LE CHâTELPERRoNiEN ET SES RAPPoRTS AvEC LE MoUSTÉRiEN

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Le Châtelperronien et ses rapports
avec le Moustérien
Jacques Pelegrin
Marie Soressi
Une industrie particulière, à la charnière
des Paléolithiques moyen et supérieur
Le Châtelperronien — ou Castelperronien — doit son
nom à la commune de Châtelperron, dans le département
de l’Allier, où la grotte des Fées livra dès les années 18501870 une industrie riche en petits couteaux ou pointes à
dos (fig. 1). C’est l’abbé Breuil, célèbre préhistorien de la
première moitié du xxe siècle, qui en fit le premier terme
du Paléolithique supérieur, entre le Moustérien et l’Aurignacien. Depuis lors, le Châtelperronien a vu sa position
chronologique confirmée, mais sa signification et sa place
dans la succession des industries et des sociétés humaines
de l’Europe occidentale sont toujours discutées.
Une aire géographique
relativement restreinte
Grâce à ces pointes et couteaux à dos — dits de Châtelperron —, assez bons fossiles directeurs dans la mesure où
il n’existe pas ou peu de pièces semblables dans d’autres
industries, le Châtelperronien fut assez vite identifié comme tel dans diverses régions, à commencer par l’Aquitaine.
À l’heure actuelle, cette industrie relativement rare reste
essentiellement confinée dans un grand quart sud-ouest
de la France (fig. 2). Une cinquantaine de sites sont ainsi
connus, depuis l’Yonne (avec le riche et important gisement d’Arcy-sur-Cure), le centre-ouest de la France et le nord
de l’Aquitaine, jusqu’aux Landes et au Piémont pyrénéen, à
compléter de traces en Bretagne (et peut-être dans le Jura) et
de quelques sites de Catalogne espagnole et des Cantabres.
Bien que les sites du début du Paléolithique supérieur
aient été infiniment plus nombreux que ceux qui nous
sont actuellement connus, l’absence du Châtelperronien
paraît avérée dans les grottes de Belgique et de Rhénanie, tout comme dans celles du Gard et de l’Ardèche,
où il paraît remplacé par un Moustérien particulier, le
Néronien, avec lames et pointes à retouche convergente
inverse ou « pointes de Soyons » ; mais ce Néronien est
encore surmonté d’une occupation moustérienne plus
classique (Combier, 1955 et 1967 ; Slimak, 2004).
Une position chronologique
récemment précisée
Dans divers abris offrant de longues stratigraphies (La Ferrassie en Dordogne, Arcy-sur-Cure dans l’Yonne, etc.), le
Châtelperronien a été observé depuis longtemps comme
succédant à des niveaux moustériens et sous-jacent à des
Les Néandertaliens. Biologie et cultures. Paris, Éditions du CTHS, 2007 (Documents préhistoriques ; 23), p. 283-296
Les Néandertaliens. Biologie et cultures
284
Figure 1. Outillage de la grotte des
Fées à Châtelperron, dans l’Allier
(d’après Delporte, 1999)
niveaux aurignaciens anciens. Seuls deux abris-sous-roche
du nord-ouest du Lot faisaient exception à cette généralité :
Roc de Combe et Le Piage, où F. Bordes et collaborateurs
avaient cru distinguer une « interstratification » de Châtelperronien au-dessus de témoins aurignaciens (F. Bordes
et Labrot, 1967 ; F. Bordes, 1968 ; Champagne et Espitalié, 1981). Cette occurrence tardive plaidait ainsi pour une
coexistence d’une durée significative entre groupes châtelperroniens et aurignaciens dans une même région. Mais, déjà
perçues avec suspicion, ces interstratifications ont été récemment expliquées comme le résultat de perturbations des couches archéologiques (J.-G. Bordes, 2002). Le Châtelperronien
est donc toujours antérieur à l’Aurignacien, et la notion d’une
longue coexistence a perdu son meilleur argument.
