cas de María República, la dédicace ne fait que renforcer cette idée d’existence crédible : d’autant plus que l’auteur finit par attribuer à son personnage son propre nom de famille. La frontière entre réalité et fiction nous semble bien floue dans ce cas-là : comment ne pas imaginer qu’il ne s’agit pas uniquement d’une illusion référentielle ? Car si le roman ne peut « se passer d'une illusion référentielle minimale »537, et que l’auteur doit nous faire croire que son personnage existe en dehors du papier, alors peut-être que dans le cas de la protagoniste du roman Maria Republica, Gómez-Arcos est allé au-delà de la simple référence, et le lecteur ne peut que croire en l’existence de celui-ci. Nous avons donc une créativité certaine de la part de l’auteur : des noms à consonance hispanique auxquels sont ajoutés des signifiants qui renvoient au statut, à la fonction ou à la caractéristique du personnage à un moment précis du roman. Nous pouvons ajouter à cela les noms attribués aux nonnes du couvent qui font directement référence à leurs fonctions respectives dans l’organisation de la vie 533 Voir deuxième partie, chapitre 1, I, A. Gómez Arcos, Agustín. (trad. Adoración Elvira) María República…, page 11, op. cit. 535 Chancel, Jacques. Radioscopie…, op. cit., minutes 35 à 37. 536 Jouve, Vincent. L’effet-personnage dans le roman. PUF Écriture, Paris, 2001, page 110. 537 Op. cit., page 9. 534 281 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive conventuelle : « Sœur Capitaine » (chargée de la discipline intérieure), « Sœur Gardienne » (chargée des clés), « Sœur Comptable » (chargée de la comptabilité), « Sœur Commissaire » (chargée des dossiers politiques des habitantes du couvent)… Les noms sont donc bien des signes révélateurs des personnages auxquels ils se rapportent, et l’intention de l’auteur est d’en faire des personnages extraordinaires. Nous venons de le constater dans les romans Un oiseau brûlé vif mais surtout dans Maria Republica, la question est quelque peu différente dans le cas du binôme de L’Aveuglon – Marruecos. b. Le cas de L’Aveuglon Après nous être intéressée au choix du titre d’un point de vue stratégique, esthétique et linguistique538, essayons de comprendre l’univers diégétique de ce terme qui sert de titre à la deuxième autotraduction publiée par Gómez-Arcos en Espagne. L’adjectif substantivé créé par néologisme, apparaît tout au long de l’œuvre dans le but de désigner le petit Khalil. Nous nous sommes penchée sur la question dans l’optique d’analyser le choix de traduction de l’auteur : quel terme est l’équivalent de ce néologisme ? Étant donné que le protagoniste est un enfant aveugle, il est compréhensible que les allusions à sa maladie soient nombreuses. L’auteur jongle avec divers adjectifs, parfois substantivés, mais aussi des périphrases, évoquant l’infirmité du petit Marruecos. L’enfant souffre de la cataracte, le terme médical est donc fréquemment employé, dans les deux langues, notamment lorsqu’il est question de la fameuse opération chirurgicale qui lui permettra de recouvrer la vue. Par contre, lorsque l’auteur évoque l’incapacité de l’enfant à distinguer le monde qui l’entoure, ce sont des périphrases variées qui sont utilisées : par exemple, « lourdes peaux blanchâtres »539, « dos pieles blanquecinas »540, « la neblina de los ojos »541, « le 538 Voir deuxième partie, chapitre 1, II, A, 2. Gomez-Arcos, Agustin. L’Aveuglon…, page 9, op. cit. 540 Gómez Arcos, Agustín. Marruecos…, page 11, op. cit. 541 Op. cit., page 20. 539 282 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive brouillard de ses yeux »542, « isolé dans son infirmité »543, « aislado en sus tinieblas »544, « voile d’invisibilité »545, « velo de invisibilidad »546, « ojos nublados »547, « regard couvert »548, « étoffe envasée »549, « lienzo empapado de lodo »550, etc. Les occurrences sont effectivement nombreuses dans la première partie de l’œuvre, cela étant dû, bien entendu, à notre découverte du personnage, que nous commençons à peine à connaître. C’est pourquoi l’auteur cherche à nous faire comprendre à quel point le petit Marruecos désire cette opération oculaire, en ayant recours à toute cette série de périphrases qui désignent la maladie de l’enfant. Le terme « aveugle » revient assez souvent (125 occurrences, dont 70 dans la deuxième partie), le terme « aveuglon » également (43 occurrences, dont 29 dans la deuxième partie), alors qu’en espagnol, les équivalents que l’autotraducteur choisit ne sont pas définitifs. En effet, on trouve soit, dans la majorité des cas « ciego » (96 occurrences, dont 54 dans la deuxième partie), soit « cegato » (47 occurrences, dont 26 dans la deuxième) ; et pour « aveuglon » on trouve plus rarement « lazarillo » (11 occurrences, essentiellement dans la deuxième partie), qui revient surtout lorsqu’il est l’équivalent de « guide » ou de « guide d’aveugle »551. Il est évident que ces adjectifs, substantivés parfois, apparaissent en grand nombre dans la deuxième partie qui correspond à la période où l’enfant travaille à temps plein en tant que mendiant, et plus précisément en tant que « guide aveugle » d’un vieil aveugle, M. Assour. Le néologisme créé par Gómez-Arcos se retrouve fréquemment dans les propos de Fatima, la compagne haute en couleurs du grand-oncle de l’enfant, qui l’utilise dès que son instinct maternel le demande. C’est aussi par opposition à « vieil aveugle » que le néologisme « aveuglon » apparaît. La charge péjorative qu’il pourrait porter est cependant atténuée par l’emploi affectueux qu’en font Fatima ou le narrateur. Dès qu’il est employé avec une connotation péjorative, on retrouve cette 542 Gomez-Arcos, Agustin. L’Aveuglon…, page 25, op. cit. Op. cit., page 28. 544 Gómez Arcos, Agustín. Marruecos…, page 22, op. cit. 545 Gomez-Arcos, Agustin. L’Aveuglon…, page 31, op. cit. 546 Gómez Arcos, Agustín. Marruecos…, page 24, op. cit. 547 Op. cit ., page 31. 548 Gomez-Arcos, Agustin. L’Aveuglon…, page 43, op. cit. 549 Op. cit ., page 46. 550 Gómez Arcos, Agustín. Marruecos…, page 33, op. cit. 551 Les détails de ce décompte se trouvent en annexe, voir annexe 1. 543 283 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive même connotation en espagnol, avec l’emploi de « cegato » ; ainsi, si le terme est employé d’une manière plus neutre, alors, en espagnol, l’auteur utilise « ciego ». À ce stade de notre travail, nous allons devoir revenir sur le terme « lazarillo », si évocateur pour un public hispanophone. Pour Pedro M. Domene : « Marruecos estructuralemente es una novela picaresca o, al menos, se nutre de muchos de los elementos de ésta »552. Rappelons la définition de la picaresque : la ingeniosa relación, normalmente en primera persona, de la vida y desventuras de un sujeto humilde, articulada según una estructura episódica (...) y destinada a explicar un estado de deshonor (...) del cual aparecen como determinantes la condición del mismo sujeto y las circunstancias sociales que, a través de aquella estructura episódica, y en un lenguaje de incontenible locuacidad crítica, son normalmente satirizadas.553 Comme nous l’avons dit lorsque nous avons résumé la double œuvre 554, Marruecos est un enfant de cinq ans, que sa mère envoie chez un parent à Marrakech, où il n’aura d’autre choix que de gagner sa vie. La comparaison avec un « lazarillo » tient la route, même si la différence est là, comme nous l’explique Pedro Martínez Domene : « Marruecos […] frente a Lazarillo, intentará ahorrar parte de lo ganado para conseguir la cantidad necesaria para una operación quirúrgica que le devolverá la vista »555. En effet, un « pícaro » est justement : un personaje marcado por una genealogía deshonrosa (padres condenados por la justicia) que, abandonado a su suerte, ha de ingeniárselas para sobrevivir por medio de engaños, pequeños robos, y otras artes en el servicio irregular a diversos amos, o a través de la mendicidad (el hambre agudiza su ingenio) ; moldeado a fuerza de golpes de la adversa fortuna y del ejemplo corruptor de sus amos, se va convirtiendo progresivamente en un ser desengañado e insensible, desarraigado de una sociedad cuyos valores falsos fustiga y ante los que acaba sucumbiendo con amargo cinismo (deseo muy elevado de ascenso social).556 Cette description des traits fondamentaux d’un « pícaro », que nous retrouvons indéniablement dans le roman, contraste quelque peu avec le portrait que l’auteur 552 Martínez Domene, Pedro. « Agustín Gómez Arcos, definitivamente…, page 79, op. cit. Défintion de G. Sobejano, cité in : Estébanez Calderón, Demetrio. Diccionario de términos literarios… op. cit., s.v. « Novela Picaresca ». 554 Voir première partie, chapitre 2, I, A. 555 Pedro M. Domene, « Agustín Gómez-Arcos, definitivamente quemado vivo » in Nuñez Ruiz, G. (ed.) Agustín Gómez-Arcos : Un hombre libre. Instituto de Estudios Almerienses, 1999, page 79. 556 Estébanez Calderón, Demetrio. Diccionario de términos literarios… op. cit., s.v. « Pícaro ». 553 284 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive nous brosse par moments, et qui est celui d’un enfant chétif et rêveur, dont le but déclaré est de voir son rêve le plus fou se réaliser, c’est-à-dire récupérer la vue. La picaresque est également présente chez un autre personnage, et d’une manière plus évidente. Domene nous l’explique ainsi : a su llegada a la ciudad, se siente [Marruecos] atraído por un amigo – el único buen amigo – que se llama Mehdi Tahib, un negociante cuya filiación a la picaresca está mucho más cercana que la del protagonista ; es éste, también, un niño de doce años […] que lucha desesperadamente contra el hambre […]. Cet autre enfant, décrit par l’auteur comme un « homme d’affaires », présent aux côtés du héros en tant que conseiller, va être celui qui va lui proposer son rôle ultime de « lazarillo », guide aveugle, auprès d’un vieil aveugle nommé Assour. Cette perception de l’œuvre nous permet de mieux comprendre cet emploi du terme « lazarillo » et, de voir ainsi cette filiation justifiée à la « novela picaresca », qui n’est pas sans nous rappeler, une fois encore, que Gómez-Arcos s’inscrit dans la plus pure tradition de la littérature hispanique. En conclusion, le binôme « aveuglon – lazarillo » se trouve justifié, car la création puis l’utilisation d’un néologisme tel que « aveuglon », couplées à l’emploi d’un terme si chargé culturellement tel que « lazarillo », nous démontre la rigueur et la créativité avec laquelle l’auteur a créé ces personnages, qui sont des personnages fermement tracés 557. L’onomastique, le choix d’accoler au moyen d’une juxtaposition lexicale des adjectifs substantivés, ou encore de créer un néologisme sont autant de décisions qui confirment la créativité de notre auteur et sa propension à rester fidèle à ses personnages. Ses personnages de prédilection restent cependant les femmes qui sont représentées en grande majorité dans les romans de notre corpus, cantonnant le personnage masculin à un second plan, à l’exception du protagoniste de Marruecos, sachant qu’il s’agit d’un enfant. 557 Martínez Domene, Pedro. « Agustín Gómez Arcos, definitivamente…, page 80, op. cit. 285 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive 2. Omniprésence et majorité féminine Les romans de notre corpus sont des exemples d’omniprésence féminine : dans Un oiseau brûlé vif comme dans Maria Republica, les protagonistes sont des femmes, et dans L’Aveuglon, le petit protagoniste est entouré de femmes, à l’instar des deux autres protagonistes féminines. Les personnages principaux secondaires sont aussi des femmes dans les trois cas, et les personnages masculins sont de simples faire-valoir gravitant autour des femmes et traités avec peu d’égards pour la plupart, ou tout simplement avec une apparente neutralité. Les femmes, en revanche, subissent un traitement plus travaillé, même si nous ne voulons pas dire par là qu’elles soient plus respectées, bien au contraire. En effet, la plupart d’entre elles sont décrites avec peu de bienveillance : elles souffrent de glossolalie, elles s’expriment souvent avec vulgarité, elles sont excessives, souvent avares, elles n’ont aucune morale et la prostitution fait souvent partie de leur vie ; et celles qui échappent à cet archétype gomezarquien sont très peu nombreuses. a. Double vision de la femme Selon Karl Kohut, lorsqu’il interroge Gómez-Arcos sur la question de la femme, il existe chez notre auteur comme chez d’autres auteurs de sa génération, « une double vision de la femme : comme mère révérée et comme mère tyrannique et vicieuse, comme sainte et comme prostituée »558 ; ce qui résume bien ce que nous avons pu vérifier dans les trois romans autotraduits que nous avons étudiés. L’écrivain ne répond malheureusement pas à la question en parlant des femmes et se limite à apporter une réponse sur les interdits et la violence de la sexualité dans ses romans, mais cela nous permet tout de même de comprendre la volonté et l’intention première de Gómez-Arcos qui est de décrire une société violente dont le rôle premier est tenu par les femmes. Ainsi, lors de l’interview menée par Jacques Chancel en 1977 pour France Inter, Gómez-Arcos explique la raison qui le pousse à créer des personnages féminins : 558 Kohut, Karl. Escribir en Paris…, pages 138-139, op. cit. 286 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive La femme est un être tellement varié, tellement différent de nous. Vous savez nous les hommes, nous avons toujours eu le pouvoir partout dans le monde, la femme, elle ne l’a jamais eu. Elle a été obligée d’employer des ruses, de détourner sa personnalité pour devenir un être humain. […] A cause de leur histoire, pour moi en tant qu’écrivain elles m’attirent beaucoup, la femme m’attire beaucoup, en tant que personnage, car c’est un être, comme je vous disais, très varié, elles ont beaucoup de facettes. Elles ressentent… euh… ce ne sont jamais des sentiments tout à fait dans une seule ligne comme les sentiments masculins. Elles ont toujours des sentiments différents qui basculent toujours parce qu’elles ne peuvent pas s’exprimer comme elles voudraient et donc en tant que personnage, c’est très intéressant.559 Des femmes à facettes multiples, certes, mais qui restent tout de même inscrites dans le cadre de cette double vision dont parle Karl Kohut. Ainsi, nous avons répertorié celles qui dans notre corpus bénéficie d’un peu de bienveillance de la part de l’auteur et celles qui au contraire sont des « femelles » : dans Un oiseau brûlé vif, seule Celestina Martin, mère de la protagoniste, est décrite avec quelques touches d’indulgence et de tolérance, sachant que cela n’arrive finalement que lorsque c’est sa propre fille qui parle d’elle ; car lorsque c’est le narrateur qui est chargé de raconter sa vie avant la naissance de Paula, la mère devient vicieuse et lubrique et se trouve affublée du substantif « femelle »560 (« hembra » en espagnol)561. En revanche, toutes les autres femmes sont de vraies caricatures : la demisœur de Paula Martin est « bébé-putain » durant tout le deuxième chapitre et plus tard dans le récit; mais ce sont les descriptions qui restent assez péjoratives du fait de sa modernité (« elle se lança corps et âme dans les nouvelles modes : le rock et le haschish »562) car aucun autre surnom ne vient s’ajouter à son prénom, à part quelques qualificatifs liés à son apparence physique comme « la rousse Araceli »563. La mère de Félix, femme du notaire et future belle-mère de Paula Martin, est une petite bourgeoise fidèle au régime franquiste, opportuniste, qui retournera sans hésiter sa veste le moment venu, et dès leur première rencontre, « ses mamelles de vache » provoquent le mépris de Paula, et plus tard ses « mamelles molles et tombantes comme un surplus de peau flasque qu’elle ne saurait où ranger »564 lui 559 Chancel, Jacques. Radioscopie…, op. cit., minutes 23 à 25. Gomez-Arcos, Agustin. Un oiseau brûlé vif…, page 21, op. cit. 561 Gómez Arcos, Agustín. Un pájaro quemado vivo…,page 21, op. cit. 562 Gómez-Arcos, Agustin. Un oiseau brûlé vif…, page 80, op. cit. 563 Op. cit., pages 77, 81 et 82. 564 Op. cit., page 169. 560 287 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive rappelleront qu’elle la considérait comme « l’ultime spécimen d’une race en voie de disparition »565. De plus, Doña Carolina parle beaucoup, « elle transformait ses réflexions en bavardage »566, et surtout, en mère poule, elle veut à tout prix que Paula épouse son fils Félix, consciente que la relation entre les deux amants pourrait s’arrêter sans que le mariage n’ait jamais lieu. Son opportunisme est particulièrement mis en relief par les propos qu’elle tient comme lorsqu’elle refuse de prendre le car et préfère choisir l’avion : « Il y aussi les cars, mais c’est pour les gens courants. Évidemment c’est moins onéreux »567, mais aussi par la description que le narrateur en fait : « la bouffe la plus coûteuse que Doña Carolina ait jamais donnée »568, « un día es un día, como dice la anfitriona, que sabe de memoria (y lo repite cada dos por tres) el dinero que esa loca cena le ha costado »569. Notons que cette dernière réflexion n’apparaissait pas dans la version française et qu’elle a été rajoutée dans la version espagnole, dans une volonté d’exagérer une fois de plus l’avarice de Doña Carolina. Le personnage de la Rouge, qui fait l’objet d’un chapitre entier, est finalement décrit avec une apparente bienveillance, car malgré sa sexualité débridée, c’est au début une jeune fille libre et sans prétention qui devient muette avec l’âge, « soumise par son infirmité au silence perpétuel »570, ce qui en fait une servante parfaite pour Paula, et bénéficierait presque d’un traitement de faveur de la part du narrateur qui ne voit pas en elle une « femelle » comme les autres, mais plutôt le symbole de la censure franquiste envers le camp républicain des vaincus. Bien entendu, il faut tout de même nuancer car il s’agit d’un personnage marqué par la vie et les descriptions sont assez dures : « chauve et muette, le sourire édenté, elle traîne vaillamment le fardeau de la misère d’autrui »571. Enfin, le personnage qui semble le plus malmené par la protagoniste Paula ainsi que par le narrateur est sans doute Pilar de Riopinto, alias Luciole, cabaretière et danseuse du ventre, deuxième femme du brigadier Pinzón : non pas pour son statut de prostituée reconvertie, mais plutôt pour son apparence physique. Ainsi, 565 Ibid. Op. cit., page 158. 567 Op. cit., page 194. 568 Op. cit., page 100. 569 Gómez Arcos, Agustín. Un pájaro quemado vivo…, page 102, op. cit. 570 Gómez-Arcos, Agustin. Un oiseau brûlé vif…, page 130, op. cit. 571 Op. cit., page 128. 566 288 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive après la naissance de sa fille Araceli, « le troc inattendu de la vie d’artiste pour celle de bourgeoise avait réussi à Luciole. Sa fortune augmentait doucement, son poids vertigineusement »572, et c’est donc ses « dimensions outrancières » qui fascinent son entourage, son époux, sa fille ainsi que le narrateur (« la gorda frescachona »573, « phénomène d’éléphantiasis », « avalanche de cellulite », « excroissance charnelles monstrueuses »574). Rappelons que l’obésité, la corpulence ou la rondeur, sont des thèmes qui semblent revenir souvent chez Gómez-Arcos (la grosse Lola dans L’Aveuglon, la ronde Feli dans Un oiseau brûlé vif, Celestina Martin qui grossit outre mesure durant sa grossesse…). Dans L’Aveuglon, une femme bénéficie d’une indulgence totale : Madame ; deux autres sont traitées avec une tolérance partielle car elles sont vues du point de vue du petit héros : Mlle Sabine et sa mère Myriam. Dans le cas de Madame, nous n’avons relevé aucune transformation d’autotraduction liées au genre féminin, alors que Mlle Sabine et la mère de Marruecos subissent parfois le traitement caricatural réservé aux autres femmes mais dans une moindre mesure. Cette tendance de l’auteur à la caricature575, sans avoir un effet globalement amplificateur ou hyperbolique, est davantage une caractérisation de certains personnages ou de certaines situations dans le but de donner une impression générale de caricature. Joël Miró évoque « un grossissement du trait et de la caricature » 576 dans la version castillane de l’œuvre étudiée de Moix. Nous pouvons, ici, parler de ce même « grossissement ». Cet effet concerne plus précisément les personnages féminins de Lola et Fatima, par opposition aux personnages respectés de Madame et de Mlle Sabine ; cette claire dichotomie entre les deux personnages, bien considérés, de Madame et de Mlle Sabine, et toutes les autres femmes, avec à leur tête, les illustres Fatima et Lola qui sont sans cesse dévalorisées. Le traitement de faveur accordé par l’enfant à Madame et à Mlle Sabine est indubitable : « Mlle Sabine était une femme instruite, Fatima une femelle bavarde »577 ou encore « ses entretiens [ceux de 572 Op. cit., page 73. Gómez Arcos, Agustín. Un pájaro quemado vivo…, page 66, op. cit. 574 Gomez Arcos, Agustín. Un oiseau brûlé vif…, page 74, op. cit. 575 Définition : « On présente un objet, une idée, une personne sous un jour excessivement défavorable, avec des traits chargés, exagérés ». Dupriez, B. Gradus…, pages 103-104, op. cit. 576 Miró, Joël. Bilinguisme, auto-traduction…, page 86, op. cit. 577 Gomez-Arcos, Agustin. L’Aveuglon…, page 284, op. cit. 573 289 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive l’enfant] avec Madame se révélaient beaucoup plus enrichissants que ses contacts avec Fatima et Lola, femelles de nature bavarde, parlant pour débiter des conneries plutôt que pour communiquer. Leurs insanités t’entrent par une oreille et te ressortent par l’autre, sans laisser de trace. Avec Madame, c’était différent »578. L’enfant n’apprécie guère les remarques tendancieuses sur la beauté de Mlle Sabine : « les mecs étaient jaloux de son privilège d’être le chaperon d’une fille aussi bandante. Marruecos rejetait ce terme avec dégoût, mais il se taisait »579 (notons par ailleurs qu’en espagnol l’auteur utilise le terme « hembra »580 auquel il ajoute « tan guapa » faisant porter le rejet du terme à « hembra » et non plus à « bandante ») ; pourtant, il n’hésite pas à parler de Fatima comme d’une « femelle », la qualifiant de « vieille peau » 581 dès sa première rencontre avec elle ou de traiter les femmes rencontrées aux bains de « garces ». Sans que ces qualificatifs ne soient mis dans la bouche de l’enfant, il est aisé d’en trouver dans tout le texte, seules Madame et Mlle Sabine sont épargnées. Ainsi, dans la bouche de Fatima elle-même, les femmes sont une « bande de putes », des « fouineuses », « harpies », « renardes », « chattes en chaleur »…582. Par ailleurs, Fatima et Lola sont également particulièrement cupides et dès qu’il s’agit de dépenser de l’argent, elles en parlent pour s’en plaindre, contrairement à Madame et Mlle Sabine, pour qui il n’en est jamais question. Les exemples ne manquant pas, nous ne nous attarderons pas davantage sur la question. Dans Maria Republica, roman dans lequel les hommes occupent peu de rôles, les femmes sont toutes vicieuses et manquent de bienveillance envers la société et envers elles-mêmes. La protagoniste étant une ancienne prostituée, elle est vulgaire dans ses paroles, son rôle est politique et elle est profondément vindicative : son unique but est de réussir à venger ses parents par le feu, objectif qu’elle atteindra en incendiant le couvent durant la soirée apocalyptique qui aura lieu après son entrée dans les ordres. 578 Op. cit., page 240. Op. cit., page 254. 580 Gómez Arcos, Agustín. Marruecos…, page 175, op. cit. 581 Gomez-Arcos, Agustin. L’Aveuglon…, page 63, op. cit. 582 Op. cit., page 188. 579 290 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive Le personnage de Madame la Duchesse, mère supérieure, dotée d’un « œilserpent »583, syphilitique, dont la santé va se dégrader de plus en plus au fil du récit, est décrit avec force détails très souvent péjoratifs. Étant noble, son argent lui permet tous les excès (« comme tous les dictateurs »584) et le travail qu’elle impose à sa domestique Rosa cause la mort de celle-ci. Sa maladie la rendant incontinente, elle est souvent accompagnée de mauvaises odeurs : « sa chambre malodorante »585, « puant l’urine »586, le narrateur allant jusqu’à la décrire comme « pourrie » (« Sa Révérence de roter et de pourrir l’air instantanément »587, « des centaines de mains armées d’essuie-tout épongent la sueur, l’urine et autres déjections exsudées par son corps588). Les descriptions de ce type jalonnent le roman, il ne nous semble pas utile d’en faire l’inventaire ici. Les nonnes, nous l’avons vu, ont chacune un attribut voire une fonction sur laquelle l’auteur insiste lourdement : les Sœurs Capitaine et Commissaire se chargent des exécutions de toutes celles et ceux qui s’opposent à la Règle du Couvent, allant jusqu’à exécuter le confesseur trop enthousiaste de Maria Republica, initiant une « période d’épuration »589, à laquelle elles « s’adonnent avec acharnement (…) comme des agents exécuteurs de l’Inquisition du Pouvoir »590, et leur soif de sang et de répression est présente même après qu’elles sont tombées en disgrâce. Nous n’avons pas cherché à dresser ici une liste exhaustive des personnages féminins et la caricature dont ils font l’objet dans les romans de notre corpus ; nous avons simplement voulu montrer cette créativité qui caractérise la construction des personnages féminins chez Gómez-Arcos. En effet, nous sommes d’accord avec la double vision de la femme à laquelle renvoie Karl Kohut591, car ces femmes sont toujours des personnages complexes dont la vie est généralement loin d’être facile, 583 Gómez Arcos, Agustin. Maria Republica…, pages 24, 54, 102, 126…, op. cit. Op. cit., page 140. 585 Op. cit. page 102. 586 Op. cit. page 154. 587 Op. cit. page 154. 588 Op. cit. page 168. 589 Op. cit. page 167. 590 Ibid. 591 Kohut, Karl. Escribir en Paris…, page 138-139, op. cit. 584 291 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive qui ont dû lutter pour en arriver là où elles en sont. Mais, elles gardent toutefois un point commun non négligeable : une sexualité qui heurte souvent la morale. b. Sexualité Chez Gómez-Arcos, les femmes sont souvent des « femelles », terme qui revient souvent sous la plume de l’auteur car elles semblent mues par leur sexualité. La sexualité prend une part importante dans la caractérisation des femmes : utilisée dans le but de critiquer la morale hypocrite des sociétés espagnoles et marocaines, elle est même assez violente. Prostitution, adultère, concubinage hors des liens sacrés du mariage, et pratiques sexuelles déviantes par rapport à la morale prônée sont autant de facettes de la sexualité telle qu’elle est vécue par les personnages féminins de l’auteur. Ainsi, nous avons une Paula Martin qui pratique la sodomie afin de maintenir sa virginité intacte pour le jour de son mariage (« la pucelle de granit se laisse pénétrer… par-derrière. Sa fente sacramentelle reste hors d’atteinte, bouchée de préjugés sur sa fonction procréatrice »592), et ce avec la bénédiction de son confesseur glouton Don Sebastian, qui se limite à appeler cela « transgressions de l’ordre naturel » 593 et non pas un péché ; et dont la demi-sœur, Araceli Pinzon, cette « bébé-putain » faisant l’objet de la narration du deuxième chapitre, subit les foudres de la protagoniste pour qui, du fait d’être née de l’union de son indigne père et d’une prostituée de cabaret, ne pouvait qu’être elle-même une prostituée : « mais elle sourit, bébé-putain, heureuse d’être née salope comme d’autres naissent vierges594 ». Nous avons aussi le personnage de la Roja, qui durant sa jeunesse, se prostitue gratuitement au nom de la République ; sans oublier la deuxième épouse du brigadier Pinzon qui est une danseuse du ventre, cabaretière, prostituée dans une maison close, et par conséquent « créature de Satan »595. 592 Gomez-Arcos, Agustín. Un oiseau brûlé vif…, page 114, op. cit. Notons que la version espagnole de ce même passage est bien détaillée et contient une critique religieuse absente en français : « Félix la penetra… por detrás. Agujero profano. El de los papas. El de los santos. El de los héroes. El de las malas paridoras. La raja sacramental de la señorita Martín sigue fuera de su alcance. Intacta. Taponada por los prejuicios tocante a su función creadora ». Gómez Arcos, Agustín. Un pájaro quemado vivo…, page 116, op. cit. 593 Op. cit. page 114. 594 Op. cit. page 125. 595 Op. cit. page 125. 292 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive Dans le cas de L’Aveuglon, Fatima ne se cache pas d’être une ancienne prostituée, et par la suite devient la bonne et la concubine de M. Magdoul, grandoncle du petit Marruecos, dans un pays où le concubinage n’est pas toléré ; ce qui est également le cas de la mère de Marruecos, veuve vivant en concubinage avec Fakir le hernieux, et dont la sexualité fait honte à son fils puisqu’elle en fait profiter tout le voisinage : Une dispute quotidienne qui dégénérait en remuante séance de tacata dès que l’obscurité s’emparait de la cuisine. Ça semblait ne devoir jamais se terminer. Marruecos en avait honte. Il refermait porte et fenêtre, tirait le rideau. […] Les voisins dînaient chaque plus tôt et s’installaient devant la porte, assis par terre, contents de se payer gratis une soirée agréable et instructive. […] il suivait le tapage dans le lit maternel […] Les voisins papotaient, rigolaient, applaudissaient, faisant chœur aux râles saccagés s’échappant de la maison.596 Enfin dans Maria Republica, la protagoniste elle-même est une prostituée (politique) qui travaillait dans une maison close jusqu’à la proclamation de la Loi fermant ce type d’établissement, et qui ira prononcer ses vœux dans un couvent avant d’obtenir sa revanche sur la vie. Sa sexualité « politique » fait l’objet d’une confession détaillée devant les oreilles attentives des responsables du couvent et sa syphilis devient une arme de propagande, de destruction et de vengeance. Les viols répétés dont elle est victime dans son adolescence en font également partie et la violence de toute sa vie sexuelle est intrinsèquement liée à la politique depuis le début : Le gendarme Alfonso, par exemple, bossu et crieur public qui m’a violée. Mon obstination à rester du côté des vaincus m’a empêchée de me rendre compte que cet acte, que je qualifiais de sauvage dans mon for intérieur, était en réalité un acte de récupération que ce brave homme tentait d’opérer.597 Le personnage de sa tante n’est pas en reste : elle trompe son mari par opportunisme (« Adultère. Pas pour pécher, comme certains, mais pour prospérer, comme d’autres. »598) et ce depuis de nombreuses années avec le Juge de Paix. Ceci ne semble pas d’ailleurs perturber son mari outre mesure, alors que nous avons là une famille catholique et franquiste, dont l’objectif était d’effacer de leur lignée 596 Gomez-Arcos, Agustín. L’Aveuglon…, pages 21-22, op. cit. Gomez-Arcos, Agustin. Maria Republica…, page 158, op. cit. 598 Op. cit., page 195. 597 293 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive toute trace des rouges fusillés qui en faisaient pourtant partie, en faisant entrer dans les ordres les deux brebis égarées issues de cette branche : à savoir, leurs neveux Maria Republica et Modesto, devenus respectivement Sœur Récupérée de la très Sainte Droite et Don Modesto, Chanoine auprès du Saint-Père. Nous avons donc des personnages féminins dont la sexualité fait partie intégrante de la construction psychologique, de leur vécu et de l’entourage dans lequel l’auteur les fait se mouvoir. Une sexualité qui, bien entendu, va forcément à l’encontre de la morale puisque c’est elle que Gómez-Arcos combat en réalité : C’est une question de mœurs. Les mœurs, en France, sont tout à fait différentes de celles en Espagne, et cependant, je crois que la sexualité, en France, à la limite, est aussi violente qu’en Espagne. D’ailleurs, elle est toujours partout et partout violente. C’est la façon de l’exprimer avec des mots, de s’en souvenir, ou la façon de l’envisager après coup qui n’est pas violente ; mais la sexualité elle-même est violente partout. En Espagne, elle se mêle continuellement aux problèmes religieux, aux problèmes de foi, de péché. Mais je ne crois pas que le péché soit une donnée exclusivement espagnole. On le retrouve partout dans le monde. Ce genre de transgressions, nous l’avons toujours appelé « péché », mais d’autre gens dans d’autres pays les appellent « fautes ». C’est une question de mots. 599 L’auteur nous montre à travers ces personnages, qui sont des caricatures pour la plupart, car il faut reconnaître que les traits sont grossis et que nous ne pourrions accepter qu’une telle image de la femme soit réelle, qu’il existe une morale contre laquelle il faut lutter et qui mène ses personnages à agir d’une façon bien plus choquante en cherchant à suivre les normes ou traditions imposés par une société hypocrite prétendument respectueuse. Par ailleurs, ce qui nous a semblé le plus frappant au-delà de cette sexualité amorale et violente, c’est l’attitude des femmes entre elles. En effet, même si nous sommes consciente que la réalité n’est parfois pas si éloignée et que la femme peut avoir dans certains contextes des attitudes telles que celles décrites par GómezArcos, il semble toutefois que nous avons là une forme de violence verbale, souvent en lien avec la sexualité et sans égards pour la morale, quelque peu démesurée. En témoignent ces citations extraites des romans de notre corpus, et dont le contexte est le suivant : pour Un oiseau brûlé vif, Paula et Doña Carolina parlent des lunettes 599 Kohut, Karl. Escribir en Paris…, page 139, op. cit. 294 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive noires que Paula ne quitte jamais même pas lors de ses ébats avec Félix, son fiancé, fils de Doña Carolina, et cette dernière le lui reproche : (UOBV : 159) - Vous savez très bien que nous faisons ça parderrière. C’est une position qui ne permet pas de se regarder en face. - Par-derrière, ma chérie ? - Voyons, Doña Carolina ! Vous-même lui avez appris ces procédés, ou du moins le principe. Vous ne teniez pas à vous encombrer d’un bâtard, mi-petit-fils, mi-rejeton de bonniche. - Tu as raison. C’est drôle comme nous nous comprenons, ma chère Paula, nous formons une belle paire de garces. Quoiqu’il en soit, je voudrais avoir des petits-enfants avant qu’il ne soit trop tard. Alors, à quand le mariage ? Dans L’Aveuglon, Marruecos est toujours hospitalisé suite à son opération et reçoit la visite de Lola et Mounia, respectivement concubine veuve de M. Assour et nièce de celui-ci, en présence de Fatima. À peine celles-ci parties, voici la réaction de Fatima : (A : 265) Lorsqu’elles lui dirent au revoir, Fatima s’exclama : - La paire de garces ! Si elles étaient, elles, en état de fonctionner comme des femmes normales, elles deviendraient les plus célèbres putes du royaume. Deux salopes émérites ! - Je ne te permets pas de parler de Mounia en ces termes-là ! dit Marruecos, fâché. - Écoute, gamin, lança l’osseuse, le jour où tu seras un homme fait, tu comprendras que cette fillette, si éclopée soit-elle, appartient aux femelles à qui la chose démange au moins cinq fois par jour ! Dans Maria Republica, Maria Republica vaque à ses occupations ingrates dans le jardin du couvent pendant que la Sœur Capitaine cravache les repenties au rythme du tambour pour accélérer leur travail. Maria Republica n’apprécie pas que la Sœur Capitaine manie le fouet si près d’elle et le lui dit : 295 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive (MP : 87) - Ma sœur, ne jouez pas trop près de moi avec ce machin, s’il vous plaît, dit Maria agressive. La Sœur Capitaine sourit en montrant des dents jaunes comme des pierres du désert. - Ça te manque ce truc-là, hein ? Un peu comme le manque de pain. - De pain et de lait, ma sœur. - Garce ! crie la Sœur Capitaine, pâle soudain. - Dommage que vous n’ayez pas vécu certaines expériences, ma sœur. Parce qu’il n’y a pas de mots pour expliquer la chose. - Nous sommes ici pour nous aider les unes les autres, ma sœur. Raconte tes histoires et ne t’occupe pas de savoir si j’en ai vécu de pareilles. Plus elles me toucheront l’âme, mieux je ferai travailler ma cravache. Je sens qu’elle a envie de savoir comment se comporte ton entrejambe, ma cravache. Ce traitement que les personnages féminins s’infligent entre eux se rapproche d’une volonté d’humiliation, mais d’humiliation généralisée, car le personnage qui est l’auteur de la réflexion s’inclut directement par ses paroles ou indirectement par ses actes dans l’insulte proférée. Les femmes de Gómez-Arcos sont non seulement pétries d’amoralité dans leurs pratiques sexuelles mais en plus manquent cruellement d’estime envers leurs congénères et par voie de fait envers ellesmêmes. Agustín Gómez-Arcos fait preuve d’une grande créativité qui se ressent dans le choix de ses personnages mais aussi de leurs noms et de l’univers diégétique et extra-diégétique qu’il crée pour eux, nous invitant à découvrir une culture espagnole (mais aussi marocaine) qui s’éloigne des idées préconçues que nous pouvons nous faire. Cette créativité qui nous atteint dans son universalité et dans sa critique des régimes oppresseurs, et surtout, cherche à nous mener, au moyen d’une plume libertaire, vers une quête de la liberté absolue. Au-delà d’une plume libertaire, l’auteur nous propose une écriture créative, où les personnages, car ce sont eux qui selon lui font le récit, ont un langage très imagé, très certainement lié au bilinguisme de Gómez-Arcos, mais qui nous permet de découvrir une langue française enrichie. C’est notamment le cas des proverbes, dictons et autres expressions de sagesse 296 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive populaire dont la présence, nous semble fondamentale dans l’appréhension de l’écriture de cet auteur classé parmi les auteurs français anarchistes et libertaires. B – Proverbes et sagesse populaire Si les personnages sont complexes et originaux, leur langage ne l’est pas moins. En effet, Gómez-Arcos, comme nous l’a répété à plusieurs reprises la traductrice Adoración Elvira, fait preuve dans son écriture d’une métaphorisation qui rend difficile la traduction de ses romans. En plus de cette métaphorisation, dont nous avons déjà parlé, la langue est très imagée, en partie grâce à la présence de nombreuses expressions, proverbes et dictons autotraduits. Si l’interférence est proche, car ce sont souvent des expressions existant originellement en espagnol, leur autotraduction apporte une créativité certaine aux romans en français et ajoutent une touche d’originalité à ces personnages hors du commun en apparence pour nous lecteurs, et qui sont pour lui prototypiquement espagnols. Il est évident qu’une oreille ou un œil non avertis n’y verront pas l’effort de création de l’auteur, mais nous y avons vu la plupart du temps une volonté d’offrir au lecteur francophone une façon d’appréhender une culture qui n’est pas la sienne. Proverbes, refranes, dictons, maximes, expressions ou autres embûches idiomatiques du même acabit, font toujours le délice des amateurs du langage et de la langue. Pour un traducteur, il s’agit toujours d’un moment difficile. En effet, comme nous le rappelle Jean-Claude Chevalier dans son article intitulé Proverbes et traduction, « il nous semble impossible qu’à un proverbe on ne réponde par un proverbe de l’autre langue »600. Chevalier insiste sur cette unité indivisible qu’est l’expression idiomatique, partant de son essence même, qui fait que nous la trouvons indissociable. Il ajoute, ainsi, que : Si toute phrase, même la plus banale, nous semble avoir été, au moins partiellement, notre œuvre, s’il nous paraît, que nous avions mis une pincée de notre liberté, que notre choix a pu s’y exercer et notre intention s’y introduire, le proverbe, lui, nous est un bloc tout fait, un bloc intangible. Il nous est imposé du dehors, tout construit, tout préparé. Et notre tâche, 600 Chevalier, Jean-Claude ; Delport, Marie-France. Problèmes linguistiques de la traduction…, page 195, op. cit. 297 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive quand nous voulons en user, n’est pas de la bâtir, comme toute autre phrase que nous regarderons comme nôtre, en choisissant tel mot, en repoussant tel autre ; elle se limite, elle entend très rigoureusement se limiter à puiser dans un stock fini de séquences verbales à l’édification desquelles nous n’avons eu aucune part. Toute initiative, toute invention est bannie. Elle nous paraît condamnable, inappropriée. Nous devons nous effacer devant ce qui existe.601 Si Chevalier semble si catégorique, c’est parce que son étude se base sur une comparaison entre la traduction de proverbes autrefois et le comportement actuel des traducteurs. Gómez-Arcos, lui, étant donné qu’il est le traducteur de son œuvre, est tout à fait dans le cas de figure de contemporanéité, c’est-à-dire que les deux versions de chacun des romans sont contemporaines. Par conséquent, sa stratégie quant à la traduction des expressions est nécessairement celle qui est décrite par Jean-Claude Chevalier. Notre comparaison confirme indéniablement cette position, car Gómez-Arcos, par sa biculturalité, esquive aisément les écueils que pourrait représenter la traduction de certaines expressions populaires ou autres expressions idiomatiques dont les langues sont habituellement truffées, tout en respectant le registre et parfois même en maintenant la métaphore utilisée, enrichissant la langue par sa créativité. Voyons quelques exemples de cette créativité gomezarquienne dans L’Aveuglon notamment : (A : 23) Sur qui veux-tu qu’il pointe son fusil puisqu’il n’est pas foutu de faire la différence entre un chameau et un palmier ? (M :19) ¿Cómo se puede pegar tiros sin ver cuatro en un burro? (A : 163) Ton Italien je lui ai mis les pois chiches à tremper, il va pas m’oublier de sitôt, annonça-telle, prise de la rigolade comme au vieux temps. (M : 115) ¡Al italiano se los he puesto como dos putos garbanzos en remojo! anunció encantada, riendo como en sus mejores tiempos. (A : 234) Ils les comptent avec soin. Deux fois plutôt qu’une. Pas la peine d’essayer de leur filer du chat à la place du lièvre. (M : 164) Y además las cuenta con toda precisión. Por lo tanto, resulta absolutamente inútil pretender darle gato por liebre. 601 Ibid. 298 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive Les trois exemples montrent la créativité de l’auteur : pour le premier, il replace le contexte du paysage marocain, inventant une expression qui n’existe pas en français mais qui semble tellement naturelle à cet endroit-là, dans le deuxième, avec un petit glissement de sens, il nous permet d’avoir une expression en français imagée et pleine d’humour et enfin, dans le troisième, c’est un glissement de registre avec l’emploi du verbe « filer » qui nous donne cette impression d’image limpide. Nous pouvons ajouter à ces expressions, une expression espagnole traduite par son équivalent français une fois, puis traduite par un calque une deuxième fois : « como uña y carne », d’abord traduite par « inséparables comme les doigts de la main » puis par « inséparables comme l’ongle et le doigt »602. De la même manière, l’expression « un huevo y parte del otro »603 traduite si justement par « la peau des couilles »604 puis par « une couille et la moitié de l’autre » 605. Dans ces deux cas, l’image est réussie malgré le calque flagrant et sa compréhension n’est en aucun cas affectée. Dans Maria Republica, étant donné que le roman est publié en français d’abord et qu’il a suivi la volonté de l’auteur, les exemples en français sont peu nombreux mais la créativité de l’auteur nous offre tout de même un exemple très imagé : (MP : 86) (María R: 123) La repentie qui le porte transpire comme un pot La arrepentida que lo soporta suda como un de fleurs après l’arrosage. pollo. Nous avons également dans Un oiseau brûlé vif, ce que nous aurions envie de nommer, s’il s’était agi de l’évaluation d’une traduction, « belles trouvailles de traduction », mais qui dans le cas de l’autotraduction prend place au rang de la créativité et de l’auctorialité finalement. L’auteur, dans les deux exemples qui suivent, a trouvé en français, des expressions chargées de sens et extrêmement imagées qui forcent notre admiration. 602 Gomez-Arcos, Agustin. L’Aveuglon…, page 22, op. cit. Op. cit. page 35. 604 Op. cit. page 49. 605 Op. cit. page 224. 603 299 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive (UOBV : 33) Le bidasse rachitique […] se joignait à son tour aux propos de fourneaux … (UPQV : 33) El raquítico recluta […] se sumaba encantado a los dimes y diretes de las diputadas del fogón. (UOBV : 134) Son petit nom allait de bouche en couche, les garçons se le passaient comme un ballon de jeu. (UPQV : 135) Su diminutivo iba de boca en boca. Los muchachos se la pasaban como una pelota. Comme nous l’avons dit dans notre première partie 606, à l’instar de Julien Green, nous pensons que dans le cas où la créativité prend le pas sur la traduction, frôlant l’interférence et l’évitant de justesse, c’est parce que la langue source est « en défaut »607. Ainsi, par exemple, ses traductions parfois littérales d’expressions ou de proverbes sont autant de choix judicieux qui rendent l’effet souhaité dans les deux langues. De plus, il a recours à une figure de traduction habituelle : l’explicitation. Gómez-Arcos n’échappe donc pas à l’emploi plus ou moins conscient des figures de traduction, de la même manière, la notion d’orthonymie, utile à notre travail de comparaison, n’est pas en reste puisque l’auteur ne lui jure pas fidélité, notamment dans ses choix lexicaux dont l’emploi n’est apparemment soumis à aucune logique particulière, car d’après l’auteur, cité par Thierry Maricourt : « il faut faire violence au langage, afin de le renouveler »608. 606 Voir première partie, chapitre 1, II, B, 1. Green, Julian. Le langage et son double…, op. cit. 608 Maricourt, Thierry. Histoire de la littérature libertaire…, page 15, op. cit. 607 300 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive CONCLUSION DE LA PARTIE La deuxième partie de notre travail de recherche était destinée à comprendre, au travers de l’étude comparative des doubles œuvres de notre corpus, l’écriture autotraductive telle qu’elle a été appréhendée par Gómez-Arcos. Et les résultats de ces doubles confrontations sont plutôt probants et répondent à une série de mises en place effectuées par l’écrivain. Ainsi, dès le processus de création, nous pouvons constater l’influence de l’autotraduction (mentale) qu’il pré-effectue avant de coucher son texte en français. Les brouillons bilingues évoluent, bien entendu, et finissent par atteindre une version finale qui parfois se rapproche plus du brouillon dans l’autre langue que de la version publiée ; comme dans le cas de Marruecos, qui nous semble probablement être un cas d’ « autotraduction simultanée ». Les avant-textes, par leur étude, nous ont également révélé, que l’autotraducteur pensait et écrivait « en interférence », en témoignent les nombreuses mentions marginales qui figurent dans l’ « autre » langue de chaque manuscrit. Cependant, en confrontant structurellement les romans bilingues, nous avons compris que la diégèse ne prenait pas part à la volonté générale de transformation autotraductrice ou d’adaptation à son public, car celles-ci sont généralement respectées. En revanche, nous avons rapidement compris qu’il y avait des différences notoires quantitativement parlant et que les autotraductions en espagnol étaient plus denses ; ce qui nous a conduite à chercher les nombreux ajouts qui concernent les versions espagnoles, qu’ils soient lexicaux ou syntaxiques. Ainsi, les ajouts ou suppressions (car nous ne pouvons trancher dans le cas du binôme L’Aveuglon – Marruecos) correspondent généralement à des amplifications à but explicatif destinées à un public parfois peu connaisseur, ou parfois afin de faire appel à un passé ou à une culture commune qui incluraient le lecteur. Les romans se trouvent, par ailleurs, agrémentés d’un rythme différent en fonction de la langue d’écriture, car la ponctuation mais aussi les formes de la narration sont transformées, imprimant au texte une cadence plus fragmentaire lorsqu’il est écrit en français. Les dialogues sont plus nombreux en français alors que le narrateur est omniprésent en espagnol, à travers le recours fréquent au discours indirect libre lorsqu’il s’agit de rapporter les propos des personnages. Ainsi, les 301 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive transformations, loin de se limiter aux traditionnelles « figures de la traduction », sont davantage liées à l’auctorialité de l’autotraducteur, qui réécrit volontairement certains passages suivant la représentation qu’il se fait de son public afin de lui offrir un texte répondant à son « horizon d’attente »609, tel que nous l’avons défini dans la première partie610. Enfin, en comparant le traitement de deux thèmes récurrents dans l’œuvre de Gómez-Arcos, la religion et la politique, mais aussi en étudiant la construction des personnages, et l’autotraduction des proverbes et autres expressions idiomatiques, nous avons compris le versant revendicateur et créateur de l’écriture autotraductrice de l’écrivain. Ainsi, Gómez-Arcos traite l’aspect religieux et politique d’une manière amplifiée mais plus catégorique en espagnol, en insistant parfois sur certaines caractéristqiues des personnages ou en ajoutant des détails supplémentaires dont l’allusion n’aurait peut-être pas été saisie par son public français. Les femmes quant à elles, occupent, comme il l’évoque lui-même dans plusieurs entretiens, une place prépondérante dans son œuvre, même si ses personnages féminins sont particulièrement (mal)traités. La créativité, en revanche, touche tous les personnages, d’abord par la lexicalisation de leurs noms, qui apparaissent souvent accolés à une de leurs spécificités, mais aussi par les propos qu’ils tiennent puisque les dialogues, très travaillés grâce à l’écriture théâtralisée de Gómez-Arcos, comportent des créations linguistiques à profusion. Nous arrivons donc à une conclusion plutôt nuancée quant à la stratégie adoptée par l’autotraducteur : en effet, si nous pensions que l’autotraduction de ses deux (voire trois) romans pouvait répondre à une même démarche orientée vers une réécriture, nous avons tout de même compris que ce n’était pas toujours le cas en fonction des langues d’écriture. Ainsi, les deux autotraductions publiées en espagnol ne sont pas soumises, à tous les endroits, aux mêmes transformations car l’autotraducteur semble avoir agi différemment à quelques années d’écart. Cela peut être dû à l’accueil très mitigé qui a été réservé à la première autotraduction, le conduisant à adopter une stratégie moins impactante pour la deuxième, ou alors au fait qu’il s’est agi d’une autotraduction différée pour l’une et simultanée pour l’autre. Dans tous les cas, Gómez-Arcos a cherché à se rapprocher davantage de son 609 610 Jauss, Hans Robert. Pour une esthétique…, page 49, op. cit. Voir première partie, chapitre 2, I, C, 2. 302 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : l’écriture autotraductive lecteur naturel, que ce soit à travers une stratégie « adoucie » et moins critique envers la société espagnole, ou en présentant cette deuxième autotraduction en tant qu’original, sans mentionner le roman français. Cette comparaison globale nous aura permis de considérer les autotraductions de Gómez-Arcos comme des réécritures, en certains de leurs aspects, mais il nous reste à appréhender et à jauger les contraintes préalables de toute autotraduction, avec ses versants de fidélité et d’équivalence, mais aussi à comprendre la position d’un écrivain face à cette situation sui generis611 de traduction-réécriture afin de pouvoir dégager de nos réflexions une poétique de l’autotraduction, telle qu’elle a pu être vécue par un écrivain comme Gómez-Arcos. 611 López López-Gay, Patricia. (Auto)traducción y (re)creación…, pages 41-45, op. cit. 303 DEUXIÈME PARTIE Étude comparative : 304 l’écriture autotraductive TROISIÈME PARTIE : Pour une poétique de l’autotraduction TROISIÈME PARTIE : Pour une poétique de l’autotraduction 305 TROISIÈME PARTIE : Pour une poétique de l’autotraduction Si l’on voulait préciser davantage les termes du piège à traducteurs, j’en décrirais volontiers comme suit les deux mâchoires. Côté « art du langage », tout est dit depuis Valéry et Blanchot : la création littéraire est toujours au moins partiellement inséparable de la langue où elle s’exerce. Côté « langue naturelle », tout est dit depuis l’observation de Jean Paulhan sur l’ « illusion des explorateurs » devant l’énorme teneur des langues, « primitives » ou non, en « clichés », c’est-à-dire en catachrèses, ou figures passées dans l’usage.612 Tout serait dit, selon Genette : la création littéraire étant inséparable de la langue d’écriture et la langue étant chargée en références catachrétiques au point de rendre un texte littéraire difficile à traduire, nous ne pouvons que nous résigner face à l’impossibilité de la tâche traductrice. Pourtant, l’autotraduction semble justement être la promesse, parfois non tenue, de faciliter cette lourde responsabilité. Ainsi, l’auctorialité répondrait à une série non négligeable de problèmes ou de difficultés qui entravent le travail du traducteur, en trouvant des solutions adaptées au public d’arrivée. Nonobstant, nous avons constaté que l’autotraducteur, logé souvent à la même enseigne que tous les traducteurs de la lignée de Saint Jérôme, prenait des libertés à des endroits où ses homologues allographes ne s’autoriseraient pas à le faire et pour des raisons qui ne sont pas toujours liées à des contraintes traductives. La dernière partie de ce travail de recherche se propose, dans un premier temps, d’aborder le processus de l’autotraduction à travers les entraves qu’il peut susciter à l’autotraducteur : les liens qui unissent les textes de Gómez-Arcos et les interférences qu’ils contiennent nous permettront de prendre en considération la fidélité de l’écrivain envers son « vouloir-dire ». La contrainte originelle à laquelle il s’est soumis en inscrivant la plupart de ses œuvres dans un contexte hispanique est un élément également important à envisager, afin de pouvoir suggérer une caractérisation précise de sa pratique autotraductrice. Dans un deuxième temps, nous tâcherons de comparer la position de GómezArcos à celle de certains autres autotraducteurs dans une perspective interculturelle, et ce afin de comprendre les motifs du succès peu convaincant de l’écrivain en Espagne. Enfin, nous finirons en évoquant la difficulté paradoxale qu’implique 612 Genette, Gérard. Palimpsestes. La littérature au second degré. Éditions du Seuil, Paris, 1982, pages 295-296. 306 TROISIÈME PARTIE : Pour une poétique de l’autotraduction l’autotraduction et surtout en émettant des hypothèses sur ce besoin, né du bilinguisme parfois forcé, qu’ont les écrivains de s’autotraduire. 307 TROISIÈME PARTIE : Pour une poétique de l’autotraduction CHAPITRE 1 – Contraintes et fidélité La fidélité, l’équivalence ou l’inéquivalence sont des notions associées fréquemment au processus de la traduction. Il faut cependant garder à l’esprit, comme le dit Hurtado Albir que « c’est le sens qui est l’enjeu de la traduction et non les langues »613, et étant donnée sa nature non-verbale, la traduction devient possible entre toutes les langues. Par ailleurs, Hurtado Albir explique que le principe de fidélité doit être appliqué d’une façon fonctionnelle « si l’on veut être fidèle à la dynamique du sens »614. Ce qui implique, de toute évidence, que tout dépendra du but poursuivi par le traducteur et du type de traduction qu’il souhaite offrir au lecteur. Si le traducteur souhaite proposer une « traduction-adaptation » et qu’il s’agit de la finalité et de la fonction de son texte, et que son lecteur en est informé, il n’existe aucune raison pour considérer que sa traduction est incorrecte ou inéquivalente. Le cas de l’autotraduction, selon nous, suit cette même voie : l’écrivain bilingue qui décide de s’autotraduire poursuit un but précis, qui n’est pas forcément toujours le même en fonction du texte. Ainsi, il cherchera probablement à produire un texte fidèle à son sens, en essayant d’éviter les obstacles qui se dresseront sur son chemin et en aménageant, selon ses représentations, son texte afin qu’il soit adapté au public à qui il est destiné. I. Fidélité et équivalence(s) Si un autotraducteur reste fidèle à son « vouloir-dire », il semble tout de même que la présence double et bilingue d’un univers intertextuel et autotextuel peut parfois le conduire vers des déviations autotraductives. Ces dernières sont présentes sous la forme de références diverses ajoutées de la main de l’écrivain mais surtout sous la forme d’interférences qui modifient l’autotraduction. 613 614 Hurtado Albir, Amparo. La notion de fidélité en traduction… page 221, op. cit. Op. cit., page 224. 308 TROISIÈME PARTIE : Pour une poétique de l’autotraduction A – Intertextualité et autotraduction L’autotraduction doit être pratiquement étudiée au cas par cas, car il est difficile de procéder à une catégorisation définitive des auteurs pratiquant ce type de traduction. On peut bien sûr les classer en fonction de leurs similitudes et de leur manière d’appréhender leur œuvre et leur bilinguisme, comme nous l’avons vu plus haut615. Ainsi, dans les articles parus dans le magazine littéraire « Quimera » n°210 (janvier 2002)616, certains auteurs espagnols expliquent qu’ils vivent l’autotraduction comme une réelle recréation de leur œuvre, d’autres parlent simplement de réécriture de certains passages. Cette diversité dans le choix nous permet de dire, que quelle que soit la direction prise, ces auteurs, ainsi que d’autres autotraducteurs, s’ « auto-citent » ou « auto-imitent » leur propre œuvre, et ce, en s’autorisant certaines libertés qui éloignent leur autotraduction du texte original écrit, en utilisant certains procédés récurrents, tout en restant dans un respect évident de leur propre intention. 1. « Transtextualité617 » Chaque texte, dans son unicité, est inévitablement en relation plus ou moins évidente avec d’autres textes : c’est ce que Genette appelle « transtextualité ou transcendance textuelle du texte »618. Parmi les cinq types619 de relations transtextuelles évoquées par Genette, deux nous servent dans notre réflexion sur l’autotraduction. La première d’entre elles est l’ « intertextualité », terme utilisé pour désigner la présence, dans un texte donné, d’expressions, de thèmes et de traits culturels, stylistiques, génériques, etc., qui proviennent d’autres textes et qui ont été inclus au 615 Voir préambule II, D ; et première partie, chapitre 2, II, A. Quimera : La autotraducción. Barcelona, Editorial Montesinos, janvier 2002, n°210. 617 Définition de « transtextualité » : « tout ce qui met un texte en relation, manifeste ou secrète, avec un autre texte » in Genette, Gérard. Palimpsestes. La littérature au second…, page 7, op. cit. 618 Op. cit., page 7. 619 Op. cit., pages 8 à 12 : « 1. L'intertextualité, 2. La paratextualité, 3. La métatextualité, 4. L'hypertextualité, 5. L'architextualité ». 616 309 TROISIÈME PARTIE : Pour une poétique de l’autotraduction dit texte sous forme de citation, d’allusion, d’imitations, de recréations parodiques, etc. Ainsi, on peut parler d’intertextualité lorsqu’on retrouve dans un texte littéraire des réminiscences d’un autre texte littéraire 620. Pour Genette, l’intertextualité est : « la relation de coprésence entre deux ou plusieurs textes, c'est-à-dire éidétiquement et le plus souvent, par la présence effective d'un texte dans un autre »621. On peut dénombrer trois types d’intertextualité en fonction de la relation du texte produit avec le texte cité. L’intertextualité générale622 concerne ces réminiscences qu’on trouve entre textes de différents auteurs ; l’intertextualité restreinte623 concerne les textes d’un même auteur ; et enfin l’intertextualité interne ou « autotextualité624 » est celle qui concerne la citation à l’intérieur d’un même texte. L’autotraduction étant déjà elle-même un cas particulier de la traduction, sa relation avec l’intertextualité pose problème quant au type même auquel elle renvoie. En effet, si nous partons du principe que nous avons deux œuvres distinctes mais d’un même auteur, nous nous trouverons dans une situation flagrante d’intertextualité restreinte. Étant donné que nous ne pouvons pas trancher définitivement, nous devons considérer la possibilité de rencontrer également des cas d’intertextualité interne. Traiter l’intertextualité dans les œuvres autotraduites peut paraître quelque peu redondant, car il est vrai que même si la traductologie ne s’est penchée que rarement sur cette question, il semble s’agir d’une évidence. En effet, pourquoi évoquer l’intertextualité, notion qui rend essentiellement service dans des études faites, par exemple, sur l’ensemble de l’œuvre d’un auteur, lorsque nous savons pertinemment qu’il existe déjà un lien incontestable d’équivalence entre le texte original et le texte traduit ? Une équivalence évidente existe, certes, puisqu’il s’agit d’une traduction, néanmoins notre étude comparative nous a démontré que la plupart des exemples relevés dans les œuvres analysées s’éloignent de la simple traduction pour devenir des autocitations ou des reprises transformées. La deuxième relation transtextuelle qui nous a intéressée chez Genette est « l’hypertextualité » qui concerne « toute relation unissant un texte B (hypertexte) à un texte antérieur A (hypotexte) sur lequel il se greffe d'une manière qui n'est pas 620 Estébanez Calderón, Demetrio. Diccionario de términos literarios…, op. cit. s.v. « intertextualidad ». Genette, Gérard. Palimpsestes. La littérature, page 8, op. cit. 622 Estébanez Calderón, Demetrio. Diccionario de términos literarios…, op. cit. s.v. « intertextualidad ». 