Cette position chronoculturelle confirmée, entre Moustérien et Aurignacien ancien, renvoie à un âge mieux cerné
du Châtelperronien, tout au moins quant à sa terminaison
(fig. 3). Ce progrès est dû à de nouvelles datations 14C,
mieux étalonnées, de plusieurs niveaux d’Aurignacien ancien
d’Aquitaine, qui confirment la riche et cohérente séquence
de l’abri Pataud. Cet Aurignacien ancien, très cohérent dans
sa culture matérielle et sa parure, s’étend de 35-34 000 à
32 000 BP : sous-jacent, le Châtelperronien ne peut qu’être
plus ancien, ce que quelques récentes mesures 14C viennent
d’ailleurs confirmer.
Une tranche d’ancienneté 14C BP de 40 à 36 000 ans (soit
45-44 à 40 000 ans avant J.-C.) est donc acceptable pour le
Châtelperronien. Dans l’ensemble, cette tranche de temps
correspond aux prémisses du Würm récent, peu avant la
phase très froide et sèche qui voit dans tout le sud-ouest de
la France la puissante occupation de l’Aurignacien ancien,
avec une faune à renne très dominant.
J. Pelegrin et M. Soressi — Le Châtelperronien et ses rapports avec le Moustérien
285
Figure 2. Localisation géographique des principaux sites châtelperroniens (d’après Pelegrin, 1995)
En revanche, les débuts du Châtelperronien sont très mal
connus et de datation très incertaine. D’une part, très peu
de ses dépôts ont résisté à l’érosion de l’interstade würmien
(une période ou oscillation climatique plus tempérée et
humide entre le Würm ancien et le Würm récent) ; d’autre
part, la méthode du carbone 14 trouve ici sa limite de viabilité : les tentatives de datation d’échantillons plus vieux que
38 000 BP se heurtent à la quasi-disparition du 14C qu’ils
contiennent, au prix d’une imprécision grandissante.
Nous verrons que cette méconnaissance des débuts du phénomène châtelperronien et de leur durée, au cours de l’obscur interstade würmien, complique l’appréciation de son origine, même si une hypothèse peut être avancée.
Châtelperronien peut être considéré comme l’un des technocomplexes « transitionnels » entre la très longue période des industries moustériennes et les sociétés beaucoup
mieux connues du Paléolithique supérieur (Aurignacien,
Gravettien, etc.).
Dans cette même tranche d’âge, on reconnaît en Italie le
technocomplexe uluzzien, caractérisé par des petites pièces
à dos arqué en demi-lune. Dans une large portion sud de
la péninsule Ibérique (Espagne et Portugal), perdureraient
des industries moustériennes, comme dans le centre-sud
de la France. En Europe centrale, des industries à débitage
Levallois (Bohunicien) et/ou à pièces foliacées (Széléttien,
Jankovichien) en sont contemporaines (fig. 4).
Cultures synchrones
Les sites du Châtelperronien
Par sa position chronologique, comme par ses particularités industrielles et son ambiguïté anthropologique, le
Les sites sous abri rocheux (en pied de falaise, avec un
auvent plus ou moins avancé) sont les plus fréquents.
Les Néandertaliens. Biologie et cultures
Aurignacien
Châtelperronien
Moustérien
ans
non calibré
Figure 3. Position chronologique du Châtelperronien dans l’ouest de la France
286
Mais de tels sites, sans doute appréciés des groupes
préhistoriques pour s’y protéger des intempéries, sont
aussi les plus facilement repérables et explorés par les
préhistoriens depuis un siècle et demi. La petite grotte du Renne, du complexe karstique d’Arcy-sur-Cure
(fig. 5), fouillée en décapage par A. Leroi-Gourhan et
son équipe, a livré une succession de sols d’habitat dont
l’un des plus profonds, largement teinté d’ocre (restes de
peaux traitées à l’ocre laissées au sol ?), a livré des défenses de mammouth très probablement utilisées comme
armatures de tentes (Baffier, 1999). Dans l’ensemble,
les sites d’abri du Châtelperronien paraissent petits,
bien plus restreints que ne le seront certaines puissantes
occupations de l’Aurignacien ancien et du Magdalénien
récent (15 à 13 000 BP), par exemple. Ainsi, on ne connaît
pas, ou pas encore, de sites châtelperroniens très étendus
où l’on pourrait supposer que plusieurs groupes élémentaires étaient réunis. Dans le complexe de petites grottes
de Brassempouy, dans les Landes, les Châtelperroniens
ont essentiellement abandonné des couteaux et pointes
de Châtelperron, ce qui suggère qu’ils ont utilisé le site
comme halte de chasse, pour y réparer leur armement et
y découper du gibier.