623 Ibid. 624 Ibid. 621 310 TROISIÈME PARTIE : Pour une poétique de l’autotraduction celle du commentaire ».625 Il est évident que nous touchons là le cœur du problème. Nous ne reviendrons pas sur la chronologie des autotraductions chez Gómez-Arcos, d’autant que nos recherches nous ont confirmé qu’il semblait avoir finalement assumé sa condition d’autotraducteur allant jusqu’à évoquer sa façon de travailler sur des versions bilingues simultanées626 ; mais l’opération de transformation simple ou indirecte qui unit l’hypertexte et l’hypotexte nous renvoie vers les nombreuses modifications que nous avons étudiées dans notre étude comparative. Genette entend par transformation simple ou directe 627, la transposition de l'action du texte A dans une autre époque et par transformation indirecte, l’imitation à savoir l’engendrement d'un nouveau texte à partir de la constitution préalable d'un modèle générique628. Dans notre cas, nous avons affaire à une opération plus complexe qui transforme le texte, car si pour imiter un texte, il faut nécessairement en acquérir l’essence et la maîtrise, nous devons reconnaître qu’un autotraducteur saura le générer automatiquement. Genette le rappelle lui-même : « il ne faut pas considérer les cinq types de transtextualité comme des classes étanches, sans communication ni recoupements réciproques. Leurs relations sont au contraire nombreuses, et souvent décisives »629, ce qui nous fait dire que si l’autotraduction relève de l’hypertextualité, cela ne nous empêche en aucun cas d’évaluer l’intertextualité, voire l’autotextualité chez GómezArcos puisque nous avons eu l’opportunité d’étudier plus d’une œuvre de l’auteur. 2. Gómez-Arcos et l’autotextualité Si nous pouvons d’ores et déjà éliminer de notre analyse l’intertextualité générale, même si celle-ci aurait pu faire l’objet de quelques remarques de notre part, étant donné que de nombreux écrits ont été consacrés à la littérature de l’exil 630 625 Genette, Gérard. Palimpsestes. La littérature.., page 13, op. cit. Blanco, Miguel Ángel. « Los regresos de Agustín Gómez Arcos »…, page 137, op. cit. 627 Genette, Gérard. Palimpsestes…, page 14, op. cit. 628 Ibid. 629 Op. cit., page 16. 630 Nous entendons par « littérature de l’exil », la production littéraire effectuée en dehors des frontières naturelles d’un écrivain, dans le cadre d’un exil forcé ou non, en dehors de toute considération liée à l’universalité de la littérature. 626 311 TROISIÈME PARTIE : Pour une poétique de l’autotraduction et ses caractéristiques essentielles, nous ne pouvons limiter notre étude de cas à l’autotextualité présente dans les binômes autotraduits de Gómez-Arcos. En effet, notre corpus étant plus large, il nous semble important d’étendre notre analyse à l’intertextualité restreinte, à savoir, évaluer ces allers retours constants entre les divers versants des œuvres étudiées dans leur globalité. L’écrivain le dit lui-même: L’autotextualité Chaque écrivain a un monde spécifique autour duquel il gravite, et qu’il n’arrive pas à exprimer totalement dans un livre. Il a donc besoin d’une « œuvre » pour pouvoir s’exprimer un peu plus. J’ai un univers spécifique et il réapparaît systématiquement dans tous mes livres sans que cela soit voulu. Je ne me relis pratiquement jamais et je me soucie peu qu’il existe des recoupements d’un livre à l’autre. On partage tous une série de gestes quotidiens comme se coucher, manger,…, sans pour cela avoir la même vie. Dans le roman, c’est un peu la même chose.631 Ce « monde spécifique » dont Gómez-Arcos nous parle, déborde, comme nous avons pu le constater dans notre étude comparative, sur plusieurs romans. Et tel que nous avons pu le voir, celui-ci s’exprime à travers divers sujets, diverses thématiques, divers axes de réflexion. Rappelons notamment que l’auteur aborde de façon réitérée la religion et la politique, qu’il cherche à mettre en place un univers qui se structure autour d’un personnage extrêmement bien construit, ou encore qu’il pousse son goût pour le grotesque à l’extrême en dessinant des personnages secondaires hauts en couleurs. Les paysages arides et la pauvreté sont également récurrents dans son œuvre et la mort indigne sans possibilité de recueillement est un motif sans cesse évoqué. Si l’auteur semble ne pas accorder d’importance à ces recoupements, il nous semble pourtant que cela a son importance. En effet, la présence de cette autotextualité nous fait réfléchir quant à son traitement à travers le filtre de l’autotraduction. Et nous nous apercevons alors que Gómez-Arcos, dans son rôle d’autotraducteur, a parfois dévié vers une autotextualité croissante lorsqu’il écrit en espagnol, à la faveur des ajouts divers que nous avons analysés dans notre deuxième partie632. Ainsi, les romans réécrits en espagnol nous apportent davantage d’éléments descriptifs et diégétiques en lien avec ce « monde spécifique » qui est le 631 632 Gomez-Arcos, Agustin. « Pratiques d’écriture »…, page 2, op. cit. Voir deuxième partie, chapitre 2. 312 TROISIÈME PARTIE : Pour une poétique de l’autotraduction sien. Nous avons vu notamment qu’il insistait en espagnol sur la religion, la politique et la critique sociale, mettant en place un traitement différent, que nous pourrions qualifier de plus provocateur parfois, ou dans une attitude entièrement opposée, y voir une autocensure qui laisse une plus grande part de liberté à la version française Auto-imitation, autocitation ou autotextualité sont autant de termes qui renvoient au phénomène qui explique qu’un auteur fait parfois référence à ses propres écrits en les citant. Il est vrai que nous pourrions considérer que nous n’avons pas forcément affaire à une « citation » puisque nous ne nous trouvons pas dans le cas d’un texte d’arrivée qui fait référence à un texte source et qui, lors de la production s’en inspirera pour créer et produire un discours différent mais basé sur ce texte source. Or, l’autotraduction n’est pas uniquement une « citation » puisqu’elle va au-delà de cela. De plus, les cas d’intertextualité présupposent que le récepteur du texte d’arrivée connaît et comprend cette référence. Et c’est justement pour cette dernière raison, qu’il est pertinent d’envisager l’intertextualité : le récepteur sait qu’il existe un texte source dans une autre langue, et cherchera peut-être à deviner ou à comprendre cette citation et cette intertextualité ; dans tous les cas, il la sait présente. L’autotraduction relève forcément de l’intertextualité interne, sachant que cette notion ne prend toute son ampleur que lorsque l’auteur modifie le texte original. En effet, après avoir étudié toutes les transformations que Gómez-Arcos a effectuées – que nous pouvons d’ailleurs attribuer à sa liberté en tant qu’autotraducteur –, il est aisé de s’apercevoir que celui-ci, lors du processus de traduction, a pris des décisions qui l’ont conduit notamment à l’utilisation de la compensation par le biais de l’autotextualité. Ainsi, l’auteur s’est servi de ce moyen comme d’une solution de traduction, modifiant des informations puis les reprenant plus tard dans son texte. Ce qui n’est pas sans nous rappeler que si l’auteur recourt à l’intertextualité interne, c’est qu’il éloigne derechef tout choix fidèle respectant l’équivalence stricte communément admise. Pourtant, si l’auteur essaie de garder une structure équivalente la plupart du temps, il faut reconnaître qu’il n’est tout simplement pas évident de rester « fidèle » en traduction littéraire. Comme l’ont exprimé de nombreux auteurs, lorsque la traduction n’est pas allographe, le fait de savoir que le choix de glisser vers la 313 TROISIÈME PARTIE : Pour une poétique de l’autotraduction réécriture existe d’une manière légitime, les incite à suivre ce chemin de l’ « infidélité » qui leur est conféré « auctorialement ». Et c’est en comparant l’œuvre autotraduite de Gómez-Arcos que nous avons pu voir combien il était difficile pour un auteur de rester fidèle (nous parlons ici de fidélité au texte dans son aspect linguistique, lexical et syntaxique, car un autotraducteur reste obligatoirement fidèle à son propre « vouloir-dire »), lorsqu’il a en main la possibilité d’écrire une œuvre originale, à tout point de vue, en étant, qui plus est soumis à la présence inconsciente des interférences. B – Les interférences : involontaires ou volontairement poétiques Après avoir longuement exposé ce qu’était une interférence d’un point de vue théorique633, nous avons voulu évaluer concrètement sous quelle forme les réminiscences apparaissent dans l’écriture de notre auteur. Lorsque nous avons commencé à nous intéresser à Gómez-Arcos, en lisant notamment ses romans en français, nous nous sommes vite aperçue que de nombreux hispanismes jalonnaient son écriture mais, une fois de plus, ces « petites » interférences (nous assumons entièrement le choix de cet adjectif car cela fait partie pour nous de l’originalité de l’écriture gomezarquienne) ne gênent en rien la perception ou la compréhension que nous pouvons avoir en tant que lecteur de ses romans. Nous avons donc cherché à évaluer l’écart qu’impliquent ces interférences sachant que nous avions en tête la remarque extraite d’un article dont nous avons déjà parlé et faite par des lecteurs français, réunis autour du roman Ana Non : « très beau style, très belle langue, mais des repères, des jalons qui ne sont pas les nôtres (Gómez-Arcos écrit directement en français) et freinent parfois l’aisance de la lecture » 634. 633 Voir première partie, chapitre 1, II, B, 1. Coupure de presse consultée à l’IEA sans références précises (probablement journal régional du Sud-Est Actualité Culturelle) : « Rencontre autour d’un livre : L’Espagne désespérée de Gomez-Arcos », probablement à partir de 1977. 634 314 TROISIÈME PARTIE : Pour une poétique de l’autotraduction 1. Hispanismes et gallicismes Dans tout les cas d’interférence linguistique, l’emprunt lexical est légion. Lorsqu’il s’agit de bilinguisme littéraire, nous ne pouvons que saluer l’effort et le talent des auteurs qui s’autotraduisent, en cherchant à offrir aux lecteurs de chacune des langues une version originale de leur œuvre. Cependant, dans notre étude détaillée des œuvres de Gómez-Arcos, nous avons trouvé quelques exemples de relâchement, inconscient ou non, où l’espagnol semble envahir le français, et qui pourrait signaler soit un retour volontaire à la langue maternelle, soit un empiètement involontaire, de l’ordre de l’idiotisme635. Ainsi, certaines tournures, certains syntagmes, ou certaines expressions trouvées dans les versions françaises des œuvres étudiées relèvent de l’hispanisme636. Gómez Arcos, en s’autotraduisant, a fait ce qu’on appelle communément des « calques »637, et ce à de nombreuses reprises. Rappelons, comme nous l’avons déjà expliqué 638, que lors de notre consultation des manuscrits et des tapuscrits, nous avons remarqué que GómezArcos écrivait parfois des mots directement dans l’autre langue : les documents conservés à l’IEA étant essentiellement en langue française, il est vrai que nous avons trouvé de nombreuses mentions marginales en espagnol. Ainsi, dans le manuscrit de Un oiseau brûlé vif, le substantif « conato »639 est barré dans la phrase « La rousse Araceli a un conato de larmes aux yeux » et est remplacé au-dessus par « début ». En sus de mots directement écrits dans sa langue maternelle, nous avons également trouvé des hispanismes criants. Dans les tapuscrits de L’Aveuglon, c’est 635 Définition d’un « idiotisme » : élément ou construction de la langue, propre à une communauté linguistique donnée, et qui ne possède pas d’équivalent formel exacte en traduction dans les autres langues. In Mounin, Georges (dir.). Dictionnaire de la linguistique…, page 168, op. cit. (Par extension, on appelle aussi idiotisme un mot, une tournure ou une erreur faite par un locuteur étranger, inspiré par sa langue maternelle) 636 Définition de « barbarisme » : Étymologiquement, faute de langue commise par un étranger. Faute de de vocabulaire qui consiste à forger des mots ou à les altérer sous l’influence d’une autre langue. In Mounin, Georges (dir.). Dictionnaire de la linguistique…, page 49, op. cit. 637 Définition de « calque » : Forme d’emprunt d’une langue à une autre qui consiste à utiliser, non une unité lexicale de cette autre langue, mais un arrangement structural, les unités lexicales étant indigènes. In Mounin, Georges (dir.). Dictionnaire de la linguistique…, page 58, op. cit. 638 Voir deuxième partie, chapitre 1, I, B. 639 Gómez Arcos, Agustín. Holocauste d’un oiseau : roman : Un oiseau brûlé vif. Paris-Madrid, 1983. Original manuscrit, page 82. Voir annexe 4. 315 TROISIÈME PARTIE : Pour une poétique de l’autotraduction le personnage de Lola qui est « rendue descomunale par une djellaba à volants »640 et qui « allait peinte comme une voiture »641, et ce n’est qu’au troisième tapuscrit qu’on voit apparaître la correction « tout épanouie dans une djellaba à volants »642 et « elle se peignit comme une voiture »643 au-dessus. Toujours dans les tapuscrits de L’Aveuglon, Fakir le hernieux, le compagnon de la mère du protagoniste explique que l’enfant « ne sera jamais capacité pour être policier »644, et cet hispanisme n’est corrigé dans aucun des tapuscrits en français (« no estará nunca capacitado para ser policía »645 dans le tapuscrit en espagnol) mais figure corrigé dans la version publiée du roman. Ainsi, les interférences sont là dès le début, elles sont souvent corrigées, mais parfois, nous les voyons transparaître dans le texte, une fois publié, sans qu’elles aient été remarquées. Dans notre deuxième partie646, nous en avions donné un avant-goût avec les exemples d’expressions qui nous avaient semblé traduites avec beaucoup de créativité, ou d’autres647 qui l’étaient presque littéralement sans recherche et avec moins de réussite, comme par exemple, ces expressions extraites de L’Aveuglon, « Rien de plus, rien de moins »648 expression traduite littéralement qui peut sembler mal dite à un lecteur francophone, ou « De tel arbre telle branche »649 traduite également d’une manière littérale alors que l’expression consacrée en français est « tel père, tel fils ». D’autres expressions idiomatiques sont également traduites littéralement de l’espagnol rendant parfois quelque peu cahoteuse la lecture du roman L’Aveuglon : comme l’expression « passer à meilleure vie »650 calquée de l’espagnol qu’on retrouve par ailleurs dans Un oiseau brûlé vif651, ou encore « quelle 640 Gómez Arcos, Agustín. Marruecos : roman. Madrid-Marrakech-Paris, 1988-1989. Tapuscrit 11b, page 165. Ibid. 642 Gómez Arcos, Agustín. Marruecos : L’aveuglon : roman. Madrid-Marrakech-Paris, 1988-1989. Tapuscrit 11c, page 165. 643 Ibid. 644 Les cinq tapuscrits sont concernés. 11a, page 14 ; 11b, page 15 ; 11c, page 15 ; 11d, page 15 et 11e, page 15. Voir annexe 4. 645 Gómez Arcos, Agustín. Marruecos: novela. Postérieur à 1989 - antérieur à 1991. Tapuscrit 11f, page 15. 646 Deuxième partie, Chapitre 2, II, B. 647 Deuxième partie, Chapitre 1, I, B, 1, c. 648 Gomez-Arcos, Agustin. L’Aveuglon.., page 113, op. cit. 649 Op. cit., page 101. 650 Op. cit. page 71. 651 Gomez-Arcos, Agustin. Un oiseau brûlé vif…, page 141, op. cit. : « son père était passé dans une vie meilleure ». 641 316 TROISIÈME PARTIE : Pour une poétique de l’autotraduction punition de femme »652. Certaines interjections religieuses sont également calquées sur l’espagnol : « Ah ! quel calvaire, le mien ! »653, « Quelle croix, Jésus du GrandPouvoir, quelle croix ! »654. Nous avons également relevé des tournures, qui mêmes si elles ne sont pas calquées d’une version sur l’autre, restent des hispanismes 655 : « comment que tu ne comprends pas ? »656, avec un emploi erroné du relatif, et « relent à graisse de mouton »657. Nous avons également trouvé un hispanisme lié à l’emploi d’un participe passé : « paillasse pissée comme un coin sombre »658 pour « colchoneta maloliente, meada como una puta esquina »659. Les hispanismes présents dans Un oiseau brûlé vif sont plus souvent liés au lexique : l’emploi du substantif « urbanisations660 (en bord de mer) » au lieu du terme dédié « lotissements » ou le calque « pelote de gomme661 » au lieu de « balle en caoutchouc » par exemple, ou encore l’idiotisme « souffre-tout662 » traduction littérale de « sufrelotodo »663 . Enfin, un syntagme a retenu notre attention car nous n’avons pas immédiatement compris ce à quoi l’auteur faisait allusion en français, et ce n’est qu’après être revenue à l’espagnol que nous avons compris le sens du syntagme « la nef capitaine664 » qui intervient dans la bouche de Paula Martin expliquant qu’elle souhaite conserver sa virginité jusqu’au mariage et qu’il n’est donc « pas question de brûler la nef capitaine ». Ici, Gómez-Arcos fait allusion au vaisseau amiral, en espagnol « nave capitana665 », métaphore de cette virginité sacrée. Enfin, dans ce dernier exemple, extrait également de Un oiseau brûlé vif, le brigadier Pinzon, dans l’objectif d’obtenir à nouveau les faveurs de sa femme, « se démenait 652 Gomez-Arcos, Agustin. L’Aveuglon…, page 83, op. cit. Op. cit., page 160. 654 Op. cit. page 218. 655 Nous employons sciemment le terme d’ « hispanisme », pour des tournures proches de l’incorrection et du solécisme car il nous semble que l’écrivain, le plus souvent, s’il commet ces « incorrections », ce n’est qu’en raison de l’influence de sa langue maternelle et non pas en raison de son emploi erroné de la syntaxe et de la grammaire française. 656 Op. cit., pages 199 et 200. 657 Op. cit., page 100. 658 Op. cit., page 179. 659 Gómez-Arcos, Agustín. Marruecos…, page 126, op. cit. 660 Gomez-Arcos, Agustin. Un oiseau…, page 92, op. cit. 661 Op. cit., page 135. 662 Op. cit., page 137. 663 Gómez-Arcos, Agustín. Un pájaro…, page 139, op. cit. 664 Gomez-Arcos, Agustin. Un oiseau…, page 113, op. cit. 665 Gómez-Arcos, Agustín. Un pájaro.., page 115, op. cit. 653 317 TROISIÈME PARTIE : Pour une poétique de l’autotraduction comme un singe »666, expression calquée sur « se volvía mico »667, croisée toutefois avec l’expression habituelle en français « se démener comme un beau diable ». Les hispanismes que nous venons de citer apparaissent autant dans la bouche des personnages que par la voix du narrateur, affectant ainsi son discours. Souvent, l’écrivain se trouve entre la norme française et l’usage espagnol, raison pour laquelle nous utilisons le terme « interférences » car même si la correction ou la norme peut y voir un barbarisme ou un idiotisme, voire un solécisme, nous pensons qu’il ne s’agit que de la conséquence du contact entre les deux langues. Il est vrai que ces hispanismes ou ces tournures calquées de l’espagnol peuvent éventuellement gêner quelque peu un lecteur exclusivement francophone, mais c’est aussi parce que nous les avons cherchés que nous les avons trouvés. Ainsi, dans Maria Republica, seul un hispanophone pourra sentir l’interférence dans l’interrogation suivante : « Qui nettoiera ces dalles qui n’en finissent pas ? »668, car la nuance existant en espagnol669, qui exprime l’idée de savoir qui se charge habituellement de nettoyer cet endroit, transparaît peu dans ce futur simple en français, et la traduction la plus fidèle au vouloir dire de l’auteur ici serait à notre avis mieux rendue par un présent de l’indicatif, comme par exemple avec : « je me demande bien qui nettoie ces dalles qui n’en finissent pas ». Ainsi nous trouvons des hispanismes variés, mais surtout des calques, qu’on n’attend pas a priori dans l’œuvre d’un auteur bilingue. De plus, lorsque nous avions abordé cette question de l’interférence chez Gómez-Arcos avec la traductrice Adoración Elvira, celle-ci nous avait confirmé que ses écrits en espagnol comportaient de nombreux gallicismes, que dans le cas de Un pájaro quemado vivo ils avaient été corrigés mais qu’il en restait tout de même un certain nombre. Elle nous a toutefois expliqué que le gallicisme n’était pas lexical mais plutôt syntaxique670, car le vocabulaire en espagnol ne lui manque absolument pas, bien au contraire, puisqu’elle a retrouvé dans certains manuscrits ou tapuscrits rédigés en français des indications dans la marge en espagnol qu’il semblait avoir du mal à 666 Gomez-Arcos, Agustin. Un oiseau…, page 21, op. cit. Gómez-Arcos, Agustín. Un pájaro…, page 20, op. cit. 668 Gomez-Arcos, Agustin. Maria Republica, page 17, op. cit. 669 « ¿ Quién fregará este suelo de baldosas, que se alarga hasta el infinito? » In Gómez Arcos, Agustín. (trad. Adoración Elvira) María República…, page 30, op. cit. 670 Elvira Rodríguez, Adoración. Au sujet des traductions des romans de Gómez-Arcos. [Entretien téléphonique]. Traductrice littéraire, chargée de la traduction des romans d’Agustín Gómez-Arcos, 28/11/2014. 667 318 TROISIÈME PARTIE : Pour une poétique de l’autotraduction traduire en français, comme par exemple cette indication de la main de l’auteur qu’elle a trouvée dans le manuscrit en français de Ana Non : « caras churretosas » et qui finalement sera le choix de traduction adopté pour le syntagme « visages crasseux671 » écrit par Gómez-Arcos dans la version publiée. Cependant, Adoración Elvira ira jusqu’à nous dire que, selon elle, « les mots lui viennent en français la plupart du temps ». Lors de nos recherches, quelques gallicismes nous sont cependant apparus clairement. Il est évident que les manuscrits ou tapuscrits en espagnol n’existant pas, et n’ayant pu consulter qu’un seul tapuscrit (celui de Marruecos qui par ailleurs est déjà la version définitive et ne comporte que peu de corrections) et les deux premières pages du manuscrit de María República, nous ne pouvons évaluer la présence des interférences dans ceux-ci. Nous avons toutefois constaté l’emploi étonnant de la préposition « a » dans la phrase « el coche negro de Doña Eloísa la espera a la puerta », dans une des pages que nous a envoyées la maison d’édition Cabaret Voltaire du manuscrit de María República. Dans les versions publiées, les correcteurs semblent avoir effectué un travail de vérification complet, mais nous avons trouvé par exemple, dans Marruecos, le verbe « cascar »672 employé pour « payer cher » alors que l’usage habituel en espagnol renvoie plutôt à « bavarder ». Les interférences que nous avons qualifiées de « malheureuses » nous semblent toutefois révélatrices, car comme le rappelle Pascale Sardin-Damestoy, à propos de Beckett : « le passage vers la langue cible produit une nouvelle combinaison, un nouveau rythme qui se souvient pourtant des idiosyncrasies de la langue source »673, remarque que nous pouvons appliquer sans crainte à Gómez Arcos. Mais, nous pouvons ajouter ici une étape supplémentaire qui rend l’analyse des idiotismes bien plus complexe : en effet, si la langue cible est la langue espagnole, langue natale de l’auteur, et que l’autotraduction se fait depuis le français vers l’espagnol, il faut accepter qu’il existe une étape antérieure correspondant à un genre d’autotraduction inconsciente, que nous pourrions nommer étape préliminaire ou autotraduction mentale. Il nous paraît important d’admettre que Gómez-Arcos, 671 Gomez-Arcos, Agustin. Ana non..., page 42, op. cit. « El chófer terminaba por cascar y los guardias le permitían continuar la ruta ». In Gómez-Arcos, Agustín. Marruecos…, page 32, op. cit. 673 Sardin-Damestoy, Pascale. Samuel Beckett auto-traducteur..., op. cit. 672 319 TROISIÈME PARTIE : Pour une poétique de l’autotraduction même s’il écrivait directement en français, se trouverait nécessairement influencé par la langue espagnole que nous retrouvons dans ces hispanismes, peut-être « assumés » par l’écrivain d’ailleurs, comme s’il s’agissait d’une revendication supplémentaire de sa double identité et de sa liberté de choix linguistique. Citons Patricia López López-Gay au sujet des interférences : No cabe duda aquí de cuál es la lengua materna y cual la de adopción, no solamente porque el autor adquiere competencia literaria en la lengua francesa en una edad adulta, sino también porque los comentarios sobre su uso del francés en el país vecino así lo constataban. Un ejemplo son los trabajos de Emmanuel Le Vagueresse, quien incide en las interferencias del español, la lengua del Mismo, en el francés, la lengua del Otro, afirmando (a propósito de L’agneau carnivore) que “la palabra del narrador aparece marcada por lo español”, y que a menudo lo que aparecen en francés son transposiciones del español, por tratarse además muy frecuentemente de escenas y diálogos que se desarrollan en España.674 Parfois, tel que nous le voyons souvent chez les autotraducteurs, c’est lors du processus de l’autotraduction que les interférences apparaissent, comme c’est le cas des gallicismes dont nous parlait la traductrice. Ceci étant, ces interférences qui pourraient se rapprocher de l’incorrection sont le pendant des interférences qui finalement se transforment en jolies trouvailles de traduction comme nous avons pu le constater lorsque nous avons précédemment évoqué la créativité675 de GómezArcos ou qui trouvent un équivalent dans la langue cible ou encore sont explicitées sans que cela ne semble artificiel au lecteur. Et l’auteur, abordant très rapidement au détour d’une question l’autotraduction de Un oiseau brûlé vif dit ceci : « Quelle galère ! J’avais l’impression de faire un saut mortel, mais à l’envers. Une aventure formidable. L’imagination créatrice en est exclue, ça va de soi, elle se trouve désormais dans le texte d’origine ; comme quoi, ça ne tient qu’à la maîtrise des deux langues, à ta capacité pour jongler avec tes propres connaissances. Les trouvailles vont de pair avec les regrets. On aimerait pouvoir arriver à une langue universelle ». 676 674 López López-Gay, Patricia. (Auto)traducción y (re)creación…, page 67, op. cit. Voir deuxième partie, chapitre 3, II. 676 Gomez-Arcos, Agustin. « Réponses aux questions de Dominique Montaudon…, page 2, op. cit. 675 320 TROISIÈME PARTIE : Pour une poétique de l’autotraduction 2. Les interférences explicitées : trouvailles et solutions En plus des trouvailles déjà citées 677 afin de mettre en évidence la créativité de la langue de notre auteur, il nous a semblé important d’évoquer les solutions apportées lorsque la langue espagnole prend le dessus sur le français et que l’autotraducteur n’a d’autre solution que d’expliciter sa pensée. Dans son analyse des autotraductions de Manuel Rivas, María Luis Gamallo nous explique ceci : « Rivas semble donner une couleur locale à son autotraduction lorsqu’il conserve de petites chansons dans leur langue originale […] ou des expressions […] que le lecteur ne peut pas dissocier de la représentation et de l’image des Galiciens et de leur langue. Les interférences sont ainsi utilisées à des fins créatrices et la réception de l’œuvre de Rivas reste liée aux représentations ou aux images que la culture-cible se fait de la culturesource. »678 A l’instar de María Luis Gamallo, nous pensons, et nous l’avons déjà dit 679, que la langue de l’auteur verse facilement dans les interférences de par l’essence même de la création à laquelle il la soumet : ses romans faisant appel à la représentation et à l’image de l’Espagne, il est difficile d’échapper à l’interférence dans ces conditions. Ainsi, de nombreux exemples appuyant notre propos nous exposent la stratégie d’explicitation fréquemment adoptée par Gómez-Arcos. Dans le cas de L’Aveuglon, nous avons relevé quelques expressions (espagnoles) traduites puis explicitées en français : parfois l’auteur explicite sa traduction, qui joue sur les mots, et choisit de mettre l’explication entre parenthèses : (A : 95, 96) Une place d’assistant balayeur, m’a-t-il fait comprendre, ne s’obtient pas comme ça, parce qu’on a de beaux yeux… (Grand-oncle s’arrêta net, puis toussota. On aurait dit qu’il avait un chat dans la gorge. Marruecos se sentit regardé avec insistance. Mais il ne broncha pas. Ni ne cacha ses cataractes.) Enfin, pas ouvertement, car le respect, c’est le respect […] (M : 67) Insinúo que un puesto de ayudante no se obtiene así, por la cara, aunque no se atrevió a decírmelo claramente, porque el respeto es el respeto […] 677 Ibid. Luis Gamallo, María. « Manuel Rivas : de l’œuvre autotraduire à la traduction ou l’analyse des enjeux idéologiques voire politiques de la traduction » in Traduction adaptation réécriture dans le monde hispanique contemporain. Hibbs, Solange et Martinez Monique (eds). Presses Universitaires du Mirail, Toulouse, 2006, page 64. 679 Voir deuxième partie, chapitre 3, II. 678 321 TROISIÈME PARTIE : Pour une poétique de l’autotraduction (A : 157) Celui-ci, […], lui confiait « ses désirs les plus secrets » concernant l’insigne personne qu’il chérissait comme les prunelles de ses yeux (malheureusement éteints), la très douce Mounia, qu’Allah la protège !, son adorable petite-fille. (M : 111) El anciano, […], le hacía partícipe de sus « deseos secretos », referidos siempre a la insigne persona de su nieta, niña de sus ojos, hermosísima Munia que Alá la proteja. Parfois, la modification est plus légère, sans parenthèses cette fois, et elle explicite l’expression traduite littéralement de l’espagnol, l’image étant restée la même en français : (A : 249) La crête du tout-puissant monsieur froissée, comme celle d’un coq en pâte. s’était (M : 173) Al prepotente señor se le había arrugado la cresta. Dans Maria Republica, Agustín Gómez-Arcos fait parfois des choix de traduction non orthonymiques, comme lorsqu’il parle de petites filles « mangeant à toutes petites bouchées leur petit pain au chocolat 680 » alors que la trame se déroule en Espagne et qu’en espagnol, il dira « se comen a bocaditos un suizo con chocolate681 », ou encore lorsqu’il décide d’expliciter le substantif « vergajo682 » en faisant appel à un mot composé par antonomase : « cravache-verge de taureau683 ». Ainsi, chez Agustín Gómez-Arcos, l’interférence agit, parfois insidieuse, parfois éclatant au grand jour sans complexes. Faisant partie des bilingues de la deuxième catégorie citée par Pilar Blanco García 684, à savoir les auteurs d’une certaine élite devenus bilingues pour des raisons d’études, d’émigration ou de travail, Gómez-Arcos, à l’instar des auteurs dans le même cas de figure que lui, entremêle dans ses œuvres des paragraphes ou des phrases de sa langue maternelle qu’il a préalablement traduits. Cette nécessité de rendre dans sa langue d’adoption un élément de sa culture natale, Pilar Blanco García nous l’explique ainsi : « creándose la necesidad imperiosa de traducir a su lengua, aquello que llevan impreso en sí 680 Gomez-Arcos, Agustin. Maria Republica…, page 63, op. cit. Gómez Arcos, Agustín. (trad. Adoración Elvira) María República…, page 95, op. cit. 682 Op. cit., page 124. 683 Gomez-Arcos, Agustin. Maria Republica…, page 87, op. cit. 684 Blanco García, Pilar. « La autotraducción »… page 210, op. cit. 681 322 TROISIÈME PARTIE : Pour une poétique de l’autotraduction mismos y de lo que no pueden desprenderse »685. Chez Gómez-Arcos, nous retrouvons cela dans un fragment de prière enfantine, vestiges de son éducation catholique. Cet exemple d’interférence extrait de L’Aveuglon, se situe au moment où l’enfant protagoniste assiste au banquet funéraire de feu son compagnon de mendicité. Cette petite réminiscence du passé de l’auteur est mise dans la bouche de Lola, compagne du vieil Assour, alors qu’elle se sent seule à la mort de son amant et qu’elle évoque la terre de ses ancêtres. Il s’agit d’une prière pour les enfants, un souvenir d’enfant, retranscrit en espagnol et traduit en français, l’auteur ayant pris soin de le faire dire par le seul personnage ayant un lien de sang réel avec l’Espagne, justifiant ainsi l’interférence. (A : 217) Mon doux P’tit Jésus, tu es enfant comme moi, et je t’offre mon amour, car mon cœur t’appartient. Prends-le, prends-le, il est à toi, il n’est plus à moi ! (M : 149) « Jesusito de mi vida tú eres niño como yo por eso te quiero tanto y te doy mi corazón. Tómalo, tómalo tuyo es, mío no. » Rappelons par ailleurs, que dans le cas du binôme L’Aveuglon - Marruecos, en espagnol comme en français, c’est le personnage de Lola qui porte en lui l’interférence elle-même. Et chez elle, nous l’avons vu686, tout est amplifié, elle est une vraie caricature : son physique, son style vestimentaire, son langage, son exagération typiquement andalouse. Lorsqu’elle parle, « elle souligne chaque mot de ce langage de pute transculturelle »687 et son expression regorge d’interjections religieuses catholiques : « Notre-Père Jésus du Grand-Pouvoir »688 « Vierge des désemparés »689. Personnage caricatural, la « grosse Lola », « belle comme un camion »690 est la seule référence hispanique de l’ouvrage, à l’exception des allusions à la frontière hispano-marocaine de Ceuta et à la contrebande qui y sévit. Interférence de taille, ce personnage est l’unique lien explicite (explicite, car il en est 685 Op. cit., page 211. Voir deuxième partie, chapitre 3, I, A et deuxième partie, chapitre 3, II, A. 687 Gomez-Arcos, Agustin. L’Aveuglon…, page 217, op. cit. 688 Op. cit., page 216. 689 Op. cit., page 199. 690 Op. cit., page 161. 686 323 TROISIÈME PARTIE : Pour une poétique de l’autotraduction des plus discrets, comme nous avons pu le constater) avec l’Espagne que s’autorise Gómez-Arcos dans cet ouvrage, puisque contrairement aux deux autres œuvres de notre corpus, celui-ci ne se déroule pas en Espagne. Nous avons vu auparavant 691 que Gómez-Arcos avait également fait preuve à plusieurs reprises d’une certaine capacité à détourner des expressions et des proverbes espagnols en leur donnant une formulation en français qui rendait légitime leur emploi. Les expressions « lui mettre les pois chiches à tremper »692 ou « propos de fourneaux »693 ou encore de « bouche en couche »694 montrent ce besoin qu’il a de proposer des textes renouvelés, dans lesquels la langue joue sur l’interférence et sur le contact des langues. L’expression « parle espagnol comme un veau français », extraite de Un oiseau brûlé vif, en est également un exemple. Il dévie ainsi de l’expression usuelle française « parler français comme une vache espagnole », inverse les langues et remplace la « vache » par son « veau » (peut-être une allusion au populaire « Parisien, tête de chien, Parigot tête de veau » ?). Ainsi, Agustín Gómez-Arcos joue clairement sur les interférences et sur le contact entre ses deux langues, car la langue espagnole imprègne l’univers référentiel de ses romans, ce qui lui permet de maintenir cet « entre-deux », cet « aller-retour » constants. Il transmet ainsi, en apportant une certaine poéticité à la langue française, toute une vision de la culture linguistique espagnole à laquelle le lecteur a accès grâce à ces touches d’ « étrangéité » dans la langue. Si la « fidélité » passe par le filtre de l’interférence, l’infidélité ou l’inéquivalence ne peuvent être dues qu’à une volonté très présente d’écrire l’Espagne, que nous ne pouvons que considérer finalement comme la contrainte originelle que s’est imposée, consciemment ou non, Agustín Gómez-Arcos. 691 Voir deuxième partie, chapitre 3, II, B. Gomez-Arcos, Agustin. L’Aveuglon…, page 163, op. cit. 693 Gomez-Arcos, Agustin. Un oiseau…, page 33, op. cit. 694 Op. cit., page 134. 692 324 TROISIÈME PARTIE : Pour une poétique de l’autotraduction II. De la contrainte originelle L’autotraduction apporte un point de friction entre les langues que seules peuvent apporter les écritures et les littératures qui sont produites dans des situations polyglossiques. L’enrichissement de la langue qui en découle est souvent dû aux interférences qui surgissent lorsque l’une des langues accepte que l’autre transparaisse dans son discours. Dans le cas de Gómez-Arcos, son écriture parle d’Espagne en français, permettant une pénétration interférentielle de sa culture et de sa langue natale dans la langue française. Les empreintes laissées par celles-ci sont nombreuses et il en fait une proposition de lecture particulière que le lecteur français accueille avec enthousiasme. Mais son écriture semble se faire en deux étapes, qui correspondent à des stratégies différentes : l’une étant celle de proposer une écriture chargée culturellement dans une démarche de transposition, et l’autre étant celle de se réadapter à son public « naturel ». Et s’il s’agissait tout simplement d’adaptations aménagées en fonction du public ? A – Écriture de l’Espagne Gómez-Arcos nous indique dans un certain nombre d’entretiens et d’interviews déjà cités, qu’il a bien un univers spécifique, comme tout écrivain et que l’Espagne en fait nécessairement partie. Il aime cependant rappeler que sa seule source d’inspiration est « l’autre »695 et que « tout son travail romanesque tourne autour de la victime »696. Nous nous permettons toutefois de nuancer cela : si son œuvre n’est que personnages, alors l’univers dans lequel ceux-ci se meuvent est résolument inspiré de la représentation ou de la réalité espagnole telle que GómezArcos l’a vécue et la vit au moment où il écrit. 695 696 Gomez-Arcos, Agustin. « Pratiques d’écriture »…, page 1, op. cit. Ibid. 325 TROISIÈME PARTIE : Pour une poétique de l’autotraduction 1. Les empreintes du réel vécu Nous ne chercherons pas ici à élaborer une critique psychanalytique de l’œuvre de Gómez-Arcos, ni à suivre la démarche en quatre temps de Charles Mauron697, même s’il nous semble intéressant d’adapter quelques remarques à la création autotraductrice de Gómez-Arcos. En effet, si nous nous limitons à notre corpus, nous nous apercevons que celui-ci comporte des structures communes 698 et que les trois œuvres mettent en évidence des situations dramatiques récurrentes. Comme Thierry Maricourt le résume si bien pour conclure son article sur GómezArcos : « le titre générique de l’œuvre d’Agustin Gomez-Arcos pourrait être « La révolte des victimes » »699, confirmant l’auto-analyse effectuée par l’écrivain et citée au début de cette partie. Il se trouve, par ailleurs, que cette « révolte des victimes » prend place dans un univers où l’Espagne est décrite perpétuellement au point d’en devenir un modèle emblématique, de se faire mythe. Tout d’abord, les personnages sont importants pour Gómez-Arcos, rappelons que tous ceux-ci portent des noms espagnols ou à consonance hispanique à l’exception des personnages secondaires étrangers (marocains dans le cas de L’Aveuglon). En effet, même le protagoniste de L’Aveuglon, préfère porter son surnom espagnol Marruecos, alors qu’il a en réalité un prénom marocain. Ces choix de nommer ainsi ses personnages sont donc maintenus de toute évidence dans les deux langues de l’auteur. Ensuite, Gómez-Arcos évoque directement son pays natal, théâtre de la presque totalité de ses romans 700, et même lorsqu’il nous parle du Maroc (ou d’Athènes, dans le cas de L’ange de chair, (1995), on devine les paysages du sud de 697 Voir première partie, chapitre 1, II, B. Mauron Charles. Des métaphores obsédantes au mythe personnel. Introduction à la psychocritique. Paris, Corti, 1962. 698 Les étapes de la démarche Mauron sont les suivantes : 1) chercher les superpositions qui font apparaître les structures communes aux différents textes de notre auteur, 2) mettre en évidence les situations dramatiques récurrentes, 3) en tirer le mythe personnel de l’écrivain et 4) vérifier le tout par l’étude de la biographie. In Vincent Jouve. La poétique du roman…, page 90, op. cit. 699 Maricourt, Thierry. Histoire de la littérature libertaire…, page 384, op. cit. 700 Seuls Bestiaire (1986) et Mère Justice (1992) sont des pamphlets déclarés contre la société française et ses dérives racistes. 326 TROISIÈME PARTIE : Pour une poétique de l’autotraduction l’Espagne, comme l’explique Maria Carmen Molina Romero 701, ou encore Patricia López López-Gay que nous citons ici : Resulta difícil no pensar en el desierto almeriense cuando es evocado el del país vecino. La prolongación (casi física) del paisaje oriental andaluz parece ineludible. Ello aparece reforzado en Marruecos, en parte por la adición de referencias a la geografía española.702 Cette présence des paysages andalous est bien entendu maintenue dans les deux langues, sachant qu’elle est parfois exacerbée en espagnol, comme nous avons pu le constater dans notre étude des descriptions qui sont parfois plus détaillées en espagnol703. Enfin, et de manière plus générale, l’omniprésence de la forte critique politique, religieuse et sociale dans les trois œuvres, renvoie à sa volonté d’ « être témoin de son temps »704 en offrant à ses lecteurs la représentation de la réalité espagnole telle qu’il la perçoit. Ainsi, Un oiseau brûlé vif est la radiographie terriblement critique et cynique de la société espagnole à travers la vie d’une bourgeoise franquiste entre la fin du franquisme et jusqu’à l’échec du coup d’état de février 1981 ; Maria Republica se déroule symboliquement lorsque le pouvoir franquiste en place décide de fermer les hôtels de passe afin de supprimer la prostitution du paysage « catholico-bien-pensant » espagnol de l’époque ; et enfin L’Aveuglon, même si la trame se déroule dans un pays voisin, est un pamphlet contre les régimes autoritaires qui favorisent les inégalités sociales. Ainsi, à l’instar de Vincent Jouve qui résume l’inscription du hors-texte dans le roman comme ceci : Si le roman est d’abord un fait de langage, un ensemble de formes, il n’en reçoit pas moins la marque du contexte dans lequel il a vu le jour. L’époque et la personnalité du romancier ne peuvent manquer de se refléter, d’une façon ou d’une autre dans l’œuvre dont il est la source.705 nous pensons que Gómez-Arcos s’est imposé, consciemment ou non, la contrainte (que nous pourrions aller jusqu’à interpréter comme une déclaration de fidélité) d’écrire l’Espagne dans toute son œuvre, et à travers la « vision du monde » 701 Molina Romero, Ma Carmen. « De L’Aveuglon a Marruecos : una lectura a contrapelo…, op. cit. López López-Gay, Patricia. La autotraducción literaria: traducibilidad,… page 264, op. cit. 703 Deuxième partie, Chapitre 1, II, B, 3, c. 704 Maricourt, Thierry. Histoire de la littérature libertaire..., page 375, op. cit. 705 Jouve, Vincent. La poétique du roman…, page 89, op. cit. 702 327 TROISIÈME PARTIE : Pour une poétique de l’autotraduction véhiculée par sa langue, dans la mesure où une langue reflète bien un découpage, une vision du monde. C’est pour ce motif, qu’il lui fallait rester « fidèle » à ce projet, à cette contrainte, même en écrivant dans une autre langue qui ne devra pas gommer les empreintes de l’univers de référence qu’il offre à son lecteur. 2. Une proposition de réalité culturelle subjective Gómez-Arcos, témoin et mémoire de son temps, fait le choix d’écrire en français une Espagne dont l’image est bien loin de ce que son pays d’accueil semble imaginer ou voudrait imposer. Puis, lorsqu’il finit par faire le choix de s’autotraduire, il propose à son public espagnol une image que celui-ci n’est pas a priori encore prêt à accepter, l’amnistie ou le silence semblant être la règle amplement adoptée. La démarche de l’auteur ne peut pas bien entendu être qualifiée de neutre : idéologiquement parlant, il est évident qu’on ne peut prétendre défendre les victimes sans prendre parti contre ceux qui les oppressent. L’idéologie, rappelons la définition de Jouve, est « une représentation imaginaire de la réalité déterminée par des conditions d’existence particulières »706, il est donc logique que « la fiction romanesque, elle-même production de l’imaginaire, en soit imprégnée ». GómezArcos ne s’est en effet jamais caché d’être « profondément libertaire »707, mais on ne lui a connu aucune affiliation ou adhésion à une quelconque organisation politique, et il « prétend méconnaître les théories libertaires »708. Au-delà de cet aspect libertaire, parfois anarchique attaché à sa personne et donc à ses personnages, Gómez-Arcos introduit, nous l’avons dit, une dimension politique dans tous ses romans mais sans que cela ne prenne une forme anecdotique. C’est pour cette raison que nous devons voir dans son témoignage une réelle proposition : lorsqu’il évoque un couvent, lieu dont il n’a qu’une connaissance médiate, il faut y voir d’abord, en toute logique, une métaphore de l’enfermement, puis l’enfermement espagnol et enfin l’analyse du régime franquiste709. Rappelons par ailleurs cette déclaration liminaire extraite de 706 Op. cit., page 100. Maricourt, Thierry. Histoire de la littérature libertaire..., page 374, op. cit. 708 Op. cit., page 375. 709 JD. Copie d’épreuve d’un entretien, 1977, page 10. 707 328 TROISIÈME PARTIE : Pour une poétique de l’autotraduction Maria Republica, figurant à titre de dédicace, avant le début du roman en français, mais à la fin de celui-ci en espagnol : « A la Troisième République espagnole qui naîtra un jour même si elle doit naître du feu »710. Cette déclaration ne laisse aucun doute sur l’idéologie politique de l’auteur qui ne se cache derrière aucun personnage ou narrateur pour exprimer explicitement sa foi en l’avenir politique de son pays natal (même si au moment où il la fait, elle est écrite dans une autre langue que sa langue natale et sans prendre de risques directs). En autotraduisant les trois romans qui sont l’objet de notre analyse, la démarche, une fois de plus, ne peut pas être neutre. Il cherche à proposer, nous pensons que nous pouvons ici aller jusqu’à dire « imposer », ce témoignage qui à ses yeux est légitime car, comme il l’explique lui-même : « il y a eu en Espagne quarante ans de franquisme, et il me semble très licite qu’il y ait quelqu’un qui essaie de faire un compte-rendu viscéral de cette époque. Je crois que je peux le faire »711. María Luis Gamallo, dans son analyse de El Lápiz del carpintero de Manuel Rivas, s’interroge sur la création littéraire de Rivas en galicien et explique qu’elle est « en principe, destinée à un certain public, à la société de son espace de naissance »712, car elle ajoute que les œuvres de Rivas sont « enracinées dans la réalité géopolitique, sociale et culturelle galicienne et l’auteur constitue l’univers de sa fiction avec des fragments de l’univers et de l’Histoire qui lui sont familiers »713. Nous pouvons aisément voir une approche similaire dans la démarche de GómezArcos : son univers reste imaginaire, il insiste souvent sur le fait que ses romans ne sont pas autobiographiques, mais on y trouve des « fragments » de lieux, d’êtres qui structurent son univers romanesque. Ainsi, le couvent où est enfermée Maria Republica est, dit-il : « un couvent que j’ai connu à Almeria, un très beau couvent baroque »714 et certains personnages appartiennent à son autobiographie et parfois sont des gens qu’il a connus715. Mais c’est sur la question de la destination et du public que nous devons nuancer la démarche de Gómez-Arcos : si au départ son 710 Gomez-Arcos, Agustin. Maria Republica…, page 4, op. cit. JD. Copie d’épreuve d’un entretien, 1977, page 11. 712 Luis Gamallo, María. « Manuel Rivas : de l’œuvre autotraduire,… page 63, op. cit. 713 Ibid. 714 JD. Copie d’épreuve d’un entretien, 1977, page 4. 715 Ibid. 711 329 TROISIÈME PARTIE : Pour une poétique de l’autotraduction public est français, ce n’est que par le filtre de l’autotraduction qu’il s’adresse à son public « naturel » et qu’il peut enfin livrer son témoignage et sa réalité. De plus, comme nous l’explique Hurtado Albir : La traducción, como el lenguaje, es una práctica social que se produce en una compleja interacción con el contexto social, incidiendo en ella todo tipo de condicionamiento y restricciones (relaciones de poder, censura, etc.). Si todo proceso de escritura es permeable a los condicionamientos ideológicos del entorno y a los propios del autor, la reescritura que es la traducción también es reflejo de los mecanismos ideológicos. 716 Écrire l’Espagne est un projet de grande envergure pour cet auteur espagnol d’expression française qui a cependant trouvé son public en France. L’étude comparative des binômes autotraduits nous a menée à nous poser la question de l’adaptation de ces objets littéraires à un public non naturel d’abord, puis à la réadaptation de ceux-ci à leur public naturel. B - Adaptations « aménagées » culturellement ? L’autotraducteur est-il un médiateur culturel ? Si les traducteurs traduisent et transmettent des cultures, alors l’autotraducteur est par antonomase la figure concrète du traducteur de cultures 717. Dans le cas de Gómez-Arcos, nous l’avons vu, il propose, en français, un témoignage sur la réalité de l’Espagne : il s’agit donc de l’adaptation première de la réalité espagnole suivant sa représentation personnelle. Cette première adaptation sera suivie, après traduction, d’une présentation de cette même représentation à un public différent du premier qui aurait dû être son premier récepteur. Ces deux étapes, nées de la volonté du médiateur lui-même, nous semblent révélatrices : l’autotraducteur, en tant que médiateur bilingue et biculturel, devrait s’adresser à chacun de ses publics en s’intégrant à chacune des cultures puisqu’il est en mesure de comprendre les deux. Gómez-Arcos semble pourtant adopter une position toute autre. 716 Hurtado Albir, Amparo. Traducción y traductología…, page 616, op. cit. Castillo García, Gema Soledad. La (auto)traducción como mediación entre culturas. Alcala de Henares, Universidad de Alcala, UAH Monografías Humanidades 12, 2006, page 79. 717 330 TROISIÈME PARTIE : Pour une poétique de l’autotraduction 1. Stratégie première : la transposition Nous cherchons à monter dans cette dernière partie de notre travail que le cas de Gómez-Arcos est particulier, notamment du fait de sa production prolifique en langue française par rapport au nombre restreint de ses autotraductions. En effet, il s’agit d’un autotraducteur, classé peut-être à tort dans ce qu’on appelle la « littérature de l’exil », qui part de sa langue d’accueil pour revenir vers sa langue maternelle afin de tenter de retrouver son public originel. Du fait de s’être imposé cette « contrainte » de raconter l’Espagne, il se retrouve dans une situation de médiateur alors qu’il écrit directement en français. Ainsi, il doit, dès la première étape de la création littéraire, se confronter aux difficultés liées à l’autotraduction mentale. Cette notion est à différencier de l’autotraduction en tant que produit finalisé et publié du processus, voici comment Helena Tanqueiro en parle : un tipo sui generis de autotraducción que hemos designado autotraducción mental o in mente para diferenciarla de la autotraducción material, que se materializa en una publicación y que es resultado de la traducción hecha por el mismo autor del texto original a otra lengua.718 C’est à ce moment-là que naissent, à notre avis, les premières réminiscences qui donnent lieu aux nombreuses interférences que nous avons pu constater 719 dans les romans en français. Lorsque nous avons décidé de travailler sur cet auteur, nous ne savions pas quel était le statut d’une autotraduction ni quelle était la chronologie d’écriture ou de traduction des œuvres, et c’est en comparant les versions en français et en espagnol que nous avons compris la forte charge culturelle et linguistique que Gómez-Arcos, consciemment pour l’une et moins consciemment pour l’autre, imprimait à ses romans lorsqu’il s’exprimait en français. Ce témoignage offert au public français passe automatiquement par le filtre de la traduction, puisque les empreintes que l’auteur cherche à transmettre concernent des souvenirs vécus en espagnol (en Espagne) et que ce sont des fragments de ces souvenirs qu’il reproduit en français. L’auteur va donc chercher à transposer dans 718 Tanqueiro, Helena. « Sobre la autotraducción de referentes culturales en el texto original : la autotraducción explícita y la autotraducción in mente ». in Dasilva Xosé Manuel et Tanqueiro Helena (eds), Aproximaciones a la autotraducción. Editorial Academia del Hispanismo. Pontevedra, 2011, page 245. 719 Voir troisième partie, chapitre 1, I, B, 1. 331 TROISIÈME PARTIE : Pour une poétique de l’autotraduction son univers fictionnel, qui est en revanche peut-être créé ou imaginé en français, des fragments d’un univers réel qui lui, est espagnol, culturellement et linguistiquement. Nous avons ainsi une première étape de médiation culturelle, qui correspond à la traduction « mentale » des références culturelles qui renvoient à son pays. Il n’existe pas de technique préétablie qui permette aux traducteurs (ou à l’autotraducteur) de faire un choix simple en cherchant une équivalence ou une correspondance parfaite pour traduire celles-ci. De nombreux facteurs sont à prendre à compte selon Hurtado Albir720, à commencer par la relation entre les deux cultures qui peuvent être extrêmement éloignées parfois culturellement, ce qui déterminera le degré de rapprochement et la vision que la culture d’arrivée peut avoir de l’autre culture. Dans le cas de Gómez-Arcos, le rapprochement géographique et la culture commune européenne peuvent lui faciliter grandement la tâche. Il faut ensuite prendre en compte le genre textuel : ainsi les caractéristiques du texte original vont conditionner la fonction de la référence culturelle. Ainsi, comme l’explique Hurtado Albir : « por ejemplo, una metáfora que haga referencia a aspectos característicos de la cultura de partida (gastronomía, folclore, etc.) puede utilizarse en un texto literario con un sentido estético y para darle color local a ese texto »721. La « couleur locale » est probablement l’un des objectifs de Gómez-Arcos, mais sans aucune connotation péjorative : car l’écrivain cherche vraiment à toucher le public en « racontant » son histoire. Puis, la fonction et la pertinence de la présence du « culturema » ou référence culturelle, dans le texte original sont à considérer tout autant que sa nature même. Enfin, il faut, bien entendu, prendre en compte le destinataire de la traduction et la finalité de celle-ci. Gómez-Arcos, dans les cas des romans de notre corpus, a créé un univers référentiel complet, qu’il transmet à son public français. Et c’est au travers de cette première transposition qu’il atteint le succès : la perspective autotraductive qu’il a adoptée – rappelons notamment les quelques hispanismes qui se transforment en trouvailles et qui facilitent l’accès à sa culture natale –, lui a permis de se faire comprendre et de transmettre son message. Sans pénétrer plus avant dans la jungle de la traduction des références culturelles, il nous semble que l’écrivain, sans pour autant transgresser la norme linguistique au point de rendre impossible la compréhension du texte, a parfois eu du 720 721 Hurtado Albir, Amparo. Traducción y traductología…, pages 614-615, op. cit. Op. cit., page 615. 332 TROISIÈME PARTIE : Pour une poétique de l’autotraduction mal à rendre limpides certains fragments de son univers natal. Il a cependant veillé à écrire des romans cohérents et en accord avec son objectif original ; celui de faire une analyse sans concession du régime franquiste avant même que ses compatriotes ne soient en mesure de le faire pour des raisons évidentes. 2. Stratégie finale : l’adaptation aménagée Gómez-Arcos, après une première étape créatrice dans une langue d’expression qui n’était pas sa langue maternelle, prend la décision de s’autotraduire, dans des conditions dont nous avons déjà amplement débattu722. Ainsi, malgré son refus premier de s’autotraduire, il assume finalement la « réécriture » de son premier roman en espagnol Un pájaro quemado vivo, puis choisit après l’échec de ce dernier, d’autotraduire L’Aveuglon. Dire que ces autotraductions sont fidèles au vouloir-dire des versions françaises est une évidence, presque une redondance ; mais il est vrai que nous pourrions plaider parfois l’éloignement de certains passages très courts dont nous avons précédemment analysé les différences 723 et qui nous montre à quel point l’auteur a cherché à appréhender différemment son public espagnol. Rappelons notamment les modifications du discours qui interviennent dans la version espagnole créant une dynamique différente entre personnages et narrateur 724, ou les transformations syntaxiques qui explicitent et amplifient les versions espagnoles, ou surtout les modifications qui concernent le traitement de la religion, de la politique ou de la critique sociale. Nous avons donc tiré, de notre étude, des conclusions sur l’aspect général des versions espagnoles qui nous ont permis de déduire la stratégie de l’auteur. Tout d’abord, nous avons constaté une disparité dans la fragmentation des textes, rehaussée par une tonalité vive et un registre adapté aux personnages. Puis, du fait de la quantité importante des ajouts, l’amplification globale des textes en espagnol apparaît évidente. Enfin, la présence importante de modifications au niveau lexical et syntaxique mais aussi au niveau du contenu narratif influe également sur le 722 Voir première partie, chapitre 2, I, A et B. Voir deuxième partie, chapitre 2, I et deuxième partie, chapitre 3, I. 724 Voir deuxième partie, chapitre 2, II. 723 333 TROISIÈME PARTIE : Pour une poétique de l’autotraduction rythme en général. Si nous nous basons sur ces constats, alors nous pouvons dire que Gómez-Arcos, pour les versions espagnoles, a plutôt choisi une stratégie « d’adaptabilité ». Nous nous sommes aperçue par ailleurs que la stratégie adoptée par GómezArcos, suivait une voie objectivement auctoriale : tout d’abord, face aux problèmes textuels, culturels et pragmatiques qu’il a pu rencontrer puis face aux difficultés dépendant de sa compétence et aux difficultés pragmatiques liées au processus de traduction, il a réagi d’une manière radicale. En effet, l’autotraducteur s’est attaché à recréer des versions dans sa langue natale qui comptent de nombreuses transformations : reprenons la quantification telle qu’elle a été effectuée par Patricia López López-Gay qui a compté deux cent quatre-vingt-neuf transformations725 dans le cas de Un pájaro quemado vivo et plus de cinq cents dans Marruecos726. Il est vrai que le cas de María República ne peut être pris totalement en compte, mais du fait de sa probable écriture simultanée, et de sa postérieure édition en espagnol après correction par une traductrice, nous pouvons tout de même remarquer que malgré la fidélité respectée dans le cadre des problèmes objectifs de traduction, il existe des passages entiers dans la version espagnole que l’écrivain n’a pas inclus en français, et qu’une fois de plus, ces passages ont été intéressants à étudier du point de vue notamment du traitement de la religion et de la politique et de ce que cela révèle727. Le cas de Gómez-Arcos est intéressant, l’autotraduction étant un espace où les limites ne sont plus les mêmes, et son bilinguisme forcé faisant de lui un autotraducteur doublement volontaire. Son choix d’autotraduction se fait dans un sens peu commun : il revient à sa langue maternelle par le biais de l’autotraduction728, alors que, souvent, c’est à sa deuxième langue qu’on accède par ce biais-là. Nous ne pouvons qu’admettre qu’il s’agit là d’un retour mûri, et ses stratégies d’autotraduction doivent, elles aussi, prendre source dans une réflexion aboutie. Cependant, devant un texte à traduire, il est acquis que même une stratégie préparée ne peut être maintenue sans risques : ainsi, il ne nous semble pas aisé d’appliquer une unique stratégie à toute une œuvre si les problèmes ou les difficultés 725 López López-Gay, Patricia. (Auto)traducción…, page 70, op. cit. López López-Gay, Patricia. La autotraducción literaria…, op. cit. 727 Voir deuxième partie, chapitre 2, I, C et deuxième partie, chapitre 3, I. 728 Il existe, bien entendu d’autres autotraducteurs ayant choisi cette voie-là, comme Nancy Huston, par exemple qui a appris le français déjà adulte. 