Les sites de plein air connus en Aquitaine (Canaule en
rebord de plateau, Creysse, etc.) et dans le Piémont pyrénéen (Le Basté, Les Tambourets, etc.) sont souvent le lieu
d’une notable activité de taille du silex, matériau disponible dans les environs. Mais c’est peut-être le résultat d’un
biais de visibilité : un niveau d’occupation préhistorique
est plus facilement repérable si l’on y a beaucoup exploité
le silex, par la densité des restes de taille identifiables, que
si l’on y a seulement abandonné quelques outils épuisés
ou cassés en cours d’usage ou de ravivage. Le petit site
de La Côte, en bordure de l’Isle, en Dordogne, offre une
portion d’un petit campement de plein air brièvement
occupé (quelques jours à quelques semaines ?).
Ces occupations peu denses, même si elles furent répétées
au cours de longues périodes dans certains de ces abris
(Saint-Césaire, Quinçay, Arcy, Châtelperron, le Trou de la
Chèvre à Bourdeilles, etc.), au vu de niveaux en couches
épaisses ou superposées, évoquent de petits groupes en
mouvement périodique dans un territoire assez large. En
effet, quelques mouvements de silex de plusieurs dizaines
de kilomètres sont connus. Certaines variétés de silex sont
bien spécifiques de leur milieu géologique et géographique
d’origine, et à ce titre identifiables par des spécialistes : on
peut alors en déduire le déplacement des Hommes qui les
ont transportées et abandonnées à distance.
Le milieu, la faune
Les restes de faune, c’est-à-dire les restes d’ossements
animaux retrouvés dans les niveaux préhistoriques, nous
renseignent à la fois sur les espèces que les Hommes ont
consommées (et donc chassées ou récupérées, en plus de
ce que certains carnivores ont pu apporter), et, indirectement, sur le type de climat et de milieu auxquels ces
espèces particulières sont biologiquement adaptées. Malheureusement, très peu de niveaux châtelperroniens nous
ont livré des restes de faune. Les ossements ne sont généralement pas conservés dans les sites de plein air, comme
parfois dans certains sites sous abri ou en grotte.
Les rares ensembles de faune rapportés au Châtelperronien
— Arcy (David : cf Baffier, 1999), Roc de Combe (Delpech,
1983), Saint-Césaire (Morin et al., 2005) — indiquent la
dominance de trois espèces associées : renne, cheval et
bovinés (aurochs, ou plutôt bison). Ceci indique, pendant
ces trois successions d’occupations, un paysage assez
J. Pelegrin et M. Soressi — Le Châtelperronien et ses rapports avec le Moustérien
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Figure 4. Szélétien et Bohunicien,
cultures d’Europe centrale synchrones du Châtelperronien (Széletien de
Vedrovice, Moravie, République Tchèque,
dessins d’après Valoch et al., 1993 ;
photos de pointes foliacées du
Blattspitzien
de
Ranis,
Thuringe,
Allemagne, d’après Müller-Beck, 2004 ;
photo et dessins du Bohunicien de
Stranska Skala, Moravie, République
Tchèque, d’après Svoboda, 2003)
Les Néandertaliens. Biologie et cultures
ouvert, avec de larges plages d’herbes, dans un contexte plutôt froid. À Camiac, en Gironde (Guadelli et al.,
1988), dont la pauvre industrie est peut-être rapportable
à du Châtelperronien ancien, la faune constituée principalement de cheval, bison et rhinocéros laineux, surtout
apportée par les hyènes, indique aussi un climat plutôt
froid avec pin sylvestre (selon les pollens), herbages et
zones plus humides.