726 334 TROISIÈME PARTIE : Pour une poétique de l’autotraduction varient. Toutefois, même si toutes les déviations que nous avons relevées sont de nature différente, il nous a été facile de systématiser les procédés récurrents pour les classer et ainsi dégager la ou les stratégies utilisées par l’auteur tout au long de son travail d’autotraduction. Gómez-Arcos, ne l’oublions pas, jouit d’une liberté de création sans limites, excepté celles qu’il pourrait lui-même s’imposer, ce qui lui permet de choisir la stratégie qui lui convient au moment où il en a besoin. Pour résumer, nous allons citer le documentaliste de l’IEA, qui s’est chargé au début des années deux mille de cataloguer le fonds bibliographique consacré à Gómez-Arcos et qui analyse ainsi le travail de l’écrivain : Uno de los secretos de su éxito fue el hecho de que al escribir en francés, pero pensar en español, gozara de una libertad de miras insólita y de una frescura en la gramática francesa envidiable por el resto de escritores.729 C’est probablement cette fraîcheur et cette liberté qui font de Gómez-Arcos un auteur reconnu en France, car son écriture est différente et ses romans abordent des sujets méconnus du public français. Mais la clef de son succès, il la doit à sa propre appréhension de la langue, car il prend ce dont il a besoin dans chacune de ses langues pour servir son propos. Il ne s’en cache pas, par ailleurs, et répète que la langue est un outil pour lui730, qu’il ne faut pas la sacraliser 731, et qu’il refuse d’être au service d’une langue732. Enfin, et pour rester dans l’évidence, l’auteur est dans une nette optique de réécriture. Sa stratégie concorde donc avec cette volonté de réécriture car son objectif déclaré est d’adapter son œuvre aux attentes de son public, quel qu’il soit. Rappelons que Gómez-Arcos est un auteur reconnu en France, son pays d’exil, où son écriture incisive et percutante est amplement récompensée, ce qui lui assure un accueil positif pour son ouvrage. Il se doit néanmoins de respecter le pacte tacite noué avec son lecteur francophone, peut- être est-ce là que réside le point de départ 729 López Díaz, María José. « Las dos últimas novelas, todavía inéditas ». In : El País Archivo [en ligne], 17 juillet 2002. [Consulté le 30/04/2015]. Disponible à l’adresse : <http://elpais.com/diario/2002/07/17/andalucia/1026858147_850215.html> 730 Kohut, Karl. Escribir en Paris…, page 130, op. cit. 731 Gomez-Arcos, Agustin. « Pratiques d’écriture »…, page 5, op. cit. 732 Ibid. 335 TROISIÈME PARTIE : Pour une poétique de l’autotraduction de sa stratégie initiale. Honorer son pacte en choisissant une stratégie qui lui permettra de toucher un public habitué à son écriture puis adapter celle-ci à son public espagnol. La meilleure preuve de ce choix nous est donnée par la modification capitale du final de l’œuvre Marruecos : un ajout qui est probablement dû au fait que la tradition littéraire française n’impose pas une fin absolue qui clôt définitivement l’action romanesque, et qui révèle l’un des aspects principaux de la stratégie de l’auteur face à son public espagnol, celui d’expliciter davantage son roman pour qu’il ne subsiste aucun doute sur ses intentions. 336 TROISIÈME PARTIE : Pour une poétique de l’autotraduction CHAPITRE 2 – Vers une réécriture Être fidèle pour Agustín Gómez-Arcos semble aller de pair avec la création d’une écriture de l’adaptation. Adapter sa culture natale à sa langue d’accueil, puis adapter sa langue d’écriture à sa culture d’origine. Ces étapes dans le processus créateur répondent vraisemblablement au besoin de mener à bien son projet, son devoir de mémoire. Un auteur bilingue, quel que soit son univers et ses langues, décide de s’autotraduire en prenant une position et en adoptant une ou des stratégies qui vont avoir des conséquences sur l’accueil réservé à son œuvre. Il faut cependant prendre la mesure de l’autotraduction qui part d’un paradoxe à l’origine et qui finit par aboutir, sous forme de texte réécrit par un auteur cherchant à (re)conquérir un public et parfois à mettre en scène son oeuvre. I. Positions de l’auteur bilingue L’autotraducteur joue sur les liens d’opposition et de similitude qui caractérisent son propre univers mental bilingue, tient compte des normes et attentes de la culture réceptrice et en lecteur compétent ou même idéal, capable d’interpréter correctement son texte premier, oscille, de manière consciente, entre fidélité à l’original et liberté créatrice.733 A l’instar de Martine Roux, mais aussi des nombreux chercheurs qui ont réalisé des études de cas sur les autotraducteurs, nous pensons que l’écrivain qui s’autotraduit le fait depuis une position intermédiaire mêlant fidélité et liberté. Cette équation mène inévitablement vers un résultat que nous appellerons ici « réécriture ». La position de Gómez-Arcos diffère peu, toutes proportions gardées, de celles des autotraducteurs dont le cas est souvent analysé, comme Beckett, Nabokov, Kundera ou leurs homologues espagnols, comme Rivas, Riera, Cunqueiro, Atxaga. La différence réside peut-être dans le succès mitigé qui le mènera à arrêter sa production autotraductrice. 733 Roux, Martine. « L’écrivain galicien Álvaro Cunqueiro autotraducteur : Merlín familia e outras historias et son hypertexte second Merlín y familia. Avers et envers tramés d’un tissu macrotextuel réversible » in Traduction adaptation réécriture dans le monde hispanique contemporain. Hibbs, Solange et Martinez Monique (eds). Presses Universitaires du Mirail, Toulouse, 2006, page 76. 337 TROISIÈME PARTIE : Pour une poétique de l’autotraduction A – Le cas Gómez-Arcos À l’origine de l’autotraduction, nous trouvons chez Gómez-Arcos comme chez la plupart des autotraducteurs, une perspective interculturelle qui caractérise leur projet et la réécriture qui en sera la conséquence. 1. Interculturalité L’intérêt des chercheurs pour l’autotraduction a considérablement augmenté depuis notre première incursion dans ce domaine d’étude. Mais dû à l’impulsion créée par la maison d’édition barcelonaise Cabaret Voltaire, c’est aussi l’intérêt pour Gómez-Arcos qui a fortement augmenté de l’autre côté des Pyrénées. Nous avons constaté de nombreux travaux récents sur l’écrivain, dont une thèse soutenue en 2012 mettant en avant une proposition d’analyse interculturelle 734. Envisager d’analyser l’interculturalité chez Gómez-Arcos car, comme nous n’avons cessé de le dire, il se trouve au point de contact entre deux langues et donc deux cultures, est une perspective extrêmement intéressante à mettre en place pour appréhender son œuvre romanesque et dramaturgique. De notre point de vue, c’est sur le plan créateur et producteur que la notion de l’interculturalité 735 intervient chez GómezArcos. Nous la retrouvons par la suite dans les interférences, dont nous avons étudié la présence à travers quelques exemples 736, mais c’est réellement au moment de la création qu’elle prend toute son ampleur. En effet, la carrière littéraire de Gómez-Arcos, muselée en Espagne, prend son envol en France grâce à l’alternative que lui offre l’écriture en une autre langue. Comme l’explique Jesús Alacid, c’est cette option d’écrire dans la langue de l’Autre qui lui permet de s’exprimer comme un écrivain interculturel : « un escritor que establece un diálogo constante entre las culturas, las historias y las lenguas de 734 Alacid García, Jesús. La narrativa francófona de Agustín Gómez-Arcos…, op. cit. Définition : « ensemble des processus – psychiques, relationnels, groupaux, institutionnels… – générés par les interactions de cultures, dans un rapport d’échanges réciproques et dans une perspective de sauvegarde d’une relative identité culturelle des partenaires en relation ». In Clanet, Claude. L’interculturel. Introduction aux approches interculturelles en Éducation et en Sciences Humaines, Presses Universitaires du Mirail, 1990, Toulouse, page 21. 736 Voir troisième partie, chapitre 1, I, B. 735 338 TROISIÈME PARTIE : Pour une poétique de l’autotraduction origen y de destino »737. Ce dialogue était dès le départ soumis à une première étape de découverte, d’apprentissage et de recherche de l’idéal de la liberté. Et ce n’est que lorsqu’il atteint cette liberté que Gómez-Arcos a pu s’exprimer et évoquer sa mémoire. Une construction qui s’est faite en quatre étapes, selon Jesús Alacid : En esta trayectoria podemos encontrar, en resumen, cuatro momentos axiales que determinan su producción estética: primero, recuperación de la memoria del país de origen a través de la libertad alcanzada; segundo, observación y crítica del país de destino; tercero, normalización del hecho intercultural; y por último, construcción de una memoria intercultural europea a través de la propia experiencia.738 Cette construction est bien entendu intrinsèquement liée à sa production littéraire. Gómez-Arcos a vécu des étapes différentes dans sa vie d’écrivain qui ont débouché sur la création de textes dont l’esthétique mais aussi la thématique ont suivi sa propre évolution interculturelle. Au début dramaturge espagnol écrivant dans sa langue maternelle sur des sujets ancrés dans son pays, dans une perspective monoculturelle, il devient ensuite romancier (toujours espagnol), d’expression française, écrivant l’Espagne, mais aussi la France, et abordant des sujets universels comme l’homosexualité ou la xénophobie dans une perspective cette fois-ci interculturelle, à travers, par exemple, la présence de personnages étrangers et non plus espagnols. Comme l’explique Grutman, tout est dit dans le terme français « répétition », car il renvoie à l’autotraduction en tant que « répétition » comme au théâtre, c’est-àdire cette représentation qui a lieu généralement pour roder une pièce, et en tant que « répétition » dans le sens plus commun de refaire ce qui a été déjà fait. Grutman conclut sa réflexion en disant : « C’est peut-être là, dans la possibilité de créer une œuvre occupant cet espace tiers ouvert par l’entre-deux, que réside la véritable liberté de l’autotraducteur ».739 C’est probablement la création interculturelle de Gómez-Arcos qui a été la clef de son succès, car construire une telle mémoire, depuis l’entre-deux langues, depuis l’entre-deux cultures est un projet difficile à mener, surtout lorsqu’on décide de le faire à partir d’une autre langue en attendant de pouvoir le transmettre également dans sa langue natale. Il en était d’ailleurs 737 Alacid, Jesús. « Agustín Gómez-Arcos : un escritor intercultural ». Quimera, n° 371, octobre 2014, page 54. Ibid. 739 Grutman, Rainier. « L’autotraduction : dilemme social et entre-deux…, page 227, op. cit.. 738 339 TROISIÈME PARTIE : Pour une poétique de l’autotraduction conscient : « Asumir otro idioma, en el plano de la creación, entraña una medida ulterior a la de su dominio funcional. […] Es un acto de voluntad »740. 2. Recréation ou réécriture ? Nous en avons parlé dans notre première partie741, mais nous nous devons ici de revenir sur l’autotraduction telle qu’elle est vécue par Gómez-Arcos et surtout sur le choix des termes employés quant à la désignation du travail effectué. Dès 1978, il dit après avoir confirmé au journaliste Ramón Chao qu’il n’avait en aucun cas abandonné ou trahi sa langue maternelle, qu’il referait son propre texte à partir de ses livres en français s’il devait les publier en espagnol : « haré yo mismo mis propios textos, lo que significará una recreación en mi propia lengua »742. Puis, en 1979, de son propre aveu, et en réponse à la question d’un journaliste sur la traduction de ses romans vers l’espagnol, Gómez-Arcos dit : « será una recreación ; haré yo mismo mi propio texto español »743. Il parle donc lui-même, à plusieurs reprises, de recréation, alors que plus tard 744, il dira que l’imagination créatrice est exclue de son autotraduction de Un oiseau brûlé vif : Question : Vos livres sont-ils traduits en Espagne, si non pourquoi, si oui, comment sont-ils accueillis ? Réponse d’Agustín Gómez-Arcos : Uniquement un roman, Un oiseau brûlé vif. J’en ai établi moi-même le texte espagnol. […] L’imagination créatrice en est exclue, ça va de soi, elle se trouve désormais dans le texte d’origine […]. 745 Nous avons donc un léger paradoxe qui se préfigure : il s’agirait d’une recréation dépourvue de la part d’imagination dont elle devrait pourtant être dotée étant donné que l’écrivain parler de « re-créer » son roman en espagnol. À moins que la recréation, aux yeux de Gómez-Arcos, ne tienne compte que du seul aspect 740 Logroño, Miguel. « Agustín Gómez Arcos, dos veces…, op. cit. Voir première partie, chapitre 1, II, A et B. 742 Chao, Ramón. Copie d’épreuve avec annotations et corrections manuscrites, 1978, page 4. 743 Logroño, Miguel. « Agustín Gómez Arcos, dos veces…, op. cit. 744 Le document n’est pas daté, mais nous pouvons déduire qu’il date du début des années quatre-vingt-dix puisque l’une des questions concerne « l’Europe de 92 ». GOMEZ-ARCOS, Agustin. « Réponses aux questions de Dominique Montaudon et…, page 3, op. cit.. 745 Op. cit., page 2. 741 340 TROISIÈME PARTIE : Pour une poétique de l’autotraduction linguistique et ne se détache totalement de l’imagination. Nous nous rapprocherions ainsi de ce qu’appellent la plupart des chercheurs la « réécriture », et qui concerne une grande majorité des écrivains autotraducteurs, que l’autotraduction soit « différée » ou « simultanée » selon la distinction que nous avons déjà citée de Grutman746. Ou alors peut-être cherche-t-il simplement à distinguer le « vouloir-dire » initial du travail d’adaptation qu’il réalise lorsqu’il s’autotraduit sans tenir compte de l’aspect créateur des « ajouts » et des diverses transformations qui ont affecté ses autotraductions. Nous nous sommes déjà posé la question, dans notre première partie, de la position de Gómez-Arcos en tant qu’autotraducteur, et nous avons déjà précisé qu’il ne s’était pas, en réalité, prononcé sur la question ; contrairement par exemple aux auteurs bilingues espagnols, autotraducteurs issus de la tradition littéraire autonomique espagnole contemporaine, qui ne cessent, eux, de se poser la question de la fidélité par opposition à la réécriture de leur œuvre. Il s’agit d’un questionnement récent chez les auteurs et les critiques, et Gómez-Arcos n’y a apparemment pas été confronté ou n’a peut-être pas souhaité approfondir cela : en effet, nous avons lu de nombreux entretiens 747, en français et en espagnol, et la question qui semblait interpeller les journalistes ou les critiques concernait plutôt sa capacité à écrire directement en français ou tout au plus la réception de ses œuvres en Espagne. Il est vrai que les rares fois où la question est abordée, ce sont des journalistes espagnols qui s’en chargent, puisqu’ils se sentent davantage concernés, et généralement, on ne s’attarde pas sur le sujet. Nous ne pouvons donc qu’avancer ce que nous avons essayé de démontrer avec notre recherche, en étudiant et analysant la stratégie de Gómez-Arcos dans deux autotraductions publiées ; à savoir que sa liberté d’auteur le mène à reconsidérer certains passages de ses romans et à les réécrire de manière à les adapter à l’idée qu’il se fait de son public espagnol. Pourtant, si le questionnement sur l’autotraduction en tant que processus n’est pas en quelque sorte théorisé par l’écrivain, cela ne l’empêche pas d’évoquer souvent la langue française. D’abord, il l’évoque dans le but de justifier son écriture dans cette langue : il réexplique souvent que c’est le français qui lui a permis d’atteindre la liberté d’écrire tout simplement. Ensuite, lorsqu’on lui parle avec 746 747 Grutman, Rainier. « L’autotraduction : dilemme social et entre-deux…, page 199, op. cit.. Voir bibliographie. 341 TROISIÈME PARTIE : Pour une poétique de l’autotraduction admiration de sa maîtrise de la langue française, il évoque les difficultés que cela a supposé pour lui d’écrire dans la langue de Molière. Enfin, il parle de sa langue d’adoption par opposition au retour à sa langue natale et donc à la traduction ou réécriture de ses romans en cas de publication. Nous n’avons trouvé, par ailleurs, qu’un seul entretien où il est question du travail de réécriture concernant Un oiseau brûlé vif748, et il en parle comme d’un travail laborieux et difficile. La publication de Marruecos n’a pas suscité ce genre d’interrogations : est-ce dû au fait que le roman ait été publié comme s’il s’agissait d’un original inédit sans mention de la version originale française ? Nous pouvons l’interpréter ainsi ce qui nous conforte par ailleurs dans notre idée de la réécriture qui aurait justifié cette prise de position. Les deux autotraductions de Gómez-Arcos publiées en Espagne, nous l’avons vu, n’ont pas le même statut à nos yeux, et cela est non seulement dû au manque d’information au sujet de Marruecos, mais aussi au fait que la publication espagnole ait passé sous silence l’existence d’une version française, contrairement à Un oiseau brûlé vif, dont la chronologie d’écriture ne prête pas à débat. De plus, quelques temps avant son décès, Gómez-Arcos déclarait dans un entretien accordé à Miguel Ángel Blanco, lors de son dernier séjour dans sa région natale (en février 1997), qu’il travaillait désormais sur des versions bilingues car il trouvait cela bien plus excitant749. Malheureusement, cette remarque, ne nous permet pas de dater précisément sa nouvelle méthode de travail, car il dit : « pero ahora hago versiones bilingües »750, et ne nous ne pouvons donc pas inclure d’autorité le binôme L’Aveuglon – Marruecos parmi ses versions-là même si cela pourrait être le cas, puisqu’il s’agit des années quatre-vingt-dix. Concernant le roman Maria Republica, même s’il semble vraisemblable que les deux versions aient été écrites simultanément, nous n’en avons aucune preuve matérielle en dehors de la date figurant à la fin. Or, si Gómez-Arcos considère que l’imagination créatrice n’est pas présente dans ses autotraductions, puisqu’il s’agit d’un travail de réécriture, il est tout à fait probable que les dates figurant à la fin de ses romans renvoient à la date de création ou de production du roman, indépendamment de la langue d’écriture. 748 Gomez-Arcos, Agustin. « Réponses aux questions de Dominique Montaudon…, page 2, op. cit. Blanco, Miguel Ángel. « Los regresos de…, page 137, op. cit. 750 Ibid. 749 342 TROISIÈME PARTIE : Pour une poétique de l’autotraduction Pour conclure, nous pensons que Gómez-Arcos a employé le terme « recréation » en faisant allusion à la réécriture ou « transposition » telle que Genette définit en réalité la traduction751 : « la forme de transposition la plus voyante, et à coup sûr la plus répandue, consiste à transposer un texte d’une langue à une autre »752. Afin d’appliquer cela à l’autotraduction, il faut toutefois nuancer le propos de Genette, qui explique que : « aucune traduction ne peut être absolument fidèle, et tout acte de traduire touche au sens du texte traduit », car si l’autotraducteur ne touche pas au sens du texte original (sachant qu’il pourrait parfaitement le faire en théorie), la réécriture sera tout de même présente sous différentes formes comme notre étude comparative a pu le montrer. L’autotraduction chez Gómez-Arcos est de toute évidence une réécriture, dont la fidélité reste malgré tout le point de départ, et l’adaptabilité une finalité en soi. Il est pourtant important de rappeler ici, que malgré la stratégie, somme toute, peu originale753 de l’écrivain, le succès ne lui aura malheureusement pas souri dans son pays natal. Sa relation avec son public est également en cause, mais c’est très certainement la stratégie d’édition mise en place en Espagne qui a influencé le manque de retombées de ses textes en Espagne, débouchant ainsi sur l’indifférence qu’ils ont provoquée auprès du public espagnol. La stratégie des éditeurs de ses deux autotraductions a différé : lors de la publication de Un oiseau brûlé vif, le roman a été présenté comme une autotraduction dès le début, mettant également en avant le retour (enfin) d’un auteur qui a subi censure et exil. Pour Marruecos, il n’est mentionné nulle part qu’il s’agit d’une autotraduction et le roman est présenté comme un roman original. Notons également, comme nous l’avons déjà évoqué auparavant754, que la presse ne se fait pas l’écho de la sortie de ce roman en Espagne. Nous ne parlons pas ici d’un plan délibéré de la part des éditeurs, mais plutôt d’un éventuel concours de circonstances ou peut-être d’une censure latente, de l’ordre de l’inconscient, comme Gómez-Arcos semblait le croire. 751 Genette, Gérard. Palimpsestes…, pages 291-299, op. cit. Op. cit., page 293. 753 Nous avons eu l’occasion de lire de nombreuses études sur des autotraducteurs et la plupart d’entre eux adopte une stratégie personnelle liée à leur vécu et surtout à leurs liens avec chacune des langues autotraduites. Ainsi, la plupart d’entre eux adoptent une stratégie d’adaptation à leur public, faisant appel à des références communes afin de répondre aux attentes du public, tout en restant toujours fidèle à leur projet, quel qu’il soit. 754 Voir première partie, chapitre 2, B et première partie, chapitre 2, C. 752 343 TROISIÈME PARTIE : Pour une poétique de l’autotraduction Des stratégies qui ne semblent donc, ni l’une ni l’autre, porter leurs fruits et qui vont maintenir Gómez-Arcos à l’écart, en périphérie du monde littéraire espagnol, à ce jour. Pourtant, l’autotraduction permet réellement aux écrivains bilingues de dépasser les frontières géographiques qui limitent parfois l’accueil de leur création ; et nombreux sont ceux qui atteignent la renommée dans les deux langues. B – Littérature bilingue et autotraduite à succès Si Gómez-Arcos a arrêté d’autotraduire ses romans dans le but de les publier, cela ne l’a certainement pas empêché de continuer à le faire755, probablement comme un travail créatif756. Le manque de reconnaissance de son public natal y est certainement pour beaucoup, car de nombreux autotraducteurs comme lui, continuent à diffuser leur production littéraire grâce à l’autotraduction en ayant trouvé un public dans les deux langues. L’exportation littéraire par l’autotraduction peut mener au succès, même lorsque certains aspects de l’œuvre semblent indiquer que le chemin pourrait être difficile. Différentes solutions sont généralement mises en place afin de trouver une place dans la deuxième culture de l’autotraducteur, permettant à ce dernier de toucher ses deux publics avec chacune de ses langues. 1. Exportation culturelle : le succès des particularismes L’autotraduction comme modèle « d’exportation culturelle » peut représenter tout autant une contrainte, au niveau de la traduction des références culturelles par exemple, qu’un incroyable moteur contribuant au succès de l’écrivain qui s’y consacre. Ainsi, les écrivains espagnols bilingues qui publient leurs œuvres autotraduites dans leur langue autonomique régionale mais aussi en castillan le font 755 756 Voir troisième partie, chapitre 2, I, A, 2. Blanco, Miguel Ángel. « Los regresos de…, page 137, op. cit. 344 TROISIÈME PARTIE : Pour une poétique de l’autotraduction souvent pour des raisons non seulement financières, pour atteindre un public plus large, mais aussi idéologiques, car écrire dans leur langue régionale est une revendication politique et culturelle. Dans le cas des autotraducteurs écrivant dans des langues minoritaires (périphériques) ou rares, qui ne touchent qu’une population restreinte, nous pensons notamment au roumain Cioran ou au tchèque Kundera, dont l’œuvre aurait pu ne pas traverser les frontières s’ils ne s’étaient pas autotraduits – car la structure du monde littéraire est inégale selon les pays ou les cultures –757, c’est la volonté de s’exporter et d’atteindre une reconnaissance internationale qui semble être leur principale motivation. C’est bien souvent aussi la volonté de donner une plus grande visibilité à leur culture qui motive ces auteurs. C’est en ces termes que Pascale Casanova analyse le cas de ces derniers : « Ils tentent, dans la langue de la domination, de produire une littérature symétrique de celle qui émerge en langue nationale, et assimilable, par conséquent, au patrimoine littéraire national »758. Ainsi, pour un écrivain comme Manuel Rivas, dont la reconnaissance régionale, nationale voire internationale est indiscutable, nous ne pouvons que louer son travail de transmission de la culture galicienne. Le bilinguisme de l’auteur de El Lápiz del carpintero, selon Luis Gamallo, est loin d’être une contrainte car : « au contraire, certains particularismes ou certaines images sont précisément exploités afin d’accroître les interférences. Certaines différences entre la culture source et la culture cible constituent de fait l’une des clés de son succès littéraire »759. Pour Cunqueiro, auteur galicien également reconnu dans ses deux langues, la création d’une interlangue760 intermédiaire, entre galicien et espagnol, lui permet de transmettre sa culture d’appartenance : « las soluciones de Cunqueiro obedecen en muchos casos al deseo de creación de una lengua híbrida en la que el castellano interferido e iluminado por el gallego contribuye a la creación de un personal y eficacísimo estilo »761. Pour Semprún, c’est la réflexion sur la (con)fusion entre l’espagnol et le français qui au centre même de L’algarabie, roman polyphonique centré sur le langage, dont le titre lui-même, comme l’explique Molina Romero 757 Casanova, Pascale. La République mondiale des lettres. Éditions du Seuil, Paris, 1999, page 382. Op. cit., page 360. 759 Luis Gamallo, María. « Manuel Rivas…, page 65, op. cit. 760 Concept défini et expliqué, voir première partie, chapitre 1, II, B, 1. 761 R. Vega, Rexina. « Un jardinero en la frontera…, page 50, op. cit. 758 345 TROISIÈME PARTIE : Pour une poétique de l’autotraduction « semble vouloir naturaliser un mot espagnol [qui] n’est qu’un hispanisme, un croisement hybride de deux langues, annonçant que le roman n’est pas écrit seulement en français »762. Ces quelques exemples, loin d’englober la totalité des autotraducteurs, nous permettent simplement d’envisager la littérature autotraduite comme un genre où le succès peut être attribué aux particularismes et à l’hybridation 763 des langues créées par des écrivains bilingues pour affirmer leur écriture 764. Bien entendu, il ne s’agit pas ici de généraliser, mais de pointer cette réalité qui n’est pas une exception dans le monde de l’autotraduction. En effet, de nombreux autotraducteurs cherchent à extraire quelque chose de plus de chacune de leur langue et cela fait partie de leur processus créatif. Hector Bianciotti, éminent membre de l’Académie Française, argentin d’origine, commença par écrire en espagnol avant d’adopter la langue française comme langue d’expression littéraire et journalistique. Il ne s’agit pas à proprement parler d’un autotraducteur, mais son parcours nous en dit long sur le cheminement menant à l’écriture dans une langue seconde, et en cela nous pouvons aisément l’inclure parmi les écrivains d’expression française qui ont lutté contre l’interférence afin d’atteindre une langue plus riche. Comme l’explique la professeure Mónica Zapata au sujet de Bianciotti : constamment l’immigré, l’exilé, l’expatrié voudra faire comme les autres pour se faire accepter, pour qu’on ne puisse rien lui reprocher, pour être un des leurs. Il redoublera donc d’attention face au détail, essayant toujours de trouver le terme le plus riche, la tournure la suggestive. « J’aimerais – dit-il – faire le mieux possible dans n’importe quelle langue, même si j’avais une langue maternelle pure. 765 D’autant que ces auteurs apportent un regard neuf, différent. Toujours dans le cas de Bianciotti : « Les autochtones – dit-il encore – peuvent être très distraits par rapport à leur langue ». Or, lui il a été invité à participer à l’élaboration du Dictionnaire de l’Académie Française, fait qui, d’abord l’a surpris, et qu’il a compris par la suite pour les mêmes raisons : là où les Français, souvent, prennent le sens 762 Molina Romero, Ma Carmen. « Écrivains entre deux langues…, page 559, op. cit. 763 Voir préambule, II, B, 2. 764 Le cas de Gómez-Arcos rejoint, dans une moindre mesure, avec sa « poétique » de l’écriture de l’autotraduction, celui de ces écrivains. 765 Zapata, Mónica. « Hector Bianciotti ou l’intégration réussie » in Les stratégies des écrivains des Amériques pour faire connaître leurs œuvres en France, traduction, bilinguisme, auto-édition (actes du colloque international organisé par le Centre d'études des textes et des traductions), Canseco-Jerez Alejandro (Ed), Université Paul Verlaine - Metz, 2001, page 71. 346 TROISIÈME PARTIE : Pour une poétique de l’autotraduction pour acquis, lui qui vient d’ailleurs, jette un regard « neuf », vierge d’évidences.766 Nous avons également le cas des modernistes, ces écrivains latino-américains du début du XXème siècle fascinés par Paris et qui se sont nourris de culture et de langue française, et dont font partie un grand nombre d’écrivains à succès à commencer par celui qui est considéré comme le père du mouvement moderniste : le Nicaraguayen Rubén Darío. Ce dernier, rapporte Claude Villegas, rêvait d’écrire en français et a même écrit quelques textes poétiques dans cette langue fantasmée 767. Mais ce qu’il est intéressant de noter, c’est l’influence que va avoir la langue française sur l’écriture de ses écrivains : Cette adoption presque exclusive de l’univers français de la part des modernistes ne signifie pas pour autant renoncement, oubli ou rejet de la mère patrie américaine. Elle est au contraire – on le sait – le point de départ d’une rencontre avec leur propre originalité. La ferme volonté de briser le carcan d’une rhétorique espagnole caduque justifiait le gallicisme mental et, au-delà de cette apparente dépendance, un cosmopolitisme exacerbé. Il était une nécessité et une étape transitoire permettant ce saut périlleux, cet enjambement à l’encontre de sa propre langue, afin de retrouver dans un univers mental autre sa spécificité et son essence : penser en français pour écrire en espagnol et gagner par là une authenticité et une individualité proprement américaines.768 Ainsi, que l’écrivain s’autotraduise vers ou depuis sa langue natale, les interférences et les barbarismes deviennent des composantes essentielles de son écriture. La remotivation sémantique, la recherche lexicale et syntaxique, la redistribution des unités sont autant de techniques qui font partie du processus créatif de l’écriture chez les autotraducteurs, et ce grâce à leur bilinguisme, à leur biculturalité, à leur interculturalité. Les particularismes, l’hybridation et la recherche d’une langue toute en subtilité font de l’écriture des autotraducteurs un « genre » qui peut mener au succès et contribuer à exporter une culture ou une littérature parfois classée dans la 766 Op. cit., pages 71-72. Villegas, Jean-Claude. « Du complexe de Paris à une quête sans complexe : quelques remarques sur les stratégies éditoriales des écrivains hispano-américains en France au XXe siècle » in Les stratégies des écrivains des Amériques pour faire connaître leurs œuvres en France, traduction, bilinguisme, auto-édition (actes du colloque international organisé par le Centre d'études des textes et des traductions), Canseco-Jerez Alejandro (Ed), Université Paul Verlaine - Metz, 2001, page 20. 768 Op. cit., pages 21-22. 767 347 TROISIÈME PARTIE : Pour une poétique de l’autotraduction catégorie qu’on qualifie de périphérique selon la théorie du polysystème, tel qu’il est conçu par Even-Zohar769. Ainsi, Hurtado Albir résume cette théorie770 en expliquant que la littérature est perçue comme un système complexe, mais dynamique et hétérogène, dans lequel cohabitent de nombreux sous-sytèmes, eux-mêmes constitués de tendances différentes, regroupant ainsi différents systèmes littéraires à des niveaux variables. Ce polysystème est par ailleurs en lien avec d’autres systèmes où s’imbriquent les structures socioéconomiques et idéologiques de chaque société. La traduction, par conséquent, fait partie de la culture de réception et participe à la formation du polysystème. Ainsi : en el análisis literario interesa no sólo la producción textual, sino también su recepción en un contexto histórico, su posición dentro del sistema literario en cuestión y sus relaciones con otras literaturas.771 Le processus créatif et linguistique est donc en jeu en premier lieu, mais pour accéder à la renommée, la mise en place d’une ou plusieurs stratégies est nécessaire ; que ce soit au niveau du travail même de l’autotraduction, ou plus tard lors du travail d’édition. 2. Stratégies d’autotraduction et d’édition Nous avons longuement évoqué la question de la stratégie de l’autotraduction chez Gómez-Arcos, et la réécriture nous a semblé en être au cœur. Par ailleurs, en dépit du rôle des critiques négatives et du public indifférent, ce sont très certainement les stratégies d’édition espagnoles, et plus globalement le contexte socioculturel de l’époque, qui sont en partie la cause du manque de succès rencontré par l’écrivain andalou772. Ce sont donc les versants de cette stratégie globale qui mènent un écrivain au succès ou au contraire au rejet critique et public. 769 Even-Zohar, Itamar. « La posición de la literatura traducida en el polisistema literario », in Teoría de los Polisistemas, Arco, Madrid, 1999, pages 227-228. 770 Hurtado Albir, Amparo. Traducción y traductología…, pages 562-564, op. cit. 771 Op. cit., page 563. 772 Voir première partie, chapitre 2, I. 348 TROISIÈME PARTIE : Pour une poétique de l’autotraduction Si, comme nous venons de le suggérer l’hybridation des textes des autotraducteurs peut permettre d’accéder à la réussite, il existe néanmoins d’autres stratégies d’autotraductions qui peuvent y mener également. Comme le rappelle Grutman, sur plus de cent écrivains nobélisés, au moins huit d’entre eux ont autotraduit toute ou une partie de leur œuvre773. Nous nous sommes permis de reprendre la liste citée par Grutman dans laquelle figurent bien entendu Beckett, Milosz, Mistral, Pirandello et Broadsky et nous nous sommes aperçue que nous pouvions la compléter par au moins un écrivain supplémentaire : Gao Xingjian, récompensé en 2000, qui a autotraduit une partie de son théâtre du chinois vers le français. Nous sommes cependant tout à fait d’accord avec Grutman lorsqu’il affirme, que certains auteurs récompensés, comme par exemple l’israélien Shmuel Yosef Agnon (Prix Nobel de Littérature en 1966), s’autotraduisaient très probablement, sans que le monde littéraire n’en garde obligatoirement une trace774. Et nous pourrions ajouter à cette liste complémentaire des auteurs bilingues comme Dereck Walcott, Prix Nobel en 1992, qui a écrit en créole et en anglais (et qui par ailleurs était l’ami de Broadsky), Nelly Sachs (qui a partagé le Prix Nobel en 1966 avec Shmuel Yosef Agnon) poétesse et traductrice dont le nom a été donné à un Prix de Traduction qui récompense les meilleures traductions poétiques ou plus récemment, en 2009, Herta Müller, roumaine germanophone qui a commencé par vivre de la traduction dans son pays d’origine, la Roumanie, et dont les premiers romans écrits en allemands ont été censurés lors de leur parution en Roumanie avant la chute du régime communiste et de Ceausescu. Il n’est donc plus à prouver que les écrivains bilingues ont une résonance qui va au-delà du simple succès de librairie. Ces écrivains nobélisés nous prouvent que le processus d’autotraduction, loin de limiter ou d’appauvrir leur œuvre, leur apporte une approche de l’écriture différente. Il faut cependant être réaliste quant à la motivation originale des écrivains bilingues, car comme nous l’avons dit plus haut 775, c’est souvent la présence d’une langue dominante face à une langue plus faible qui va être déterminante. Cette asymétrie des systèmes littéraires crée automatiquement ce que Grutman distingue 773 Grutman, Rainier. « Diglosía y autotraducción “vertical”…, pages 79-80, op. cit. Ibid. 775 Voir troisième partie, chapitre 2, I, B, 1. 774 349 TROISIÈME PARTIE : Pour une poétique de l’autotraduction sous les noms de « infraautotraduction »776 et « supraautotraduction » qui évoquent le sens de la transposition linguistique. Les écrivains n’ont de toute évidence pas à leur disposition, comme l’explique Grutman, des armes linguistiques dont la valeur soit reconnue de la même manière à l’aune de la littérature mondiale 777. Les écrivains autotraducteurs nobélisés, par exemple, à l’exception de Beckett, n’étaient pas forcément natifs de la langue autotraduite et ont dû l’apprendre, suite à une émigration plus ou moins forcée. Dans le cas des diglossies espagnoles, les écrivains sont eux aussi soumis à une situation asymétrique. En effet, afin de toucher un public plus large que celui qu’ils atteignent habituellement en écrivant dans leurs langues autonomiques respectives, ils sont obligés de s’autotraduire en espagnol. Ce cas de figure majoritaire de transposition est appelé, selon la catégorisation de Grutman, une « supraautotraduction ». Nous n’aborderons pas l’ « infraautotraduction » ici, qui concerne la situation inverse, mais il est vrai qu’il est particulièrement intéressant de constater que le retour à la langue natale minoritaire peut être synonyme d’authenticité et de retour aux sources, mais peut parfois être accompagné de déboires variés. Nous pouvons citer le cas de Rachid Boudjedra, par exemple, pour qui le retour à l’arabe, après avoir connu une certaine reconnaissance en France avec ses ouvrages en français, fut largement décrié dans son Algérie natale lorsqu’il y publia ses deux premiers romans en arabe. Cité par Pascale Casanova, il explique : En français, explique-t-il, ça n’a pas fait de vagues. En Algérie, les gens l’ont lu, et quand je l’ai traduit en arabe, ç’a été une levée de boucliers terrible contre moi, parce que justement, j’avais remis en cause le texte sacré, j’avais fait des jeux de mots sur le texte coranique, etc., […] toute la charge subversive passe mieux en arabe […]. J’écrivais en français quand j’étais en France parce que je n’aurais pas eu d’éditeur autrement. […]. Cette langue française m’a rendu énormément de services, j’ai quand même écrit six romans avec et j’ai quand même eu une réputation internationale et j’ai été traduit dans une quinzaine de pays grâce à cette langue. Ensuite je suis passé à l’arabe […].778 Casanova conclut en parlant de la porosité entre les deux langues et en expliquant que finalement « le projet romanesque s’inscrit et se constitue, sans rupture, dans 776 Grutman, Rainier. « Diglosía y autotraducción “vertical”…, page 81, op. cit. Ibid. 778 Casanova, Pascale. La République mondiale des lettres. Éditions du Seuil, Paris, 1999, page 365. 777 350 TROISIÈME PARTIE : Pour une poétique de l’autotraduction cette double appartenance linguistique »779. Double appartenance linguistique qui conduit de toute évidence les principaux concernés à s’autotraduire dans un sens ou dans l’autre, mais qui ne se fait pas sans conséquences : sur fond de polémique quand le texte est jugé irrespectueux ou subversif envers la culture natale, ou sur fond d’exotisation de l’écriture lorsque le texte, hybride, contient certains particularismes. En outre, le monde éditorial auquel l’autotraducteur fait appel, conditionne la portée de son œuvre. Et si l’écrivain choisit une de ses langues pour s’exprimer et atteindre un public plus large, ce sont les maisons d’éditions, souvent spécialisées, qui restent l’intermédiaire fondamental entre l’écrivain et son public. Si la stratégie de ces dernières s’applique à présenter une œuvre autotraduite comme originale, et que le succès vient en suivant, la critique s’attachera peu à prendre en considération la version originale, surtout dans les cas d’une « supraautotraduction ». Si, en revanche, il s’agit d’une « infraautotraduction », et que l’édition met en avant explicitement une autotraduction, le travail de l’autotraducteur sera probablement loué, et son engagement envers la culture minoritaire n’en sera que plus exalté. Et enfin, si les systèmes littéraires sont plus proches l’un de l’autre, plus symétriques, plus parallèles, l’édition louera sans hésiter l’équilibre entre les œuvres dans les deux langues, et parlera d’autotraduction en tant que processus de création bilingue et surtout de son potentiel en tant qu’acte de création. Besoin réel de reconnaissance ou volonté de toucher l’ « autre » public, l’autotraduction, née d’un bilinguisme forcé ou naturel, reste en soi une stratégie de diffusion au sein de la littérature mondiale. Elle est néanmoins au cœur du débat de la traduction en tant que paradoxe et qu’exception. 779 Ibid. 351 TROISIÈME PARTIE : Pour une poétique de l’autotraduction II. Comme une évidence Loin de se restreindre aux aspects linguistiques et stylistiques du pré-texte, l’instance productrice, comme déçue par son truchement traducteur plein de révérence ou de servilité envers ce qui n’est plus qu’un « premier jet », peut se laisser piquer au jeu de l’amplification des ajouts et procéder à des transformations hypertextuelles qui altèrent les macrostructures de son œuvre.780 Le processus de l’autotraduction comporte une duplication et une remise en question de l’acte de création : une « répétition » comme nous l’évoquions précédemment781. Cependant, l’autotraduction est au centre d’un paradoxe sémantique et typologique, qui se double d’un paradoxe conceptuel, lié à la réécriture même des œuvres autotraduites. En dépit de la perspective paradoxale que peut engendrer le processus, celui-ci naît en réalité d’une volonté et d’un besoin d’accéder à un nouveau lecteur tout en réécrivant une œuvre qui peut être envisagée comme une véritable mise en scène. A – Paradoxe de l’autotraduction Loin de se limiter à traduire, les autotraducteurs s’autotraduisent. Cette redondance évidente et tautologique doit nous frapper, car c’est là que réside toute la différence. Le préfixe « auto », c’est-à-dire « qui s’applique à soi-même », nous fait basculer résolument du côté du « soi », de l’auctorial, et donc de l’autorité. Cela nous ramène à la question, définitivement tranchée (car, nous l’avons dit, les autotraductions sont des originaux 782), du statut des œuvres autotraduites : car si nous avons un original défini comme la source, en quelque sorte, de l’œuvre, écrit par un auteur, qui va par la suite, traduire lui-même cet original, le produit de cette autotraduction est à nouveau un original. D’où le « problème typologique majeur »783 dont nous parle Oustinoff et qui pour nous devient paradoxal dès lors que l’analyse comparative, dans notre cas celle des œuvres autotraduites de Gómez-Arcos, est 780 Roux, Martine. « L’écrivain galicien Álvaro Cunqueiro…, page 76, op. cit. Voir troisième partie, chapitre 2, I, A, 1. 782 Voir première partie, chapitre 2, II, A. 783 Oustinoff, Michaël. Bilinguisme d’écriture et auto-traduction…, page 12, op. cit. 781 352 TROISIÈME PARTIE : Pour une poétique de l’autotraduction abordée. Un autre paradoxe vient s’ajouter à ce dernier : celui du décentrement, que nous pouvons également mettre en lien avec la notion controversée de « traduction littérale »784. En effet, le décentrement est intrinsèquement lié à la présence d’interférences dans le texte autotraduit, or c’est aussi pour cela que nous avons évalué l’autotraduction en tant que réécriture : en nous rapprochant de la réécriture tout en nous éloignant d’une certaine doxa par le décentrement, nous créons finalement une situation paradoxale car les œuvres réécrites deviennent parfois décentrées. 1. Le paradoxe de la typologie Le processus d’autotraduction aboutit à la création d’un deuxième « original », fidèle, en théorie, à l’original source. Si nous transposons cela dans le domaine de la traduction littéraire, nous pouvons remarquer que l’œuvre originale une fois créée reste figée dans le temps, alors que sa traduction, qui elle est le fruit du travail d’un traducteur allographe professionnel à un instant T, pourra parfaitement être supplantée par la suite par un autre texte, lui aussi réalisé par un traducteur allographe à un autre instant T. En effet, l’histoire de la littérature regorge d’exemples d’œuvres « classiques » qui ont été traduites, retraduites puis retraduites à satiété : citons, par exemple, dans le domaine hispanique Le Quichotte, cette œuvre monumentale qui dans sa première traduction, celle d’Oudin, ne pouvait être considérée à sa juste valeur car elle n’a pas été comprise par le public de l’époque, et qui a, depuis le XVIIème siècle vu la liste de ses traductions s’allonger singulièrement, la dernière en date remontant à 2008 seulement. Ces nombreuses traductions, interchangeables – car nous pouvons nous référer à n’importe laquelle d’entre elles –, inscrites dans leur époque, nous permettent de comprendre toute la difficulté de la traduction littéraire qui a une portée fondamentale mais souvent limitée dans le temps. En effet, comme elle reste marquée par son époque de production, il est nécessaire de la réactualiser afin de prendre en compte les découvertes qui parfois sont faites sur le texte lui-même, mais surtout l’évolution des publics 784 Voir préambule, I, C. 353 TROISIÈME PARTIE : Pour une poétique de l’autotraduction récepteurs. Cette fixation de l’œuvre originale par opposition à celle de sa traduction devient paradoxale dans le cas de l’autotraduction. L’œuvre originale, construite diégétiquement par l’auteur, se trouve agrémentée d’une deuxième œuvre originale composée également par ce même auteur. Les deux versions sont donc originales, et se trouvent automatiquement fixées temporellement. La question de la typologie ne s’arrête pourtant pas uniquement à ce premier paradoxe. En effet, si nous poursuivons notre comparaison avec la traduction littéraire, nous pouvons aller encore plus loin. Commençons par le cas qui pose le moins de problème : les autotraductions « différées ». Dans ce premier cas, une œuvre originale source existe et est chronologiquement antérieure, et nous permet d’étudier la seconde œuvre depuis un point de vue traductologique simplifié. En effet, l’analyse des œuvres en parallèle nous apporte des éléments de compréhension sur le processus de l’autotraduction. Parfois, si l’étude est approfondie, nous pouvons être instruits sur l’acte de création lorsqu’il s’agit d’une autotraduction décentrée 785 ou (re)créatrice pour reprendre la typologie d’Oustinoff, car il est plus facile d’étudier une autotraduction qui comporte des transformations, souvent révélatrices de la stratégie adoptée par l’auteur. Les transformations peuvent être appréhendées alors depuis une perspective comparatiste, en les analysant selon une « doxa » qui nous permettra de dégager la stratégie de l’auteur. Si l’œuvre autotraduite est décentrée, la présence des interférences nous informera sur l’acte créatif et le processus mental de l’autotraduction qui mène à celui-ci. Et si l’autotraduction est recréatrice, alors nous aurons probablement à étudier des transformations diverses liées aux choix qui composent la démarche adoptée par l’auteur. A contrario, une autotraduction naturalisante ne nous apportera que peu d’informations, puisqu’elle cherche justement à effacer toute trace de l’interférence dans l’œuvre autotraduite. Ainsi, en poursuivant la comparaison avec la traduction littéraire allographe, le travail d’autotraduction, qu’il soit fidèle ou infidèle, s’apparenterait alors à une révision de l’œuvre ou à un premier ou énième jet de traduction (selon que l’autotraduction est effectuée peu de temps ou plus de temps après la production de l’œuvre source) vers une autre langue. 785 Op. cit., pages 29 à 34. 354 TROISIÈME PARTIE : Pour une poétique de l’autotraduction Dans le cas des autotraductions simultanées, la difficulté réside dans l’acte de création lui-même. Ainsi, l’auteur bilingue, alors qu’il est en train de créer et de produire son œuvre, décide de l’écrire simultanément dans ses deux langues d’expression. Deux œuvres verront alors le jour, interdépendantes, car elles auront été travaillées et corrigées simultanément. Les transformations se feront dans les deux sens et enrichiront probablement les œuvres créées, même du point de vue de la diégèse. En effet, la double œuvre ainsi écrite, est « pollinisée » durant toute la durée de la production ce qui affecte inévitablement l’acte créatif en lui-même. Nous pourrons alors, en fonction du type d’autotraduction que l’autotraducteur aura choisi de mettre en place, évaluer la méthode de travail suivie. Mais, les transformations seront plus difficiles à mettre en avant car la « pollinisation » et la simultanéité de la révision effectuée, nous empêcheront de systématiser l’approche stratégique de l’auteur qui aura travaillé dans les deux langues en même temps. Dans ce cas-là, il sera peut-être plus difficile de définir la réécriture en fonction de la langue. En traduction littéraire, ce cas de figure n’existe que lorsque traducteur et auteur sont contemporains et qu’il est important commercialement parfois que l’œuvre soit publiée en même temps que sa traduction (il ne s’agit pas d’un cas isolé : rappelons que Terenci Moix786 travaille de concert avec sa sœur, Ana Maria Moix, auteure et traductrice, qui traduit en même temps qu’il écrit ses textes, et qui par ailleurs a traduit l’autotraducteur Beckett vers l’espagnol). Pour clore notre réflexion sur la typologie de l’autotraduction qui nous semble bien paradoxale, ajoutons que le fait même que le substantif « autotraduction » désigne tout autant le processus que le fruit de celui-ci, ne fait que rendre le concept davantage paradoxal. Mais notre vision du problème typologique se trouve renforcée par notre conviction qu’il existe également une contradiction tout aussi évidente dans le décentrement et la réécriture des œuvres autotraduites. 786 Voir préambule, II, A, 2. 355 TROISIÈME PARTIE : Pour une poétique de l’autotraduction 2. Le paradoxe de l’œuvre décentrée et recréée Selon la définition du décentrement d’Oustinoff, telle que nous l’avons citée787, l’œuvre autotraduite en s’écartant des normes d’une doxa traduisante 788, est une œuvre qui subit une démarche opposée à celle de l’autotraduction naturalisante. Ainsi, là où une autotraduction naturalisante cherchera à effacer toute trace d’interférence en adaptant son texte à la langue d’arrivée et en appliquant les normes stylistiques de celle-ci, l’autotraduction décentrée acceptera les interférences et « l’étranger » dans le texte d’arrivée. Et c’est justement pour ce dernier motif que nous y voyons un paradoxe. En effet, l’autotraduction décentrée est plutôt mal considérée : il s’agit d’une modalité qui « n’est pas nouvelle, même si aujourd’hui elle n’est plus, semble-t-il, acceptée »789, car il s’agit de ce que nous appelons communément « traduction littérale », et de plus, elle accepte les interférences dans le corps du texte. Or si l’autotraducteur peut prendre toutes les libertés lorsqu’il a décidé de recréer son œuvre, alors rien ne l’empêchera de laisser transparaître volontairement toutes les interférences ou les « corps étrangers » qu’il voudra. Il pourra donc faire le choix, conscient ou non, d’effectuer une autotraduction (re)créatrice mais aussi décentrée à certains endroits. Nous pourrions même dire, sans chercher à aller à l’encontre de la typologie d’Oustinoff, que l’autotraduction (re)créatrice englobe à la fois le décentrement, la naturalisation et la réécriture. Il est évident, une fois de plus, qu’une stratégie ne peut être unique, même si le même auteur en est à l’origine, car elle peut compter de nombreux versants et surtout, l’autotraducteur cherchant à respecter son public en lui transmettant la même œuvre dans les deux langues, restera en tout point fidèle à son vouloir-dire, indépendamment des interférences ou de toute visée naturalisante. Ainsi, paradoxalement, une autotraduction décentrée peut être également (re)créatrice et inversement. C’est pour cela qu’il nous a semblé important de rappeler que, toute typologie n’étant pas définitive puisque les catégories ne sont pas figées, des paradoxes peuvent naître, la porosité et la perméabilité aidant. La stratégie adoptée par un autotraducteur peut donc prendre différentes formes, 787 Voir préambule, I, C. Oustinoff, Michaël. Bilinguisme d’écriture et auto-traduction…, page 29, op. cit. 789 Op. cit., page 32. 788 356 TROISIÈME PARTIE : Pour une poétique de l’autotraduction l’essence même du travail d’autotraduction lui conférant une liberté sans limites. Ainsi, il pourra choisir de naturaliser certains passages notamment lorsqu’il s’agira de traduire des éléments culturels qui lui sembleront moins importants (comme lorsque Gómez-Arcos choisit de transformer « jabón de lagarto » en « savon de Marseille » ou « pain au chocolat » en « suizo con chocolate ») ou de décentrer lorsque l’élément lui semblera trop culturellement marqué pour le naturaliser allant même parfois jusqu’à recréer en l’explicitant, comme dans l’exemple 790 du « Cara al sol » qu’il explicite en « hymne de la Phalange » ou un « beau salut fasciste ». L’autotraducteur a les pleins pouvoirs, certes, mais, il affrontera tout de même paradoxalement, les mêmes difficultés et problèmes de traduction qu’un traducteur allographe, même si sa stratégie ne sera pas aussi uniforme que celle de ce dernier. Un texte autotraduit est « une version ne varietur de l’œuvre »791, il restera donc tout aussi figé que l’œuvre originale dont il découle (s’il en existe une chronologiquement), c’est-à-dire que la production créée l’est dans les deux langues. Et du résultat obtenu, dans chacune des langues, dépendront le succès et la reconnaissance de l’auteur auprès des publics concernés : d’où l’importance inouïe de la stratégie adoptée par celui-ci. Dans le cas des traductions allographes, si l’œuvre n’atteint pas le succès escompté (en fonction de la notoriété de l’écrivain et de son œuvre), il est possible d’attribuer l’échec de cette dernière à la « mauvaise » traduction effectuée, et il sera alors facile de faire retraduire l’œuvre par un autre traducteur. La démarche peut alors permettre de réparer l’erreur. Mais dans le cas des autotraductions, cette alternative n’existe pas : l’auctorialité des œuvres est indissociable de la fixation temporelle et définitive de celles-ci. Et c’est en cela même que l’autotraduction est paradoxale : s’agit-il d’une démarche empreinte de liberté(s) ou d’entrave(s) ? Et surtout, de quel sentiment naît-elle ? Est-ce une volonté ou un besoin ? 790 791 Voir deuxième partie, chapitre 2, I, C, 2. Oustinoff, Michaël. Bilinguisme d’écriture et auto-traduction…, page 31, op. cit. 357 TROISIÈME PARTIE : Pour une poétique de l’autotraduction B – Volonté et besoin Une œuvre recréée ou réécrite naît de la capacité d’un auteur à s’autotraduire. Le bilinguisme n’étant pas une condition sine qua non de l’autotraduction, il est évident que ce sont la volonté et le besoin d’effectuer ce processus qui conditionnent plutôt la décision de l’écrivain bilingue. L’histoire de la littérature en témoigne : il existe autant d’écrivains bilingues qui ont refusé de s’autotraduire que d’écrivains non bilingues qui ont choisi de travailler pour parvenir à s’autotraduire de peur qu’en confiant leur texte à un traducteur, celui-ci ne sache ni les traduire ni transmettre assez précisément leur vouloir-dire. Néanmoins, une fois la décision prise et le résultat entre les mains du lecteur, il est légitime de se poser la question : pourquoi avoir fait ce choix ? Et c’est à la lumière du cas de Gómez-Arcos que nous allons essayer de répondre à cette interrogation fondamentale. 1. La (ré)écriture comme (re)conquête L’autotraduction est le moyen privilégié d’atteindre soi-même des publics linguistiquement et culturellement différents, voire opposés dans leurs attentes dans certains cas. Les écrivains qui pensent se sentir capables de le faire, ne le font pas contraints et forcés. En effet, rien ne les empêcherait de faire traduire leur œuvre de façon allographe puis d’en réviser, revoir et corriger le résultat. Il nous semble clair que l’autotraduction est réellement un acte de volonté et une déclaration d’intentions de la part des écrivains qui font ce choix. La première étape biographique chez Gómez-Arcos nous montre un écrivain, dramaturge, qui a réussi à conquérir, en Espagne, une certaine critique et un certain public. Ses pièces, montées et présentées au public madrilène des années soixante, lui valent la reconnaissance : on lui décerne à deux reprises le Prix « Lope de Vega » en 1962 (annulé par la suite) et en 1966. Il est également finaliste du « Premio Calderón de la Barca » en 1962 et du « Premio Primer Festival Nacional de Teatro Nuevo » en 1960. Son exil volontaire, suite à la censure subie et au manque d’avenir littéraire qu’il augurait dans son pays natal, le mène en France. Passées ses premières années d’apprentissage de la langue, le succès arrive enfin grâce à la 358 TROISIÈME PARTIE : Pour une poétique de l’autotraduction proposition que lui fait un éditeur d’écrire un roman en français. Il faut tout de même préciser que cette proposition lui arrive à travers le théâtre et l’Espagne : en effet, alors qu’il travaillait dans un café-théâtre parisien, Miguel Arocena, le directeur espagnol de celui-ci, lui propose d’écrire des textes de théâtre afin de l’aider à exister en tant que créateur en France792. Il en écrit deux793 en espagnol, les fait traduire par Rachel Salik, les monte et les présente au public 794. C’est lors de l’une de ces représentations qu’un éditeur, présent dans le public, lui propose d’écrire un roman en français directement. La possibilité d’avoir un public plus important s’impose à lui à ce moment-là, car il est clairement conscient qu’il va enfin pouvoir s’exprimer librement. Son premier roman, L’agneau carnivore (Stock), publié en 1975, obtient le Prix Hermès la même année et permet à Gómez-Arcos de s’exporter dans de nombreux pays. Il renoue ainsi avec le succès auprès du public et auprès de la critique. Les trois romans qui suivront, Maria Republica795, Ana non et Scène de chasse furtive feront partie de la liste du Goncourt en 1983, 1977, 1978 respectivement. La plupart de ses romans obtiennent des prix ou sont sélectionnés pour le Goncourt, même Bestiaire (Le Pré aux Clercs, 1986) fera partie de la liste pour le Goncourt 1986 alors qu’il s’agit d’une critique envers la société française. La notoriété est donc enfin là, et il peut vivre de sa plume, sans se soucier de la censure qui était son principal problème en Espagne. Il s’agit cependant d’un tournant littéraire dans sa vie puisqu’il accepte d’écrire des romans alors qu’il était plutôt attiré par le théâtre au début de sa carrière. Comme nous l’avons constaté 796 dans notre deuxième partie, le théâtre reste malgré tout présent à travers ses dialogues et surtout à travers ses personnages. Dans tous les cas, comme il l’explique luimême797 : « Hay siempre un público para un escritor »798, car quel que soit le genre de l’écriture, dès lors qu’un roman est publié, il sera lu. 792 Feldman, Sharon. Alegorías de la disidencia…, page 179, op. cit. Et si on aboyait ? (Paris, 1968) et Pré-papa (Paris, 1968). 794 Voir première partie, chapitre 1, II, A, 1. 795 Gómez-Arcos écrit Maria Republica en 1975, mais le roman n’est publié qu’en 1983, année où il est sélectionné pour le Goncourt. 796 Deuxième partie, chapitre 2, II, A, 1 et deuxième partie, chapitre 3, II, A. 797 Le contexte de cette déclaration est particulier, car Gómez-Arcos parlait des éditeurs étatsuniens qui avaient refusé de publier ses autres romans malgré le succès de L’agneau carnivore. Voir première partie, chapitre 1, II, B, 2. 798 Feldman, Sharon. Alegorías de la disidencia…, page 184, op. cit. 793 359 TROISIÈME PARTIE : Pour une poétique de l’autotraduction Cette assertion, valable pour les publics étrangers, il essaiera de l’appliquer à son public naturel, le public espagnol, avec l’autotraduction et la publication de Un pájaro quemado vivo en 1986. Ce roman, finaliste du Prix Goncourt en 1984, était sa porte d’entrée dans le panorama littéraire espagnol après des années d’absence. Le choix d’autotraduire ce roman799, nous porte à croire que Gómez-Arcos cherchait à renouer avec son public mais à travers le travail de mémoire. Une mémoire qui ne va malheureusement pas plaire : « En España, rechazan mi memoria »800, dit-il, et plus loin, il explique : la gente como yo, tenemos una memoria de una determinada época, la reproducimos constantemente, y no somos bienvenidos. No quieren saber nada de nosotros. Prefieren a los escritores más jóvenes que no han vivido aquello, que no hablan de aquello. Es un fenómeno de ocultación de la historia, de ocultación de la memoria.801 Ce douloureux processus ne fait que le convaincre qu’il ne s’agit que d’une volonté politico-éditoriale voire commerciale. Nous avons cependant trouvé quelques maigres données quant à l’accueil du public ; comme nous l’avons expliqué802, en avril 1989, la maison d’édition espagnole Debate, renonce à poursuivre la diffusion du roman autotraduit et annonce que la destruction du stock restant sera effectuée suite à l’échec commercial de l’année précédente. Ainsi, même si nous n’avons pas les chiffres précis de tirages, le fait qu’il n’y ait eu que des retours en 1988, alors que le roman a été publié en octobre 1986, nous laisse penser que l’année 1987 n’a pas vraiment débouché sur un succès de librairie. À travers notre étude comparative803, nous avions constaté que l’auteur avait clairement réécrit son roman en espagnol, ajoutant à divers endroits des éléments que nous voyons comme la marque d’une volonté de s’adapter à son public espagnol en faisant appel à une mémoire commune qu’il ne partage pas avec son public français. Ainsi, cette première réécriture, qui malgré tout, nous semble bien moins éloignée de la version française de Un oiseau brûlé vif que Marruecos ou María República ne le sont respectivement de L’Aveuglon et Maria Republica, n’a pas réellement trouvé son public. Ce qui transparaît est sans conteste un manque de publicité, ou une publicité négative, qui 799 Voir première partie, chapitre 2, I, A. Feldman, Sharon. Alegorías de la disidencia…, page 184, op. cit. 801 Op., cit., pages 184-185. 