Industrie lithique
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Les outils de pierre les plus caractéristiques du Châtelperronien, nous l’avons vu, sont les pointes de Châtelperron : de
petites lames, dont un côté est aménagé par une retouche
abrupte formant un « dos » plus ou moins arqué jusqu’à
la pointe qui peut être inclinée (déjetée) ou axiale. La base
peut aussi être retouchée, ce qui suggère que certains au
moins de ces objets étaient ensuite emmanchés. Des usures
sur le bord tranchant indiquent que beaucoup ont servi de
couteau. Des écrasements caractéristiques d’un choc violent, visibles sur certaines pièces, témoignent d’un emploi
comme armature de sagaies ou de piques pour la chasse
(fig. 6).
Des grattoirs ronds épais sont également assez caractéristiques, de même que des lames ou éclats tronqués (petits
couteaux ?), des grattoirs sur éclats allongés ou lames, des
Figure 5. Vues de l’entrée de la grotte du
Renne à Arcy-sur-Cure et de la grotte des
Fées à Châtelperron (d’après Baffier, 1999)
J. Pelegrin et M. Soressi — Le Châtelperronien et ses rapports avec le Moustérien
lames à dos et des lames à retouche irrégulière, quelques
burins simples (fig. 7). S’y ajoutent, moins caractéristiques
car présents à d’autres périodes, des denticulés, des becs,
quelques racloirs et pièces esquillées.
Dans deux sites de Dordogne, un outil rare, le micro-denticulé, a été identifié. Ces micro-denticulés sont formés, sur
le bord d’un éclat ou d’une lame, d’une succession serrée
de petites coches obtenues par pression à l’aide d’un autre
tranchant de silex. Plutôt que d’une « scie », il pourrait
s’agir d’un outil utilisé pour nettoyer, en les peignant, des
fibres végétales.
Techniques et méthodes de taille
des outils de silex
Le débitage châtelperronien est, dans la plupart des sites,
orienté vers la production d’éclats allongés détachés
parallèlement l’un après l’autre, c’est-à-dire de véritables
« lames ».
Ce débitage est souvent mené sur la tranche et la face
inférieure d’un gros éclat, après aménagement d’une crête
simple et d’un plan de frappe principal, complété d’un plan
de frappe opposé. La technique de débitage recourt à des
percuteurs de pierre tendre soigneusement sélectionnés,
comme des galets de grès ou de calcaire tendre.
Les petites lames les plus régulières sont ensuite retouchées
en couteaux et en pointes d’armatures.
Les lames plus larges ou plus épaisses servent pour quelques
grattoirs, burins, bords retouchés ou simplement utilisés. Sur
les éclats de mise en forme, épais ou minces, sont retouchés
d’autres grattoirs (circulaires à front épais, minces à front
plus étroit), des denticulés, racloirs, etc.
Outils en os et parure
Dans la plupart des sites où les vestiges osseux sont conservés, les outils en os du Châtelperronien sont plutôt rares
et peu diversifiés. Il s’agit surtout de poinçons sur os ou
esquilles appointés par raclage, qui existent déjà dans le
Moustérien.
Le site d’Arcy-sur-Cure (Yonne) fait exception, avec une
riche industrie osseuse, diversifiée et élaborée : poinçons
souvent entièrement façonnés, longues épingles en os,
sagaies obtenues par rainurage, dont une probable en
ivoire de mammouth, fins bâtonnets d’ivoire et d’os, tubes
en os d’oiseau sciés au silex, etc. (fig. 8).
289
Figure 6. Probable trace d’impact liée à l’utilisation en projectile d’une pointe de Châtelperron d’Arcy-sur-Cure (d’après
Plisson et Schmider, 1990)
À La Grande Roche, à Quinçay (Vienne, fouilles F. Lévêque),
6 dents percées de renard, loup et cervidé proviennent
de niveaux Châtelperroniens (Granger et Lévêque, 1997),
comme il en existe à Arcy-sur-Cure en plus de dents rainurées, et à l’unité (et peut-être intrusives), dans quelques
autres sites.
L’origine du Châtelperronien
On a vu plus haut que les débuts du Châtelperronien étaient
à la fois très mal connus (dépôts archéologiques très rares
ou érodés) et mal datés. Son origine reste donc incertaine,
sur la base de comparaisons industrielles sujettes à caution.
Pourtant, déjà en 1948, D. Peyrony voyait les racines du Châtelperronien dans les industries moustériennes qui le précèdent, et en particulier dans le faciès moustérien dit « de tradition acheuléenne » sous sa forme récente dite « B » ; non
pas pour les bifaces de ce dernier, mais pour d’autres outils
Les Néandertaliens. Biologie et cultures
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Figure 7. Outillage châtelperronien de Quinçay (d’après Airvaux et al., 2005)
J. Pelegrin et M. Soressi — Le Châtelperronien et ses rapports avec le Moustérien
similaires (« prémonitoires » pourrait-on dire) qu’il contient :
pièces à dos rares et de forme assez variable, quelques grattoirs, abondance de denticulés (fig. 9).
Cette proposition, confirmée par les fouilles de F. Bordes au
Pech de l’Azé, en Dordogne (Bordes, 1954-55), reste valable,
d’autant qu’elle a été renforcée par l’analyse des intentions
du débitage de certains ensembles MTA, cette analyse montrant que ce sont les seuls ensembles moustériens connus
qui témoignent de l’intérêt pour des produits allongés et à
dos (fig. 10). Nous trouvons donc des niveaux moustériens
récents (de la fin du Würm ancien, vers 45 000 ans BP) dans
lesquels des pièces à dos sont déjà présentes, mais avec un
débitage laminaire encore inabouti, qualitativement et quantitativement, et avec des panoplies d’outils variables dont
certains vont être privilégiés et adaptés au Châtelperronien.
Figure 8. Outillage en os et parure châtelperroniens de la
grotte du Renne à Arcy-sur-Cure (d’après Baffier, 1999)
De plus, les répartitions géographiques du MTA et du
Châtelperronien se superposent presque parfaitement. Le
sud-est, l’est et le nord de la France ne sont pas occupés
(alors que d’autres Moustériens, comme le Moustérien de
type Quina ou le denticulé, y sont présents), tandis que le
Centre-Ouest et le Sud-Ouest sont au cœur de la répartition spatiale de ces deux industries.
Par ailleurs, de récentes études technologiques ont suggéré que le succès d’une invention et sa généralisation
par adoption (devenant alors une innovation) pourraient
expliquer l’ensemble de la formation de l’industrie lithique du Châtelperronien depuis un « fonds » moustérien.
Cette invention consisterait à fixer, selon un même principe, une petite lame pointue à dos dans un manche pour
s’en servir de couteau, et au bout d’une hampe pour
armer la pointe de sagaies ou de piques.
L’adoption d’une telle innovation rendrait alors bien
compte des particularités du débitage laminaire châtelperronien, dont l’étude technologique a justement montré qu’elles cherchaient en priorité à satisfaire la production de petites lames transformables en pointes de Châtelperron. Elle rendrait aussi bien compte, en cascade, de
la transformation secondaire d’autres types d’outils du
Châtelperronien, confectionnés non plus sur des éclats
produits à partir de nucléus à éclats comme dans le
Moustérien, mais sur des produits de second choix et des
sous-produits du débitage des petites lames à pointes de
Châtelperron.
Le mécanisme ici évoqué n’est qu’une hypothèse. Nous
ne connaissons ou ne percevons que les termes d’un
changement, et pas ses « raisons » intimes qui ne sont
pas directement démontrables. Mais du moins cette
hypothèse est-elle parcimonieuse — elle propose de rendre compte de l’évolution de plusieurs caractères typologiques et technologiques à partir d’une seule cause, d’un
même primum movens — et elle permet également de
poser quelques implications prédictives que de nouveaux
faits pourront satisfaire ou contredire.
L’une de ces implications est le développement de l’emmanchement précédant la généralisation des pointes de
projectiles. Il s’agit de multiplier les études fonctionnelles sur la fin du Moustérien et sur le Châtelperronien
pour tester cette hypothèse par la recherche d’emmanchements et de pointes de projectiles en silex. Une autre
serait que cette innovation aurait pu aussi intéresser
d’autres groupes moustériens que ceux du MTA B dans
laquelle Peyrony voyait sa racine, en témoin de leur
291
Les Néandertaliens. Biologie et cultures
292
Figure 9. Outillage du Moustérien de tradition
acheuléenne de Pech de l’Azé I et de La Rochette
(d’après Soressi, 2002)
« unification évolutive », en un Châtelperronien qui occupe seul l’aube du Würm récent dans une grande partie
de la France — mais dont l’extension géographique reste
cependant assez confinée, suggérant un comportement
relativement « casanier » ou « régionaliste ».