802 Voir première partie, chapitre 2, I, D. 803 Voir deuxième partie, Chapitre II. 800 360 TROISIÈME PARTIE : Pour une poétique de l’autotraduction n’a fait que desservir l’auteur puisqu’on l’a simplement présenté comme un écrivain maudit, enfin de retour en Espagne. Cette première autotraduction aurait dû avoir comme effet, bien entendu, d’élargir son lectorat et de lui permettre enfin de toucher son public naturel, tout en l’aidant à aborder enfin un aspect de l’histoire d’Espagne peu traité par les écrivains restés en Espagne, de sa génération ou non. Mais, il semblerait que l’Espagne n’était pas encore prête 804, et les romans de Gómez-Arcos étaient a priori, tel que cela avait été dit au sujet d’Ana non, néfastes pour la réconciliation des Espagnols805. Pourtant, en dépit de l’échec de cette tentative de (re)conquête du public espagnol, l’auteur essaiera quelques années plus tard, en adoptant une autre technique, de renouer encore avec ce public apparemment si rétif. Pour ce faire, il offre une œuvre qui ne parle pas, du moins en apparence, du régime franquiste ni de l’Espagne. Le titre, qui, a notre sens est peu accrocheur pour le public espagnol, car, comme nous l’avons déjà dit806, le Maroc est loin d’être un pays qui fait rêver en Espagne, permet à l’auteur de le proposer à son public comme œuvre originale, cherchant peut-être ainsi à montrer qu’il peut également offrir une œuvre écrite uniquement en espagnol. Peut-être pensait-il que son public lui en voulait d’être un écrivain espagnol d’expression française comme tant d’autres, qui avait rejeté sa langue natale en adoptant une langue étrangère et surtout lui reprochait d’avoir continué à écrire dans cette langue alors que le retour de la démocratie aurait dû impliquer un retour à sa langue originelle par la même occasion. Il aborde alors le processus d’autotraduction sous une perspective légèrement différente et comme nous l’avons vu, il présente un texte original, plutôt éloigné de la version française (inexistante aux yeux du public espagnol ou alors postérieure807), avec des modifications intéressantes et qui, cette fois-ci, peuvent être interprétées d’une autre façon. En effet, le but poursuivi avec cette deuxième autotraduction est de (re)conquérir vraiment son lectorat espagnol, et il semble prêt à de nombreuses concessions, d’autant qu’il parle d’un pays étranger. Il se permet tout de même 804 Nous évoquons plus en détail la question de la réception et de l’ « horizon d’attente » du public en Espagne dans notre première partie. Voir première partie, chapitre 2, I, C, 1 et première partie, chapitre 2, I, D. 805 Feldman, Sharon. Alegorías de la disidencia…, page 185, op. cit. ; García, Ángeles. « El último creador..., op. cit. 806 Voir deuxième partie, chapitre 1, II, A, 1, b. 807 Le rabat de la couverture de Marruecos indique « AGUSTÍN GÓMEZ-ARCOS demuestra con esta novela, escrita originariamente en español, que sabe moverse en ambas con idéntica soltura. » 361 TROISIÈME PARTIE : Pour une poétique de l’autotraduction d’ajouter en espagnol quelques réflexions liées à la critique envers les régimes oppresseurs, quelques détails descriptifs plus évocateurs, mais cela reste malgré tout plus consensuel. Nous pensons qu’il y a là matière à réflexion : se serait-il autocensuré dans le choix du roman autotraduit ? L’a-t-il écrit en pensant dès le début à son autotraduction ? Il s’agit sans aucun doute d’un choix délibéré, nous ne saurions y voir autre chose. L’intérêt pour le Maroc, que nous pensions anodin, étant donnée la passion de Gómez-Arcos pour les voyages et surtout pour écrire ses romans dans des univers éloignés du sien, est un choix tout aussi intéressant. En effet, nous trouvons la réponse à ce choix dans la thèse de doctorat d’Alacid, qui a cité et travaillé sur l’une des deux œuvres inédites du romancier et qui nous explique que le roman Prédateurs d’enfance se déroule à nouveau au Maroc et comporte une critique extrêmement violente envers ce pays : foyers pour mineurs où les viols sont monnaie courante, maisons où les employés sont maltraités et violés, prisonniers politiques dont les conditions de détention sont inhumaines 808… Peut-être pouvons-nous envisager donc L’Aveuglon et Marruecos comme une première approche un peu plus clémente en apparence envers le régime monarchique et la société marocaine. Ainsi, la production créative du roman est motivée avant tout par le fait de proposer une lecture moins historique et moins axée sur la récupération de la mémoire espagnole, et de renouer sur une base différente avec ses compatriotes. Malheureusement, cette deuxième tentative avorte elle aussi, et il semblerait qu’il n’ait pas osé s’y réessayer, car entre 1991 et 1998, année de son décès, il s’écoule sept années durant lesquelles il publie trois romans en français et en écrit deux autres en français restés inédits (que la maison d’édition Cabaret Voltaire détient, et aurait l’intention de publier après leur traduction809). Gómez-Arcos a donc essayé à deux reprises de se rapprocher du public espagnol, avec deux romans complètement différents, en ayant une approche également différente mais en vain, et sans que cela ne lui donne envie de retenter sa chance une troisième fois. Pourtant, il a écrit de nombreux textes en espagnol inédits, et il en existe aussi d’autres, autotraduits eux, mais restés au stade de l’autotraduction mentale et non publiés. Nous pouvons donc affirmer, sans crainte, qu’il a été découragé par le 808 809 Alacid García, Jesús. La narrativa francófona de Agustín Gómez-Arcos…, pages 45 et 46, op. cit. Op. cit., page 312. 362 TROISIÈME PARTIE : Pour une poétique de l’autotraduction manque de succès, et que cela n’a fait que le conforter dans son idée que seule une langue comme le français pouvait lui permettre d’exprimer ce qui ne pouvait l’être dans sa langue maternelle810. Il faut par ailleurs envisager que l’autotraduction, en plus d’élargir le panel de lecteurs d’un écrivain, et au-delà de la raison purement commerciale de la volonté de s’exporter, peut répondre à un besoin intrinsèque de retour marqué, en fonction des cas, vers l’autre culture ou vers une partie de la culture de l’autotraducteur. Comme un retour sur l’identité même de l’écrivain tel qu’il s’est construit culturellement. Mais pour mieux appréhender ce retour, il est parfois nécessaire de mettre en scène le processus même de recréation qui l’a facilité. 2. La réécriture comme mise en scène du processus S’il est vrai que les autotraducteurs opèrent depuis la langue périphérique (souvent natale) vers la langue qui leur apportera un lectorat plus vaste, comme nous avons pu le voir notamment avec la diglossie à l’espagnole 811, le cas de GómezArcos, même s’il n’est pas unique, reste particulier. D’abord, parce qu’aucune de ses deux langues de travail ne peut être considérée comme périphérique, et ensuite parce que c’est à travers la langue française qu’il atteint la renommée et que c’est à partir de celle-ci qu’il effectue son retour vers sa langue maternelle. Nous avons également pu apprécier que la plupart des écrivains envisagent l’acte de création dans leur langue maternelle d’abord puis s’autotraduisent vers l’autre langue. Mais il est évident que tout dépend du type de bilinguisme et de biculturalité qui les concernent : la typologie sur laquelle nous avons choisi de nous baser 812, nous permet de nuancer notre propos et de nous apercevoir que dans les cas de diglossie ou de polyglossie, les écrivains vont plutôt effectuer des « supraautotraductions » et que les cas d’« infraautotraductions » sont plus rares. Dans le cas des écrivains devenus bilingues pour des raisons d’émigration, les autotraducteurs vont souvent 810 Gómez-Arcos, Agustín. « Censura, exilio y bilingüismo…, page 162, op. cit. Voir préambule, II, A et troisième partie, chapitre 2, I, B, 2. 812 Voir préambule, II, D. 811 363 TROISIÈME PARTIE : Pour une poétique de l’autotraduction agir en fonction de leur relation avec leur pays d’origine, ce qui implique de toute évidence, que dans les cas d’émigration politique, l’adoption de la langue du pays d’accueil devient un acte politique et idéologique. Et ce n’est que plus tard, si l’écrivain décide de le faire, que le retour à la langue maternelle peut intervenir comme une réconciliation. Ce n’est pas toujours le cas, et l’exemple de GómezArcos en est la preuve. Identitairement parlant, l’écrivain, nous l’avons vu813, assume entièrement son devoir de mémoire et de témoignage par rapport à l’Espagne, et s’il écrit, c’est en grande partie car on lui avait interdit de parler et qu’on l’avait rendu muet 814. Le choix de s’autotraduire s’inscrit ainsi dans une perspective de révélation : il va enfin pouvoir dire ce qu’il n’avait pu dire auparavant, et le dire « doublement » et de deux façons différentes. Nous n’irons pas jusqu’à dire qu’il s’agit d’un règlement de comptes, mais il est certain que le fait d’avoir attendu d’obtenir l’accord d’une maison d’édition espagnole alors qu’il avait reçu des propositions provenant d’Amérique Latine 815 peut nous laisser penser qu’on n’en était finalement pas très éloigné. Nous y voyons plutôt une façon de revenir vers son pays natal, en toute légitimité, et en assumant le passage par une langue autre, avant d’atteindre enfin le but poursuivi : celui d’exister en tant qu’écrivain « béni »816 en Espagne, et en espagnol. D’autant que nous avons là une autotraduction qui suit un mouvement de réécriture, où l’adaptation à son public, qui partage avec lui une identité et un passé communs, lui permet de le faire participer presque activement à la trame. En effet, nous pouvons le constater dans l’essence même de l’écriture romanesque de Gómez-Arcos, car non seulement son personnage est au centre de l’œuvre, mais en plus la présence de dialogues ou même parfois de longs monologues, nous renvoient sans cesse à une certaine forme de théâtralité. Comme il le précise lui-même en répondant à la question de Sharon Feldman sur son sens du spectaculaire et de la théâtralité : « Yo creo que en todas mis novelas hay el sentido del espectáculo. El hecho de haber hecho y escrito teatro durante mucho tiempo ha sido para mí una aportación para la novela. »817; et c’est 813 Troisième partie, chapitre 1, II, A. « Mi convicción profunda es que, por la razones arriba indicadas, continuaría mudo, enmudecido, si no fuese bilingüe ». Gómez-Arcos, Agustín. « Censura, exilio y bilingüismo…, page 162, op. cit. 815 Première partie, chapitre 2, I, C, 1. 816 Marra, Nelson. « Un pájaro quemado vivo…, op. cit. 817 Feldman, Sharon. Alegorías de la disidencia…, page 187, op. cit. 814 364 TROISIÈME PARTIE : Pour une poétique de l’autotraduction aussi grâce au théâtre qu’il a appris à composer ses personnages, et qu’il est capable de les faire dialoguer aussi facilement. De plus, pour lui, le lecteur du roman se confond systématiquement avec le public du théâtre, car dit-il : cuando escribo novelas, no hago una distinción entre el público de teatro y el lector de novela. Para mí es el mismo interlocutor, y entonces, lo que me gusta es valerme de las dos posibilidades en la novela específicamente… para que el lector entre como en un espectáculo. […] Para que participe, exactamente.818 Il met ainsi en scène ses personnages, et il est vrai que le lecteur est invité à participer : les personnages s’adressent au lecteur comme s’il était le spectateur d’une pièce de théâtre. Et parfois le narrateur, confondu avec l’auteur lui-même interpelle le lecteur, comme dans cette phrase, mise entre parenthèses dans Un oiseau brûlé vif, au sujet de l’ambition de Paula Martin et qui n’est pas traduite dans la version espagnole : « C’est de ces petits riens que naissent les grands booms et les grosses fortunes. (Consultez, s.v.p., les journaux financiers, l’auteur a d’autres chats à fouetter) ». De plus, lorsque Sharon Feldman lui dit qu’il s’agit d’un recours métalittéraire, que ses textes méditent sur le processus même de la création littéraire, utilisé par Cervantès, il lui répond : Sí, indudablemente. Yo creo que Valle-Inclán lo ha hecho mucho, los rusos sabían hacerlo mucho. Yo creo que lo hago en todos mis libros. En María República es una cosa muy clara. […] En todas, en Un pájaro quemado vivo, en Bestiaire, hay esa manera que tienen los trillizos de componerse personajes. […] L’homme à genoux es un hombre que se expone también. Es un hombre que está llevando a cabo un espectáculo atroz, pues se pone de rodillas delante de la gente. Pero, para llegar a eso, ha habido la Señora Ramona que le ha compuesto un personaje, que le ha dicho cómo tiene que actuar, y encuentra toda una serie de personajes que le dicen cómo hay que hacerlo: la viejecita que le dice, “Mira, no, no hay que mostrarse así, hay que mostrarse de otra manera. Yo voy a enseñarle cómo se hacen las cosas.”. Hay en todos mis libros un sentido total de espectáculo.819 Dans le cas de la réécriture autotraductrice, cela acquiert une signification additionnelle car comme Gómez-Arcos s’adresse à son public naturel, cette volonté de le faire participer au roman devient presque une demande de prendre part au processus même de l’autotraduction, qui devient une vraie mise en scène du processus d’écriture traduisante. Toutes les transformations de réécriture qu’il met en 818 819 Op. cit., page 188. Ibid. 365 TROISIÈME PARTIE : Pour une poétique de l’autotraduction place dans les versions espagnoles sont autant d’invitations à le rejoindre dans son travail de mémoire, telle une reconstruction collective. Il réécrit ses romans non seulement pour toucher ses lecteurs espagnols mais aussi parce qu’il a assumé le choix de s’autotraduire comme étant une nécessité dans son désir personnel de réconciliation. Gómez-Arcos est revenu à sa langue natale en s’impliquant davantage – si tant est que cela soit possible – idéologiquement mais aussi au niveau créatif. En effet, la part d’idéologie dans ses romans est développée par le langage dans les versions espagnoles, la part de narration est supérieure à la part des dialogues en espagnol, afin d’asseoir plus précisément le mutisme et le silence auquel ont été réduits ses personnages par les régimes qui les ont opprimés, et enfin c’est à travers une part d’autocensure qu’il essaie de se réconcilier pour la dernière fois avec son lectorat d’origine. Le retour identitaire qu’il a opéré en s’autotraduisant, et surtout en réécrivant ses œuvres en espagnol, marque un tournant important dans sa vie, agissant presque comme une thérapie car cela l’a également encouragé à aller vers un autre genre de critique moins exclusive, moins tournée vers l’Espagne. Ainsi, l’échec en 1986 de l’autotraduction Un pájaro quemado vivo, le mène à l’écriture quasi concomitante de Bestiaire qui est une satire de la société française qu’il trouve de plus en plus raciste, et de L’Aveuglon, en 1990, qui parle du Maroc. Puis Mère Justice se déroule une fois de plus en France, La femme d’emprunt nous fait suivre son/sa protagoniste à travers l’Europe en partant d’Espagne, et enfin son dernier roman, L’ange de chair, prend place à Athènes. Comme le met en avant Jesús Alacid dans sa thèse, à partir du début des années quatre-vingt-dix, Gómez-Arcos passe de plus en plus de temps à Madrid, les séjours se font plus longs, et il est déconnecté peu à peu du monde littéraire français, ce qui lui permet de prendre plus de recul et de distance par rapport à son pays d’accueil. Et la raison fondamentale de ses séjours en Espagne est en tout point en lien avec cette réconciliation dont nous parlions plus haut : Las estancias de Gómez-Arcos en Madrid se hacen más largas a partir de 1992 a 1995, cuando Arcos estrena en la capital española tres de sus obras de teatro dirigidas por Carme Portaceli con colaboración institucional: Interview de Mrs. Muerta Smith por sus fantasmas (1992), Los gatos (1994) y Queridos míos, es preciso contaros ciertas cosas (1994-95). Como ya se ha visto en la introducción de este trabajo, la vuelta a las tablas españolas supuso una suerte de reencuentro del autor de Enix con su público de origen. Las obras representadas llegan a las tablas españolas con más de veinte años de retraso: están escritas en los años 60 y 70.Estas estadías del 366 TROISIÈME PARTIE : Pour une poétique de l’autotraduction autor en España parecen desconectarle del mundo cultural francés, como si de un nuevo exilio se tratase.820 Peut-être n’a-t-il ni retrouvé son public ni trouvé son lectorat, mais en réalité, il a sans aucun doute, grâce à l’autotraduction, gagné un début de réconciliation, qui sans le mener au succès, lui aura au moins permis de ressentir qu’il existait à nouveau en Espagne… 820 Alacid García, Jesús. La narrativa francófona…, pages 231 et 232, op. cit. 367 TROISIÈME PARTIE : Pour une poétique de l’autotraduction CONCLUSION DE LA PARTIE Les contraintes qui s’appliquent à la traduction ne peuvent être valables dans le domaine de l’autotraduction, car l’autotraducteur est libre d’effectuer tous les « écarts » qu’il désire : « sa latitude englobe donc celle du traducteur et la dépasse »821. Mais le processus autotraducteur s’inscrit tout de même dans une perspective d’analyse littéraire et traductologique. Les outils nécessaires à la compréhension du processus sont donc les mêmes : fidélité, équivalence, intertextualité, références culturelles, interférences… Cette dernière notion est justement celle qu’Oustinoff conçoit comme « une ligne de partage déterminante »822, « un obstacle »823 que l’écrivain bilingue transgresse car « il est libre d’intégrer ou non l’empreinte d’une langue étrangère à sa langue d’écriture »824. L’autotraducteur écrit ainsi dans une langue, située dans un « entredeux » qu’il adapte à son public, tout en lui transmettant son message, souvent à portée biculturelle. Ainsi, Gómez-Arcos écrit tout d’abord pour son public français des romans interculturels, imprégnés de son Espagne natale. Puis il réécrit ses œuvres dans le but de les proposer à son public naturel et de mettre en œuvre un devoir de mémoire. Sa position d’autotraducteur, il l’a vécue à la fois comme une volonté et un besoin de reconquérir un public que la censure lui avait arraché et qu’il avait à peine eu le temps de connaître. Le succès escompté s’est pourtant fait attendre, et même si la littérature internationale bilingue compte de nombreux exemples d’autotraducteurs célèbres, le cas de Gómez-Arcos reste à part, différent. Pourtant, à travers notre étude comparative, il nous apparaît que GómezArcos est bien un autotraducteur presque « classique » : les transformations liées à la réécriture sont bien présentes, les interférences poétiques parcourent ses œuvres et ses romans autotraduits ont valeur d’ « originaux » dans les deux langues. Comme une évidence donc… 821 Oustinoff, Michaël. Bilinguisme d’écriture et auto-traduction…, page 24, op. cit. Ibid. 823 Op. cit., page 25. 824 Ibid. 822 368 TROISIÈME PARTIE : Pour une poétique de l’autotraduction 369 CONCLUSION GÉNÉRALE 370 El bilingüismo podría ser la metáfora de esa necesidad de libre expresión inherente al acto de la escritura. La adquisición de otra lengua añade un material suplementario al que ya se poseía, lo enriquece y lo distancia, lo desnuda de localismo, de folklore, lo transforma en materia de comunicación por encima de las barreras lingüísticas, lo universaliza.825 Agustín Gómez-Arcos parlait du bilinguisme comme du seul moyen d’atteindre la liberté d’expression, car il n’existe pas pire prison que celle du monolinguisme. Le point de départ de notre recherche était justement le constat simple que l’autotraduction avait, depuis une dizaine d’années, enfin commencé à susciter l’intérêt des traductologues et des linguistes au sein d’une perspective pluridisciplinaire, alors qu’auparavant, seuls les sociologues et les neurolinguistes semblaient s’y intéresser. Nous avons, pour cela, cherché à inscrire notre recherche dans le champ traductologique, en gardant une approche littéraire et linguistique. Notre problématique se voulait volontairement ouverte : quel apprentissage pouvons-nous extraire du processus de l’autotraduction ? La réponse est donc nécessairement multiple et apporte des éléments touchant à plusieurs domaines. Si nous reprenons les paramètres mis en place par le laboratoire de recherche AUTOTRAD826, nous avons une structure de réflexion qui mène aux conclusions. En premier lieu, il fallait établir la distance entre les langues et les cultures impliquées par l’acte d’autotraduction. Dans notre cas, l’écrivain Gómez-Arcos, autotraducteur du français vers l’espagnol, travaille depuis sa langue d’adoption ou d’accueil qui lui a donc offert la possibilité de s’exprimer librement, vers sa langue maternelle. La distance entre les deux langues et les deux cultures n’est pas insurmontable : la géographie aidant et la réception dans le pays d’accueil nous montrent que le processus d’autotraduction, qu’il soit in mente827 ou non, est grandement facilité par le fait qu’il s’agisse de langues et cultures européennes latines. C’est là que réside l’importance de notre étude de cas, qui nous a permis, à travers un corpus de trois œuvres autotraduites, possédant toutes trois des spécificités qui les rendent particulièrement intéressantes à étudier, d’analyser comment s’effectue le contact entre les langues. L’autotraducteur a recours à de 825 Gómez-Arcos, Agustín. « Censura, exilio y bilingüismo…, page 161, op. cit. Voir introduction, rubrique « État de la question et problématique ». 827 Voir troisième partie, chapitre 1, II, B, 1. 826 371 nombreuses techniques de traduction que nous avons nommées « figures de l’autotraduction », dont la plus notable est l’amplification. Il évite de nombreux écueils du fait de sa biculturalité, mais sa stratégie générale est orientée vers l’adaptation : en effet, dans une démarche de récupération de la mémoire historique, GómezArcos fait, de toute évidence, davantage appel à la mémoire collective de son lecteur naturel, afin de partager avec lui ce devoir de mémoire, si nous pouvons nous permettre une répétition qui semble ici légitime. Les transformations opérées dans les versions espagnoles des romans renvoient par ailleurs à la notion de « réécriture » qui accompagne d’une façon générale toute traduction fonctionnelle. Par ailleurs, il faut également prendre en compte, chez Gómez-Arcos, l’autotraduction mentale qui concerne la première transposition effectuée lorsqu’il commence à écrire en français. Cette première étape, avec son double paradoxe, car le décentrement et l’autotraduction cibliste semblent être réunies, nous a permis de saisir, à la lumière du cas Gómez-Arcos, l’importance de l’interférence en tant qu’élément de création dans sa langue d’écriture : la poétique de l’autotraduction naît de cette entrave originelle que d’aucuns cherchent pourtant à éliminer de leurs textes, comme Julien Green, ou encore Samuel Beckett. En deuxième lieu, le paramètre permettant de définir le moment de production nous a parfois posé quelques problèmes. Ainsi, les doubles œuvres étudiées de notre corpus ont toutes trois des positions différentes. Le cas du binôme Un oiseau brûlé vif – Un pájaro quemado vivo, est le plus simple : il s’agit, sans aucun doute, d’une autotraduction différée, suivant la typologie de Grutman828, l’écrivain lui-même en parle en tant que tel, et nous disposons d’éléments (contrat de la maison d’édition, déclarations diverses…) qui justifient ce fait. Ainsi, la version française est le premier original. Le cas du binôme L’Aveuglon – Marruecos est différent. Sa particularité vient de la confusion générée par une diffusion indépendante dans les deux pays : la version espagnole, dont le titre n’est pas équivalent, est commercialisée comme version « originale » sans aucune mention du roman écrit en français. Sur le plan de la production, nous n’avons aucune certitude. Gómez-Arcos peut en effet les avoir écrites simultanément, car la publication ne justifie en rien l’antériorité de l’une ou de l’autre. Et c’est précisément ce qui en fait une œuvre si intéressante à étudier : le choix d’autotraduire ce roman après l’échec de la première 828 Grutman, Rainier. « L’autotraduction : dilemme social…, page 226, op. cit. 372 autotraduction publiée et les très nombreuses transformations que compte la version espagnole nous mène à conclure à une simultanéité de l’autotraduction. Le troisième binôme est encore plus particulier, car l’autotraduction de Gómez-Arcos, restée au stade de manuscrit, est publiée après révision d’une traductrice allographe. Les transformations opérées sont extrêmement nombreuses : des pages entières sont ajoutées en espagnol renvoyant cette fois encore à une réécriture amplificatrice à visée d’adaptation au lecteur espagnol. En revanche, nous n’avons pu déterminer avec assurance s’il s’agissait d’une autotraduction « simultanée » ou « différée », même si nous pencherions plutôt pour la simultanéité ; ici, à la différence du binôme L’Aveuglon – Marruecos, l’analyse de la version corrigée par une autre main que celle de Gómez-Arcos ne nous semble pas suffisamment probante puisque il est difficile d’établir qui de l’autotraducteur ou de la traductrice est à l’origine de la transformation. Le troisième paramètre selon lequel notre recherche est orientée est la direction ou le sens de traduction. Ce paramètre rejoint nos réflexions sur le moment de production des œuvres mais aussi celles sur le bilinguisme de l’écrivain. En effet, Gómez-Arcos fait partie de la catégorie des bilingues tardifs, ceux qui ont acquis leur deuxième langue, alors qu’ils étaient déjà adultes. Adopter le français comme langue d’écriture lui a demandé de longues années d’apprentissage, et c’est à partir de celle-ci qu’il opérera le retour vers sa langue natale. Le rapport avec sa langue d’écriture est un rapport intrinsèquement lié à la notion de liberté d’expression : l’écrivain, nous l’avons vu, n’hésite pas à y faire référence souvent. La langue française a été pour lui un moyen de s’affranchir de la censure franquiste qui l’avait conduit à s’auto-exiler, alors que la langue espagnole, pétrie de tabous et d’interdits829, lui semblait impossible à utiliser afin de mener à bien son projet littéraire. Le paramètre suivant, celui concernant l’auctorialité, tel qu’il est évoqué par Patricia López López-Gay830, concerne les autotraductions effectuées en collaboration. Cela ne concerne pas Gómez-Arcos, mais une observation s’impose néanmoins : l’auctorialité revient tout naturellement à l’écrivain pour les deux autotraductions publiées de son vivant, mais qu’en est-il du cas de María República ? 829 830 Kohut, Karl. Escribir en Paris…, page 144, op. cit. Voir première partie, chapitre 1, II, A, 2. López López-Gay, Patricia. (Auto)traducción y (re)creación…, page 47, op. cit. 373 La traductrice, Adoración Elvira Rodríguez, indique qu’il s’agit d’une « édition révisée ». Pourtant, nous avons vu que les ajouts dans la version espagnole sont légion et que la révision a dû être sévère au vu des quelques pages que nous avons pu consulter du manuscrit. De plus, notre connaissance des manuscrits et autres tapuscrits de Gómez-Arcos, nous permet de comprendre l’ampleur du travail effectuée par la traductrice : l’écrivain avait l’habitude de dire que même si factuellement et diégétiquement il ne changeait rien au premier jet de sa création, son travail de correction était long et difficile. Par conséquent, le manuscrit retrouvé était bien loin d’être prêt pour la publication. Seul le cas de María República est donc concerné par ce pénultième paramètre. Ainsi, les deux autres autotraductions, audelà de l’auctorialité, sont à considérer comme des originaux en espagnol, à l’instar des versions françaises dont le statut, grâce à l’antériorité de la publication, ne peut être remis en question. Enfin, le dernier paramètre contemple l’autotraduction en tant qu’unité à prendre en compte au sein d’une œuvre. Si certains autotraducteurs sont connus pour avoir élaboré une œuvre entièrement bilingue, ce n’est pas le cas de GómezArcos. Ainsi, seuls deux de ses romans ont été autotraduits et publiés, ce qui, nous ramène à la question de l’autotraduction comme champ d’expérimentation. GómezArcos aurait certainement voulu publier davantage dans son pays d’origine, mais les rejets répétés des maisons d’édition et l’accueil mitigé de la critique et du public espagnols ne l’ont pas empêché de produire des autotraductions qui sont restées inédites. Le processus a donc été enclenché à différents moments, et en dépit du fait qu’il n’ait pas abouti à la publication et à la lecture par le public, il a fait partie de sa production créatrice. Mais, bien entendu, il reste, à ce titre, l’auteur d’une œuvre partiellement autotraduite. Par ailleurs, si nous revenons à l’unité textuelle, car il existe des autotraducteurs qui n’autotraduisent que des fragments d’un texte 831, nous ne pouvons inclure dans cette catégorie Gómez-Arcos qui, malgré les réminiscences et les empreintes de l’espagnol dans ses romans, en a autotraduit la totalité. Nous abordons cependant ici, en quelques mots et sous forme de digression, un détail que nous n’avons pas pu analyser dans le corps de notre recherche, pour sa particularité. En effet, nous avons trouvé un syntagme nominal en italique, dans Un oiseau brûlé 831 López López-Gay cite notamment Semprún comme auteur de traductions fragmentaires, puisqu’il introduit des fragments écrits dans d’autres langues dans ses œuvres écrites à l’origine en français. In López López-Gay, Patricia. (Auto)traducción y (re)creación…, page 48, op. cit. 374 vif, qui nous a particulièrement surprise. Ainsi, à la page 162, au milieu de la longue réflexion sur l’attentat qui a coûté la vie à l’Amiral Carrero Blanco, figure en espagnol le syntagme « prepotencia militar »832. Nous ne saurions pas dire si l’écrivain a choisi de conserver cette locution en espagnol par manque d’équivalent en français, ou simplement parce qu’il a souhaité inscrire, à nouveau, sous forme d’interférence apparente et non maîtrisée, le concept espagnol de l’importance du fait militaire. Par ailleurs, le syntagme est maintenu de façon identique dans la version espagnole 833. Cette digression, que nous n’allons pas jusqu’à associer à un cas d’autotraduction fragmentaire, nous permet juste de constater une fois de plus, dans quelle mesure il est difficile de différencier l’étude de l’autotraduction de celle de l’interférence. Les cinq paramètres selon lesquels nous pouvons envisager l’autotraduction et les autotraducteurs ainsi établis, nous devons maintenant tirer les conclusions précises de notre analyse comparative. L’étude du cas de Gómez-Arcos devait nous mener à définir ou du moins à dégager une certaine poétique de l’autotraduction. Nous devons pour cela commencer par délimiter les contours de la position de l’autotraducteur. Agustín Gómez-Arcos nous semble avoir totalement assumé son rôle de traducteur en premier lieu. Il est conscient de la difficulté de la tâche qu’il voit comme « une galère »834 et « un saut mortel »835 ; son refus de s’y atteler au départ en témoigne836. Puis, lors du processus, il agit comme un traducteur lorsqu’il respecte son « vouloir-dire » et son univers diégétique ; Tanqueiro nous explique au sujet de l’étude de cas qu’elle réalise sur Antoni Marí et Empar Moliner que l’autotraducteur « agit comme un traducteur, n’utilisant pas sa liberté d’auteur d’une manière aléatoire et respectant toujours l’univers de fiction établi »837. Mais, il est vrai qu’il agit toutefois comme un écrivain, lorsqu’il utilise sa liberté pour amplifier des passages qui sont ainsi considérés comme des « ajouts » dans les versions espagnoles. Il a recours à divers procédés et techniques 832 qui ont comme conséquence Gomez-Arcos, Agustin. Un oiseau…, page 162, op. cit. Gómez-Arcos, Agustín. Un pájaro…, page 164, op. cit. 834 Gomez-Arcos, Agustin. « Réponses aux questions de Dominique Montaudon…, page 2, op. cit. 835 Ibid. 836 Kohut, Karl. Escribir en Paris…, page 144, op. cit. 837 Tanqueiro, Helena. « L’autotraduction comme objet d’étude », Atelier de traduction. Dossier: L’Autotraduction, 7, 2007, pages 105-106. 