L’hypothèse de l’acculturation
Il y a déjà plus d’une vingtaine d’années, trois arguments
ont été évoqués pour soutenir l’hypothèse d’une acculturation des groupes néandertaliens par des contacts avec
les premiers Aurignaciens, acculturation qui serait responsable du phénomène châtelperronien.
Le premier tenait à l’apparente longue coexistence, dans
le sud-ouest de la France, de Châtelperroniens et d’Aurignaciens, a priori propice à des échanges d’idées techniques et symboliques. On a vu plus haut que cette notion
d’une longue coexistence se basait sur les stratigraphies
de deux sites (Roc de Combe et Le Piage) reconsidérés
récemment comme remaniés, et ce premier argument
n’est plus valable.
Le deuxième argument considérait le débitage laminaire
du Châtelperronien comme un caractère « moderne »,
adopté par influence ou imitation des Aurignaciens, par
des Néandertaliens soupçonnés d’incapacité à le développer de leur propre chef. Déjà, cet argument semblait ignorer que les Néandertaliens du début du Würm ancien (vers
90 000) se sont montrés capables de débiter de véritables
lames, avec mise en forme ajustée du nucléus et facettage
soigneux du plan de frappe. Ensuite, on ne voit guère ce
que le débitage châtelperronien devrait au débitage laminaire aurignacien : il en diffère tant dans l’intention — les
produits finis — que dans les modalités, et en particulier
dans sa technique, la pierre tendre, alors que les Aurignaciens utilisent un percuteur organique (bois de cervidé).
En fait, c’est l’absence de tout métissage ou échange de
caractère entre l’industrie lithique du Châtelperronien et
celle de l’Aurignacien qui se dégage de leur comparaison,
en contradiction avec l’hypothèse de l’acculturation.
Le troisième argument se référait à l’apparition de la parure et d’un travail sophistiqué d’objets en os et en ivoire
dans certains sites châtelperroniens ; en particulier à Arcy,
J. Pelegrin et M. Soressi — Le Châtelperronien et ses rapports avec le Moustérien
et aussi, pour la parure, à Quinçay. Cependant, des études
récentes ont montré qu’il existait des originalités, des différences, entre les pratiques châtelperroniennes et aurignaciennes dans ce domaine également. Reste ainsi, peut-être,
l’idée générale d’un travail des matières osseuses — traditionnellement négligées par les Moustériens, sauf pour de
simples poinçons — et celle, il est vrai capitale, de la notion
de parure. Mais, sur ce dernier point, toute la question est
de savoir si l’apparition de la parure chez les Châtelperroniens ne représente pas le résultat endogène de l’évolution
de leur société, comme le plaident F. D’Errico et J. Zilhao
(D’Errico et al., 1998), plutôt que le résultat d’une acculturation qui, si elle a existé, serait ainsi restée limitée à des
notions générales, peut-être diffusées à longue distance de
proche en proche — en avant-vague des arrivants aurignaciens —, sans nécessiter de « contacts » soutenus ; ce qui
suppose quand même de démontrer que de la parure était
déjà fabriquée quelque part en Europe ou aux marges de
l’Europe avant qu’elle apparaisse dans le Châtelperronien.
Dans cette ligne d’hypothèses de plus en plus ténues, une
autre coïncidence peut paraître troublante : à la même
époque (45 ?-38 000 BP), l’industrie de l’Ahmarien du
sud du Proche-Orient voit aussi le développement de
petites pièces à dos, concurremment au débitage de petites
lames qui leur servent de support. Des pionniers ahmariens,
ou plutôt certains de leurs concepts techniques, de proche
en proche, seraient-ils parvenus jusqu’en Europe occidentale,
avant même les Aurignaciens tels que nous les imaginons ?
Nous entrons là dans la science-fiction. Face à l’éventail
passionnant des « possibles », la vérité oblige à rappeler
que nous ne disposons que de très rares sites et données
sur les plusieurs millénaires en jeu, sans compter l’incertitude et l’imprécision des datations 14C.
Le devenir du Châtelperronien
Le devenir du Châtelperronien est encore plus obscur
que son origine. L’industrie châtelperronienne semble
disparaître peu avant la généralisation de l’occupation
aurignacienne, pendant la grande phase froide steppique
du début du Würm récent, vers 34-32 000 BP — tout au
moins dans le Sud-Ouest ; un doute persiste à Arcy, et
peut-être aussi à Quinçay, quant à une éventuelle perduration du Châtelperronien pendant cette phase froide.
Comment peut ainsi « disparaître » une industrie ? Par
évolution, en se transformant en une industrie différente ;
par délocalisation, si ses auteurs se déplacent ailleurs ; ou
par disparition pure et simple de ses auteurs.
Figure 10. Proportions d’objets allongés et à dos dans différents ensembles moustériens (d’après Soressi, 2005)
293
Les Néandertaliens. Biologie et cultures
294
Il semble que cette dernière réponse soit la seule possible ici. On a déjà mentionné que l’on ne retrouvait pas
de caractères châtelperroniens dans les industries aurignaciennes qui lui font suite (sauf à rapprocher, comme
J.-G. Bordes, l’idée des probables éléments d’armatures à
retouche directe de l’Aurignacien le plus ancien des pointes de Châtelperron, mais l’argument est limité). Quant
à la délocalisation, elle reste ici théorique, car on ne voit
pas où le Châtelperronien se serait déplacé. Ainsi, la disparition de l’industrie châtelperronienne semble bien renvoyer à celle de ses auteurs, et, si l’on retient les données
anthropologiques actuellement disponibles (cf ce volume),
aux causes et aux circonstances du remplacement des
Néandertaliens par les Hommes modernes en Europe.
Certains archéologues ont proposé d’y voir le résultat
d’une compétition, pas forcément brutale, mais dans
laquelle les Néandertaliens auraient ainsi révélé une infériorité, en termes d’accès aux ressources, de coefficient de
natalité, de capacité de socialisation… Cette implication
d’infériorité semble mal assurée, au vu des remarquables
capacités d’adaptation dont ont fait preuve les populations
néandertaliennes, pour s’être maintenues en Europe pendant les centaines de milliers d’années précédentes, au
cours d’oscillations climatiques tout aussi marquées que celles qu’ils ont traversées pendant leurs derniers moments.
Mais une autre hypothèse permet de dépasser cette vision
du problème en termes de compétition et d’infériorité.
Souvenons-nous des nombreux groupes ethniques disparus depuis le xvie siècle : ce sont les virus de la grippe, de
la rougeole et de la variole, apportés par les colons européens, qui sont pour l’essentiel responsables de l’effondrement des Fugéens de Patagonie, de nombreux groupes
d’Indiens des Amériques, de la disparition des Hottentots
et autres Aborigènes de Tasmanie, qu’aucun ethnologue
ne viendrait présenter comme « inférieurs ». Dans Tristes
tropiques (1955), Claude Lévi-Strauss a décrit l’impact
dramatique de telles épidémies sur des petits groupes de
l’Amazonie, encore au début du xxe siècle.
Même s’ils seront très difficiles à prouver, de tels phénomènes épidémiques semblent possibles, et même probables, en conséquence du très long isolement des Néandertaliens dans la péninsule européenne.
J. Pelegrin et M. Soressi — Le Châtelperronien et ses rapports avec le Moustérien
Bibliographie
Airvaux J., Duport L., Lévêque F., Primault J. (2005). L’Homme préhistorique et la pierre, vol. IV. Paris,
Maison de la géologie, 64 p.
Baffier D. (1999). Les derniers Néandertaliens : le Châtelperronien. Paris, Maison des roches, 113
p. (Histoire de la France préhistorique).
Bordes F. (1954-1955), avec une note paléontologique de J. Bouchud. Les gisements du Pech de
l’Azé (Dordogne), I : Le Moustérien de tradition acheuléenne. L’Anthropologie, 58, p. 401-432 et 59,
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Bordes F. (1968). La question périgordienne. In : La Préhistoire : problèmes et tendances. Paris, Éditions du CNRS, p. 59-70. Bordes F. et Labrot J. (1967). La stratigraphie du gisement de Roc de Combe (Lot) et ses implications.
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