833 375 « l’étoffement » global des versions espagnoles : il utilise l’amplification comme moyen d’expliciter parfois des notions ou des événements qui lui semblent elliptiques dans leur version française, ou parfois pour attirer l’attention du public espagnol sur la mémoire qu’ont en commun écrivain et lecteurs. Les changements de point de vue et de mode narratif font aussi partie des procédés auxquels Gómez-Arcos fait appel : les dialogues plus nombreux en français (mais amplifiés lorsqu’ils existent en espagnol) et la présence plus importante du narrateur en espagnol contribuent à rendre un effet de rythme différent en fonction de la langue. Helena Tanqueiro explique que les « équivalences dynamiques – surtout pour traduire les référents culturels, certains utilisés de manière très créative »838, nous montrent réellement le labeur autotraducteur dans sa perspective interculturelle. Gómez-Arcos introduit des explications dans le corps de son texte qu’il soit français ou espagnol – indépendamment donc du statut de l’autotraduction, mentale, ou publiée – nous rappelant que l’autotraducteur n’a pas besoin de recourir à la « note du traducteur » qui parfois peut alourdir considérablement la lecture d’un roman 839 puisqu’il peut modifier son texte en créant une unité textuelle qui fera office d’explicitation de la référence culturelle en question. L’autotraducteur se place donc en tant que médiateur « privilégié », qui depuis « l’entre-deux », transmet une biculturalité présente dans toutes les interférences que nous pourrions relever. Poursuivons en abordant la finalité de l’autotraduction. Nous savons que toute traduction est « réécriture » pour des raisons liées à la disparité des codes linguistiques qui exigent une transposition qui ne peut être totalement exacte linguistiquement. Ainsi, l'équivalence traductive prévaudra, et la fidélité devra s’inscrire dans une perspective fonctionnelle dans le cadre de l’autotraduction. La finalité de l’autotraduction dépend du besoin et de la volonté de l’écrivain, mais aussi de la relation qu’il entretient avec ses langues. Nous avons compris que GómezArcos, au-delà de toute considération biographique, cherche comme tout autotraducteur un public qui lui est naturellement promis de par son bilinguisme. Il est toutefois conscient que cela implique de prendre en considération qu’il « a affaire à 838 839 Ibid. Voir deuxième partie, chapitre 2, I, C, 2. 376 un récepteur différent »840. Par ailleurs, les stratégies qu’il aura mises en place seront bien entendu soumises aux besoins de chaque œuvre, et nous avons bien constaté, dans le cas de Gómez-Arcos, que les deux autotraductions étudiées ne répondaient pas aux mêmes critères. La première d’entre elles, Un pájaro quemado vivo, répond de toute évidence à l’urgence d’initier le devoir de mémoire que Gómez-Arcos s’était promis d’accomplir. La finalité de l’autotraduction est donc de mettre en place le premier contact, le premier jalon de ce projet. La deuxième autotraduction, Marrruecos, est là pour confirmer ces retrouvailles, mais dans une optique différente : elle ne doit en aucun cas poursuivre – en apparence, du moins – le devoir de mémoire ; elle doit plutôt chercher la réconciliation qui n’avait pas encore eu lieu, à travers une approche plus consensuelle. Les transformations en sont quantitativement une preuve : Gómez-Arcos a tenté d’offrir un roman moins polémique et les transformations sont d’un ordre différent car, même si elles interpellent de la même manière le lecteur et sur les mêmes thématiques (régimes oppresseurs, religion, critique sociale), elles le font au sujet d’une culture tierce, laissant de côté sa culture natale. C’est pour ces motifs qu’il adapte son écriture à son public, son autotraduction devenant ainsi « réécriture – adaptation ». Et, pour clore ces observations, rappelons que les deux autotraductions doivent être considérées, malgré la différence de statut aux yeux des éditeurs, comme des œuvres originales à tout point de vue. Nous aimerions conclure notre réflexion sur l’autotraduction par quelques remarques d’ordre littéraire. Tout d’abord, il nous semble primordial de noter que l’étude de l’autotraduction doit se faire depuis la langue de l’ « entre-deux » créée par chaque autotraducteur. En effet, l’interférence est la clef de voûte de l’autotraduction car comme le note si justement Oustinoff : « comment départager ce qui relève de l’invention verbale pure, de la licence poétique, et ce qui relève de l’interférence d’une langue étrangère ? »841. Nous pensons que la langue de l’ « entre-deux » de ces écrivains bilingues est une langue poétique par essence : la création qui la constitue s’ajoute au processus créateur d’origine devenant ainsi double. « L’invention verbale », qu’elle soit pure ou non, - d’ailleurs cette notion de « pureté » 840 841 Tanqueiro, Helena. « L’autotraduction comme objet d’étude »…, pages 105-106, op. cit. Oustinoff, Michaël. Bilinguisme d’écriture et auto-traduction…, page 25, op. cit. 377 mériterait très certainement d’être davantage analysée – ne peut qu’enrichir la langue, tout autant que la « licence poétique » ou même « l’interférence d’une langue étrangère ». Ainsi, il faut étudier l’interférence, tout en l’inscrivant comme voie de poétisation de la langue de l’autotraduction. Enfin, pour revenir à Agustín Gómez-Arcos, dont les romans nous ont permis de comprendre le processus de l’autotraduction à travers une étude de cas qui nous a offert des aspects variés de celui-ci, notons qu’il continuera à intéresser les chercheurs, surtout si, comme nous l’avons appris récemment, la maison d’édition Cabaret Voltaire – dont le nom est tout un programme à lui seul – a l’intention de rééditer les romans autotraduits. En effet, s’il est décidé de faire de simples rééditions, la réception et l’accueil du public seront intéressants à comparer d’un point de vue diachronique. Et si l’éditeur décide d’en faire faire une révision par la traductrice842, il sera tout aussi intéressant d’analyser les transformations qu’elle apportera… Le parcours de Gómez-Arcos comme écrivain espagnol d’expression française lui a certainement porté préjudice en certains aspects, mais l’autotraduction lui aura permis de commencer à entrouvrir la porte du panorama littéraire espagnol. Il n’aura pas pu voir cette porte s’ouvrir grand, mais son théâtre se joue maintenant en Espagne, et en dépit des polémiques au sujet de ses romans, et grâce à la maison d’édition Cabaret Voltaire avec l’appui formidable d’une traductrice reconnue, Adoración Elvira Rodríguez, son œuvre est enfin présente sur les étagères des librairies espagnoles, prête à trouver son public. 842 Adoración Elvira nous a toutefois expliqué que si cela venait à se produire, elle serait particulièrement gênée par la situation, car sa légitimité en tant que traductrice s’arrête là où commence l’autorité de Gómez-Arcos. 378 379 BIBLIOGRAPHIE Le nom de l’auteur est reproduit tel qu’il figure sur les couvertures des ouvrages cités. I/ ŒUVRES ÉTUDIÉES – CORPUS 1. Œuvres publiées GOMEZ-ARCOS, Agustin. Maria Republica. Éditions du Seuil, Paris, 1983. —. Un oiseau brûlé vif. Éditions du Seuil, Paris, 1984. —. L’Aveuglon. Rungis, Editions Stock, 1990. —. L’Aveuglon. 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Copie d’une épreuve annotée par l’auteur et destinée à la publication. Non daté. III/ TRAVAUX SUR AGUSTÍN GÓMEZARCOS ET SON ŒUVRE 1. Études et travaux de recherche ALACID GARCÍA, Jesús. « Agustín Gómez Arcos en la memoria. El Niño Pan de Agustín Gómez Arcos. Filiación y memoria ». Revista electrónica de estudios filológicos [en ligne], juin 2008, n°15, Université Autonome de Madrid. [Consulté le 7/08/2014]. Disponible à l’adresse : <http://www.um.es/tonosdigital/znum15/secciones/estudios-3-agustingomez.htm> —. « L’agneau carnivore de Agustín Gómez Arcos, el inicio de un proyecto estético intercultural ». In: Pandora, Revue d’Études Hispaniques [en ligne], 2012, n°11, pages 229-242. [Consulté le 17/02/2015]. Disponible à l’adresse : <http://dialnet.unirioja.es/servlet/articulo?codigo=4370134> —. La narrativa francófona de Agustín Gómez-Arcos a través de cuatro novelas representativas: L’agneau carnivore, Bestiaire, L’ange de chair y Feu grandpère. Propuesta de análisis intercultural. 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Almodovar ............................................................. 162, 163 Chevalier................................................ 174, 201, 294, 295 Alonso Mañés .................................................................. 56 Cioran ...................................................................... 42, 342 Appel ................................................................................ 46 Clavel ..............................................................................105 Arrabal ............................................................................. 56 Clot ...................................................................................56 Arregui Barragán ........................................................... 171 Conde .............................................................................114 Arreguí Barragán ................................................... 171, 172 Conrad ..............................................................................42 Atxaga ........................................33, 35, 36, 37, 38, 47, 334 Constenla........................................................................240 Audo Gianotti .................................................................. 46 Conte ..................................................................... 101, 106 Corrales Egea ...................................................................56 B Cortazar ............................................................................56 Coste ............................................................ 31, 66, 79, 254 Baudelaire........................................................................ 16 Cruz............................................................................ 53, 62 Becket .............................................................................. 42 Cunqueiro .................................... 33, 36, 37, 334, 342, 348 Beckett ... 14, 19, 28, 44, 47, 316, 334, 346, 347, 352, 368, 391 D Ben Jelloun ...................................................................... 42 Berman ...................................................................... 78, 81 Dalí ....................................................................................39 Bianciotti ........................................................... 39, 71, 343 Darbelnet........................................................................122 Blanc ................................................................................ 80 Darío ...............................................................................344 Blanco ........................................47, 89, 308, 319, 339, 341 del Castillo ............................................. 39, 40, 42, 72, 105 Blanco García ..................................................... 26, 47, 319 Delport .................................................. 174, 175, 201, 295 Blasquez ........................................................................... 56 Díaz Pérez .......................................................................112 Bloomfield ....................................................................... 46 Diego.................................................................................74 Boudjedra ...................................................................... 347 Domene .......... 92, 101, 103, 106, 240, 259, 269, 281, 282 Breton ........................................................................ 25, 33 Dubois.............................................................................156 Broadsky ........................................................................ 346 Dubois-Charlier ..............................................................156 Buñuel .............................................................................. 39 Dupriez .......................................................... 215, 277, 286 Duque ............................................................ 54, 55, 58, 59 C Canavaggio .................................................................... 105 403 157, 158, 159, 160, 161, 162, 163, 166, 167, 168, 169, E 170, 172, 173, 174, 176, 177, 182, 183, 184, 185, 188, Eco ................................................................................. 120 191, 193, 195, 196, 198, 199, 202, 203, 205, 207, 208, Elligers.............................................................................. 85 209, 210, 214, 215, 216, 221, 222, 226, 230, 233, 235, Elvira .. 65, 72, 96, 112, 113, 116, 148, 158, 162, 164, 165, 236, 237, 238, 239, 240, 241, 242, 246, 251, 252, 253, 166, 170, 172, 178, 192, 200, 201, 202, 270, 271, 278, 254, 255, 256, 258, 259, 260, 262, 264, 267, 268, 269, 294, 315, 319 271, 272, 273, 274, 275, 276, 277, 278, 279, 281, 282, Elvira Rodríguez ............................................................... 20 283, 284, 285, 286, 289, 291, 292, 293, 294, 295, 297, Esteban .................................................................... 80, 394 298, 299, 300, 303, 308, 309, 310, 311, 312, 314, 315, Estébanez Calderón...... 226, 228, 229, 231, 281, 282, 307 316, 317, 318, 319, 321, 322, 323, 324, 325, 326, 327, Etkind ............................................................................... 26 328, 329, 330, 331, 332, 334, 335, 336, 337, 338, 339, Even-Zohar .................................................................... 345 340, 341, 343, 345, 349, 353, 354, 355, 356, 357, 358, 359, 360, 361, 362, 363, 364, 367, 368, 369, 370, 371, 372, 374 F Gomez-Vidal .....................................................................25 Goytisolo...........................................................................56 Fajardo ............................................................................. 92 Green ........................... 28, 43, 45, 46, 47, 80, 81, 297, 368 Feldman . 57, 58, 59, 60, 64, 67, 72, 73, 85, 87, 91, 98, 99, Grivel ..............................................................................137 108, 273, 274, 355, 356, 357, 361 Grutman109, 114, 115, 116, 118, 148, 336, 338, 346, 368 Fernández ...................................................................... 103 Gunnesson........................................................................90 G H Galisson ....................................................... 31, 66, 79, 254 Hamers .............................................................................80 Gamallo.................................................................. 318, 326 Heras Sanchez ....................................... 55, 62, 63, 91, 101 Gao Xingjian................................................................... 346 Heras Sánchez ............................................. 69, 91, 98, 101 García Yebra .................................................................... 13 Hibbs ...............................................................................318 García-Quiñonero Fernández ................................... 56, 66 Hoek ...............................................................................155 Garzia Garmendia ........................................................... 36 Holmes..............................................................................26 Genette 131, 132, 137, 149, 152, 153, 155, 222, 223, 230, Huidobro ................................................................... 39, 74 232, 236, 303, 306, 307, 308, 340 Hurtado Albir..... 24, 25, 26, 121, 122, 123, 128, 150, 170, Gentes .............................................................................. 18 173, 305, 326, 327, 329, 345 Giraudoux .................................................................. 56, 68 Huston ................................................... 109, 128, 129, 331 Goethe ............................................................................. 16 Gómez-Arcos 13, 14, 16, 19, 20, 21, 30, 31, 33, 39, 40, 45, I 47, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66, 67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, Ionesco .............................................................................42 80, 81, 82, 83, 84, 86, 87, 89, 90, 91, 92, 93, 95, 96, 97, 98, 99, 100, 101, 102, 103, 104, 105, 106, 107, J 108, 109, 111, 112, 113, 116, 118, 119, 120, 122, 123, 124, 125, 128, 130, 132, 133, 134, 136, 137, 138, 139, 140, 141, 143, 144, 148, 149, 150, 151, 152, 154, 156, Jaffray ...................................................................... 93, 105 404 Jarosova ........................................................................... 65 Moix ............................................... 37, 38, 47, 74, 287, 352 Jauss ............................................................... 102, 108, 113 Molina Romero ......31, 38, 40, 41, 42, 61, 65, 96, 97, 111, Jolicoeur................................................................. 171, 172 179, 198, 216, 232, 233, 238, 259, 323, 342, 343 Jouve ............................... 76, 208, 209, 278, 323, 324, 325 Moliner ...........................................................................371 Molinié ...........................................................................185 Montaudon ......................................................................83 K Montero .................................................................. 93, 110 Moreiro ............................................................................84 Kohut ..... 56, 60, 63, 68, 69, 70, 72, 73, 74, 75, 77, 89, 90, Moreno ...........................................................................114 92, 95, 283, 284, 289, 291, 332, 369, 371 Mounin ...................................................... 31, 78, 241, 312 Kostas............................................................................... 85 Müller .............................................................................346 Kundera ..................................................... 42, 65, 334, 342 Muñoz........................................................................ 82, 93 Muysken ...........................................................................46 L N Lagarde .......................................................................... 114 Larrea ............................................................................... 74 Nabokov ................................................ 19, 28, 42, 47, 334 Lázaro............................................................................... 90 Nerval ...............................................................................16 Le Vagueresse................................................................ 317 Noiret..............................................................................105 Logroño..........................................100, 101, 102, 111, 161 Nora ..................................................................................51 López Díaz ...................................................................... 332 Nord ....................................................................... 170, 173 López López-Gay ... 17, 59, 90, 98, 99, 107, 110, 114, 121, Nuñez Ruiz ....................................... 54, 69, 73, 89, 98, 106 161, 236, 242, 247, 251, 254, 267, 268, 300, 317, 323, 324, 331, 369, 370 Luis Gamallo .................................................................. 342 O M Ortega y Gasset ................................................................29 Osuna................................................................................56 Oudin ..............................................................................350 Mackey ............................................................................ 31 Oustinoff...... 18, 19, 28, 29, 30, 39, 80, 81, 115, 117, 122, Marí................................................................................ 371 135, 176, 349, 351, 352, 353, 364, 373 Mariaule .......................................................................... 19 Maricourt................................ 83, 240, 297, 323, 324, 325 P Marmaridou .................................................................... 78 Marra ..................................................... 101, 103, 106, 360 Marsé ............................................................................. 134 Padura ............................................................... 85, 86, 398 Martinez ........................................................................ 318 Parcerisas ........................................ 27, 28, 30, 48, 98, 120 Mauron .................................................................... 76, 323 Péguy ................................................................................43 Meschonnic ............................................................... 19, 26 Picasso ..............................................................................59 Milosz ............................................................................. 346 Pioras ..............................................................................115 Milquet ............................................................................ 51 Pirandello .......................................................................346 Miró ................................................................... 37, 38, 287 Plougastel .........................................................................82 Mistral............................................................................ 346 Poe ....................................................................................16 405 Portaceli ........................................................................... 60 T Pottier ............................................................................ 175 Pougeoise ...................................................................... 185 Tanqueiro .. 21, 24, 46, 114, 117, 120, 328, 371, 373, 387, 388 Q Tena ........................................................................... 40, 42 Todó..................................................................................96 Quiblier ............................................................................ 83 Tournie .................................................................... 72, 105 R U Râbacov ........................................................................... 34 Usón..................................................................................86 Reiss ......................................................................... 79, 239 Riera .........................................33, 35, 37, 38, 47, 115, 334 V Rivas ....................................................... 318, 326, 334, 342 Roa Bastos ....................................................................... 56 Valle-Inclán .....................................................................361 Roux ....................................................................... 334, 348 Vega ............................................................. 36, 37, 38, 342 Ruiz ................................................................................ 282 Vermeer................................................................... 79, 239 Rushdie ............................................................................ 42 Villegas ...........................................................................344 Villena ...............................................................................98 S Viñas Olivella ....................................................................55 Vinay ...............................................................................122 Sachs .............................................................................. 346 Salik .......................................................................... 68, 355 W Salmagne ....................................................................... 107 Sánchez López ................................................................. 46 Walcott ...........................................................................346 Santoyo ............................................................................ 18 Wechsler...........................................................................30 Sardin-Damestoy ....................................... 44, 45, 316, 391 Wecksteen ........................................................................19 Sarduy .............................................................................. 56 Sarrias .................................................................... 105, 106 Z Saussure........................................................................... 66 Sedláček ........................................................................... 65 Zaitouni.................................................. 25, 33, 96, 98, 136 Selinker ............................................................................ 82 Zaitouni-Chapin ................................................................25 Semprún ..............................39, 40, 47, 56, 59, 60, 90, 342 Zapata .............................................................................343 Sobejano ........................................................................ 281 406 ANNEXES 407 ANNEXE 1 Tableau d’occurrences L’Aveuglon 1ère partie 2ème partie 3ème partie Total « Aveugle » « Aveuglon » p. 10, 11, 17, 22, 23, 34, 35 (x2), 41, 42, 43 (x2), 51, 55, 62 (x2), 63, 66, 68, 71 (x3), 72, 74, 79 (x2), 81, 87, 89 (x2), 90, 93, 102, 105, 107, 108 (x2), 110, 112, 113, 114, 118, 122, 127, 130, 131, 132, 133 (x4), 135 (x2), 136, 137, 138 (x2), 140 (x2), 141, 143 (x2), 145, 147 (x2), 149, 152, 153, 154, 155, 157 (x2), 158, 160 (x2), 166, 173 (x4), 174 (x2), 175, 179, 184, 186, 188, 193 (x2), 194, 195, 197, 201, 203 (x2), 204, 207 (x2), 216, 222, 225, 229, 232, p. 11, 65, 70, 74, 91 (x2), 103, 233, 237, 238, 240, 242, 247, 250, 251, 254, 257, 263, 264, 273, 274, 276, 277 (x2), 278, 284, 289, 290. 233, 237, 254, 280. 125 107 (x2), 114 (x2), 127, 131, 134, 135, 150, 154, 155, 158, 186, 187, 188, 194, 195, 196, 197 (x2), 203, 206, 219, 222, 224, 226, 227, 230, 231, Marruecos « Avorton » p. 210, 225 235, 249, 259, 43 « Cegato » p. 12, 19, 25, 26, 29, 31, 37, 44, 45 (x2), 46, 47, 49, 50, 51, 52 (x3), 56, 57, 62 (x2), 64, 72, p. 12 (x2), 19, 23, 26, 27, 30, 35, 51, 59, 60, 61, 63, 64, 66, 73, 79, 81, 84, 86, 92, 95 (x2), 96 (x2), 98 (x2), 99 (x2), 100, 101, 102, 103, 104 (x2), 105, 106, 107, 108, 109, 110, 111, 117 (x2), 122 (x2), 123 (x3), 126, 129, 131, 136 (x3), 137 (x2), 138, 141 (x3), 143, 148 (x2), 151, 153, 155, 156, 159, 163, 164, 165, 166, 173 (x2), 174, 176, 178, 182, 186, 187, 188, 189 (x2), 190, 193, 198. 79 (x2), 81, 82, 84, 88, 92, 94, 95, 96, 98, 101, 107, 110, 122, 128, 132, 138, 143, 151 (x2), 153, 154, 155, 156, 159, p. 96 (x2), 100, 110, 114, 136, 141, 143, p. 96, 107, 111, 112, 163, 166, 191. 174, (x2) 181. 96 47 2 408 165, 173, « Lazarillo » « Cieguecito » « Ciegazo » « Cegales » « Cegazón » « Ciego » 198. 11 5 ANNEXE 2 Suppression longue - comparaison Maria Republica, page 11. 409 María República, pages 21-23. 410 411 412 ANNEXE 3 Comparaison Maria Republica, page 157. 413 María República, page 208. 414 ANNEXE 4 Évolution des manuscrits et des tapuscrits 1- GÓMEZ ARCOS, Agustín. Holocauste d’un oiseau : roman : Un oiseau brûlé vif. Paris-Madrid, 1983. Original manuscrit , page 82. 415 2- GÓMEZ ARCOS, Agustín. Holocauste d’un oiseau : roman : Un oiseau brûlé vif . Paris-Madrid, 1983. Original manuscrit, page 180. 416 3- GÓMEZ ARCOS, Agustín. Marruecos : roman. Madrid-Marrakech-Paris, 1988-1989. Tapuscrit 11a, page 14. 417 4- GÓMEZ ARCOS, Agustín. Marruecos : roman. Madrid-Marrakech-Paris, 1988-1989. Tapuscrit 11b, page 15. 418 5- GÓMEZ ARCOS, Agustín. Marruecos : roman. Madrid-Marrakech-Paris, 1988-1989. Tapuscrit 11c, page 15. 419 6- GÓMEZ ARCOS, Agustín. Marruecos : roman. Madrid-Marrakech-Paris, 1988-1989. Tapuscrit 11d, page 15. 420 7- GÓMEZ ARCOS, Agustín. Marruecos : roman. Madrid-Marrakech-Paris, 1988-1989. Tapuscrit 11e, page 15. 421 8- GÓMEZ ARCOS, Agustín. Marruecos: novela. Postérieur à 1989 - antérieur à 1991. Tapuscrit 11f, page 15. 422